70 Musique - septembre 2014 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 26 septembre 2014

Scott Walker + Sunn 0))) = Soused


Scott Walker est un des rares artistes dont j'attends les albums avec la fébrilité qui m'animait adolescent. Plus de Zappa ni de Beefheart pour nous surprendre, la plupart des rockers tapent le carton en maison de retraite, les jazzmen ont troqué le mordant des années free pour un consensus bien comme il faut, on s'inquiète pour la santé des derniers chanteurs à texte, les politiques à court terme des majors ne permettent plus de révéler aucun courant véritablement nouveau... Côté élitaire la plupart des compositeurs contemporains ne livrent que des clônes bien policés ou de pâles reproductions des chefs d'œuvre passés. Le public se repaît d'un énième revival, manne providentielle du coffre au trésor de l'humanité. Heureusement de nouveaux musiciens s'interrogent et par ci par là se réveillent des talents inattendus, malgré le silence bruyant des médias. L'envie d'être étonné est si forte que l'on en arrive à ne plus rien écouter que le bruit de la ville ou de la nature. Alors lorsque l'on apprend que Scott Walker sort un album avec le groupe de drône métal Sunn 0))) on plonge direct sur l'ovni qui fera grincer les oreilles formatées par les radios privées, les compressions du mp3, le flux ininterrompu des baladeurs et les sacro-saintes habitudes.
Cinq pièces, cinquante minutes, Soused (qui sortira le 21 octobre sur 4AD) n'est pas aussi surprenant que le furent Tilt et The Drift en 1997 et 2006, renaissance expérimentale d'un chanteur de pop anglais passé par Brel et qui réussit à fondre un alliage métallique composé de crooning monotone, de magma électro-symphonique et d'enclumes rythmiques sur des textes intellos. Si en 2012 Bisch Bosch était électronique, les guitares de Sunn 0))) électrisent ce nouvel opus. Coups de fouet de Brando, cargo de Herod 2014, vrombissements de Bull, mécanique ferroviaire de Fetish, cliquetis régressifs de Lullaby, la plongée dans le rock est vivifiante. Les guitares des Américains Greg Anderson et Stephen O'Maley (tous deux également au Moog) et du Hollandais Tos Nieuwenhuizen (du groupe Beaver) soutiennent et ponctuent le chant de Walker venu avec l'orchestrateur Mark Warman et du producteur Peter Walsh qui étaient déjà de ses précédents voyages.


Stephen O'Malley a signé la pochette avec le photographe Gast Bouschet. Le superbe extrait vidéo illustre d'ailleurs parfaitement le métal fondu de la rencontre. Les deux entités sont peut-être trop évidemment compatibles. Ni le chanteur au romantisme exacerbé ni les guitaristes de doom dark n'entraînent les autres sur des terrains par eux inexplorés. La dialectique présente dans The Drift, chef d'œuvre absolu de Scott Walker, est noyée dans l'entente cordiale. Même si je plane à cent mètres sous terre, finalement en manque d'imprévu, je me tourne vers des collaborations de Walker moins évidentes avec Ute Lemper (Punishing Kiss et Lullaby By-By-By) et Leos Carax (B.O. du film Pola X) ou plus anciennes avec James Bond (Only MySelf To Blame pour le film The World is Not Enough), Nick Cave (cover de I Threw It All Away de Bob Dylan pour le film To Have and to Hold), Goran Bregovic (Man From Reno), toutes aussi remarquables.

lundi 22 septembre 2014

Exclusivement vinyle par Franck Vigroux


À la boutique du Souffle Continu des gamins demandent si l'on y vend des vinyles de 185 grammes. La musique passe après le support. N'est-ce pas ce qui se passe avec le flux radiophonique ou la playlist d'iTunes ? Certains se connectent néanmoins sur le Net pour identifier ce qui leur a plu sur FIP ou une autre station. Ce marécage où nos oreilles s'embourbent en poussent d'autres à refuser cette logorrhée sonore et ne plus se vouer qu'au retour du vinyle. Le CD a fait long feu, mais le nouvel engouement pour les 30 cm a poussé les majors à s'en goinfrer jusqu'à saturer les rares usines de fabrication européennes. Les délais de plus en plus importants limitent à leur tour l'essor des galettes noires dont on peut craindre que le revival ne soit qu'un passage.
Ces considérations poussent le musicien-producteur Franck Vigroux à ne publier son dernier album que sous cette forme. Plus question d'être noyé dans le flux. Celles ou ceux qui ne possèdent pas de platine tourne-disques seront privés de galette. Chaque face dure une quinzaine de minutes. Il faudra quitter sa position avachie pour aller retourner l'objet. L'écoute redevient active.
La pochette de Ciment représente un chalet dans les bois. Au verso l'autre photographie de Umut Ungan est un parking qui ressemble à Rungis. Vigroux a ressorti sa première guitare électrique, un instrument rudimentaire de quelques dizaines d'euros qu'il a rebranché avant de mettre en route l'enregistrement paradoxalement numérique. Le silence avait un peu déserté son œuvre. Ici il prend son temps. La valeur de son temps. La noise croise le fer avec le blues. Les titres laissent imaginer des lambeaux de mémoire. Réminiscences d'un guitariste passé depuis au drône de synthèse. Une manière de se poser quand les amis vous rappellent que rien n'existe sans la respiration. Ce Ciment n'est pas la pâte dure des édifices, mais plutôt le lien, un trait d'union entre le passé et le futur qui redonne des couleurs au présent. (Dac Records)

vendredi 12 septembre 2014

Perraud invitait Mienniel, Avice et Desprez


Beau concert d'Edward Perraud et ses invités dans le cadre des lundis "Jazz à La Java". Première partie. Plus convaincu par les sons incroyables de la flûte de Joce Mienniel que par son utilisation de son synthé Korg MS20. On donne souvent le nom des marques des instruments électroniques car chacun a sa spécificité. Un sax est un sax. Un synthé ne veut pas dire grand chose. L'utilisation des pédales d'effets pourrait aussi faire partie de la nomenclature, comme par exemple lorsque Mienniel utilisa une guimbarde vietnamienne en drone timbré particulièrement impressionnant. N'empêche que c'est le plus étonnant de tous les flûtistes en activité que je connais.
La deuxième partie, très homogène, m'inspire de multiples questions. Perraud frappe comme Vulcain sur ses toms tandis qu'Aymeric Avice embouche deux trompettes, en fait une trompette et un bugle, mais traités électroniquement de telle manière que leur nature importait peu. Julien Desprez faisait hurler sa guitare en mouvements brusques, découpage savant dont il a le secret.
Comme je dois faire un concert de techno au même endroit le 9 octobre avec Bass Clef dans un cadre clubbing puisque la soirée s'étalera de minuit à six heures du matin, je me demande pourquoi jouer si fort, devons-nous craindre le silence, sommes-nous capables d'assumer pleinement nos influences musicales ? À La Java le niveau sonore est très différent près de la scène et au bar, aussi faut-il jouer comme des sourds si l'on veut toucher les bavards du fond de la salle.
Je m'interroge sur la nécessité de porter des boules Quiès, les musiciens étant souvent les premiers à se protéger. Je comprends le violoncelliste Vincent Segal qui m'incite à jouer de mes instruments électroniques à puissance acoustique. Si l'on vise la transe la concentration sait mal s'accommoder de la douleur. Il me semble que l'afflux d'énergie électrise, mais anesthésie la critique.
Idem avec le silence. Lorsque nous improvisons le simple fait d'interpréter des morceaux courts plutôt qu'un continuum ininterrompu permet de remettre le compteur à zéro de notre inspiration. Le silence fait aussi partie de la musique, mais certaines ne justifient probablement pas les nuances qui vont du ppp ou fff. Quant aux références incontournables pourquoi ne pas les assumer pleinement ? Un soupçon de rock me donne envie de l'affirmer, d'autant que notre approche serait fondamentalement originale. Lundi on était parfois à deux doigts d'Ennio Morricone, mais on ne l'a pas laissé entrer, même par la fenêtre. Le pire danger de l'improvisation est d'en faire un genre, annulant toutes les surprises. Or c'est justement ce qui est recherché dans les concerts où rien n'est préalablement écrit ou convenu. Et lundi soir l'expérience des musiciens comme du public était irreproductible.

mercredi 10 septembre 2014

Moondog par Rifflet & Irabagon


Mardi la pleine lune ressemblait à une pièce d'argent, de celles qu'on lance au musicien s'il nous enchante au coin de la rue, parfaitement ronde comme la galette que j'étais impatient de poser sur la platine, persuadé que c'était une première. Elle y tournera certainement plus d'une fois dans les semaines à venir. L'orchestre jouait hier à La Dynamo dans le cadre de Jazz à La Villette, on raconte que c'était fameux, mais j'étais sur une autre planète.
L'album Perpetual Motion, a Celebration of Moondog sort donc chez Jazz Village sous la forme d'un CD et d'un DVD. Enregistré majoritairement en public à Bobigny le 12 avril 2013 lors d'un concert qui m'avait alors conquis (lecture de l'article fortement recommandée !), le disque fait ressortir la modernité des compositions de Moondog et du traitement contemporain du clarinettiste Sylvain Rifflet (également au ténor, électronique et boîte à musique). Ses acolytes, Jon Irabagon (sax alto et ténor), Benjamin Flament (percussion et métaux traités), Phil Gordiani (guitares), Joce Mienniel (flûtes et MS20) et Ève Risser (piano et clavecin électrique) participent au plus bel hommage que je connaisse au compositeur aveugle qui marqua Charlie Parker, Allen Ginsberg, Terry Riley, Philip Glass et tant d'autres. La vision d'ensemble n'occulte jamais l'apport de chacun, leur virtuosité s'effaçant derrière la cohérence des morceaux. Les documents d'archives font traverser le temps tandis que les applaudissements enthousiastes du public rappellent l'actualité de la démarche.


Quant au documentaire réalisé par Arthur Rifflet pour La Huit, il mêle des vues de New York, entre autres avec Sylvain Rifflet à la clarinette basse et Jon Irabagon au sax alto, leurs entretiens ainsi que la voix de Moondog, des photos d'archives, les répétitions de l'orchestre et de la chorale d'enfants, le concert lui-même et des plans vidéo filmés par le troisième frangin, Maxence Rifflet, et rythmés par le montage dont la répétition rappelle les premiers pas de Steve Reich. Le souffle du clochard céleste est présent partout, dans les ambiances de la Sixième Avenue aux cours d'école, des commentaires passionnés à la scène de Seine-Saint-Denis. L'énergie de la musique rivalise avec la tendresse du propos et de nombreuses pièces sont livrées intégralement. Amaury Cornut, spécialiste de Moondog, a rédigé les notes de pochette de ce généreux album.