70 Perso - avril 2007 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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samedi 28 avril 2007

Partage


Je suis allé me changer les idées chez Bernard. Il m'a montré la merlette qui couve à sa fenêtre. Avec la chaleur, toutes les bêtes étaient affalées sur le carrelage. C'était tranquille. Bernard lisait Alphonse Allais. Il n'avait rien à boire. J'ai pris une photo. Lorsqu'il parle, son appareil cliquète sur la gencive. La bouche instable, il n'a pu jouer de trompette depuis deux ans. Son dentiste est mort avant d'avoir fini le travail. Nous préparons les séances pour le clip européen. Bernard Vitet compose. Dans le cadre, je remarque surtout le paquet de Gitanes en amorce. Il a toujours fumé comme un pompier, infestant le studio de l'odeur du tabac brun. Le paquet de Bastos bleu électrique avec la signature en or était encore plus beau. Un jour que nous répétions avec Bohringer, Richard nous raconte que, jeune homme, il avait été le fan d'un trompettiste qui tenait sa cigarette de la même façon, la coinçant entre les phalanges pendant qu'il appuyait sur les pistons. Il se souvient qu'il s'appelait Babar. Nous nous esclaffons ensemble : "Bernard, c'était Babar !". Babar pour les jazzeux et la variète. Francis et moi l'avons débaptisé en fondant le Drame, aussi parce qu'il avait lui-même un peu fondu, un peu trop pourtant ces dernières années... Mais ça lui plaît, comme ça. Ce retour aux sources, avec promesses d'avenir tenues, fut possible sous couvert de l'anonymat, derrière le nom du groupe. Il avait été une légende pendant un quart de siècle, il constitua une œuvre pendant le suivant. Dans le partage. Maintenant les journées sont plus calmes. Les enjeux s'évanouissent. On ne croit plus au trésor, mais on continue de creuser. Pour le plaisir du jeu.

vendredi 27 avril 2007

Remontée mécanique


J'ai été très sensible aux messages de sympathie envoyés en commentaires du billet d'hier ou par mail. Le soleil a également produit l'effet escompté et, après le Conseil d'administration des Allumés où nous avons préparé la soirée du 29 mai (billets allumés des 31 mars et 16 avril), j'ai pédalé jusqu'à la Maison de la Radio pour enregistrer en différé une émission de David Jisse et Yvan Amar qui sera diffusée le 1er mai à 15h sur France Culture, deux jours avant notre spectacle. En introduction j'ai joué un petit morceau électronique sur le synthé-jouet made in China que Françoise avait dégotté chez Tati le Noël précédent et, en coda, j'ai effectué un petit zapping flûte-guimbarde-Steinway. Mon adaptation minimaliste de l'Internationale, premier mai oblige, dépassait la durée de l'émission et vous ne l'entendrez pas, mais les morceaux improvisés comme la sélection des extraits musicaux m'ont plu (Michel Houellebecq - Elsa à 9 ans chantant Cause I've got time only for love - la trompette de Bernard dans Trop d'adrénaline nuit). L'entretien est très vivant, mais les séquelles des jours précédents se devinent au travers de mes bégaiements inhabituels. L'émission Un Poco Agitato porte bien son titre ! Un poco piu.
En roulant vers le studio, je croise Pierre à qui son déménagement à Marseille semble avoir magnifiquement réussi. Il a bonne mine et ne se dépare pas d'un sourire que les tracasseries parisiennes avaient depuis longtemps effacé. Cela fait plaisir à voir. En repensant à sa mine hilare rosie par le sud, je tente une décalcomanie en sprintant rue de Rivoli. Sur le chemin du retour devant le Cirque d'Hiver, je manque d'écraser Otar Iosseliani dont j'apprécie pourtant la fantaisie ethnographique (coffret vivement recommandé chez blaq out, d'où il sort probablement). En gravissant la rue des Panoyaux, je m'arrête à la librairie-galerie Le Monte-en-l'air, spécialisée dans la bande dessinée de qualité, pour acheter le pavé Tous coupables ! dont j'ai annoncé la parution, mais qui ne sort réellement qu'aujourd'hui. Petite déception, le bouquin est en noir et blanc, pour les couleurs on se réfèrera donc aux sites signalés dans mon billet, mais le pavé est très agréable à tenir entre les mains et pour 16 euros vous ferez un acte civique en vous faisant radicalement plaisir.
Arrivé en haut de la côte, le numéro de mai de Jazz mag m'attendait dans la boîte aux lettres. Spécial Archie Shepp, il me plaît d'autant que Guy Darol, dont j'apprécie particulièrement le style et l'idée dans ses chroniques ici et dans Muziq, a pondu un article élogieux et circonstancié sur mon duo avec Houellebecq (voir aussi mes billets du 28 janvier, 1er et 3 février). Quelques pages plus loin, je suis interviewé par Émilie Quentin au sujet des Allumés du Jazz. Mon "autoportrait dans les toilettes du TGV" est pataphysiquement attribué par Goaty à un certain Robert Ouayate.
Le soir s'achève sur un savoureux poulpe grillé que je n'aurai pas volé. Tikka oseille-curry-yaourt-ail. Les mésaventures de disque dur (déjà remplacé, mais vierge !) m'avaient totalement coupé l'appétit. Je passe en cuisine avec une pensée émue pour Françoise qui doit être arrivée à Sao Paulo où elle est avec Anny, chez leur tante Mathilde, 97 ans. Interrogatoire au menu brésilien pour une enquête familiale qui n'en est pas à son dernier rebondissement !
Retour en arrière. Je m'aperçois avec stupeur que les dernières illustrations de chaque billet annoncent la journée du lendemain ! Ce n'est pas la première fois que cela arrive. Après une entrée en fanfare, l'arbre coupé précède la faucheuse et le disque terrien qui lui même anticipe la mort du disque dur, la route bitumée annonce celle sur laquelle Belmondo est étendu... La photo couleur de mon instrumentarium enraye la loi des séries.

mercredi 11 avril 2007

Mon Paris des années 50


Longeant le Lego du Front de Seine, mon train électrique passe sous les jambes d'une Tour Eiffel en Meccano... Dans mon travail comme dans ma vie, j'ai tenté de préserver la ludicité du Paris de mon enfance. En face de la Galerie Vivienne où un bouledogue effrayant gardait l'entrée du magasin de jouets en aboyant avec sauvagerie lorsqu'on tirait sur sa chaîne, brillait la lumière noire d'une boutique phosphorescente. J'ignore ce qu'on y vendait, mais c'est la première illusion d'optique dont je me souvienne. Les rayons verts transperçaient l'obscurité violette seulement éclairée par des formes orange vif et jaune acide. L'attraction permanente tenait du cirque de Calder et du voyage dans la lune. Sur les grands boulevards embaumait l'écœurante et délicieuse odeur des pralines ; la promenade était rythmée par les tirs à l'ours qui se cabrait chaque fois qu'on le touchait, coups de feu plus mécaniques qu'artificiers. Avec les dix centimes que je recevais chaque fois que j'allais "au pain" ("une baguette moulée pas trop cuite, s'il-vous-plaît"), j'achetai ma première Dinky Toy, un camion à deux étages avec pont inclinable pouvant transporter quatre petites automobiles. Aux Halles, Jeannot sifflait ma mère depuis une porte cochère pour lui vendre dix soles pour cent balles, l'équivalent d'un franc, quinze centimes d'euro. Les marchands à la sauvette fuyaient les képis à toutes jambes en poussant devant eux leurs charrettes des quat' saisons. La bouchère de la rue Montorgueil, Madame Chanois, servait la bidoche en vison avec des diams pleins les doigts. Comme je rentrais seul de l'École maternelle et que je voyais les CRS qui campaient Place de la Bourse, je demandai "pourquoi on les embête les bougnoules ?". C'était la guerre en Algérie. Déjà sensible à l'oppression, je répétais ce terme probablement entendu dans la cour de récréation et certainement pas employé à la maison. Il m'arrivait de saisir la main d'un monsieur pour traverser au feu. La maîtresse s'inquiéta auprès de mes parents que je regarde trop la télé parce que je n'arrêtais pas de raconter des histoires à dormir debout. Pourtant nous n'avons loué un poste que dix ans plus tard. Je ne connaissais pas le Lego, nous empilions des cubes. Le Meccano était constitué de pièces métalliques. Le RER ni le Front de Seine n'avaient été construits. Les Dinky Toys étaient assez solides pour tomber d'un balcon du sixième étage et ne s'en relever qu'avec quelques éclats de peinture, ce qui n'aurait pas été le cas du monsieur au chapeau s'il l'avait prise sur le tête. J'ai appris à lire à ma petite sœur avec des lettres en plastique bleu clair qui avaient appartenu à mon père. En 1958, nous avons déménagé dans le XVième, j'avais cinq ans.
Par un bel après-midi de printemps comme hier, j'ai poussé la porte du 36 entraînant Elsa dans les étages de cet ancien hôtel de chasse de Richelieu, mais je n'ai pas osé sonner. J'ai laissé mes rares souvenirs sur le palier. C'était il y a dix ans. Le célèbre film d'Albert Lamorisse, Le ballon rouge, que l'on peut voir sur Google Video, rend parfaitement le climat d'enfance de cette époque qui me semble aussi lointaine que le moyen âge de mes livres d'écolier.

mardi 10 avril 2007

Respiration


Il semble que le crime paie. Aujourd'hui je passe mon tour. J'en fais trop. Les enregistrements du lapin Nabaztag en quatre langues constituent un marathon : allemande, italienne, américaine, espagnole ! C'est plus drôle à jouer qu'à traiter ensuite les milliers de fichiers. Avec Bernard nous avons aussi bien avancé sur le clip pour P.O.L. : trop tôt pour en parler, mais ça pourrait être bien. Et puis Scotch a encore raison : je devrais.
Il pense à lui.

vendredi 6 avril 2007

Névrose


La photo date de Noël dernier, mais le dîner est d'hier soir. Les histoires de famille ne sont jamais simples. Il est parfois plus difficile d'être fils que d'être père. Hier soir, ma tante Arlette assistait avec réserve et une saine dose d'humour à l'engueulade entre ma mère et moi. Elsa demande à sa grand-mère pourquoi elle est si agressive envers moi, pourquoi elle ne veut pas comprendre qui je suis devenu. Fait-elle semblant de ne pas saisir mes choix et mes espérances ? J'étais fier et rassuré que ma fille pose les vraies questions, je me suis dit qu'elle s'en sortirait bien sans nous, un jour. J'étais plus triste pour ma mère que son intolérance rend malheureuse. Françoise a raccompagné les deux sœurs, je suis resté discuter avec Elsa. Avant de partir, maman m'a pris dans ses bras et m'a embrassé. C'est un geste rare chez elle, je sais bien qu'elle nous aime, mais j'ignore ce qu'elle aura fui toute sa vie et qui l'a tant fait souffrir. Elle m'appellera certainement demain pour regretter de s'être emportée. Elsa dit qu'avec une histoire pareille, je devrais faire une analyse. Elle est sympa, elle me fait rigoler. Être un artiste dans une famille, ça fait tâche.