Un coup en avant, un coup en arrière. Samedi soir j'étais fier de moi. Dimanche sonnait le désenchantement. Journée blanche, journée noire. La neige tombe drue, elle fond aussi vite. Les bonnes et les mauvaises nouvelles alternent. Oscillation du cycle. La vie raconte cette inéluctable alternance, empilement de courbes qui rappellent celui des harmoniques constituant le timbre, la couleur, la lumière, l'Histoire ou les orbes. Mon père me passait, enfant, la paume de la main à plat sur le visage : en descendant du front vers le menton, il fredonnait 'V'là le bon dieu !", mais quand il remontait dans l'autre sens sa voix devenait menaçante, "V'là le diable !", et il recommençait comme nous éclations de rire tandis que mon nez accrochait péniblement...
J'avais passé mon après-midi à tenter de graver des DVD sans succès. Il faut que je remplace les deux graveurs qu'abrite la tour de ma pomme. En anglais on dit "brûler" un DVD (to burn). Mais ce n'était pas aussi grave que la nouvelle panne de chaudière. Il est trop tard pour que le chauffagiste brave la neige et le verglas, aussi me guide-t-il par téléphone pour que je nettoie moi-même les contacts encrassés. Je suis à la lettre ses explications, mais à un moment je me trompe et je touche à la vis qui sert à régler la pression du fuel. Je suis si content que l'eau chaude et les radiateurs repartent que je crie victoire un peu tôt. Le lendemain matin une odeur de fuel envahit le rez-de-chaussée et la cheminée fume noir, mais je ne la vois pas car le vent souffle vers le nord. Les petits points de suie sur la neige du jardin me mettent la puce à l'oreille. J'ai honte de déranger le chauffagiste un dimanche, mais quand je lui explique, il me dit de tout couper illico, car je risque de flanquer le feu à la maison ! Sérieux comme un pape, je savais pourtant qu'une fumée noire est très mauvais présage. L'étape suivante se serait appelée pompiers. Le spécialiste zélé me donne un nouveau petit cours, mais cette fois de visu in situ, c'est tout vu. N'empêche que le chauffage me rend chèvre. Lundi matin je fais livrer du fuel à un prix prohibitif (les pourvoyeurs profitent du froid sans aucun lien avec le prix du baril) pour que les gardiens du temple n'en manquent pas en notre absence, puisque nous serons bientôt sous les cocotiers.
Mais la véritable mauvaise nouvelle restait à venir, la seule vraiment grave, l'inéluctable, définitive, commune à tous, sauf qu'elle touche cette fois Don Van Vliet dit Captain Beefheart, croisé plusieurs fois sur ma route, raté de peu dans le désert, toujours présent dans ma musique... J'ai raconté qu'adolescent, lorsque personne ne savait quoi mettre sur la platine, je proposais régulièrement "un petit Beefheart ?" et chaque fois quelqu'un dans la bande avait tout de suite une autre proposition ! Au Festival d'Amougies il m'avait traversé comme un ectoplasme comme je m'interposais sur sa route. C'est resté un mystère. Après mon retour des USA en 1968 avec dans la valise les trois premiers Mothers of Invention, je cherchais à Paris d'autres trucs bizarres. Adrien Nataf de Pan Musique me conseilla Stricly Personal et j'écoutai, depuis, régulièrement, Electrictity, Abba Zaba, Safe as Milk, Dachau Blues, Ella Guru, Lick My Decalls off Baby, The Spotlight Kid, Click Clack, etc. Le double album Trout Mask Replica est pour moi l'un des dix disques les plus importants, entre rock et free jazz, poésie sonore et musique du cosmos. Lorsque le Magic Band arriva à Orly les douaniers interrogèrent ces types hirsutes aux accoutrements impossibles qui répondirent qu'ils étaient des pèlerins venus du XXIe siècle. "Et ça c'est quoi ?" fit le képi en montrant l'appareil-photo que l'un des musiciens portait autour du cou. Comme celui-ci répondit que c'était aussi un membre du groupe, on les refoula à la frontière. Captain Beefheart ne voulait plus faire de musique et se consacrait à la peinture. Il avait 69 ans.