J'ai souvent raconté comment Frank Zappa fut à l'origine de mon désir de devenir compositeur de musique à l'écoute de l'album We're Only In It For The Money à l'été 1968 et mes rencontres avec lui au début des années 70. Je n'ai jamais tenté de marcher sur ses traces et pris rapidement quelques distances avec l'humour potache de ses textes tout en restant fasciné par son pouvoir d'invention. Si les débuts des Mothers of Invention et ses dernières œuvres dont The Yellow Shark avec l'Ensemble Modern restent mes favoris, j'ai été époustouflé de réécouter 200 Motels qui vient d'être republié, en particulier sous la forme d'un coffret de 6 CD comportant nombreuses prises alternatives, entretiens, spots radio, bouts de dialogue figurant ou pas dans le film éponyme, film qui ne ressemble à aucun autre et inaugure les effets électroniques qu'offrait la vidéo.


200 Motels, sorti en 1971, me semble à l'apogée de l'œuvre de Zappa, mariant le rock et la musique contemporaine, la satire sociale sur la vie des musiciens en tournée et la comédie musicale déjantée, "un documentaire surréaliste", extravagant et sérieux à la fois. Ringo Starr (The Beatles), qui joue le rôle de Larry The Dwarf, y est représenté en clone de Zappa et Keith Moon (The Who) interprète une bonne sœur lubrique (les deux batteurs étaient d'ailleurs les meilleurs amis), Theodore Bikel joue le présentateur de cet opéra hors normes, le Royal Philharmonic Orchestra est dirigé par Elgar Howarth, il y a des chœurs, les Mothers (Mark Volman et Howard Kaylan anciens des Turtles, Ian Underwood, Ainsley Dunbar, George Duke, Jimmy Carl Black, Martin Lickert, Jim Pons, donc un mix de jazzmen et de rockers), la soprano Phyllis Bryn-Julson, etc. J'essaie de me rappeler ce qui m'avait le plus épaté à sa sortie, peut-être les voix transposées façon cartoon, déjà entendues dans Uncle Meat, et les parties orchestrales plutôt ringardes comme dans Lumpy Gravy ou quasi varésiennes. J'avais surtout été séduit par la forme opératique, comme Escalator over The Hill de Carla Bley ou Delusion of The Fury de Harry Partch parus la même année.
En 2018 j'avais assisté à la Philharmonie de Paris à une mise en forme des Suites d'après 200 Motels, oratorio particulièrement réussi réalisé par Léo Warynski et Antoine Gindt. Rien ne vaudra pourtant la grosse madeleine de ce Noël. Le double CD ou vinyle suffira pour qui n'est pas inconditionnel zappophile, mais le coffret prolonge le plaisir comme une rémanence ou la queue d'une étoile filante. S'il y a de quoi se perdre parmi les innombrables versions et reprises dans les disques additionnels, les dialogues inédits du film sont intelligemment montés, mélangés à la musique, et le remastering est parfait, mais on aura donc intérêt à revenir régulièrement au pur original pour ne pas être submergé par la somme des additifs.
J'ai beau posséder l'intégrale de sa discographie et un peu plus, 200 Motels est de mon point de vue le chef d'œuvre de Frank Zappa parce qu'il rassemble toutes les influences que le compositeur expose dans sa Freak Out List et il représente la quintessence de son travail instrumental et vocal, avec en plus l'image pour celles et ceux qui ont la chance de posséder une copie du film.

→ Frank Zappa, 200 Motels 50th Anniversary Edition, 2 CD / 2 LP ou 1 coffret de 6 CD Zappa Records UMe MGM / Universal avec goodies