70 Musique - juin 2013 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 24 juin 2013

Carmen aux Nuits de Fourvière


Ils sont fous ces Romains ! L'Orchestra di Piazza Vittorio sous la houlette de Mario Tronco et Leandro Piccioni présente une adaptation cosmopolite incroyable de l'opéra Carmen, composé par notre compatriote Georges Bizet, aux Nuits de Fourvière à Lyon jusqu'à mercredi. Le vent de nord-ouest qui soufflait sur l'Amphithéâtre Antique empêcha la troupe de déployer le rideau de scène qui devait jouer un rôle important dans la scénographie, mais les danseurs du Rajasthan de la Formation Dhoad et des Roumains de Romafest, les artistes de l'Orchestre Symphonique et du Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire joints à l'orchestre international de la Piazza Vittorio nous firent oublier la plus belle pleine lune de ces prochaines années. Elle était déjà loin quand Micaëla entama l'inattendu finale avec The Man I Love et que venaient saluer la soixantaine de protagonistes qui nous avaient enchantés par cette relecture dont les latitudes avec la tradition furent aussi nombreuses que les surprises de ce collage baroque explosif.
La fantaisie provocatrice de l'œuvre se prête merveilleusement aux libertés prises par Tronco. Entendre le duo de Don José et Escamillo chanté en indien par Sanjay Khan et en arabe par Houcine Ataa, les orchestrations où se mêlent le cymbalum et le violon roumains, les percussions indiennes, un synthétiseur, du oud, du djembe ou des cordes symphoniques tient de la route tzigane et du miracle que toute musique suggère. Si l'Italienne Cristina Zavalloni incarne une Carmen d'une énergie extraordinaire, la petite Micaëla qui justifia mon déplacement puisqu'interprétée par ma fille Elsa Birgé rappelle l'influence considérable de Bizet sur les comédies musicales de Jacques Demy et Michel Legrand. Leurs jeux sont aussi contrastés, Carmen quasiment expressionniste et Micaëla rappelant Lilian Gish dans un film de Griffith. En adaptant l'opéra Tronco fait de cette enfant pure la gagnante de ce drame de la violence faite aux femmes. Il confie aussi aux chœurs le rôle du chœur antique qui commente l'action et prodigue ses conseils depuis un Olympe perché sur échafaudage. Comme c'est devenu la coutume le texte du livret auquel Serge Valletti a prêté son concours s'affiche projeté de part et d'autre de la scène. Les airs de Bizet sont si mondialement célèbres qu'ils se prêtent à toutes les facéties, Bollywood croise le raga, la techno soutient le bel canto, les percussions corporelles hongroises rythment la danse, le chant diphonique vient se joindre à l'époustouflant melting pot rappelant l'universalité de la musique et des différentes formes que prend l'amour pour nous perdre ou nous sauver.



Vidéo de Ugo Nicolas.

P.S.: si vous ratez les représentations lyonnaises, Carmen est repris du 17 au 19 octobre à l'Opéra-Théâtre de Saint-Étienne qui a coproduit le spectacle avec les Nuits de Fourvière.

lundi 17 juin 2013

Violeta et El Sistema, la liberté par la musique


Violeta Parra était la fille d'un prof alcoolique et d'une paysanne Mapuche. Artiste totalement autodidacte, elle hérita de la guitare de son père et de la couture de sa mère pour devenir l'ambassadrice culturelle de son pays en réinventant la musique folk chilienne après avoir pratiqué le collectage auprès des anciens. Partie en Europe avec ses enfants Isabel et Angel, elle chantera ses odes à la vie, exposera ses tapisseries à Paris au Pavillon de Marsan et ses tableaux au Musée des Arts Décoratifs. Gracias a la vida fut d'ailleurs repris par Joan Baez, U2, Colette Magny, Maria Farandouri et tant d'autres... Ses origines extrêmement modestes lui firent prendre tôt conscience de la lutte des classes, mais sa fragilité sentimentale la poussa au suicide en 1967 lorsqu'elle atteint cinquante ans. En filmant le biopic Violeta se fue a los cielos avec la remarquable Francesca Gavilan dans le rôle de Violeta, le réalisateur Andrés Wood montre son désir de partager son art malgré l'adversité, mais aussi son intransigeance qui la pousse à la rupture. Le montage confond sans cesse les époques de sa vie pour justifier ses mouvements impulsifs, tant créatifs que destructeurs. À un journaliste qui lui demande quel conseil donner aux jeunes artistes, elle répond "écrire comme ils le sentent, utiliser leurs propres rythmes, essayer plusieurs instruments et détruire la métrique, crier au lieu de chanter, souffler la guitare et gratter la trompette, haïr les maths et viser le chaos." (DVD Blaq out, sortie le 2 juillet)

Ce ne sont pas tout à fait les mêmes conseils que prodigue José Antonio Abreu aux enfants issus des milieux socio-économiques vénézuéliens défavorisés. En 1975, l'économiste et musicien fonde El Sistema, un réseau national d'orchestres d'enfants voué à la musique classique qui donnera naissance à 125 orchestres pour la jeunesse et 30 orchestres symphoniques au travers de son pays. Plus de 300 000 enfants y fréquentent aujourd'hui ses écoles de musique plutôt que traîner dans la rue en butte à la délinquance et à la criminalité. Le programme en espère un million d'ici dix ans. Aux fusillades inter-gangs répondent les archets, les bois, les cuivres er les percussions. Ce n'est pas un hasard si El Sistema naquit au Venezuela et Hugo Chávez le favorisa évidemment considérablement pendant son mandat présidentiel. L'initiation commence dès deux ans avec l'orchestre de papier où les gamins apprennent les mouvements sur du carton-pâte, ils chantent aussi, mais très vite se retrouvent avec de véritables instruments entre les mains, apprenant d'abord à "vivre la musique, ensuite la technique vient toute seule." Le progrès social dont bénéficie toute cette jeunesse lui donne une énergie incroyable, révélant des interprétations quasi instinctives où la joie explose à chaque mesure. L'Orchestre symphonique des jeunes Simón Bolívar dirigé par Gustavo Dudamel swingue comme le meilleur des big bands de jazz. Paul Smaczny et Maria Stodtmeier ont su filmer cette aventure exceptionnelle conférant au Venezuela un statut de puissance mondiale dont le pouvoir est celui de la sensibilité, la musique favorisant la solidarité et le travail d'équipe. Tous ne deviendront pas musiciens, mais ils échapperont à la misère pour avoir eu accès au savoir (DVD EuroArts)

Dans des registres très différents, les deux films montrent comment la musique peut participer à combattre la pauvreté, pas seulement économique et sociale, mais aussi celle de l'esprit, car l'intolérance et la barbarie naissent toujours de l'inculture.

vendredi 14 juin 2013

L'arbitraire en musique


Il existe des milliers de manières de composer la musique d'un film, mais aucune ne peut être arbitraire. En analysant le sujet, son contexte et les intentions du réalisateur, la réponse s'écrit d'elle-même. Entendre que la page blanche n'existe pas et que les solutions découlent de l'analyse attentive de ce qui est exprimé, suggéré ou refoulé... Trop nombreux cinéastes prennent hélas les spectateurs pour des demeurés en réclamant que l'on appuie les effets. Et le compositeur de surligner au marqueur fluo telle scène sentimentale ou la poursuite impitoyable ! Il m'a toujours semblé préférable de jouer la complémentarité plutôt que l'illustration mécaniste. Et déjà pointe la question préalable à savoir la nécessité ou pas de recourir à la musique dans un film ? S'interroger sur son propos c'est prendre l'affaire par le bon bout, renvoyant le conteur à zéro, d'autant qu'en la matière les habitudes ne peuvent être autrement que mauvaises. Déceler la spécificité de l'œuvre en cours exige d'abord que l'on pose pas mal de questions à son auteur. Aux substantifs, adjectifs et verbes révélés on opposera les siens pour composer une nouvelle syntaxe, propre à chaque aventure. Car l'intérêt de travailler sur des œuvres qui ne sont pas exclusivement les nôtres consiste à se surprendre en abordant des rivages insoupçonnés. Les querelles d'ego sont déplacées lorsqu'il s'agit de rendre l'objet rêvé le plus crédible possible. Et chacun d'y mettre du sien.

Combien de fois ai-je écrit que toute musique fonctionne avec n'importe quel film, mais le sens varie d'une association à une autre ! Jouant d'un médium sans paroles le musicien influe généralement sur les émotions, quitte à en rajouter une couche, mais sa responsabilité est justement la maîtrise du sens. Raison pour laquelle la place même de la musique, à savoir son apparition magique tombant de je ne sais quel ciel mystique, est primordiale. D'où mon attirance possible pour celle qui se présente in situ, jouée par des musiciens à l'image ou quelque machine reproductrice... Passé ce cas de figure qu'affectait par exemple Jean Renoir, il m'est très tôt apparu que la musique ne pouvait se concevoir coupée du reste de la bande-son. La partition sonore englobe les voix, les bruits, les ambiances et la musique s'il y a lieu d'être. Que l'on vive en ville ou à la campagne, nous sommes quasiment interdits de silence. On appellera donc nos moments de calme, pauses ou respirations...

Si j'évoque la musique de film, c'est que j'ai travaillé tous ces jours-ci à commenter des images dans des champs extrêmement variés, soit le film de Françoise Romand sur Ella & Pitr intitulé Le baiser d'encre, plusieurs montages photographiques pour les Rencontres d'Arles, un parcours en autocar à travers la Camargue, l'interface du Jeu de la vie et le design sonore de l'exposition Le gameplay s'exhibe avec cette fois Sacha Gattino pour la Cité des Sciences, le live avec Jacques Perconte, etc. Mais j'aurais pu tout aussi bien traiter de n'importe quel art appliqué avec la même approche. Que la musique participe à un autre projet que cinématographique, ou qu'un graphiste, un écrivain ou un scénographe collabore à une œuvre impliquant différents créateurs, les question sont identiques : comment puis-je être utile à l'entreprise collective et quelle méthode employer pour la servir au mieux ?

mardi 11 juin 2013

Dépaysages Côté Court


Voilà, la musique jouée avec Vincent Segal au violoncelle et Antonin-Tri Hoang au sax alto et à la clarinette basse, dimanche au Ciné 104 de Pantin à l'occasion du Focus Jacques Perconte dans le cadre du festival Côté Court, est en ligne, comme les 47 autres albums GRRR inédits, en écoute et téléchargements gratuits ! Comme j'avais posé le petit Nagra par terre sous la table, le mixage est un peu déséquilibré en faveur des anches, mais cela n'empêche pas de prendre du plaisir à l'écoute de ces quarante minutes de composition instantanée... Pour la première fois Jacques Perconte manipulait ses images depuis son iPhone, sans aucun fil à la patte, et l'écran large réfléchissait ses somptueuses couleurs en haute définition et format 2.39. Sur Facebook Bidhan Jacobs a publié 11 instantanés photographiques du spectacle...


Nous ne nous étions donnés aucune consigne musicale, faisant confiance à notre enthousiasme à nous retrouver ensemble pour ce nouveau Dépaysages. Qu'est-ce que l'improvisation si ce n'est réduire au minimum le temps entre la composition et l'interprétation ? Le mot "improvisation" laisse parfois croire à quelque création spontanée alors que c'est le fruit de tant d'années de pratique, pas seulement musicale ! Très préoccupé par l'architecture de la musique, j'ai ainsi toujours préféré le terme de "composition instantanée". C'est la raison pour laquelle nous avions nommé notre collectif historique Un Drame Musical Instantané, la notion de drame faisant référence à l'art dramatique et non à quelque lugubre dessein !
L'improvisation n'est pas non plus un genre musical, même si trop souvent les réflexes ou des règles absurdes finissent par créer de nouvelles lois qui figent la composition instantanée dans des formes tragiquement prévisibles. Le choix de mes partenaires de jeu n'est dicté que par le désir d'être surpris, ils possèdent une culture musicale et extra-musicale qui les laisse libres de citer des influences les plus variées, comme dimanche l'opéra Didon et Énée d'Henry Purcell !
En première partie, Jacques Perconte projetait plusieurs courts-métrages dont Árvore Da Vida (L'arbre de vie) dont j'ai composé la musique pour orchestre à cordes, et je me rendais compte comment j'avais été influencé par les cinéastes Alfred Hitchcock et Michael Snow. Le premier prétendait filmer les scènes de sexe comme des scènes de crime et réciproquement, le second laissait imaginer la mort hors-champ pendant le long zoom de Wavelength. Face à ce qui pouvait sembler de prime abord immuable j'ai cherché à structurer le film par la partition, et pour cela j'ai dû interroger les différentes composantes de l'image, supposer les intentions de l'auteur, choisir une instrumentation cohérente. Nous n'avons pas procédé autrement dimanche, même si nous étions dans l'urgence. Écoutez !

lundi 3 juin 2013

Muziq revient sur les pas de la pop


Il y a des revues que l'on jette aussitôt lues, d'autres vers lesquelles on revient des décennies après leur parution. Le nouveau Muziq pourrait aller rejoindre Musique en Jeu, L'autre journal, Les Cahiers du Cinéma (d'antan), L'art vivant ou L'enragé sur mes étagères. Le n°1 de cette seconde série (réincarnation du magazine auquel j'avais participé de 2004 à 2009) est publiée par Le Castor Astral sous la forme d'un bookzine vendu en librairies, 160 pages d'articles relatant et commémorant l'histoire de la musique pop(ulaire), du rock en jazz en passant par le funk et la soul. La patrouille de chroniqueurs dirigée par Frédéric Goaty et Christophe Geudin fait jouer mémoire et érudition sur les phénomènes musicaux qui ont agité la seconde moitié du XXe siècle. L'amour des disques y est partout chanté et les retours sur le passé nous font découvrir maints recoins oubliés dès lors que l'on s'intéresse au sujet, qu'il fut vécu ou qu'il soit fantasmé.
Ce premier numéro rassemble un hommage au disparu Jef Lee Johnson ou au guitariste Neal Schon, la seconde carrière de Gene Clark après les Byrds, les chansons méconnues de Paul McCartney, l'association impossible de Sly & Robbie avec James Brown, 32 pages sur Neil Young, un décorticage de l'album Spectrum de Billy Cobham, une fenêtre sur l'acid jazz, des entretiens avec Sixto Rodriguez et Bobby Womack, le souvenir de concerts mémorables des Rolling Stones, Gong, The Who et Weather Report, etc. Le test en aveugle de Jules-Édouard Moustic et la rubrique "Mes disques et moi" proposée à Alain de Greef laissent soupçonner quelques sympathies avec Canal +. Guy Darol termine en signant un remarquable article sur les influences subies par Frank Zappa. En commentaire de cette étude très complète j'ajoute Don Cherry et Roland Kirk à la liste des jazzmen ayant joué avec le compositeur et je rappelle qu'il fit miroiter à Pierre Boulez l'achat d'une 4X, machine développée par l'Ircam, pour le convaincre de jouer sa musique qu'en retour le chef d'orchestre massacra à tel point que Zappa refusait d'aller saluer la salle. Marché de dupes pour l'un et l'autre puisque le choix se porta sur un Synclavier !
Muziq est résolument tourné vers le passé, glorieux s'il en fut. La revue qui abordera l'avenir reste à inventer. Miroir de la quantité de revivals qui hantent les artistes et de la nostalgie d'une jeunesse qui n'a pas vécu l'âge d'or, les journalistes reviennent sur leurs amours d'adolescent. Nous manquons hélas terriblement de visionnaires tant et si bien que les démarches personnelles authentiques ont de plus en plus de mal à sortir de l'ombre. Le marketing et les replis communautaires isolent plus que jamais les outsiders, rebelles indispensables à la régénération de notre univers. The present-day composer refuses to die, ressassait Zappa sur ses pochettes en citant Edgard Varèse. Le compositeur d'aujourd'hui refuse de mourir !