70 Musique - août 2021 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 31 août 2021

Mixology de Katerina Fotinaki


Je suis toujours surpris et agréablement surpris par des albums qui échappent aux classifications qu'imposent les marchands. En recevant celui de Katerina Fotinaki, je m'attendais évidemment à un disque de "musique du monde". Elle avait collaboré aux projets de sa compatriote Angélique Ionatos, mais j'ignorais qu'elle avait étudié avec Bernard Cavanna au Conservatoire de Gennevilliers. Tout cela s'échappe en fumée, bulles de savon, petites étincelles pop qui me rappellent l'approche jadis d'une Natacha Atlas. En mélangeant des reprises de Kiss Off de Violent Femmes, Carmen de Bizet, Septembre de Barbara, une berceuse de Benjamin Godard ou un rebetiko avec des compositions personnelles, Katerina Fotinaki construit un puzzle fictionnel qui nous fait parcourir l'arc-en-ciel de ses enchantements. Les textes de Louise Labbé, Kostis Palamas, Françoise Lo, Guillaume de Machaut, T.S. Elliot, William Blake transforment l'onirisme en poésie du quotidien. S'accompagnant de toutes sortes de guitares, de basses, de percussions, d'anches libres, en chantant en français, anglais et grec, elle alterne monologues et dialogues aéroportés et glisse sur des pistes aux couleurs aussi vives qu'inattendues. Il s'agit bien de la musique du monde, mais sans que cela soit un genre ou un style, son éventail représentant simplement un amour encyclopédique pour la voix et les émotions qu'elle transmet, universelles, magiques.

→ Katerina Fotinaki, Mixology, CD Klarthe, dist. Socadisc, 15€, sortie le 10 septembre 2021

jeudi 26 août 2021

ECM, un éditeur qui fait son travail


Le rôle d'un éditeur est de promouvoir la musique en échange d'un pourcentage conséquent des droits d'auteur. À une époque où les enregistrements n'existaient pas, il pouvait par exemple s'agir de publier les partitions, seule manière alors de faire circuler la musique. Aujourd'hui cela consistera, par un autre exemple, à la placer sur un film, ce qui peut rapporter très gros en cas de succès. L'éditeur prendra en charge les frais d'enregistrement et de production d'un disque et sera rémunéré en conséquence. Les contrats SACEM (le E est pour éditeur) sont souvent de 50%, mais tous les excès sont envisageables, puisque, comme le rappelait Charles Trenet à la fin de la Java du Diable : " [...] le Diable s'aperçut qu'il n'touchait pas de droits d'auteur, Tout ça c'était d'l'argent d'foutu puisqu'il n'était même pas éditeur... Allez, remportons notre musique et retournons en enfer." Car le plus souvent l'éditeur ne fait rien du tout et vous carotte 50% ! Il peut aussi vous empêcher de publier en disque la musique que vous avez composée pour un film alors qu'il en a financé l'enregistrement. On me rétorquera que les droits d'édition couvrent ses frais et qu'il est donc normal qu'il se rétribue sur les droits d'auteur. C'est vrai. Mais on marche sur des œufs et il est indispensable de bien lire les contrats qui nous lient à eux. N'oublions jamais que le travail de l'auteur ou du compositeur est de l'ordre de la création artistique alors que celui de l'éditeur est financier. Il prendra le temps qu'il faut pour rédiger le contrat pendant que vous créerez vos œuvres. Que vous vous fassiez avoir est dans la logique des compétences de chacun ! Je me souviens de Patrick Brunie qui m'avait arraché des mains un contrat épais comme le Bottin tandis que je commençais à le lire, arguant que nous ne pouvions pas travailler ensemble si je ne lui faisais pas confiance ! Et Ramuz à la fin de Renard composé par Igor Stravinski : "Si ma chanson vous a plu, payez-moi ce qui m'est dû !". J'en sais quelque chose...
Mais voilà, je reçois cette semaine par la poste les trois volumes de partitions de Michael Mantler publiés par ECM, label de disques allemand sur lequel le compositeur autrichien enregistre depuis des années. C'est d'abord un cadeau qui me touche de la part du compositeur. C'est ensuite une contribution extraordinaire de ECM qui permettra peut-être à de nouveaux ensembles de jouer les œuvres inimitables de Michael Mantler. Admirateur de sa musique depuis un demi-siècle, me voilà reprendre mes écoutes, les épais volumes sur les genoux. Le premier concerne The Jazz Composer's Orchestra original de 1968 suivies des facsimilés autographes des partitions utilisées pour l'enregistrement ainsi que la version Update de 2013. Le second, qui s'intitule Voices and Words, présente Many Have No Speech (1987), Cerco Un Paese Innocente (1994) et Hide and Seek (1999), donc texte (Samuel Beckett, Ernst Merister, Philippe Soupault, Giuseppe Ungaretti, Paul Auster) et musique. Le dernier rassemble les sept concertos (2007) et les six suites pour orchestre (2019). Chaque volume est introduit intelligemment par Richard Williams.
J'ai souvent émis des réserves sur les enregistrements du label ECM, trop proprets à mon goût, trop lisses, trop réverbérés. Il n'empêche que Manfred Eicher fait un travail remarquable, ici de papier, plus régulièrement en galettes argentées. Il avait d'ailleurs publié un autre très bel objet, les Histoire(s) du cinéma (ainsi que Nouvelle vague) de Jean-Luc Godard...

→ Michael Mantler, Editions en 3 volumes, ECM, 35€ (1,3 kg !) chaque

mardi 24 août 2021

Le seul snob au piano électrique préparé


On sait, peut-être, mon attachement au piano préparé, perversion de l'instrument consistant à changer le timbre et la hauteur de chaque note en glissant de petits objets entre les cordes. Passé au clavier numérique je me contente de clones informatiques comme celui, remarquable, de l'Ircam ou d'autres permettant des effets inédits, mais m'interdisant ce que font les pianistes que j'admire, tels Roberto Negro, Eve Risser, Benoît Delbecq, Sophie Agnel, Françoise Toullec... J'utilise également des programmes de claviers électriques préparés et c'est justement un CP70 sur lequel joue Thibault Walter avec son trio composé de Jean-Luc Ponthieux à la contrebasse et Pablo Cueco au zarb. Sa percussion à peau offre des variations de timbre qui répondent merveilleusement au pseudo gamelan du piano électrique Yamaha de Walter. Celui-ci revendique les entre-deux que ses préparations impliquent, les gammes perdant leur tempérament (contrairement aux musiciens !) et les rythmes adoptant le style de l'entre-soi où le swing hérite de ces magnifiques à-peu-près. Je n'ai pas tenté de déchiffrer les 11 anagrammes que les titres secrètent, mais ces RER lointain, Ralenti noir, Arme outrancière, Apre énigme, Tribu, Remontage caduc, Sages renommées, Pagnol dégraisse, Le seul snob, Test O.R.L. quantique, Un requiem est rempart nous font déjà voyager avec une grande délicatesse sans qu'il soit besoin d'alourdir notre catastrophique bilan carbone en prenant l'avion.

→ Thibault Walter Trio, Le seul snob, CD Élément 124, dist. Inouïes, 15,70€, sortie le 3 septembre 2021

vendredi 6 août 2021

Jazz (2) ensembles ensemble


J'ai toujours pensé que le rock était une musique de groupe et le jazz celle d'individus. C'est évidemment généraliser un peu vite. Les guitar heroes sont légion, mais le son du groupe prime tout de même sur l'expression d'un seul. D'un autre côté, les grands ensembles de jazz privilégient le timbre de l'orchestre, même s'il constitue un écrin aux solistes. Dans mes écoutes estivales, j'ai retenu cinq albums où le nombre fait masse.

Trois d'entre eux sont sur le label du collectif Onze Heures Onze, à commencer par les deux Workshop de Stéphane Payen. Son quartet devenu octet explore la théorie des ensembles à laquelle j'avais été plutôt rétif en cours de maths ! Son créateur, Georg Cantor, aurait-il également par son nom inspiré les compositeurs intéressés par de nouveaux axiomes ? In and Out, inclusions et exclusions, dedans et dehors, avec et contre plongent les expérimentateurs vers de nouveaux infinis. Les x et les y sont là dansés par le trompettiste Olivier Laisney, les saxophonistes Sylvain Debaisieux (ténor), Bo Van der Werf (baryton) et évidemment Payen (alto), le vibraphoniste Jim Hart, le guitariste Tam de Villiers, le bassiste Guillaume Ruelland et le batteur Vincent Sauve. Dans un second CD, l'extensionnalité invite le guitariste Nelson Veras ou le batteur Thibault Perriard. Si ce jazz contemporain est très écrit, les intersections créent de nouveaux espaces où l'improvisation bouleverse les diagrammes de Venn et d'Euler.

Dans le troisième, Vol III de l'Onze Heures Onze Orchestra, on retrouve Laisney et Perriard associés à Alexandre Herer au Fender Rhodes, Julien Pontvianne aux ténor et clarinettes, Sakina Abdou à l'alto, David Chevallier à la guitare, Amélie Grould au vibra, Maÿlis Maronne aux claviers et Fanny Ménégoz à la flûte. L'idée des automates, une autre façon de réviser ses mathématiques, a inspiré les 5 hommes et les 4 femmes qui composent ce collectif. Ici l'humain s'approprie ou se méfie des nombres. La répétition et l'aléatoire sont interrogés, il suffit d'arrondir à la décimale supérieure pour que naisse le swing. La véritable musique peut-elle être autrement que bancale ?

Plus roots dans sa modernité, le Futura Experience rend hommage aux anciens, à commencer par Gérard Terronès, fondateur du label Futura et disparu depuis. Ornette Coleman, Sun Ra, Charles Mingus, Jimi Hendrix sont passés au crible libertaire. Le big band composé de Frank Assemat (sax bar.), Christiane Bopp (tb, sacqueboute), Xavier Bornens (tp), Morgane Carnet (sax ténor), Sophia Domencich (p, el p), Michel Edelin (fl), Jean-Marc Foussat (synth), Dominique Lemerle (bs), Christian Lété (dms), Rasul Siddik (tp, perc), Sylvain Kassap (cl) et Jean-François Pauvros (gt) qui est à l'origine de ce projet généreux, rassemble des musiciens et des musiciennes de différentes générations dans l'esprit des orchestres des années 60 et 70, machines de guerre ou de revendications qui explosaient comme feux d'artifice ou les crépitements d'un feu de camp. Les voix de Pauvros ou Siddik rappellent que tout a commencé par le blues tandis que le free évoque la liberté du groupe, formée par celles de chacune et chacun.

Je termine par le coffret jaune des œuvres pour orchestre de Luc Le Masne qui s'échelonnent de 1981 à 2003, très grosses machines à l'instar de son Hommage à Fernand Léger, rouleaux compresseurs où s'expriment, selon les époques, des solistes de renom comme Youenn Le Berre, Laurent Dehors, David Chevallier, Serge Lazarevitch, Xavier Le Masne, Denis Colin, Richard Foy, Guillermo Felove, Denis Cuniot, Philippe Slonimski, Peter Volpe, Bruno Girard, François Craemer, Simon Spang-Hanssen, Philippe Sellam, François Cotinaud, Philippe Legris, John Surman, Louis Sclavis, Matthieu Donarier, Eric Giausserand ou Bobby Rangell. Dans les différents orchestres je reconnais d'autres camarades comme Michel Risse, Patrice Petitdidier ou Lionel Martin. Dès la fin des années 70, j'avais suivi Le Masne du groupe Lô au Grand Orchestre Bekummernis sans connaître la suite de ses aventures où la puissance de feu semble sans cesse recherchée, les pupitres montant souvent à trente ou quarante, en particulier les vents et les percussions. La tradition du big band de jazz se mêle à un goût pour les rythmes mexicains et cubains au point que je me rappelle Edgard Varèse comparant ce genre d'ensemble à un tigre quand l'orchestre symphonique lui faisait penser à un éléphant hydropique ! D'une formation à une autre ce bulldozer garde la forme, force mâle en quête d'une perpétuelle érection, fut-elle souvent lyrique.

→ Stéphane Payen, The Workshop, In and Out et Extensions, 2 CD (et numérique) Onze Heures Onze, dist. Absilone, sortie le 8 octobre 2021
Onze Heures Onze Orchestra, Vol III, CD Onze Heures Onze, sortie le 3 septembre 2021
→ Futura Experience, CD Le Générateur, dist. L'autre distribution
→ Luc Le Masne, Œuvres pour orchestre, coffret triple CD Buda Musique, dist. Socadisc

mercredi 4 août 2021

Jazz (1) l'être et avoir l'été


M'étant fixé de reprendre mes articles quotidiens seulement en septembre, j'ai un peu la flemme d'écrire ce mois d'août, mais les disques s'accumulent et je crains de les faire passer à l'as si j'y sursois, d'autant que je risque d'être très occupé dans les semaines qui viennent... Je commence par les 3 rééditions du label Palm par Le Souffle Continu, pas seulement en vinyle, mais également en CD, ce que je trouve à mon niveau plus pratique, même si les pochettes 30 centimètres en font des objets autrement plus sympathiques. Bloqué un temps à Tananarive par les événements de mai 68, Jef Gilson a enregistré Malagasy en 1969 avec des musiciens malgaches pour qui il a produit également à Paris Madagascar Now en 1973, compositions de Sylvin Marc et Del Rabenja, s'associant à eux pour Malagasy at Newport-Paris la même année. Nettement plus jazz et moins expérimentaux que Le massacre du printemps et La marche dans le désert, j'accroche personnellement moins, mais l'aspect dansant des Malgaches et la vitalité du travail du compositeur exposent l'état du jazz français au début des années 70, pris entre l'influence étatsunienne, l'attrait des cultures créoles et leur appropriation par un agitateur auquel ces rééditions rendent hommage.


Évidemment plus proche de moi, le trio formé par Élise Dabrowski, ici exclusivement chanteuse, avec le bassiste Olivier Lété et le tromboniste Fidel Fourneyron explore les timbres et les tissages avec sensualité et intelligence, sans négliger un certain swing hexagonal où les références aux traditions de la musique classique passent par le texte, en l'occurrence Trust de l'auteur de théâtre allemand Falk Richter, portée par la voix lyrique de la mezzo-soprano wagnérienne qui garde une place de Parking à ses deux virtuoses acolytes portés comme elle sur l'improvisation.
Dans la famille des chanteuses improvisatrices, Catherine Jauniaux est une autre acrobate, là aussi en trio, avec le clarinettiste Xavier Charles et le guitariste électrique Jean-Sébastien Mariage. S'appuyant sur L'amour, texte de Marguerite Duras, les instrumentistes rivalisent de délicatesse, par petites touches, et la chanteuse belge leur emboîte le pas à son tour, fragile, tremblante. Jamais illustrative, la musique est une transposition des intentions, une projection glissante.
Je dois ajouter un troisième trio reçu un peu avant mon départ, celui formé par Jim Baker au piano et synthétiseur ARP 2600, le contrebassiste Bernard Santacruz et le batteur Samuel Silvant, parce que ces trois disques ont quelque chose en commun, l'influence du jazz et son émancipation par l'abstraction timbrale, une forme d'improvisation typiquement européenne qui, échappant aux classifications arbitraires, dessine ses propres limites en avançant par petites touches. Loin de la musique en boîte, elle boîte merveilleusement, dansant d'un pied sur l'autre, beauté convulsive nous obligeant à prendre la tangente quand tant d'autres imposent la quadrature du cercle.

→ Malagasy/Gilson à Madagascar + Sylvin Marc/Del Rabenja Madagascar Now + Jef Gilson Madagascar à Paris, 3 LP ou 3 CD Le Souffle Continu, 12€ chacun en CD / 23 € en LP, les trois 32€ ou 62€
→ Élise Dabrowski, Parking, CD Trepak, dist. L'autre distribution, 13,99€
→ C.Jauniaux-J.S.Mariage-X.Charles, L'amour, CD Ayler Records, 11€ minimum
→ Jim Baker-Bernard Santacruz-Samuel Silvant, On how many surprising things did not this single crime depend?, CD Juju Works, 15€