70 Roman-feuilleton - août 2009 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 31 août 2009

15. Un, deux, trois soleils


Le VTT n'avait pas une égratignure. Louise l'a ramassé, étonnée que personne ne s'en soucie. Habitant un petit studio en rez-de-chaussée à deux pas de son kiosque à journaux, elle a eu l'idée de le rapporter chez elle. Elle ne sait pas encore si elle osera l'enfourcher ou s'il vaut mieux s'en débarrasser. Qu'est-ce que ça change ? Le mal est fait. Il suffit d'un instant pour que tout chavire. Toute sa vie s'était jouée ainsi, en quelques secondes, le temps de frapper dans ses mains, clac, et hop ! Son départ pour Madrid, son mariage à Vegas, son retour à Paris, sa fille qu'elle ne voyait plus ou qui ne voulait plus la voir, ses rencontres d'un soir et son engagement militant... La mort fait remonter à la surface de drôles de trucs. Cela aurait pu arriver à n'importe qui. On pourrait le croire. Mais le chauffeur du camion, lui, sait, à l'heure qu'il est, ce qui s'est vraiment passé.
Philippe était un as de la bicyclette. Formé à rude école, celle du cirque, il n'en tirait aucune gloire. Troisième rejeton d'une famille de circassiens italiens, il avait commencé le monocycle dès l'âge de cinq ans. L'art du jonglage ou la marche sur le fil n'avaient pas plus de secret pour lui. Sans échauffement il était encore capable d'exécuter un salto arrière, ou même avant, quand on le mettait à l'épreuve. À l'adolescence, n'ayant que peu d'appétence pour la discipline et la compétition, il avait préféré sortir du giron familial pour faire des études de philo qui le mèneraient à l'action humanitaire et plus tard au journalisme. Il est des héritages dont on se passe très bien. La famille n'est pas une fatalité. Hors la névrose on ne lui doit rien. Les choix de Philippe n'appartenaient qu'à lui. Du moins, c'est ce qu'il croyait. Il avait pris la tangente en pensant échapper au cercle. Connaissant les passages piétons, les escaliers, les sens interdits et les arrière-cours à deux issues, il avait su mettre à profit sa science des rues de la capitale pour semer d'éventuelles filatures. Discret et léger, il pouvait circuler plus vite qu'une mobylette. "Et hop, comme en Amérique !" lançait-il en enfourchant son destrier. Cela n'amusait que les cinéphiles.
Le Monde avait titré : "Un vélo percute un poids lourd". Drôle de manière de raconter les choses ! C'est le pot de terre contre le pot de fer. Pourtant c'est vrai, le cycliste est rentré de plein fouet dans le camion. Le chauffard tourne brusquement à droite, coupant la route au VTT qui, à la vitesse où tout se déroule, n'a absolument aucune chance de s'en tirer. Philippe fait le grand saut, un, deux, trois soleils, sa tête heurtant chaque fois le bitume avec un bruit d'os creux qui s'effrite comme une crêpe dentelle qu'on écrabouille entre deux doigts. Le salopard a pris la fuite, laissant le cadavre sur la chaussée, à plat ventre, bras et jambes écartés, figé dans la pause du gymnaste faisant la roue. Mais de roue, c'est la dernière. Son carrosse aura la noirceur du corbillard.
Sous la selle, Philippe avait plié une feuille de papier. Y est griffonné un numéro de téléphone suivi de " JBB88001 > DTC646, Driss 23h15 à la Piscine "..

samedi 29 août 2009

14. Fausse route


Le journal est plié pour mettre l'article en évidence. Il le connaît par cœur pour l'avoir lu et relu à s'en user les yeux. Il n'y croyait pas. Il ne veut pas y croire. Il ne croira plus ce qu'il voit. D'ailleurs qu'est-ce qu'il fiche là ? Rien ne colle. Aucun lien ne pourrait être établi entre cette bicoque sinistre et sa cavale. Max essaie de mettre un peu d'ordre dans ses idées. Le monde part en lambeaux. Voilà un moment qu'il n'a pas fait le ménage. Lorsque l'on commence à chercher des signes, on en ramasse à la pelle. Si la divination coïncide avec notre attente, nous sommes subjugués, prêts à reconsidérer notre matérialisme le plus ancré. Dans le cas contraire, on n'y prête aucune attention. On ne s'intéresse aux oracles que s'ils répondent à notre attente. En affirmant ces convictions, Max repense aux paroles du Russe. C'était fort de marc de café. L'oracle aurait-il simplement orienté ses choix en le poussant à jouer la fille de l'air ? La description de la Déesse était si précise qu'il en avait eu la chair de poule. On aurait dit que l'autre lisait dans ses pensées. C'était peut-être un truc de télépathe. Comment savoir ? Il est trop loin pour rebrousser chemin et puis l'air parisien lui est devenu insalubre. C'est le moins qu'on puisse dire. Déjà deux morts. N'en était-il pas responsable ? Le suicide et l'accident lui étaient devenus plus que suspects.
Comme dans une chambre sourde, Max n'entend rien que le sang qui circule dans ses veines. Il colle son oreille aux portes. Pas âme qui vive dans cette geôle. Avec les outils rouillés, il réussit à faire sauter les gonds d'une seconde pièce. La lumière fonctionne. L'odeur de désinfectant est suffocante. La copie d'un grand tableau flamand humanise un tant soit peu la cellule dont le lit est fait. C'est propre. Il y a une carafe d'eau et un quignon de pain sur la table, une aubaine même s'il est un peu rassis. En fouillant les placards, il trouve des boîtes de conserve. Béni soit le type qui a inventé l'ouverture des sardines en tirant sur un anneau. Du temps des clefs, c'était un cauchemar psychomoteur, comme déplier une chaise longue ou un pupitre de musicien ! Pensée émue pour Luc Moullet et sa bouteille de Coca. Avec marteau et tournevis, Max récupère le contenu d'une boîte de pois-chiches qu'il mâche consciencieusement en regardant l'escalier qui s'enfonce vers le centre de la terre. Il aurait bien aimé rencontrer à qui appartenait la jambe, mais ce n'est pas son histoire. Il se fait tout un cinéma en imaginant un inceste, père abusif séquestrant ses enfants dans un bunker isolé, toute une famille qui ne verrait jamais le jour, gros délire hors de propos pour un gars qui doit traverser le pays avec à ses trousses une armée de tueurs prêts à tout pour étouffer l'affaire. C'est encore ce qu'il imagine. Seule certitude, le sud est son salut. Il empruntera donc les GR à pied pour ne pas se faire repérer. Son besoin de souffler le pousse vers la nature. Elle l'accueillerait plus facilement que la civilisation. Ce raccourci lui plaît. Façon de parler. La route est longue.
Comme il agrippe l'échelle, il entend des voix au-dessus de lui. Panique. Comment s'échapper ? Cela devient complètement délirant. Il y a des pièges dans lesquels on se jette soi-même sans penser aux conséquences. Il tente l'escalier, pénétrant à tâtons dans l'obscurité. Sa barbe toujours en écharpe, il a gardé les mains libres. Il glisse prudemment un pied devant l'autre comme des patins sur un parquet ciré. Un courant d'air guide ses pas. Après quelques minutes qui paraissent une éternité une lueur jaillit au bout du tunnel. Ses bras protégés par ses poils, il arrache les ronces qui obstruent le passage secret. Il est furieux, mais soulagé. Qu'avait-il besoin d'aller se fourrer là-dedans ? Il sait bien qu'il est des histoires parallèles, que la vie est tordue et qu'il faut savoir tourner la page.

mercredi 26 août 2009

13. Black-out


Un grand trou noir. Le courant ne passait plus. Max avait collé un film opaque sur les vitres, le répondeur filtrait les appels qu'il n'écoutait plus, les factures étaient de toute manière payées automatiquement et personne n'aurait l'idée de vérifier sa consommation d'eau ou d'électricité. Sa dépression ne lui avait pas retiré son instinct de survie. Philippe avait glissé chaque jour des mots sous la porte. En lui demandant de le contacter, il faisait état des avancées de son enquête. La moisson s'avérait juteuse. En cherchant son ami, il avait mis le doigt sur un truc énorme, mais il voulait en savoir plus avant de publier. Quand bien même, le laisserait-on faire ? Lui aussi se posait des questions sur ce "on" indéterminé, propre à chacun et étranger à tous.
Le logiciel censé servir à représenter de façon réaliste des mondes virtuels permettait en réalité, couplé avec les captations satellite, de reconstituer des cibles dans leurs moindres détails et en temps réel. Des contrats avaient été passés avec des pays en plein conflit, dont certains régimes prétendument opposés à la politique du gouvernement français. Le logiciel était inexploitable sans les images satellitaires fournies par l'armée française. De plus, des commissions avaient été versées ou étaient en passe de l'être à de hauts dignitaires de régimes incriminés et non des moindres. Étaient impliqués le célèbre fils d'un potentat africain et le ministre de la défense d'un pays "ami". La partie visible de l'iceberg s'était mise à fondre. Tout cela aurait pu être chose banale si Philippe n'avait acquis la conviction que le Président était au courant du marché et avait lui-même reçu un cadeau substantiel sur un compte asiatique. Cela lui rappelait l'affaire des hydrocarbures. C'était un peu trop pour un petit journaliste comme lui. Il savait que les vrais responsables s'en tirent toujours et que l'on fait payer les lampistes, fussent-ils ministres ou hauts-commis de l'État. Max était-il au courant ? Il manquait à Philippe une preuve qu'il espérait obtenir de son copain. Le black-out qui entourait l'affaire expliquait, pensait-il, sa disparition. Mais deux solutions s'offraient à lui. Soit Max était parti se mettre au vert, soit on l'y avait aidé. Cette perspective inquiétait le journaliste. Les méthodes sont expéditives. Le cosmos vous avale sans qu'on ait le temps de dire ouf. Il commençait à sentir le chaud quant à sa propre personne. Il se sentait surveillé, persuadé d'avoir été suivi la veille. Heureusement, avec sa bicyclette il connaissait la combine pour se débarrasser de ce genre de gêneur, sauf qu'il craignait d'avoir affaire à plus malin et surtout mieux équipé. Si les scénaristes écrivaient ce qui se passe vraiment dans la réalité, ils perdraient toute crédibilité. Un problème que n'ont pas les poètes. Philippe et Max avaient les mêmes références.
Des deux côtés de la vitre, c'était la nuit. Max n'osait plus respirer et Philippe, derrière la porte, se demandait dans quel guêpier il s'était fichu.

mardi 25 août 2009

12. Max n'existe pas


Max n'existe pas. Si sa fille ne s'était pas inquiétée de son silence, personne n'aurait jamais fait le rapprochement. Dans les articles relatant l'accident la presse n'a jamais révélé son nom. Qui était au courant de l'enquête de Philippe ?
Stella a toujours senti le vent venir, comme si elle avait des antennes. Elle avait la fâcheuse tendance à se considérer comme la seule adulte de la famille. Cette manière de prendre ses parents pour des adolescents incapables de se gérer eux-mêmes était énervante. À qui la faute ? Muriel et Max, Stella les appelait papa et maman seulement depuis l'année du bac, l'avaient rendue témoin de toutes leurs bêtises. Pour l'une et l'autre elle avait joué le rôle de confidente lorsqu'ils étaient à ramasser à la petite cuillère. Si elle continuait à faire sa Mère Theresa avec les garçons elle travaillait dur à devenir indépendante, et par là-même à leur ficher un peu la paix. L'analyse a parfois du bon. Les jeunes y entrent de plus en plus tôt. Max avait loupé le coche. Il avait ses trucs et ses limites. Depuis Brooklyn et sans avoir eu de contact avec qui que ce soit à Paris elle avait pressenti que quelque chose ne tournait pas rond du côté de son père. Elle avait toujours su passer son coup de fil au bon moment. Il lui avait plusieurs fois fait remarquer que son inquiétude à son sujet et ses sollicitudes lui donnait un sacré coup de vieux. Il était séparé de sa mère depuis bientôt quinze ans, mais ils se voyaient de temps en temps en camarades, ce qui n'avait pas toujours fait l'affaire de Stella. Elle craignait les réunions de famille qui lui donnaient l'impression de passer devant un tribunal. Ses parents s'en amusaient et Max attaquait souvent sur un taquin "ta mère et moi avons quelque chose d'important à te dire" dont elle n'appréciait pas du tout l'humour. Ce genre de phrase faisait remonter le jour où ils lui avaient annoncé leur séparation. Max n'avait jamais compris que sa plaisanterie soit assimilée à de la maladresse pure et simple. Cela n'empêchait pas Stella d'entretenir séparément une forte complicité avec ses parents.
Sans nouvelle de son père depuis plusieurs semaines elle avait fini par alerter les vieux copains dont Philippe qui avait travaillé comme journaliste d'investigation à Charlie Hebdo avant de s'engueuler avec l'ancien rédacteur-en-chef, un traître à la cause et un tyran réac bien lourd. Depuis, Philippe tournait essentiellement des documentaires dont l'avenir le plus certain consistait à faire la tournée des festivals du genre. Et il avait joué le jeu. Il avait fait son boulot, remontant jusqu'à la direction de la Déesse et débusquant Max dans sa retraite avant que celui-ci ne s'évapore à nouveau dans la nature. Devant le mutisme général il avait activé tous ses informateurs, passé des dizaines de coups de fil, fait le tour de tous les endroits où Max aurait pu se planquer, sans imaginer une seconde que son pote s'était d'abord terré chez lui en inventant un stratagème pour laisser penser qu'il avait pris le large.

lundi 24 août 2009

11. Sous-sol aménagé


Il y a comme un témoin de surchauffe qui s'allume dans son ciboulot. Sur quoi a-t-il mis le doigt lors de son passage chez... Il n'ose plus prononcer le nom du célèbre fabricant d'armes, fournisseur de l'État français, qui d'autre ? Il ne préfère pas y penser. Quiconque est un peu au fait de ce qui se trame développerait la même parano. Sa mise à l'écart valait peut-être mieux pour sa santé. D'autres y avaient laissé la vie. Les nouvelles technologies occupent beaucoup plus de place que la Déesse veut bien l'avouer publiquement. C'est comme cela qu'il appelait déjà son nouvel acquéreur-employeur dans l'intimité, ou parfois Kâlî, pour ne pas le nommer... Pourquoi tout ce secret que d'aucun qualifierait de polichinelle ? Mais cette fois c'était du sérieux. L'épouvantail ne pouvait être une coïncidence. La référence à l'Empereur, nom de code de l'affaire dit des cargos russes, était explicite.
Pas le choix. Max retourne explorer la maison. On fait avec ce qu'on a. Même si ses boyaux tournent bondage autour de ses viscères. La peur au ventre, il remonte la pente en suivant ses traces à l'empreinte qu'ont laissée ses souliers dans la boue collante du chemin. Ses semelles sont faciles à identifier, nettement plus évasées qu'à l'accoutumée. Voilà des années qu'il ne porte plus que des chaussures anatomiques, une ou deux pointures de plus que tous les clampins qui se martyrisent les arpions comme dans la légende des petites Chinoises. Les orteils finissent par se chevaucher. Se focaliser sur ses doigts de pieds en éventail et sur sa voûte plantaire délicatement épousée lui arrache un sourire. Il n'a pas le temps d'en profiter que déjà apparaît la cabane derrière le rideau d'arbres. C'est ça.
Rien ne ressemble à la nuit. Tout est conforme, rien n'est pareil. La porte est restée grande ouverte comme il l'a laissée. La trappe s'ouvre sur le néant comme une invitation obscène. L'absence de lumière rend le trou plus menaçant que la veille. Quelqu'un aura éteint. On n'y voit goutte, mais celles que l'on entend établissent la hauteur du puits. La barbe en écharpe, Max descend prudemment le long de l'échelle. Des veilleuses éclairent les couloirs au strict minimum. Il y a beaucoup plus de portes que de murs. Toutes sont solidement cadenassées. Sauf une qui ne résiste pas à son coup d'épaule.
Contrastant avec la propreté du corridor, la geôle est chaude et humide. Ses murs de salpêtre sont couverts d'outils mal entretenus. Sur le sol de terre battue sont jetés pêle-mêle des chaînes et des fers. Dans un placard est empilé un stock de couches-culottes dont la date de préemption ne signifie plus rien. Faisant bouger un panneau, Max découvre un astucieux jeu de miroirs apportant la clarté jusque dans ces profondeurs. Le soupirail éclaire la tête d'un animal en décomposition au milieu d'une fameuse collection de poisons. Max ne sait pas s'il doit tenter de forcer les autres portes ou prendre la poudre d'escampette. Sur l'une des étagères il a reconnu l'exemplaire du Monde ouvert à la page qui annonce l'accident de Philippe.

N.B. : le premier chapitre a été mis en ligne le 9 août 2009, inaugurant la rubrique Fiction.

mercredi 19 août 2009

10. Les cartes parlent


Le boulevard était désert. Une fille venait de s'engouffrer dans l'immeuble derrière la caravane après avoir couru depuis la bouche du métro. Pas une voiture à l'horizon. Elle ne risquait pas de se faire écraser. Les rues vides font toujours plus peur que les endroits fréquentés. Max pensait à sa fille qu'il n'avait pas vue depuis qu'elle était partie vivre à New York. Plus d'une fois son existence lui avait évité de faire le grand saut. Un garde-fou. Il ne pouvait pas lui faire ça, ce qui prouve qu'il n'était pas complètement à côté de la plaque. Mais quelle idée de passer par là ? C'était sa première sortie depuis qu'il s'était cloîtré chez lui. Les réserves de nourriture étaient épuisées. Il avait tenu encore trois jours sans rien avaler, mais un maigre instinct de survie, et les oiseaux, l'avaient sorti de sa torpeur. La lumière très blanche avait attiré son œil. On n'était donc pas couché dans le business de la cartomancie. Ce n'était pas son genre de regarder les étoiles autrement que pour s'interroger sur l'infini. On est tout petit, se répétait-il en imaginant au delà de ce qui est visible, au delà de ce qui est pensable. L'hypothèse des trous noirs lui rappelait qu'il était au bord. Il avait frappé à la porte sans trop réfléchir. Qu'avait-il à perdre ? C'était une idée marrante. Et Max d'esquisser un sourire, le premier depuis des mois. Pas de réponse. Il frappe encore. "Voilà, voilà, on vient !" ronchonne-t-on de l'autre côté de la cloison. C'est une voix d'homme avec un accent de l'est si prononcé que l'on pourrait se demander s'il n'est pas un peu forcé. Max n'a même pas pris le temps de regarder le nom de la voyante. Il est surpris de se retrouver nez à nez avec un gros bonhomme en maillot rayé. On dirait un marin russe échappé d'un film des années 30. Le gars invite Max à s'assoir et lui propose de choisir entre les cartes et le Tarot. Il tire d'abord le Diable, puis la Justice, la Papesse et le Pendu. Les oreilles commencent à lui siffler. Elles sont devenues rouges, brûlantes. La dernière carte est la Roue de la fortune. Il n'a rien écouté de ce qui touchait à l'amour, à peine saisi cette histoire de problèmes matériels, de comptes truqués, d'erreurs pouvant lui coûter cher, du prix de la négligence. Quand il lui dit : "C'est le moment de faire des projets et de rompre avec les obligations quotidiennes. Vous allez faire un bilan global et prendre des options pour l'avenir...", Max se dit que le Russe a un métro de retard. Lorsqu’il prononce "Tout cela provoquera chez vous un certain malaise, une certaine inquiétude, que vous chercherez probablement à masquer par une indifférence apparente, une certaine impassibilité ou, au contraire, une certaine agressivité, de l’hostilité, rassurez-vous, l'épreuve, quoique douloureuse, vous sera salutaire si vous savez vous contrôler", ça sent l'arnaque. Qu'attendait-il d'autre ? Au moment de casquer, le forain lui prend la main en lui glissant : "Je ne devrais pas vous le dire, mais ne croyez pas les cartes. Voyagez sans billet. Coupez à travers champs. Ils arrosent le jardin du parfum de l’amante en étouffant de lianes les fleurs écœurantes. L'enquête mène aux arènes par un salut obscène. Plus important que tout, apprenez à voler. Les ailes des pigeons porteront vos éperons. Ne craignez surtout pas de mordre la poussière, un mistral insensé nourrira votre terre." Max se retrouve soudain seul sur le trottoir, ses billets toujours dans la main. Il a marché longtemps jusqu'à trouver un distributeur de plats préparés. Il ignorait que cela existait. Il choisit un truc vert avec des tâches rouge. Son esprit est ailleurs. Il essaie de se souvenir des mots du Russe pour pouvoir les écrire en rentrant. Certains mots l'ont touché au delà du raisonnable. Comment ce type pouvait-il deviner ? Mais que savait-il en fait ? Le hasard ? C'était trop. Les images de l'enfance passent en boucle dans sa tête telle une nuée d'électrons s'écrasant sur un écran de fumée.

mardi 18 août 2009

9. Sauvé par les oiseaux


Le monde est impitoyable. Les mauvaises nouvelles succèdent aux bonnes, inéluctablement. Dans l'univers tout semble affaire de cycles, le son, la lumière, la vie, les règles, et les emmerdements. Le bon côté : les bonnes nouvelles succèdent à leur tour aux mauvaises. Dans cette affaire, Max avait baissé sa garde. Il avait oublié les leçons de son vieux maître. Puisque l'on ne peut empêcher les creux du cycle, et même si certains s'évertuent à éroder les crêtes, agissons sur sa fréquence. Faisons en sorte de réduire le mauvais temps au strict minimum et rallongeons celui des cimes. Mais Max était trop flippé pour coller au cycle. Ayant perdu de vue ces enseignements, il s'était laissé entraîner dans un précipice de consternation. Si l'aiguille du baromètre, déjà en dessous de Tempête, avait pu descendre plus bas elle aurait exécuté un nouveau tour de cadran, il s'en fallait d'un cheveu. La dépression avait crevé le fond de la sinusoïde. Rentré chez lui, Max ne savait plus que broyer du noir avec un mortier. Tout n'était qu'aspiration au vide. Son cerveau slalomait dans une nuit intersidérale où aucune escale n'était programmée. Les signes étaient d'une morbidité à faire peur. Les objets lui échappaient. La logique n'avait plus cours. Au bout de quelques semaines, sa barbe avait poussé, il avait considérablement maigri, ce qui aurait dû le réjouir, mais il n'était plus capable de réfléchir, jusqu'à ce qu'il se réveille un matin de juillet avec l'irrésistible envie de tout plaquer pour de bon. La route. Le détachement. Il était très tôt. Il avait pleuré toute la nuit. Vers cinq heures il avait décidé d'enregistrer le vacarme des oiseaux. Dans le passé il en avait souvent eu envie, mais la flemme l'avait toujours empêché de se lever. C'était l'occasion ou jamais. Obligé de s'arrêter de renifler pour ne pas rater sa prise de son, il avait retenu sa respiration pendant une heure et pendant cette heure sa cervelle s'était remise en marche. Dans le silence bruyant des piaillements et des chants. Il avait été sauvé par les oiseaux.

lundi 17 août 2009

8. Quelle jungle


L'exploration de la maison attendra le jour. Elle ne s'évaporera pas. Craignant d'être surpris dans son sommeil, Max choisit un fourré à l'écart pour récupérer des émotions de la nuit. Comme s'il était sorti de l'auberge ! À peine a-t-il sombré dans les bras de Morphée qu'une horde d'éléphants blancs envahit le défilé, piétinant tout sur son passage. Se souvenant de l'épisode du Teraï avec les troncs d'arbres qui se balançaient au bout des trompes comme des baguettes de majorettes, il a juste le temps de rouler dans les orties pour comprendre que son cauchemar le poursuit. Il pense d'abord qu'il a eu chaud, mais les piqûres urticantes lui remettent les idées à l'endroit, à lui qui ne rêve que plaies et bosses depuis qu'il a quitté la boîte sans demander son reste. Des indemnités ? Il aurait pu en obtenir plus qu'il n'aurait pu en dépenser. La société qu'il avait créée avait été rachetée sous la promesse que ses inventions ne seraient pas utilisées à des fins militaires. Il leur devait encore deux ans, il avait tenu deux jours. Il avait eu le tort de notifier en public, avec beaucoup de tact, que la nouvelle entreprise n'était pas toute sa vie. Dès lors, personne ne lui adresserait plus la parole, on ne lui communiquait plus aucun dossier, on ne l'avertissait plus des réunions. La veille du jour où tout avait basculé, il avait discuté de ses difficultés avec un collègue dans une situation similaire, un costaud qui portait toujours ses lunettes de soleil en serre-tête. Ce polytechnicien brillant souffrait de harcèlement moral depuis qu'il avait décliné l'invitation à un week-end campagnard où les cadres s'abaissaient à jouer aux guerriers ninjas. On l'avait retrouvé pendu dans son bureau. Il avait pris le temps de le ranger nickel chrome, on aurait dit un stand de démonstration Ikéa. Au milieu, le lustre en costume cravate faisait désordre. Max croyait pouvoir tout encaisser, mais sentant deux grosses larmes couler sur ses joues, il avait claqué la porte sans se retourner.

samedi 15 août 2009

7. L'épouvantail


Confus de se trouver en position de voyeur, Max occulte la violation de propriété privée qui lui pend au nez comme un piercing de bœuf. Devant la nudité présumée de cette femme, il ne sait que grommeler en toussant "s'il-vous-plaît, ne me regardez pas !". Sa toux fait virer son masque au rouge cramoisi. Il s'étrangle en s'arrachant des touffes de barbe qui l'empêchent de mettre la main devant sa bouche. Dans l'affolement, n'ayant trouvé d'autre solution que la retraite, il court cracher ses poumons dans la pièce à côté. Aveuglé, il se heurte au mobilier invisible et trébuche, se cognant brutalement contre quelque chose de pointu. Il sent l'entaille et l'odeur du sang auquel il attache une importance inhabituelle pour le commun des mortels. En décryptant sa fluidité, sa couleur, son goût, l'animal est capable d'en tirer des indices qui en disent long sur la personne dans telle situation donnée. Ça lui fait une belle jambe ! Son esprit s'est égaré. La faim peut-être. Il repense à la fille. Il n'arrête pas de tousser. Lorsque ça commence, il ne sait pas quand ça finit. Trois semaines la dernière fois. Rien à faire qu'attendre que ça se tasse. Son souffle se fait plus régulier, il réapprend à respirer. S'étant relevé doucement, il s'approche de l'embrasure de la porte. Personne ! Seul le grand rectangle de lumière qui s'enfonce à la cave. Il hésite. S'avancer, c'est se jeter dans la gueule du loup. Une voix lui dit de prendre sa barbe et ses jambes à son cou, l'autre lui susurre que la curiosité est une vilaine qualité dont même lui ne saurait se défaire. Emberlificoté dans ses poils et ses pensées, Max préfère rebrousser chemin pour faire le tour de la maison. Cela ne tient pas debout, mais il a la désagréable impression qu'on l'attendait. Parmi les herbes qui poussent et se repoussent, il aperçoit un drôle d'épouvantail dont la tête en papier est empalée sur une lame de sabre. J'ai affaire à un fou, se dit-il, en connaisseur. À un fou ou à une folle ? On se moque de moi. Les évènements s'enchaînent depuis quelque temps sans queue ni tête, comme une improvisation littéraire, comme si une phrase en appelait une autre, comme si j'étais le jouet du hasard et de la nécessité. Avec le temps qu'il fait, la tête de l'épouvantail à qui l'on a donné les attributs de l'empereur devrait être transformée en papier mâché. Non, c'est qu'on vient de le planter là, à son intention, à lui d'en deviner le sens. À la rigueur, il peut comprendre pourquoi lui, mais qui est ce "on" ?

vendredi 14 août 2009

6. Effraction


Isolée au milieu des bois, la chaumière constitue le troisième sommet d'un triangle équilatéral avec le carrefour et le château. Max a jeté dessus son dévolu. Il aurait pu passer au garage pour convaincre un automobiliste de l'emmener plus loin, sauf qu'avant-hier il s'était fatigué à laisser le pouce en l'air toute la journée sans succès. Il ressentait une sorte de tendinite au poignet qui le lançait jusque dans le coude avec des décharges électriques sous l'omoplate. Un diagnostic plausible, mais un praticien aurait plutôt incriminé son port de barbe à bout de bras. Max aurait pu tenter de s'inviter chez les rupins, mais il n'avait pas envie de montrer ce qu'il savait faire avec les chiens. Il savait qu'il lui faudrait s'expliquer, on voudrait toujours en savoir plus et il n'avait pas envie de parler, encore moins de révéler ce qu'il appelle ses halos à n'importe qui. La maison, d'allure moderne, est construite en bois. Comme une cabane au Canada ou en Suède. C'est la même chose. Toute en planches. Il y flotte un parfum d'érable ou de bouleau, confirmant sa première impression au-delà de ce qui est raisonnable. L'intérieur est plongé dans l'obscurité, mais la porte n’est pas fermée à clef. Avançant à tâtons il remarque une lueur au fond, vers la cuisine peut-être. Un cadre bien découpé découvre un sous-sol fortement éclairé auquel on accède par une échelle métallique, laissant présager quelque présence humaine. Il ne s’est pas trompé, mais l'image tient du mirage. L'échelle semble accrochée à une commode à tiroirs suspendue au-dessus de la cave qui elle-même s'enfonce encore plus profondément, par un escalier abrupt dont on ne devine pas le bout. Le plus extraordinaire est une jambe de femme, sortie de nulle part, galbée, posant comme pour un défilé de mode. Il ne fait plus un geste, médusé, et celle à qui elle est censée appartenir s’est figée au même instant. L'un et l'autre se sont transformés en chats de faïence, tétanisés par une situation embarrassante où tous deux s'avèreront être des intrus sans que leurs motivations se recoupent pour autant. C'est ce qu'il croit !

jeudi 13 août 2009

5. Eh ben, je m'en souviendrai de cette planète


En se levant ce matin-là il eut une furieuse envie de changer de style. Déjà plus d'une corde à son arc, il avait rempli son carquois avec des flèches indiquant un faisceau de directions improbables. À couper à travers champs il se fichait pas mal des carrefours européens comme des limitations de vitesse. Amateur de palindromes, il aurait apprécié que les aller et retour puissent se prendre aussi à l'envers, qu'on puisse lire les livres en commençant par la fin pour remonter le temps, chapitre avant chapitre. À force de ne plus répondre de rien, il ne sait même plus comment il s'appelle, confondant fiction et réalité, un peu comme au cinéma. Dès qu'on sort la caméra, la mise en scène choisit son camp. Chaque fois qu'il ouvre un canard, il voit bien aussi qu'on essaye de lui faire avaler des couleuvres, à lui qui a goûté du python et du caïman. Depuis qu'il a lu le Journal d'un inconnu, il sait que les poètes ne mentent pas, ils témoignent. Il tient cette vérité d'une histoire de chats. Nehru l'avait racontée à Malraux qui lui faisait remarquer qu'il était revenu à lui ministre. Un jour donc, le chat de Mallarmé, le genre pantouflard qui ne sort jamais, s'aventure le long du toit et tombe museau à museau avec un matou de gouttière, ce qu'on fait de mieux comme titi parisien, avec l'accent et la casquette sur l'œil. "D'où tu viens, toi ?" lui demande l'escogriffe. Et le gros minet de répondre : "Chut ! Je feins d'être chat chez Mallarmé." C'est peut-être ça, son idée, la métempsychose dans le cours d'une seule vie, une schizophrénie under control, le total reset, effacer le passé pour renaître de ses cendres. Il est dragon dans l'horoscope chinois et il a beau en avoir vu de toutes les couleurs, son astre préféré reste la Terre. Lorsqu'il est certain de n'être entendu de personne, il marmonne souvent les dernières paroles de Villiers de l'Isle-Adam, "Eh ben, je m'en souviendrai de cette planète !".

mercredi 12 août 2009

4. La circonférence des baobabs


Dans le village d'à côté la fête battait son plein. S'il avait su, avec son petit creux, il aurait poussé jusque là pour se faufiler parmi les convives. La soirée était douce, presque chaude. Quand on vous disait, des microclimats, en France, il n'y a que ça ! Le maître de maison avait choisi de diffuser la discographie complète de Natacha Atlas, à fond la caisse, dans des enceintes, énormes, qui ressemblaient à des bunkers échoués sur la plage. L'atmosphère enfumée rappelait Tanger dans les meilleures années. On servait un risotto aux poulpes, cuit à merveille par une beauté sicilienne. Al dente, pimenté à vous arracher la gueule, avec des parfums de safran-cumin, vous m'en diriez des nouvelles. Un type en costume marin qui ressemblait à un nain de jardin servait des gésiers confits en se dandinant. Un universitaire, arrivé de New York le matin même, dissertait sur l'exception culturelle qui avait permis au cinéma français de résister mieux que ses frangins européens. Il espérait même convaincre ses compatriotes des avantages de l'ingérence de l'État dans des secteurs comme la culture ou la santé, ce qui terrorisait totalement trois abrutis Républicains, paradoxalement attirés par un fromage au lait cru qui empestait à des lieues à la ronde. Manque de bol, Max n'avait rien senti, emmitouflé dans sa barbe qui lui servait d'oreiller. Il aurait pu dormir à poil sans attraper froid tant son système pileux était développé. Quand un moustachu, forcément petit joueur à côté de Diogène, et en plus on voyait qu'il avait léché son assiette, revint sur la crise du cinéma français, le New Yorkais cita, goguenard, Toscan du Plantier en rappelant qu'on s'en inquiétait déjà au XVIIIème siècle ! Dans les bosquets des femmes riaient et des prétentieux faisaient les mariolles en pariant sur la circonférence des baobabs. Quelques invités étaient montés sur le toit fumer des joints pour regarder l'étrange ballet d'un hélicoptère dessinant toujours le même cercle, son phare braqué sur les limites de la propriété. Sous le faisceau, on y voyait comme en plein jour. Les uns disaient que les flics étaient là pour rassurer la population, les autres étaient persuadés qu'il s'agissait de créer un climat de tension pour intimider les garçons sauvages. La semaine passée, un hameau entier était parti en fumée. Le foyer avait été allumé dans l'église. Le curé avait rôti dans sa chasuble, convaincu qu'il était maître après Dieu et confondant sa chapelle avec un paquebot. Il y aura toujours des illuminés pour raconter n'importe quoi.

mardi 11 août 2009

3. La nuit du carrefour


Les Français croient toujours jouir d'un micro-climat. Probablement un reste d'indiscipline caractérisée, mâtinée d'un esprit de clocher typique. Pas d’égarement, le cadre est là pour rassurer. N'empêche que tomber sur ce brouillard épais et cette pluie fine incessante qui vous mouille jusqu'à l'os en pleine période estivale tient tout bonnement de la science-fiction ! Max avait marché, il avait marché longtemps jusqu'à ce sinistre carrefour. Si la nuit ne l'avait surpris en plein champ, il n'aurait rien eu à y faire. Mais il entendait des voix sans en déceler les enveloppes. On criait. On tirait. On chantait. Ce n’est pas le genre de la maison d'ajouter de la musique en toile de fond. Il trouverait bien une explication à tout ce mystère. Lorsqu'il ne comprenait pas une situation il disait simplement qu'il en aimait la poésie. Il ne croyait pas à la théorie du complot, ou plus exactement il pensait qu'il ne pouvait pas en être autrement, mais qu'il en faisait forcément partie, comme tout le monde. Il pressentait parfaitement que tous étaient mouillés jusqu'au cou. Son costume lui évite la baignade, mais sa barbe pèse une tonne. Il aurait besoin d’un coin sec pour l'essorer. À cette heure-ci, les habitants ont fermé leurs baraques à double-tour et ne répondent jamais à l'interphone. Oserait-il seulement sonner ? Sa tronche de sâdhu lui interdisait déjà d'être pris en stop par les âmes les plus charitables. Il lui faudrait des mois pour arriver à bon port, là où brille un autre soleil. Mais du soleil, en cet instant, il s'en fiche. Il a faim. En d'autres temps il aurait cueilli des herbes sauvages, mais là on patauge dans une boue collante et la purée de poix empêche d'avancer. Il finit par s'asseoir sous un arbre sans craindre la foudre. Lui reviennent les images fantastiques du film de Renoir, la course poursuite en automobiles, les trognes et le décor suppléant à la minceur de l'intrigue. Rien n'a beaucoup changé depuis 32, le racisme ordinaire, la guerre des classes, les petites magouilles, les grosses, plus souvent impunies. Il pense à la banque. Est-il plus malhonnête de faire un casse ou d'en créer une ? Il a fini par s'endormir. Quand on marche, on s'habitue à la sauter.

lundi 10 août 2009

2. Relief


Max s'est réveillé avec les paupières collées. Bien avant l'exil, il avait porté un autre nom, mais il est bien incapable de s'en souvenir. Il ne se rappelle d'ailleurs pas grand-chose. Sauf peut-être qu'il lui fut reproché d'en faire toujours trop, lui qui n'aspirait plus à rien qu'à laisser le monde l'envahir. Un doux retour des choses. Dans le fossé qui lui servit de couche pour la nuit, il essaie de comprendre ce qu'il voit. A-t-il jamais survolé ces montagnes de métal cabossé ? A-t-il jamais vogué sur une mer d'huile et de pétrole ? Sans cadran, sans boussole, saurait-il voler en aveugle ? À côté de la plaque. Les questions se bousculent. Tentant de rassembler ses idées comme on part en voyage, il comprend qu'il n'a que ça pour tout bagage. Pareil à l'oiseau mazouté, englué par sa cécité, il est incapable de se relever sans perdre l'équilibre. La barbe ! Crache sur le bout de ses doigts pour mouiller ses orbites. La poussière l'irrite. Quand enfin la lumière perce entre les cils, il cherche le reflet d'un miroir. Marche arrière. Les automobiles qui filent au-dessus de sa tête vont trop vite pour réfléchir quoi que ce soit. Enfant il avait rêvé de bolides volants qui traverseraient le ciel. Ça, il ne l'a pas connu. Mais il en a vu d'autres. Quel âge a-t-il ? Tous ceux qui l'a déjà vécus, mais combien ? L'addition est salée. Larmes ou salive ? Il devait s'en aller, mais pour où ? Les impasses ont des portes dérobées. Il avait voulu rendre ce qu'il avait pris, mais la loi c'est la loi. Pour tous. Il avait fui. Un réflexe de survie sans rapport avec sa situation d'alors. Lorsqu'il se déplie, ses vêtements le trahissent. Qualité supérieure, infroissable, auto-lavable, adaptée aux changements brusques de température. Ce n'était pas l'heure. Il s'était trompé. Redescendre. Faire demi-tour. On verra plus tard.

dimanche 9 août 2009

1. La Zone


Sens de lecture. Ses yeux décrivent un panoramique dont les strates forment des couches zoologiques de matières inertes conçues pour et par l'homme. Sur le ciel se découpe une de ces barres criminelles où s'empilent des êtres vivants, loin de tout, sans autre horizon qu'un coup à boire ou un gros pétard quand viendrait le soir. De son point de vue il ne peut que deviner dessous, derrière les arbres, des pavillons battant corsaires, écrasés entre la route et les dortoirs. Sa mauvaise foi occulte les jardins ouvriers, vomissant leurs vrais fruits gorgés de soleil et leurs fleurs orgueilleuses rivalisant d'espoir, engraissés par le fumier du cimetière attenant.
Plus bas, la Tour Eiffel en tuyaux de plomberie attire son œil. Elle frôle un amas d'étoiles du même métal. On aurait seulement à brancher le tout sur l'arrivée d'eau pour les transformer en fontaines. Mais ceux qui les ont posés près des grands containers les ont oubliés depuis un bail. Il aurait été plus astucieux de les squatter pour s'en faire des appartements ouverts sur la nature, sur la Zone. Du solide. Ces mobile-homes enracinés avaient probablement traversé des océans avant de venir s'échouer à l'abri des regards, devant les citernes bâchées où des cuves remplies de liquides aussi magiques que menaçants laissent imaginer de nouveaux chants du styrène.
En amorce, il devine un entrelacs de planches dont l'organisation lui resterait à jamais mystérieuse. Alors, rien n'est rose, marmonne-t-il dans sa barbe, si longue qu'elle l'empêche de marcher s'il ne l'enroulait tout autour de ses poignets. Lui redonner des jambes le menotte. Pour ne pas perdre définitivement la tête, il se glisse le long des bâtiments désertés du week-end et entreprend de gravir le monticule menant à l'autoroute. Il pensait faire du stop et rejoindre le sud. Hélas ce sport n'est plus en vogue comme au siècle passé. Sa tête de faune hirsute ne provoquera aucun renversement de tendance et il marchera des jours et des nuits à travers la Zone avant de s'apercevoir qu'il a atteint la frontière nord. Le soleil, trop haut, embué, l'avait trompé. Il n'avait pas pu voir la mousse au pied des troncs parce que les arbres avaient été coupés pour laisser s'écouler le flux. Même le soleil, se dit-il, avant de s'allonger sur le dos pour interroger les étoiles qui coulent dans ses yeux comme des larmes de plomb fondu, déchiquetées par les impacts.