70 Musique - avril 2017 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 26 avril 2017

Bernard Vitet, irremplaçable


Rares sont les jours où je ne pense pas à mon copain. 32 ans de collaboration quotidienne, c'est beaucoup plus de temps que je n'en ai passé avec quiconque. Ajoutez les dernières années, empruntes de tristesse, d'abord parce que sa Harley était devenue trop lourde et qu'il était trop paresseux pour se déplacer sans elle, ensuite parce qu'une "bonne âme" avait fait le vide autour de son chevêt. Heureusement il y avait le téléphone dont nous avions été toujours adeptes et Bernard ne s'était jamais départi de son esprit de contradiction. Nous passions le voir de temps en temps. Il déclinait doucement. Sa voix grave de baryton Martin résonne toujours à mon oreille. Et sa pensée raisonne sans que je puisse trouver d'équivalence auprès de mes meilleurs amis. On pouvait parler de tout parce qu'il réfléchissait et que sa culture s'étendait au delà de sa connaissance, à la découverte de nouvelles contrées littéraires ou scientifiques, se pâmant pour les merveilles de la nature. Mais c'est évidemment dans la sphère musicale que Bernard Vitet me manque le plus. Avec qui parlerais-je aujourd'hui de Monk ou Varèse, des Beatles ou Webern, de Colette Magny ou des trompes cenrafricaines, du phonogène universel ou des modes à transposition limitée, de l'image du musicien sur scène ou de la cohérence de notre travail avec notre rôle citoyen, des paradoxes et des contradictions ?


Chaque fois que je travaille sur un nouveau projet je rêve de le lui montrer, sachant qu'il va chercher la petite bête pour m'obliger à me justifier et à préciser ma pensée. J'ai rarement connu autant de bienveillance dans la critique. Nous nous engueulions parfois, mais tombions toujours d'accord avant la fin de la journée. Bernard incarnait à la fois le passé, le présent et l'avenir. Appelons cela Le Grand Jeu. Il avait joué avec Django Reinhardt et Gus Viseur, Eric Dolphy et Albert Ayler, remplacé Miles dans le Quintet de Rêve, joué les chorus de Barbara, Bardot, Montand, Gainsbourg, participé à la première rencontre jazz et électronique avec Parmegiani, fondé le Unit avec Portal, et tant d'autres faits d'armes étonnants comme le premier groupe de free jazz en France avec François Tusques. Nous avions fondé en 1976 avec Francis Gorgé le collectif Un Drame Musical Instantané que je me suis décidé à dissoudre après leurs départs respectifs. Bernard n'évoquait jamais que l'avenir, du moins en ce qui concerne notre art. Il fallait le travailler au corps pour qu'il raconte comment il avait composé le pont de My Way sans le signer ou ses séances avec Diana Ross. Sa nostalgie se focalisait sur Paris, une ville qu'il aimait tant et dont les transformations le contrariaient. Ses derniers mois furent allégés par la lecture amusée d'Alphonse Allais. Mais pendant des années nous avons tiré des plans sur la comète, construit pas mal de fusées et atteint quelques planètes.
Je partage quantité de choses avec mes proches, mais je n'ai jamais retrouvé cette universalité qui n'épargnait aucun sujet. Ce qu'il ignorait, il l'inventait en convoquant le bon sens. Il se moquait d'avoir tort ou raison. L'important était de faire avancer la réflexion. Il est des deuils dont on ne peut se défaire. Nous parlons souvent de lui avec Francis. Bernard aurait été passionné par ce que va devenir la France Insoumise dans les mois qui viennent...

Photos le 13 janvier 2010 à Bagnolet lors d'un dîner avec Benoît Delbecq © JJB / Album de Musicora, Gens de musique, 1999 © Guy Vivien

vendredi 21 avril 2017

Emmanuelle Parrenin illumine le Disquaire Day


Dans le tiré-à-part limité à 100 exemplaires qui accompagne Pérélandra, l'un des deux albums d'Emmanuelle Parrenin publiés par Le Souffle Continu à l'occasion du Disquaire Day, figurent trois dessins inédits de Berberian. La musicienne et le dessinateur le dédicaceront demain soir samedi à la boutique du label, 20-22 rue Gerbier dans le 11e, près du Père-Lachaise, après les show-cases de 18h et 20h. Mais les collectionneurs n'attendront probablement pas le soir pour acquérir la réédition de Maison Rose, album clef de 1977. Car demain entre 500 et 600 albums différents seront mis en vente le temps de ce samedi 22 avril, les amateurs et les spéculateurs se ruant comme des rapaces sur ces vinyles rares et inédits. Théo et Bernard qui dirigent le label et tiennent le magasin du Souffle Continu n'ont commandé ni Johnny ni Madonna, mais une centaine de références qui correspondent à leurs goûts comme ce superbe coffret inédit de Thelonious Monk édité par Sam Records, musique des Liaisons dangereuses avec Barney Willen au ténor en 1959, photographies et présentation exceptionnelles.
De son côté, le label du Souffle Continu publie donc une réédition de Maison Rose (la galette est tout aussi rose) et l'inédit Pérélandra (celle-là est verte comme les feuilles des arbres). Dans le premier la voix d'Emmanuelle Parrenin glisse sur un sillon de cristal, des chansons modales dont la fragilité rappelle Barbara ou Brigitte Fontaine avec un accompagnement qui sonne parfois comme Nico. Elle s'accompagne à la vielle à roue, à l'épinette des Vosges, au dulcimer pour interpréter une sorte de folk psychédélique avec Bruno Menny aux percussions, Didier Malherbe à la flûte, Yan Vagh et Denis Gasser à la guitare, la chanteuse Doatéa Bensusan... À ses débuts elle avait chanté avec les groupes Mélusine et Gentiane, puis avec Vincent Segal, Dan Ar Braz, Alan Stivell et plus récemment Étienne Jaumet ou Pierre Bastien. Ses collectages de chansons traditionnelles en zone rurale croisent son travail de danseuse contemporaine, en particulier dans la troupe de Carolyn Carlson. Sa surdité vaincue après un grave accident lui font inventer la maïeuphonie, musico-thérapie basée sur la résonance qu'elle pratique par exemple avec des enfants autistes. Le tiré-à-part raconte son parcours magique où l'ayahuasca la libère de ses démons. Tout ce qu'elle touche possède une légèreté qui donne à la vie son énigmatique tendresse. Elle a signé la plupart des morceaux de Maison Rose et les arrangements avec Menny, mais Plume blanche, plume noire est du à Jean-Claude Vannier... Pour le côté expérimental j'ai pensé à Illuminations, l'incroyable disque de Buffy Sainte-Marie.
C'est cet aspect qui est privilégié sur Pérélandra, compilation de bandes enregistrées entre 1978 et 1982 pour des spectacles chorégraphiques, auxquelles participaient le bandéoniste Juan José Mosalini, le saxophoniste-flûtiste Didier Malherbe, le guitariste Yan Vagh, la chanteuse Doatéa Bensusan, le pianiste Jacques Denjean. Bruno Menny s'y livre à des traitements électro-acoustiques qui soulignent l'aspect expérimental de ce folk renaissant. Cet album inédit, essentiellement instrumental, complète merveilleusement le premier. En 2011 Emmanuelle Parrenin avait sorti son second album officiel, Maison Cube, en collaboration avec Flóp et Les Disques Bien. Attention, la particularité des albums du Disquaire Day est de ne pas être réédités après épuisement !

→ Emmanuelle Parrenin, Maison Rose, réédition du Souffle Continu Records, remasterisée à partir des bandes originales, 33 tours vinyle rose, 23€
→ Emmanuelle Parrenin, Pérélandra, inédit, Le Souffle Continu Records, 45 tours 30 cm vinyle vert, 20€

mardi 18 avril 2017

Le Cohelmec Ensemble sur Le Souffle Continu


La mémoire est volatile. Plus le temps avance, plus l'on fait de la place dans son disque dur crânien. On fige des moments. On réécrit l'histoire. Je croyais me souvenir de la musique du Cohelmec Ensemble (pour Cohen Elbaz Méchali), et puis voilà, j'écoute les trois albums que Le Souffle Continu vient de rééditer en vinyle et se dévoilent soudain des coins obscurs de mon ciboulot. J'entendais un free jazz français interprétés par des gars sympas, c'était ce qui me restait, et puis je découvre une musique très structurée qui emprunte aussi à la pop de l'époque, à Zappa, au classique... En fait, cela dépend des disques. Le plus récent, double enregistré le 5 octobre 1974 au Théâtre de l'Est Parisien a les travers que je craignais, mais les deux précédents, Hippotigris Zebra Zebra et Next me surprennent par leur architecture complexe, la richesse des timbres, la variété des influences, la fraîcheur et l'invention. Le premier date de 1969, le second de 1971. J'ai probablement joué avec le saxophoniste Jean Cohen et le clarinettiste-flûtiste Evan Chandlee dans des jams où nous étions nombreux sur scène, souvenirs humains plus que musicaux. La section rythmique des frères Méchali, François à la contrebasse et Jean-Louis à la batterie ou au vibraphone, était fameuse.
Dominique Elbaz, au piano à leurs débuts mais dont je ne me souviens pas pour les avoir découverts un peu plus tard, fut ensuite remplacé par le guitariste Joseph Déjean. Sa mort dans un accident de voiture en 1976 nous fit perdre un musicien exceptionnel. J'avais été très impressionné lorsqu'il avait rejoint Michel Portal dans l'orchestre où m'avait traîné Bernard Lubat. Ce fut un drame terrible, il allait indubitablement manquer une voix dans la nouvelle musique française. Son jeu très personnel ne ressemblait à aucun autre. Next, mon préféré des trois albums, réfléchit à la fois son époque en rebondissant d'un morceau à l'autre, plein de fantaisie, sans être trop "jazz".


Dans l'album live du Cohelmec, où le trompettiste Jean-François Canape remplace Chandlee, les clichés du free jazz apparaissent, annonçant la face de l'improvisation libre la plus sectaire. J'ai toujours eu l'impression que les Français qui essayaient de jouer "jazz" n'arrivaient jamais à la cheville des Afro-Américains. Leurs velléités ne suffisent pas, il ignorent les causes profondes de la souffrance et de la colère qui l'ont engendré, comme ils ne savent pas que les standards sont des tubes portés par des paroles que chantaient les mamans ! C'est probablement ce que Déjean comprend en arrangeant Colchiques dans les prés. Lorsque le Cohelmec s'affranchit du jazz, ils diffusent une originalité qui annonce les nouvelles musiques européennes. Nombreux jeunes musiciens d'aujourd'hui ne cherchent plus à swinguer comme des Américains, ce qui leur réussit. Ils trouvent leur propre swing, un balancement qui résulte d'un savant mélange entre rock, jazz et musique contemporaine, allant aussi puiser dans leurs propres racines. Le Cohelmec en fait partie !

jeudi 13 avril 2017

Je suis résolument ferrariste


Je m'en doutais depuis que, adolescent, j'avais écouté pour la première fois une pièce de Luc Ferrari à la radio dans les années 60 : je suis fondamentalement ferrariste, foncièrement, fraternellement. Le recueil de manuscrits, pour la plupart inédits, de Luc Ferrari (1929-2005), pionnier de la musique concrète, rassemblé par sa veuve Brunhild Ferrari et par Jérôme Hansen, ne fait que préciser les points de concordance avec ma propre manière d'envisager l'organisation des sons. L'entendre consista probablement pour moi en une libération par rapport à la musique pop que diffusaient alors Europe 1 et France Inter. Une autorisation de penser le monde comme une symphonie universelle où tout est permis, à commencer par le réel où l'imaginaire va puiser ses sources intarissables. L'observation est la règle, sa transposition l'exception. Je partage aussi le goût de la narration, hérité des poèmes symphoniques des compositeurs romantiques. Par contre mon caractère impétueux ne suivit pas la trace de son élégant minimalisme.
Si l'on reconnaît l'influence de John Cage dans son "hasard par détermination", son amour pour la vie sous toutes ses formes lui fait choisir celle, concrète, des sons du quotidien, des voix susurrées, plutôt que la synthèse de l'électronique. Cela ne l'empêchait pas de savoir écrire pour orchestre symphonique Histoire du plaisir et de la désolation sur les traces d'Edgard Varèse dont il avait filmé avec Gérard Patris Déserts dirigé par Maderna. Dans la même série des Grandes Répétitions, ils avaient réalisé des portraits extraordinaires d'Hermann Scherchen dont Ferrari évoque le studio personnel, de Stockhausen qui avait opté pour l'électronique, de Messiaen dont il s'était dégagé en rentrant au Service de la Recherche de Pierre Schaeffer, Schaeffer à qui il reproche de ne pas le comprendre et le brimer, de Cecil Taylor qui le rapproche d'un monde musical exempt de la hiérarchie imbécile qu'impose la classe bourgeoise...
Relire ses notes et feuilleter les partitions reproduites dans l'ouvrage donne envie de réécouter le somptueux coffret de 10 CD publié par l'INA et La Muse en Circuit lorsqu'il évoque l'Étude aux sons tendus, Tête et queue du dragon, Music Promenade, J'ai été coupé, les Presque Rien, Les Arythmiques, etc. Ses Tautologies me rappellent le synchronisme accidentel de Cocteau que j'ai toujours pratiqué, adaptant souvent cette technique vivante aux expositions que je sonorise. Ses entretiens avec François-Bernard Mâche, Catherine Millet, Christian Zanési, Pierre-Yves Macé et David Sanson sont passionnants. Ses réflexions intimes livrent sans pudeur ses frustrations et ses désirs, fidèles à ses Autobiographies recomposées. Dans sa préface, Jim O'Rourke me comble en rapprochant l'œuvre de Luc Ferrari du livre de Charles Ives, Essays Before A Sonata dont je possède l'édition originale et de Michael Snow, un des héros de mon adolescence que j'eus la chance de rencontrer à Toronto. Outre l'importance déterminante de sa démarche indépendante, ce recueil diffuse avec ravissement l'esprit et l'humour du compositeur.

→ Luc Ferrari, Musiques dans les spasmes - Écrits (1951-2005), 17 x 24 cm (broché), 236 pages (ill. coul. et n&b), Les presses du réel, 22,00 €
→ Pour la petite histoire, le 24 février 1992 Luc Ferrari, à qui je dois la rencontre avec Conlon Nancarrow, enregistra Comedia dell'Amore 224 avec le trio d'Un Drame Musical Instantané au Studio GRRR, publié sur le CD Opération Blow Up. Il y est chroniqué, à sa demande, aux postes "reportage et voix".

jeudi 6 avril 2017

La transe d'Alice Coltrane Turiyasangitananda


Si vous n'êtes pas allergique aux bondieuseries krishniques, la transe d'Alice Coltrane Turiyasangitananda vous portera peut-être aux nues. Sorte de gospel avec tablas et sitar, glissés de synthétiseur et épais accords d'orgue à tuyaux, la musique que la veuve de John Coltrane publia uniquement sur cassettes pour l'ashram qu'elle fonda en 1983 sur les collines de Santa Monica, 45 hectares près de Malibu au sud de la Californie, s'appuie essentiellement sur des chants incantatoires à grand renfort de Om Rama Shanti Hare... Elle chante avec un chœur de 24 disciples, joue des claviers, et de la harpe qui fit sa renommée dans sa période jazz. Après la mort de son mari, Alice Coltrane avait voyagé en Inde et rencontré en 1970 le guru Swami Satchidananda avant de créer le Vedantic Center en 1975 et de prendre le nom de Turiyasangitananda. Si vous préférez, faites comme ses disciples en l'appelant Swamini ! Son engagement total envers Dieu lui avait été dicté après avoir beaucoup maigri et sujette à de terribles crises d'insomnie et d'hallucinations. Le dimanche elle chantait seule des bhajans ou en groupe des kirtans dont Luaka Bop, le label de David Byrne, en publiera l'anthologie, à commencer par ce premier volume à l'occasion du dixième anniversaire de sa disparition.


Alice Coltrane avait auparavant collaboré avec Kenny Clarke, Kenny Burrell, Ornette Coleman, Pharoah Sanders, Charlie Haden, Roy Haynes, Jack DeJohnette, Carlos Santana et remplacé Mc Coy Tyner dans le dernier quartet de son mari. Sur ses 14 albums en tant que leader, sa musique fut toujours marquée par une quête spirituelle qui trouve ici son expression la plus explicite, cette fusion entre le gospel et le chant védique sonnant très actuelle grâce à l'électronique et à la re-masterisation de Baker Bigsby.

World Spirituality Classics 1: The Ecstatic Music of Alice Coltrane Turiyasangitananda, CD/LP/K7/Digital Luaka Bop (2 morceaux de plus sur le double vinyle), dist. Differ-ant, sortie le 5 mai

mardi 4 avril 2017

F.Zappa, L.Cohen, O.Coleman inaugurent la collection DVD Out Loud


Ayant chroniqué le film de Thorsten Schütte sur Frank Zappa l'an passé (relatant en particulier mes rencontres avec Zappa en 1969-70) ainsi que dix ans plus tôt celui de Shirley Clarke sur Ornette Coleman, je me suis plutôt intéressé aux bonus rassemblés par l'éditeur français Blaq out qui lance, avec Leonard Cohen, Bird On A Wire de Tony Palmer, une nouvelle collection DVD en commençant par 3 films exceptionnels jamais sortis en salle dans notre pays.


Si l'entretien avec l'habile réalisateur compilateur allemand relatant sa rencontre posthume avec le compositeur américain n'a aucun intérêt (Le Grand Zapping, 16'), celui avec Guy Darol permet de comprendre sa vie et son œuvre, envers d'un décor passionnant à découvrir pour celles et ceux qui n'en connaissent pas tous les ressorts et méandres (Zappa, l’apprenti chimiste de la musique, 21'). Schütte livre enfin 45 minutes d'entretiens avec des musiciens de Zappa. Ainsi le clavier Tommy Mars, les bassistes Arthur Darrow et Tom Fowler, le trombone Bruce Fowler, les percussionnistes Ed Mann et Chad Wackerman, le baryton Kurt McGettrick, le clavier-sax-chanteur Robert Martin racontent leurs débuts dans l'orchestre et les années passées en son seing, détails intéressants, mais forcément plus anecdotiques que le plat de résistance, le remarquable Eat that Question, Frank Zappa in his own words, probablement le meilleur témoignage audiovisuel sur le génie dont la renommée ne fait que grandir depuis sa mort le 4 décembre 1993, composé exclusivement d'archives, entretiens avec Zappa et extraits musicaux chronologiques, évitant l'écueil hagiographique habituel (2016, 77').

Pour Leonard Cohen, Bird on A Wire Tony Palmer a suivi le chanteur pendant sa tournée européenne de 1972 qui le mènera jusqu'à Jérusalem. Le film commence à Tel Aviv où la violence du service d'ordre ulcère Cohen, ce qui permet de placer l'ensemble sous un angle philosophique qui préoccupera le poète toute sa vie. Palmer filme ses chansons souvent sans les couper, du moins au son, entrant dans son intimité par le biais de ce qui se passe offstage. Explosant la chronologie, y compris en intégrant des archives familiales, il rend le portrait du Canadien intemporel, faisant apparaître la fragilité de l'artiste (1974, 1h46'). Son entretien en bonus est déterminant, décortiquant les affres de la production, le film ayant été perdu pendant plus de 35 ans (La Poésie en actes, 25'). À cette occasion il traite 200 Motels, le film de Zappa qu'il a réalisé, du plus mauvais film jamais tourné (avis que je ne partage heureusement pas du tout) ! À leur tour, Christophe Lebold et Gilles Tordjman décryptent l'histoire du poète, ses amours, ses provocations, et analysent son style (I Told You I Was a Stranger, 22'). Le dialogue entre les chanteurs Bertrand Belin et Sing Sing (Arlt) souffre par contre du défaut d'artistes qui, sans lien direct, se réfèrent à l'influence qu'ils ont subie, rappelant les banalités habituelles sur leur modèle (Leonard Cohen ’72, un mec en pull, 24'). On peut aussi regretter que dans le film les chansons ne soient pas sous-titrées, ce qui pénalise les non-anglophones.

La qualité de la copie de Ornette, Made in America de la réalisatrice expérimentale Shirley Clarke (1919-1997) sur Ornette Coleman (1930-2015) n'a rien à voir avec la pauvre VHS que j'avais dégottée à la Downtown Music Gallery de New York en 2006. J'écrivis alors : Le montage de ce qui s'avérera être le dernier film de Shirley Clarke s'acheva en 1985 après vingt ans de travail. (...) On peut y voir et entendre une quantité d'extraits depuis les groupes d'Ornette à l'Orchestre Symphonique de Fort Worth, la ville natale du compositeur texan, jouant son fameux Skies of America. Les témoignages sont émouvants : William Burroughs, Brion Gysin, George Russell. (on se souvient du passage improvisé du philosophe Jacques Derrida venu rejoindre Ornette sur la scène de la Villette en juillet 97 et hué par la foule inculte). Le montage joue d'effets rythmiques, de colorisations, d'annonces sur écran roulant, de reconstitutions historiques avec Demon Marshall and Eugene Tatum jouant les rôles du jeune Ornette... Le film est tendre, vivant (1984, 75').
L'affirmation des titres des albums d'Ornette m'a tout de suite impressionné : Something Else, Tomorrow Is The Question!, The Shape Of Jazz To Come, Change Of The Century, Free Jazz, The Art Of The Improvisers, Crisis, Science Fiction jusqu'au dernier, Sound Grammar, qui continue à développer le concept colemanien de musique harmolodique que je n'ai jamais très bien compris, mais qu'importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse, la musique d'Ornette possède quelque chose d'unique, une fougue sèche, un lyrisme sans concession, une urgence durable. Je reste froid devant sa théorie comme je l'étais devant les élucubrations pseudo philosophiques de Sun Ra, mais encore une fois, qu'importe, puisque la musique nous précède et que nous en sommes réduits à lui courir après. Son dernier album est une des plus belles expressions de la vivacité de la musique afro-américaine comme son Skies of America rappelle encore le fondateur de la musique contemporaine américaine, Charles Ives. Ornette joue de l'alto, peut-être le seul à la hauteur de l'oiseau Parker, du violon et de la trompette. (...) Il y a chez Ornette quelque chose qui déborde du jazz, un sens de la composition unique comme chez Ellington, Mingus ou Monk, un appel des îles qui pousse irrésistiblement à danser malgré l'atonalité relative des mélodies et les flottements rythmiques. Si on lui doit le terme free jazz, il est aussi probable que toute cette musique changera définitivement de couleur lorsqu'Ornette rendra les armes.
En bonus, Shirley Clarke dit tout ou Nous sommes des pionnières, l'entretien de Joyce Wexler-Ballard à UCLA en 1982 avec la réalisatrice est une conversation à bâtons rompus d'une profonde honnêteté, pleine d'humour, axée sur sa personnalité égocentrique (58'). Eric Thouvenel rappelle les circonstances du projet, expliquant simplement comment les dissonances de l'harmolodie ont pu influencer le style du film (Coleman, Clarke, Make America Free Again, 21'). L'aventure intime des deux protagonistes est pourtant esquivée. Enfin, le trompettiste Médéric Collignon au cornet, accompagné par le pianiste Yvan Robilliard, décrit avec subtilité ce que sont le jazz et le free jazz, la musique noire américaine, la liberté du jeu et le paradoxe des définitions (25’).

Les trois films dessinent le portrait d'un temps où l'engagement politique des artistes figurait le terreau de leurs œuvres, pas seulement théoriquement, mais aussi dans leur quotidien. Les documents d'époque témoignent à la fois de leurs musiques, rock et contemporaine pour Zappa, folk pour Cohen, jazz pour Coleman, et du contexte historique qui les influença et sur lequel ils imprimèrent leur marque en retour. Trois films intelligents et sensibles, indispensables pour quiconque s'intéresse à la musique et à son filmage.

Eat That Question - Frank Zappa in His Own Words de Thorsten Schütte / Leonard Cohen - Bird On A Wire de Tony Palmer / Ornette - Made in America par Shirley Clarke, coll. Out Loud, 3 DVD Blaq Out, sortie le 2 mai 2017

lundi 3 avril 2017

Extension du domaine de la biwa


Le guitariste Serge Teyssot-Gay et le violoncelliste Gaspar Claus prolongent le chant de la joueuse de biwa Kakushin Nishihara. Des fantômes traversent le pont quantique dressé entre le Japon millénaire et l'underground tokyoïte. Le crâne rasé aux tatouages zébrés, la récitante ressemble à l'héroïne d'un blockbuster sur la fin du monde. Mais le Kintsugi, qui donne son nom au trio, est la renaissance d'un objet brisé, réparé avec une laque saupoudrée d'or, et Minamoto no Yoshitsune, qui donne son nom à l'album, est un général samouraï (1159-1189) des périodes Heian et Kamakura. La voix sépulcrale vibre comme les cinq cordes du luth à manche court, tranchante, glissante, marquante. Je ne comprends pas le japonais, mais l'épopée évoque une bataille, la tempête, la traversée d'une montagne et la mort de Yoshitsune dont la tête finira exposée. Les cordes pincées et frottées par les deux acolytes de Kakushin Nishihara nous plongent à la fois dans la modernité et dans le fantasme d'un Japon d'estampes auxquelles les films de Mizoguchi et Kurosawa ont donné le mouvement. Pourtant tout semble figé, immuable, éternel, avec le paradoxe d'une terrible fragilité, à la chute inéluctable. Tsugu signifie réparer, relier, transmettre, valoriser, ce que fait le trio en spectacle et sur ce CD aux inflexions magiques.



→ Kintsugi, Yoshitsune, CD Les Disques du Festival Permanent / Intervalle Triton, dist. L'autre distribution, sortie le 28 avril 2017