70 Musique - février 2019 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 26 février 2019

Grave, Montevago !


Chaque matin je passe un quart d'heure sur la couchette haute du sauna au fond du jardin. Parfois la musique ou le texte me collent à la banquette sans que les minutes défilent. J'avais pourtant déjà écouté plusieurs fois Montevago, mais là je n'arrivais plus à me relever. La main gauche ostinato de Roberto Negro accentuait l'impression de chaleur et les graves du violon de Théo Ceccaldi faisaient vibrer mes propres cordes. J'inspirais en gonflant le ventre, je soufflais en collant ma colonne vertébrale au cèdre rouge. Comme lors du précédent album du pianiste, le formidable Kings and Bastards, se dégage une impression d'éternité. Contrairement aux extravagances habituelles du violoniste, il n'y a pas une note de trop. Tout est à sa place, rigoureusement composé, avec des breaks de tempo et des respirations brisant le continuum rythmique. Les mélodies rappellent le folklore européen, entendre les racines de nos terroirs, danses anciennes ranimées par l'invention des deux compères. Le timbre du piano préparé gonfle cet orchestre de chambre comme une montgolfière survolant des paysages ocres ou verdoyants. Sous leurs doigts le minimalisme devient exponentiel.


Et puis soudain une voix chantonne des mots qui flottent sur une Méditerranée dans l'espoir d'un avenir meilleur que l'Europe assassine. Sur le Zodiac "trois poissons, serrés, serrés, le fond d'une cale, trois milliers, papier, papier, papier, on a papier, pas pied, pas pied, côte à côte à côte à côte à côte, ta côte ta côte ta côte ta côte ta côte". En Sicile le vieux palais de Montevago abrite un centre d'accueil pour migrants mineurs.

→ Théo Ceccaldi & Roberto Negro, Montevago, CD brouhaha avec la complicité de Full Rhizome, dist. L'autre distribution, sortie le 1er mars 2019
→ Sortie de l'album le 10 avril à l'Église Saint-Merri, Paris

lundi 25 février 2019

Naïssam Jalal et Nicole Mitchell à Sons d'Hiver


J'ai avoué à Naïssam Jalal que j'étais allée à son concert à reculons. Pensez, une flûtiste seule en scène, certes avec une comédienne qui récitait en arabe ancien, celui de l'Égypte, des poèmes d'Amal Donkol disparu en 1983 à l'âge de 43 ans, mais c'était à Choisy-le-Roi dans le cadre de Sons d'Hiver. La dernière fois que j'ai joué à ce festival c'était il y a 25 ans, du temps où Michel Thion le dirigeait, lui qui l'avait fondé sous le nom de Futurs/Musiques, lui-même devenu aujourd'hui poète après avoir été barman, déménageur, fabricant de bougies, agent de planning en compagnie aérienne, dessinateur en béton armé, puis analyste informaticien durant huit ans, et même professeur de judo diplômé ! Je parle de Thion parce qu'il avait cherché à faire venir le public local et que ses successeurs ont continué à s'y employer. Je me souviens qu'il y avait alors toujours un groupe amateur en première partie des luxueuses soirées. Figurait cette fois le nonette de Nicole Mitchell en seconde partie, mais j'étais encore un peu cassé par le décès maternel survenu lundi matin. J'ai pensé que cela me ferait du bien de sortir et j'ai emmené Éric et Michèle qui avait de son côté gardé Eliott toute la journée. C'est dire si nous étions frais ! La musique a le pouvoir de nous faire oublier la tristesse et la fatigue, qu'on l'écoute ou, mieux, qu'on la joue. Comme j'avais trouvé formidable la quête d'invisible de Naïssam Jalal au travers de son récent double album et que la présence en France de l'ancienne présidente de l'AACM est une chose rare, j'ai pris mon volant à deux mains et j'ai filé par des chemins détournés que Waze m'indiqua subtilement.
Le sens des mots étant capital, un joli petit livret avec les textes d'Amal Donkol nous fut remis avant le début du spectacle. Ensuite j'ai préféré me laisser bercer par la voix de Nanda Mohammad et les flûtes incroyables de Naïsam Jalal. Lire les traductions projetées en surtitres cassait l'évocation. Que ce soit à la flûte traversière ou au nay, Naïssam rivalise de virtuosité lyrique avec une variété de timbres et d'attaques époustouflantes. Elle chante aussi, sans la flûte, dans la flûte, à côté de la flûte. Nous étions transportés par la magie de son jeu tandis que les poèmes choisis par le metteur-en scène/écrivain Ahmed El Attar chantaient calmement, mais de manière déterminée, une colère qui semblait cibler le régime syrien alors qu'elle remontait aux catastrophiques Accords de Camp David qui isoleraient dramatiquement le peuple palestinien. La poésie est éternelle. Même pas millésimée. Éternelle. Comme la musique. Parce qu'elles tournent autour des choses sans les nommer précisément. Elles y révèlent pourtant l'essence de la vie, justement. Des Fragments du Livre de la Mort aux Dernières paroles de Spartacus, impossible de se réconcilier lorsqu'on a subi l'outrage, la lâcheté et la violence.


Puis se fut l'entr'acte où nous nous rassasiâmes au bar d'une soupe de châtaignes. La prestation de Nicole Mitchell était intéressante, mais écrasée par le son des retours qui brouillait la spatialisation des musiciennes et musiciens organisés en arc de cercle. Les improvisations de la violoncelliste Tomeka Reid semblaient super, mais son instrument en plastique ou résine avait une sonorité sourde et étouffée qui n'arrangeait pas les choses. On entendait difficilement la harpe d'Hélène Breschand, pourtant heureuse de participer à cette "belle aventure humaine" dirigée par la flûtiste américaine. L'ambiance du Black Earth Ensemble composé également d'un excellent joueur de shakuhachi et d'un autre Japonais qui jouait du shamisen, de la contrebasse et du taiko, d'une violoniste et d'un guitariste, était chaleureuse, mais les mises en place approximatives, probablement dues à une percussionniste bien lourde qui suivait plutôt qu'elle ne guidait, ramollissaient l'ensemble jusqu'à ce qu'un type dont on se demandait ce qu'il faisait là intervienne...


Quand un chanteur se sert du sens pour choisir ses intonations, tout devient lumineux. Avery R. Young nous gratifia d'une prestation exceptionnelle, retenant ses effets, éclatant, se tordant, se redressant comme les meilleurs interprètes de soul. L'orchestre trouva là sa forme, emporté par le feeling d'un artiste vivant son rôle de tous ses muscles, électrisé de la tête aux pieds. J'ai cru comprendre qu'il était question de transmission. Dans ses performances Young révèle le racisme et la misogynie qui étaient toujours à l'œuvre derrière les paravents obamesques. On voit bien ici aussi où nous mène notre pseudo démocratie.

samedi 16 février 2019

Lemêtre et Flament à l'Atelier du Plateau


Hier soir le duo de percussions Sylvain Lemêtre et Benjamin Flament m’a mis des jeux de mots à la bouche pendant le rappel qui donnait fin. Ces deux petits poulets élevés en batterie, deux cuisines, à tables, marchant à la baguette, faisaient des pieds et des mains de toutes leurs peaux cibles, en games lents et métaux précieux. Une sorte de rêverie sur fond de ciel nocturne, un truc qui frotte et qui gratte, dans le sens des poêles, des tubes qui s’enchaînent, à la foi graves et légers. Le tout sur un Plateau !


Ce samedi soir Lemêtre y présente Totem di Sabbia avec l'artiste visuel Raphaël Thierry...


Vous pourrez écouter le concert d'hier soir jeudi 28 février sur France Musique dans l'émission À l'improviste d'Anne Montaron...

jeudi 14 février 2019

Nāga d'Alexandra Grimal


Le soleil irradie Nāga, le double album d'Alexandra Grimal, un soleil mythique, immémorial, tandis que le nāga est ce cobra pouvant prendre forme humaine, voyager sous terre, nager dans l'eau et voler dans les airs, prenant en charge la fertilité des sols et la fécondité des femmes. J'ai cherché dans Wikipédia le sens des titres dont les textes anglais ont été écrits par Lynn Cassiers, Inti, Meltemi, Noun, , Sekhmet, Perseus, des contes et légendes qui ont conservé tout leur pouvoir sur ce que nous traversons. Celui en français de Cambium est d'Alexandra. Il incarne tout ce qui sous-tend le propos de cette œuvre déterminante pour la saxophoniste devenue aussi chanteuse. Elle est allée chercher au fond d'elle-même de quoi renaître et donner la vie. Pour se faire, elle s'est entourée de musiciens exceptionnels, les guitaristes Marc Ducret et Nelson Veras, les claviéristes Jozef Dumoulin et Benoît Delbecq, le batteur Stéphane Galland et Lynn Cassiers qui chante et trafique l'électronique.
À l'alto ou au sopranino, le jeu de la saxophoniste a toujours quelque chose de droit et transparent, une brise qui sous la pluie dessine un arc en ciel. J'ai bizarrement pensé à Steve Lacy et René Lussier, mais ce sont des liaisons dangereuses qui me sont propres, alors que la filiation avec le Jazz West Coast est évidente. Alexandra mène sa barque, déterminée et patiente. Il lui a fallu huit ans pour accoucher de Nāga, celui qui recèle des trésors. Après nos deux albums en duo, Transformation (2012) et Récréation (2013), Alexandra avait participé à la version pour sextuor de mes Rêves et cauchemars (2014). Je reconnais la musique dont elle me parlait, avait désirée, savait devoir laisser mûrir, et qui enfin voit le jour, un jour ensoleillé...

Alexandra Grimal, Nāga, 2CD ovni, dist. Orkhêstra, sortie le 4 mars 2019

mardi 12 février 2019

Antiquity de Palotaï-Argüelles-Sciuto


J'ai croisé le guitariste Csaba Palotaï à l'entr'acte du Festival Sons d'Hiver à Alfortville alors que je m'interrogeais sur l'absence de plus en plus criante de journalistes aux concerts. Déjà que les musiciens se déplacent rarement pour écouter leurs collègues, se pointant seulement s'ils ont des chances de rencontrer du monde, soit de se montrer eux-mêmes, c'est donc un "vrai" public, plutôt local, qui assiste le plus souvent aux évènements exceptionnels programmés en banlieue. Au bar ou sur les gradins j'écoute les réactions sincères de spectateurs qui ne s'attendent à rien, sinon à la découverte. Beaucoup sont surpris d'écouter des groupes affublés de l'étiquette jazz qui échappent à ce que le terme revêt pour la plupart, un truc cool qui swingue gentiment. Ainsi Irreversible Entanglements joue un free jazz massif de la fin des années 60 avec une chanteuse qui ferait mieux de se concentrer sur le sens des paroles qu'elle clame plutôt que d'abuser du bouton d'effet d'écho qui occupe toute son attention et noie son propos. Quelle drôle d'idée ! On ne peut pas dire non plus que le reste de l'orchestre brille par ses nuances. Je suis sorti boire un coup pour me laver la tête avant la prestation du Songs of Resistance du guitariste Marc Ribot. J'aime bien Ribot, mais je me suis un peu ennuyé à ses blues monotones où sa voix n'est pas à la hauteur des instrumentistes, parmi lesquels le contrebassiste Nick Dunston. Ce n'est tout de même pas une raison pour ne pas l'effort de se déplacer dans les lieux de concert où la programmation cherche à se renouveler... Mais je n'arrive pas à être convaincu par l'engagement politique de ces deux groupes. Comme dans une manif, les slogans ne suffisent pas à changer le monde. L'exergue de Cocteau à Une histoire féline dans Le journal d'un inconnu me revient chaque fois : "ne pas être admiré, être cru."


C'est ce qui m'a plu à l'écoute du disque de Csaba Palotaï quand j'ai regagné mes pénates. J'ai compris aussi pourquoi il était allé écouter Marc Ribot. Il a quelque chose de son timbre, un son électrique simple et droit au premier abord, mais qui se tord et crépite sans qu'on sache comment c'est arrivé, des répétitions qui n'en sont pas quand ça tourne, et ça tourne. C'est donc surtout la franchise du jeu qui m'apparaît chez lui et les deux musiciens qui l'accompagnent. J'ai toujours apprécié le jeu minimaliste du batteur Steve Argüelles, plus juste et efficace que ceux qui en mettent partout. Quant au saxophoniste Rémi Sciuto, il se fond merveilleusement dans la masse qu'il soit au baryton ou, plus rarement, au sopranino. Le trio a un son épais sans en faire des tonnes. C'est l'élégance des vrais virtuoses. À ce sujet je ne suis d'ailleurs pas surpris que le violoncelliste Vincent Segal (détail auquel je suis sensible, il n'y a pas d'accent sur le e, contrairement à mon blase !), je ne suis pas surpris qu'il apparaisse sur deux des douze morceaux. Comme certains affectionnent les balades, Csaba Palotaï compose des promenades. Décidément la scène hongroise recèle de musiciens passionnants, réaction logique face à un gouvernement hyper-réactionnaire. Il ne suffit pas de clamer la révolution, il faut surtout l'incarner dans son quotidien, dans le collectif et dans sa tête. Le son du trio de Csaba Palotaï est celui d'un ensemble, d'un "tous ensemble" salutaire.

→ Palotaï-Argüelles-Sciuto, Antiquity, cd BMC (excellent la bel hongrois), dist. L'autre distribution

mardi 5 février 2019

Bam Balam


Depuis que La Poste est devenue une banque, une assurance, un opérateur de téléphonie mobile, un fournisseur de services numériques et de solutions commerce, un commerce en ligne (marketing, logistique) et une collecte et vente de données, elle a paradoxalement réduit ses effectifs ! C'est devenu une vraie plaie pour recevoir son courrier. On ne peut pas tout envoyer par Internet et les transporteurs privés ne sont pas plus fiables. Les services se sont évanouis pour faire place au profit. Lorsque j'étais enfant il y avait plusieurs distributions de courrier par jour et une lettre envoyée à Paris le matin arrivait le soir-même ! Le facteur faisait partie du lien social, prenant le temps d'échanger quelques mots avec les usagers. Aujourd'hui les remplaçants glissent les lettres des uns dans la boîte des autres, à nous de refaire le tri ! Le pire est l'avis de passage alors que j'étais là et que le préposé n'a pas sonné, m'obligeant à aller à la Poste Centrale, à l'autre bout de Bagnolet, où je dois faire la queue pendant vingt minutes pour récupérer mon colis. Coup de chance ou lot de consolation, c'était un envoi de Bam Balam Records contenant un vinyle et deux CD tous aussi enthousiasmants !


J'avais déjà chroniqué le CD ec(H)o de Steve Dalachinsky and The Snobs que m'avait prêté Gary May, comme leur précédent Massive Liquidity, mais j'en profite pour le réécouter. J'avais écrit que "j'aime ec(H)o-system, le dernier album du poète Steve Dalachinsky avec le duo de rock français The Snobs. J'y retrouve le flow envoûtant que Hal Willner initiait avec les disques orchestrés de William Burroughs. (...) The Snobs sèchent l'atmosphère en l'électrifiant. (...) nous sommes transportés, que l'on comprenne ou pas les paroles. La musique fait passer les intentions, par la diction rythmique et dramatique des poètes tout autant que par celle qui les accompagne et les porte, traduisant leurs vers dans un langage universel." Sur les rythmes électroniques hypnotiques les mots se posent ou décollent : je les saisis au vol.


J'ai posé le vinyle de Rough & Wojtyla sur la platine et poussé le bouton de volume à fond. À 9 heures du matin ça réveille et vous électrise. Les deux musiciens bordelais ont invité le guitariste Richard Pinhas à leur tempête fondamentalement rock, mélange improvisé de boucles répétitives et de drone entêtant. RG Rough joue des instruments électroniques et du piano, Karol Wojtyla est à la batterie, et les deux diffusent des ambiances sonores ou field recordings pour construire un maelström sur lequel l'ex-Heldon vogue comme s'il avait toujours fait partie de l'équipage.


La surprise réside pour moi dans le CD nu. du groupe portugais Signs of the Silhouette. Le guitariste Jorge Nuno et le batteur Joao Paulo Entrezede ont invité le pianiste Rodrigo Pinheiro et le bassiste Hernani Faustino pour cette bacchanale où les rythmes vous emportent en lentes progressions improvisées toutes aussi rock que les deux autres albums envoyés par le disquaire et producteur Jean-Jacques Arnould de Bam Balam Records. Partout on sent l'influence du groupe allemand Can, transes psychédéliques où les sons créent l'ivresse. Sur nu. les Portugais savent ménager leurs effets en faisant évoluer des plages planantes retenues vers un free-rock débridé.

→ Steve Dalachinsky and The Snobs, ec(H)o, CD Bam Balam, 9€ ou 11€ avec un magnifique livret des textes et collages du poète, port inclus
→ Rough & Wojtyla feat. Richard Pinhas, LP Bam Balam, 19€ port inclus
→ Rough & Wojtyla, nu., Bam Balam, CD 7,90€ ou LP 21,50€ toujours avec le port

Apparition


Salle comble et gros succès hier soir à La Maroquinerie pour le concert de Bumcello fêtant leur 20e anniversaire... Vincent Segal et Cyril Atef ont eu la gentillesse de m'inviter sur scène avec mon Tenori-on...
Photo Dana Diminescu