Il était très attendu. Voilà 30 ans que le vinyle Carnage d'Un Drame Musical Instantané était épuisé. Comme il l'avait fait pour les précédents, Rideau !, À travail égal salaire égal et L'homme à la caméra, Walter Robotka du label autrichien Klang Galerie, le publie pour la première fois en CD. On retrouve la magnifique pochette du peintre Jacques Monory. Les photos plein cadre de Bernard Vitet (le terroriste), Francis Gorgé (une victime) et moi (en héros !) forment triptyque à l'intérieur du digipack trois volets. Le sang a giclé sur la galette. C'était en 1985. Le dernier 33 tours 30 centimètres du Drame avant que nous ne passions au CD deux ans plus tard. J'avais surtout pensé au dernier plan, arrêt sur image, du dernier film de Luis Buñuel, Cet obscur objet du désir, l'explosion prophétique d'une bombe. Jacques Monory détestait la violence qui s'étale au quotidien. Nous venions de composer la musique de Souvenir, un film de Dominique Belloir sur le peintre de la figuration narrative pour la Cité des Sciences et de l'Industrie. Il fut projeté pendant des années à l'entrée du Planétarium. Monory, qui était un modèle de gentillesse, nous avait également offert l'image de notre carte de visite, un tableau détruit avec un chimpanzé. Comme j'avais écrit le dos de la pochette à la main, Walter a choisi une police de caractères qui s'en rapproche. On notera tout de même que tout cela est bleu blanc rouge. Le bleu du monochrome, le blanc de chaque nouvelle page, le rouge de la révolution.




Quant à la musique, je l'avais presque totalement oubliée. Elle marquait le retour du trio après trois albums avec notre grand orchestre. Pas vraiment une réduction, puisque le morceau de résistance est La Bourse et la vie, commande de Radio France pour l'Ensemble Instrumental du Nouvel Orchestre Philharmonique. Personne ne m'avait pris au sérieux lorsque j'avais exprimé notre envie de composer pour un orchestre symphonique jusqu'à ce qu'Alain Durel, alors responsable de la musique à Radio France, me demande de lui envoyer deux lignes de texte sur notre projet. Six mois plus tard, il descendait à la cave qui nous servait de studio, rue de l'Espérance, pour nous proposer de le réaliser. Il était accompagné d'Yves Prin, en charge de l'orchestre qu'il dirigera d'ailleurs lors de son unique représentation à la Maison de la Radio. Nous n'en restâmes pas là puisque nous nous associerons ensuite avec l'Ensemble de l'Itinéraire pour l'opéra-bouffe L'hallali ou avec un orchestre d'harmonie de 80 musiciens pour J'accuse, avec Richard Bohringer et Dominique Fonfrède, et Zeyesramal, un hommage à Hector Berlioz et à la république. Comme nous ajoutons un "bonus track" pour chaque réédition sur Klang Galerie, on peut écouter une autre version de La Bourse et la vie que celle publiée à l'origine. Il s'agit de l'enregistrement de l'émission, avec l'introduction de Marc Monnet, avant que nous ne massacrions brillamment la pièce en réenregistrant et rajoutant nos trois instruments solistes, la trompette, la guitare et le synthétiseur PPG, que nous trouvions sous-mixés. Il me semble aujourd'hui que c'était une erreur, malgré la qualité de nos interventions (pour une fois nos egos nous jouèrent un mauvais tour), d'où l'importance de cet inédit. C'est aussi une version plus longue, puisque la version vinyle dure 12 minutes alors que celle, non trafiquée, du live est de 20 minutes ! Peut-être que je me trompe, mais ce sont en tout cas deux versions radicalement différentes. Ce ne fut pas simple de demander aux musiciens classiques de simuler une grève ou de hurler leurs noms, et Yves Prin fut d'une grande aide, par exemple lorsque la violoncelliste soliste refusa de jouer ce que nous avions écrit ou que nous découvrîmes que Jacques Di Donato, pour qui nous avions imaginé un chorus, n'était que deuxième clarinette et n'avait donc pas le droit de le faire, au profit d'un autre qui ne swinguait pas une cacahuète. Bernard y trempe aussi sa trompette dans l'eau. Nous avons bien rigolé, peut-être plus après que pendant !


Il y a bien d'autres trésors sur Carnage. Le disque commence par La fièvre verte avec le corniste Patrice Petitdidier et le saxophoniste Jean Querlier. C'est une évocation quasi cinématographique de la destruction de l'Amazonie et de la résistance locale, avec ambiance jungle, fléchettes empoisonnées et cuivres menaçants. Je m'y inspire des chanteurs du Burundi et Francis inaugure sa passion pour la composition assistée par ordinateur. Suit Les gueules cassées enregistré boulevard de Ménilmontant avec un magnifique effet Döppler inattendu. Bernard suggéra que nous enregistrions le feu dans l'âtre et le ralentissions pour obtenir un solo de percussion. J'aime énormément l'évocation fantomatique de ces explosions de bois mort. Bernard exploite le même procédé de vitesse que sur M'enfin dans l'album Rideau ! et utilise une assiette en aluminium comme timbre sur le bugle. En fin de face A, La Bourse et la vie se terminait par une pique anagrammatique, prononcée par mon père, à un directeur de France Musique qui nous avait roulés dans le cadre des ciné-concerts dont nous avions initié le retour.
La face B ne déroge pas au concept de carnage qui sous-tend tout le disque, écologiquement, socialement, économiquement. Elle s'ouvrait avec la chanson Rangé des voitures dont j'avais écrit les paroles et où le percussionniste Youval Micenmacher jouait sur un bidon d'huile cylindrique. Ce n'était pas la première fois que nous nous essayions à la chanson, et nous nous y collâmes plus sérieusement avec les albums Kind Lieder, Crasse-Tignasse ou Carton qui suivirent. Cabine 13 (contrepet rapporté par Bernard) insiste encore sur l'aspect "théâtre musical" de l'époque. Ce morceau avait pour but d'effacer tout ce qui précède avant Le téléphone muet où interviennent Jean Querlier (hautbois, cor anglais, flûte, sax), Youenn Le Berre (flûtes, basson), Michèle Buirette (accordéon), Geneviève Cabannes (contrebasse). Bernard y joue un rôle que j'avais construit dans le réel pour faire craquer un maniaque du téléphone qui harcelait deux de mes copines, dans l'esprit de L'arroseur arrosé. Nous finissions avec le délirant Passage à l'acte, entièrement vocal, le genre de pari expérimental dont nous étions friands.
Le CD se termine donc avec la version originale inédite de 20 minutes de La Bourse et la vie que je suis enchanté de découvrir enfin.

→ Un Drame Musical Instantané, Carnage, CD Klang Galerie, 18€