Ma tante Arlette Martin est décédée samedi matin dans l'Indre à l'âge de 95 ans.
En 2007, j'avais écrit Ma tante touche du bois, article qu'elle m'avait demandé d'adapter pour présenter l'un de ses catalogues de marqueterie. Le voici :


Dans les années 50, lorsque j'étais enfant, les murs de notre appartement étaient recouverts de tableaux abstraits peints par ma tante Arlette. Elle n'avait pas la place de les accrocher dans sa mansarde parisienne de la rue Rosa Bonheur, adresse prédestinée puisque cette peintre fut une figure marquante du féminisme au XIXe siècle. Si ma grand-mère, en jeune fille de bonne famille, avait chanté comme soprano dramatique sous la direction de Paul Paray, Arlette Martin, qui signait alors L'Arleton, incarnait l'artiste fauchée et créative.
Lorsque je demandai ce que représentaient ces tableaux, on me répondit évidemment qu'il ne fallait pas essayer d'y voir des ressemblances avec quoi que ce soit. Il n'était pas question de faire comme avec les nuages quand on s'étonne d'analogies avec des formes existantes ; la question de l'abstraction s'est donc très tôt posée à moi qui choisirai plus tard la voie du cinéma, puis de la musique, pour exprimer mes sentiments, ma révolte ou mes utopies. Les formes et les couleurs de ces huiles dont je garde un souvenir imagé produisirent chez le petit garçon un indispensable et délicieux déséquilibre que je reconnus plus tard dans mes propres œuvres. Sur le livre d'or de son exposition à la Mairie du XXe à Paris, j'avais gribouillé : "L'abstraction fondatrice. La rémanence. Du bois dont je ne ferai pas de flûte..."
En 1958, sur la suggestion de mon oncle Gilbert Martin, Arlette passa des pinceaux au travail du bois, abandonnant son surnom qui camouflait sa féminité et devenant une des rares marquetistes à ne pas faire dans le ringard. Ni figurative, ni géométrique. Abstraite !


Arlette est la sœur aînée de ma maman. D'elle je possède une table basse, un tableau et une aquarelle, mais la pièce dont je suis le plus fier est la large porte coulissante avec une magnifique racine en guise de poignée qu'elle m'offrit pour le studio de musique à mon installation à Bagnolet. Arlette est étonnante de vitalité et cela se retrouve dans ses œuvres. Si elle participa à la Résistance pendant la seconde guerre mondiale, fut présidente de la S.A.D. en 1986-1987 au Grand Palais, elle accumule aujourd'hui les responsabilités de secrétaire générale honoraire au Syndicat National des Sculpteurs et Plasticiens, et de trésorière à la Maison des Artistes où elle s'occupe de ses confrères et consœurs en détresse. Jusqu'à peu, à 80 ans passés, elle était encore bénévole aux Restos du Cœur...
Dans ses tableaux où les essences de bois remplacent la palette de couleurs en tubes, la matière continue à vivre. Il lui arrive de mélanger les deux techniques et j'aime particulièrement ceux où le rouge contraste avec les veines des bois exotiques. Les sinuosités du bois obligent à les suivre, à dessiner avec l'aléatoire. Arlette a également réalisé des pièces monumentales, du mobilier, des vêtements tricotés, de grands éventails, d'où ressortent toujours l'homogénéité de l'œuvre et la variété de tons. En écrivant ces lignes, je me rends compte que toutes ses toiles comme ses marqueteries sont des coupes transversales. Comme son caractère, l'aubier sous l'écorce.

P.S.: à la mort de ma mère, il y a exactement un an, j'avais récupéré un tableau, un éventail et un pied de lampe. Il n'y a pas beaucoup de traces de ma tante sur Internet, essentiellement la vente aux enchères honteuse d'une partie de ses œuvres qui avait échappé à mes cousins comme au reste de la famille...
On aura compris que j'aimais beaucoup ma tante avec qui je discutais souvent, et que j'adorais, enfant, quand elle et Gilbert, Serge et Alexandre, restaient dîner le dimanche soir...