70 Musique - avril 2018 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 30 avril 2018

Areski, un beau matin


Après avoir écouté la réédition en vinyle de Un beau matin d'Areski, j'ai aussitôt eu envie de constater les trente ans qui séparent cet album de 1970 et Le triomphe de l'amour trente ans plus tard. Le premier a la fraîcheur des premiers Saravah, du disque qu'il avait cosigné avec Jacques Higelin, un copain de régiment, ou de ceux qu'il concoctait alors avec sa compagne, la sublimissime Brigitte Fontaine. Le second chez Universal est riche d'arrangements que nombreux musiciens viennent alimenter. Les deux possèdent la poésie monotone d'une voix blanche à fleur de peau, le parfum kabyle des percussions qu'il effleure, des fleurs qu'il fait pousser dans son jardin de rêve, un rêve généreux et coloré.
Le nouveau vinyle est bleu transparent comme le ciel un beau matin. Il devait sortir pour le Disquaire Day, mais l'usine avait livré une galette défectueuse et en vinyle noir. Alors le voilà enfin, salué par une foule d'amis jeudi dernier au Souffle Continu. C'était aussi fêter la sortie du livre de Benjamin Barouh sur son père Pierre Barouh, fondateur des Disques Saravah et directeur artistique d'Un beau matin qu'accompagnent Benoît Charvet (flûte, basse) et Jean-Charles Capon (violoncelle), Areski jouant de tous les autres instruments. La fée Brigitte, discrète, ne fait pas défaut et Daniel Vallancien est le fidèle magicien du son. C'est évidemment une petite merveille qui refait surface avec cette manière qui n'appartient qu'à Areski et Brigitte Fontaine, auteur de plusieurs chansons, de mêler le quotidien au conte, la critique sociale aux hallucinations des rêveurs. Notons que Le brouillard (avec Joseph Jarman, Malachi Favors et Leo Smith, non stipulés !) figurait la même année tel quel dans l'inégalable Comme à la radio de Brigitte Fontaine qui enregistrera également Le dragon deux ans plus tard.
Le soir de lancement, Benjamin Barouh, Jean Querlier (à qui j'étais content de remettre la réédition CD de À travail égal salaire égal dans lequel il joue), Maïa Barouh, Dominique Cravic, Étienne Brunet (avec qui j'ai eu la joie de jouer plusieurs fois), Aurélien Merle, Margaux et Eric Guilleton rendirent hommage au label Saravah. Areski, probablement égaré dans la capitale à la fois réelle et onirique, arrivant en retard, se glissa au milieu du public, et écoutant le premier titre de son disque se fendit d'un "Ah ouais, c’est pas mal" !

→ Areski, Un beau matin, LP Le souffle continu, 20€

mardi 24 avril 2018

Agitation frite, témoignages de l'underground français (volume 2)


L'an passé je saluai le premier volume de ces témoignages de l'undergroud français recueillis par Philippe Robert. Le second volume justifie d'autant mieux ce sous titre d'Agitation frite que j'ignorais nombreux de ces nouveaux protagonistes convoqués par le journaliste dont les questions font toujours mouche. Ainsi, si cette fois je connaissais Gilles Yepremian depuis le lycée, Henri-Jean Enu (Fille Qui Mousse) depuis Le Parapluie, Raymond Boni qui figure sur Urgent Meeting, Pascal Bussy qui chroniquait déjà Un Drame Musical Instantané au début des années 80, Pascal Comelade qui exposa en même temps que Nabaz'mob aux Musée des Arts Décoratifs, Richard Pinhas avec qui j'avais joué au Gibus et au Bus Palladium au sein de Lard Free, ainsi que Ferdinand Richard (Étron Fou Leloublan), Emmanuelle Parrenin, Pierre Barouh, Henri Roger, Romain Slocombe (Bazooka), Maurice G. Dantec, Michel Doneda, Marc Hurtado (Étant Donnés), Frédéric Le Junter, Kasper T. Toeplitz, Noël Akchoté, eRikM, David Fenech, Quentin Rollet, Didier Lasserre... J'ignorais Thierry Müller, Fabrice Baty, Denis Tagu, Véronique Vilhet, Lucien Suel, Michel Henritzi, Arnaud Labelle-Rojoux, Frank Laplaine, Lionel Fernandez, Emmanuel Holterbach, Frédéric Acquaviva, Francis Ibanez, Grégory Henrion, Arnaud Maguet. L'underground est grand, Philippe Robert serait-il son prophète ?
Il n'y a pas de meilleure source que de donner la parole aux protagonistes de cette saga protéiforme. Les entretiens révèlent des personnalités hors normes, même si un fil bleu blanc rouge révèle des noms communs. À retrouver souvent ceux d'Isidore Isou, Claude Pélieu, Captain Beefheart, Robert Wyatt, Christian Marclay, Otomo Yoshihide, Nurse With Wound, Sonic Youth, Phil Niblock, Eliane Radigue (aucun ne risque de figurer dans l'ouvrage), on peut se demander si cette toile d'araignée est un rhizome ou un monde parallèle où les plus indépendants ne feront tout de même jamais partie de la famille ! Les renvois d'ascenseur se sont produits il y a fort longtemps à l'instigation des journalistes et des programmateurs, forgeant la légende à répéter ce qui se disait alors dans la presse tant généraliste que spécialisée. Tout n'est forcément que storytelling, comme le montre si bien Shlomo Sand dans son livre Crépuscule de l'Histoire. Malgré cette conformité qui en vaut une autre, l'éclatement de ces marges est explicite. Tous ces artistes, échappant au business qui ne cherche toujours que la rentabilité, ont choisi l'authenticité et partagent ici leur passion. Certaines de leurs inventions ont été récupérées par les majors à une époque où celles-ci cherchaient encore la nouveauté, d'où une nostalgie suscitant l'engouement actuel pour les revivals. Qui aujourd'hui incarnerait l'underground ? A-t-il été remplacé par des chapelles communautaires ou la sono mondiale via les réseaux sociaux absorberait-elle toute démarche individuelle ?
L'année prochaine, le volume 3 de cette passionnante encyclopédie sera constitué de nouveaux articles et interviews, d'une discographie de 1951 à 2018 et d'une sélection commentée de plus de 400 disques rares (un disque par groupe, pas plus) avec reproductions des pochettes. Ou : du rock psychédélique au free jazz, de la poésie sonore à l'électroacoustique, de l'acid folk au Rock In Opposition, de la library music à la "chanson expérimentale", du punk-rock à l'indus, des outsiders à l'improvisation libre, du hardcore au post-rock, du noise au black metal... On en redemande !

→ Philippe Robert, Agitation Frite, témoignages de l'underground français II, 380 Pages 15 X 19,5 cm, ed. Lenka Lente, 27€

vendredi 20 avril 2018

Danser sur un volcan


La musique a de multiples fonctions. Elle souligne les moments de solitude ou rassemble les fêtards, anesthésie ou suscite la réflexion, entraîne les troupes ou fait planer, rappelle le passé ou suggère le futur... Et elle est aussi la compagne de quantité d'autres formes d'expression. À chaque époque correspond un cri ou une harmonie. Le rock ou le punk furent des vecteurs de colère chez des jeunes gens qui voulaient s'affranchir d'une société engoncée dans la grisaille du conformisme, le free jazz paraphrasait le discours revendicatif des Black Panthers, la techno recherchait la transe, etc. De quoi m'interroger sur le nombre important de disques qui mêlent les racines traditionnelles entre elles aussi bien qu'à la modernité... La modernité, c'est étymologiquement la mode. Les frontières se dissolvent sous le langage le plus universel qui fut jamais pratiqué, la musique !
L'Amsterdam Klezmer Band invite les Hongrois Söndörgö aux accents balkaniques ; les Turbans sont composés de membres venus de Bugarie, Grèce, Espagne, Israël, Biélorussie, Iran, Turquie, Grande-Bretagne ; le nom de United Colors of Méditerranée est explicite, quitte à inviter un marimbiste de la Nouvelle-Orléans ; jazzmen et jeunes Algériens forment le Fanfaraï Big Band pour donner un sang neuf aux années 70, etc. Les années 70, période culturelle la plus fertile de l'après-guerre et ce dans tous les arts et toutes les musiques, sont d'ailleurs en odeur de sainteté si l'on en juge par les rééditions et revivals à gogo. Ça pète et ça swingue à tout va avec le disco glamour du Brésilien Tim Maia ou l'afro-funk du Ghanéen Ebo Taylor. J'ai aussi longuement écouté l'envoutant trio Talawine, du percussionniste Roméo Monteiro et du clarinettiste Nicolas Nageotte avec le joueur de oud syrien Hassan Abd Alrahman...
Ma propre pratique étant axée sur les évocations dramatiques dont l'ancêtre est le poème symphonique, j'ai l'habitude d'écouter la musique concentré comme si j'étais au cinéma. Comme je danse extrêmement rarement, les musiques pimpantes accompagnent certains moments de ma vie quotidienne qui appellent l'entrain. Elles font alors partie du décor comme les meubles, la lumière, les parfums de la cuisine et les fleurs du jardin. Certaines, mais c'est rare, récupèrent irrésistiblement mes jambes qui deviennent alors celles d'une folle marionnette. Je n'ai jamais réussi à expliquer pourquoi le moindre morceau de Cab Calloway me fait me dandiner sur ma chaise comme un dément jusqu'à m'entraîner dans la danse comme si j'avais chaussé Les chaussons rouges.
Au delà de l'usage, je m'interroge sur l'excitation de la fête dans le contexte historique menaçant que nous devons aux tarés qui gouvernent la planète. Sous prétexte de toujours plus de profit, ils risquent de nous entraîner dans une guerre qui, à défaut d'être mondiale, n'en fait pas moins des millions de morts. Ce chiffre n'a rien d'exagéré si l'on sait compter sur ses doigts en faisant tourner le globe à la manière de Charlie Chaplin dans Le dictateur. Avant chaque catastrophe, catastrophe sciemment calculée, la fête bat son plein, sorte de drogue du vertige faisant oublier les intérêts de chacun. La publicité mensongère prépare à l'inacceptable pour que tous y aillent comme un seul homme. Il en fut ainsi de la Belle Époque comme des années 20, et en creusant plus avant on verra hélas que la cérémonie ne date pas du XXe siècle. La différence majeure est le pouvoir de destruction qui s'est considérablement accru depuis Hiroshima et Nagasaki, avec une démographie galopante qui réveille certains eugénistes et une arrogance des nantis quasi suicidaire. C'est à cela que sert le nationalisme, concept manipulateur faisant oublier que c'est la lutte des classes qui devrait guider nos actes, d'autant que nous sommes tellement plus nombreux que ceux qui tirent les ficelles pour nous pendre.
Ainsi chaque fois que la danse envahit le paysage, j'entends malgré tout le bruit des bottes qu'elle couvre dans une euphorie amnésique, la joie d'une saine dépense physique libérant les endomorphines. Cette pensée ne doit pas pour autant faire bouder notre plaisir, mais il ne faut pas être dupe de ce qui se prépare dans notre dos pendant que nous foulons le plancher du bal. L'art, fut-il comme aujourd'hui sans frontières, n'a jamais fait le poids face à l'absurde rapacité des hommes.

Par ordre de préférence, guidée par l'humeur de cette journée printanière :
The Turbans, CD/LP Six Degrees / Universal
→ Talawine, Azraq, CD Urborigène Records
→ Amsterdam Klezmer Band & Söndörgö, Szikra, CD/2LP Vetnasj Records, dist. L'autre distribution, sortie le 25 mai 2018
Fanfaraï Big Band, Raï Is Not Dead, CD Tour'n'sol Prod, dist. L'autre distribution, sortie le 27 avril 2018
United Colors of Méditerranée, Sirocco, CD ô Jazz, sortie le 27 avril 2018
→ Ebo Taylor, Yen Ara, CD/LP Mr Bongo
→ Tim Maia, Disco Club, CD/LP Mr Bongo
Célia, CD/LP Mr Bongo, sortie le 25 mai 2018

mercredi 11 avril 2018

L'envers du décor


En avril 2004 j'avais réalisé une enquête sur les intermittents du spectacle pour le numéro 547 de Jazz Magazine. Rien n'a changé, tout a empiré. J'ai raconté ici mon parcours du combattant. Le gouvernement vendu aux banques essaiera encore de se débarrasser d'un statut qui permet à notre pays de rayonner encore un tout petit peu par sa culture, du moins il y participe. Mais les crédits sont systématiquement coupés, les festivals ferment, les scènes nationales deviennent des coquilles vides, les artistes peinent de plus en plus. Dans le même temps nos ventes d'armes augmentent et les patrons des grosses sociétés et leurs actionnaires se gavent sur le dos des pauvres. Il est néanmoins difficile de délocaliser la culture, à moins de n'avaler plus que du MacDo formaté muzak et blockbusters, ce qui réglera la question en renvoyant les trublions se faire matraquer par la police et l'armée. J'ai eu toutes sortes de pensées cahotantes hier soir en comptant les dizaines de cars de police cachés dans les rues parallèles au boulevard Saint-Michel, remplis de Robocops prêts à rentrer dans le lard des étudiants qui rêveraient d'un nouveau joli mai. Leurs ordres étaient clairs à Notre-Dame-des-Landes. Mais revenons plus simplement à cette enquête...

Devenir musicien ou musicienne de jazz n’a rien d’un rêve de midinet(te). On ne vise pas la notoriété. Cela commence en général par une passion, et de gammes en rencontres, vous voilà passé(e) professionnel(le). La question de la subsistance peut alors devenir prépondérante. Mais d’abord comment vit-on, et en vit-on ? Quelle organisation du temps implique cette activité ? A une époque où les salaires stagnent tandis que les prix augmentent, où le statut d’intermittent dérange le patronat plus intéressé à promouvoir la consommation qu’à défendre la culture, il est plus que temps d’essayer de comprendre comment vivent les artistes et quelles sont leurs chances de perdurer dans un monde où le profit est devenu la règle d’or.

I. Intermittents du spectacle
Pourquoi les artistes ne cèderont pas

Un régime salutaire

Les artistes et techniciens du spectacle ne dépendent pas du régime général de l’assurance-chômage mais des annexes VIII et X. Cette dernière, mise en application en décembre 1969, concerne le spectacle vivant dont font partie les musiciens, tandis que la première regroupe les professionnels de l’audiovisuel. Salariés intermittents à employeurs multiples, ils sont sans cesse à la recherche d’un emploi, et alternent les périodes de travail et d’inactivité. Pourtant, on peut difficilement parler de chômage proprement dit, car rémunérés ou pas, les artistes continuent à œuvrer avec la même intensité, parfois même avec encore plus d’ardeur dans les moments sans emploi.
En effet, les artistes musiciens (puisque c’est leur cas que nous évoquons ici, et c’est ainsi que leur profession est inscrite sur leur feuille de salaire) ne sont en général rémunérés que lors de leurs prestations scéniques ou des enregistrements. Si les répétitions sont parfois payées (c’est plutôt rare dans le jazz), le temps de l’apprentissage d’un nouvel instrument, les exercices pour rester à niveau (ou pour l’atteindre !), la recherche incessante de nouveaux contrats, le temps passé à se faire payer, l’entretien et l’acquisition de ses instruments de travail, la fréquentation des concerts (en tant que spectateur) que nécessite son appartenance au milieu musical, etc. ne sont pris en charge par aucun employeur. Comment s’en sortir alors (avons-nous le choix ?) sans une aide de l’État ou des collectivités locales et régionales, sans la solidarité interprofessionnelle, sans une loi qui permette à la culture de continuer à se perpétuer ou à s’inventer ? Les artistes ne se considèrent jamais comme des chômeurs longue durée. Ils ont pourtant besoin d’un régime qui leur permette de prendre le temps de réfléchir, de composer, d’inventer, de travailler à plein temps pour leur art, leur métier.
La place du compositeur est encore plus dramatique, et souvent le musicien de jazz (ou assimilé) cumule ce poste avec son rôle d’interprète, car rares sont les commandes rémunérées. Le compositeur ne bénéficie pas du statut de salarié intermittent, il ne peut compter que sur ses droits d’auteur qui, dans le domaine du jazz, sont le plus souvent inexistants. Il peut toujours espérer une commande de musique de film et que celui-ci passe à la télévision, de préférence sur TF1 (dix fois plus payant qu’un passage sur Arte par exemple). Les ventes de disques rapportent des sommes plutôt symboliques en royautés, et les droits de reproduction mécanique n’ont d’effet réel que pour quelques uns.
Alors les musiciens pointent au chômage. Ils le font en renvoyant leur carte de pointage au début de chaque mois. Ils doivent pour cela attendre de recevoir leur carte mensuelle et la renvoyer illico. En cas de perte par la poste, ils sont immédiatement radiés et doivent courir se réinscrire à leur agence pour l’emploi. Bien qu’ils soient souvent en déplacement, ils n’ont pas la possibilité, qu’ont les chômeurs du régime général, de pointer sur Internet. Mais là, nous entrons sur un terrain miné, celui de la bureaucratie à la française. Pointer au chômage pour percevoir ses droits pourrait facilement être assimilé à un travail, tant la course d’obstacles peut s’avérer retorse.
Encore faut-il remplir certaines conditions pour percevoir des indemnités. Jusqu’à cette année, il fallait réunir 507 heures sur 12 mois pour pouvoir bénéficier des allocations chômage du régime des intermittents du spectacle. Cela équivaut également à 43 cachets isolés. Ne croyez pas que cela soit facile ! Sauf pour les quelques musiciens qui ont le vent en poupe, 43 dates c’est beaucoup dans une année, particulièrement pour les jeunes qui débutent. Le taux de l’indemnité est fixé par le montant moyen des salaires perçus pendant cette période. Être inscrit au chômage permet en outre d’être pris en charge par la Sécurité Sociale en cas de maladie.
Il y a hélas beaucoup plus d’artistes qui ne remplissent pas ces conditions que de chômeurs secourus. On frise alors la misère comme cela se pratique dans la plupart des autres pays européens. Le statut des intermittents du spectacle est une exception culturelle dans le paysage mondial. La renommée de la France à l’étranger, sa place sans commune mesure avec son rôle économique, tiennent justement à son image de pays de la culture. La protection du droit d’auteur par la SACEM ou la SACD participe aussi à ce mouvement de résistance. La Loi Lang de 1985 sur les droits voisins, gérés par la SPEDIDAM et l’ADAMI, accorde aux interprètes des droits qu’ils sont susceptibles de percevoir lorsque les œuvres auxquelles ils ont participé sont rediffusées. C’est pourquoi les artistes se battent et ne cèderont pas devant l’arrogance criminelle et suicidaire d’un patronat stupide et inculte, qui impose sa loi à un gouvernement semblant ne plus avoir d’autre pouvoir que celui de brader les richesses de l’État, son patrimoine culturel, ses racines les plus profondes, son terreau le plus fertile.

Les racines du bien

Depuis plus de dix ans, le patronat n’a de cesse de tenter de réduire ou supprimer un régime qui lui coûte plus qu’il ne lui rapporte. Car le capital n’a de logique que celle du profit direct et à court terme, il ne se soucie certes guère de l’exception culturelle ! Le parti socialiste, lorsqu’il était au pouvoir, a repoussé toute initiative qui aurait envenimé le dialogue avec le Medef (Mouvement des Entreprises de France), la droite a entériné ce qui était depuis longtemps programmé. On peut penser que ce sont les artistes qui font les frais de ces politiques désastreuses, or c’est tout le pays qui est concerné et qui risque de sombrer dans l’obscurantisme et la déchéance, tant spirituelle qu’économique.
Dans les familles, c’est souvent pire : les « saltimbanques » sont le plus souvent considérés comme des parasites de la société, qui ne produisent aucune valeur marchande, passent leur temps à rêver, sont à la charge de ceux qui travaillent, une espèce de fainéants assistés ! Pourtant la culture, qu’ils véhiculent, mieux, dont ils sont les auteurs, tisse une sorte de rhizome qui constitue les racines-mêmes d’un pays, d’une région, d’un peuple. Ne pas les protéger, ne pas les encourager, c’est vouer la nation à un déclin rapide, une barbarie sans mémoire, un avenir sans fondement, un cauchemar où tout serait chiffrable, étiquetable, formaté, uniformisé, en un mot, rentable. Évidemment c’est inverser les rôles, car sans culture il n’y a plus de peuple.
C’est également idiot d’un point de vue mercantile, on l’a constaté l’été dernier lorsque les commerçants ont commencé à se plaindre du manque à gagner par l’annulation des festivals. Hôteliers, cafetiers, restaurateurs, épiciers, boulangers, transporteurs, etc. vivent d’un tourisme attiré par les manifestations culturelles. Ces événements emploient des artistes et des techniciens qui sont le plus souvent intermittents du spectacle. L’art n’est pas un pays à part, il est enraciné dans la vie quotidienne. Imaginez que les intermittents de l’audiovisuel fassent grève, ce seraient des soirées sans télé, perspective plutôt chouette rétorqueront avec (mauvais ?) esprit les plus radicaux… On comprendra donc que sans culture s’écroule tout un pan de l’économie.
Les exemples du gâchis existent. Regardez ce qui se passe en Italie aujourd’hui. Ou hier en Allemagne. Ou encore en Chine ou en Union Soviétique pendant la période du réalisme-socialiste. Combien d’années faudra-t-il à ces nations pour remonter la pente ? L’originalité d’une culture fait la force d’un peuple, sa langue est son vecteur. Ce n’est pas un hasard si en France, les musiques traditionnelles les plus vivantes (à ne pas confondre avec les musiques folkloriques) sont celles des peuples les plus résistants : Bretagne, Corse, Pays basque…

La peau de chagrin

Tentons de résumer brièvement les nouvelles dispositions de la loi qui a mis en colère les artistes du spectacle vivant, au point de lancer une grève radicale l’été dernier (un véritable drame pour des professionnels qui n’ont d’autre passion que leur métier et déjà du mal à réunir leurs heures). Saluons au passage l’imagination dont ceux-ci ont souvent fait preuve pour manifester sans trêve leur refus de disparaître !
Il faudra donc avoir travaillé minimum 507 heures au cours des 11 mois précédant la fin du dernier contrat au lieu de 12 (10 mois et demi à partir de l’année prochaine, et ensuite ?), pour pouvoir percevoir des allocations pendant 8 mois. À partir de la date anniversaire, redevenue mobile et correspondant à la fin des 8 mois indemnisés (ajouter les jours déclarés pour la localiser), aura lieu un nouvel examen des droits. Maximum 55 heures d’enseignement pourront être comptabilisées pour le calcul des heures, le délai de franchise sera réduit de 30 jours et il n’y a plus la dégressivité de 20% après les 3 premiers mois. Le montant de l’allocation sera fonction du salaire mais aussi du nombre de jours travaillés. Le montant des allocations est comme d’habitude très compliqué à calculer, mais à la lueur des fascicules consultés on peut tout de même comprendre que ce sont les jeunes et les plus démunis qui seront exclus du régime (les conditions d’admission se durcissent) alors que les plus à l’aise restent encore les mieux lotis. Précisons qu’il y a toujours eu des plafonds qui empêchent les plus riches de le crever, et que l’examen du texte du protocole révèle chaque semaine son lot de nouvelles dispositions perverses tendant à vous empêcher de bénéficier du régime.
Des mesures de contrôle des fraudes sont annoncées, mais quelles sont leurs réalité et efficacité lorsqu’on sait que ce sont les entreprises tant publiques que privées, et non des moindres, le plus souvent de l’audiovisuel, qui ont généré le « déficit » des Assedic en déclarant d’autorité comme intermittents des salariés qui n’en ont pas le statut. Dans le jazz, certains tourneurs ou agents abusent aussi de ce système. Mais s’est-on donner les moyens de ces contrôles ?!… À la télé, les salariés sont muselés, menacés de licenciement s’ils dénoncent l’escroquerie dont ils sont les victimes et, malgré eux, les complices. Cela explique que les manifestations de résistance sont surtout le fait des artistes du spectacle vivant. Ainsi le patronat fait payer une partie de son salariat à plein temps en le déclarant à mi-temps et en facturant la différence aux Assedic, donc aux intermittents puisque leurs allocations sont réduites sous le prétexte de résorber ce déficit ! Rappelons que la nouvelle loi a été signée par le patronat (Medef), le gouvernement (jamais il n’aura compté autant de fossoyeurs parmi ses membres) et trois syndicats minoritaires (CFDT, CFTC, CGC) qui ne sont absolument pas représentatifs du milieu du spectacle. Les artistes n’ont pas d’autre choix que de se battre, mais n’est-ce pas pour eux constitutionnel ?
Il est hélas à prévoir que la peau de chagrin du régime des intermittents n’est pas le pire à venir : la décentralisation et la déconcentration des moyens risque bien de sonner le glas de toutes les professions artistiques en but aux attaques assassines du libéralisme le plus sauvage. On sera bien forcés d’y revenir…

II. La vie des bêtes

À côté de la loi et des chiffres, il y a la vie de tous les jours, les petites magouilles pour s’en sortir, la dure réalité des faits. Les règles perverses poussent à la perversité. Il est souvent préférable de toucher des salaires plus élevés sans trop dépasser les 43 cachets, éviter de déclarer plus de 4 jours consécutifs (4 cachets valent 48 heures tandis que 5 en valent 40 !), ne pas rester un mois sans cachet, déclarer plutôt sur les derniers mois pour ne pas risquer que certaines dates ne soient pas prises en compte, quelques uns vont jusqu’à « acheter » les heures qui leur manquent, etc. Ces petites combines salvatrices ne signifient pas grand-chose au regard des magouilles juteuses des employeurs, dont l’État lui-même fait partie.
Au moment de calculer sa retraite, Bernard Vitet dut faire jouer sa notoriété car jusqu’en 1968 il était généralement payé de la main à la main et en liquide. Il était pourtant un des deux trompettistes que le monde de la variété et du jazz s’arrachait. Ses allocations de retraite atteignent ainsi généreusement 700 euros. Il pense qu’il lui aurait mieux fallu se battre à l’époque pour cotiser et en profiter aujourd’hui. C’est aussi une responsabilité civique vis-à-vis de l’ensemble de la profession. Il donne quelques cours, récemment à des acteurs jouant des rôles de trompettiste au cinéma (Romain Duris, Samuel Le Bihan), joue avec des jeunes venus de la scène électro et compose. Il s’angoisse terriblement pour l’avenir. Toujours sur son Sportser 883 Harley, il me dépose devant un vieil immeuble du Marais.
Deuxième étage sans ascenseur, bordel ambiant mais organisé. Pablo Cueco me reçoit dans son bureau où s’alignent sur une estrade un ensemble de zarbs habillés de petites couvertures. Pablo ne s’est jamais beaucoup préoccupé de sa subsistance, ça a toujours plus ou moins marché. Il a déontologiquement alterné des phases avec et sans Assedic, en fonction de ses activités. Lorsqu’il avait de nombreuses commandes d’événementiels, il considérait anormal de percevoir des indemnités de chômage. Pablo a toujours fait très attention de ne pas trop se créer de besoins, qui feraient grimper son minimum vital, augmentant les frais fixes, rendant pénibles les périodes économiquement faibles. Avec sa compagne, Mirtha Pozzi, également percussionniste, ils ont été poussés à acheter leur appartement de 40 m2 pour ne pas être mis à la porte. Ils en paient les traites chaque mois. Dans son budget, le poste le plus important est de très loin celui du bistro. Levé entre 7h et 9h, il y petit-déjeune, y bouquine, y donne ses rendez-vous et y travaille. Les horaires sont variables, c’est la caractéristique du métier, on peut faire une séance d’enregistrement de 10h, prendre l’avion à 6h, ou se coucher très tard après un concert. Depuis quelques années, il s’oblige à prendre des vacances, au soleil au bord de la mer : Mirtha est uruguayenne, et Pablo me rappelle que Montevideo est un port. Ces jours-ci, il compose. Il vient de boucler l’intégrale de Gargantua en 8 CD ! Lorsqu’il y a des concerts en perspective, il faut compter 4 heures par jour de travail au zarb pour rester « au top ». Pablo compare notre statut de musicien avec celui des Belges, des Anglais ou des Espagnols sans aucune protection sociale. Les Assedic représentent actuellement 40% de ses revenus, les droits d’auteur restant faibles. Se remémorant l’intéressant rapport de Jean-Pierre Vincent d’il y a dix ans, Pablo relève un effet pervers des Assedic. « Les artistes survivent grâce à un système collectif voire collectiviste, mais ce régime leur permet paradoxalement d’avoir souvent une attitude libérale et de se vivre comme des aventuriers. La réforme ne résout évidemment pas le problème, et même l’accentue, tout en générant d’autres effets pervers. Au-delà de l’aspect bricolage de cette réforme, le plus inquiétant est le choix de réduire le nombre d’indemnisés pour rééquilibrer les comptes (difficulté d’entrer dans le système notamment pour les jeunes). Cela semble indiquer un désir à moyen terme de supprimer notre régime spécifique, contrairement aux affirmations rassurantes voire paternalistes du camarade Aillagon ». Nous descendons au café du coin où Pablo m’offre un verre d’excellent Corneloup (Côte du Rhône). Ce rouge me donne l’idée d’appeler dès le lendemain mon baryton préféré.
Malgré une certaine notoriété, l’année dernière François Corneloup, comme Dominique Pifarély ou d’autres qui ont préféré de ne pas apparaître dans cet article, n’avait pas son nombre d’heures. Ayant déménagé à Bordeaux, ses frais fixes mensuels s’élèvent à 1500 euros pour survivre, 2000 pour travailler. Au-delà, il peut investir dans son orchestre, indispensable pour exister. Il a ainsi financé le disque de son quartet (Ducret Robert Echampard), 6000 euros : être un leader coûte très cher. Il insiste sur l’absence de réseau de diffusion autre que les lieux prestigieux : pas plus d’une dizaine de salles en milieu socioculturel, impossible d’organiser de vraies tournées, les festivals englués dans une problématique de marché sont devenus incompétents ou pas compétitifs…
De passage pour deux jours à Paris où elle loue un petit appartement avec ses deux chats, nourris en son absence par sa concierge, Joëlle Léandre souligne que ce n’est pas la France qui la fait vivre depuis 20 ans ! Inscrite aux Assedic depuis 1973, elle n’a pas touché d’indemnités depuis plus de 18 ans, n’arrivant pas à réunir ses 507 heures. Elle n’a jamais cessé de pointer. Jouer en Suisse, en Allemagne, en Belgique, au Canada, lui assure 70% de ses revenus, modestes cachets pour la plupart. Heureusement, Joëlle pratique la diversité, elle accompagne des poètes, écrit pour la danse et le théâtre, interprète quelques partitions contemporaines, et enseigne 4 mois tous les deux ans au célèbre Mills College près de San Francisco. Toujours en colère, très consciente des luttes, Joëlle s’inquiète pour les jeunes, et pour les vieux dont la retraite approche. Elle aurait bien aimé connaître le sort des quelques dix musiciens qui squattent toutes les scènes et festivals, mais, comme par hasard, ceux-ci préfèrent éviter de figurer dans une telle enquête.
Pendant le retour d’un Conseil d’Administration des Allumés du Jazz qui ont, faute de crédits suffisants, déménagé au Mans (nouvelle politique d’implantation régionale forcément très salutaire), Didier Petit me raconte qu’il part vivre en Bourgogne, à une heure de TGV de Paris (où il conserve un pied-à-terre), pour des raisons de qualité de vie, d’économie, et avec l’envie d’organiser des concerts en régions. Il insiste pour que les artistes s’impliquent beaucoup plus dans la production pour comprendre le milieu dans lequel ils vivent. Il raconte aussi qu’un concert dans un centre culturel français à l’étranger lui fut payé par un chèque de l’Etat (Trésor public) sans aucune feuille de salaire !
Voilà 35 ans que Ann Ballester vit sans savoir de quoi sera fait demain. Elle a créé un outil pour enseigner en toute légalité, l’école associative Musiseine à Marcilly-sur-Seine, en milieu rural, où, dès le début, les élèves jouent autant Bach qu’ils improvisent. Pour ne pas les coincer avec ce mot qui fait peur, elle leur demande d’abord de mettre les notes dans le désordre ! Comme tous les intermittents, n’ayant pas le droit de faire partie du bureau de l’association, elle en est la responsable artistique. « On n’a pas le droit d’être bénévole, mais on est forcé de l’être, car 95% du boulot n’est pas rémunéré, on bosse 7 jours sur 7, avec la journée de 35 heures » ! Ce sont les concerts en trio, en quartet, et surtout avec Archie Shepp et des amateurs (de 50 à 400 !) qui la font vivre. Sans les Assedic, elle ne pourrait pas continuer à payer les traites de sa maison. Pendant 3 ans, elle a « bouffé des patates ». Elle milite activement au sein de l’Union des Musiciens de Jazz, l’UMJ.
Je termine ce petit tour en rendant visite à Serge Adam dans sa maison de Ménilmontant qu’il a achetée il y a 20 ans alors qu’il était prof d’économie, la retapant petit à petit. Il y vit avec sa compagne, l’architecte acousticienne Christine Simonin, et leurs deux enfants. Ayant lu le protocole, Serge s’est fait mal voir en juin dernier pour avoir dénoncé le discours qui s’y opposait sans nuance et fustigé la grève des festivals. Il défendait que le vrai combat était celui de la déconcentration en régions, regrettant que les artistes n’aient pas appuyé en début d’année les revendications des enseignants, comme Pablo Cueco notant de son côté qu’ils n’étaient pas non plus aux manifestations sur les retraites. Serge comprend que le protocole fut un détonateur, d’autant que les groupes de travail, comme la Coordination des Intermittents et Précaires d’Île-de-France, se mirent en place avec une efficacité remarquable. Il se pense comme un privilégié qui bénéficie des allocations chômage depuis 17 ans. Il a toujours travaillé plus d’heures que le minimum demandé. Au début, il acceptait tout, cirque, variétés, zouk, pas seulement du jazz ou des projets créatifs, pour obtenir son compte d’heures. Salaires - commandes plus droits d’auteur et d’interprète (il rappelle qu’il est nécessaire de remplir les feuilles de Spedidam et déclarer les enregistrements sur le site de l’Adami !) et Assedic représentent chacun un tiers de ses revenus. Il joue de la trompette dans trois ou quatre orchestres, et investit le reste de son temps dans la production, avec son label Quoi de Neuf Docteur. Il est plus facile de s’en sortir lorsqu’on a un peu l’esprit d’entreprise ! Il a arrêté de jouer dans les clubs pour pouvoir s’occuper des enfants le matin, il essaie de préserver le dimanche et prend une semaine de vacances tous les deux mois. C’est une lutte quotidienne pour faire vivre ces musiques, il faut monter des dossiers, trouver des partenaires, présenter des projets… C’est la « rame totale » et sans aucun répit, même si la liberté et l’autonomie dont jouissent les musiciens sont enviées par nombreux autres artistes qui, ne pouvant bénéficier du régime des intermittents, doivent, parallèlement, avoir un autre travail pour survivre.
Cela rappelle le statut des musiciens américains, souvent obligés de cumuler les « gigs » ou les emplois pour pouvoir survivre. En France, quelques-uns s’en sortent en enseignant. Il y a quelques années, comme je demandais au responsable de la création à la Direction de la Musique comment les autres musiciens s’en sortaient, il me répondit, cynique et amusé, qu’ils avaient une femme qui travaille, souvent dans l’enseignement d’ailleurs. Tiens donc, le gâchis ça rapproche ! Mais comment font les autres, s’ils ne sont pas soutenus par leur famille ? Ils crèvent la faim, tout simplement, et ils le font en silence.