Bouleversé par les archives découvertes en haut de l'armoire de ma maman, j'ai dû lever le pied quelques jours. Mon père y évoque ses actes de résistance, son arrestation et les sévices subis par la Gestapo, son évasion et son miraculeux retour à la vie après la Libération. Dix-sept jours sans manger, vingt-deux sans dormir, battu deux fois par jour, trente quatre kilos, des chiffres qui me hantent, les rhumatismes articulaires, arrêt cardiaque, je découvre qu'il avait de l'asthme, un petit désagrément qui me rappelle de temps à temps à l'ordre respiratoire. Plus loin, je comprends pourquoi il revendiquait la famille que l'on se construit plutôt que celle dont on hérite, s'étant fait arnaquer par plusieurs oncles d'un côté comme de l'autre. Avant la guerre, mon grand-père Gaston, dont ils espèrent longtemps le retour de captivité mais qui ne reviendra jamais d'Auschwitz, l'engueule copieusement dans ses lettres, parce que son fils ne va pas aux entretiens d'embauche qu'il lui trouve auprès de ses connaissances et amis. Là aussi je reconnais à mon père la volonté de ne jamais nous obliger à exercer une profession qui nous déplaise. Lorsque j'avais eu besoin de m'acheter mes premiers instruments de musique, il m'avait astucieusement offert d'en payer la moitié, me poussant à trouver le complément. J'ai travaillé pendant les vacances dès l'âge de 14 ans. Pourtant il tirait le diable par la queue : dans une lettre de 1962, j'avais dix ans, ma mère raconte qu'ils dorment deux heures par nuit, de cinq à sept heures du matin, travaillant d'arrache-pied en se demandant s'ils en verraient jamais le bout... Faut-il que mes parents aient morflé à ce point pour que je vive l'enchantement de ma propre existence depuis toujours, un toujours bien égoïste en regard de leurs aventures extraordinaires, mais si douloureuses. Pourtant, contrairement à ma mère, mon père ne se plaignait jamais, dragon volontariste renaissant chaque fois de ses cendres. Mort à soixante-dix-ans, seulement trois après avoir remboursé toutes ses dettes, il disait que sa vie n'avait été faite que de sursis, condamné dès l'âge de 13 ans par la médecine et plus tard par la barbarie.
La première photo montre ma grand-mère née Blanche Bouché avec son mari Gaston Birgé, dit Louis l'électricien pendant sa captivité, d'une part parce que ses camarades de résistance utilisait son second prénom pour tromper l'ennemi et qu'il était le directeur de l'usine d'électricité d'Angers. Prise en 1916, alors qu'il a été réformé après avoir été blessé et pour ses compétences techniques d'ingénieur en génie civil, elle m'évoque le caractère des deux jeunes mariés, rien qu'à scruter leurs visages. Il y a beaucoup d'autres images pieuses dans les dossiers que j'exhume. La scène se passe à Neufchâteau, berceau lorrain de la famille Birgé. Il a 26 ans sous sa barbe de hipster. Elle en a 32 et travaille à L'innovation à Bar-le-Duc, un magasin de draps et de dentelles, semble-t-il.
Je récolte aussi quantité d'informations sur les branches familiales depuis que j'ai souscrit un abonnement au site Filae et commencé un arbre généalogique avec l'application MacFamilyTree. Telle ne fut pas ma stupeur lorsqu'après avoir été arrosé par mes soins, il s'est mis à pousser tout seul sous l'engrais FamilySearch ! Des centaines d'ascendants et collatéraux apparaissent soudain automatiquement, remontant jusqu'au quatorzième siècle. Seule la branche de mon grand-père maternel Roland Bloch fleurit ainsi en rhizomes affolants. Si le séquençage de mon ADN avait confirmé 80% de gènes d'origine ashkénaze et 15% à cheval sur la France et l'Allemagne, la généalogie confirme les origines d'Alsace-Lorraine de toutes les branches de la famille, qu'elles soient juives ou catholiques...


Quel étonnement de ma part de recevoir une photo de la future maman de mon père avec une croix autour du cou ! Je connaissais évidemment ses origines chrétiennes puisque mon père était passé pour ce fait au travers des arrestations racistes de la collaboration. Mon cousin Olivier me fait ce beau cadeau en m'envoyant l'image de la fratrie de Sermaize-les-Bains. Ma grand-mère est la deuxième à partir de la droite une main sur l'épaule d'une de ses sœurs, et celle d'Olivier, Marie Bouché, est assise. Suzon, la maman de mon cousin, avait recueilli mon père, après son évasion, l'emmenant chaque matin en brouette pendant des mois jusqu'à l'abattoir, pour boire deux litres de sang de bœuf jusqu'à ce qu'il soit remis sur pied. Je me souviens très bien du sourire de Suzon. Je n'avais jamais vu de photo de ma grand-mère avant ce dernier mois, encore moins jeune fille à la fin du XIXe siècle ! Si je porte en second le prénom de mon grand-père gazé en 1945, ma sœur Agnès a celui de Blanche, morte en 1920 de la fièvre typhoïde. Mon père, né le 23 octobre 1917, deux jours avant la prise du Palais d'Hiver, appelait Maman et Papa les parents de ma mère.
Berger, Meyer, Cerf, Daltrophe, Lévy, Frankfort, Isaie, Cahen... Bloch, Salomon, Meyer, Kaufmann, Aron, Israël, Brunschwig, Strauss, Loerwel, Lévy, Kahn, Lipmann, Natan, Gompertz, Bonn, de Saint-Avold, Ashkenazi, Hameln, Emsheim, Haas, Gans, Hertz, Buchsbaum, Eppstein, Feischbuch, Rheinbach... L'arbre généalogique rempli de marchands de bestiaux, de commerçants et de rabbins, me fait penser à la sinistre actualité où le racisme s'exerce aussi à rebrousse-poil. Le CRIF, la LDJ et les médias aux ordres tiennent les pires discours d'extrême-droite, relayant la politique colonialiste du gouvernement israélien, alors que mes ancêtres avaient été français (voire gaulois, ce n'est pas une blague, c'est même la meilleure à une époque où le prosélytisme israélite était prolifique) avant d'être juifs. Au XIXe siècle le communautarisme s'est effacé devant un nationalisme anti-germanique. Mon patronyme fut d'abord Berger allemand, mais une ligne directe mène à Abraham Birgé, avec l'accent aigu, né en 1765 à Bischoffen dans la Hesse, près de Francfort... Du côté Bloch, on remonte jusqu'à Jacob Segal Sangmeister, né en 1317 à Nuremberg, ville où se tint le célèbre procès contre les criminels nazis en 1945. Je suis fier de mes origines laïques, aujourd'hui plus que jamais ! Et si je revendique le coq gaulois de souche, c'est bien derrière mon sentiment d'appartenir aux Citoyens du monde dont je pris naïvement la carte lorsque j'avais 11 ans et à l'une des espèces vivantes qui peuplent cette planète que l'imbécilité des exploiteurs met tragiquement en danger. Il n'est jamais trop tard pour se révolter...