70 Musique - décembre 2020 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 25 décembre 2020

Lors d'un concert de jazz, j'ai vu...


Article du 29 novembre 2007 avec post-scriptum d'actualité

ceux qui hochent la tête, ceux qui boudent, ceux qui ne lâchent pas leur verre, ceux qui jouent avec leurs doigts, ceux qui ont les bras croisés, ceux qui se frictionnent les lèvres, ceux qui n'en perdent pas une bouchée, ceux qui pensent à autre chose, ceux qui prennent des notes, ceux qui en jouent, ceux qui ont les jambes énervées, ceux qui attendent l'entr'acte pour aller boire un coup, ceux qui ne font qu'écouter, ceux qui se tiennent le menton, ceux qui se frottent les yeux, ceux qui les ferment, ceux qui ont oublié d'éteindre leur portable, ceux qui cherchent les toilettes, ceux qui se bousculent au bar, ceux qui s'y accrochent, ceux qui laissent tomber une pantoufle du balcon, ceux que l'on ne reconnaît jamais, ceux qui filment, ceux qui fument, tous ceux qui sont des celles, ceux qui suent, ceux qui mâchonnent, ceux qui se parlent dans le creux de l'oreille, ceux qui n'entendent rien, ceux qui n'attendent plus rien, ceux qui baillent, ceux qui mettent leur main devant leur bouche, ceux qui les ont baladeuses, ceux qui partent à l'entr'acte, ceux qui ne se déparent pas de leur sourire, ceux qui rêvent, ceux qui s'endorment, ceux qui recommencent à vivre, ceux qui regardent ailleurs, ceux qui sont seuls, ceux qui sont plusieurs, ceux qui ne sont pas là pour ça, ceux qui comptent leurs sous, ceux qui arrivent lorsque tout est fini, ceux qui applaudissent, ceux qui rejoignent la nuit.

P.S. du 25 décembre 2020 :
évidemment vous ne pourrez rien voir ni personne aujourd'hui, parce que ceux qui nous gouvernent ont une gestion de la crise incohérente et criminelle. Ils choisissent d'interdire les lieux de spectacle et de culture sous prétexte de risques contagieux, alors que toutes les précautions sont prises. Les artistes vont mourir à petit feu, comme le personnel de restauration et d'autres commerces dits "non essentiels". Pendant ce temps, le couvre-feu oblige les usagers du métro et du RER à s'entasser en début de soirée, épaule contre épaule, au lieu d'étaler les rentrées. Et il faut porter le masque en forêt ou sur la plage. Les effets de bord ou secondaires seront plus meurtriers que le virus. Il y aurait, il y aura des pages à écrire, des procès à intenter, tant l'absurde nous enferme, nous anesthésie, servant sans mal les intérêts financiers de quelques milliardaires. On sait tout cela, me direz-vous. Mais que faisons-nous alors pour y remédier ?

Illustration d'Harvey Kurtzman extraite de Thelonious Violence

vendredi 18 décembre 2020

Reset


Les Allumés du Jazz sont toujours à la pointe de la réflexion politique sur le monde des arts, et en particulier celui de la musique, et pas seulement du jazz ! A l'occasion de leur dernier coup de gueule intitulé Le tamis de l'essentiel et de la sortie du n°40 de leur/notre Journal, je retrouve le brouillon d'un article que j'écrivais pour le n°20. Depuis, une nouvelle génération de musiciens et de musiciennes a heureusement émergé, à la fois virtuose, profonde et affranchie, affranchie du modèle américain, affranchie des étiquettes qui les enfermaient, affranchie des paroisses qui les isolaient. Devant l'adversité, ils ont souvent constitué des collectifs. En 2013, je les avais nommés "les affranchis" ! Mais qui sait comment ils se relèveront de l'exploitation criminelle que les gouvernements font de la crise dite sanitaire ?

Article du 23 septembre 2007

Peut-on feindre de comprendre la crise du disque en incriminant le cynisme et la frilosité de l'industrie, l'incompétence des institutions, la vénalité des marchands, la faillite de la distribution, l'absence de vrais producteurs, la faiblesse de la presse spécialisée, le téléchargement gratuit, la configuration astrale ou l'âge du capitaine ? N'est-il pas nécessaire d'interroger la musique elle-même et donc ceux et celles qui la font, compositeurs et interprètes ?
Aucun mouvement nouveau ne semble avoir marqué la musique occidentale depuis l'avènement du rap, de la techno ou de l'école spectrale. Nos allons de revival en remix sans déceler aucune nouvelle façon de voir, ni d'entendre. Le passe-partout délivré aux États-Unis, qui écrabouille les cultures régionales tandis que se multiplient les reconductions à la frontière, est lui-même devenu périmé : parmi les vingt plus grosses ventes actuelles en France, aucun artiste n'était connu il y a un an et ne le sera probablement plus dans deux. Les puristes qui pensent que l'improvisation est un genre interdisent que l'on prenne des libertés avec le free. L'electro-pop transforme le jazz en big promo. La chanson française revisite ses auteurs en dix lignes de bling et dix lignes de blang. Que se passe-t-il ? Chez trop d'artistes on recherche en vain les intentions. Comme le craignait Cocteau, "certains s'amusent sans arrière-pensée".
La politique nationale ne fait que réfléchir la crise mondiale et la vie musicale n'est qu'une projection de la société qui l'a engendrée sans qu'elle ne soit plus capable de lui rendre la monnaie de sa pièce. Est-il envisageable de créer des œuvres nouvelles sans inventer de nouvelles utopies ? La résistance ne pouvant être le fait d'un seul, l'union est indispensable, la fédération salvatrice. Pourtant, si chaque artiste porte sa responsabilité dans le débat qui nous anime tous, ses réponses lui sont propres, elles le définissent.

L'enfermement

Définir peut s'avérer un piège si cela dessine les limites de l'inspiration, réduisant l'œuvre aux acquis, condamnant l'auteur à une forme d'auto-parodie à laquelle chacun sera confronté un jour ou l'autre. Comment donc évoluer avec son temps lorsqu'on est musicien et que l'on ne souhaite pas répéter éternellement les mêmes formules ? Rien n?est acquis pour toujours. Rien n'est joué. Est-il possible de s'affranchir de son inspiration première, acquise dès l'adolescence, voire dès l'enfance, pour la faire sans cesse évoluer ? Il faut déjà toute une vie pour savoir qui l'on est, laissant à sa généalogie ce qui lui revient et assumant nos choix. Le poids des désirs inassouvis des parents forgent la névrose de leur progéniture qui à leur tour, etc. et dans l'autre sens, en remontant le temps sur des générations et des générations... Garder de la place pour les rencontres. Sur des routes parallèles, le zéro croise l'infini.
Faut-il se réjouir des étiquettes qui nous collent à la peau ou les subit-on comme on marque les bêtes ? Le classement arrange les marchands, mais contraint les œuvres à s'y plier, faute de quoi elles risquent d'échouer dans la catégorie des inclassables, antichambre de la mort ou de la starification. On sait que le succès, comme l'échec, est un poison. Son action est perverse, car s'il corrompt rarement celui qui l'atteint, le succès le pousse à remercier généreusement son public, à lui faire plaisir en lui offrant ce qu'il a plébiscité. Il fait du bien au porte-monnaie et flatte l'ego, mais fige souvent l'œuvre comme on épinglerait un papillon. On pourra l'admirer à sa guise, mais plus jamais il ne volera de ses propres ailes. L'échec est évidemment encore plus cruel, car il rend amer, aigri et peut faire sombrer dans des abîmes où jeter l'éponge est un moindre mal. Préconisons raisonnablement un petit succès stable qui empêche de s'endormir sur ses lauriers ou de s'auto-détruire, et revenons à nos moutons, hélas bien mal entourés.

Microcosmos

Rares sont les analystes qui écrivent effectivement sur la musique aujourd'hui. La presse musicale, tous genres confondus, est sinistrée, condamnée à suivre la mode de façon culinaire ou à se tourner vers le passé pour récupérer ceux qu'elle négligea lorsqu'ils étaient encore en action. Existe-t-il aujourd'hui un équivalent à une revue comme jadis Musique en Jeu, de celles que l'on collectionne tant les analyses qu'elle propose font office de manifestes, de témoignages formateurs, sujets à débat et réflexions visionnaires ? Mais personne, absolument personne, ne sait où ça va, et chacun s'affole dans son coin ou fait la sourde oreille. Les musiques que nous représentons ne peuvent s'épanouir qu'entourées, promues, au-delà d'un petit cénacle élitaire.
Nombreux programmateurs du monde des jazz sont usés comme les politiciens incapables de passer la main aux nouvelles générations. Ignorant comment les recycler, on les conserve. Tout le monde finit par jouer la même chose et l'on rencontre partout les mêmes même si chacun se croit unique. L'unicité n'est pas qu'une qualité, elle isole. Seul un mouvement d'ensemble peut changer les choses. Les quelques festivals et clubs à la programmation originale sont étouffés par l'effet de masse qui polarise les projecteurs. Les institutions reproduisent leurs aides à ceux qu'ils ont déjà soutenus. La fermeture des portes est automatique. Personne ne décide plus rien. Une fois lancé, le système fonctionne tout seul. Les jeunes ont de plus en mal de mal à se faire entendre. Ils sont condamnés à payer pour jouer ou se faire enregistrer. L'analyse de la situation exige une remise à plat générale. Pourquoi faisons-nous de la musique ? Pourquoi devient-on producteur ? Quel monde souhaitons-nous construire ?

Artistes et producteurs

Il est intéressant de noter une inversion de tendance aux Allumés. Si les premiers adhérents furent des producteurs refusant l'entrée aux labels de musiciens, la plupart des nouveaux membres sont des auto-productions. Est-ce un signe de la faillite des producteurs dont c'est le métier ? Quels publics ces musiques touchent-elles ? Jouons-nous une musique d'aujourd'hui ou sommes-nous les derniers vestiges d'une époque révolue qui n'a de contemporaine que le nom, un fantasme d'un autre siècle ? Pouvons-nous laisser le soin aux majors de décider ce qui sera diffusé ? Comment évoluer avec son temps ? Il est certainement plus difficile à un musicien de changer qu'à un producteur. La névrose colle à la peau des artistes, c'est leur fonds de commerce, le terreau sur lequel ils ont bâti leur œuvre, canalisant leur folie et la transformant en fleurs ou en plantes vénéneuses. Les uns se servent de leur souffrance pour créer, aucun choix ne s'offre à eux, tandis que les autres peuvent changer leur fusil d'épaule au gré des modes et de leurs lubies. Quelles influences bénéfiques les uns peuvent exercer sur les autres et réciproquement ? Dans ce petit monde où chacun se croit paranoïaque, les artistes pourraient incarner la tendance obsessionnelle et les producteurs une forme d'hystérie !

La grande évasion

Mis à part son statut social, le seul terrain d'intervention efficace du musicien reste son art. À chacun de creuser pour mettre à jour ses racines, d'arroser la terre, tailler les branches mortes, donner une forme au feuillage. Quels rythmes représentent le mieux notre univers ou remettraient les pendules à l'heure ? Quelles lois régissent les mélodies ? L'harmonie est-elle figée par ses écoles ? Quel rôle entend-on donner à la musique dans une société où l'influence de l'étranger est régie par des quotas, sans commune mesure s'il s'agit des Etats-Unis face à l'Afrique ou à l'Asie ? La responsabilité des artistes n?est pas forcément de manifester dans les rues, encore que tout élan de solidarité interprofessionnelle ou citoyen est fortement conseillé dans ces périodes de retour à la barbarie et au vichysme, mais la question de savoir pourquoi on joue ci ou ça, comment et quelle complicité ou résistance nous entretenons par notre expression artistique est fondamentale, fondatrice. Derrière les notes de musique se lisent des intentions. Sont-elles choisies par ceux qui les jouent ou sont-elles dictées par un marché, embrigadées dans une armée qui a choisi de mettre le monde au pas, au pas de la loi, une seule, lucrative et vidée de toute substance. Existe-t-il encore un art qui ne soit pas officiel ou doit-on l'inventer ? Rien n'est joué d'avance. La dilution n'est pas inéluctable. Il est urgent de se rappeler chaque matin ce qui nous motiva pour jouer la première note et ce qu'elle signifia pour nous. Il est vital de redéfinir aujourd'hui pourquoi nous combattons.

jeudi 17 décembre 2020

Pique-nique en Birgérama


Pique-nique en Birgérama est le titre que T.C. a donné à son article sur mon dernier album, dans le n°40 du Journal des Allumés du Jazz qui vient de paraître, à moins de deux mois de son édition précédente... Ce journal papier est le seul dans son genre, politique, analytique, polémique, participatif, informatif, depuis que Jazz Magazine est aux mains de censeurs vintage (quelle drôle de conception de la presse !) et que Jazz News fait la sourde oreille, peut-être par manque de personnel ! De plus le Journal des Allumés est gratuit, et on peut également le télécharger ou le lire en ligne si l'on est allergique au papier (comme les excellents Citizen Jazz, les Dernières Nouvelles du Jazz, etc., qui n'existent que sur Internet)...

Pique-nique en Birgérama

Jean-Jacques Birgé est probablement l’un des plus agiles représentants du courant frétillantiste de ce que l’on a appelé un temps la « New Music », qui garde son potentiel de nouveauté au-delà du terme. Particulièrement bien servi par l’actualité discographique avec la réédition enrichie de À travail égal salaire égal de Un drame musical instantané (Klang Galerie), la publication de son anticipation anthropologique Perspectives du XXIIe siècle (MEG) faisant suite à plus anticipé encore, l’album Centenaire de Jean-Jacques Birgé (GRRR – disponible aux Allumés du Jazz) ou le titillant et insolite Long Time No Sea du groupe El Strøm (GRRR – disponible aux Allumés du Jazz), le voici cette fois nous conviant à Pique-nique au labo, sélection en 23 plages des innombrables séances, tant musicales qu’amicales, surgissant de son studio, aussi plein d’invités que la fameuse cabine de la Nuit à l’Opéra. C’est bourré de surprises et d’éclats en tous genres et constitue une sorte de joyeux manifeste bien de notre temps cette fois, qui fait autant, body & soul, la pique que la nique.


JEAN-JACQUES BIRGÉ
PIQUE-NIQUE AU LABO GRRR - GRRR2031-32 - 2020 / 2CD - 15 €

Jean-Jacques Birgé (kb, electronics, plunderphonics, ambience, harmonica, Jew’s harps), Samuel Ber (dm, perc), Sophie Bernado (voc, bassoon), Amandine Casadamont (vinyls), Nicolas Christenson (b), Médéric Collignon (voc), Pascal Contet (acc), Elise Dabrowski (b, voc), Julien Desprez (eg), Linda Edsjö (marimba, vib, perc), Jean-Brice Godet (cassettes, cl), Alexandra Grimal (ts), Wassim Halal (perc), Antonin-Tri Hoang (as, cl, p), Karsten Hochapfel (cello), Fanny Lasfargues (electroacoustic bass), Mathias Lévy (vln), Sylvain Lemêtre (perc), Birgitte Lyregaard (voc), Jocelyn Mienniel (fl, MS20), Edward Perraud (dm, electronics), Jonathan Pontier (kb), Hasse Poulsen (g), Sylvain Rifflet (ts), Ève Risser (voc, melodica), Vincent Segal (cello), Christelle Séry (eg), Ravi Shardja (electric mandolin), Jean-François Vrod (vln)

N.B. de JJB : Klang Galerie a également publié des rééditions, pour la première fois en CD et agrémentés de longs bonus, des vinyles Rideau ! et L'homme à la caméra d'Un Drame Musical Instantané. En mars ce sera au tour de Carnage, épuisé depuis 25 ans, avec en bonus l'enregistrement original de La Bourse et la vie interprété par le trio Birgé Vitet Gorgé et l'Ensemble Instrumental du Nouvel Orchestre Philharmonique dirigé par Yves Prin. Walter Robotka (Klang Galerie) a ajouté Rendez-vous, duo inédit d'Hélène Sage et ma pomme enregistré en 1981 !
Enfin, petite erreur chronologique dans l'article de T.C., mon Centenaire (1952-2052) précède évidemment la catastrophe de 2152 évoquée dans Perspectives du XXIIe siècle, année où a priori nous serons tous morts, y compris les enfants qui naissent aujourd'hui, à moins qu'ils tiennent 132 ans, si je sais encore compter sur mes doigts !

mercredi 16 décembre 2020

Et puis, il y a les voix...


Article du 27 septembre 2007

Dans sa chronique sur Nabaz'mob dans Le Monde du 20 septembre dernier, Francis Marmande faisait référence à un autre opéra, Welcome to the Voice, de Steve Nieve et Muriel Teodori.
C'est une histoire d'amour entre un compositeur-pianiste anglais et une psychanalyste-réalisatrice française. Ensemble ils écrivent un drôle d'histoire qui rappelle autant Diva de Beinex que Une chambre en ville de Demy, et la musique suit les chemins de traverses ouverts par Escalator Over The Hill et No answer.
C'est une histoire d'amour entre un rocker fan de Berio et une collectionneuse de Michael Mantler, Carla Bley, Robert Wyatt autant que de Kathleen Ferrier, Maria Callas et West Side Story. J'ai toujours adoré ce genre de truc hybride comme L'hallali du Drame, cette fois un projet improbable qui finit tout de même par exister parce que de doux dingues comme Sting, Wyatt ou Elvis Costello lui prêtent leurs voix. La cantatrice Barbara Booney n'est pas en reste, suivie de Sara Fulgoni, Nathalie Manfrino et Amanda Roocroft.
C'est une histoire d'amour entre un ouvrier sidérurgiste et une chanteuse d'opéra. Il y a des effluves de Michel Colombier qui planent dans cette œuvre qui mêle l'écriture classique pour le Quatuor Brodsky, entendu avec Björk, et les improvisations jazz de Ned Rothenberg, Sting, Marc Ribot et Nieve.
C'est une histoire d'amour improbable, et pourtant ! Qui n'essaye rien n'a rien. Nieve et Teodori ont pris tous les risques, Welcome to the Voice est une œuvre magique qui convoque les fantômes de Carmen, Butterfly et Norma sur un livret résolument moderne et politique où apparaissent tous ceux qu'ils aiment de Godard à Mozart, de Gramsci à Verdi, de Rosa Lux à Chosta, de Maïakovski à Stravinsky... Comme me le susurrait Jean-Pierre Léaud, un doigt sur la bouche, un soir boulevard Montparnasse : "Et puis, il y a les voix..."
Booney, Sting, Wyatt, Costello, The London Voices et Le Chœur des Amis Français réunis dans un même ouvrage, un véritable opéra, haletant, palpitant, téméraire, improbable, inespéré !


P.S.: en reproduisant mon article de 2007 je découvre que l'œuvre fut jouée au Châtelet en novembre 2008 sans que je n'en sache rien. Quel dommage !

mardi 15 décembre 2020

Sur l'improvisation non-idiomatique


David J. Keffer (je cite ici ce professeur qui enseigne la musique improvisée non-idiomatique aux USA à l’Université du Tennessee) a écrit ses réflexions en écoutant plusieurs fois le double CD Pique-nique au labo que j’ai enregistré avec 28 improvisateurs/trices et produit sur le label GRRR. Il ne se fait pas d'illusions sur le fait que son compte-rendu soit particulièrement révélateur, mais il l’a écrit en écoutant la musique. Et il a adoré ma suggestion de jouer pour se rencontrer plutôt que de se rencontrer pour jouer.

Ci-dessous la traduction de l'article du Blog de la Poison Pie Publishing House :

Lorsque nous avons pris connaissance des réflexions de Vijay Iyer sur la "cognition incarnée" de la musique dans sa thèse de doctorat₁, nous avons placé ce concept dans un spectre de réponses musicales. À l'une des extrémités du spectre se trouve une réponse purement physique. Beaucoup d'entre nous commencent inconsciemment un mouvement physique, comme taper ses orteils ou bouger la tête, en réponse au stimulus de la musique rythmique. Ensuite vient une réponse émotionnelle. Là encore, de nombreux auditeurs peuvent s'identifier à la notion de "chansons tristes", qui décrivent une réponse émotionnelle à un morceau de musique, généralement construit avec l'intention d'induire précisément une telle réponse. L'idée de la musique induisant une réponse cognitive est donc une extension naturelle de ce spectre, puisque le mouvement physique, les émotions et les idées intellectuelles sont tous traités par le même organe biologique, à savoir le cerveau et les systèmes nerveux central, endocrinien et musculaire associés.

Un mécanisme commun utilisé en musique pour induire une réponse intellectuelle est la manifestation de la liberté musicale dans les ensembles d'improvisation collaborative, dans lesquels chaque musicien n'est pas obligé de se conformer à un ensemble de notes et d'accords strictement spécifiés, mais est plutôt invité à participer à une contribution plus individualisée au son collectif. Cette approche de la musique est facilement associée à des concepts égalitaires. En tant que telle, aux États-Unis d'Amérique elle a été historiquement associée au Mouvement des Droits Civiques, car elle place les musiciens sur un pied d'égalité, indépendamment de leur histoire et de leur renommée. Ce type de musique est individuellement sans ego tout en étant une revendication collective, car elle prône l'action sociale pour s'élever à l'idéal égalitaire.

La réceptivité à la cognition incarnée peut exiger une écoute active. Ce qu'un auditeur entend dans la musique est en grande partie ce qu'il apporte à la musique. Cela peut se produire à la fois sur le plan intellectuel et émotionnel. Peut-être contre-intuitivement, nous suggérons que dans le cas de l'improvisation non-idiomatique, l'appréciation intellectuelle de la musique est plus superficielle que la réponse émotionnelle. Une telle affirmation peut sembler rétrograde car de nombreuses personnes assistent à des concerts (du moins en période non pandémique) et réagissent à la musique à un niveau non intellectuel. Cependant, d'après ma propre expérience, la capacité d'apprécier intellectuellement la musique d'un artiste qui a échappé aux conventions traditionnelles de la mélodie et du rythme se développe progressivement au fur et à mesure que l'oreille est entraînée, mais une fois établi comme principe d'écoute active, s’offrent de larges applications. La reconnaissance du risque artistique pris dans des entreprises musicales par des artistes qui m'étaient jusqu'alors inconnus s'avère suffisante pour faire de moi un réceptacle volontaire à la musique, bien qu'elle ne résonne peut-être pas à un niveau dit plus profond.

Ce niveau supplémentaire de résonance va au-delà d'une reconnaissance superficielle du mérite de la musique pour aboutir à un désir d'être poussé à l'action par la musique, même si l'action consiste seulement à réécouter la musique. Cette réponse est due autant aux caractéristiques audio de la musique qu'à la relation non audio de l'auditeur avec la musique. Par exemple, à la maison d'édition Poison Pie, nous aimons énormément la musique du guitariste improvisateur britannique non idiomatique Derek Bailey, mais notre appréciation est tout autant motivée par l'attrait esthétique des sons physiques générés par la combinaison de l'être humain et de l'instrument de musique que par les attitudes culturelles adoptées par Bailey et représentées par sa musique. Sa vie musicale, expression infatigable d'auto-éducation, est illustrée par sa déclaration : "Toute l'histoire de ma vie est en réalité une tentative acharnée de repousser cette ignorance colossale que j'ai toujours portée en moi "₂ , tout comme son humilité et son humour irrévérencieux. Insister sans repentir sur le fait que le monde peut s'accommoder de cette musique bien qu'elle ne génère ni grand succès ni richesse excessive est un message qui nous interpelle également. Le monde est ce que nous en faisons et un modèle qui prône la capacité à dépasser la propagande d'une monoculture dominante, dans laquelle la valeur repose uniquement sur la quantité d'auditeurs et l'ampleur de la reconnaissance populaire, est un prix qui dépasse la valeur.

Bien sûr, Derek Bailey n'est qu'un exemple que nous évoquons pour illustrer notre propos. Il existe d'innombrables praticiens résidant dans les marges culturelles qui luttent contre le rétrécissement de l'expérience humaine par leur persévérance à se livrer à des actes qu'eux seuls peuvent juger valoir la peine. Ces réflexions exprimées dans les quatre paragraphes ci-dessus sont apparues au fur et à mesure que nous écoutions le pique-nique au labo de Jean-Jacques Birgé. Il s'agit d'un recueil de vingt-deux morceaux d'improvisation où Birgé collabore à divers duos et trios avec vingt-huit autres improvisateurs. Le matériel a été enregistré au cours de la dernière décennie. Nous entendons des fragments de quelques minutes issues d’un corpus d'improvisation vraisemblablement plus important. Chaque pièce se distingue non seulement par son personnel, mais aussi par l'instrumentation et l'approche individuelle de l'improvisation que chaque membre de l'ensemble a apportée à la réunion.

Comme l'explique le livret, "Il s'agit de jouer pour se rencontrer et non le contraire comme il est d’usage", c'est-à-dire de se rencontrer pour jouer.

Après une première écoute de la musique, j'ai senti qu’écrire cette critique m'aiderait à trouver comment cette musique me parle. Je devais aller au-delà d'un collage de pièces disparates, enregistrés au cours d'une décennie, puis réunis en une compilation, pour entendre le thème soutenu. C'est, de l'avis d'un profane, un autre exemple étonnant de la "cognition incarnée" de la musique créative. Il a servi d'introduction puissante à l'œuvre de Jean-Jacques Birgé et de ses conspirateurs.

Article du 10 décembre 2020 du Dr. David J. Keffer sur mon double CD Pique-nique au labo paru le 14 octobre 2020 sous le numéro 2031-2032 du label GRRR
Bandcamp (2 CD et fichiers numériques) / Discogs

Références :
1 Vijay Iyer, Microstructures of Feel, Macrostructures of Sound: Embodied Cognition in West African and African-American Musics, Ph.D. Dissertation, University of California, Berkeley, 1998.
2 Ben Watson, Derek Bailey and the Story of Free Improvisation, Verso, London, 2004, p. 55.

samedi 12 décembre 2020

Radio Panik (playlist)


Retour sur 4 heures d'émission que la Bruxelloise Radio Panik m'a consacrées ce mois-ci. Long entretien avec Nico Bogaerts entrecoupé de musique.
Sur la scène de la Gaîté Montparnasse à l'ARP 2600 (1975) / Photo © Thierry Dehesdin


Un Drame Musical Instantané ‎: Rangé des voitures avec Youval Micenmacher (Carnage - GRRR - 1985)
Jean-Jacques Birgé : 1965 (Intimités - GRRR online - 1965)
Birgé - Hoang - Perraud : La deuxième vie de mon père (Jean-Jacques Birgé + 28 musiciens - Pique​-​nique au labo - GRRR - 2020)
Un Drame Musical Instantané: Les blancs jouent et gagnent (L'hallali - GRRR - 1987)
Birgé Gorgé : Un coup de Groutchmeu (Avant Toute - Souffle Continu Records - 2016)
Un Drame Musical Instantané avec Yves Robert : Comedia dell'amore 329 (Urgent Meeting - GRRR - 1991)
Birgé - Christenson - Godet : The Back of the Mind (Duck Soup - GRRR online - 2019)
Crasse-Tignasse (1993) avec Birgé, Vitet, Siracusa / Photo © J.Tholance


Jean-Jacques Birgé : Les années 1950 avec Elsa Birgé, Michèle Buirette et Nicolas Chedmail (Album du Centenaire (1952​-​2052) - GRRR - 2018)
Birgé Gorgé : Bolet Meuble (Avant Toute - Souffle Continu - 2016)
Jean-Jacques Birgé : L'indésir avec Nicolas Chedmail (Perspectives du XXIIe siècle - MEG - 2020)
Birgé - Risser - Mienniel : Je pense à ton cul (Pique​-​nique au labo - GRRR - 2020)
Birgé Gorgé Shiroc ‎: pourrait être brutal (Défense de - GRRR - 1975)
Un Drame Musical Instantané : Tunnel Sous La Manche - Under The Channel (In Fractured Silence - United Dairies -1984)
Thurston Moore : 7/11 (Remix d'Un Drame Musical Instantané - GRRR online - 1999)
Chez Robert Wyatt (1999) / Photo © Alfie Benge

vendredi 11 décembre 2020

Sylvaine Hélary, flûtiste et compositrice (3)


Sylvaine Hélary explose son rôle de flûtiste en chantant, racontant des histoires et dirigeant le groupe Glowing Life, plus pop que jazz. La frontière stylistique entre rock et jazz est parfois difficilement saisissable, mais le rock est une musique de groupe alors que le jazz privilégie l'expression individuelle. Quant au swing c'est une notion sujette à caution ; toute interprétation réussie devrait swinguer, du classique au contemporain, de la musique traditionnelle à la variété internationale. Il faut que ça donne envie de danser, peu importe s'il s'agit de mouvements désordonnés ou de formes codifiées. Donc Vies scintillantes joue sur les deux tableaux, c'est un disque pop, avec un groupe qui swingue, composé du claviériste Antonin Rayon, virtuose de Hammond B3, du guitariste-bassiste Benjamin Glibert et du batteur Christophe Lavergne.


Avec ce que j'ai écrit précédemment, on ne sera pas surpris de reconnaître quelque cousinage avec le groupe Soft Machine. L'expérimental se transforme en chanson jusqu'à retrouver les intentions de départ. Ça glougloute mystérieusement en fines gouttelettes dans le tuyau avant que le quartet entame une nouvelle longue suite sur un texte de PJ Harvey, rejoint par le chorégraphe Mark Tompkins, entendu aux côtés d'Hélène Sage ou de Sarah Murcia. Les improvisations sont à mi-chemin entre le jazz rock (façon Miles Davis) et la pop psychédélique. Ça brille comme le plancton qui recouvre la pochette, mais n'oubliez jamais que, la nuit en plongée, ces unicellulaires aux formes merveilleuses et variées picotent lorsqu'ils viennent vous mordre.

→ Sylvaine Hélary Glowing Life, Vies scintillantes, CD Ayler Records, 13€

Cet article fait suite aux articles de mercredi et jeudi sur cinq autres disques de flûtistes.

jeudi 10 décembre 2020

Naïssam Jalal, flûtiste et compositrice (2)


Le nouvel album de la flûtiste Naïssam Jalal est double. Double CD, double vue, double fond, double vitrage, double sens... Pour envisager Un autre monde aujourd'hui, il faut être doué/e de double vue. Si l'on désire faire traverser les frontières à nos désirs d'amour et de fraternité, les valises simples ne conviennent plus. Comme si ces sentiments étaient d'une époque révolue, la contrebande s'impose. Et je ne pense pas que le double vitrage suffise à contenir sa rage contre l'absurdité criminelle du Capital. La musique de Naïssam Jalal est à double sens. Côté face, le mélange de Moyen Orient et de jazz rappelle la transe mélodique de John Coltrane. De l'autre côté, les revendications s'empilent. Être une femme, d'origine syrienne, compositrice, engagée politiquement et refusant de céder à la banalité du décervelage programmé, exige une tenue de combat, une forme exceptionnelle si l'on veut garder le sourire. Parce que la vie est là, qui vous tend les bras, quand on a 36 ans.


La virtuose, à la traversière comme au nay, chante parfois en doublant un autre instrument, car elle est accompagnée par le groupe Rhythms of Resistance composé du saxophoniste Mehdi Chaïb, du violoncelliste Karsten Hochapfel qui tient souvent ici le rôle de guitariste, du contrebassiste Damien Varaillon, du batteur Arnaud Dolmen qui privilégie les peaux et, pour le second disque, de l'Orchestre National de Bretagne dirigé par Zahia Ziouani, une autre manière d'assumer la migration, même si les interprètes classiques sont lents à se mettre au diapason des métriques complexes. Les arabesques de la flûte, et du nay auquel je suis encore plus sensible, nous emmènent vers Un autre monde, celui où l'on se saoule de musique pour vivre au lieu de survivre.



→ Naïssam Jalal, Un autre monde, 2CD Les couleurs du son, dist. L'autre distribution, sortie le 5 février 2021

Cet article fait suite à l'article d'hier sur quatre autres disques de flûtistes et précède la chronique du Glowing Life de Sylvaine Hélary.

mercredi 9 décembre 2020

Flûte ! (1)


Mon premier instrument fut une flûte rapportée de Sicile en 1967. Je l'ai toujours, mais je crains souvent que les conditions hydrométriques fassent éclater le bambou. Depuis, j'en ai acquis des dizaines, en bois, en métal, en terre, en plastique, mais je joue toujours des mêmes : une roumaine très aiguë, deux fabriquées par Bernard Vitet (une en plexiglas qui sonne comme un shakuhachi, l'autre très basse en PVC), deux encore en PVC achetées à Nicolas Bras, une varinette (flûte de nez) et des harmoniques comme celles aperçues sur la photo. La semaine dernière, pour le disque de rock que nous enregistrons en ce moment, Nicolas Chedmail m'a emprunté ma flûte à bec ténor ! Longtemps la flûte traversière était vouée aux filles, préjugé absurde que ridiculisent les souffles actuels de Naïssam Jalal, Sylvaine Hélary, Eve Risser, Elise Caron et bien d'autres...
M'arrivent quatre disques dont vous aurez deviné l'instrumentation ! Les deux premiers viennent d'Inde du Nord, musique hindoustanie interprétée sur des flûtes en bambou bansurî (merci à Cyriaque Kempf). Si Hamsadhwani propose des pièces variées, raga pentatonique joué par Ravi Shankar Mishra sur des instruments qu'il fabrique lui-même dans son atelier-garage de Mysore en Inde du Sud, je suis particulièrement bouleversé par la lente progression du Raag Yaman de son maître Pandit Nityanand Haldipur, qui lui-même fut le disciple de l'extraordinaire Annapurna Devi. Celle-ci, fille du légendaire Ustad Baba Allauddin Khan, fut la première épouse du célèbre Ravi Shankar. En Inde, comme pour les autres musiques, la tradition du Maihar Gharana se transmet ainsi, formant des lignées. Les tablistes sont nommés sur les pochettes, le plus jeune, Pandit Ravindra Yavagal, et le plus âgé, Pandit Omkar Gulvady, mais il n'est pas fait mention des joueurs de tampura qui entretiennent la basse continue... Je ne m'attendais pas à être envouté à ce point. Comme avec les drones de La Monte Young, la musique envahit l'espace, puis le corps qui finit par se dématérialiser jusqu'à l'abstraction de soi-même !
C'est une autre tradition que perpétue le duo de flûtistes Isophone composé de Rosa Parlato et Claire Marchal, celle de la musique contemporaine improvisée faisant appel aux traversières, de la piccolo à la basse. L'album Bise est tout en retenues délicates, réminiscences effleurées, harmoniques retrouvées, recherchant l'écoute de l'autre du bout des lèvres.
Le dernier est encore un duo, mais si Miquèu Montanaro joue des flûtes dont la fujara et la dvojnica, du galoubet tambourin (sa spécialité) et de la guimbarde, il dialogue avec son fils, le violoniste baryton Baltazar Montanaro-Nagy. Les improvisations ont évidemment un goût provençal prononcé. Les rythmes sont enlevés, les timbres variés et la danse n'est jamais loin.

P.S.: J'ignore où en est Joce Mienniel, mais je reçois à l'instant les disques de Sylvaine Hélary (avec Antonin Rayon, Benjamin Gilbert, Christophe Lavergne et Mark Tompkins) et de Naïssam Jalal (avec le groupe Rhythms of Resistance et le Nouvel Orchestre de Bretagne) que je suis impatient de découvrir et que je n'ai évidemment pas eu le temps d'écouter... À suivre !

→ Ravi Shankar Mishra, Hamsadhwani, CD Bansuriworld
→ Pandit Nityanand Haldipur, Raag Yaman, CD Bansuriworld
→ Isophone (Rosa Parlato & Claire Marchal), Bise - Improvisations aux flûtes traversières, CD Setola Di Maiale
→ Duo Montanaro, Be, CD Compagnie Montanaro

mardi 8 décembre 2020

Radio Panik ce mardi soir à 20h (épisode 2)


Second épisode après celui de mardi dernier.

À l'occasion de la sortie du double CD Pique-Nique au labo qui rassemble 29 improvisateurs/trices, Nico Bogaerts m'invite sur RADIO PANIK (Bruxelles 105.4) ce soir mardi 8 décembre de 20h à 22h. Ce long entretien à bâtons rompus entrecoupé de musique est évidemment disponible en direct sur Internet et téléchargeable gratuitement en Ogg ou mp3...
Nico Bogaerts revient sur mon passé, depuis Défense de avec Birgé Gorgé Shiroc (1975), disque-culte pour figurer sur la Nurse With Wound List, jusqu'aux deux albums parus pendant les premier et second confinements, le pré-cité Pique-nique et Perspectives du XXIIe siècle.
Les questions affutées que l'homme de radio belge me pose m'incitent à évoquer cinquante années de création excitante, Un Drame Musical Instantané évidemment (1976-2008) avec Francis Gorgé et Bernard Vitet, et sous mon nom propre ces vingt dernières années. J'ignore à quoi ressembleront ces deux émissions de deux heures, mais notre entretien téléphonique dura 3 heures 20. Et comme de bien entendu j'ai l'impression de n'avoir rien dit et je me suis trouvé terriblement bavard à l'écoute de la première partie, mais je suis mauvais juge, les retours ayant été très encourageants !

Premier épisode déjà en ligne

Deuxième et dernier épisode disponible dès 20h

lundi 7 décembre 2020

Scott Walker en 8 articles



RÉSURRECTION DE SCOTT WALKER
Article du 14 octobre 2007

Scott Walker est-il en phase avec son époque ou appartient-il à cette catégorie d'artistes qu'on dit en avance sur son temps parce que le monde autour traîne paresseusement les pieds ? La vitesse et le temps dépendent toujours du système de repères choisi. On les dits relatifs, depuis qu'un violoniste a posé que l'énergie est égale au produit de la masse par la vitesse au carré. La masse s'abat sur la caisse en bois de plus d'un mètre d'arête comme les poings cognent le quartier de viande de toute leur énergie sans oublier le temps qui file. Chaque son, millimétré, frappe le corps et l'imagination parce qu'ils répondent au propos d'un artiste qui a refusé de vendre son âme au diable. Les violons partagent leurs âmes avec les sons électroniques et les effets électroacoustiques du laboratoire. Leur concepteur est un être hypersensible et critique qui n'a pas voulu jouer le rôle de pop-star qu'on lui offrait du temps des Walker Brothers. The Sun Ain't Gonna Shine Anymore. Aucun d'eux ne s'appelait Walker, aucun n'était frère. L'argent n'était pas son moteur. Comme Zappa rêvait de composer pour orchestre symphonique et gagnait sa vie avec des chansons pour teen-agers en rébellion, Noel Scott Engel (son vrai nom) passa des succès sucrés de boys band des années 60 aux adaptations amères de Jacques Brel pour aboutir aux diamants noirs Tilt et The Drift que j'évoquais il y a quelques jours.


30th Century Man, le film de Stephen Kijak retrace la vie étonannte de cet intellectuel américain, amateur d'Ingmar Bergman dont il chanta Le septième sceau, qui émigra dans le Swinging London pour fuir la guerre du Vietnam et parce qu'il était fan des comédiens Margaret Rutherford et Terry-Thomas. Il resta un passionné de cinéma dont on retrouve maintes citations dans son œuvre de Dreyer à Godard en passant par Bresson, Jancso, Pasolini, Visconti, Fassbinder, mais aussi de littérature, Kafka, Camus, Beckett, comme de politique. Ce ne sont pas des alibis. Les chansons de Scott Walker sont traversées d'images et d'émotions fortes, de réflexions sur le monde, de poésie sombre et binaire. Ne cherchez pas le groove ni le swing, nous dit-il. C'est un compositeur européen, inspiré par les classiques et les modernes, par leurs orchestrations inventives et majestueuses. Si sa voix est unique, ses timbres orchestraux le sont aussi. Regardez-le enregistrer The Drift, couché à plat ventre sous le cube géant.


Cette biographie de deux heures (DVD Verve) est produite par David Bowie qui s'est toujours réclamé de Scott Walker. Y témoignent également Radiohead, Jarvis Cocker (Pulp), Brian Eno, Damon Albarn (Blur, Gorillaz), Neil Hannon (The Divine Comedy), Marc Almond, Alison Goldfrapp, Sting, Dot Allison, Simon Raymonde (Cocteau Twins), Richard Hawley, Rob Ellis, Johnny Marr (The Smiths/Modest Mouse), Gavin Friday, Lulu, Peter Olliff, Angela Morley, Ute Lemper, Ed Bicknell, Evan Parker, Hector Zazou, Mo Foster, Phil Sheppard, Pete Walsh... Les extraits sont magnifiques, l'aventure étonnante, la musique envoûtante. Les séances d'enregistrement de la musique de Pola X de Leos Carax convoquent je ne sais combien de guitaristes et de batteurs dans un immense entrepôt. Électrique. Comment, crooner baryton de variétés adolescent, devient-on cet artiste réfléchi de 63 ans construisant un monde inouï qu'il faudra encore au moins dix ans au public pour apprécier ? Ses propos rappellent ceux d'un autre outsider écœuré par les réactions du public, le pianiste Glenn Gould. Quelles souffrances dut-il endurer ? Quel silence l'habita longtemps ? Quel avenir nous prépare-t-il ? Vous le saurez peut-être lors d'un prochain épisode...

PERLE DE CULTURE
Article du 21 février 2007

(...) Deux cd de Scott Walker (ex-Walker Brothers), Tilt (1997) et The Drift (2006), sombres paysages cinématographiques de rocker intello. Superbe. La diction me rappelle Jack Bruce chez Michael Mantler. L'orchestration est hyper-moderne, industrielle et animale, minimale et symphonique. J'adore tout ce que fait Mantler, la monotonie apparente, l'inexorabilité, le timbre des voix (Bruce, Wyatt, Faithfull...). Écouter Scott Walker me donne cette impression léthargique d'énergie contenue, son chant rappelle Elvis dans un opéra contemporain. Quelques petites extravagances soniques me font préférer The Drift, une merveille, ça finira par se savoir. Les sons métalliques font grincer les neurones, les grosses caisses cognent à la porte, les bruitages narratifs n'enlèvent rien à l'abstraction... Les références se nomment Pasolini ou Brecht, les évocations de Mussolini ou Milosevic rappellent la noirceur de Triste Lilas de Vigroux, atmosphères de fin du monde, l'enfer comme si vous y étiez...

SCOTT WALKER : ORPHÉE OU CERBÈRE ?
Article du 9 octobre 2007



Il y a quelques temps, Benoît Hické relatait, sur le blog de Poptronics, la sortie du dernier cd de Scott Walker et d'un dvd qui lui est consacré. J'avais évoqué ici-même deux albums absolument sublimes de cet ex-Walker Brothers (The Sun Ain't Gonna Shine Anymore) passé par l'adaptation de Brel en anglais pour arriver aux aussi brillants que lugubres Tilt (1995) et surtout The Drift (2006), recueils de chansons innommables tant par sa manière de chanter et la gravité de ses textes que par l'invention instrumentale.
Le fourreau sombre, à peine lisible, granuleuse surface lunaire de pierre volcanique, donne le ton. L'intérieur du digipack en papier recyclé fait renaître le toucher de façon presque maladive, comme caresser de la laine de verre. And Who Shall Go To The Ball ? And What Shall Go To The Ball ? est une pièce purement instrumentale composée pour un étrange ballet (la Candoco Dance Company comprend des danseurs handicapés) de Rafael Bonachela qui, lors de ses précédentes créations, a travaillé avec Kylie Minogue. Quelques sons électroacoustiques, le London Sinfonietta, des plaques de métal : la partition oscille entre un minimalisme ardent et une marche bancale qui n'avance que par à-coups. L'œuvre ne dure pas plus de 25 minutes, mais l'énergie qu'elle requiert suffit à vous donner envie de le remettre encore une fois sur la platine. Avec ce gros point d'interrogation, Scott Walker affirme sa démarche de compositeur résolument contemporain déjà présente sous sa voix de baryton atonal dans son chef d'œuvre précédent. The Drift n'est pourtant pas à mettre en toutes les mains, car il risque de faire flipper pas mal de monde, comme jadis Captain Beefheart avec Trout Mask Replica. C'est trop lugubre, trop visionnaire, trop personnel pour que cela plaise aujourd'hui. On préférera généralement oublier la brutalité de l'époque dans une insipidité festive et une ivresse de surface. Il faudra probablement attendre pas mal d'années pour que son travail soit apprécié à sa juste valeur. Le trouble qu'il procure me rappelle aussi Pier Paolo Pasolini ou Joel Peter Witkin.

BISH BOSCH DE SCOTT WALKER
Article du 7 décembre 2012


Les albums qui sortent de l'ordinaire sont si rares qu'il est impossible d'échapper à ceux de Scott Walker. Je n'ai ressenti un tel choc qu'avec Captain Beefheart, Robert Wyatt, Björk, des voix comme celle de Jack Bruce chez Michael Mantler, ou sur notre continent Colette Magny, Brigitte Fontaine, Camille, Claire Diterzi, pour ne pas citer les éternels, tel Jacques Brel que Walker adapta scrupuleusement en anglais. De préférence chanteurs ayant dessiné leur univers musical en faisant fi de ce qui se fait ou pas. Si ses paysages sonores évoquent d'étranges scènes de film, la voix de Scott Walker, sorte de ténor déjanté ou de crooner emphatique, en dérange plus d'un/e. Il faudra parfois du temps pour s'habituer à cette manière de clamer sa rage ou sa douleur. Bish Bosch, son tout nouvel album, ne produit peut-être pas la même surprise qu'en leur temps Tilt et surtout The Drift, mais sa singularité, sa rigueur et son invention bousculent tout autant.

Bish Bosch signifie que le travail est terminé, il se réfère à la peinture torturée de Jérôme Bosch pleine de petites scènes cruelles et provocantes, et à l'argot de "putain". Ce mélange de sources réfléchit bien la démarche poétique de son auteur, maniant sans prérogatives le trivial et le sublime, le passé et le futur, le bien et le mal. Nous voyageons sur la même galère de la Grèce Antique à la Roumanie de Ceaușescu, de Hawaï aux Alpes, nous heurtant à des concepts de biologie moléculaire ou respirant de sulfureuses puanteurs fécales. Lorsque le mythe croise le quotidien on ne peut s'empêcher de penser à Pasolini, d'autant que Scott Walker ne se prive pas de citations bibliques et de références psychanalytiques. Ses textes nous bringuebalent sur des montagnes russes où il est pratiquement impossible de s'accrocher au garde-fou tant il se plait à changer brusquement de décors ou à convoquer d'historiques monstres au détour d'un vers.

Comme on le voyait dans le film 30th Century Man, il a beau inventer des sons inouïs avec toutes sortes d'objets ou d'instruments comme le Tubax, nouveau modèle de saxophone contrebasse, profonds ou aériens, tranchants ou veloutés, jamais la musique ne saurait produire le malaise que sa diction peut susciter. D'autant que cette fois il ne se prive pas de jouer de silences le laissant souvent a capella. Scott Walker est un minimaliste explosif. Les évènements se succèdent sans précipitation, mais avec une détermination effrayante. Le suspense est colossal. Chaque fois jusqu'à l'effondrement du majestueux et laborieux château de cartes. Si l'orchestre à cordes est utilisé pour des effets de vertige ou si les percussions martèlent l'espace comme dans le film Pola X de Leos Carax, les guitares électriques et les claviers numériques n'ont pas toujours l'efficacité dramatique de ses illustrations circonlocutoires, entendre que la poésie n'est jamais ici explicite, afin de générer des effets différents à chaque nouvelle écoute. Les envolées explicitement rock participent-elles au cut-up burroughsien des références ou sont-elles une tentative d'amadouer les oreilles rétives ?

Le graphisme de la pochette de Bish Bosch est aussi so(m)bre que les précédents. Il annonce la couleur ! De par son incontestable originalité, ses ambiances noires dont l'auteur se force pourtant à exclure tout cynisme, sa poésie hermétique truffée de connotations encyclopédiques, sa monotonie vocale aux intentions dramaturgiques, cet album ne plaira pas à tout le monde. Mais il comblera celles et ceux qui aiment les textures ciselées, les boutades incisives, les transpositions sonores inspirées par le sens des mots, la musique passionnée, et celles-ci comme ceux-là remettront encore et encore ce disque sur la platine pour s'en approcher chaque fois un peu plus, pour en varier les angles, pour en révéler les détails. Une œuvre !

SCOTT WALKER + SUNN 0))) = SOUSED
Article du 26 septembre 2014


Scott Walker est un des rares artistes dont j'attends les albums avec la fébrilité qui m'animait adolescent. Plus de Zappa ni de Beefheart pour nous surprendre, la plupart des rockers tapent le carton en maison de retraite, les jazzmen ont troqué le mordant des années free pour un consensus bien comme il faut, on s'inquiète pour la santé des derniers chanteurs à texte, les politiques à court terme des majors ne permettent plus de révéler aucun courant véritablement nouveau... Côté élitaire la plupart des compositeurs contemporains ne livrent que des clones bien policés ou de pâles reproductions des chefs d'œuvre passés. Le public se repaît d'un énième revival, manne providentielle du coffre au trésor de l'humanité. Heureusement de nouveaux musiciens s'interrogent et par ci par là se réveillent des talents inattendus, malgré le silence bruyant des médias. L'envie d'être étonné est si forte que l'on en arrive à ne plus rien écouter que le bruit de la ville ou de la nature. Alors lorsque l'on apprend que Scott Walker sort un album avec le groupe de drone métal Sunn 0))) on plonge direct sur l'ovni qui fera grincer les oreilles formatées par les radios privées, les compressions du mp3, le flux ininterrompu des baladeurs et les sacro-saintes habitudes.
Cinq pièces, cinquante minutes, Soused (qui sortira le 21 octobre sur 4AD) n'est pas aussi surprenant que le furent Tilt et The Drift en 1997 et 2006, renaissance expérimentale d'un chanteur de pop anglais passé par Brel et qui réussit à fondre un alliage métallique composé de crooning monotone, de magma électro-symphonique et d'enclumes rythmiques sur des textes intellos. Si en 2012 Bisch Bosch était électronique, les guitares de Sunn 0))) électrisent ce nouvel opus. Coups de fouet de Brando, cargo de Herod 2014, vrombissements de Bull, mécanique ferroviaire de Fetish, cliquetis régressifs de Lullaby, la plongée dans le rock est vivifiante. Les guitares des Américains Greg Anderson et Stephen O'Maley (tous deux également au Moog) et du Hollandais Tos Nieuwenhuizen (du groupe Beaver) soutiennent et ponctuent le chant de Walker venu avec l'orchestrateur Mark Warman et du producteur Peter Walsh qui étaient déjà de ses précédents voyages.


Stephen O'Malley a signé la pochette avec le photographe Gast Bouschet. Le superbe extrait vidéo illustre d'ailleurs parfaitement le métal fondu de la rencontre. Les deux entités sont peut-être trop évidemment compatibles. Ni le chanteur au romantisme exacerbé ni les guitaristes de doom dark n'entraînent les autres sur des terrains par eux inexplorés. La dialectique présente dans The Drift, chef d'œuvre absolu de Scott Walker, est noyée dans l'entente cordiale. Même si je plane à cent mètres sous terre, finalement en manque d'imprévu, je me tourne vers des collaborations de Walker moins évidentes avec Ute Lemper (Punishing Kiss et Lullaby By-By-By) et Leos Carax (B.O. du film Pola X) ou plus anciennes avec James Bond (Only MySelf To Blame pour le film The World is Not Enough), Nick Cave (cover de I Threw It All Away de Bob Dylan pour le film To Have and to Hold), Goran Bregovic (Man From Reno), toutes aussi remarquables.

SUR LE MONDE DIPLO
Article du 2 Juillet 2015


Mon article d'aujourd'hui est délocalisé. Vous le trouverez sur Le Monde Diplomatique de juillet en page 26. Voilà plus de 20 ans que j'y suis abonné. À une époque faste je contribuais aux Amis du Diplo. Mediapart fait un travail d'investigation formidable, son Club ouvre des perspectives inattendues, mais le mensuel en papier est la seule revue avec Courrier International qui prenne le recul avec l'information, voire s'en affranchisse, pour tenter d'analyser les enjeux planétaires. Si vous voulez savoir où cela chauffera demain, dans deux ou dans dix ans, toutes les explications sont là. De mon côté je me suis cantonné aux pages culturelles, histoire de faire connaître Scott Walker, un artiste majeur, une voix unique, à celles et ceux qui l'ignorent encore...

P.S.: l'article est accessible en ligne !
Le jour de la mort de Scott Walker le 25 mars 2019 je découvre que mon article y est lu à haute-voix par le comédien Arnaud Romain.

LE SOMBRE ORCHESTRE DE SCOTT WALKER
Article du 19 juillet 2017


J'avais laissé tomber le film de Brady Corbet après un quart d'heure. La partition pour orchestre de Scott Walker m'incite à y revenir. Sombre, brutale, tendue comme un arc, la musique met les nerfs en pelote. Des blocs de cordes assassins tombent des cintres comme un pendu au bout d'une corde, le couperet de la guillotine ou un peloton d'exécution. Mortel. C'est du gros lourd. Plus sommaire que ce que le chanteur écrit dans ses derniers albums expérimentaux, sa musique de film répond aux lois du genre, rappelant par endroits certains scores de Bernard Herrmann. La musique de film ne fait pas souvent dans la dentelle, elle doit rester complémentaire de l'image et de l'action, ne pas occuper tout l'espace. Le corps est éviscéré, le squelette à peine dépouillé de sa peau. Les cuivres accentuent la pomposité de ce film ambitieux...


Inspiré par une nouvelle de Jean-Paul Sartre, The Childhood of a Leader (L'enfance d'un chef) fut tourné sous deux versions, anglaise et française. Je n'arrive pas à m'intéresser au sort de l'enfant, encore moins au rapport de causalités qui ferait de son éducation par des parents autoritaires un futur dictateur. La transposition de la honte générée par le Traité de Versailles qui se conclut là en 1919 à celle que tente de lui infliger un monde d'adultes déconnecté tient d'un symbolisme balourd. La psychologie du film provient d'un comportementalisme réducteur, loin de la complexité analytique susceptible de révéler les mécanismes de la pensée du petit paranoïaque. Il va me falloir du temps pour réécouter le disque de Scott Walker en oubliant le maniérisme prétentieux qui avait séduit la Mostra de Venise en 2015...

→ Scott Walker, The Childhood of a Leader, mp3 9,99€ / CD 8,22€ / LP 12,94€ 4AD

LE CHEVAL GAGNANT DE SCOTT WALKER
Article du 26 mars 2029


Dans un documentaire de la BBC de 1995 Scott Walker évoque un film anglais de 1949 qui l'a considérablement marqué enfant, The Rocking Horse Winner d'Anthony Pelissier d'après une nouvelle de D.H. Lawrence. Scott Walker, qui s'est éteint hier, a toujours exprimé l'influence du cinématographe sur ses œuvres. Comme j'avais écouté toute la journée ses disques j'ai pensé regarder ce "joyau méconnu", or s'y décèle probablement la clef du mystère qui entoure le chanteur. Je déteste gâcher le plaisir de la découverte ("spoiler" comme disent les Anglophones, et cela n'a rien à voir avec "se poiler", d'autant que la mort de Walker m'affecte particulièrement), mais les voix qui émanent de la maison susurrent une possibilité de trouver l'argent nécessaire à la famille dans le besoin quitte à en payer le prix fort. Le succès s'avère menaçant ! Lorsqu'on connaît l'histoire de ce génie on est forcément troublé par la possible analogie avec son abandon précoce de la scène en pleine gloire et les distances entretenues avec le business.


L'inspiration d'un artiste a quelque chose de mystérieux, presque mystique, irraisonnable même au plus matérialiste. Le succès va de paire. Scott Walker avait toute sa vie eu la chance du petit garçon du film de Pelissier et cela lui faisait peur. J'ai trouvé sur le Net une copie de ce film rare sous-titrée en espagnol. C'est déjà ça. Hier matin j'avais découvert l'article de juillet 2015 que j'avais écrit sur Scott Walker pour Le Monde Diplomatique lu à haute-voix par le comédien Arnaud Romain ! Cette histoire mystérieuse où se mêlent la chance, l'inspiration, l'inquiétude pécuniaire des parents, la confiance, le jeu, la générosité et l'amour filial a d'étranges résonances avec ma propre histoire, pas seulement la mienne, mais celle de nombreux artistes...

dimanche 6 décembre 2020

Pique-nique au labo dans Jazz'halo


Un super article (en flamand, j'imagine) de Georges Tonla Briquet dans la revue belge Jazz’halo sur le double CD Pique-nique au labo avec 28 musiciens et musiciennes invité/e/s, que je vais tenter de traduire !

Un double CD avec un total de deux heures d'improvisation. L'initiateur et la figure centrale de chaque morceau est le musicien polyvalent français Jean-Jacques Birgé.
Jean-Jacques Birgé (°1952) constitue un monde à part, un monde en soi. L'homme compose pour presque toutes les disciplines artistiques possibles et joue de la moitié d'un magasin de musique. Il réalise également des films, conçoit les paysages sonores les plus divers et possède son propre label de disques GRRR. Et ce n'est qu'une petite sélection de son champ d'action. L'un de ses récents projets est ce Pique-Nique Au Labo.
Pour ceux qui ne sont pas très familiers avec le concept d'improvisation ou qui connaissent moins bien la scène française en ce domaine, c'est une porte d'entrée idéale. La durée des pièces varie d'une minute et demie à un peu moins de neuf minutes. Des instantanés en quelque sorte où un concert d'improvisation en direct est généralement un long flux d'idées connectées. Mais du seul fait de la limitation dans le temps, le seuil est très bas pour une meilleure connaissance. Les enregistrements ont principalement eu lieu dans son studio GRRR entre 2010 et 2019.
Un total de vingt-huit musiciens dont des noms connus tels que Vincent Segal, Antonin-Trí Hoang, Eve Risser, Julien Desprez, Sylvain Rifflet, Alexandra Grimal et le batteur belge Samuel Ber (Mâäk). Une collection de vingt-deux croquis difficiles à résumer. "Il s'agit de jouer pour se rencontrer et non l'inverse comme d'habitude", explique Birgé. De l'électro-poésie à des moments ébouriffants ou à glacer le sang, de la transe africaine à des éruptions de synthétiseur et du scratch à un modèle exotique détourné. Entre les deux, on peut encore entendre des bruits et des chuchotements, qu'ils soient ou non encapsulés dans des mouvements rythmiques, et le détachement sobre qui donne à réfléchir est juxtaposé au drame ambivalent. Presque toutes les impressions possibles sont passées en revue dans cette constellation où la polarisation est un terme inconnu. L'écoute "au hasard" donne toujours lieu à de nouvelles découvertes. Livret inclus avec toutes les informations de base.
Conseils d'écoute : www.drame.org, https://jjbirge.bandcamp.com
Tags : surréalisme, "Eraserhead" (David Lynch), le monde fantastique de Tim Burton, les bandes originales de John Carpenter, Anna Homler, Laurie Anderson.

vendredi 4 décembre 2020

Dix mille intruments dans un tube de verre


Article du 7 septembre 2007

Depuis que je suis tout petit, je rêve de me laisser enfermer dans la caverne d'Ali Baba. Hier mon vœu s'est exaucé grâce à la gentillesse de l'ethnomusicologue Madeleine Leclair, responsable de l'unité patrimoniale des collections d'instruments de musique du Musée du quai Branly, que j'avais rencontrée il y a quelques mois pour fêter nos prix du Fiamp. Sur les six étages d'un gigantesque tube de verre dessiné par l'architecte Jean Nouvel comme le reste du bâtiment, sont exposés dix mille instruments de musique d'Asie, d'Océanie, d'Afrique et des Amériques. Complétant admirablement celle du Musée de la Musique de La Villette, c'est la plus grande collection d'instruments ethniques en Europe. Les caillebotis métalliques ajourés permettent à un seul système de régler la température et l'hygrométrie, stabilisées à 20°C et 50% d'humidité, de cet espace obscur, pas plus de 30 lux, meublé d'étagères noires et de tiroirs coulissants silencieux conçus par Madeleine.
Dans cette Tour de Babel musicale, les instruments sont classés par continents et par types, percussions à peau, tambours de bois, hochets, sistres, sonnailles, gongs, cloches, balafons, senzas, guimbardes, arcs, flûtes, trompes, conques, harpes, guitares, kotos, violons, etc. Je n'emploie pas les termes muséographiques affichés, mais ceux que j'utilise lorsque je joue dans mon studio avec tous ceux que j'ai recueillis lors de mes voyages. Les rhombes, qui se réfèrent à des rituels sacrés auxquels aucune femme ne doit assister, ne sont pas exposés pour ne pas choquer d'éventuels visiteurs des villages d'où ils ont été rapportés. Je suis étonné du nombre de flûtes nasales et de la sophistication de certains systèmes d'émission. Une flûte qui se porte à l'épaule se joue en la remplissant d'eau et en marchant, l'eau poussant l'air vers le biseau. Des cocons d'araignées remplis de leurs œufs séchés sont agités. Des tibias humains finement ciselés sonnent la cérémonie. Des tambours de bois sont creusés de plusieurs lames pour former un ensemble accordé. Des carapaces de tortues sont frottées à la manière des tambours parlants. Mon ivresse monte à mesure que nous descendons dans l'immense éprouvette qui laisse apercevoir tous ces trésors. Le site du Musée offre une recherche exceptionnelle dans le catalogue des objets. Nous terminons la visite par la magnifique salle de concert aux formes variables (rideau d'Issey Miyaké) et à son pendant extérieur, sorte de théâtre antique qui mange le sublime jardin sauvage de Gilles Clément, et par la médiathèque sur le toit couronné par une rivière-fontaine qui fait le tour du bâtiment. On peut y écouter des centaines de musiques, à moins que l'on ne préfère les grandes boîtes à musique audiovisuelles du Musée qui offrent une immersion totale dans le son. Les gardiens de la médiathèque nous font signe de nous taire, le silence reprend ses droits.
Pour remercier ma guide, je souhaiterais retrouver la musique des stalagmites de la Baie d'Halong, inoubliables orgues à percussion magiques que j'enregistrai il y a une douzaine d'années. En attendant, j'essuie la poussière qui s'est accumulée sur une bande magnétique confiée à Brigitte vingt ans plus tôt par Leroy-Gourhan pour lui en envoyer copie. Il s'agit d'un enregistrement russe de percussion sur os de mammouth.

P.S. du 4 décembre 2020 :
En 2018 j'ai retrouvé ma guide, la Québécoise Madeleine Leclair, devenue conservatrice du département d’ethnomusicologie au MEG (Musée d’ethnographie de Genève), responsable des collections d'instruments de musique et des Archives internationales de musique populaire (AIMP). L'ethnomusicologue m'a permis de composer un de mes plus beaux disques à partir des archives du Fonds Constantin Brăiloiu : le CD Perspectives du XXIIe siècle est sorti le 21 juin dernier et le film collectif de 51 Minutes qui en est tiré sortira en 2021. Pour ce faire j'ai également eu accès à des idiophones qui n'avaient jamais été joués depuis leur dépôt au MEG. Ce n'est pas terminé, puisqu'un autre projet suscite déjà une nouvelle collaboration...

mercredi 2 décembre 2020

Elise Caron / Edward Perraud, le retour d'un joyeux effondrement


Dix ans ont passé depuis Bitter Sweets, le premier disque en duo d'Elise Caron et Edward Perraud, petite merveille souvent réécoutée, éventail arc-en-ciel, invention ping-pong, ce que l'une et l'autre font de mieux à mes yeux lorsqu'ils se laissent aller à pervertir avec amour les modèles. Les deux compositeurs-improvisateurs, condamnés à faire aussi bien, lorgnaient la perfection, là où les scories affichent les ordres du mérite. Ainsi le second a mis le temps, et voilà que, tout beau, tout chaud, sorti du four, d'un moule à gaufres saupoudrées de sucre glace, sort enfin Happy Collapse, évanouissement joyeux que connaissent les gastronomes et qu'ignorent les gastéropodes, aïe et merci.
Ce deuxième volume est plus posé, plus tendre, plus retenu, mais toujours aussi coloré et surprenant. Elise Caron chante, elle joue des rôles comme David Lynch lorsqu'il enregistre des disques, endossant des vêtements trop larges ou trop étroits, personnages enfermés dans leur statut d'albâtre. Elle chante merveilleusement, mais c'est son théâtre (musical) qui m'enchante. Quant à Edward Perraud, jamais aussi épatant que dans la liberté absolue, il orchestre plus qu'il ne frappe. À la batterie il ajoute guitare, électronique, claviers, harmonica tandis que sa comparse reprend la flûte avec bonheur. Je ne suis pas effondré, car je plane, descente de trip sans accroc, et quand le disque s'arrête, un goût de trop peu nous envahit.
Alors je ressors, monté sur, Bitter Sweet de sa pochette rose aux deux vaches. Puis je me repaye un tour de Happy Collapse dont la couvertoure montre deux cygnes nageant vers nous dans les lumières roses du soir. Si dans dix ans un troisième volume voit le jour, sera-t-il de cette charmante couleur ? Il faudra pourtant nous battre si nous voulons que nos rêves continuent à resplendir dans la beauté du son.

→ Elise Caron / Edward Perraud, Happy Collapse, CD Quark, dist. L'autre distribution, 13,99€, à paraître le 11 décembre 2020

mardi 1 décembre 2020

Radio Panik ce mardi soir à 20h


À l'occasion de la sortie du double CD Pique-Nique au labo qui rassemble 29 improvisateurs/trices, Nico Bogaerts m'invite sur RADIO PANIK (Bruxelles 105.4) ce soir et mardi prochain 8 décembre de 20h à 22h. Ce long entretien à bâtons rompus entrecoupé de musique est évidemment disponible en direct sur Internet et téléchargeable gratuitement en Ogg ou mp3...
Nico Bogaerts revient sur mon passé, depuis Défense de avec Birgé Gorgé Shiroc (1975), disque-culte pour figurer sur la Nurse With Wound List, jusqu'aux deux albums parus pendant le premier et le second confinements, le pré-cité et Perspectives du XXIIe siècle.
Les questions affutées que l'homme de radio belge me pose m'incitent à évoquer cinquante années de création excitante, Un Drame Musical Instantané évidemment (1976-2008) avec Francis Gorgé et Bernard Vitet, et sous mon nom propre ces vingt dernières années. J'ignore à quoi ressembleront ces deux émissions de deux heures, mais notre entretien téléphonique dura 3 heures 20. Et comme de bien entendu j'ai l'impression de n'avoir rien dit !


Un peu de littérature en attendant ce soir, une jolie chronique de Xavier Prévost parue hier dans les Dernières Nouvelles du Jazz à propos du double CD Pique-nique au labo :

Double CD de rencontres suscitées par Jean-Jacques Birgé, sur une longue période, et comme toujours chez ce musicien, désir d'élaborer des objets musicaux et sonores très singuliers. C'est ce qu'il pratique depuis des lustres, et une fois encore il ne déroge pas. Toutes les plages retenues proviennent de plus d'une quinzaine d'albums virtuels publiés sur le site http://www.drame.org . Ça commence par un dialogue entre le violoncelle de Vincent Segal et le tenori-on (séquenceur où est échantillonnée, entre autres éléments, la voix d'Elsa Birgé), cela se terminera 22 plages plus tard avec la clarinette (et divers objets sonores) de Jean-Brice Godet, et la contrebasse de Nicholas Christenson, dialogue arbitré par divers instruments de Jean-Jacques Birgé. Rencontres à deux, parfois à trois, avec une foule de surprises musicales, mais aussi des moments de mélancolie, des bouffées de mystère ou de fantaisie débridée (deux plages successives avec Alexandra Grimal), des élans lyriques et compositionnels dans l'improvisation, des escapades vocales (Médéric Collignon, évidemment, Sophie Bernado, Élise Dabrowski...), des partenaires récurrents et inspirants (Antonin-Tri Hoang). Bref un voyage sensoriel et musical qui vaut son pesant d'inouï. Une immersion s'impose dans ces univers multiformes engendrés par le seul désir de 'faire musique ensemble'. Belle réussite et promesse, pour qui s'y plonge, de surprises jouissives.

Jean-Jacques Birgé invite Samuel Ber, Sophie Bernado, Amandine Casadamont, Nicholas Christenson, Médéric Collignon, Pascal Contet, Élise Dabrowski, Julien Desprez, Linda Edsjö, Jean-Brice Godet, Alexandra Grimal, Wassim Halal, Antonin-Tri Hoang, Karsten Hochapfel, Fanny Lasfargues, Mathias Lévy, Sylvain Lemêtre, Birgitte Lyregaard, Jocelyn Mienniel, Edward Perraud, Jonathan Pontier, Hasse Poulsen, Sylvain Rifflet, Eve Risser, Vincent Segal, Christelle Séry, Ravi Shardja, Jean-François Vrod - détail des instruments sur le site.
2010-2019, Bagnolet (Studio GRRR), et pour quelques plages Les Lilas (Le Triton) et Paris, Maison de Radio France
GRRR 2031-32 / Orkhêstra

Photo : Crasse-Tignasse (1993) avec Bernard Vitet et Gérard Siracusa © Jean Tholance