Quel plaisir de revoir Bernard chevaucher sa Harley ! Une nuit il y a deux ans, il s'était fait voler sa moto devant chez lui, rue Pelleport. Depuis, il ne sortait presque plus. Je l'ai toujours connu détestant marcher. Il lui arrivait pourtant de venir à pieds jusqu'ici, de temps en temps. C'était une plaie de lui appeler un taxi tard le soir : parfois les chauffeurs se perdaient, d'autres fois ils devaient prendre quelqu'un d'autre sur le chemin, mystère, il est arrivé que l'on en appelle trois ou quatre avant d'en voir venir un seul. C'était un gag récurrent qui n'arrivait qu'à lui, n'arrangeant pas son côté casanier. Depuis le temps qu'il en parlait, il a fini par avoir les moyens de se racheter le même modèle d'occasion. C'est une bonne époque pour rouler dans le vent, lorsque l'on craint, comme lui, la chaleur. J'avais acheté un casque pour pouvoir jouer les passagers motocyclistes lorsqu'une occasion se présente...
La résistance à la marche à pieds met Bernard en danger, comme ma maman qui a de plus en plus de mal à se déplacer. Je repense à Giraï, l'oncle de Françoise et Anny, qui avait compris que sa vie dépendait de sa mobilité, intellectuelle et physique. Il y a encore deux ans, il n'avait que 93 ans (rescapé du génocide arménien, il ne connaît pas sa date de naissance exacte), il préférait rentrer chez lui à pieds pour entretenir sa santé et profitait du chemin pour chanter à tue-tête des chansons françaises des années 30-40, histoire de faire travailler sa mémoire, autre pôle indispensable de sa mobilité et de son autonomie. Sa fracture du col du fémur a été un coup de frein brutal à ses escapades à pieds ou à bicyclette, il a peur de retomber, alors il marche avec une canne. J'aime beaucoup parler avec lui du temps passé comme des avancées technologiques. Il parle de mon PowerBook comme d'une gigantesque mémoire, ça lui parle. Je pousse Bernard à acquérir un ordinateur pour le sortir de son isolement. Hier, il me disait comprendre que la virtualité accentuait la réalité des individus. Les amis qui ne sont pas connectés au Net disparaissent corps et biens. Bernard adorerait Babylone. En attendant, il passe nous voir et c'est un vrai plaisir de le voir heureux sur sa moto à 72 ans.
À gauche sur la photo, on aperçoit Jonathan qui arrivait à l'instant de New York où il enseigne au Queens College. Chaque été, il vient travailler à Paris sur l'exception culturelle française dans le cinéma et en profite pour voir les copains. Il garde notre maison lorsque nous descendons vers le sud. J'aime bien ses interrogations sur le monde, sur les différentes façons de voir les choses, ici et là-bas. Nous parlons des laissés pour compte, des banlieues enflammées, du potentiel politique qu'elles pourraient représenter alors que les partis traditionnels sont devenus anachroniques. Hier soir, la discussion avec Anny, Françoise, Bernard et Jonathan portait sur les motivations différentes des Américains au Vietnam, ou en Afghanistan et en Irak... Jonathan pense que jamais son pays n'osera attaquer l'Iran qui est un état puissant, rien à voir avec l'Irak. Le ton monte lorsqu'est abordé le rôle de l'Union Soviétique, sa politique hégémonique et son éclatement... Nous louons le courage et la détermination du peuple vietnamien. Quelle idéologie sous-tend les guerres d'indépendance ? Comment cela dégénère-t-il souvent ensuite ? Il y avait longtemps que nous n'avions pas passé une soirée "café du commerce", c'était marrant.