70 Musique - mars 2014 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 31 mars 2014

La vie de chien de Moondog


Si j'avais acheté à sa sortie en 1969 l'album qui l'a révélé au grand public j'ignorais presque tout de la vie de Louis Thomas Harlin dit Moondog dit The Bridge dit le Viking de la 6ème Avenue dit le clochard céleste... Avec Young Dynamite je lui avais rendu hommage en participant à la compilation de 2005 que lui avait consacrée Trace Label, évoquant l'explosion du bâton de dynamite qui l'avait rendu aveugle à 16 ans. L'année dernière Sylvain Rifflet proposait à son tour un spectacle fabuleux autour de sa musique, convoquant entre autres un chœur d'une quarantaine d'enfants. J'avais écouté la discographie de Moondog quasi intégrale, soit une vingtaine d'albums sans compter les interprétations diverses de Janis Joplin au Kronos Quartet en passant par sa collaboration avec Julie Andrews, étudiant les influences de Bach, Stravinsky ou Charlie Parker, mais le personnage lui-même restait un mystère. Commencée dans le métro, j'ai terminé d'une traite son incroyable biographie qu'Amaury Cornut vient de publier aux éditions Le Mot et le Reste. Le site de ce fan dévoué est d'ailleurs une mine pour quiconque s'intéresse au compositeur que beaucoup considèrent à son corps défendant comme le premier minimaliste, ayant influencé Terry Riley, Steve Reich, Philip Glass et tant d'autres. On peut y entendre les instruments à cordes et à percussion qu'il inventa tels les dents du dragon, le Hüs, le Oo, le trimba et le Uni !
La vie de Moondog est une tragédie au cours de laquelle l'homme vivra longtemps dans la rue, coupé de sa famille, des femmes qu'il a aimées et de ses filles, vagabond errant bénéficiant ça et là du soutien d'un admirateur qui le sauvera plus d'une fois de la mélancolie, se raccrochant chaque fois à la musique. Il ne serait pas étonnant qu'apparaisse un de ces jours un biopic mettant en scène la poésie de cette solitude qui contraste tant avec l'excitation irrépressible que produisent ses rythmes en 5/4, 5/2, 7/2, 5/8, 9/8 avec la maraca ou la grosse caisse symphonique au cœur battant. De même on découvrira probablement des pièces inédites dans les temps à venir, mais la musique de Moondog est encore mal connue, seules quelques pièces comme Bird's Lament traversant l'obscurité qui l'entoure. Inventeur d'instruments comme Harry Partch, intégrant du field recording (reportage en extérieur) dès 1956, retrouvant dans l'écriture le précieux swing des jazzmen, s'appuyant sur la musique des Indiens d'Amérique, développant le contrepoint que l'atonalité a dissous dans une nouvelle harmonie, adepte du recyclage en faisant du neuf avec du vieux, s'emparant du re-recording pour enregistrer lui-même des dizaines de pistes, composant des madrigaux ou improvisant, Moondog restera un compositeur inclassable, à la fois simple et complexe, que les générations futures découvriront malgré ou grâce aux modes qui se succèdent et s'épuisent les unes après les autres. La dernière partie du livre d'Amaury Cornut suit la chronologie des disques parus, nous permettant ainsi de relire son histoire à la lumière de la musique, comme si nous comprenions le braille.

vendredi 21 mars 2014

Remarques faites (ou subies) la tête en bas


Si le Festival Sidération organisé par le Centre National d'Études Spatiales commence aujourd'hui, dimanche sera pour moi une longue et passionnante journée. J'irai voter avant de rejoindre l'écrivain Pierre Senges qui racontera son vol parabolique à bord de l'Airbus Zéro-G lors de la troisième et dernière journée du festival. Nous y interpréterons ensemble Remarques faites (ou subies) la tête en bas. Clavier, Tenori-on, trompette à anche, flûte basse, bendir à billes seront mes instruments. En avant-goût voici quelques notes que l'écrivain rédigea après sa résidence en impesanteur :

« 1. L'impesanteur s'exerce de partout à la fois (pas seulement verticalement des pieds à la tête).
2. Le primo volant se concentre au moment de sa première fois au risque d'échapper à ses propres sensations.

3. En vol, il se demande s'il vaut mieux accorder la préséance aux sensations ou à la réflexion – cette question fait partie de la deuxième catégorie.
4. L'impesanteur ne ressemble pas à ce que l'on peut en dire : ça n'empêche personne de vouloir témoigner après coup de son expérience à ceux qui sont restés à terre.
5. L'impesanteur est une anomalie, mais comme elle advient, elle est envisageable, donc plausible : à l'émerveillement s'ajoute un étrange sentiment de normalité.
6. Il est surprenant de flotter – plus surprenant encore, trois secondes avant l'injection, de se savoir sur le point de flotter.
7. Devient-on dépendant à l'impesanteur ? Oui si on en juge par les débutants, non si on en juge par les vétérans.
8. Le livre intitulé Essais fragiles d'aplomb, qui a subi lui aussi la mise en scène de l'impesanteur au cours des trente et une paraboles, est un éloge de la chute des corps : à ce titre, il accueille avec enthousiasme la définition donnée au cours d'une conférence préparatoire : être en apesanteur = être en chute libre.
9. Si être en apesanteur c'est être en chute libre, est-ce que se mouvoir c'est être immobile ?
10. Il ne restait plus qu'une combinaison xl, trop grande pour moi : l'avantage est d'avoir déjà le sentiment de flotter dans mes vêtements. »

J'espère que Pierre Senges de retour de Montréal atterrira à l'heure, car nous jouons à 16h30, juste après Grand magasin, le Festival (CNES, 2 place Saint-Quentin 75001 Paris / Métro-RER : Châtelet-Les Halles, sortie Place Carrée - Porte Pont Neuf) se terminant à 18h. J'aurai juste le temps de rentrer pour savoir si la liste de Bagnolet Avenir 2014 a bien remporté le premier tour. Nous avons œuvré pour nous débarrasser du maire actuel qui est une catastrophe pour notre ville et nous souhaitons empêcher le Parti Socialiste de mettre la main sur une des dernières villes communistes de l'ancienne banlieue rouge ! Le soir-même Françoise s'envole pour le Chili où elle présentera son dernier film, Baiser d'encre, au Festival de Santiago avec ses deux héros, Ella et Pitr, miraculeusement en résidence là-bas pour trois mois.

vendredi 14 mars 2014

Un drame musical instantané, le retour


Ça y est, c'est officiel. Un drame musical instantané se reformera d'ici la fin de l'année ! Il manquera évidemment Bernard Vitet disparu le 3 juillet dernier, mais Francis Gorgé et Hélène Sage me rejoindront pour un concert exceptionnel au Studio Berthelot lors de la Semaine du Bizarre. Référence historique, la salle montreuilloise accueillit plusieurs créations du grand orchestre du Drame et en petite formation dans les années 80. Notre trio en profitera pour inviter quelques camarades pour qui le Drame a "conté" dans leur vie. Il y aura des chansons et des compositions instantanées, des instruments étranges et comme toujours une mise en ondes théâtrale dansant d'un pied sur l'autre, entre réel et imaginaire, mélange d'acoustique et d'électronique, un espace de création où sont conviés tous les possibles. De quoi en voir de toutes les couleurs !

mercredi 12 mars 2014

Birgé-Risser-Mienniel tirent les cartes


La presse spécialisée n'en parlera pas, car les journalistes des magazines papier de jazz et assimilés boycottent les albums qui sortent seulement sur Internet. À la traîne, ils y viendront pourtant forcément (s'ils ne disparaissent pas avant, faute de lecteurs plus au top de ce qui se fait aujourd'hui) alors qu'ils devraient être à l'affût du moindre mouvement de ce qui se trame artistiquement, économiquement, politiquement.
L'an passé GRRR avait produit 11 albums, tous gratuits en écoute et téléchargement sur le site drame.org. Game Bling est le premier à être mis en ligne en 2014 et le 77ème du label GRRR depuis 1975, en comptant vinyles et CD.
Pour fêter le printemps qui s'annonce, la pianiste Ève Risser et le flûtiste Joce Mienniel me rejoignent dans le studio où nous enregistrons 15 improvisations dans la plus grande liberté. La seule contrainte nous est offerte par le jeu de cartes Oblique Strategies conçu par Brian Eno et Peter Schmidt. À tour de rôle nous tirons une carte. L'énoncé de cette partition conceptuelle fournit les titres, excepté le rappel tendancieux marqué par les paroles d'Ève !
Comme je ne possède qu'un piano droit elle doit préparer mon grand U3 d'une manière forcément différente de ceux à queue. Elle en profite pour m'emprunter un petit Casio vintage, un piano-jouet et un mélodica. De son côté Joce a apporté, en plus de sa flûte et de sa flûte basse, un synthétiseur Korg MS-20 tout aussi vintage. Quant à moi, je joue essentiellement de mes trois claviers avec apparitions de la trompette à anche et du Tenori-on. J'interprète la pièce Courage! en me servant pour la première fois d'une flûte basse construite par Nicolas Bras, sorte de nœud spectaculaire en PVC.
Lorsqu'on travaille ainsi on sait si l'on a passé une bonne journée, mais l'on ignore la qualité de la musique. Évoquer la qualité ne consiste pas en une évaluation, mais nous ignorons précisément à quoi l'ensemble des pièces ressemblera. Seule l'écoute critique a posteriori livre ses secrets. Ma première surprise est le son homogène du trio, en particulier le U3 capté avec un couple de Neumann. C'est encore une première, car j'enregistre rarement avec des pianistes. Joce utilise deux micros, un en direct, l'autre transformé par une série de pédales d'effets. Son MS-20 délivre enfin un signal mono tandis que j'envahis comme d'habitude tout l'espace stéréophonique. Les deux jours qui suivent la séance je mixe le tout avec très peu de corrections. Tout ce qu'on peut dire, c'est que nous nous entendons comme larrons en foire, même si nous sommes sérieux comme des papes sur la photo prise par Françoise. Tiens, on aurait pu appeler ce nouvel album Larrons en foire ou Sérieux comme des papes plutôt que Game Bling, mais c'est trop tard, les dés sont jetés ! Comme je ne sais pas comment conclure, je tire une dernière carte. Il y est imprimé "Do the words need changing? (Doit-on changer les mots ?)". La surprise de la découverte m'empêche là de trouver les mots pour évoquer la musique...

mardi 11 mars 2014

Médo(s), portrait filmé d'un fou furieux de musique


Les illusions prennent forme sur l'écran comme à la scène. Entendre que la magie d'un concert en direct n'a rien à envier à celle du cinéma. Dans tous les cas on nous raconte des histoires. S'approcher de la vérité exigerait que le réalisateur abandonne toute sympathie pour son modèle, qu'il creuse toujours plus profond les mobiles enfouis dans l'enfance. Les facéties virtuoses de Médéric Collignon cachent un artiste écorché, fragile, qui s'est forgé un rôle de trublion fou furieux pour camoufler son extrême sensibilité. En nous étourdissant voudrait-il nous faire croire qu'il est plusieurs comme l'indique Médo(s), le titre du film de Josselin Carré ? Or Médo est unique, entier. Trompettiste lyrique, chanteur onomatopique, compositeur reconnaissant, acteur comique sont les facettes du même personnage.
Sa rapidité de réagir au moindre accident, y compris ceux qu'il provoque lui-même, font de Médo un jongleur extraordinaire capable de rattraper toutes les balles, même les plus vicieuses. Son scat zappé ressemble au montage cinématographique, sorte de bande-annonce passée en accéléré. Au même âge il me rappelle Bernard Lubat dans les années 70, feu d'artifice incontrôlable. Virtuose du bout des lèvres, Médo ne rechigne pas à y mettre la langue, rapeuse, zappeuse, blagueuse. Le numéro est époustouflant. C'est un jeu très physique qui attaque pour ne jamais se retrouver sur la défensive. Autour du roi nu, son équipe ressemble à des statues de sel.
Si le film de Josselin Carré est un documentaire classique alternant témoignages et extraits de concert ou de studio, il fait la part belle à la musique. On échappe à la frustration des confetti que maints réalisateurs ont la fâcheuse tendance à disséminer dans leurs verbeux longs métrages. Ici Jacques Bonnafé, Boris Charmatz, Dgiz, Andy Emler, Philippe Gleizes, David Lescot, Thomas de Pourquery, André Minvielle, Louis Sclavis, Bernard Lubat, Frank Woeste, Yan Robillard, Maxime Delpierre, François Merville donnent la réplique à l'énergumène... Comme Claude Barthélémy que j'avais vu à Vandœuvre-les-Nancy en 1998 avec un orchestre formidable au sein duquel le jeune Collignon se distinguait entre tous. Médo(s) a le mérite de fixer un moment d'un artiste au mieux de sa forme, quadragénaire à la veille d'une nouvelle révolution, du moins l'espère-t-il. On lui souhaite de tout cœur, car la tentation de se figer dans ce rôle de clown musical virtuose qui plaît au public est le pire des risques pour un artiste qui aime plonger la tête la première dans l'inconnu et renouveler les expériences pour renaître des petites morts qu'il s'inflige.

P.S. : avant première du film mardi 25 mars au Cinéma Étoiles, Porte des Lilas (Paris).

lundi 10 mars 2014

L'Acoustic Lousadzak de Claude Tchamitchian


Pour son nouveau projet d'orchestre non amplifié, Claude Tchamitchian a composé trois suites orchestrales merveilleuses de chacune trois mouvements pour voix et orchestre de neuf musiciens. Samedi soir à l'Atelier du Plateau l'interprétation était à son image, riche, précise et diablement envoûtante. Tels Charlie Mingus ou Charlie Haden, les contrebassistes passés à l'écriture structurent souvent leur langage en le revêtant d'une couche dramatique qui donne des airs d'opéra à leurs œuvres instrumentales. Et la voix y trouve naturellement sa place.


La chanteuse contemporaine Géraldine Keller use de la sienne comme d'un instrument cinglant et haletant d'où émergent par ci par là des mots que le public peut attraper au vol comme lorsqu'on lance des bonbons à la foule lors de certains carnavals. Les musiciens de jazz français s'affranchissent de plus en plus du modèle américain pour se réconcilier avec leurs propres racines. La musique française du début du XXe siècle retrouve une seconde jeunesse, mais l'on peut reconnaître aussi quelques réminiscences arméniennes ou références zappiennes qui viennent se greffer à tout ce qui fut aimé et pratiqué pendant de nombreuses années.


Les associations de timbres sont des plus réussies, et les cordes de l'Acoustic Lousadzak s'en donnent à cœur joie. Le violoniste Régis Huby et l'altiste Guillaume Roy jouent depuis si longtemps ensemble que leur duo est rompu au dialogue simultané. On les voit ici avec le guitariste Rémi Charmasson qui avec le maître et le pianiste Stéphan Oliva sonnent plus orchestre que quintet. Tous formidables musiciens comme la section de vents composée de Catherine Delaunay et Roland Pinsard aux clarinettes, et du trompettiste Fabrice Martinez, récemment entendu au sein de l'excellent Supersonic de Thomas de Pourquery, auquel participait également le dernier arrivé dans l'Acoustic Lousadzac, le batteur Edward Perraud qui trouve une nouvelle complicité avec Tchamitchian, particulièrement en forme malgré une fatigue imperceptible, après de longues journées de répétition, tant la musique le porte.

jeudi 6 mars 2014

Game Bling


Le temps file. Pas une minute pour écrire mon blog tandis que nous enregistrons un nouvel album avec Ève Risser et Jocelyn Mienniel. Joce est venu avec ses flûtes et un synthétiseur analogique vintage, le Korg MS20. Ève a préparé le grand piano droit avec ses petits accessoires rigolos.


Mes camarades m'empruntent parfois des instruments pour répondre aux cartes que nous tirons chacun notre tour. Brian Eno et Peter Schmidt ont conçu le jeu des Oblique Strategies pour décoincer des situations embarrassantes, mais nous les utilisons comme partitions à nos improvisations.


Seize morceaux plus tard nous sommes lessivés, mais contents comme des garnements qui ont passé une journée formidable. Il me reste à écouter tout cela et mixer avant de publier ce que nous avons appelé Game Bling, décontraction ludique sur les jeux de hasard. Il est tard. Je n'ai aucune idée sur la qualité de ce que nous avons enregistré. Edward Perraud nous cueille au moment où nous avons terminé de ranger le matériel. Juste le temps de choisir la photo qui servira de pochette.

mercredi 5 mars 2014

Le solo du Drame à Mouffetard


Prenons de la hauteur en retournant en 1977. Jac Berrocal organise une Nuit des Solos au Théâtre Mouffetard. Francis Gorgé, Bernard Vitet et moi avons fondé Un Drame Musical Instantané un an auparavant et nous entendons imposer le trio partout où nous jouons. À l'époque les concerts se succèdent jour après jour. Trois semaines à La Vieille Grille, trois semaines au Riverbop, une semaine à Dunois, etc. Notre manie de détourner les programmes nous donne l'idée de composer un solo à trois. Bernard fabrique un saxophone à rallonge à partir de mon alto. J'actionnerai les clefs pendant qu'il soufflera dans le bec, caché sous le manteau dont Francis nous a drapés. Pierre Bastien me rappellera souvent cette performance au cours de cette soirée où il présentera pour la première fois une de ses machines en Meccano. Jusque là il jouait essentiellement de la contrebasse, que ce soit au sein de Nu Creative Methods ou dans Opération Rhino pour lequel nous nous étions rencontrés. J'ai retrouvé récemment des photos d'Horace immortalisant nos facéties de géant soliste...