70 Musique - juin 2020 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 29 juin 2020

Mirrormask, le cinéma des beaux rêves [archive]


Article du 21 janvier 2007

Les rêves se réfèrent aux scènes de la veille. Les enfants imaginent leurs parents, les êtres qu'ils ont croisés et qui les ont impressionnés, dans de nouvelles situations drôles, effrayantes ou abracadabrantes. Aucun film ne semble échapper à la règle. Les rêves d'adultes ont parfois le droit à la fantasmagorie sans la présence des acteurs grimés en monstres, les enfants jamais ! Quel que soit son âge, chaque dormeur tient évidemment toujours le rôle principal et aucun réalisateur ne peut s'empêcher de marcher sur les traces du Docteur Freud. Dans le rêve, l'imagination étant sans limite, elle ne peut chercher son cadre que dans la réalité. Le reste ne serait que pure fiction : toute ressemblance avec des personnages existant ou ayant existé ne peut être que fortuite. À qui fera-t-on avaler cela ? Le metteur en scène prend simplement alors la place du somnambule.


Mirrormask, le film dessiné et réalisé par Dave McKean (visitez son site !) sur un scénario de Neil Gaiman et produit par Jim Henson en 2005, poursuit donc la voie où se sont engouffrés Les 5000 doigts du Dr T et bien d'autres. Une enfant de la balle, en proie à une forte émotion, s'échappe dans le monde graphique qu'elle s'est créé avec ses fusains. Qu'importe la Reine Blanche, on sait qu'elle se réveillera forcément à la fin. Au diable les ombres noires qui ne pourront que s'évanouir le matin venu. Le masque-miroir rétablira l'équilibre des contrastes. Le film est un moment de magie pure. Les images mêlant des techniques d'animation variées rappellent les œuvres de Max Ernst, collages et peintures, univers tarabiscoté dont l'originalité nous fait décoller du réel. C'est un objet rare à ne manquer sous aucun prétexte. Il est étrange comme ce genre de film passe souvent inaperçu à sa sortie en salles pour progressivement devenir culte avec les années et dvd aidant. Ce fut le cas de celui de Roy Rowlands (Dr T) comme de L'étrange Noël de Monsieur Jack (The Nightmare before Christmas) de Tim Burton.


Le graphiste anglais Dave Tench McKean a réalisé nombreuses pochettes de cd et livres pour enfants, mais c'est aussi un photographe, un peintre, un sculpteur et un pianiste de jazz. Il a mis en images plusieurs livres de Neil Gaiman (voir le Mouse Circus) comme Coraline que tourne actuellement Henry Selick, le réalisateur de Jack (sortie prévue en 2008). Gaiman est l'auteur de la version anglaise de Princesse Mononoké de Miyazaki tandis que McKean a travaillé pour les deuxième et troisième Harry Potter... Le producteur Jim Henson a créé Les Muppets ; sa Company a produit deux autres films merveilleux que l'on retrouvera, ô miracle, en coffret avec Mirrormask (GCT). Il s'agit du célèbre Dark Crystal (de Jim Henson et Frank Oz) et de Labyrinthe (de Jim Henson, avec David Bowie). Si vous avez des enfants, que vous regrettez de ne pas en avoir eus ou de ne plus les voir très souvent, cela n'a aucune importance. Faites-vous plaisir. Ces trois films fantastiques (en anglais Fantasy) sont à découvrir dare-dare. Un enchantement.

vendredi 26 juin 2020

Pauvros à tort et au travers


S'il feint À tort et au travers, Jean-François Pauvros a raison, il colle à la plaque. Son disque tourne rond, même s'il est décentré. En s'associant au claviériste Antonin Rayon et au batteur Mark Kerr, il accroche le power trio aux Portes de la perception ! Quant à la basse, il a sa voix de mêlé-cass, cantor arrosé à l'eau de vie peut-être, en tout cas un truc fort qui file la pêche. Le rock n'est pas mort, il bouge encore. Comme dirait Carco dans Jésus-la Caille, beaucoup d’mêlée, pas beaucoup d’casse. Un caramel, c'est carré mou, mais ça colle aux dents. Le public saute sur place. Il marche sur l'eau. Il décolle. J'avais beau être tout petit, je me souviens du perroquet du poète chez lui d'où l'on voyait couler la scène. Sous les ponts de Rimbaud et d'Apollinaire. De la guerre. L'oiseau était en boucle. Ça tanguait dans le pays sage. Cette galette est pleine de surprises, comme si chacun avait la fève à tour de roll. Trois petits rois illuminés qui auraient attrapé la fièvre du samedi soir. Avec eux on ne s'ennuie pas. Grand échalas courbé sur sa guitare, Don Pauvros donne du manche à coups d'effets. À une époque, on aurait appelé free-rock cette ébriété, pour clamer la liberté et son fantôme, ou pour endiguer la transe sans en faire des tonnes. La mer du Nord à marée basse chausse les potes de ces lieux. Des chats, des chauds, c'est sûr. Pas une once de symbolisme, mais une vision abstraite de l'histoire du rock...

Jean-François Pauvros avec Antonin Rayon et Mark Kerr, À tort et au travers, CD nato, dist. L'autre distribution, sortie le 17 Juillet 2020

jeudi 25 juin 2020

Entretien sur la RTS à propos de "Perspectives du XXIIe siècle"


Podcast de mon interview par Benoît Perrier sur la RTS (Radio Télévision Suisse) lors de l'émission "L'écho des pavanes" à propos de mon nouveau CD "Perspectives du XXIIe siècle" produit par le MEG...
« Et si les archéologues de demain retrouvaient les archives musicales du début du XXe siècle déposées au Musée d’ethnographie de Genève, plus précisément la "Collection universelle de musique populaire"? Qu’en feraient-ils, qu’en penseraient-ils? Le musicien français Jean-Jacques Birgé s’est prêté à l’exercice, produisant "Perspectives du XXIIe siècle" (MEG), un disque où il malaxe cette matière, y ajoutant ses instruments et les voix de ses amis pour un savoureux conte d’anticipation qui brouille les frontières du temps et de l’espace. Revenu de ette campagne de fouille, il détaille son itinéraire à "L’écho des pavanes". »

lundi 22 juin 2020

Pinkish Black & Yells At Eels : Vanishing Lightin The Tunnel of Dreams


Drone électronique envahissant l'espace, percussion lourde, trompette grave / marimba répétitif, contrebasse et batterie jazz, et la trompette revient, lente, planante, posée sur un nouveau drone / jusqu'à ce que le rock hypnotique prenne le dessus... Deux groupes de rock/jazz expérimentaux se retrouvent ensemble dans un studio de Fort Worth, Texas, en 2018. Pinkish Black est composé du duo métal Daron Beck aux claviers et synthé, John Teague à la batterie et synthé. Yells at Eels est un trio d'improvisateurs formé de Dennis González aux trompettes, conque et percussion, Aaron González à la contrebasse, à la basse électrique et il chante, Stefan González à la batterie, percussion, marimba et un gros ressort hélicoïdal ! La rencontre fonctionne, on n'y voit que du feu, et des flammes. Bien qu'il ait été enregistré deux ans plus tôt, l'album s'est concrétisé pendant la pandémie dont on sent les effluves, peut-être à cause du goût de Daron Beck pour les films de zombies. Stefan González raconte que Beck et leur père ont des problèmes cardiaques qui ne facilitaient pas les choses, mais le pari est réussi. Couché sur des cédés argentés, c'est tout de même un disque noir évoquant une cascade de larmes, le mirage d'un infarctus, la lumière s'évanouissant dans un tunnel de rêves, la douleur de Guernica... Vanishing Lightin The Tunnel of Dreams est un voyage envoûtant, une méditation sur les frontières du réel, une preuve d'amitié.

Pinkish Black & Yells At Eels, Vanishing Lightin The Tunnel of Dreams, Ayler Records, 14€ sur Bandcamp (9€ en numérique)

mercredi 17 juin 2020

Vol pour Sidney (retour)


Il n'y a bien qu'en musique que l'on peut s'envoler aujourd'hui pour où que ce soit ! Pour moi, Vol pour Sidney (aller) et (retour) est un des plus émouvants voyages dans le passé, comme j'en ai pris l'habitude au bord du Chronatoscaphe lorsqu'en 2005 Jean Rochard m'offrit d'écrire et enregistrer tous les interludes des 3 CD qui accompagnaient le vingtième anniversaire du label nato avec comme interprètes Nathalie Richard et Laurent Poitreneaux.
En 2015 j'avais évoqué la réédition du Vol (aller) et raconté mes souvenirs sur les genoux de Sidney Bechet. J'ignore combien sont encore vivants qui l'ont connu et encore moins qu'il a laissé souffler dans son soprano ! Au delà du fait qu'il représente mon plus vieux souvenir musical et l'un des plus anciens de mon enfance, ce (retour) - 28 ans après le disque (aller) - s'ouvre avec Petite fleur composé l'année de ma naissance, chanté par ma fille Elsa accompagnée par Ursus Minor, à mes yeux et mes oreilles comme la résolution de toute ma vie de musicien (extrait en écoute sur le site des Allumés du Jazz !!!).
En 1996 Elsa ouvrait déjà Buenaventura Durruti, un autre album collectif produit par Jean Rochard, dans lequel elle chantait ¡ Vivan las utopias ! écrit par Bernard Vitet et moi-même. Le saxophoniste baryton et soprano François Corneloup était déjà de l'aventure, comme de celle des Chroniques de résistance où Elsa chantait sept chansons bouleversantes dont la Valse macabre (à Germaine Tillion) pour laquelle j'écrivis les paroles...


J'écoute le nouvel album tandis que je retombe en enfance, enfance de l'art, enfance du jazz qui de la Nouvelle Orléans à Paris fait d'inédites escales à New York, Treignac, Meudon, Aix-en-Provence, Sarasota, Créteil et Detroit, sautant de siècle en siècle comme on joue aux puces. J'imagine Sidney, jovial et hilare, écoutant ces réinterprétations de morceaux qu'il a "écrits" ou que Duke Ellington et John Coltrane ont composés en son hommage. Dans ce vaisseau spatial les musiciens et musiciennes invité/e/s traversent les époques par des trous noirs qui communiquent avec notre temps arrêté ou ralenti sans que personne ne le soit. Matt Wilson Quartet, Hymn For Her, Sylvaine Hélary "Glowing Life", Ursus Minor, et en ordre dispersé Nathan Hanson, Catherine Delaunay (qui la première avait eu la sagesse de prendre un billet de retour), Donald Washington, Guillaume Séguron, Don Brian Roessler, Davu Seru, John Dikeman, Simon Goubert, Sophia Domancich, Robin Fincker et forcément Tony Hymas, Grego Simmons, Stockley Williams, Jeff Lederer, Kirk Knuffke, Chris Lightcap, Lucy Tight, Wayne Waxing, Antonin Rayon, Benjamin Glibert, Christophe Lavergne swinguent donc avec passion les blues et morceaux haïtiens, les mélodies ou leurs déconstructions. Les illustrations du beau livret, contenant également photos et témoignages, sont du tout aussi talentueux Johan de Moor, fils de Bob et père de La vache. C'est bientôt l'été et le disque entier est une petite fleur !

Vol pour Sidney (retour), CD collectif, nato, dist. L'autre distribution, sortie le 19 juin 2020

lundi 15 juin 2020

Disques hors normes


Après un séjour au bord de la mer j'oublie un peu les articles que j'avais sur le feu, mais la projection du film Hors normes d'Olivier Nakache et Éric Toledano m'a rappelé que j'avais reçu du label La Belle Brute trois vinyles intéressants dans le même paquet que Cosmic Brain de Fantazio et les Turbulents.
"La Belle Brute c’est un collectif d’amis aux parcours personnels convergents, entre musique, psychiatrie et art brut : d’abord comme collection spécifique du label Vert Pituite La Belle autour des Pratiques Brutes de la Musique, mais aussi comme organisateur d’événements, concerts, performances ou tables rondes, avec des structures amies et même en tant que collectif sonore. Côté édition, à ce jour, deux double Vinyls et un CD de Jean-Marie Massou, un 10inch de Peür coproduit avec Les Potagers Natures et ce dernier 10inch d’Alex Barbier et Pascal Comelade ainsi que plein de projets à venir ! Côté concerts, des artistes tels que Space Lady, Jean-Louis Costes, Les Harry’s, Astéréotypie, Humming Dogs, Pierre Bastien, Frédéric Le Junter, André Robillard, Harry Merry ou Choolers Divisions ont été invité par le collectif à jouer sur Lille. Côté création enfin, le collectif joue régulièrement avec la jeune artiste autiste Lucile Notin-Bourdeau (résidence en Fonderie - Le Mans en 2017, au LaM de Villeneuve d’Ascq en 2019)."
O.R.G. est un disque de musique répétitive pour orgues limonaires Mortier. Comme beaucoup de projets minimalistes récents, les compositions de Puce Moment (Pénélope Michel et Nico Devos) ressemble à une infusion de Moondog sur rythmes binaires. Si je me souviens de mon concert interrompu à la clinique anti-psychiatrique de La Borde en 1975, je dirais qu'il a tout pour "développer une surface hystérique", ce qui n'est pas pour me déplaire ! Les reprises de chansons de Lucienne Boyer ou Georges Van Parys par le dessinateur de BD Alex Barbier accompagné par Pascal Comelade sont de sombres évocations de filles perdues par un drôle de gars "chanteuse réaliste" en bas résille. Alex Barbier est mort asphyxié dans son appartement le 26 janvier 2019.
Mais c'est le troisième vinyle que je trouve véritablement bouleversant. Jean-Marie Massou, disparu à la fin du mois dernier (décidément !), a investi la citerne de Coulanges-La-Vineuse dans laquelle, à la fin des années 70, il s'enregistre sur cassette chantant ou frappant les parois à coups de pierre. Les souvenirs musicaux de son enfance, chansons populaires et traditionnelles, ses complaintes, ses messages à l'humanité tirent leur ivresse de l'imposante réverbération de la citerne géante. Depuis, l'artiste vivait isolé en pleine forêt du Pays Bourian créant une "œuvre-monde sidérale et sidérante" à base de centaines de cassettes et de pierres gravées au milieu de gravats issus des galeries souterraines qu'il creuse sans cesse. On pense forcément à Artaud, Wild Man Fisher ou le facteur Cheval. Dans la citerne un extrait capté à la radio ou la moindre incantation résonnent comme une nouvelle liturgie. En 2010, Antoine Boutet lui avait consacré le documentaire intitulé Le Plein Pays.


Je reviens au film de Nakache et Toledano, magnifiquement interprété entre autres par Vincent Cassel et Reda Kateb et nettement plus réussi que leurs précédents succès, Intouchables et Samba, que j'avais trouvés grossièrement démagogiques. Aborder l'autisme en en faisant une comédie dramatique n'était pas chose facile et les spécialistes n'ont pas manqué d'attaquer ce film grand public. Il n'en reste pas moins qu'il n'est jamais larmoyant, et que s'il juge, ce n'est que la scandaleuse démission des institutions face aux cas prétendument désespérés. Hors normes effleure aussi le statut des jeunes des cités, ce qui n'est pas sans énerver les donneurs de leçons qui n'apprécient pas que des saltimbanques marchent sur leurs plates-bandes. Le film, drôle et sensible, irritera donc celles ou ceux qui confondent une œuvre de fiction avec la réalité, ou un spectacle de divertissement avec une thèse de troisième cycle.

→ Puce Moment, O.R.G., LP La Belle Brute 15€ (7€ en numérique)
→ Alex Barbier, Chante, LP25cm La Belle Brute 12€ (7€ en numérique)
→ Jean-Marie Massou, La Citerne de Coulanges, 2LP La Belle Brute 20€ (10€ en numérique)
→ Olivier Nakache et Éric Toledano, Hors normes, DVD Gaumont 19,99€

dimanche 14 juin 2020

Ornette Coleman et Novembre (+ archives)


Je retrouve un article du 26 octobre 2006 sur Ornette Coleman tandis que je découvre le concert du groupe Novembre intitulé Ornette / Apparitions filmé en 2016 à La Dynamo de Pantin pendant le festival Banlieues Bleues par Stéphane Jourdain. Antonin-Tri Hoang (sax alto, clarinette), Romain Clerc-Renaud (piano, claviers), Thibaut Cellier (contrebasse) et Elie Duris (batterie) avaient invité Louis Laurain (trompette), Pierre Borel (sax alto), Yann Joussein (batterie), Geoffroy Gesser (sax ténor) et Isabel Sörling (chant) à se joindre à leur quartet. Jouant moi-même ce soir-là, j'avais vivement regretté de n'avoir pu y assister. Ce n'est pas ce qu'il est coutume d'appeler free jazz qui m'enthousiasme le plus dans cette création en hommage à Ornette Coleman, mais les passages que l'imagination rend innommables, ou plus exactement la liberté de prendre la tangente. Comme chez le compositeur américain, c'est l'adjectif libre qui "conte", le jazz obéissant alors à une culture précise, essentiellement afro-américaine, dont quelques composantes ont été adoptées ici et là sur la planète pour qu'il devienne un concept abstrait, une attitude plus qu'un style particulier... Le film est visible ici gratuitement jusqu'au 17 juin !

NOVEMBRE - Ornette / Apparitions from lahuit on Vimeo.

ORNETTE : MADE IN AMERICA

En passant devant la Downtown Music Gallery à New York, je ne m'attendais pas à trouver le film que Shirley Clarke (1919-1997) réalisa sur Ornette Coleman (1930-2015). Le montage de ce qui s'avérera être le dernier film de Shirley Clarke s'acheva en 1985 après vingt ans de travail. Le son de la copie DVD (synergeticpress) n'est pas parfait, mais on peut y voir et entendre une quantité d'extraits depuis les groupes d'Ornette à l'Orchestre Symphonique de Fort Worth, la ville natale du compositeur texan, jouant son fameux Skies of America. Les témoignages sont émouvants : William Burroughs, Brion Gysin, George Russell. (on se souvient du passage improvisé du philosophe Jacques Derrida venu rejoindre Ornette sur la scène de la Villette en juillet 97 et hué par la foule inculte). Le montage joue d'effets rythmiques, de colorisations, d'annonces sur écran roulant, de reconstitutions historiques avec Demon Marshall and Eugene Tatum jouant les rôles du jeune Ornette... Le film est tendre, vivant.
L'affirmation des titres des albums d'Ornette m'a tout de suite impressionné : Something Else, Tomorrow Is The Question!, The Shape Of Jazz To Come, Change Of The Century, Free Jazz, The Art Of The Improvisers, Crisis, Science Fiction jusqu'au dernier, Sound Grammar, qui continue à développer le concept colemanien de musique harmolodique que je n'ai jamais très bien compris, mais qu'importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse, la musique d'Ornette possède quelque chose d'unique, une fougue sèche, un lyrisme sans concession, une urgence durable. Je reste froid devant sa théorie comme je l'étais devant les élucubrations pseudo philosophiques de Sun Ra, mais encore une fois, qu'importe, puisque la musique nous précède et que nous en sommes réduits à lui courir après. Son dernier album est une des plus belles expressions de la vivacité de la musique afro-américaine comme son Skies of America rappelle encore le fondateur de la musique contemporaine américaine, Charles Ives. Ornette joue de l'alto, peut-être le seul à la hauteur de l'oiseau Parker, du violon et de la trompette. Sur Sound Grammar il est accompagné à la batterie par le fiston Denardo qui a grandi depuis le tournage, et deux basssites, Gregory Cohen et Tony Falanga.
Il y a chez Ornette quelque chose qui déborde du jazz, un sens de la composition unique comme chez Ellington, Mingus ou Monk, un appel des îles qui pousse irrésistiblement à danser malgré l'atonalité relative des mélodies et les flottements rythmiques. Si on lui doit le terme free jazz, il est aussi probable que toute cette musique changera définitivement de couleur lorsqu'Ornette rendra les armes.

P.S.: Ornette Coleman mourut à NewYork le 11 juin 2015 à l'âge de 85 ans
Le film de Shirley Clarke est sorti en DVD dans la collection Out Loud de Blaq Out le 2 mai 2017

CALQUES DE NOVEMBRE, DÉJÀ ET ENFIN


Article du 15 septembre 2015

Il y a déjà quatre ans le jeune saxophoniste Antonin-Tri Hoang rêvait d'enregistrer avec le quartet Novembre, mais son producteur d'alors lui conseilla de commencer par un duo avec un pianiste, de préférence confirmé ! Ainsi naquit le délicat et subtil Aéroplanes, une petite merveille d'intelligence avec Benoît Delbecq au piano (souvent) préparé.
Calques sort enfin, musique d'ensemble réunissant Antonin-Tri Hoang au sax alto, Romain Clerc-Renaud au piano, Thibault Cellier à la contrebasse et Elie Duris à la batterie. Or les débuts discographiques de Novembre sonnent incroyablement matures, voire une sorte de chant du cygne du jazz comme si son histoire était arrivée à son terme. Heureusement, comme sous la plume et les anches d'un Ornette Coleman, le dragon renaît de ses cendres pour donner naissance à une musique nouvelle où la composition musicale organise et cadre les complices improvisations d'un quartet si soudé qu'il frise l'explosion. Le dynamitage des structures passe en effet par un astucieux jeu de miroirs où les images se décomposent en pièces d'un puzzle sans cesse reconstitué. Au gré des jours et des nuits les couches se superposent, se frottent et se fendent pour former une matière quasi indestructible, agglomérat d'une intensité incroyable où les mélodies et les rythmes s'entremêlent et s'assemblent comme les atomes d'une nouvelle molécule à laquelle ils ont donné le nom de Novembre.

Novembre, CD Calques, pochette cousue main avec calques de couleur par Lison de Ridder, Label Vibrant LV013 (contact)

vendredi 12 juin 2020

Michèle Buirette fait chanter les écoliers du Finistère


La chanson dite engagée rime toujours avec résistance. Aujourd'hui le rap en est la forme la plus prisée par les adolescents et les jeunes adultes pour crier leur colère contre une société qui leur réserve un avenir de plus en plus étriqué. Notre héritage culturel, dont la chanson française avec ses origines régionales est un des magnifiques fleurons, résiste pourtant bien au matraquage anglo-saxon du soft power. Dans le meilleur des cas l'un et l'autre se complètent, mais chez les jeunes enfants le chant choral offre une ouverture formidable vers le monde de la musique, langage universel, esperanto mélodique et harmonique pouvant porter des paroles pleines d'espoir.
En écrivant paroles et musique de dix chansons pour les écoliers de 8 classes de CM1 et CM2 du Finistère, l'accordéoniste Michèle Buirette fait œuvre de salut public. Puisque la plupart des politiques semblent ignorer la catastrophe écologique qui nous pend au nez si on ne s'y attaque pas à bras le corps, les citoyens et les artistes s'emparent des moyens dont ils disposent pour devenir les lanceurs d'alertes qui dérangent tant ceux qui nous gouvernent. Les chansons pleines de tendresse de Michèle Buirette continueront à circuler ainsi de classe en classe, d'autant que sur la partie CD-Rom du CD ont été enregistrés les accompagnements instrumentaux des dix chansons dont Jacky Molard a signé les arrangements. S'il a également assuré l'enregistrement et le mixage, il joue ici du violon, de la guitare, de la mandoline, tandis que Linda Edsjö est au vibraphone et Hélène Labarrière à la contrebasse. Le projet n'aurait pu exister sans l'investissement de Gwen Gourlaouen qui l'a porté depuis 2017 et enregistré les enfants dans les classes, ainsi que Hervé Collé, autre conseiller pédagogique en éducation musicale du Finistère, et évidemment tous les enseignants.


Avec Les oiseaux de passage, La fleur du désert, Le loup ou La grande Arche l'album intitulé Migra'son fait référence aux migrants dont les frêles esquifs portent d'autres enfants fuyant leurs pays hostiles, souvent chassés par le dérèglement climatique. Le pélican du Bayou, Tiari, Les oursons, Rocko le perroquet rappellent également le danger imminent de la montée des eaux, sujet cher à Michèle Buirette puisqu'elle participe chaque année activement au Festival Si la mer monte qui se tient à L'île Tudy, presqu'île magique où elle vit plus de la moitié de l'année. Les chansons sont drôles et généreuses, porteuses de solidarité et d'espoir pour les nouvelles générations qui s'annoncent. Si les chanteurs et chanteuses en herbe, qui ont travaillé avec l'autrice-compositrice, n'ont pas le professionnalisme des maîtrises chorales, leur entrain respire l'air frais du large, une franchise rappelant les chants solidaires des sardinières et des ouvrières du siècle dernier quand la Bretagne était maintenue dans la pauvreté par l'État centralisateur. Les petits solistes sont particulièrement émouvants, mais c'est l'ensemble qui séduit surtout.


Suite au succès de cette expérience excitante, Michèle Buirette est sollicitée régulièrement pour inventer de nouvelles chansons de lutte pour un monde meilleur et plus juste. Ainsi, pendant le confinement, les écoliers de L'île Tudy ont enregistré chacun/e chez soi Les rougets (de l'île) pour réclamer l'ouverture d'une troisième classe, un demi-poste en plus pour la rentrée de septembre 2020. Et les parents d'élèves de réaliser un clip vidéo ! Depuis toujours, les chansons ont eu un impact considérable dans les luttes, parce que leur poésie porte un message métaphorique ou explicite et qu'elles se chantent ensemble avec du cœur. Encore aujourd'hui certaines me font monter les larmes aux yeux...

→ Michèle Buirette, Migra'son, contact La clé des chants ou dist. Victor Mélodie (quelques extraits sur leur site !), 15€

jeudi 11 juin 2020

Harry Partch [archives]


Articles des 20 octobre 2006 et 16 juin 2016

Première découverte à la boutique Downtown Music Gallery sur la Bowery entre la 2ème et la 3ème rue, un dvd d'Harry Partch édité par Innova à St Paul, ville jumelle de Minneapolis. J'avais acheté le coffret Columbia Delusion of the Fury en 1971 chez Givaudan, boulevard Saint-Germain. Les deux 33 tours étaient accompagnés d'un troisième où Harry Partch décrivait 27 des instruments uniques qu'il construisit pour créer son propre univers musical. Combien d'heures ai-je rêvé devant les photos qui montraient d'énormes marimbas, des arbres où pendaient des cloches de verre, des claviers de bambous et ses Chromelodeons, harmoniums accordés comme tout le reste selon un principe d'octave à 43 microtons !
Leur beauté sculpturale respirait le bois ciré et la musique rappelait un monde perdu entre l'Asie et l'Océanie. Leurs noms mêmes étaient facteurs de rêve : Crychord, Marimba Eroica, Boo, Cloud Chamber Bowls, Spoils of War... Leur accord s'approchait d'un système naturel, loin du tempérament que Partch trouvait complètement faux.
Dans la foulée, je dénichai ses précédents enregistrements parus sur le label CRI (dont certains depuis édités en CD). The Letter, chantée par le compositeur lui-même de sa voix de vieil homme, m'impressionna particulièrement. Partch dirigeait le Gate 5 Ensemble, tandis que son dernier opéra suivait la baguette de son disciple, le percussionniste Danlee Mitchell, qui continue encore à jouer ses œuvres.
Partch (1901-1976) est un de ces américains iconoclastes, souvent autodidactes, qui se sont inventés un monde à part, comme Conlon Nancarrow ou Sun Ra. Comme Nancarrow construisait ses pianos mécaniques, il dût se fabriquer ses propres instruments pour jouer sa musique microtonale dont les rythmes rappellent souvent d'obscurs rituels. Il appartient aux pionniers dans la lignée d'un Edgar Varèse (Ionisation !) ou Charles Ives (pièces en quarts de ton) et influença d'autres Californiens comme Henry Cowell, Lou Harrison et John Cage.
Quelle surprise de découvrir 35 ans plus tard, les images de Delusion of the Fury: A Ritual of Dream and Delusion filmé en 1969 et le Portrait que lui consacre Stephen Pouliot (1972). Les bonus sont aussi exceptionnels, puisqu'on retrouve le commentaire de Partch sur ses instruments, illustré de nombreuses photos (1969), des extraits de Revelation in the Courthouse Park (1960) et la recette gourmande de la confiture de pétales de rose par le compositeur en cuisine (1972). Le documentaire The Dreamer that Remains (1972) est exceptionnel par les documents qu'il propose. Partch parle, joue, chante, construit, scande... Le compositeur propose une vision contemporaine du monde allant chercher ses racines dans la Grèce Antique, les rythmes du gamelan et les sables du désert.

DELUSION OF THE FURY, HARRY PARTCH REVU PAR HEINER GOEBBELS


Alors fan de Frank Zappa et Sun Ra, j'ai découvert Harry Partch en 1971 avec l'enregistrement de l'opéra Delusion of the Fury grâce à François qui tenait le magasin de disques Givaudan au coin du boulevard Saint-Germain et de la rue de Luynes. J'ai depuis acquis la majorité de sa discographie et les deux DVD passionnants qui lui sont consacrés. Je suis également Heiner Goebbels depuis le Festival de Victoriaville au Québec où nous jouions tous les deux en 1987. C'est un des rares compositeurs du label ECM avec Michael Mantler qui attire encore ma curiosité. C'est dire si je suis impatient de découvrir cette re-création rendue possible par la fabrication de copies des instruments originaux, dans une mise en scène différente de celle de Partch, sous la responsabilité du compositeur allemand.


L'œuvre présentée samedi soir en création française à la Grande Halle de La Villette par l'Ensemble Musikfabrik porte en sous-titre A Ritual Of Dream And Delusion. Toute la musique de Partch semble un rituel pour conjurer ses déceptions. Avec cette farce il fustige l'injustice et le rejet dont il fut victime une grande partie de sa vie tout en se moquant de la colère humaine. Après la dépression de 1929, il partit sur les routes pendant une dizaine d'années, ou plutôt sur les rails puisqu'il partagea la vie des hobos, SDF vagabondant de ville en ville en empruntant les trains de marchandises qui sillonnaient les États Unis. Clochard céleste sans lien direct avec Kerouac et la Beat Generation, il n'est pas sans rappeler Moondog, un autre minimaliste américain ayant influencé quantité de compositeurs répétitifs à sa suite.


Mais la musique de Harry Partch (1901-1974) est unique, d'abord parce qu'il travaille la micro-tonalité selon l'octave à 43 tons inégaux d'après les harmoniques naturelles, ensuite parce qu'il dut inventer des instruments qui permettent de la jouer. Ses chromélodéons, chambres de nuages, pertes de guerre, boos, Marimba Eroica, Marimba Mazda, Zymo-Xyl, gongs en cône, etc. me faisaient rêver. Plus tard j'eus la chance de jouer aussi sur une lutherie originale grâce aux instruments inventés par Bernard Vitet et Nicolas Bras, ou programmés par Antoine Schmitt et Frédéric Durieu. Partch note les intonations des voix du quotidien sur les portées comme le firent nombreux compositeurs avant lui et que Steve Reich reprendra avec succès. Influencé lui-même par le théâtre grec, l'Afrique et le Japon il compose des œuvres où les claviers de percussion et les cordes tiennent une place prépondérante. Delusion of the Fury est sorti la même année que l'opéra de Carla Bley, Escalator Over the Hill, mais ce dernier était cantonné au disque, tandis qu'il existait des images de celui de Partch. Les danses, le décor et la lumière participent ainsi au spectacle vertigineux du rituel païen.

jeudi 4 juin 2020

Le Tintinnabulum de Sacha Gattino


Sur ma route vers la Bretagne je me suis arrêté à Rennes chez Sacha Gattino dont le Tintinnabulum, studio de recherche et création sonore, est une véritable grotte d'Ali Baba. Mon ami me montre ses nouveaux jouets, un set de percussion incroyable qu'il s'est constitué au fil des années. Tout est conçu aux petits oignons, normal pour un chef de cuisine hors pair ! Les micros restent en place pour enregistrer illico quand ça lui chante. Sacha me fait écouter quelques pièces de son futur album, matinales ou nocturnes, sorte de gamelan contemporain où les timbres sont coloriés à la main pour un voyage dans un pays imaginaire. Il en profite pour me remettre la shahi baaja que je lui ai achetée avant le confinement et que je n'avais pas pu récupérer ; c'est une cythare à touches comme celle, archaïque, que j'avais acquise dans les années 70, mais celle-ci est électrique et bien plus solide. Je vais profiter de mon séjour en Bretagne pour l'essayer, mais il faut que je commence par l'accorder...


Sur une étagère je découvre la boîte à musique orgue de 1900 que Sacha utilisa dans le Tombeau de Birgé, dernier index de mon Centenaire paru en 2018. L'objet, fermé comme souvent les boîtes à musique actionnées par manivelle, est pour moi un mystère. La sienne a un son magnifique. La boîte ne contient pas de lames, mais des tuyaux comme un orgue de Barbarie.

lundi 1 juin 2020

Fantazio et les Turbulents


Par son absurde brutalité, criminel et suicidaire, le monde des humains m'a toujours paru étranger. Comment y vivre sans rentrer dans le rang dessina les limites de mon espace vital. Je m'y organisai plutôt bien si je compare mon parcours à celui d'autres souffrants. Il fallut tout de même retourner cet univers comme une chaussette pour le moins possible respirer sa puanteur. Ainsi mes propres activités, souvent composées d'apnée, jouèrent leur rôle de soupape de sécurité et l'art me harponna, sans que je l'identifie de prime abord. Je compris assez vite qu'il était l'expression d'un refus du système, d'une inéquation entre ce qu'on aurait voulu faire de moi et ce dont j'étais capable.
Jean-Luc Godard disait que la culture est la règle, mais l'art est l'exception. Si elle n'a rien d'exceptionnel, la création n'est donc pour moi qu'un phénomène culturel. C'est dire que l'art qu'on appelle brut représente à mes yeux et mes oreilles ce qui s'en rapproche le plus. J'étends le concept à l'authenticité des démarches, de celles qui ne peuvent s'éviter, l'urgence dessinant le système de repères de chacun ou chacune. J'aimais la définition de Bernard Vitet qui se considérait comme un dilettante, la notion d'amateurisme venant étymologiquement du verbe aimer. Rien n'est plus dangereux que ceux que Godard, encore lui, nommait "les professionnels de la profession".
La folie est l'espace qui sépare la norme de son impossibilité, sans les petits arrangements que nous nous imposons pour ne pas franchir la ligne. Quel que soit le rivage qu'il aborde, Fantazio surfe toujours sur cette ligne de crêtes où l'inconscient tient lieu de terreau, la distance critique jouant le rôle de balancier ou de cordes vocales en rappel. La musique et le langage tissent le filet où l'acrobate se laisse tomber pour toujours mieux rebondir et se relever entre chaque numéro. Le public aime ces trébuchements qui garantissent l'authenticité de la démarche, loin des fausses perfections de tout académisme. La véritable improvisation est l'art de rattraper les balles perdues. En partageant pendant vingt ans les joies du jonglage avec les comédiens, musiciens et chanteurs de l’ESAT Turbulences à Paris dans le 17e arrondissement (Turbulences Cie), Fantazio a su créer une complicité indispensable pour que ça fonctionne, comme sur des roulettes, avec l'ombrelle en prime(sautier) ! L'ESAT / SAS (Établissement et Service d’Aide par le Travail / Section d’Adaptation Spécialisée) a pour objectif de proposer un travail et / ou une formation professionnelle adaptée à des personnes en situation de handicap, ici souvent l'autisme. En repensant à tous les étonnants spectacles de Fantazio, je n'aperçois aucune frontière avec ce Cosmic Brain qui aura demandé sept ans à son/leurs auteur/s pour que ce jeu de cubes trouve son équilibre. L'artiste se moque des risques lorsqu'il se lance sur le fil avec ses comparses dont la poésie authentique est pure folie. Qu'ils bluesent, rappent, zoukent ou scandent, ils deviennent les modèles de ce qui les a inspirés. Ce disque noir est une arc-en-ciel où volent les camions bleus et où les rêves prennent forme...

P.S.: Dans le passé j'ai chroniqué d'autres œuvres réalisées avec des handicapés ou des pensionnaires d'instituts spécialisés. Toutes méritent que l'on y revienne et s'en inspire, ainsi les CD Les lèvres nues de Pascale Labbé (2005) et Bokân de Benjamin Bouffioux (2011), et récemment le film Dans la terrible jungle de Caroline Capelle et Ombline Ley (2019) où la musique tient un rôle prépondérant. Quant à l'art brut on pourra se référer au Museum of Everything ou à certaines expositions de la Maison Rouge et de la Halle Saint Pierre qui devraient absolument vendre ces fabuleux enregistrements dans leurs boutiques !

→ Fantazio et les Turbulents, Cosmic Brain, LP La Belle Brute, 15€ (disponible aussi sur Bandcamp, 7€ en numérique)
Tout ceci n'aurait pas été possible sans Philippe Duban qui dirige la structure, Benjamin Colin, le trompettiste Aymeric Avice et les Turbulents qui interprètent leurs propres textes.