Lorsqu'un musicien branche son instrument acoustique sur un dispositif électronique il est souvent difficile de savoir qui fait quoi. En 1975 Michel Portal était passé à la maison avec sa clarinette pour tester les possibilités offertes par mon ARP 2600. Ce synthétiseur permettait à la fois de transformer un son externe en temps réel, grâce à des filtres ou au modulateur en anneau, et de contrôler en retour ses composantes électroniques, par exemple avec son suiveur d'enveloppe. On peut entendre ce genre d'interaction réciproque sur Un coup de groutchmeu dans notre album enregistré cette année-là, Avant Toute, où Francis Gorgé branche sa guitare électrique sur l'ARP. Michel Portal avait paniqué de perdre le contrôle sur son jeu, mais il m'avait gentiment encouragé à poursuivre ma route. Ce besoin de contrôle est un des handicaps majeurs de la plupart des compositeurs contemporains jaloux de leurs prérogatives de classe. De son côté, Portal abandonnera hélas plus tard toute velléité expérimentale au profit d'un fantasme swing partagé par nombreux jazzmen français de sa génération. Les plus jeunes se moquent aujourd'hui de ces deux tendances, à la fois plus aptes au partage et renouant avec leurs patrimoines européens.


Trois ans plus tôt, en 1972, le saxophoniste Philippe Maté s'était laissé manipuler avec ravissement par l'ingénieur du son Daniel Vallancien, sans craindre de perdre le pouvoir sur la musique produite ! Or leur compagnonnage d'alors s'avère aujourd'hui un jalon fondateur. Ce n'étaient pas les seuls à l'époque, mais ils étaient rares et pas toujours aussi créatifs (l'année précédente, Maté avait participé à l'album Tacet de Jean Guérin). Leurs mouvements d'échos ressemblent d'ailleurs furieusement à mes tripatouillages de la fin des années 60 lorsque j'enregistrais un orchestre composé de mes potes avec un micro posé entre les deux oreillettes de mon casque avec l'effet "son sur son" de mon magnétophone Sony TC355. En jouant également sur la vitesse de défilement de la bande magnétique, j'obtenais des excitations suraiguës ou des profondeurs abyssales. Le savoir faire de Vallancien préserve la qualité des instruments utilisés par Maté tout en les étalant par un phénomène de répétitions que l'on peut qualifier de psychédéliques en regard de l'époque. Une simple mélodie s'entend ainsi transformée en paysage sonore. La superposition des rythmes ou des pistes crée des nuages de notes et produit des effets de masse qui se rapprochent des désirs symphoniques que nous avions à peu près tous d'une manière ou d'une autre, et que l'électricité autorisait enfin, de plus en temps réel. Confronté aux possibilités de la machine, une grosse console, Philippe Maté n'utilise pas seulement son ténor en jouant de ses clapets ou de son anche, il se saisit ici d'un flexatone, là d'une sanza gabonaise. En jonglant simplement avec la stéréo, Vallancien donne une forme à ces expérimentations instrumentales.
Tous ces albums sont sortis ou ont été réédités sur le label du Souffle Continu, passionné par l'invention des années 70.

Daniel Vallancien & Philippe Maté, LP Le Souffle Continu (publié à l'origine sur Saravah), 20€
→ Jean Guérin, Tacet, LP Le Souffle Continu (publié à l'origine sur Futura), 18€
→ Birgé Gorgé, Avant toute (inédit), LP Le Souffle Continu, 18€