70 Musique - septembre 2018 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 28 septembre 2018

Frank Zappa, une œuvre X Y Z


Le répertoire s'étoffe sans cesse. En allant écouter les Mothers of Invention à la fin des années 60, je ne pouvais imaginer que la musique de Frank Zappa fasse un jour partie du répertoire au même titre que Mozart, Debussy ou Schönberg. Je pensais que les enregistrements sauveraient le jazz ou le rock de l'oubli. Les reprises me semblaient vaines comme je me demandais pourquoi un interprète se complaisait à sortir un disque d'un compositeur tellement mieux interprété par un aîné dans le passé. C'était faire fi du plaisir qu'a le public d'écouter les œuvres en concert. Il aura bien fallu des générations et des générations de musiciens pour profiter des inventions de Bach, Liszt ou Chopin. Ces virtuoses ayant disparu, le flambeau est repris sans cesse par de nouveaux thuriféraires.

La reprise de 200 Motels de Frank Zappa entendue sur France Musique m'a permis de comprendre l'intérêt que pouvaient ressentir de nouveaux publics n'ayant pas connu les originaux ou pour les nostalgiques d'une époque révolue souhaitant raviver des émotions enfouies dans leur mémoire. Certaines interprétations permettent aussi d'éclairer l'œuvre sous un jour différent. Que l'on compare, par exemple, le Pierrot Lunaire dirigé par Arnold Schönberg ou Pierre Boulez ! La première est jouée comme une pièce de caf'conc' tandis que la seconde est analytique, mais entre les deux c'est le jour et la nuit, ou plutôt le contraire, c'est la nuit et le jour.


À l'occasion de cette adaptation à la scène réussie du génial film de Frank Zappa et Tony Palmer, avec comédiens, chanteurs, le groupe de rock The HeadShakers, les Percussions de Strasbourg, l’ensemble choral Les Métaboles et l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg dirigés par Léo Warynski et mise en scène par Antoine Gindt, le public aura pu apprécier le génie musical du compositeur et ses facéties scénaristiques. Simultanément, la Cité de la Musique et la Philharmonie de Paris publient la traduction du seul livre de Zappa, Them or Us, scénario d'un film impossible, fantaisie potache remplie à ras-bord d'élucubrations provocantes en réaction au puritanisme de la société américaine conservatrice. Mais je suis resté sur ma faim, déçu de ne retrouver que les personnages et scènes de la période la plus commerciale de l'idole de ma jeunesse.

J'ai raconté comment Zappa fut le déclic de toute ma carrière après avoir découvert sa musique lors de mon voyage initiatique aux États Unis (voir le roman augmenté USA 1968 deux enfants chez Les inéditeurs) et sa rencontre dans les années qui suivirent. Grâce à la liste de compositeurs inscrite sur la couverture intérieure de son premier album, le double Freak Out, je découvris à sa suite le blues, le jazz, le free, les musiques classiques et contemporaines, électroniques et improvisées, extraeuropéennes et les américaines les plus inventives, etc. J'écoutai absolument tout comme les fans de la Nurse With Wound List, Bible de l'underground, dans laquelle figurera notre Défense de ! À partir de 1976, je suivis de manière plus détachée la longue période rock de Zappa, produit de son cynisme qui lui permit de connaître enfin un succès planétaire. Le compositeur affirma explicitement que ses chansons rock lui permettaient de vivre, de tourner dans le monde entier, accessoirement de donner libre champ à sa libido peu relatée dans les ouvrages qui lui sont consacrés, alors qu'il ne rêva jamais que de composer de la musique symphonique. Si les vingt premiers albums m'avaient chaque fois surpris par leur variété et une invention sans cesse renouvelée, je ne renouai intimement avec son œuvre qu'à la fin de sa vie, en particulier grâce au remarquable travail entrepris en collaboration avec l'Ensemble Modern pour The Yellow Shark. J'avais obtenu son accord pour un film que je devais réaliser en 1993 pour Point du Jour, mais la chaîne France 3 refusa, arguant que ce musicien n'était pas assez commercial (sic, no commercial potential) ! J'appris sa mort le 4 décembre de cette année-là alors que je regardais CNN à l'Holiday Inn de Sarajevo pendant le siège de la ville martyre. Le ciel pouvait charrier mille obus par 24 heures, ce n'est qu'à cet instant, voyant le générique de fin des actualités défilant sur mon héros vieilli et affaibli, que je compris ce qu'était pour moi la fin d'un monde et que le ciel me tomba sur la tête. Je tournais en rond seul dans ma chambre en parlant tout haut, "là c'est vraiment trop !".

Je n'ai jamais été convaincu par ce qui suivit Uncle Meat et 200 Motels. Je risque de me faire des ennemis, mais les textes de Billy The Mountain, Sheik Yerbouti, Joe's Garage, The Adventures of Greggery Peccary m'apparaissaient comme des divagations potaches destinées à des adolescents américains ou rêvant de l'être, une sorte de pastiche des blockbusters hollywoodiens. Je n'ai jamais cru au second degré. Pour aimer une parodie, il faut avoir déjà un faible pour l'original. Sans la musique épatante, la lecture de Them or Us est plutôt fastidieuse. Précisons aussi que Zappa est plus un fabuleux arrangeur qu'un inventeur de formes, un monteur de films audio maniant magiquement les ciseaux comme Berio ou Mimaroğlu. En s'inspirant énormément de Stravinski et Varèse, il réussit à trouver son propre style, mais il reste un élève, un excellent élève. C'est en mariant avec le rock cet amour inconditionné pour ces maîtres qu'il trouve sa voix. Ce n'est pas plus un auteur que Richard Wagner qui se rêvait en tant que tel, mais dont seule la musique allait révolutionner l'histoire de la musique. Zappa n'est pas Charles Ives, ni John Cage ou Steve Reich qui bouleversèrent tout ce qui les avait précédés, pour ne citer que ces trois Américains. Il était bien évidemment un de ces génies sortis d'une lampe méditerranéenne, un bourreau de travail, un solitaire avec peu ou pas d'amis, un moraliste sous couvert de provocations, très impliqué dans la politique de son pays qu'il pensait néanmoins être une démocratie.

Them or Us est un livre XYZ. En postface, Pacôme Thiellement résume très bien les 500 pages de ce texte de série Z, sorte de bande dessinée traduite en scénario de film imaginaire, avec références permanentes aux pornos du X et emprunt d'un fort machisme du chromosome Y. J'ai largement préféré la préface de Guy Darol au pavé étouffant qui suit, malgré le travail incroyable du traducteur Thierry Bonhomme. Les nombreux ouvrages que Christophe Delbrouck et surtout Darol ont consacré à Frank Zappa, ainsi que l'autobiographie Zappa par Zappa avec Peter Occhiogrosso, sont nettement plus importants et jouissifs à dévorer.

mardi 25 septembre 2018

Ann O'aro, l'écorchée du maloya


En cheveux le visage maquillé par un loup, crâne rasé visage arraché par l'écorce, torse nu à la flûte, photo déchirée, dessin des jambes croisées de la fille violée, la corde du père suicidé, un escargot gluant sur son cou rappelant douloureusement la petite fille assassinée dans le bois du Journal d'une femme de chambre de Buñuel, marchant contre le vent... Les images qui hantent le livret de l'album de Ann O'aro sont explicites, comme les paroles de ses poèmes écorchés. Ils n'arrangeront pas les préjugés sur les incestes perpétués sur l'île de la Réunion, conséquences de l'esclavage et d'une décolonisation bancale. Le chant rappelle les rituels de transe vaudou d'autres îles. Ann O'aro chante en créole, l'autre douleur liée à sa langue qu'elle manie pourtant avec une poésie crue d'une beauté convulsive à couper le souffle, dictée par la danse. La mort, la culpabilité, la violence, la colère transparaissent sans qu'on ait même lu les traductions/explications indispensables de cette jeune femme sauvée par son art. La musique, le maloya, y est sublime, à la fois minimaliste, traditionnelle et résolument intemporelle. La chanteuse est accompagnée aux kayanm (le kayamb est un grand hochet rectangulaire), roulèr (le rouleur est une peau de bœuf tendue sur un tonneau), sati (une percussion métallique), bob (le bobre est une sorte de berimbaù), mais aussi trompette, euphonium et flûtes. Un disque qui devrait faire couler l'encre après le sang.



→ Ann O'aro, cd cobalt produit par Philippe Conrath, Buda Musique, 14,99€

lundi 24 septembre 2018

Bernard Cavanna bouscule le politiquement correct


Nous nous sommes souvent posés la question au sein d'Un Drame Musical Instantané : "peut-on encore faire scandale aujourd'hui comme du temps du Sacre du printemps ou de Déserts ?" Il ne suffit pas d'être sifflé ou hué pendant les applaudissements. Ce n'est là qu'exprimer son mécontentement. Non, il faut choquer, que la provocation dépasse l'entendement, pour générer de saines interrogations, contre le politiquement correct qui lisse tout dans une léthargie soporifique. La semaine dernière je me suis fait reprendre pour avoir utilisé le terme Esquimaux considéré comme péjoratif et donc remplacé par Inuits, sauf que les Yupiks, autre peuple de l'Arctique, ne peuvent hélas s'y reconnaître. Tout dépend évidemment de la manière d'utiliser ces termes, des circonstances et de qui cela vient. Nigger ne résonne pas pareil entre Afro-Américains et dans la bouche d'un raciste. Il n'empêche que voilà le compositeur Bernard Cavanna accusé d'antisémitisme pour avoir mis en musique le pamphlet de Louis-Ferdinand Céline contre Jean-Paul Sartre qui, dans Portrait d'un antisémite, avait écrit : "Si Céline a pu soutenir les thèses socialistes des nazis, c'est qu'il était payé."
Or l'œuvre de Cavanna est quasi brechtienne. Elle suscite maintes questions, que ce soit sur le cas Céline, l'un des plus grands écrivains français de tous les temps qui s'est fourvoyé dans une pensée nauséabonde et criminelle, ou sur les activités quasi collaborationnistes de Sartre sous l'Occupation par exemple. Elle interroge le racisme ordinaire et oblige à regarder autour de soi, voire en soi, comme le suggérait Jean Cayrol en 1955 à la fin de Nuit et brouillard d'Alain Resnais, "Qui de nous veille sur cet étrange observatoire pour nous avertir de la venue de nouveaux bourreaux ? Ont-ils vraiment un autre visage que le nôtre ? Quelque part, parmi nous, il y a des kapos chanceux, des chefs récupérés, des dénonciateurs inconnus. Il y a tous ceux qui n'y croyaient pas, ou seulement de temps en temps. Et il y a nous qui regardons sincèrement ces ruines comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s'éloigne, comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que tout cela est d'un seul temps et d'un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n'entendons pas qu'on crie sans fin." De la Palestine au Mexique en passant par nos propres frontières se montent des murs de la honte. Les bien-pensants s'offusquent, mais ils se voilent la face sur les génocides qui s'enchaînent et, pire, qui se préparent avec le cynisme et l'arrogance des nantis qui imposent un modèle unique de société. Il est probable que si l'œuvre musicale À l'agité du bocal était un film, il passerait comme une lettre à la poste. Buñuel ou Godard en ont savamment profité. On comprendrait le chant nazi qui se fond en coulisses lors de la coda. Les cinéastes ont souvent filmé l'horreur pour la dénoncer, ou ils l'ont suggérée. C'est ce que fait le mieux la musique, suggérer !
Le tohu-bohu de ce "bousin pour 3 ténors dépareillés et ensemble de foire" fait s'entrechoquer la colère et la souffrance, les contradictions que chacun risque un jour de rencontrer lorsqu'il faudra prendre position. Bernard Cavanna est un farceur tout ce qu'il y a de plus sérieux, un artiste engagé qui mêle une cornemuse, un accordéon, un orgue de Barbarie, des percussions sur bouteilles de pinard et une perceuse sur parpaing à l'Ensemble Ars Nova que dirige merveilleusement Philippe Nahon. Le bruit du monde accompagne le langage ordurier de Céline. Il y a du Charles Ives dans cette composition bousculante. Je suis par ailleurs ravi de reconnaître le corniste Patrice Petitdidier et le tubiste Philippe Legris qui accompagnèrent l'aventure du Drame avec le même entrain, ou encore les camarades Pascal Contet et Pierre Charial qui collaborèrent à certains de mes projets les plus fous ou les plus graves. Un ténor chante en voix de fausset, l'autre jodle. Cavanna sort la musique contemporaine des ornières où la bienséance la confine sous des couches de courbettes à lui coller un lumbago perpétuel. Il sait aussi que l'interprète n'est pas celui qu'il incarne. La distance est de mise.


Elle apparaît d'autant mieux dans le DVD qui est vendu avec le CD. Delphine de Blic a réalisé Le caillou dans la chaussure en mettant en scène avec beaucoup d'humour les réactions diverses à cette provocation opératique. Les angles divergent selon les interprétations qu'en font à leur tour les spectateurs. Les mots des uns renvoient au texte de l'autre, le vilain, l'horrible, celui dont on aurait préféré qu'il se taise. C'est d'ailleurs ce que Céline reconnaissait, pas qu'il s'était trompé, le salaud, mais qu'il n'aurait pas dû le dire, le con. En provoquant, Cavanna souligne les contradictions. Il s'amuse de la candeur des uns, de leur prétendue innocence, du danger que représente l'autre, celui qui nous habite et qui génère la haine si l'on n'y prend pas garde. Son introduction à la Cité de la Musique est des plus savoureuses lorsqu'il évoque sa "collaboration" avec l'Orchestre allemand Intercontemporain ! Le multi-écrans reflète le chaos du bousin, les cartons le laissent respirer avant d'écouter l'œuvre dans son intégralité sur le CD, car c'est dans cet ordre que je vous suggère de profiter de ce désordre remarquablement agencé. Je regrette juste que la couverture de ce double album soit si neutre, ne reflétant en rien son caractère explosif...

→ Bernard Cavanna, cd À l'agité du bocal + Delphine de Blic, dvd Le caillou dans la chaussure, L'empreinte digitale, 16,99€

vendredi 21 septembre 2018

Trois accordéons


Il y a 35 ans l'accordéon devait encore raser les murs pour ne pas subir les moqueries des autres instruments, particulièrement dans le rock et le jazz. Il avait eu ses beaux jours avec le swing de Gus Viseur, Tony Murena, Jo Privat, Marcel Azzola, etc., mais Yvette Horner suivant le Tour de France donnait une image ringarde que raillait le chanteur Antoine fin des années 60. Les musiques traditionnelles n'avaient pas encore le vent en poupe avec les diatoniques et les classiques n'accouchaient que de virtuoses rarement considérés à leur juste valeur malgré leurs incroyables basses chromatiques. Le tango jouissait d'une image plus seyante, en particulier avec Astor Piazzola, compositeur contemporain inventif qui avait réussi à mettre un pied dans la porte. J'ai résumé vite fait où j'en étais lorsque j'ai rencontré l'accordéoniste Michèle Buirette qui jouait du free jazz au sein du groupe Dernier Cri et remplaça Jacques Bidou au pied levé lors d'un concert mémorable que j'avais organisé au 28 rue Dunois en grand orchestre pour mon trentième anniversaire. Tellement séduit, j'avais fini par l'épouser ! À l'époque j'étais également passionné par les morceaux de Raúl Barboza inspirés des indiens Guarani... Les artistes de variétés s'en sont finalement emparés avec des musiciens modernes comme Richard Galliano ou de nombreux revivals, tandis que le jazz a bénéficié de l'ouverture d'esprit des improvisateurs.
Aujourd'hui l'accordéon a conquis ses titres de noblesse au même titre que n'importe quel instrument. Il ne reste plus qu'à la guimbarde et à la scie musicale de suivre l'exemple ! Comme Trần Quang Hải, Wang Li, Joce Mienniel, Sacha Gattino et quelques autres je m'emploie à redorer le blason de ce que les Anglo-saxons appellent jaw harp ou Jew's harp, les Italiens scacciapensieri, les Allemands Maultrommel, etc., un des plus vieux instruments du monde, en particulier en Asie. Quant à la scie musicale je me souviens de Pierre Clémenti en jouant au sein de Crouille Marteaux dont je faisais le light-show au début des années 70.


Ces jours-ci sortent coup sur coup trois albums des meilleurs accordéonistes français actuels, trois manières très différentes de mêler l'ancien "piano du pauvre" aux autres instruments de l'orchestre. L'Aveyronnais Lionel Suarez fonde le Quarteto Gardel avec la trompettiste zélée Airelle Besson, la star du violoncelle Vincent Segal et le percussionniste argentin Minino Garay pour renouer avec le tango de son enfance. Tendre et charmante aventure au cours de laquelle tous les musiciens ont écrit pour le quartet en plus des reprises de Carlos Gardel et du Feuillet d'album d'Emmanuel Chabrier !


Dans son nouvel album Living Being II / Night Walker, le Niçois Vincent Peirani rivalise de virtuosité en s'appropriant des tubes comme Bang Bang de Sonny and Cher (chanté en France par Sheila et Dalida !), Kashmir et Stairway To Heaven de Led Zeppelin, un extrait du Roi Arthur de Purcell ou tirant sur le rock progressif où l'espace est saturé de notes avec des pièces de sa composition. Les tempi lents profitent plus particulièrement aux reprises dans de très beaux arrangements. Accompagné par son alter ego Émile Parisien au sax soprano, Tony Paeleman au Fender Rhodes, Julien Herné à la guitare et à la basse, Yoann Serra à la batterie, Peirani réalise un album au timbre clair, extrêmement séduisant...


Quant au Basque Didier Ithursarry, il publie un duo étonnant avec le saxophoniste prolifique Christophe Monniot dont le sopranino et l'alto semblent avoir épousé la logique du clavier à bretelles. Dans ces Hymnes à l'amour, dont quatre composés par Monniot, les autres par son comparse, ou encore Duke Ellington et Tony Murena, souffle un vent de folie où les anches se fondent librement l'une dans les autres tant et si bien que l'on a l'impression d'un imposant et magnifique instrument solo.

→ Lionel Suarez, Quarteto Gardel, cd Bretelles Prod, dist. L'autre distribution, 12,99€
→ Vincent Peirani, Living Being II / Night Walker, cd (et lp) ACT, 17,50€ (et 20€)
→ Christophe Monniot & Didier Ithursarry, Hymnes à l'amour, cd ONJ Records, dist. L'autre distribution, sortie le 16 novembre 2018

mardi 18 septembre 2018

Bartók Impressions, la revanche


Au tout début du XXe siècle, comme son ami Zoltán Kodály, autre pionnier de l’ethnomusicologie, le compositeur Béla Bartók passa des années à faire du collectage dans les villages hongrois, puis slovaques et roumains. Il proclamera que ce furent ses plus belles années, à enregistrer les paysans et à transcrire ce qu'il avait réussi à leur faire jouer et chanter. Ces milliers d'airs populaires alimenteront son œuvre où je retrouve les travaux sur les modes à transposition limitée de mon camarade Bernard Vitet qui avait construit tout un système de cadrans et d'horloge que j'espère voir un jour appliquer à un système informatique.
Le nationalisme de Bartók n'a rien à voir avec celui de Viktor Orbán. Le compositeur revendiquait de chercher son inspiration dans ses propres terroirs plutôt que de rapporter celui de Bali ou d'Espagne comme ses contemporains Debussy ou Ravel. Aujourd'hui les musiciens français s'affranchissent ainsi de plus en plus de l'hégémonie étatsunienne ou anglo-saxonne en revisitant leur patrimoine historique ou en reprenant les chansons populaires actuelles. Dans la Hongrie de la Fidesz qui sombre dans la dictature, le sexisme, le racisme et l'ostracisation de ses minorités ethniques, il est logique que la résistance s'organise dans les foyers culturels. La musique y est particulièrement vivante et inventive, comme elle le fut d'abord par son folklore foisonnant à côté des influences tziganes, puis avec Liszt, Kodály, Bartók, Joseph Kosma, et plus près de nous György Kurtág, Péter Eötvös et évidemment György Ligeti... Le label BMC (Budapest Music Center) produit quantité de disques formidables de "jazzmen" qui ont merveilleusement repris le flambeau.
Or justement le contrebassiste hongrois Mátyás Szandai et le violoniste français Mathias Lévy (entendu récemment aux côtés de Louise Jallu) qui vivent tous deux à Paris, plus le joueur de cymbalum Miklós Lukács (déjà salué dans cette colonne), improvisent d'après des pièces composées à l'origine par Bartók, assumant leurs affinités avec les musiques traditionnelles et dressant un pont avec le XXIe siècle qu'ils revendiquent absolument dans leur manière de les appréhender. Le jazz, comme le tango, fait partie des musiques populaires, au même niveau de création que ce que la bourgeoisie appelle avec arrogance les musiques savantes. Le trio s'imprégnant de leurs Bartók Impressions n'a rien d'iconoclaste lorsqu'il s'écarte de la partition pour s'approprier à leur tour un patrimoine exceptionnel. Ils arrangent ainsi certains Mikrokosmos composés à l'origine pour piano, un duo pour violons, des chants de Noël roumains, des rythmes bulgares ou le quatrième mouvement du Concerto pour orchestre avec une dansante inventivité qui rend hommage au compositeur mort dans la misère à New York en 1945. Edgar Varèse est présent lors de ses obsèques. Depuis, on ne l'aura jamais autant joué. Szandai, Lévy et Lukács seraient-ils des adeptes de la métempsychose à le faire renaître ainsi encore et en corps ?

→ Matyas Szandai, Mathias Levy, Miklos Lukacs, Bartók Impressions, cd BMC, dist. L'autre distribution, sortie le 5 octobre 2018
→ concert le 20 octobre au Comptoir, Fontenay-sous-Bois, c'est à côté de chez moi / le 7 novembre, festival Jazzycolor à l'Institut Hongrois de Paris, à peine plus loin / le 14 décembre au Triton, Les Lilas, carrément la porte à côté...

vendredi 14 septembre 2018

Sounds of Mirrors de Dhafer Youssef


Il y a des disques que l'on peut écouter en boucle, que l'on soit triste ou gai, seul ou accompagné, en plein soleil ou sous la lune, que les fenêtres soient grandes ouvertes à midi ou tard dans l'obscurité de la chambre... Les arabesques de Dhafer Youssef vous prennent au lasso et vous nouent comme une poupée de bondage. Le chanteur et oudiste tunisien fait d'abord tourner le disque de ses Sounds of Mirrors sur rythmiques des tablâs indiens de Zakir Hussain, fils du célèbre Alla Rakha dont j'adorais les peaux épousant ses extravagantes figures vocales. La voix de tête de Dhafer Youssef se mêle à la clarinette du Turc Hüsnü Şenlendirici tant que l'on ne sait plus qui de l'anche ou des cordes vocales font danser les volutes de fumée. Un nuage se forme alors sous les cordes de la guitare du Norvégien Eivind Aarset jusqu'à tisser un tapis volant au-dessus des continents. Enregistré à Bombay puis à Istanbul cet équipage qui parle le même langage se retrouve mixé à Göteborg en Suède.


Comme souvent les étiquettes valsent, certains parlent de nu jazz, d'autres de musique traditionnelle inventive, j'entends essentiellement le son épuré des pays du nord avec les accents chantants de ceux du sud. Dhafer Youssef a la chance de traverser la Méditerranée sans les dangers qu'affrontent quotidiennement les migrants d'Afrique et d'Asie mineure alors que l'Occident se nourrit de l'Orient. Comment peut-on être insensible à ces génies libérés de la bouteille où les avaient enfermés d'absurdes préjugés ?

→ Dhafer Youssef, Sounds of Mirrors, cd Anteprima, sortie le 5 octobre 2018

vendredi 7 septembre 2018

Exclusivement sur Internet !


La presse papier en retard de plusieurs métros, déconnectée des nouveaux usages, refuse de chroniquer les albums exclusivement en ligne. Cette ineptie coûte cher aux musiciens et aux labels indépendants qui sont obligés de faire imprimer des CD au minimum sous enveloppes en carton, au maximum sous packaging plus seyant. Lorsque le CD fait partie d'un objet particulièrement soigné, luxueux livret illustré, travail graphique et textes conséquents, il n'y a pas de regret, mais le plus souvent les auditeurs se passent très bien de la formule physique la plus rébarbative. Issue de la vieille école du vinyle, il est certain que je préfère néanmoins avoir entre les mains un bel objet plutôt qu'un fichier dématérialisé. J'écoute les CD sur ma chaîne hi-fi alors que la virtualité se contente le plus souvent des haut-parleurs de mon ordinateur. La plupart des disques ne se vendant plus qu'à la fin des concerts, il est pourtant absurde de presser quelques centaines d'exemplaires pour une presse qui n'a même plus d'espace dans ses colonnes pour en parler !
Internet permet en outre de publier des formats qui feraient exploser la durée d'un CD ou d'un vinyle. Ainsi Poisons d'Un Drame Musical Instantané dure 24 heures ! C'est l'équivalent des séries TV de qualité par rapport aux films qui sortent en salles. Il aura fallu du temps pour que les cinéphiles en apprécient le suc. J'adore également enregistrer un album le vendredi et publier le résultat avec pochette et crédits le lundi suivant ! Je pourrais prétendre que la musique n'a absolument rien à voir avec le support ; c'est vrai et faux à la fois. Dans cette polémique, on parle trop souvent du contenant en faisant abstraction du contenu, comme les audiophiles qui font écouter leur matériel en se fichant totalement des œuvres qui les traversent. D'une part la musique existe quel que soit le support, mais d'autre part à chaque support correspond un projet et chaque projet suggère tel ou tel support. Les conditions sociales et matérielles dans lesquelles s'inscrit la production musicale influent forcément sur la nature des œuvres. Combien d'artistes se plient ainsi à la mode au lieu de profiter de leur liberté de créer !
C'est donc avec une joie non dissimulée que je lis les chroniques que Citizen Jazz publie de mes albums exclusivement en ligne, en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org et depuis peu sur BandCamp. Cette plateforme les diffuse gratuitement dans une formule limitée dans le temps, et payante moyennant un pourcentage de 10% ou selon le degré de solidarité des amateurs de nos créations sonores. Ainsi dans son dernier numéro qui me consacre un imposant dossier avec entretien et la mention ÉLU pour mon récent Centenaire qui sort officiellement aujourd'hui, on trouvera sous la plume de Nicolas Dourlhès un compte-rendu de 8 albums virtuels les plus récents parus chez GRRR, soit deux volumes de Un coup de dés jamais n'abolira le hasard (2015) avec d'une part le trompettiste Médéric Collignon et le guitariste Julien Desprez, et d'autre part l'accordéoniste Pascal Contet et le saxophoniste-clarinettiste Antonin-Tri Hoang, L'isthme des ismes (2017) avec Hoang et le batteur Samuel Ber, Arlequin (2015) et Défis de prononciation (2017) avec la chanteuse-bassoniste Sophie Bernado et la chanteuse-vibraphoniste Linda Edsjö, Harpon (2016) et Paradis (2017) avec la platiniste Amandine Casadamont, Carambolages (2016) pour l'exposition de Jean-Hubert Martin au Grand Palais...