70 Musique - janvier 2017 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 27 janvier 2017

Mingus Erectus, une histoire du jazz


Voilà le genre d'objet qui me ravit ! D'abord parce qu'il s'inspire de la musique et du roman du plus grand compositeur de jazz à mes yeux et mes oreilles, Charles Mingus, ensuite parce qu'il allie un recueil de textes et un CD, l'un renvoyant à l'autre par un jeu de directs, de crochets et d'uppercuts. Pour les directs j'ai noté quelques samples d'époque. Les crochets sont des déviations musicales qu'empruntent un paquet de musiciens formidables qui ont participé à l'enregistrement de la musique originale composée par Étienne Gauthier. On doit les uppercuts aux textes de Noël Balen à la tête de cette entreprise qui rappelle furieusement le style littéraire de Moins qu'un chien (Beneath The Underdog), le roman autobiographique de Mingus qu'Un Drame Musical Instantané avait largement cité en 1992 dans notre spectacle Let My Children Hear Music. Mais ici tout est nouveau, textes et musique, excepté Goodbye Pork Pie Hat. Les bruitages s'y mêlent dans un hommage brillant qui convoque, en plus des comédiens et des solistes, le Fame's Macedonian Symphonic Orchestra dirigé par Philippe Jakko, avec un ensemble à cordes orchestré par Gauthier et une section de cuivres par le saxophoniste Julien Cavard.
La distribution exceptionnelle rassemble les chanteurs Liz McComb, Michel Jonasz, David Linx, les rappeurs Passi, Kohndo, Mike Ladd, les comédiens Dominique Pinon, Irène Jacob, Jean-Luc Debattice, Victor Lazlo, Thomas de Pourquery, Arthur Ribo qui jouent les textes de Noël Balen dans l'urgence qu'ils réclament. Lui-même tient la contrebasse et la machine à écrire, mais il est savamment épaulé par Philip Catherine (guitares), Ricky Ford (sax ténor), Steve Potts (sax soprano), Géraldine Laurent (sax alto), Michel Portal (clarinette basse), Stéphane Belmondo et David Enhco (trompette), Glenn Ferris (trombone), Bojan Z et Thomas Enhco (piano), Jacky Terrasson (Fender Rhodes), Emmanuel Bex (orgue), Marius Etherton (guitare funky), Danny Kendrick (batterie additionnelle), tandis qu'Étienne Gauthier empile claviers, piano, batterie, percussions et programmations. Ajoutons les battements de cœur in utero de Gabrielle Balen sur À fleur de cuir et vous en aurez assez pour vous mettre l'eau à la bouche.
Le recueil de textes poétiques de Noël Balen pourrait fait figure de livret luxueux s'il n'était le nerf du projet. La moitié des textes du livre n'ont pas été enregistrés, aussi pouvons-nous en jouir indépendamment ou simultanément. L'auteur s'est si bien inspiré de son idole qu'ils semblent avoir été écrits par Mingus lui-même, et l'interprétation est de la trempe de la meilleure jazz poetry à l'instar de LeRoi Jones ou Jayne Cortez, des écrivains William Burrouhgs, Allen Ginsberg, Bob Holman, ou Sidney Poitier disant Platon sur une musique de Fred Katz. Toute proportion gardée, l'ensemble rappelle un peu l'ambitieux Back On The Block de Quincy Jones. Une histoire du jazz. Les poèmes de Balen rendent la modernité de Mingus, intemporel, rythmique, furieux. Une histoire noire américaine.

→ Noël Balen, Mingus Erectus, 128 pages + CD exclusif offert avec le livre rempli de photos des participants, Le Castor Astral, 15€

jeudi 26 janvier 2017

Rideau !, enfin en CD


Rideau! sort pour la première fois en CD grâce au label autrichien Klang Galerie. Second album d'Un Drame Musical Instantané, il avait été publié en 1980 sur GRRR en vinyle où il est toujours disponible. Remasterisé en 2016 avec quantité de bonus tracks, parmi lesquels la pièce figurant sur l'album de compilation In Fractured Silence de United Dairies, pour la première fois ici dans son intégralité.
Après nos débuts exclusivement consacrés à la composition instantanée, que les à-peu-près nomment improvisation, M'enfin, sous-titré en anglais The Phantom of Liberty en hommage à Luis Buñuel, fut notre première pièce écrite en composition préalable, soit un morceau de studio avec nombreux re-recordings et manipulations électro-acoustiques. Bernard Vitet y joue des cuivres et d'un faisceau de percussion de son invention aujourd'hui disparu, le percuvent, qui se joue avec la bouche. Francis Gorgé passe de la guitare classique à l'électrique tandis que je fais sonner mon synthétiseur ARP 2600. Tous les deux utilisons également de petites percussions. L'alternance de la fanfare virtuelle avec la guitare et les sons électroniques se déroule sur fond de chiffres du loto arabe enregistré dans le café en face de chez moi.
Pas besoin d'espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer, sous-titré Against Noise Conspiracy parce que je fus incapable de traduire la maxime de Guillaume d'Orange, est le second morceau de studio de notre histoire, mais l'enjeu fut cette fois de le camoufler en pièce de concert avec le son de la salle et les applaudissements. Bernard au violon, Francis à la guitare arco, moi-même au piano et au synthé, sommes mixés avec un orchestre qui s'accorde. Lors de n'importe quel concert symphonique, c'est un moment toujours réussi quels que soient l'ensemble et l'œuvre ! J'ai découvert beaucoup plus tard qu'Edgard Varèse avait composé une pièce sur ce principe intitulée Tuning Up.
Le morceau éponyme Rideau ! est extrait d'un concert live enregistré au Forum des Halles. Très conceptuel et provocateur, le happening consistait à dissocier l'image des musiciens sur scène et leurs productions sonores. Nous commencions par jouer rideau fermé, puis le rideau s'ouvrait et nous écoutions ce que nous venions d'improviser, commentant notre écoute, vautrés dans de confortables fauteuils. C'était une manière d'illustrer notre façon de travailler en la mettant en scène. Nous diffusions également des pièces d'autres compositeurs que nous discutions simultanément, tel Charles Ives chantant au piano ou le trou de Monk sur The Man I Love avec Miles Davis. Le public avait été interloqué que j'ai l'audace de répondre à un spectateur nous apostrophant : "Papa, on se retrouvera à la sortie !". Or c'était bien mon père, qui m'avait énervé en ne comprenant pas ce que nous tentions de faire, soit scénographier le discours de la méthode et fabriquer des espaces imaginaires. C'est certainement l'un des plus intéressants spectacles de théâtre musical que nous ayons créé, car il annonçait nombreuses voies que nous allions ensuite empruntées pendant la trentaine d'années à venir. Francis y joue aussi de la basse. Je possédais encore mon orgue Farfisa Professional, en plus de l'ARP et de la flûte. Je me risque aussi à la mandoline...
La critique, sous titré Ask Why, quatrième et dernier morceau du vinyle original, fut enregistré en une seule prise devant quelques amis dans ma cave du 7 rue de l'Espérance à Paris, le 1er avril. Bernard et moi y jouons de la guimbarde en plus de nos instruments de prédilection. Nous avions alors un instrumentarium extrêmement volumineux qui rappelait à certains critiques l'Art Ensemble of Chicago, également pour la collection de racines culturelles que nous arrosions.


Les quatre inédits présents sur le CD ont été enregistrés en 1983 dans un studio hyper professionnel. Nous avions demandé le piano Bösendorfer Imperial, des percussions d'orchestre tels des timbales, des gongs, des cloches plaques, une grosse caisse symphonique, etc. Tunnel sous la Manche (Under the Channel) était donc déjà paru sur la compilation de United Dairies avec d'autres pièces de Nurse With Wound, Soma et Hélène Sage, mais dans une version écourtée. C'est la première fois qu'on peut l'entendre dans son intégralité. Bernard est au piano et à la percussion, Francis à la guitare, au synthé (probablement un DX7), à la percussion et à la flûte. J'y joue du synthétiseur, mais je suis passé au PPG Wave 2.2 dont le timbre est d'une profondeur et d'une transparence inégalées ; je complète avec flûte, trompette et diffusion de bandes magnétiques ; on peut reconnaître des extraits du Trou (mais cette fois de Jacques Becker !) que je réutiliserai plus tard pour L'homme à la caméra, de même qu'ailleurs j'ai entendu des bouts de La règle du jeu de Jean Renoir, de Johnny Guitar de Nicholas Ray, et le témoignage d'un fou furieux de l'association Légitime Défense.
La durée des quatre bonus correspond à peu près à celle des quatre pièces originales du vinyle. Pour La peur du vide, Légitime défense et Le directeur paiera pour ses crimes, Bernard joue évidemment de la trompette, mais aussi de la trompette à anche (une de ses innombrables inventions), du violon, de la double bombarde (encore une de ses facéties), des timbales, etc. Francis est essentiellement à la guitare, mais cela ne l'empêche pas d'utiliser synthé, basse et percussion. Quant à moi, en plus du PPG je m'assois au piano, souffle dans trompette, trombone, flûte et guimbarde, et diffuse toujours de drôles de bandes avec un magnétophone à cassette.
Ces quatre inédits auraient pu constituer à eux seuls un album. Je les aime autant que les quatre pans de Rideau !. L'époque était particulièrement inventive, pas seulement chez le Drame. En 1983 nous n'enregistrions plus de disque en trio, accaparés par notre grand orchestre avec lequel nous avons réalisé coup sur coup À travail égal salaire égal, Les bons contes font les bons amis, L'homme à la caméra, et quantité de ciné-concerts, genre que nous avions remis à la mode dès 1976. Bernard n'est plus de ce monde, mais Francis et moi sommes très heureux de cette réédition augmentée. De même que nous avions dédié le vinyle Rideau ! au contrebassiste Beb Guérin qui venait tristement de mettre fin à ses jours, nous aurions pu dédier ce CD à Bernard Vitet qui nous manque cruellement et auquel nous pensons quasi quotidiennement l'un et l'autre.

→ Un Drame Musical Instantané, Rideau !, CD, Klang Galerie, 16€

mardi 17 janvier 2017

Pink Floyd et Zappa, 48 ans plus tard


J'écris 48 ans plus tard, alors que le somptueux coffret de 27 disques du Pink Floyd s'appelle The Early Years 1965-1972, commençant donc quatre ans plus tôt si je sais encore compter. Il est certain que le calcul mental se perd chez les nouvelles générations ! Donc en 1965 je n'en étais encore qu'aux Beatles et aux Rolling Stones, achetant leurs 45 tours lors de mes séjours britanniques, envoyé par mon père qui pensait à juste titre que les voyages forment la jeunesse*. C'est seulement en 1969 avec More, la B.O. du film de Barbet Schroeder, puis Ummagumma, que je deviens fan du Floyd en même temps que de Soft Machine. Ils font alors figure de groupe expérimental, psychédélique et planant. De plus Rick Wright joue comme moi sur orgue Farfisa, alors que Mike Ratledge (Soft Machine) possède un Lowrey avec une distorsion qui me renverse et Keith Emerson (Nice) un Hammond plus classique qu'il renverse. J'ai lâché très vite, le groupe perdant progressivement sa légèreté et l'inventivité de ses débuts au profit d'un son plus banalement rock. Si je m'interdis d'acheter le coffret à près de 500 euros, il n'empêche que leur première période est la seule qui m'ait vraiment passionné, que ce soit avec Syd Barrett sur les deux premiers albums ou sans lui pour les deux suivants.
Mais dès l'été 1968 mon idole est Frank Zappa. Il incarne le déclic qui me fera faire de la musique et devenir compositeur. J'ai raconté mon voyage au Festival d'Amougies où je l'y enregistre avec le minuscule magnétophone portable de ma petite sœur et comment mes bandes feront le tour de la planète en toute illégalité. J'avais eu la chance de voir à Paris le long métrage de 3h30 réalisé à cette occasion par Jérôme Laperrousaz et Jean-Noël Roy, produit par Jacques Zajdermann, le père de Paule. Il n'était resté qu'une semaine à l'affiche, interdit par Pink Floyd, le producteur du festival et des disques Byg, Jean Georgakarakos, n'ayant jamais obtenu les autorisations nécessaires, d'autant qu'il n'avait pas payé les musiciens ! En lisant que la jam session de Interstellar Overdrive avec le Floyd et Zappa figure sur le troisième DVD du nouveau coffret je suis excité comme une puce, car je n'ai jamais revu autre chose que quelques clichés photographiques de la rencontre. Roger Waters et Nick Mason auront donc enfin cédé à je ne sais quelles sirènes !
Si les films m'intéressent plus que les CD dans cette extraordinaire rétrospective, je suis à la fois ému et déçu par l'extrait d'Amougies. J'aurai attendu 48 ans pour revoir ces images prises sous le chapiteau où nous assistions aux concerts les plus merveilleux, enfouis dans nos sacs de couchage. Mais, contrairement à nombreuses autres séquences, le son est à peine meilleur que mon enregistrement bien que ce soit Antoine Bonfanti qui s'en soit chargé, et, plus grave, l'extrait ne présente que la première moitié de l'improvisation alors que c'est dans la seconde que le morceau prend son envol. Je réalise seulement aujourd'hui que Zappa n'a que 28 ans lorsque je saute les barrières pour le rencontrer. J'avais assisté au concert des Mothers of Invention à l'Olympia un an plus tôt dans une salle clairsemée. Il m'apparaît alors comme un adulte, car je n'ai que 16 ans quand je l'abreuve de questions, sympathie qui me permettra de lui donner un petit coup de main les deux années suivantes.
S'ils sont d'un intérêt inégal, répétant parfois les mêmes morceaux, leur exhaustivité rappelle ou dévoile une époque où la télévision montrait une ouverture d'esprit beaucoup large qu'aujourd'hui. Je me rends surtout compte que c'est plus pop que je ne pensais, et que l'improvisation libre de Interstellar Overdrive aura considérablement influencé mon jeu de clavier. De même, Set The Control For The Heart of The Sun orientera mon goût pour les mailloches et la transe. J'ai passé plusieurs jours à regarder les films d'un œil distrait, mais attentif. Je n'arrive pas à assister religieusement aux captations de concerts ni aux passages télé comme si c'était des films de fiction ou des documentaires de création, mais la musique déroule son flux ininterrompu pendant que je tape ces lignes...

→ Pink Floyd, coffret édition limitée The Early Years 1965-1972, 27 disques CD/DVD/Blu-Ray/vinyles/documents, 25 heures, Pink Floyd Records, à partir de 426,45€

* Jean-Jacques Birgé, USA 1968 deux enfants, roman augmenté sur iPad, Les inéditeurs, 2,99€

jeudi 12 janvier 2017

François Sarhan, entre rock inventif et musique contemporaine


Marcher sur les pas de Frank Zappa est casse-gueule. C'est pourtant la première image qui me vient à l'écoute de L'Nfer (2006) du compositeur François Sarhan, et la réussite est exemplaire. Sur un récit de voyage à Londres raconté par le compositeur sans négliger les contrechamps, se greffe un arrangement musical qui suit la prosodie de la voix à la manière du Trésor de la langue du Québéquois René Lussier, technique utilisée également par Christophe Chassol. Mais Sarhan développe une écriture personnelle ponctuant dramatiquement le récit, remarquablement interprétée par l'Ensemble Ictus. Tout aussi découpé, mais avec une couleur plus jazz-rock, Orloff (2007) adopte le même système, cette fois avec son propre orchestre, CRWTH. Le documentaire fait place à une fiction de série B doublée en français et entrecoupée d'interruptions publicitaires. J'avais auparavant regardé des vidéos réalisées par Sarhan qui me semblaient plus kageliennes que zappiennes, mais les deux évocations quasi radiophoniques du CD Pop Up rappellent ici les fresques narratives du compositeur américain plus que les scénographies du provocateur argentin.
Même si elle s'appuie sur des sonorités et des rythmes issus du rock, il s'agit de musique savante. Que l'on ne s'y trompe pas, je range également Zappa dans cette catégorie, du moins pour ses œuvres les plus importantes ; j'entends par là des pièces qui s'écoutent sans rien faire d'autre, en opposition à certaines musiques populaires que l'on peut consommer en faisant la vaisselle par exemple, ou qui offrent le loisir de danser dessus.


L'album fondant Wandering Rocks et Commodity Music qui date de 2016, soit dix ans après Pop Up, soulève aussi la question de la façon dont la musique est "consommée" aujourd'hui. Sarhan regrette que l'on ne prenne plus le temps de l'écoute attentive, comme pour la poésie qui exige la même concentration. Écrite pour quatre guitares électriques, ici le groupe Zwerm, et 27 haut-parleurs diffusant des sons de synthèse réalisés avec le synthétiseur analogique SERGE à La Muse en Circuit, la version sur CD est réduite à une stéréophonie immobile alors qu'en représentation le public se promène au milieu du dispositif, voire dans plusieurs salles. Le projet initial plonge les spectateurs au milieu de haut-parleurs dont aucun ne diffuse la même source. Nous sommes ici plus proches des nouvelles musiques improvisées que du rock, la décomposition des formes construisant un nouveau parcours, plus abstrait que le précédent album.
Si j'ai cité Frank Zappa dont Sarhan est un des plus brillants héritiers, je me dois de suggérer le cousinage de L'Nfer avec le sublime Agitation d'İlhan Mimaroğlu pour ses montages cut qui font sens, critique politique loin de l'entertainment formaté. Wandering Rocks... est évidemment une expérience sensorielle que l'on aimerait partager dans un espace plus approprié que son salon. En explorant le site de François Sarhan ou les vidéos réalisées par le compositeur, on se rendra compte de l'étendue de son talent, ses inspirations l'amenant dans des contrées très différentes des deux albums chroniqués ici.

→ François Sarhan, Pop Up, CD, Sismal Records
→ François Sarhan, Wandering Rocks / Commodity Music, CD, label Muse

jeudi 5 janvier 2017

La cornemuse et le robinet


J'aurais pu vous parler du nouveau CD qu'Erwan Keravec a intitulé Sonneurs, soit un quatuor d'instruments traditionnels bretons interprétant des partitions du XXIe siècle, mais ma nuit avait été perturbée par un problème de robinets. Si je ne m'étais pas inquiété de celui du jardin dont le pas de vis est enfoui sous une pâte informe, j'aurais développé une analyse des cinq pièces de l'album à commencer par la première, ma préférée, composée par Wolfgang Mitterer sur une commande du Théâtre de Cornouaille, scène nationale de Quimper. Où trouver demain un chalumeau si le métal venait à casser ? D'où proviennent les graves percussifs de ce Run qui coule insatiablement des tuyaux de la cornemuse de Keravec, de la trélombarde de son frère Guénolé, de la bombarde d'Erwan Hamon et du biniou koz de Mickaël Cozien ? Si je n'avais ressassé toute la nuit la fuite d'un second robinet, au second étage, à savoir si je me déciderais à démonter celui-là moi-même ou attendre la venue d'un plus bricoleur, j'aurais évoqué les quatre autre pièces, successivement dûes à Susumu Yoshida, Bernard Cavanna, Erwan Keravec et Samuel Sighicelli. Elles feront probablement grincer les dents des classiques plombiers, mais raviront les adorateurs du nouveau. J'ai donc pris la voiture pour en acheter un tout neuf puisque l'ancien m'avait craché à la figure lorsque je l'avais démonté, couché sur le dos. Il y avait deux arrêts et non un seul comme je l'avais supposé, d'où la douche, avec signe de reprise. Tandis que je maniais la clef anglaise et le seau suédois, les quatre Bretons glissandaient dans des flaques de dissonances, attaquaient les résistances continentales, remontaient les bretelles des modes en laissant filer les bourdons. J'en ai profité pour vider le syphon. Il y avait de l'eau. Mais plus d'air que d'eau. Dehors il pleuvait. Dedans ça sonnait le Finistère. Je n'en verrai le bout que demain, lorsque les points cardinaux se seront rejoints au calvaire, là où les langues se délient, où les problèmes de robinets n'ont plus cours, pour que je puisse enfin voir le bout du tunnel.



→ Erwan Keravec, Sonneurs, CD, Offshore/Buda Musique, dist. Socadisc / Au Centre Pompidou le 4 février 2017 !

mercredi 4 janvier 2017

Turn Up Caravaggio


La stéréo panoramique de Caravaggio nous fait tourner la tête. Leurs tempi rapides nous entraînent vers un monde mécanique où l'on pourrait reconnaître Les temps modernes de Chaplin ou le début du Testament de Dr Mabuse de Fritz Lang, et les timbres de collection traversent la planète avec la rage du Tranceperceneige de Bong Joon-ho.
Avec Turn Up, leur troisième album, le quartet dessine, arbitrairement et sans chronologie, l'histoire du rock, longtemps appelée pop-music en France, en sept morceaux qu'ils assimilent à l'art rock. Ils développent chaque fois des séquences articulées où le blues, le hard-rock progressif, le psychédélique planant se mêlent au krautrock, à la jungle ou à l'électro. Aucun des parcours de chacun ne laisse pourtant penser à un come back, si ce n'est de leurs amours adolescents, puisque le batteur Éric Échanpard et le bassiste Bruno Chevillon viennent du jazz et des musiques improvisées, et que le claviériste Samuel Sighicelli et le violoniste Benjamin de la Fuente sont issus des musiques contemporaines et expérimentales.
Avec ses fûts accordés et ses cymbales ciselées, Échampard mène une course contre la montre, horloge implacable du synthétiseur. À la basse ou à la contrebasse, Chevillon laisse tomber des blocs telluriques en insérant des effets électroniques que lui offre son puzzle de pédales agencées. Soliste ici plus lyrique que mélodique, De La Fuente strie le ciel de saturations guitaristiques en remontant ses manches. Sighicelli intègre des échantillons radiophoniques ou cinématographiques à ses touches noires et blanches. Leurs voix à tous les quatre ne sont plus alors que murmures qui susurrent de se laisser porter par le flux électrique. La septième et dernière pièce retourne à la nuit dans un turn out libérateur de toutes ces énergies.
J'ai beaucoup aimé ce disque où j'avoue reconnaître pas mal de mes aspirations compositionnelles lorsque les alliages servent le propos. Il est probable que sur scène le groupe se livre à des variations plus libres que sur leurs précédents répertoires, le jeu d'ensemble laissant à chacun le soin d'apporter sa pierre à l'édifice.

→ Caravaggio, Turn Up, CD, Label La Buissonne, dist. PIAS, sortie le 24 février 2017