70 Musique - octobre 2015 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 30 octobre 2015

Anthropique, sur les routes de Bourgogne


En évoquant hier Vol pour Sidney j'ai immédiatement pensé à un autre vol, parabolique cette fois, que le violoncelliste Didier Petit exécuta récemment avec son cosmocelle, un instrument réduit par le luthier Laurent Paquier. L'expérience en apesanteur alimentera probablement un prochain album, mais aujourd'hui sort celui du trio Anthropique formé avec la chanteuse Lucia Recio et le percussionniste Edward Perraud qui sillonnèrent les routes de Bourgogne.
Didier Petit, véritable humaniste, généreux et partageur, absorbe les rencontres et les paysages à grandes embrassades. L'album du trio Anthropique est un petit coffret rouge rempli à ras bord de pépites. D'abord quatorze pièces réparties en quatre mouvements, autant que de départements traversés et dont quatre livrets rendent "conte" par les rencontres avec treize êtres humains croisés pendant la tournée : éducateur et luthier de vielle à roue, boulangère bio, garde-forestier en Côte d'Or, peintre, tourneur sur bois, potière dans l'Yonne, restauratrice photo, vigneron, actrice en Saône-et-Loire, calligraphe, directeur de salle de cinéma, conservateur, restauratrice dans la Nièvre. Les photos des livrets sont de Edward Perraud dont c'est la passion lorsqu'il pose ses baguettes. Ensuite, en suite, la musique délicate est ciselée avec le même amour que chacun fait son métier. Elle les réfléchit, les textes dits par Didier les accompagnant en ami, sans chichi, comme on parle. Lucia chante les Doors, Gainsbourg, Baudelaire, Billie Holiday... Edward caresse ses fûts en artisan du son, Didier frotte ou pince ses cordes avec tendresse ou fermeté, toujours dans la plus grande sincérité... L'ensemble fait conversation, mais c'est une road-music à laquelle ils nous convient par ce magnifique objet qui nous réconcilie avec le support physique du CD.

→ Anthropique, CD Sur les routes de Bourgogne, label in situ, dist. Orkhêstra

P.S. : sur Mediapart où ce blog est publié en miroir, Pipotin indique deux liens, d'abord un reportage en images du Centre Régional du Jazz en Bourgogne, ensuite Comme un boomerang à écouter en ligne sur SoundCloud...

jeudi 29 octobre 2015

Retour du Vol pour Sidney


Sidney Bechet fut un des plus grands musiciens de jazz avec Louis Armstrong, Duke Ellington, Charlie Parker, John Coltrane, Charlie Mingus ou Miles Davis. Soixante ans après que les spectateurs, excités par sa musique, aient cassé les fauteuils de l'Olympia, le label nato réédite Vol pour Sidney (aller), disque collectif rendant hommage au génial saxophoniste dont le soprano reste la référence, instrument que seul Steve Lacy sut renouveler tout en sachant ce qu'il lui devait, tout comme quantité de musiciens, dont ceux, et non des moindres, qui participèrent à ces enregistrements.

Lol Coxhill, héritier direct du style de Bechet, commence avec le tube Petite fleur, accompagné par le claviériste Pat Thomas dont les percussions électrisent la Nouvelle Orléans originelle. Le groupe British Summer Time Ends évoque le ballet La nuit est une sorcière dans une interprétation rappelant Morricone et Moondog. Troisième façon d'actualiser radicalement la musique de Bechet, le saxophoniste Michel Doneda s'associe à Elvin Jones, le batteur de Coltrane, pour une Egyptian Fantasy démontrant d'où vient naturellement le free jazz. Retour aux racines du blues de Sidney avec Taj Mahal avant que The Lonely Bears, qui réunissent Tony Hymas, Terry Bozzio, Hugh Burns et Tony Coe, ne rappellent la tendresse de Si tu vois ma mère. Steve Beresford funkise la frivolité caribéenne de Lastic, d'abord avec la chanteuse martiniquaise Francine Luce, puis avec le percussionniste hollandais Han Bennink où le duo déjante en humour batave. Surprise d'entendre Charlie Watts, le batteur des Rolling Stones, avec Lol Coxhill et Evan Parker, tous deux sopranisant sur Blues in The Cave, puis un délirant Laughin' in Rhythm. La guitare d'abord électrique, puis acoustique de Hugh Burns accompagne la chanteuse pop soulifiante Pepsi sur Blue For You Johnny avant que Lee Konitz n'entame sagement As-tu le cafard ? avec Ken Werner au piano. La chanteuse polonaise Urszula Dudziak reprend la voix du futur en transformant la sienne électroniquement pour un Make Me A Pallet On The Floor des plus bizarres. Bechet est éternel. Enfonçant le clou en reprenant Petite Fleur dans une "version non contrainte" Lol Coxhill et Pat Thomas ferment le ban. Ce n'est pas un hasard si en 1995 je demandai à Lol de venir enregistrer le clown du CD-Rom Au cirque avec Seurat !

Vol pour Sidney (aller) fait partie des grandes réussites du label nato comme tous ses disques à thème autour de Satie, Durruti, Godard, Spirou ou Hitchcock. Si la couverture de Pierre Cornuel est la même qu'à sa sortie en 1992, clin d'œil tintinesque du producteur Jean Rochard fan de bandes dessinées, le nouveau livret est illustré par Thierry Alba, Jazzi et Chistian Rose. Y figure un texte magnifique du saxophoniste Lol Coxhill publié en 1984 dans Jazz Ensuite, revue indispensable que Rochard ne put hélas faire durer au delà du cinquième numéro.

Mais évoquer cet hommage à Bechet sans raconter mon propre attachement eut été incomplet. Je venais d'avoir cinq ans lorsqu'en janvier 1958 mon père produisit au Théâtre de l'Étoile l'opérette Nouvelle Orléans dont Sidney était la vedette. Avec son orchestre il traversait la salle en jouant et chantant "Les oignons, c'est pas cher, mais c'est bon...", lançant de vrais oignons le soir de la première, puis des répliques en cotillon les représentations suivantes. Premier musicien que je rencontrai, on peut tomber plus mal, je fus certainement séduit par son lyrisme, son invention et son humour. Il me prenait sur ses genoux pour faire des combats de boxe dont je sortais à tous les coups vainqueur. Sidney adorait le catch et il lui est même arrivé d'annuler une représentation pour assister à un match Salle Wagram située à côté du théâtre. Imaginez la colère de mes parents le voyant au premier rang s'époumoner en criant "Tue-le !" alors qu'il avait prétendu être souffrant. Accessoirement et pour des raisons qui n'avaient rien à voir avec le spectacle, mon père fit faillite avec cette production et il remboursa ses dernières dettes jusque trois ans avant sa mort en 1984. Je dois aussi à Sidney le premier son que je produisis de mon histoire de musicien : le vieux monsieur à l'immuable sourire m'apprit à souffler dans son saxophone soprano ! Je ne l'ai jamais oublié et lorsque j'écoute cet album je revis ces merveilleuses années de l'enfance qui nous insufflent la passion de construire et reconstruire pour retrouver les premiers émois du jeu.

Vol pour Sidney (aller), réédition CD label nato, dist. L'autre distribution

vendredi 23 octobre 2015

Arlequin est en ligne !


L'excitation est à son comble. Enregistré lundi, livré vendredi, l'album Arlequin est en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org. J'ai passé trois jours à améliorer le mixage des dix pièces que nous avons conservées avec la bassoniste-chanteuse Sophie Bernado et la vibraphoniste-percussionniste Linda Edsjö. La Suédoise m'envoyait ses suggestions depuis Copenhague et la Gersoise lorsqu'elle réapparaissait à Montreuil. L'annonce de la nouvelle sur FaceBook avait déjà fait son petit effet, probablement grâce à ma garde-robes prêtée à mes deux comparses. Le quart d'heure chiffons est aussi indispensable que le menu de midi et que la photo prise par Françoise pour détendre l'atmosphère. L'ambiance était ludique et enjouée, mais enchaîner autant d'improvisations entre l'installation et le rangement du matériel demande une concentration épuisante. Ce fut donc soupe de cresson, saumon bio accompagné de trois sortes de navets et sorbets. Quant aux vestes, j'ai acheté 20 euros le bibendum rouge à une vente jeunes créateurs, trouvé la disco à New York dans une friperie et acquis ma première doudoune deux jours plus tôt en connaissance du thème de nos improvisations.
Arlequin vient d'un jeu de mots de Sophie à propos d'Arles où j'avais engagé Linda pour accompagner le photographe Elliott Erwitt. J'ai saisi la balle au bond et proposé que nous improvisions d'après des couleurs. Dans le feu de l'action nos arlequinades ont souvent mélangé les tons sur la palette, mais l'ensemble montre une incroyable unité alors que ni Linda ni moi-même n'avions jamais joué avec Sophie que nous ne connaissions que par son travail avec Art Sonic, mais dont j'avais regardé maintes vidéos sur le Net. La complicité tient essentiellement aux échanges informels que nous avions eus en amont. Linda et moi avons déjà réalisé plusieurs performances en trio avec la chanteuse Birgitte Lyregaard que l'on peut retrouver sur l'album La chambre de Swedenborg (également en vidéo) et sur le site vidéo de France Musique. La séance de Paris a donc entériné nos accords nord-sud, quitte à en voir de toutes couleurs.
Si je connaissais les talents de chanteuse de Linda, j'ignorais ceux de Sophie. Elle passe sans temps mort de la voix au basson tandis que Linda avait apporté quelques percussions en plus de son vibraphone. De mon côté je me concentrai sur le clavier, ajoutant ça et là une contrebasse à tension variable et une trompette à anche plongée dans une cuvette remplie d'eau (lutherie Vitet), hou-kin (c'est un violon vietnamien), harmonica et flûte. Comme d'habitude je n'ai pas la moindre idée de la manière dont cette musique sera entendue, mais nous nous sommes bien amusés. Que rêver de mieux ?

mercredi 21 octobre 2015

Nina Simone et Ray Charles pour les enfants


Quelle meilleure manière de faire grandir les enfants que de les inciter à poser mille questions ? Le pourquoi à tiroirs si horripilant à la longue est la question essentielle que nous ne devrions jamais oublier. La cassure se produit à l'entrée au cours préparatoire lorsque les réponses anticipent les questions. Plus tard les informations entérineront la catastrophe en évacuant le sujet sous le flot des faits divers. Il n'y aura même plus de réponse imposée, juste un épais brouillard. Que surtout l'on ne se pose plus aucune question, et la loi deviendra la vérité ! "C'est comme ça... Que voulez-vous qu'on y fasse ?... C'est trop compliqué..." sont devenues les phrases récurrentes de la plupart. Et quand j'entends "Y a pas de souci !" à tout bout de champ je m'en fais beaucoup au contraire. D'autant que l'inconscient, justement, les ignore, ces contraires.
Le racisme fait partie de ces a priori basés sur rien d'autre qu'une absence de pensée. La haine de l'autre en soi se reporte sur la différence. Le bouc émissaire est le bouquet de misères dont l'odeur vous colle à la peau et vous empêche de vous fondre dans la masse anonyme, cette population "normale" qui finit pas ériger des murs dans ses replis communautaires. Gallimard Jeunesse publie deux livres pour les enfants qui abordent ce fléau sous l'angle de la musique, portraits de deux chanteurs noirs américains qui se sont révoltés contre l'injustice.
Nina de Alice Brière-Haquet et Bruno Liance raconte en images l'enfance de Nina Simone, courte berceuse aux délicates touches noires et blanches qui demande un accompagnement parental pour que les questions ne restent pas sans réponse. Il n'est jamais trop tôt pour se révolter !
Plus consistant, le petit volume consacré à Ray Charles dans la série Découverte des musiciens est comme chaque fois aussi musical que pédagogique. Après Louis Armstrong, Django Reinhardt, Charles Trenet, Ella Fitzgerald, Elvis Presley, la biographie écrite par Stéphane Ollivier et dessinée par Rémi Courgeon comporte un CD audio qui reprend le texte, cette fois dit par Daniel Lobé, avec quantité d'extraits et de chansons complètes. Il y a aussi, en marge du récit, plein de petits jeux qui poussent à la réflexion et à la rêverie...
Là où Nina se lève pour protéger sa maman, Ray doit faire face à la perte de ses parents et de son petit frère, et à la cécité qui intervient lorsqu'il est âgé de sept ans. Les deux enfants sortiront vainqueurs de l'adversité grâce à la musique que leurs voix porteront tout autour du monde. Sans devenir des stars internationales, tous les musiciens savent ce qu'ils doivent à leur art, une passion qui leur a souvent permis de s'échapper de la voie tracée par ceux qui n'œuvrent qu'à noyer les questions. Car la musique est incapable d'être péremptoire. Comme la poésie elle tourne autour du pot, son abstraction ne l'empêche pas de raconter des histoires ou d'exprimer des émotions, souvent sans paroles. Pour Nina et Ray les chansons portent leurs voix. La voix dresse un pont entre le corps et l'esprit, un mystère que l'on n'en finit pas d'apprivoiser. En tout cas c'est une bonne question !

Nina, texte de Alice Brière-Haquet, illustrations de Bruno Liance, Gallimard Jeunesse Giboulées, 6-10 ans (j'aurais pensé beaucoup moins), liens Deezer sur des titres de Nina Simone et de sa fille Lisa, 14,90€
Ray Charles par Stéphane Ollivier, illustrations de Rémi Courgeon, avec la voix de Daniel Lobé, Gallimard Jeunesse Musique, 6-10 ans, 16,50€

mercredi 14 octobre 2015

Un cheveu sous la voix


Un cheveu sur la langue n'empêche pas de chanter. Il participe même au charme de l'artiste, personnalisant sa voix, d'autant qu'il dessine l'enveloppe de son timbre. La plupart du temps je ne fais pas attention. J'y ai seulement pensé en écoutant le beau concert de Yael Naim sur arte studio (écoute libre) et en la regardant. De la même manière j'ai mis des années à me rendre compte que Robert Wyatt en était affublé et que ce chuintement, reste de l'enfance, produisait une fragilité délicieuse à celles et ceux qui ne s'en étaient pas débarrassés. Akhenaton, Freddie Mercury, Donald Fagen, Tom Waits, Elton John font ainsi partie des zozoteurs lyriques. Au cinéma Humphrey Bogart ou Sean Connery à ses débuts portaient eux aussi le cheveu sur la langue et Darry Cowl en fit son style. Il existe d'autres dyslalies plus handicapantes comme le bégaiement qui peut disparaître justement en chantant. Ou des timbres de voix comme celui de Bob Dylan dont la faille signale l'originalité. La difficulté pour chacun est d'accepter sa voix, trouble né seulement avec le premier système de reproduction lorsque l'on a pu l'entendre sans la résonance de son crâne. Comme en haïkido, mieux vaut renverser l'adversité pour en faire sa force !

mardi 13 octobre 2015

Cette machine tue les fascistes


Très belle surprise de découvrir This Machine Kills Fascists, le nouvel album de Francesco Bearzatti, hommage au folk singer américain Woody Guthrie qui avait écrit cette phrase sur sa guitare. Le saxophoniste italien ne l'a pas gravée sur son saxophone, mais sur son CD... Comme on aimerait que les marchands d'armes se recyclent luthiers pour chasser la vermine au lieu d'exciter les rivalités ! Pour son Tinissima 4et Bearzatti, qui joue parfois de la clarinette, a réunit le trompettiste Giovanni Falzone, le bassiste Danilo Gallo et le batteur Zeno De Rossi. Il a également invité la chanteuse Petra Magoni sur le titre dédié aux anarchistes Sacco et Vanzetti injustement condamnés à la chaise électrique par le gouvernement américain en 1927. Il signe toutes les compositions sauf la dernière, This Land is Your Land, un classique de Woody Guthrie écrite en 1940 et qui pourrait servir d'hymne à tous les réfugiés du monde entier.
En s'inspirant de la vie et de l'œuvre du folk singer politiquement engagé Bearzatti joue le blues d'une manière étonnante qui rappelle l'Art Ensemble of Chicago dans ses pièces les plus populaires. Les musiciens ont cette manière urgente de prendre leur temps en affirmant les notes comme des slogans. Le son de la trompette de Falzone y participe aussi pour beaucoup. Après une introduction très imagée de l'Oklahoma, ils chevauchent le vent, embarquent à bord des trains avec les hobos, des SDF de l'époque, et raillent la chasse aux sorcières, tous ces mouvements en instrumentistes fameux et solidaires.

→ Francesco Bearzatti Tinissima 4et, This Machine Kills Fascists, CamJazz, dist. Harmonia Mundi

lundi 12 octobre 2015

Les couleurs danoises de l'école noire


En danois Den Sorte Skole signifie L'École noire, mais j'ignore les raisons du choix de ce nom de groupe si ce n'est que la pochette de leur album III est de cette couleur sans aucun signe extérieur ni sur les six faces du vinyle. Mais le noir est-il une couleur ? Le peintre Claude Monet ne le pensait pas. Vendredi soir, leur show à La Gaîté Lyrique, dans le cadre du Festival d'Île-de-France, plongé dans le noir était au contraire fortement coloré, tant la musique que les projections sur les quatre murs encerclant le public.


Sur la scène Martin Højland et Simon Dokkedal ressemblaient plus à des percussionnistes qu'à des DJ, leur musique sonnant très différente des martelages répétitifs de la techno ou de l'électro. Leur culture générale en matière musicale est suffisamment étendue pour qu'ils osent emprunter leurs samples à tous les courants, et en particulier à ceux des musiques du monde, conférant au concert un effet de rituel magique. Seraient-ils à l'électro ce que Pharoah Sanders fut au jazz ? Ils diffusent les parfums bruts de l'Afrique ou de l'Asie en les habillant de l'écrin de la technologie occidentale. La musique de Den Sorte Skole est aussi construite comme une série de chansons ou plutôt de petits scénarios très architecturés, ne craignant ni les cassures ni les surprises. On est très loin de la forme vectorielle A vers A' de nombreux concerts de techno. Dans deux ou trois semaines sort leur quatrième album, Indians & Cowboys, dont ils livrèrent l'exclusivité au public parisien. Comme les précédents, il sera donné gratuitement en téléchargement, pâle reproduction de l'original en vinyl qui, lui, sera vendu.

jeudi 8 octobre 2015

God at The Casino


Décidément ça explose dans tous les sens ! Les jeunes musiciens ont la rage. Qu'ils soient sereins ou excités selon les pièces ils tranchent d'avec leurs aînés empêtrés dans leur amour dévot pour le jazz américain. Comme pour les exilés de tous les continents, les frontières de style ne veulent plus dire grand chose quand il s'agit de vivre. Au lieu de poireauter dans un couloir sans fenêtres ils arpentent toutes les pièces avec un bagage incroyable, amoureux de toutes les musiques, qu'elles soient classique, pop, punk, jazz ou innommable. Il n'empêche que les instrumentistes doivent tout de même au jazz leur liberté d'improvisation. Il aura fallu tant d'arabesques, de variations tricotées autour du thème, il aura fallu la révolution du free jazz et le groove du funk pour que s'épanouisse cette nouvelle génération de voyageurs. Les recherches de la musique contemporaine ont également éclairé leur chemin, donnant naissance à des généralistes dont les spécialités ne sont qu'accessoires, costumes et décors.


Le trio Hermia Ceccaldi Darrifourcq est de cette trempe. Ils sortent un album riche en timbres, rythmes et mélodies hirsutes sur le label anglais Babel, montrant aussi que l'humour est une affaire grave lorsqu'ils détruisent l'horloge sans casser le tempo. Le saxophoniste Manuel Hermia, le violoncelliste Valentin Ceccaldi et le percussionniste Sylvain Darrifourcq jouent une musique de groupe où la solidarité s'exprime sans fard. Et lorsqu'il lance les dés, ils aiment les voir se fendre parce que le hasard fait partie du jeu et que leurs gestes sont dictés par des forces inconscientes que seul leur art canalise.

→ Hermia Ceccaldi Darrifourcq, God at The Casino, cd Label Babel

mardi 6 octobre 2015

Des madeleines dans la galaxie


Le corniste Nicolas Chedmail a inventé un instrument diabolique qui aurait plu à mon camarade Bernard Vitet. Début 2001 Chedmail, spécialiste du cor naturel, soit un cor sans pistons utilisé en musique baroque où l'on sélectionne les notes en enfonçant la main dans le pavillon, a l'idée de fabriquer un instrument à plusieurs pavillons qui dirige l'air par un système d'aiguillage contrôlé par les pistons de son cor d'harmonie. En 2003 il décide de monter un orchestre basé sur ce principe, ce sera le Spat'sonore. Trente ans plus tôt on avait vu Vitet jouer d'un cor multiphonique à trois pavillons sur la scène du Festival de Châteauvallon avec le Portal Unit, mais cette fois ce sont huit musiciens et un écheveau de tubes qui place le public au centre de l'orchestre.
Le cor spatialisé de Chedmail possède quatre pavillons, l’un à deux mètres à droite, un autre à deux mètres à gauche, un à deux mètres devant en douche au dessus du public. Sur ce principe sont construits de nouveaux spat' à partir du saxophone, du trombone, du tuba et même du banjo et des percussions ! Les musiciens peuvent transformer les sons habituels, toujours purement acoustiquement, sans aucune amplification, avec différents accessoires, anches doubles, anches battantes, sourdines à eau, appeaux, ballons de baudruche, etc., multipliant les possibilités timbrales de leurs instruments. Sur le principe du jeu d'orgue les tirettes sont remplacées par les pistons.


La pénurie de partitions contemporaines pour le cor a incité Chedmail à inventer son propre instrumentarium après un séminaire avec le compositeur et trombone Vinko Globokar invité au CNSMD de Lyon par Jacques DiDonato. La magie des concerts du Spat'sonore tient à la multiphonie acoustique qui encercle et surplombe le public assis au centre de la pieuvre. Le dispositif rappelle un peu le Zwei-Mann-Orchester de Maurizio Kagel (il y a également trente ans !) pour la loufoquerie de cette nouvelle lutherie, mais avec, en plus, l'immersion acoustique où fermer les yeux emporte ici les auditeurs dans un paysage musical totalement inouï. Les compositions offrent des plages d'improvisation aux musiciens, de même que chaque lieu implique des ajustements pour les faire sonner. En s'adjoignant un chanteur de hardcore des années 80, Jean-Michel Pupin (ex GI Love), la musique, éminemment collective interprétée avec Thomas Beaudelin, Philippe Bord, Giani Caserotto, Julien Desprez, Roméo Monteiro, Maxime Morel et Joris Rühl, place une cerise sur le gâteau ! Alors offrez-vous, comme disait Jean Renoir, mieux qu'une tranche de vie, une tranche de gâteau !

Jeudi 8 octobre le Spat'sonore est à L'Archipel, 26bis rue de Saint-Petersbourg à Paris (séances à 18h, 18h55 et 20h45) dans le cadre du Festival "Le Classique c'est pour les Vieux") pour Des madeleines dans la galaxie.
Puis vendredi 9 (séances à 18h30 et 20h) et samedi 10 (séances à 15h, 16h30 et 18h) les huit musiciens seront au squat L'amour, 24 rue Molière à Bagnolet.