70 Musique - avril 2015 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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jeudi 30 avril 2015

Minor Dispute de Petros Klampanis


Même si les disques de jazz proprement dit me barbent, j'ai toujours une oreille qui traîne lorsqu'un compositeur s'adjoint un quatuor à cordes.
Si j'apprécie les enregistrements historiques des différentes époques du Dixieland au free le plus débridé en passant par la jungle et le be-bop, le jazz comme musique de répertoire ou clone d'un temps révolu ne m'a jamais passionné. J'ai le plus souvent l'impression de consommer un plat réchauffé. Les revivals de pop ou de tango, la chanson française et les compositions contemporaines me font le même effet si je n'y décèle pas une démarche originale, un recul critique ou un mariage contre nature. Le jazz style piano bar est probablement celui qui me fait le plus penser à de la musique d'ascenseur et n'entendez pas par là un clin d'œil à Erik Satie dont la musique d'ameublement était largement en avance sur son temps. Car, pour s'approprier une culture qui n'est pas la sienne il faut justement y mettre une sacrée dose de soi, en particulier en y mêlant ses propres racines. Je crains donc le jazz actuel comme tout ce qui porte une étiquette exclusive.
Quant à l'adjonction d'un quatuor à cordes à un projet dit jazz, il s'agit justement toujours d'un désir d'écriture, l'arrangement se mâtinant forcément de musique "classique", épousailles du nouveau monde et de l'ancien. Pour beaucoup le quatuor est la forme réduite d'un rêve symphonique. Associé aux vertus de l'enregistrement ou de l'amplification, ce fantasme est devenu monnaie courante et ces expériences toujours riches d'enseignement. Il n'est pas rare non plus qu'un terroir s'y glisse ou plus sûrement y sème son engrais. Comme me le rappelait André Ricros, "pour être de partout il faut être de quelque part."


C'est donc avec intérêt, puis avec plaisir, que j'écoute Minor Dispute, le nouvel album du contrebassiste grec Petros Klampanis dont les talents d'arrangeur s'ajoutent à sa sensibilité d'instrumentiste. Les Balkans dessinent ainsi un trait d'union entre le classique et le jazz. En plus de Gilad Hekselman à la guitare, Jean-Michel Pilc au piano, John Hadfield à la batterie et aux percussions, les cordes des violonistes Maria Manousaki et Megan Gould, de l'altiste Lev "Ljova" Zhurbin (ou Matt Sinno) et du violoncelliste Yoed Nir (ou Colin Stokes) ouvrent une fenêtre sur la Méditerranée. Pour ne pas avoir lu préalablement les notes de pochette je suis tout à coup surpris de reconnaître Thalassaki dans un inventif arrangement où le quatuor est tout indiqué. Rien d'étonnant puisque c'est un morceau traditionnel grec que je connais par le groupe Odeia dans lequel chante ma fille Elsa (en écoute ici)... Les deux albums ont d'ailleurs bénéficié de crowdfunding pour leur production. J'en profite pour saluer le courage de Aléxis Tsípras et son parti SYRIZA qui résistent à la politique ultra-libérale de la Communauté Européenne propulsée par l'Allemagne d'Angela Merkel ! La musique fait partie des formes de résistance.

→ Petros Klampanis Minor Dispute, Cristal Records, dist. Harmonia Mundi, sortie le 19 mai
→ Odeia Escales, Label Wopela, dist. L'autre distribution

mardi 28 avril 2015

ONJ : Europa Berlin (CD)


La machine vous embarque, vous écrase ou vous porte, mais jamais ne caresse. Moteur à explosions composé de pistons, de cordes bandées et de frappes unanimes, Europa Berlin est la deuxième station du périple ferroviaire entrepris par l'Orchestre National de Jazz dirigé par Olivier Benoit. La première n'avait pas plus l'air du Paris éternel où je suis né que celle-ci ne réfléchit la résurrection berlinoise. L'ensemble fait si mâle que j'ai l'impression d'être sur le terrain d'entraînement d'une armée d'enragés prêts à en découdre avec le monde entier. Est-ce un clin d'œil carré au Globe Unity éclaté d'Alexander von Schlippenbach ? Car Berlin n'est pas Vienne. Olivier Benoit choisit d'en faire une marche plutôt qu'une valse ! La ville a pourtant tenté d'effacer le souvenir du Reich en constituant une mosaïque d'initiatives libertaires qui redonne des couleurs à la capitale. Si vous aimez l'avancée kolossal des tanks qui gravissent les collines et dégringolent les pentes vous serez ravis, mais si vous préférez le Sehnsucht, intraduisible vague-à-l'âme chanté par Goethe et Schubert évoquant la délicatesse de la poésie allemande que la seconde guerre mondiale a balayé en détruisant toutes ses marges, alors vous verrez probablement les filles baisser le son de votre ampli en vous demandant si vraiment vous aimez cela.
Difficile d'identifier les références à l'architecture annoncées par le guitariste-compositeur-chef d'orchestre tant à Paris qu'à Berlin. Je me demande ce que donnera la prochaine escale prévue à Rome, où la musique contemporaine devrait prendre le pas sur le jazz et le rock en rendant hommage à Luciano Berio, Luigi Nono et Fausto Romitelli, trois compositeurs résolument variés, mesurés, curieux, qui surent réconcilier le passé avec leur époque en revendiquant les recherches les plus inventives tout en assumant les musiques populaires. Les compositions sont brillantes, les onze musiciens de l'ONJ font tous preuve d'une virtuosité exceptionnelle tant individuelle que groupée, mais la musique, toute en tension, est si dense et homogène qu'elle ne laisse aucune place à la détente et à la dialectique, ressort dramatique qui m'est vital. Question de goût, de point de vue ou de capacité respiratoire !
(ONJAZZ Records, L'Autre Distribution, sortie le 27 avril)

lundi 27 avril 2015

Elektro Moskva, un portrait de la Russie


Elektro Moskva ravira tous les amateurs de musique électronique, les fans de circuit bending, les adeptes de l'improvisation libre, les curieux de la Russie d'hier et d'aujourd'hui, d'autant que le film plonge les résistants bidouilleurs dans une ambiance post-apocalyptique très à la mode dans les récits d'anticipation actuels. Les rêves sonores de ces musiciens russes puisent leurs sources dans la misère quotidienne d'un peuple qui en a vu de toutes les couleurs avant, pendant et après la révolution. Le montage des documents d'archives soviétiques, leurs commentaires aussi épiques que romantiques, les témoignages des acteurs passionnés, l'utilisation du 5.1 adéquate au sujet placent le film de Dominik Spritzendorfer et Elena Tikhonova parmi les meilleurs documentaires musicaux à côté de Step Across The Border ou Straight No Chaser. Ajoutez-y Leon Theremin filmé et interviewé en 1993 par Sergey Zezjulkov quelques mois avant la mort du génial inventeur, document exceptionnel d'un film qui ne verra jamais le jour et qui aura mis vingt ans à nous parvenir et vous aurez tout ce qu'il faut pour que Elektro Moskva devienne incontournable.


La citation de Lénine "Le Communisme, c'est le gouvernement des Soviets plus l’électrification de tout le pays" trouve son écho dans les fantasmes des musiciens électroniciens russes. L'histoire de leurs synthétiseurs devient une allégorie de la vie quotidienne au temps des Soviets. Ils trouveront d'abord dans les poubelles de l'Armée rouge les composants qu'ils assembleront empiriquement, puis ils voleront des pièces détachées au KGB, arpenteront les marchés aux puces pour finir chez les marchands de jouets chinois qu'ils détourneront !


Les musiciens russes abhorrent les instruments occidentaux formatés pour préférer la bidouille de l'objet unique. Ils privilégient la surprise de l'expérimentation à la sécurité et revendiquent l'improvisation qui place le processus au dessus du résultat. La répétition les ennuie, ils veulent se coltiner à la matière. Les musiciens Alexey Borisov, Stanislav Kreichi, Dmitriy Morozov a.k.a. Vtol, Richardas Norvila a.k.a. Benzo sont les acteurs passionnants de ce documentaire de création.


Mais le clou du film est évidemment le vieux Lev Sergueïevitch Termen dit Leon Theremin qui n'est pas seulement l'inventeur du premier instrument de musique électronique en 1920. Rappelons que l'on joue du Theremin sans le toucher, en bougeant les mains dans un champ électromagnétique émis par deux antennes. Mais Lénine est plus intéressé par sa déclinaison, le Signalling Apparatus, une alarme anti-voleurs. En 1926 Theremin construit secrètement un système de télévision pour l'armée pour surveiller les frontières. En 1931 il construit pour Henry Cowell le Rythmicon, première boîte à rythmes électronique. En 1932 c'est le Terpsitone qui convertit les mouvements des danseurs en notes de musique. Le KGB lui commande un système d'écoute indétectable qui permettra entre autres d'espionner l'ambassade des États Unis à Moscou. Dans le film Theremin parle de ses dernières inventions, un traitement permettant de rajeunir et un autre rendant la vie aux trépassés !


Dans Elektro Moskva les musiciens russes érigent un hymne au bruit, étudiant le chaos indéfiniment en se servant d'instruments faits de bric et de broc et enregistrant des field recordings complètement destroy. Leur morale reflète l'état du pays : "rien ne fonctionne, mais tirons-en le meilleur parti !" Loin d'être en arrière, leurs propos sont peut-être prémonitoires de ce qui nous attend, que ce soit due à la crise économique fabriquée par de cyniques financiers qui assèchent la planète ou parce que la décroissance est écologiquement inéluctable.

Elektro Moskva, 12,90€ téléchargeable avec sous-titres français sur leur site très bien documenté - 16,89€ version avec bonus

jeudi 23 avril 2015

Playlist des enchanteuses


Sur la platine tournaient déjà les albums Older de Yael Naim, 69 battements par minute de Claire Diterzi, celui d'Ibeyi, The Way de Macy Gray, et puis Michel Musseau me conseille d'écouter Modern Ruin de Kyrie Kristmanson, et comme je l'en remercie il en ajoute un autre de déjà douze ans d'âge, Exile de Sidsel Endresen, deux petites merveilles.
Les chansons pop de Yael Naim composées avec David Donatien (ici live) passent et repassent avec une évidence surprenante. Sur Irma la chanteuse Leyla Mac Calla, au violoncelle et au banjo, rejoint Yael Naim qui tient le glockenspiel, mais l'émotion la plus forte s'exprime probablement sur le très Bachien Coward avec les chœurs des 3SomeSisters. La variété n'étant pas mon fort, je ne l'avais pas entendue avant l'album Around Robert Wyatt de l'ONJ où elle interprète Just As You Are avec Arno et Guillaume Poncelet au banjo, et Shipbuilding dont Antonin-Tri Hoang est le soliste au sax alto. Son cheveu sur la langue produit justement le même effet de fragilité que pour Robert Wyatt !


Claire Diterzi est trop personnelle pour emporter tous les suffrages à la première écoute. C'est pourtant probablement l'auteure-compositrice-interprète-multi-instrumentiste la plus originale de sa génération, la plus complète certainement (N.B. : Camille ne cumule pas tous ces postes). Son dernier album est le meilleur depuis son chef d'œuvre Tableaux de chasse. Six textes sont cette fois signés du dramaturge argentin Rodrigo Garcia, provocateur avec ses hauts et ses bas. Diterzi a toujours soigné le spectacle, consciente de l'importance de l'image chez une artiste. Aux seize chansons de l'album doivent correspondre seize clips-vidéo. Dans celui de Infiniment petit le géant est joué par Denis Lavant !


Je ne m'attarde pas sur Ibeyi, duo franco-cubain composé des sœurs jumelles Lisa-Kaindé et Naomi Diaz, ni sur le dernier album de Macy Gray aussi chouette que ses précédents, voix enrouée aussi craquante que Billie Holiday, parce que d'un côté le soleil me fait de l'œil et de l'autre le boulot arrive via WeTransfer...


Modern Ruin de la chanteuse et compositrice canadienne Kyrie Kristmanson est façonné par Clément Ducol, le compagnon de Camille à la vie comme à la scène. Il a choisi l'excellent Quatuor Voce pour l'accompagner sur ces chansons d'amour écrites par des femmes troubadours du Moyen-Âge. Sa connaissance de la musique contemporaine lui permet de faire sortir des cordes les coups les plus ressassés pour envoyer des timbres étonnants sans mettre de gants. La transversalité des genres envahit la variété avec bonheur.


Enregistré en 1993 chez ECM, Exile est le plus beau disque de la chanteuse norvégienne Sidsel Endresen avec Nils Petter Molvær à la trompette, Django Bates au piano et au cor, Jens Bugge Wesseltoft aux claviers, David Darling au violoncelle et le percussionniste Jon Christensen. L'album s'ouvre au fur et à mesure que l'on avance dans le temps. Depuis, elle continue de flâner entre jazz, musique improvisée et musique électronique.
De plus en plus d'artistes femmes écrivent ou composent leur propre répertoire. Peut-être le faisaient-elles déjà dans le passé, mais dans la clandestinité du machisme tenace elles restaient dans l'ombre, ou plutôt sur le devant de la scène en proie au désir du public.

lundi 20 avril 2015

Art Sonic et l'Orchestre Éphémère


Il y a des occasions qui ne se manquent pas. À défaut elles se racontent ou se partagent par la magie de la reproduction, un disque par exemple puisqu'il s'agit de musique. C'est du moins à espérer, car en clôture du Festival Banlieues Bleues, l'Atelier du Plateau accueillait l’Ensemble Art Sonic et ses invités. Le quintette à vent s'était multiplié par deux en invitant cinq musiciens exceptionnels à jouer sur des instruments rares et plutôt encombrants ! Sous la direction du flûtiste aux mains d'argent Joce Mienniel et du clarinettiste sautillant Sylvain Rifflet, le hauboïste Cédric Chatelain, la bassoniste Sophie Bernado et le corniste Baptiste Germser avaient été rejoints par la harpiste Hélène Breschand, Thomas Bloch au cristal Baschet, Claudio Bettinelli aux bols et percussions métalliques tandis que Ève Risser et Benoît Delbecq avaient troqué leurs pianos respectivement pour le clavecin et le célesta.


Pour cette nouvelle aventure intégralement acoustique, Mienniel & Rifflet ont repris l'ascenseur pour des étages élevés, d'une hauteur plus contemporaine que leur album Cinque Terre, mais tout aussi lyrique et riche en timbres incroyables. Leurs goûts éclectiques sont chaque fois recentrés par un traitement puissant et délicat d'arrangements originaux comme lors du rappel où Art Sonic et l'Ensemble Éphémère interprétèrent Il Casanova de Nino Rota. Il se murmure que la prochaine étape serait un programme autour de l'accordéoniste Jo Privat, star disparue du jazz musette. En attendant, la marqueterie sonore et les sculptures métalliques amplifièrent merveilleusement le souffle multiphonique du quintette à ressort, mêlant habilement l'écriture traditionnelle et l'improvisation où chacun/e put s'échapper sans que la virtuosité ne cache jamais l'évocation dramatique et sensible.


Grâce au dispositif orchestral inhabituel imaginé par Mienniel et Rifflet nous eûmes le privilège de voir Benoît Delbecq de face tandis qu'il se faisait les muscles sur le célesta, touches raides pour un pianiste habitué à caresser son clavier. Même enjeu pour Ève Risser qui arpégea des clusters dignes du concerto de Manuel de Falla. La puissance de la harpe préparée de minuscules pinces à linge par Hélène Breschand est aussi enthousiasmante que les dés à coudre et les barbotages dans des cuvettes accordées du percussionniste italien Claudio Bettinelli. Frottant les tiges du cristal Baschet, Thomas Bloch tenait le rôle de la basse et des voix célestes, enveloppant le reste de l'orchestre dans un halo merveilleux. La rose des vents d'Art Sonic nous fit perdre la boussole, des slaps cinglants au souffle continu, accords exaltés et sereins suggérant la cohésion humaine au delà des notes.

vendredi 10 avril 2015

Les mots de Musseau et les mets de Caron


Michel Musseau pèse ses maux en nous renvoyant aux nôtres. Avec ses allures de clown triste le compositeur se prête à l'exercice de la chanson en s'accompagnant seul au piano. Chaque mot est à sa place comme dans une valise cent fois ouverte et refermée. Entre ses mains les riens du tout deviennent des vérités universelles. Les accords restent souvent suspendus comme si aucune résolution ne pouvait être prise sans que le clavier se cabre. Les aphorismes servant d'introductions sont déjà des courts métrages où l'absurde frise le bon sens. Chaque chanson, française comme le béret de Brunius dans L'affaire est dans le sac de Pierre et Jacques Prévert, met en voix une historiette métaphysique où l'humour révèle "la difficulté d'être" avec une tendresse exceptionnelle.


Seconde partie de la soirée. Sous une fausse insouciance c'est bien la tendresse qui domine dans le tour de chant d'Élise Caron accompagnée par le pianiste Denis Chouillet. Le mélo dit que l'amour ne peut être que spirituel, entendre l'intelligence du cœur. "Et mon cul c'est du Poulenc ?" avais-je écrit à la sublime divette en 1996 pour signifier l'enfance de l'art et du cochon. À l'écoute de son merveilleux récital j'ajouterais aujourd'hui les facéties de Jean Constantin, les mélodies de Michel Legrand ou l'influence toute contemporaine qu'Élise Caron semble avoir eu sur Camille. Autant de réminiscences déplacées qui nous embarquent pour un nouveau voyage orphique où il est dangereux de se retourner. Denis Chouillet, compagnon de scène depuis le début des années 90, sautille d'une main sur l'autre entre piano et électrique tandis que la chanteuse passe du clavier à la guitare. Le public en redemande. Au fond du Triton, des amoureux se roulent des pelles. C'est bon signe.

Deux autres représentations ce soir et demain samedi à 21h au Triton, Les Lilas.

mardi 7 avril 2015

Kronos Quartet : Tundra Songs


L'insatiable curiosité du Kronos Quartet le mène cette fois dans le Grand Nord. Tundra Songs, publié par Centrediscs, le label du Centre de Musique Canadienne, est l'un de leurs albums les plus originaux. Composé entièrement par le jeune Canadien Derek Charke, il pose quantité de questions qui font souvent défaut à la musique contemporaine comme son ancrage dans les musiques populaires de la planète, son immersion dans les sons du monde, son rapport à la voix et à la narration, sa générosité lyrique, l'improvisation...
La chanteuse inuk (singulier de inuït !) Tanya Tagaq, révélée par le Medúlla de Björk, montre la voie aux cordes qui imitent à leur tour les jeux du Katajjak, en faisant faire des cercles aux archets qui les attaquent verticalement ou les pressent jusqu'au grincement. "Pour accroître les effets, on peut utiliser des mini-pinces à linge. On les place près du chevalet et sur les cordes. De la même façon, les notes d’un piano préparé (des vis sont insérées entre les cordes) émettent un son différent, plus rocailleux. Les mouvements circulaires de l’archet possèdent de manière inhérente un temps fort et un temps faible, l’accent étant donné non par la tête mais par le talon de l’archet. Le temps fort sera soit ferme, soit délicat ; cela dépend si le mouvement circulaire va dans le sens des aiguilles d’une montre ou dans le sens contraire des aiguilles. Le mouvement vertical de l’archet donne un son plus léger mais le rapport temps fort - temps faible demeure." Les nouvelles techniques croisent les pratiques ancestrales.
Dans Cercle du Nord III Charke fait fondre ses field recordings dans les sons du quatuor : la nature avec les oiseaux, les aboiements des chiens et glissements des traîneaux, les pas sur la neige, le vent, mais aussi la vie moderne avec le vrombissement des motoneiges, les camions sur les routes glacées et le bourdonnement omniprésent de la centrale électrique d’Inuvik. Le compositeur cherche à refléter la modernité de ce paysage social en mutation, quitte à ajouter un son de synthétiseur, mais toujours avec la subtilité de son analyse. Pourquoi les musiciens résistent-ils à considérer tous les sons sur un plan d'égalité ? La musique est-elle autre chose que l'organisation des bruits, des évocations qu'ils suscitent, sans hiérarchie, un pont dressé entre nature et culture ? Dès les années 60 je mêlais les bruits du quotidien ou certains sons exotiques aux instruments traditionnels et électroniques, cherchant à fabriquer des univers mentaux ou à recréer des espaces imaginaires que seul le son fait naître. L'infini.
Pour les Tundra Songs Charke enregistre les crevettes, les krills, les phoques avec un hydrophone. La glace craque. On pense au travail de Chris Watson. Les corbeaux fondent sur la viande. Il fabrique un capteur de bourdonnements constitué d’une boîte en plastique avec un trou pour le microphone, puis y introduit un moustique pour l'enregistrer ! Chacun des mouvements explore un monde sonore précis : la glace (hiver), l'eau (printemps), une histoire contée par Laakkuluk Williamson Bathory de Iqaluit au Nunavut (été), les hurlements des chiens de traîneau (automne), le croassement des corbeaux (hiver).
Sous les archets du Kronos se dessine l'histoire du Groenland, un voyage dans le temps qui ne néglige ni le passé ni le futur, une épopée des grands espaces où le jeu est une des clefs de l'énigme.