70 Musique - septembre 2012 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 28 septembre 2012

Un piano préparé étourdissant dans la boîte


J'ai longtemps rêvé du piano préparé. Lorsque j'étais adolescent, j'avais été fasciné par le disque du Chant du Monde enregistré par François Tusques avant de découvrir les Sonates et interludes de John Cage dans la collection économique d'Harmonia Mundi, ou encore Henry Cowell, son initiateur. Il m'est arrivé de frapper la harpe d'un piano désossé, mais c'est seulement très tard que j'eus l'immense plaisir de jouer avec la pianiste Ève Risser ou de me laisser emballer par Benoît Delbecq, deux inimitables maîtres du piano préparé, qui risquent tout de même de craquer en entendant ma nouvelle acquisition.

Une tuerie ! C'est le mot. Le nouvel instrument virtuel développé par UVI et l'IRCAM m'a tué. Je me suis escrimé comme un fou sur mon nouveau clavier 88 touches pour tester le renversant piano préparé enregistré à partir d'un Yamaha C7. On peut affecter chacun des 45 modes de préparation indépendamment à chaque corde ; mieux, on peut placer vis, gommes, pièces de monnaie, pinces à linge, baguettes, sourdines, simultanément dans les parties haute et basse des cordes. D'aucuns objecteront que cela ne vaut pas un vrai piano préparé. C'est vrai et c'est faux. Comme avec n'importe quel instrument réel ou virtuel tout dépend de ce que l'on en fait. Et l'on ne fera pas avec l'un ce que l'on peut réaliser avec l'autre. Mais c'est réciproque. Comment un pianiste pourrait-il jouer de l'archet, de l'EBow (un archet électronique qui met les cordes en vibration par effet magnétique), du bottleneck avec la même dextérité qu'il frappe sur les touches ou gratte les cordes dans le cadre du piano ? L'IRCAM Prepared Piano est un nouvel instrument qui s'ajoutera à la palette infinie des timbres offerts par l'électronique et l'informatique. Le multi-échantillonnage donne une vie incroyable à l'instrument, magnifié par la SparkVerb™, une réverbération toute nouvelle, merveilleusement adaptée. On pourra faire vibrer les cordes avec une mailloche, un plectre, un archet ou l'EBow, on pourra régler les deux effets pour chaque note en hauteur et en intensité, choisir le son des micros Schoeps ou DPA, travailler la tonalité ou les enveloppes, ou profiter de toutes les ressources de la UVI Workstation comme l'arpégiateur et les dizaines d'effets déments applicables à tous les logiciels supportant ce format tels les instruments solo de l'Ircam ou les jouets musicaux précédemment publiés.

J'adore me laisser surprendre par les sonorités inouïes qui jaillissent de chaque touche de mon clavier. Le piano se transforme alors en orchestre de percussion, gamelan occidental aux possibilités infinies. Je suis dans les cordes. K.O. technique. Le gong a sonné. Il est tard. Je vais me coucher.

vendredi 21 septembre 2012

Power Symphony


En appelant Power Symphony la musique du Prix Pictet que je composai pour sa présentation au Théâtre antique à l'occasion des Rencontres d'Arles de la Photographie je m'étais évidemment inspiré du thème de l'année, Power, la puissance, mais je n'avais pas remarqué le nom du cargo échoué à Fukushima et photographié par Philippe Chancel !

Le gagnant du Prix Pictet n'étant révélé par son président d'honneur, Kofi Annan, que le 9 octobre prochain, à l'occasion du vernissage de l'exposition qui se tiendra du 10 au 28 octobre 2012 à la Saatchi Gallery de Londres, je ne peux que voter virtuellement pour cette photo qui ferait une très belle couverture à ma propre petite symphonie. Un prêté pour un rendu !

L'exercice était périlleux. La série d'images de chacun/e des douze photographes devait durer exactement une minute pour n'en favoriser aucun/e. Chaque mouvement devait présenter au mieux leur travail, dans toute leur diversité, mais je désirais que l'ensemble fasse œuvre d'un point de vue musical avant qu'Olivier Koechlin ne finalise le montage du spectacle.

Le sujet se prêtait évidemment aux effusions dramatiques, surtout après avoir admiré la déforestation en Oregon par Robert Adams en 1999 (Turning Back), l'océan d'hydrocarbures par Daniel Beltrà en 2010 (Spill), les jeunes des quartiers par Mohamed Bourouissa en 2006 (Périphérique), les ravages du tsunami à Tohoku par Philippe Chancel en 2011 (Fukushima: The Irresistible Power of Nature), la prison de Guantanamo par Edmund Clark en 2009 (Guantanamo: If the Light Goes Out), différentes vues des côtes par Carl De Keyzer en 2009-2011 (Moments Before the Flood), la folie des hommes par Luc Delahaye en 2008-2011, les traces de Tchernobyl par Rena Effendi en 2010 (Still Life in the Zone), bureaux et salles à manger vides dans le monde arabe par Jacqueline Hassink (Arab Domains), les manœuvres de l'armée américaine en Californie par An-My Lê en 2003-2004 (29 Palms), les membres siégeant à l'ONU par Joel Sternfled en 2005 (When It Changed), la violence au Congo-Kinshasa par Guy Tillim en 1997-2006 (Congo Democratic).

Toute la musique fut ainsi jouée en temps réel, le plus souvent un mouvement après l'autre, sur un clavier échantillonneur façon deus ex machina. Douze fois une minute dans l'ordre alphabétique, le genre de commande qui justifie de composer une musique originale plutôt que de tenter vainement de trouver un ou plusieurs morceaux existants qui conviennent. Les lauréats ayant tous traité le sujet de manière plutôt sombre, j'avais annoncé la couleur pour avoir le feu vert de mes interlocuteurs : "dramatique et symphonique !"



Lancé en 2008, sous l'impulsion de Pictet et en collaboration avec le Financial Times, ce prix est le premier au monde dédié à la photographie et au développement durable. Quant à ma petite symphonie, créée en public le 4 juillet 2012, on peut l'écouter ou la télécharger à cette adresse sur le site drame.org parmi les 92 heures d'inédits mis en ligne gratuitement !

Ou ici dans son intégralité (12'08) :

mercredi 12 septembre 2012

L'arbalète


Comme Nicolas Clauss rassemble des images fixes et mobiles pour La machine à rêves de Leonardo da Vinci que nous concoctons pour iPad je lui envoie des photographies d'instruments de musique construits par Bernard Vitet, inventeur plus proche de nous que Léonard. Ici l'arbalète en laiton et plexiglas réalisée par Bernard avec Raoul de Pesters, sorte de violon alto électrique avec manche à sillets, mais on peut le remplacer par un manche plus traditionnel dont la place a été prévue dans la boîte vernissée ! La majeure partie de la musique interactive que je compose là est pour cordes, pincées ou frottées. À cet effet Vincent Segal est venu hier au studio avec son violoncelle.
Sacha Gattino m'avait indiqué un lien précieux vers un site espagnol où sont présentés les instruments de musique inventés par le génial touche-à-tout : orgue de papier, flûtes à glissando, flûte-tambour, percussion à roulements automatiques, crécelle à anches, etc. Leonardo aurait ainsi préfiguré le séquenceur, outil informatique dont je me servirai dans la troisième partie de l'œuvre, après le hochet de l'introduction et le mixage de surfaces de la seconde...
Par souci d'originalité ou peut-être crainte de comparaison je n'ai presque toujours joué que d'instruments rares ou construits à mon intention, qu'ils soient électroniques ou acoustiques. La trompette à anche de Vitet est ainsi devenue l'un de mes préférés avec les flûtes en plexiglas. Côté synthèse, fabriquer mes propres sons a longtemps été l'une de mes priorités, mais j'ai de moins en moins de temps de m'y consacrer, préférant me pencher sur la composition. Il faut environ une journée pour mettre au point un son, un programme qui pourra servir ensuite pendant de nombreuses années dans divers contextes. Ce n'est pas seulement le timbre dont il est question, mais la manière d'en jouer, aussi un son électronique est-il le plus souvent un instrument à part entière. Ceux que j'utilise actuellement ont le mérite de se passer de clavier et sont donc plus légers à transporter !


Il n'empêche qu'appréhender un instrument dont j'ignore tout me procure chaque fois une émotion sans pareil. Quant à Vincent, j'ai été sidéré par sa maîtrise de l'arbalète alors qu'il ne l'avait tenue qu'une fois entre les mains. Sa sonorité cinglante rééquilibre la composition interactive pour quatuor à cordes qui aurait été trop grave avec quatre violoncelles et je vais pouvoir l'intégrer au dernier mouvement, le plus contemporain des trois.

jeudi 6 septembre 2012

Douche à la Volvic, petit-déj à la cabrette


À Riom, en Auvergne, la Volvic coule au robinet. Sa rondeur et son petit goût sucré sont délicieux. Après une bonne douche de la même eau et un petit-déjeuner rapide, André Ricros sort sa cabrette pour une mise en jambes avant que nous décollions. Il commence à la pétéïrole, son instrument principal, et termine avec le son énorme d'une cabrette qui appartennait au célèbre Bouscatel. En se repassant en boucle les films muets du maître il a fini par comprendre ses doigtés, mouvements francs et amples qui donnent tout son swing à la cornemuse auvergnate.
Cela faisait dix ans que je n'avais pas vu mon camarade, depuis nos élucubrations sur la collection de disques Zéro de Conduite et le label Silex pour lesquels j'avais réalisé Crasse-Tignasse pour les enfants, la réédition du K avec Richard Bohringer qui nous avait valu une nomination aux Victoires de la Musique, le CD sur les musiques du front au Haut-Karabagh et celui de l'exposition-spectacle Il était une fois la fête foraine. Le projet de trio avec Fred Frith n'a jamais vu le jour, mais nous envisageons d'improviser avec d'autres musiciens, ce qui me ravirait car j'adore le jeu d'André, lyrique et dansant, sons parfois destroy et rock 'n roll que j'imagine se mariant remarquablement avec ma propre façon de jouer sur mes outils électroniques en temps réel.
La veille, André, conteur né, nous a offert un avant-goût de l'énorme livre qu'il vient de terminer et qui sera bientôt édité, une somme extraordinaire de plus de 400 pages copieusement illustrées sur la cabrette. Il nous raconte comment sont nés les bals-musette sous la direction des plus fins cabrettistes et comment la Guerre de 14 mit fin à leurs exploits, un thriller à la Casque d'or ! Au sein de L'Auvergne Imaginée, il joue et chante régulièrement avec Alain Gibert déjà présent sur l'extraordinaire CD cosigné avec Louis Sclavis, Le partage des eaux...

mardi 4 septembre 2012

Folk & renouveau, une balade anglo-saxonne


Philippe Robert et Bruno Meillier signent un livre inattendu lorsque l'on connaît leur goût pour les musiques innovatrices. Leur étude sur le folk et ses déclinaisons actuelles, souvent empreintes de rock, est tout à fait cohérente grâce à leur ouverture d'esprit et leurs choix éclectiques.
Musicien (Etron Fou Leloublan, Les I, Bruniferd, Zero Pop, etc.), organisateur du festival Musiques Innovatrices à Saint-Étienne, Bruno Meillier est également label manager de Okhêstra International, distributeur en France de tout ce qui se fait d'original en matière discographique. Leur locomotive est le célèbre Tzadik dirigé par John Zorn, mais ils s'occupent de plus d'une centaine de labels tels Ambiances Magnétiques, BVAAST, Cuneiform, FMP, GRRR, In Situ, Intakt, Knitting Factory, Nûba, Potlatch, Trace, Umlaut, Victo, etc.
Le journaliste Philippe Robert a collaboré aux Inrockuptibles, à Vibrations, Jazz Magazine, Guitare & Claviers et signé sept ouvrages sur la musique aux éditions Le mot et le reste dont ce remarquable Folk et renouveau, une balade anglo-saxonne.
Après un survol historique des différents courants, les auteurs ont choisi environ 150 albums pour illustrer leur propos.
Les folksongs et la musique traditionnelle anglo-saxonne n'ont jamais été ma tasse de thé, mais il n'existe aucun genre qui ne mérite qu'on s'y attache pour peu que l'on soit correctement guidé ! Le moindre rejet musical n'est qu'affaire de psychanalyse, les histoires familiales orientant fondamentalement nos goûts. Face à l'excellence on se laissera surprendre et emporter.
Traçant ma route parmi cette somme fortement argumentée j'ai pu ainsi retrouver des émotions oubliées en écoutant les albums évoqués qui avaient marqué ma jeunesse ou en faisant de nombreuses découvertes puisque le panorama débute en 1927 avec la célèbre Anthologie de la musique folk américaine publiée par Harry Smith et se développe jusqu'à aujourd'hui. Le folk s'est toujours coloré de maintes influences en se mariant, par exemple, avec l'énergie électrique du rock ou la liberté du jazz et de l'improvisation. Pendant ces 90 ans la critique sociale et politique y a rivalisé avec les élucubrations délivrées par l'alcool et les psychotropes.
Par affinité j'ai laissé tomber les classiques Peter Seeger, Woody Guthrie ou Bob Dylan, pour profiter de la voix envoûtante de Sandy Denny avec Fairport Convention ou Fotheringay, des envolées psychédéliques de Crosby Stills Nash & Young, des Byrds ou Buffalo Springfield. Mais j'ai surtout fait des découvertes en me plongeant dans Alasdair Roberts, Comus, Espers, Roy Harper, Pearls Before Swine, Peter Walker, R.E.M., The Holy Modal Rounders qui m'avaient échappé ou en dévorant coup sur coup treize albums de l'Incredible String Band qui m'avait tant plu à l'adolescence pour leur inventivité débridée et leur naturel décomplexé.
Si Folk et renouveau est bien une balade, c'est aussi une mine, un territoire gigantesque dont Robert et Meillier ont dressé la carte en s'en faisant les passeurs pour quiconque souhaite s'ouvrir sans cesse à de nouveaux paysages et se laisser porter par de sublimes ballades.