70 Roman-feuilleton - janvier 2012 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

lundi 30 janvier 2012

13. Pour qui sont ces serpents ?


La guerre nous a toujours paru loin, comme appartenant à l'Histoire, aussi irréelle que les casques à pointe, la révolution russe ou la Commune de Paris. Il y a vingt-cinq ans. Seulement. Nos parents ont fait ce qu'ils ont pu pour que nous ne vivions pas d'événements aussi dramatiques et que nous ne manquions de rien. En guise de cadeau de Noël ma mère ne recevait qu'une orange. Nous n'avons jamais ressenti leurs difficultés quand ils n'eurent plus un sou. Nous l'ignorions, parce que nous étions trop petits. Aucune question tabou qui ne puisse être posée, quitte à ce que la réponse l'élude ! Ils veulent aussi éviter de faire de nous des enfants gâtés, mais nous sommes quand même des petits princes et des princesses en comparaison de ce qu'ils ont vécu. Ils militent pour que l'horreur ne se reproduise pas. Je me suis néanmoins engueulé avec eux l'an dernier au moment de la Guerre des Six Jours. Que Israël joue le rôle d'agresseur m'est insupportable. Ce serait la fin de ma culture. Ils m'ont toujours raconté que nous nous en étions sortis qu'avec notre intelligence, sans manier le bâton. En lisant Schlomo Sand ou Le Monde Diplomatique, en regardant Jaffa, la mécanique de l'orange d'Eyal Sivan ou d'autres films, j'apprendrai plus tard que même cela était faux. La Palestine n'était pas un désert, les kibboutzim facilitaient la colonisation, des attentats aveugles eurent raison des Anglais... Lors de ce voyage nous esquiverons le sujet qui n'était pas aussi saillant qu'il le deviendra.

Aussi, comme, mais, pourtant sont des mots qui reviennent souvent sous mes doigts, comme si la répétition et la contradiction étaient inéluctables. La culture dont je me revendique aurait-elle gardé les traces du Talmud ?

La Jeep de Mr Bornstein n'a rien de militaire. C'est l'engin idéal pour découvrir le désert du Nouveau Mexique, pas assez confortable pour ma sœur qui trouve que ses sièges font mal aux fesses. Lorsque nous atteignons Snake Valley, il nous est fortement recommandé de ne pas descendre. Le griffon s'en moque royalement et désobéit à ses risques et périls. Il a bondi sur le sable aussitôt le moteur arrêté. Depuis que nous avons vu Les 101 dalmatiens nous ne pouvons pas nous empêcher de noter les similitudes entre les chiens et leurs maîtres. Grumpf ressemble un peu à Mr Bornstein, le regard, la moustache, une façon de marcher. Devant nous, le son de centaines de serpents à sonnette, les rattlesnakes, fait penser à une nuée de criquets, un orchestre de percussion, les guiros du diable. Nous restons dans la voiture, haute sur roues, à imaginer leur danse étourdissante. On ne voit rien. Leurs anneaux s'entrechoquent. Toutes les ambiances sonores me fascinent. Elles me propulsent ailleurs, au delà de la réalité. J'aime le bruit des vagues qui nous bercent, le chant des oiseaux, l'effet Doppler d'une voiture de pompiers qui nous dépasse à toute allure, la déflagration de l'avion à réaction franchissant le mur du son, les feuilles des arbres qui bruissent sous la brise, les pas dans la neige, la ville la nuit, les accents étrangers... Je voudrais les mélanger aux instruments traditionnels, sans hiérarchie, réinventer la musique des sphères, une symphonie de l'univers. Effrayante et sublime cacophonie. Moins que ces serpents qui agitent le bout de leur queue là, à quelques mètres de nous, dans l'immense cratère désertique où ne poussent que de petits buissons secs.


(placer sous l'image, ou quand on passe en roll dessus,
le son qui siffle sur nos têtes !)


J'ai envoyé une nouvelle carte postale à nos parents, la septième depuis que nous sommes partis il y a exactement un mois, jour pour jour. Une lettre nous attendait en arrivant à El Paso, c'est toujours Maman qui écrit et Papa signe, un peu comme nous, mais inversés. Agnès ressemble à mon père et je suis plus proche de ma mère. On nous appelle le chouchou à sa maman et la chouchoute à son papa. Il est sympa, entreprenant, frimeur, et n'en fiche pas une rame à la maison tandis qu'elle s'occupe de tout, toujours inquiète, bourrée de petites manies. Elle fait la cuisine, il est en charge des sauces, de la vinaigrette et de la mayonnaise, un point c'est tout, mais un champion en la matière. Sa mayonnaise est si légère, inégalable, que je n'oserai jamais m'y coller. Cela n'empêche que le voir assis à lire le Nouvel Obs pendant que je mets le couvert me tape sur le système. Il me fait tout le temps porter le chapeau. S'il lui arrive de péter à table, il se retourne vers moi, l’air malicieux, en disant : "Si t'es gêné, t'as qu'à dire que c'est moi !". Ses maux d'estomac l'obligent à prendre du Kaobrol. Il s'engueule tout le temps avec Maman. Il se sert la plus grosse part en lui faisant remarquer qu'il a pris la plus petite, ce qui la fiche en rogne, ça se comprend. Comme il lui demande ce qu'elle aurait fait à sa place, elle répond qu'elle aurait décemment pris la plus petite. Il lui rétorque qu'elle est servie, qu'elle a ce qu'elle voulait, pourquoi se chamailler ? C'est comme ça tous les jours. Moments pénibles qui nous attristent terriblement, Agnès et moi. Cela s'envenime très vite. La mayonnaise, une autre, monte en vrille. Papa traite Maman d'Obersturmführer SS en faisant le salut nazi, c'est insupportable. Parfois il claque la porte, mais revient toujours dans la demi-heure. Maman est la reine des provocatrices, elle cherche la petite bête et ça dégénère. Un soir j'ai essayé de les calmer en les enregistrant avec mon Radiola, mais je n'ai jamais eu le courage de réécouter, et eux m'ont carrément envoyé promener. Papa adore le jazz et l'opéra. Nous avons acheté ensemble mon électrophone, moitié-moitié, mais c'est moi qui m'en sers le plus souvent, il trône d'ailleurs dans ma chambre ! Papa possède peu de disques, il écoute en boucle la Ve de Beethoven par Karajan et le Concerto pour piano en la mineur de Schumann. Quant à Maman, elle dit qu'elle n'aime que la musique militaire. Elle corrige mes devoirs depuis que je suis tout petit, mais je ne supporte pas la fumée de ses Disques Bleus filtre qui me rentre dans les narines et me pique les yeux. C'est la raison pour laquelle je n'ai jamais vraiment fumé. J'ai un paquet dans la poche pour pouvoir en offrir aux filles. Je fais tout ce que je peux pour que cela ne se voit pas, mais ma timidité fondamentale m'empêche de draguer et un paquet me dure trois mois. Agnès et moi avons chacun notre chambre depuis cinq ans. Avant de déménager à Boulogne-Billancourt nous avions des lits gigognes, il fallait déplier celui de ma sœur tous les soirs pour le replier le matin. C'était horriblement lourd, mais on avait le coup de main. L'appartement de la rue Léon Morane à Paris était trop exigu, nous avons emménagé rue des Peupliers en 1963, juste avant mon entrée en sixième au Lycée Claude Bernard. Comme Maman et Papa travaillent tous les deux, ils ont une femme de ménage. Claudette est marrante, nous lui avons envoyé une carte postale avec une blague texane. Ce sont les mêmes que sur les Marseillais, car ils ont la réputation d'exagérer. Voilà donc un hot-dog géant à la place d'une sardine. Papa est représentant pour plusieurs employeurs dans la publicité électronique, entre autres Horizon House dans le Massachusetts. Il démarche des entreprises françaises qui désirent faire de la pub aux États Unis pour leur matériel. Nous avons les coordonnées de son patron, Bill Bazzy, qui possède deux revues, Microwave Journal et Telecommunication, au cas où nous aurions un problème lorsque nous serons en Nouvelle Angleterre. Maman, comme Papa, est représentante pour d'autres boîtes françaises, on appellera plus tard ce poste "chef de publicité", elle s'occupe, entre autres, d'Électronique Actualités. Plus jeune, j'allais parfois les aider en fin d'année pour me faire un peu d'argent de poche lors des bouclages de l'annuaire Qui représente qui quand Papa travaillait près des Halles. J'adore retourner dans ce quartier de mon enfance. Il m'emmenait manger une entrecôte au Pied de cochon et nous discutions politique. Il nous arrive d'aller au Napoléon à la séance de minuit voir des films d'épouvante certains samedis soirs. Le spectacle est dans la salle, le public commentant et raillant les acteurs, certainement pour se rassurer. On n'entend même plus les dialogues. La vierge de Nuremberg est le pire que j'ai vu. Il y a quelques mois il m'a présenté à Jeanne Moreau qui faisait la queue, accompagnée de deux petits minets.

Les trajets nous ont épuisés. Nous faisons la sieste, ce qui n'est pas mon habitude. Nous sommes plutôt adeptes de la grasse matinée. Le ranch des Bornstein est construit autour d'un patio où donnent les chambres. Il fait très chaud. On nous a suggéré d'être prudents sur la terrasse couverte où peuvent se cacher scorpions et veuves noires. La Black Widow est une toute petite araignée dont le venin est quinze fois plus toxique que celui d'un serpent à sonnette. C'est rassurant ! Curieux, je ne peux pas m’empêcher d’y traîner, j'en ai repéré une. Le soir, après un nap, "ron-pichou", nous allons chez des amis des Bornstein les écouter jouer du violon et du piano, "ron-pichou". Nous préférons jouer avec leur chien Will qui est excité comme une puce, il ne semble pas en avoir, et très rigolo. Le petit caniche a appris à faire des sauts périlleux pour avoir un sucre. En rentrant nous sentons que le temps est en train de virer à l'orage.

Le lendemain il pleut des cordes, justement le jour où nous partons pour les montagnes. Heureusement Mrs Bornstein qui a tout prévu nous prête des imperméables qu'elle a pris soin de préparer dans le coffre de la superbe américaine bleue à capote blanche. Pique-nique sous la pluie. C'est original. Comme les averses sont incessantes, son mari propose de changer nos plans et de redescendre vers la vallée.

vendredi 27 janvier 2012

12. Des nouvelles de mon grand-père mettent 65 ans à me parvenir


Je recevrai des nouvelles de mon grand-père que je n'ai pas connu, soixante-cinq ans après sa mort, grâce au témoignage d'un de ses anciens employés qui me contactera après avoir découvert mon blog. Tout commence par une erreur de frappe. En tapant Birgé au lieu de Berger, Marcel Berthier tombe sur mes articles. Il a travaillé sous la direction de mon grand-père du 15 juin 1941 jusqu'à son arrestation par les Allemands à la Compagnie d'Électricité d'Angers et Extension. Le lendemain, Cyprienne Gravier, la secrétaire de Gaston Birgé, dont je porte le prénom en second, lui demande de cacher mon oncle et ma tante chez des cousins à Maison-Laffite. La mère de l'aîné, Jean, mon père, est morte de la typhoïde lorsqu'il avait trois ans. La leur est divorcée de mon grand-père depuis déjà quelques années. Mon père, qui avait eu une gouvernante, avait plus ou moins été élevé par Cypri chez qui je suis souvent allé en vacances rue Béranger. Dans son garage il y avait de grands drapeaux français, anglais et américain qu'elle avait cousus pour la Libération.

J'ai toujours cru que mon grand-père avait été déporté à cause de ses origines juives et que l'inscription "mort pour la France" sur la plaque du boulevard qui porte son nom à Angers était usurpée. C'est du moins ce que mon père aura pensé jusqu'à son propre décès le 2 janvier 1988 ; il nous disait que Gaston croyait naïvement que le Maréchal Pétain protégerait tous les Juifs de France comme il l'avait promis. Il était né le 14 novembre 1890 à Neufchâteau dans les Vosges, était devenu un notable de province avec chauffeur et cuisinière, membre fondateur du Rotary Club, loge privée au Théâtre d'Angers. Ingénieur des Arts et Métiers avec la Légion d'Honneur en 1934 pour ses mérites civils, il n'a jamais accepté de porter l'étoile jaune. Non mobilisé en raison de son âge, il n’en participa pas moins à la résistance de l’oppresseur dans son domicile, 34 rue Boisnet. Il recevait volontiers ses amis résistants comme lui et avait mis au service de la France Libre ses connaissances en électronique pour faire passer des messages en France non-occupée et plus tard en Grande-Bretagne aux moyens des réseaux électriques qu’il connaissait bien. À cela se joignait le fait qu’en tant qu’appartenant à la confession judaïque, il était très recherché par la Gestapo. En plus des archives de la ville d'Angers, le témoignage de Marcel Berthier éclairera cette époque d'un jour nouveau et me donnera des informations précieuses sur ce grand-père dont je ne savais presque rien et dont on disait que je lui ressemblais.

Dans le dossier de déportation, Cypri, très proche de lui avant qu'il n'épouse Odette Lévy en secondes noces et à nouveau après cela, témoigne : J'étais dans son bureau à prendre du courrier, vers 11 heures du matin, lorsque deux agents de la Gestapo sont entrés, l'ont interrogé et ensuite emmené. L'arrestation de Monsieur Birgé, directeur de la Compagnie d'Électricité d'Angers, en tant qu'israélite, a été provoquée par une dénonciation faite par un nommé R. Vaudeschamps, chef de la Subdivision d'Angers du Mouvement Social Révolutionnaire, à la solde de la Gestapo (...) Il n'avait pas été posé de scellés. Rien n'a pu être mis à l'abri. Après avoir occupé l'appartement, les Allemands ont déménagé beaucoup de choses, dont les meubles...

(Musique 7 pour clarinette basse, violoncelle et orchestre)

Ensuite Marcel Berthier raconte : Gaston Birgé a été détenu d'abord à la prison d'Angers dont le coiffeur, M. Girard, nous donnait des nouvelles. Le salon de M. Girard était rue Savary à côté du café qui faisait le coin de la rue Pierre Lise et de la rue Savary... Comme il avait été transféré à Drancy, Cyprienne Gravier m'a demandé un jour d'aller voir à Paris un journaliste de Je suis partout auquel M. Birgé avait rendu service, avec l'espoir que l'on pourrait par lui obtenir un droit de visite ou faire passer lettres ou colis. Je suis allé à Drancy avec lui mais en vain. En fait ce journaliste n'avait que le pouvoir qu'il se donnait et il nous a promenés !

Le 15 juin 1941, démobilisé des Chantiers de Jeunesse, j'ai commencé à travailler à la Compagnie d'Électricité d'Angers et Extensions dont Gaston Birgé était le directeur, à la comptabilité dirigée par Mlle L. Pendant ses congés en août, Gaston Birgé a décidé que je la remplacerais, "scandale" de C., l'ingénieur en chef, de P., le chef des encaisseurs. Gaston Birgé, lui n'était pas en vacances ! Il m'appelait pour un oui ou pour un non et c'est à cette époque que j'ai commencé à bien connaître Cyprienne Gravier, sa secrétaire, qu'il appelait "Gravier" et tutoyait comme il tutoyait tout le monde ou presque. Quand il arrivait le matin, à l'heure, s'il avait son chapeau sur le nez, l'humeur était mauvaise, s'il l'avait sur la nuque, tout allait bien. En octobre il m'a nommé chef du service des compteurs qu'on appelait le laboratoire... À son arrestation, Cyprienne Gravier n'avait pas le choix, j'étais le seul ou presque suffisamment "sûr", disponible immédiatement et capable d'accompagner les enfants sans gros risque, jamais les Allemands ne penseraient à moi, pour eux je n'existais pas. Il en allait tout autrement d'elle-même, du chauffeur, Jean Fonteneau, de leur mère ou des amis connus comme tels de Gaston Birgé. Pendant les jours qui ont suivi l'arrestation Cyprienne Gravier n'a pas dévié de son trajet rue Béranger-quai Félix Faure, et Jean Fonteneau pas plus du sien rue Saint-Laud-quai Félix Faure, ils étaient probablement surveillés encore qu'il ne soit pas certain que les Allemands s'intéressaient aux enfants, ni même qu'ils aient connu leur existence. Le motif de l'arrestation de Gaston Birgé était professionnel, il trafiquait les chiffres de production et de consommation d'électricité et les Allemands ne l'ont su que par une dénonciation venant de la Cie d'Électricité d'Angers. La famille n'avait aucune part dans cela. Mais nous ne le savions pas à ce moment.


Pour que vous compreniez ce qui s'est passé il faut que je vous parle de l'environnement professionnel de Gaston Birgé. Au sommet de l'organisation la Société de Distribution d'Électricité de l'Ouest (SDEO), 8 rue de Messine à Paris, propriétaire du poste de transformation et d'interconnexion Haute tension/Moyenne tension d'Angers. Ingénieur en chef : X. (Sup'elec). En dessous la Compagnie d'Électricité d'Angers et Extension (CEAE) chargée du réseau Basse tension et de la distribution aux abonnés... Ingénieur en chef : C. (Centrale), à côté la Société Auxiliaire d'Énergie Électrique (SAEE) en charge de la centrale thermique d'Angers, ingénieur en chef : F. (Arts et Métiers).

Gaston Birgé coiffait le tout jusqu'au début 1942. À ce moment la SDEO, appliquant les lois sur les Juifs de Vichy, a nommé un nouveau directeur, un Alsacien protestant, tandis que Gaston Birgé restait "conseiller technique" en titre et vis-à-vis de beaucoup le directeur de fait. Contre lui il y avait C., très jaloux, L., chef comptable et son subordonné, P., chef des Encaisseurs, ancien flic, ces deux derniers très pro-Allemands. Avec lui il y avait Y., très encombré par ses histoires d'adultère, B., caissier depuis très longtemps et un dessinateur, poète, artiste, ancien lui aussi dans la maison, Jean Fonteneau, et Cyprienne Gravier. Les autres pas hostiles, mais "surtout pas d'ennuis". La dénonciation vient sans doute de L. qui a fourni les éléments avec, peut-être la complicité active de C., mais c'est P. qui l'a presque certainement réalisée en passant par les "copains flics-Gestapo".

Quand il m'avait nommé chef du service des compteurs, Gaston Birgé m'avait aussi donné la gestion des restrictions d'électricité chez les abonnés, en me recommandant la modération. En 1942 chaque abonné ne devait pas dépasser la consommation moyenne d'une période précédente (1941, je crois), mais comme il n'y avait plus guère de gaz ou de charbon, les abonnés achetaient des plaques de cuisson et des radiateurs électriques (des petits, juste 1000 watts, disaient-ils, oui mais 1000 W = 50 lampes) et les consommations s'envolaient. Il fallait arranger les choses et cela scandalisait P. qui aurait volontiers mis les contrevenants en prison. Tant que Gaston Birgé était là il n'y avait rien à craindre, mais après son arrestation, P. a obtenu de C. que je sois muté avec X. comme répartiteur (trois ingénieurs et moi, travaillant 3X8 heures). Il s'est arrangé (comment ?) pour que je sois inscrit sur les listes du STO. Prévenu par M. Cons, chef de cabinet (?) du préfet, je suis parti à Toulouse en août 1943 grâce au Baron Reille, un ami de Gaston Birgé. À la même époque M. Cons est devenu Préfet de l'Ariège...

Gaston Birgé avait "roulé" de très hauts personnages et ils n'ont pas aimé quand ils l'ont su. Il ne faut pas oublier que le château de Pignerolles à Saint-Barthélemy abritait un important État-Major de la Marine. C'était l'échelon militaire le plus élevé de la région, grosse consommatrice d'électricité (les bases, les radars, etc.) avec un droit de regard particulier sur les chiffres et sur ce qu'elle payait. Le poste de répartition d'Angers couvrait la zone : Lannemezan (Pyrénées), Eguzon (centrale hydraulique), Distré (Poste de transformation près de Saumur), Le Mans (SNCF), Caen, Paris (Métro) et les répartiteurs communiquaient entre eux par la téléphonie Haute-Fréquence que les Allemands ne pouvaient contrôler. C'était donc un système sensible et important.

À la Libération C., P. et L. ont été inquiétés, mais les enquêtes étaient menées par d'anciens flics ou CRS qui protégeaient efficacement leurs "amis". Ils ont été révoqués et frappés d'indignité nationale mais, à ma connaissance il n'y a pas eu de vrai procès. C. est mort très rapidement. Les autres ? Les vrais coupables étaient à la SDEO, mais ils s'en sont tirés... Berthier me conseilla de remplacer les vrais noms par des initiales pour ne pas risquer de gros ennuis, car les responsables se retrouvèrent ensuite très haut placés chez un puissant opérateur mondial hôtelier aux appuis politiques considérables.

Plus tard je regretterai de n'avoir pas autant de mémoire que lui, surtout lorsque je déciderai de raconter notre voyage aux États Unis. Mon sens de l'organisation et l'archivage de documents originaux pallieront cette absence !

mercredi 25 janvier 2012

11. Les grandes évasions


Les Bornstein ont fui l’Allemagne nazie en 1933. Nous les avons rencontrés l'an passé dans le sud de la Sicile lors d'un merveilleux voyage avec nos parents. Cette virée automobile en famille tenait peut-être lieu de répétition. Nous étions descendus de Paris jusqu'à Naples en passant par Florence, Sienne et Rome, puis nous avions fait le tour de la Sicile et traversé la Sardaigne avant d'arriver à Marseille. Les points culminants du voyage avaient été, mise à part la Galerie des Offices et les Fra Angelico du couvent San Marco, Pompéi, l'ascension de l'Etna, le Festival du Film de Taormina et l'accueil des bandits d'Orgosolo. J'ai pris des photos de Papa au bord du cratère qui crache avec les fumerolles de soufre tout autour de nous. À Nuoro j'ai gagné la confiance des mafieux sardes qui nous avaient invités à déjeuner en touchant la sirène de la mairie du premier coup avec un fusil. Notre hôte nous avait présenté sa collection d'armes en précisant que "celles-là sont pour la chasse". À quoi servaient les autres ? Nous avons partagé un autre repas avec, à notre table, les carabiniers et un homme dont la tête chèrement mise à prix était affichée sur tous les murs de la ville. Tout cela, parce que mon père s'était mis en tête de rapporter un jambon de sanglier, qu'il fallut ensuite passer en fraude à la douane, caché sous mes pieds. Lors du premier contact dans la montagne nous l'avions attendu des heures dans la voiture, devant un mur criblé de balles et tâché de sang, pour finalement le voir revenir complètement saoul d'avoir arrosé la rencontre avec un délicieux rouge à 18° de teneur en alcool ! Mon père buvait très rarement, sauf lorsqu'il avait mal aux dents. Un jour d'une rage particulièrement tenace, nous l'avons retrouvé assis par terre, coincé entre l'armoire et le radiateur, incapable de se relever, devant ma mère furieuse, tandis qu'il insistait : "Juste un baby, juste un baby whisky, un baby !" Sinon, il était expert en cocktails américains, vu qu'il avait même été barman au Ritz. J'ai noté ses recettes du blue oyster cocktail, du Philippon, et le plus meurtrier baptisé La chose de Papa, un tiers whisky, un tiers gin, un tiers vermouth Extra Dry, "avec grenadine au goût", pour certains spécialistes une hérésie ! Nous avons toujours eu le droit de tout goûter, du moins du bout des lèvres, c'était même un devoir. Comme tremper un sucre dans le café, dit le canard. Il n'aurait pas fallu dire "j'aime pas" sans avoir goûté... Mon grand-père maternel colorait systématiquement notre verre d'eau avec un trait de vin rouge, histoire de le corser un peu ! Nos parents n'ont pas attendu mai 68 pour interdire d'interdire, préférant moraliser et expliquer les raisons de ne pas faire ci ou ça. L'interdit ne suscite que l'envie de désobéir. Enfant, j'ai tout de même pris quelques fessées paternelles et des torgnoles de la part de ma mère. Leur largesse d'esprit nous permet aujourd'hui de nous retrouver au Texas après quelques milliers de kilomètres sur la route.

L'image du juif allemand donnée par le docteur Frederick Bornstein est très différente de celle de Daniel Cohn-Bendit lorsque nous criions que nous l'étions tous ! Il a conservé son accent à couper au couteau et ne voit aucun inconvénient à porter une culotte de peau comme au Tyrol. J'y suis allé l'année dernière, autre expérience de la solitude ! Ici, à El Paso, les gens prononcent Bornstine, mais comme j'apprends l'allemand en seconde langue je ne m'y habitue pas. Nous rions ensemble des mules puantes siciliennes pendant l'excellent dîner que Mrs Bornstein a concocté pour célébrer nos retrouvailles. Débarqués tôt ce matin, nous avons été soulagés de récupérer nos valises. Le lendemain matin Mr Bornstein nous emmène à son bureau à l'hôpital. Il est pathologiste. Nous ne comprenons pas exactement en quoi cela consiste, mais il travaille parfois avec la police comme médecin légiste. Derrière lui, au-dessus de la bibliothèque trônent des fœtus à tous les âges dans d'énormes éprouvettes. C'est assez éprouvant, on se croirait chez le Dr Frankenstein. Peut-être qu'ici on dit Frankenstine ?! Il donne une consultation pour un enfant né trop tôt, prématuré. Si nous étions très impressionnés au début, Mr Bornstein s'avère aimer la rigolade et sa femme est très prévenante. Nous discutons beaucoup avec eux.

(Musique 6 pour clarinette, violoncelle et orchestre)

Fallait-il avoir du nez pour quitter l'Allemagne en 1933 ! Beaucoup y sont restés. Papa y a passé toutes ses vacances de cette date jusqu'en 1939. Il nous a raconté la montée du nazisme. Son meilleur copain, anti-nazi, était le fils du commissaire de police de Bielefeld. Les deux jeunes hommes piquaient la voiture officielle pour aller se balader, avec la sirène, à fond la caisse. Dans un cinéma ils furent les deux seuls à ne pas se lever aux images du Führer. Les Jeunes Hitlériens les poursuivirent dans la rue. Un autre jour, un vieil homme est abattu d’un coup de feu sur le trottoir par des chemises brunes. La foule s'attroupe : " Es ist ein Jude " (C'est un Juif) clame l'un d'eux. Les badauds se dispersent. Le pote de papa est mort noyé dans un sous-marin. Pendant la guerre, mon père vivait à Paris, suffisamment politisé pour ne pas avoir été réclamer son étoile jaune. Gaston, celui du boulevard angevin, le papa de Papa, directeur de l'usine d'électricité d'Angers, fut dénoncé à la Gestapo par l'un de ses employés. Décidé à retrouver son père, le futur mien contacte Victor Chatenay qui était en liaison avec Londres et s'engage dans un service allemand. Arrêté le 12 juin 1942 à son bureau, 1 quai Félix Faure, Gaston Birgé avait été emmené à la Prison d'Angers pour quatre-vingt jours, puis au camp de Monts près de Tours, enfin transféré au Camp de Drancy où il restera un an. Matricule 30043 (ou 266 ?). C'est là que mon père réussit à lui rendre visite une seule fois, mais en vain, avant qu'il soit envoyé à Compiègne. Le 2 septembre 1943, le convoi 59 l'emportera à Auschwitz, puis Büchenwald où il sera gazé. L’évocation de la douche au Zyklon B me poursuivra longtemps, d'où mon inclination pour les bains ! De son côté, mon père est chargé d'envoyer des maisons préfabriquées en Allemagne. Malheureusement il tombe malade et la femme qui le remplace s'aperçoit qu'aucun convoi n'est jamais arrivé à bon port ; il est arrêté le 2 juin 1944 vers 10 heures du matin, lui aussi à son bureau, 104 avenue des Champs Élysées, par deux agents de la Gestapo. Dix sept jours sans manger, il pèse trente quatre kilos, la moitié de son poids d'alors, lorsqu'il est à son tour déporté le 15 août 1944. Sous les bandages qui entourent ses bras il a glissé des fourchettes et des cuillères qu'il a aiguisées. Dans le wagon à bestiaux qui l'emporte il est obligé de se battre contre ceux qui ont peur des représailles et contre ceux qui veulent sauter les premiers. Avec les couverts effilés il arrache les barbelés de la minuscule fenêtre en hauteur. Il saute le septième. Le neuvième est coupé en deux par les balles des mitraillettes. Banlieue de Paris. Il sonne à la première maison. Un officier allemand, accompagné de son chien, vient lui ouvrir. Il court. Il se cache sous des clapiers. Il a plus peur que les lapins, il le leur dit doucement. Des cheminots le sauveront mais il reste paralysé pendant six mois, entre la vie et la mort. Il dit devoir son salut aux deux litres de sang frais qu'il va boire tous les matins aux abattoirs, et à Suzon, sa cousine de Sermaize qui l’y amène dans une brouette. Il gardera le goût du bifteck bleu qu'il nous communiquera à tous les deux alors que Maman ne peut pas avaler une viande où il reste un filet de sang. À la Libération il est arrêté le temps que l'on vérifie auprès de son chef à Londres. Il travaillait au Majestic ! Ces trois mois à Fresnes sont une partie de plaisir. Rien à voir avec les geôles allemandes. Le médecin-chef cherche un quatrième au bridge, mon père prétend avoir fait deux ans de médecine, il bluffe, il a l'habitude de frimer. Le premier jour il fait trois cents piqûres. Il devient chirurgien en l'absence des titulaires et il opère. Et il sauve Laval qui vient de s'empoisonner pour qu'on puisse le fusiller. Il se lie avec de vrais truands qu'il continuera de fréquenter quand il sera devenu journaliste. Il y rencontrera Rirette MaitreJean, la seule femme de la Bande à Bonnot, et d'autres rigolos. Je me souviens d'une époque où il faisait sauter ses contraventions à la Préfecture.

Bien que nous n'ayons aucune religion et soyons totalement athées, je sens que d'être d'origine juive facilite l'accueil que nous recevons. J'ai entendu Mr Bornstein raconter au téléphone qu'il héberge deux petits enfants juifs qui traversent seuls les États Unis et qui cherchent des points de chute pour la suite de leur voyage.

lundi 23 janvier 2012

10. Times They Are Changin'


Nous avons peu d'argent pour voyager, sous la forme de travelers chèques censés nous protéger en cas de vol. Chaque fois que nous en avons besoin, nous devons les signer dans une banque pour les échanger contre de vrais billets. Les transports sont déjà payés, que ce soit l'avion aller et retour ou l'abonnement Greyhound qui nous permet de traverser l'Amérique de part en part sans débourser un cent de plus. En 1966 mon cousin Serge a effectué un voyage similaire, validant la faisabilité de l'aventure, mais il avait dix-sept ans, puisqu'il en a quatre de plus que moi. Il nous a aussi donné quelques tuyaux comme le coup des Greyhound. Nous nous débrouillons pour faire des économies en prévision du temps qu'il nous reste à gérer, privilégiant de quoi manger lorsque nous sommes sur la route et nous faisant inviter autant que possible par les adultes qui nous hébergent. Nous ne rencontrerons aucun autre enfant de notre âge se baladant comme nous librement. Notre histoire paraît incroyable à celles et ceux que nous croisons, et plus nous grandirons, plus le monde deviendra brutal, plus l'expérience paraîtra impossible.

Il faut imaginer que les temps ont changé. D'abord comme Bob Dylan l'avait chanté sur son album The Times They Are a-Changin', puis dans les années qui suivront, mais dans l'autre sens, quand la violence aura repris ses droits, à force de démission et de cynisme. Le Capital a plus d'un tour dans son sac de corde. Le Summer of Love de 67 accoucha d'un rêve. La révolution faisait le tour du monde, de Paris à Tokyo, de Berlin à Mexico. Les magazines annonçaient la civilisation des loisirs. Les jeunes pensaient refaire le monde. Dans l'amour ou la révolte, mais ensemble. En 1968, la vie est belle. Les acquis sociaux, les avancées morales, la fougue de la jeunesse marquent un pas vers un monde meilleur. Je peux laisser mon sac à dos avec mon portefeuille seul au milieu de la tente de n'importe quel festival de musique sans craindre de ne pas le retrouver en revenant. Il est impensable qu'un chevelu m'arnaque ou me vole. La confiance fait partie de notre quotidien. Nous nous méfions des vieux, mais il ne me viendrait pas à l'esprit d'appeler les miens ainsi. Ils ont confiance en nous parce que nous sommes deux enfants raisonnables qui avons toujours fait nos preuves. Imaginent-ils un seul instant qu'il puisse nous arriver des misères ? Un accident peut advenir n'importe où. La catastrophe ne surgit jamais d'où on l'attend. Avant de partir j'ai passé deux mois dans la rue, face aux forces de l'ordre, dans des commissions chargées d'élaborer un avenir plus juste, avec des plus grands que moi qui ne m'ont jamais tenu à l'écart. On me posera toujours la même question : comment nos parents ont-ils pu nous laisser partir seuls dans un pays immense que nous ne connaissions pas, livrés à nous mêmes ? Lorsque, quarante-quatre ans plus tard, j'écrirai mon histoire, je serai incapable d'y répondre.

Mon père est mort depuis longtemps et ma mère refuse de parler du passé. Elle a dû se ronger les sangs pendant des semaines ; il était aventurier pour deux. Combien de fois l'ai-je vue lui retirer des épines d'oursin des pieds ! Jeune homme, il s'était embarqué sur un pétrolier en route pour le Mexique, mais, faute de passeport, n'avait pas eu l'autorisation de débarquer. Espion, médecin, piqueteur pour lignes à haute tension, coiffeur pour dames, pêcheur sur un chalutier à La Rochelle, correcteur au Bottin, videur de boîte de nuit, acteur de cinéma, critique à l'ORTF, modiste... Journaliste à France Soir il interviewe Churchill et Paulette Godard alors mariée à Chaplin, il est correspondant du Daily Mirror pendant quatre ans... Producteur, il fait faillite ; il a deux enfants à charge et plus un rond. Décidé à payer ses dettes, il aura fait tous les métiers sauf ceux qui requièrent un uniforme, il a fait de la boxe et de l'escrime, il est secrétaire de rédaction à Cinévie, vendeur de voitures d'occasion, chef de publicité, rédacteur en chef d'une revue d'électroménager, administrateur des Ballets de Janine Charrat, expert auprès des Tribunaux pour l'Opéra de Paris, directeur commercial d'une société d'adhésifs, il est le Visiteur du Soir dans une émission de Pierre Laforêt sur Europe 1, auteur d'un feuilleton policier pour la radio, candidat bidon pour lancer L'Homme du XXe Siècle avec Pierre Sabbagh à la Télévision Française, il est vendeur de bougies automobiles, il traduit mes versions latines sans dictionnaire, il fait des contresens, il est diplômé de l'École Supérieure de Commerce de Paris et de l'École Technique de Publicité, il est directeur de l'annuaire Qui Représente Qui, et il regrettera toujours d'avoir abandonné le monde du spectacle. Il était fier de ses deux rejetons. À l'hôpital il me présente à un infirmier en précisant que je suis compositeur. Le malabar n'en ayant rien à cirer, il ajoute "d'opéra !" comme si c'était la panacée universelle. Pour lui peut-être ? Son attaque l'a saisi avec le casque sur les oreilles, Maria Callas dans La Traviata...

(placer ici la voix de mon père)

On ne nous permettrait certainement plus d'effectuer un tel voyage, comme aucun parent ne pourrait plus laisser ses gosses prendre l'autobus à cinq ans ou le métro à huit sans risquer les foudres de la DDASS, voire un procès, peut-être même le risque de se faire retirer la garde de ses mioches. Allez savoir ce qui trotte dans la tête des flippés que nous sommes devenus pour la plupart. Récemment un copain qui photographiait dans la rue un enfant poussant le caddy de sa mère s'est fait ceinturé par des flics en civil qui l'ont accusé de pédophilie ! À l'époque où nous voyageons il n'y a pas de clochard dans les rues, la misère existe évidemment et nous y serons brutalement confrontés pendant notre périple, mais elle n'a pas pris les proportions que nous lui connaîtrons au siècle suivant. Nous avançons confiants en l'avenir et en notre bonne étoile, celle du Birgé, s'entend !

Lorsqu'on nous demande où sont nos parents nous éclatons de rire et nous répondons, que les connaissant, ils peuvent être à Paris ou n'importe où d'autre sur la planète, mais la seule chose dont nous soyons certains, c'est qu'ils ne sont pas aux États Unis. On verra que nous ne pouvions vraiment pas prévoir ce qui allait leur arriver de leur côté pendant ces vacances d'été...

vendredi 20 janvier 2012

9. On The Road Again


Le réveil sonne à 3h30 a.m. Wes nous conduit à la gare une heure plus tard alors que nous ne nous démarrons que vers 6h. Nous sommes de drôles de touristes à ne connaître parfois des villes que leurs gares routières. À Louisville, depuis derrière les vitres nous apercevons ses maisons en briques rouges percées de vitraux rococos. Passant du Kentucky au Tennessee nous n'entendons ni country music à Nashville, ni soul à Memphis. Pas grave, ce n'est pas mon truc. Le rock 'n roll est d'une autre époque et le blues est trop conventionnel pour me plaire. Par contre, le Tennessee me rappelle une chanson de Davy Crocket que je chantais quand j'avais cinq ans. (chanson de Davy Crocket enregistrée lorsque j'avais cinq ans) C'était un des héros de mon enfance. Sinon, ce que nous appelons pop se dit rock, ici c'est la variété qui est pop, comme populaire ! Avant d'arriver à Memphis nous tombons en panne. Attente sur le bord de la route sous de grands arbres. Nos valises n'ayant pas suivi quand le nouveau car vient nous chercher, nous sommes obligés de les envoyer directement à El Paso. Quelle guigne ! Nous voilà quasiment à poil. Le soir tombe. Cela fait vingt quatre heures que nous roulons lorsque nous arrivons à Dallas. À la halte précédente, un connard avec un chapeau de cow-boy nous enquiquine parce que nous avons sorti un paquet de cigarettes. Lui aussi, il a trop regardé la télé, à croire que les Marlboro ne sont destinés qu'aux vrais cow-boys. Nous avons le droit au couplet sur la jeunesse qui n'est plus ce qu'elle était, et qu'est-ce que nous fichons là à notre âge, et que nous devrions reprendre le prochain car dans l'autre sens... Sa leçon de morale prend une plombe, d'autant que nous ne comprenons rien à son accent texan et que nous ne sommes jamais certains de ce qu'il vient de mâchouiller. On est remontés à bord sans avoir eu le temps de boire un jus d'orange. Nous nous rattrapons à Dallas avec un bon petit déjeuner avant de repartir pour Fort Worth. Nous n'étions pas très rassurés dans cette ville où Kennedy fut abattu il y a cinq ans. Le Texas a la réputation d'être peuplé de fachos obtus avec holsters à la ceinture, prêts à défendre leur pétrole et leurs grands espaces à coups de flingues si besoin est.

Heureusement Mrs Magnus nous accueille à la gare et nous emmène manger un cheeseburger avec des French fries (des frites !) avant de rejoindre son mari à sa boutique de gifts. C'est plein de posters et de trucs hippies. Agnès repère tout de suite les vêtements pour filles. Après le déjeuner dans une cafétéria nous visitons le musée d'Histoire qui tempère nos préjugés. L'ignorance est la mère des idées préconçues. Arrivés chez les Magnus, prendre une douche est salutaire, pour tout le monde ! Il fait une chaleur accablante et les trajets en bus sont épuisants. Le soir nous visitons la vieille ville. On se croirait dans un western. Je prends des photos, mais elles se révèleront toutes sous-exposées. Dans un magasin où sont placardées des affiches fluorescentes j'achète un collier avec le signe de la paix. J'avais découvert ce symbole pour la première fois sur la pochette d'un disque d'une conférence de Jean Rostand dans le cadre du Mouvement Contre l'Armement Atomique (M.C.A.A.), pour le Désarmement Général et la Paix par le Désengagement dont il était le Président d'honneur. Mes parents, qui étaient allés l'écouter à la Mutualité, m'en avaient rapporté un exemplaire dédicacé par le célèbre biologiste aux grosses moustaches. Fils de l'auteur de Cyrano de Bergerac dont la tirade des nez n'avait aucun secret pour moi, il avait écrit : "La science a fait de nous des dieux, avant même que nous méritions d'être des hommes." Je suis ravi de ma trouvaille que j'enfile aussitôt autour de mon cou.

La suite du voyage voit se succéder désert après désert. Toute une journée. Invariablement. L'air conditionné fonctionne à bloc. Du sable et des puits de pétrole. Comme de grands métronomes auxquels on aurait fixé un marteau qui frapperait l'air chaud sans jamais le toucher. Le soleil passe d'une fenêtre à l'autre. Lentement. Inexorablement.

jeudi 19 janvier 2012

8. American Way of Life


Nous nous sommes réveillés seuls à la maison. J'ai enfilé mon short pour aller ramasser le courrier, mais il n'y avait rien dans la boîte. J'espérais une lettre de Maman. Pam et Mona étaient parties au horse show. En plus d'être championne de natation, Pam donne des leçons d'équitation, mais ces jours-ci elle est préoccupée par Billy qui est malade. Une carotte avalée de travers ? Je me moque bêtement parce qu'à la maison on ne parle que de lui depuis deux jours. Nous les rejoignons à ce qui s'avère être en effet un concours hippique où Pam gagne le Grand Prix sur Rusty ! Nous allons fêter sa victoire au restaurant mexicain qui jouxte un bazar où Agnès dégotte un grand collier doré avec au bout un chapelet de minuscules clochettes qui tintent au moindre mouvement. Je craque pour un panneau rouge et noir avec une tête de mort entouré d'éclairs où est inscrit "Danger - High Voltage - Keep Away". Pour une fois que je l'accompagne faire du shopping, il pleut. Jeff me passe des disques de Jefferson Airplane, des Doors et It’s a Beautiful Day tandis que Pam entraîne ma sœur chez Nancy regarder la télé, pour changer.

Avec le retour du soleil nous décidons de passer la journée à Coney Island, une gigantesque fête foraine. Nous y restons sept heures à essayer toutes les attractions, les Rocket Ships, le Land of Oz, la Ferris Wheel, les Flying Scooters, le Bat Cave Dark Ride, le Skydiver... Le truc le plus éprouvant est une sorte de Scenic Railway dont les tournants sont à angle droit : les petites voitures où nous montons à quatre les uns derrière les autres sortent à chaque virage et sont rattrapées in extremis par l'arrière du véhicule en produisant un choc monstrueux qui le fait pivoter d'un coup sec et le recentre sur le monorail. Ma colonne vertébrale se démonte et se recompose sans cesse. J’ai l’impression de jouer aux osselets de tout mon corps, ô ironique danse macabre. Oh oui, comme c'est très haut nous avons chaque fois l'impression que le manège est cassé et que nous allons être éjectés avec le bolide. Ma sœur hurle qu'elle va s'envoler, mais on ne l'entend pas. La nuit est tombée lorsque Jeff me propose de refaire un dernier tour. Je n'ai pas voulu me dégonfler. Faut-il être débile ! On a cru en crever. En rentrant Agnès et moi regardons Helene of Troy jusqu'à 2h30 du matin, et le lendemain, les dessins animés du samedi matin.

Ce soir Jeff a emprunté une décapotable plus grande pour aller voir How To Save a Marriage and Ruin Your Life et Casino Royale au Drive-in Theater. C’est un cinéma en plein air pour les voitures. (Bande-son de Casino Royale in situ) Il y a des haut-parleurs individuels plantés de chaque côté de la Buick. Si les fauteuils sont évidemment extrêmement confortables, on est trop loin de l'écran pour profiter correctement du spectacle, d'autant qu'on entend le train et des sirènes de police qui ne sont visiblement pas dans le film ! Beaucoup de jeunes s'en fichent, plus préoccupés à flirter qu'à assister à la projection. Il est néanmoins super agréable d'aller se chercher des milk-shakes et du pop-corn à la guérite qui reste tout le temps ouverte. Je me damnerais pour des milk-shakes au chocolat, mieux, pour des thick-shakes dans lesquels la paille tient toute seule tellement ils sont épais. Le premier film est une comédie avec Dean Martin, le second une parodie délirante de James Bond avec David Niven, Peter Sellers, Ursula Andress, Orson Welles et même Jean-Paul Belmondo dans le petit rôle d'un légionnaire.

Bonne nouvelle. Mr Bornstein a téléphoné pour nous annoncer qu'il a une adresse pour nous à Fort Worth, sur la route vers El Paso où nous sommes invités. Nous avons sympathisé avec sa femme et lui lors de vacances en Sicile l'année dernière. Ce sont des Juifs allemands qui ont fui le nazisme en 1933. Nous appelons donc les Greyhound pour connaître les horaires envisageables. Nous aurons passé tout le mois de juillet à Cincinnati, la Queen City, assez pour nous faire une idée de la vie américaine et nous armer pour la suite de nos aventures de globe-trotters. Après avoir fait nos valises, Agnès n'a perdu qu'un peigne et un stylo, nous regardons la télévision tout l'après-midi, passons chez Booke vers six heures et rentrons un peu après neuf heures, car nous nous levons très tôt pour attraper le bus. Nous avons un peu d'appréhension à reprendre la route après trois semaines à nous la couler douce.

mercredi 18 janvier 2012

7. Peanut butter


Hier, nous étant levés passé onze heures trente, nous avons commencé la journée par un brunch. Depuis toujours, chaque dimanche matin, mon père pratique ce raccourci de breakfast-lunch en préparant de la charcuterie, des œufs brouillés dont il a le secret, du fromage, accompagnés de thé et d'un grand verre de jus d'orange. C'est une manière de fêter la grasse matinée dominicale. Agnès est partie en voiture changer un traveller's chèque et je l'ai rejointe à la piscine où Pam, Bill et Ben s'ébattaient déjà dans l'eau. Je l'ai houspillée pour qu'elle termine ses bagages et nous nous sommes gavés de télé une dernière fois avant le départ. Un peu avant minuit, Wes, le père de Pam et Jeff, nous a conduits jusqu'à la gare des Greyhounds. Nous marchions un peu au radar, mais un type très gentil nous a donné un coup de main et le haut-parleur nous a réveillés à 8h15 en arrivant à Chicago. J'ai du mal à prononcer son nom, mettant maladroitement l'accent sur Chi au lieu de ca.

Cette ville immense hérissée de gratte-ciel hyper-modernes est intimidante, surtout sous le ciel gris qui renvoie une aveuglante lumière. Heureusement nous sommes équipés de lunettes de soleil. Nous cherchons en vain le Musée de la Science et de l'Industrie en longeant le bord du lac Michigan. Trente kilomètres à pied, c'est long. Six heures à cinq à l'heure, j'ai fait le calcul. Nous accrochant bêtement à notre idée nous nous épuisons et revenons vers la gare en désespoir de cause. Nous passons l'après-midi à discuter avec des Français. Comme voilà bientôt trois semaines que nous sommes là il est agréable d'échanger nos expériences en territoire étranger ! Nous n'avons probablement pas choisi le bon quartier, car tout semble glacial et désert sous ce soleil de plomb. Nous ne savons plus quoi faire et ne trouvons rien d'autre à manger que des sandwiches au pain de mie tartinés de beurre de cacahuète. En plus de faire grincer des dents, c'est vraiment dégueulasse. On n'a que ça. L'horreur. Peanuts signifie des clous. Nous sommes servis. Je crois que je ne pourrai plus jamais avaler de peanut butter de ma vie. Comme nous n’avons rien de mieux à faire, nous écrivons des cartes postales. Surtout moi ; Agnès s'y plaint toujours que je ne lui laisse jamais la place que pour signer, elle pourrait trouver autre chose à raconter ! J’en ai postées aux Bornstein, aux Birge, à Bazzy, Gargam, Brun, Grand-Papa et je compte faire la même chose des restantes avec les Martin, Cypri, Odette, Roger, Rainer et Paul. Je dois penser à contacter Shire ou Kagan pour nous faire héberger au retour à New York en septembre, car nous n’avons pas l’adresse de Mrs Ronheimer. Il faut que je pense à dire à Maman d’acheter Salut les copains de juillet et août ainsi que L’enragé. Nous reprenons piteusement la route en sens inverse vers minuit pour regagner Cincinnati à sept heures et quart du matin. Coucouche panier papattes en rond !

En m'endormant je repense aux œufs brouillés de Papa. Je crois qu'en plus du lait il ajoute un peu d'eau pour les alléger, il tourne sans arrêt pour qu'ils n'attachent pas, et puis, surtout, il les retire du feu quand ils sont encore liquides, parce qu'ils continuent à cuire dans la casserole. Trop souvent, au lieu d'être onctueux, ils ressemblent à du carton bouilli, quel crime ! Je me réveille sur un drôle de rêve avec des crocodiles, pas des qui se mangent comme chez Corcellet, mais des carnassiers plutôt menaçants qui tournent autour des bords de l'assiette. Ils ouvrent la bouche comme s'ils voulaient parler et je comprends qu'en réalité ils veulent des livres. Je ne me souviens plus pourquoi il était question de Tom Sawyer et d'un bateau à aube, mais cela avait un rapport avec mon précédent séjour en 1965, à moins que ce ne soit la promenade interminable au bord du lac.

La vie est de plus en plus sympa. Nous faisons des excursions en bande avec Agnès, Pam, Jeff, Paddy, Tom... Nous sommes invités chez pas mal de gens, des amis des parents ou des enfants Kraus. Ils ont eux-mêmes un billard américain à six trous auquel nous jouons de temps en temps. Parfois nous sortons déjeuner au snack ou dîner au restaurant dans le quartier hippy. J'adore la cuisine mexicaine bien relevée. Nous avons été élevés au piment rouge vinaigré de chez Tion-Fa, rue Saint Jacques. Nous y avons aussi acquis nos rudiments de japonais avec le patron. Seul son cuisinier est chinois, car Pierrot, le serveur, est un typique titi parisien comme on n'en voit plus qu'au cinéma. À l'époque où nos parents tiraient le diable par la queue, les restaurants chinois proposaient un rapport qualité-prix imbattable. La gastronomie est aussi le seul art qu'ils ont développé sérieusement. Ce n'est pas un hasard si la morale de la famille est "manger avec quelqu'un qui n'a pas d'appétit, c'est discuter beaux-arts avec un abruti". Lorsque je ramène un copain à la maison et qu'il prétend se moquer de ce qu'il mange, ma mère me souffle de me méfier, qu'il me trahira. Les États Unis ne sont pas ce qui se fait de mieux en la matière, mais nous nous en sortons plutôt bien, à part le peanut butter ! Argh, rien que le nom me donne la nausée. Les snacks ressemblent un peu à la brasserie du Drugstore des Champs Élysées où ma tante Catherine m'invitait lorsque je décrochais la première place à l'école, ou mieux, au Pub Renault où nous dégustons d'énormes glaces assis sur des banquettes d'autos. Le chocolate rock était mon favori, avec une petite bouteille de Bourbon pour l'arroser.

Pas question d'attendre d'avoir digéré pour plonger dans la piscine. Encore un truc dont on se fiche dans la famille ! Il y en a partout. Celle des Santford est géniale avec son toboggan. Ce soir Jeff, qui fait des compétitions de plongeon, m'emmène à vingt kilomètres dans une party à la piscine de Montgomery. Il dit qu'il y aura de la bonne musique et que l'on risque de rentrer très tard. Le côté Peace and Love est en train de me faire oublier les pavés et les gaz lacrymogènes du mois de mai.

(Musique 5 pour guitare électrique)

lundi 16 janvier 2012

6. Good Vibrations


Incroyable, c'est Le Miracle des loups. Les deux collets ont apprivoisé Agnès. Jusqu'ici les bêtes lui collaient le trouillomètre à zéro, selon son expression. Après son succès avec les chevaux et les chiens elle finira par adopter un chat ou un écureuil ! Il y en a aussi plein la maison, des chats. J'adore les écureuils qui sont ici malheureusement considérés comme des rats. Chez les Birge, dans le Connecticut, j'étais fou des chipmunks, en français des tamias, comme Tic et Tac (en anglais Chip and Dale), avec des raies noires et blanches sur l'échine. Un couple avait fait son nid sous le capot d'un vieux pick-up abandonné. Il y eut un drame, le jour où Henry avait fait tourner le moteur. Maman ne nous a jamais laissés avoir des animaux à la maison. Elle trouve cela dégoûtant. Elle a toléré l'aquarium, mais l'atmosphère familiale ne leur a pas réussi. Ils se sont suicidés l'un après l'autre en sautant hors de l'eau. Si Papa ne les sauvait pas en leur administrant la respiration artificielle ou en leur faisant avaler des petits bouts d'aspirine, on les retrouvait raides morts derrière mon bureau, desséchés. En les massant délicatement, espérait-il expiulser l'air qui les asphyxiait ? L'expérience avec les poussins fut encore plus tragique. Le magasin Inno-Passy où nos parents faisaient leurs courses le samedi donnaient un poussin pour chaque boîte d'œufs achetée. On les a mis dans l'aquarium au-dessus du radiateur, mais sans eau ; les poissons étaient tous morts. Le plus résistant a tenu neuf jours. C'était atroce, ils perdaient l'équilibre et crevaient les uns après les autres. Nous sommes des gosses de la ville. Si ce n'était notre rhume des foins, nous adorerions la campagne.

À passer son temps au bord de la piscine, Agnès a attrapé de sacrés coups de soleil. Dans sa lettre à Maman et Papa, elle raconte nos visites au National History Museum et à l'Art Museum. À Paris nous n'y allons jamais. Je ne connais que le Tombeau de Napoléon aux Invalides où mon grand-père m'a emmené plusieurs fois. Ma tante Arlette et mon oncle Gilbert sont les artistes de la famille. J'aimais beaucoup ses tableaux abstraits accrochés chez nous parce qu'elle n'avait pas la place dans leur petit duplex de la rue Rosa Bonheur. Elle est devenue marquettiste. Par contre je trouve ringardes les aquarelles de mon oncle qui est surtout architecte décorateur. J'aurais bien aimé savoir dessiner pour illustrer un peu mieux le Journal d'Agnès. À mon anniversaire Arlette et Gilbert m'offrent toujours un objet design qui tranche avec le goût exclusif de mes parents pour le confort. Le style Meurop n'est pas mon truc. Nous allions au cinéma, mais jamais aucun concert, ballet ou pièce, sauf quand mon père était invité. Nous descendions alors dans les loges saluer les comédiens, comme pour la pièce de Réné de Obaldia, Du vent dans les branches de sassafras, au Théâtre Gramont, avec Michel Simon, Françoise Seigner et Francis Lemaire. De ce "western de chambre" qui se passe dans un ranch assiégé par les Peaux-Rouges je me souviens avec émoi de Caroline Cellier à qui Œil-de-Lynx le Comanche voulait faire nombril-nombril, titipolt abacuc kawawa virgilik et surtout xttllt xttllt ! Dans de nombreuses années, je me demanderai si cette Pamela n'est pas à l'origine de mon irrésistible attirance pour les filles aux paupières lourdes. Bien que je sois choqué que les méchants soient toujours les Indiens, les westerns me plaisent plus que la Parade de la Garde Républicaine à laquelle mon grand-père me conviait chaque année lorsque j'étais petit. J'écris cela aujourd'hui, mais j'étais fasciné par les uniformes de toutes les époques et par les motos qui s'entrecroisaient au ralenti dans une chorégraphie acrobatique réglée comme du papier à musique. Nous allions tout de même au cirque en famille. Alors que je n'avais d'yeux que pour les clowns et les lions, ma sœur préférait la trapéziste dans son costume à paillettes.



Rentrant avec Jeff d'une nouvelle Summer Party je la retrouve d'ailleurs devant le poste en train de regarder le concours de Miss Univers ! Elle y passe ses matins et ses après-midis. D'un côté cela m'énerve, d'un autre pendant ce temps elle me fiche la paix et je peux sortir le soir sans avoir à m'occuper d'elle, me saoulant de guitares électriques dont les zébrures rayent l'a-plat bleu du ciel ou me vautrant par terre sur des coussins en écoutant les orchestres de la côte ouest.
Une pochette de disques qui pastiche Sergent Pepper's Lonely Hearts Club Band m'intrigue plus que les autres. L'intérieur ressemble à l'extérieur de l'album des Beatles et inversement, des hippies barbus déguisés en filles, avec couettes, chignon et robes en dentelle posant devant l'objectif sans qu'aucun nom n'apparaisse ni sur la couverture ni sur la tranche. Quand on l'ouvre, la ressemblance avec Sergent Pepper's est encore plus évidente, sauf que des légumes remplacent les fleurs, des mannequins pourris ceux de Madame Tussaud, et tout le reste est du même métal ! Sur la grosse caisse on peut enfin lire le titre We're Only In It For The Money. Comme je demande à Jeff ce que c'est que ce machin invraissemblable, il pose sur le plateau le 33 tours des Mothers of Invention. Le ciel me tombe dessus. Je n'ai jamais rien entendu de pareil. Dès les premières secondes je suis cloué au plancher, fasciné, emporté, conquis. C'est la révélation.
Jusqu'ici je ne m'étais pas intéressé plus que cela à la musique, n'en ayant jamais fait si ce n'est quelques accords appris par ma sœur pour l'accompagner lorsqu'elle chante les airs de My Fair Lady. (descente de "Here we are together in the middle of the night" au piano) J'ai gagné mon premier 45 tours, les Touistitis de Paris, à un concours de twist à La Baule en dansant sur un pied avec elle quand nous avions cinq et sept ans, ce qui nous a valu de passer à France Inter dans une émission de Jean Fontaine. Je me suis offert beaucoup plus tard le 30 centimètres Claude François à l'Olympia avec mes économies. Mes parents me donnaient dix centimes chaque fois que je descendais acheter le pain. Combien de fois ai-je demandé "une baguette moulée pas trop cuite, s'il-vous-plaît !" ? La musique ne me passionnait donc pas plus que ma collection de timbres, ce qui n'est pas négligeable puisque je pratiquais l'écoute et le classement philatélique avec la même assiduité obsessionnelle. Je fabriquais pourtant déjà des diapositives bizarres en grattant la pellicule, les brûlant, mettant le feu à la laque à cheveux de ma mère aspergée sur les clichés ratés, pour retrouver le style psychédélique des projections découvertes lors d'une conférence d'un type dont j'ai oublié le nom à la Maison des Jeunes du XVIe arrondissement, près de la Seine.
Sur le dernier accord de The Chrome Plated Megaphone of Destiny, qui n'en finit pas, j'annonce fièrement que si je me mettais à la musique voilà ce que je ferais. Lorsque je pose l'exemplaire que j'ai acheté sur la platine de l'électrophone de Jeff qui n'est pas là, je me fais avoir par le superbe son stéréophonique de disque rayé que Frank Zappa a enregistré. Craignant de l'avoir esquinté, je me lève précipitamment et je le range dans sa pochette, pour me rendre compte du subterfuge seulement à Paris. À partir de là, je ne m'arrêterai plus d'inventer en souvenir de ces Mères qui deviendront l'un des trois pères de mon récit à venir. Je n'essaierai jamais de copier Zappa, que je rencontrerai plusieurs fois à Amougies, à Paris et dans le sud de la France, mais j'érigerai l'invention en principe fondateur de toutes mes créations. Je voudrai être original à tout prix quand mon camarade Bernard Vitet me conseillera d'être plutôt personnel. J'anticipe ici gravement. Ma vie avait basculé le 10 mai devant la petite porte du Lycée Claude Bernard, avenue du Parc des Princes, me faisant entrer en politique. À la mi-juillet, mon destin de compositeur de musique est scellé sans que je le sache encore, mais l'idée va faire son chemin. Nous avons encore beaucoup de route à faire. Cette nuit nous prenons le car à 1h30 pour Chicago.

samedi 14 janvier 2012

USA 1968, tour détour deux enfants


À l'été 1968, deux enfants de treize et quinze ans parcourent seuls les États-Unis. Lorsqu'ils ne trouvent personne pour les loger, ils voyagent de nuit grâce à un abonnement aux bus Greyhound. Des chutes du Niagara à la frontière mexicaine, de l'Océan Pacifique à la Nouvelle Orléans ils font d'incroyables rencontres. Hébergés par un pathologiste à El Paso, un couple d'architectes à Berverly Hills, des hippies et le médecin des Black Panthers à San Francisco, des fascistes dans le Connecticut ou le patron de la Bourse de New York, des familles les accueillent lors d'un voyage initiatique où l'auteur découvrira sa passion pour la musique après avoir participé aux évènements de mai, deux mois plus tôt. Le journal de ce périple renvoie au passé qui a permis cette incroyable aventure comme à l'avenir qu'il suscitera. Une époque pleine de promesses se dessine avant que la réaction enterre les rêves de cette jeunesse qui pensait pouvoir réinventer le monde.

C'est mon second roman après "La corde à linge", édité par publie.net, après avoir été publié en épisodes sur ce blog. C'est le lieu d'un work in progress, le premier jet de ce qu'il sera sous sa forme numérique, puisqu'y seront ajoutés musiques et sons accompagnant le récit et les images déjà présentes, avec évidemment relecture et réécriture lorsque nous serons arrivés au terme de ce long voyage. Son titre est également provisoire.

Le texte qui précède pourrait figurer une quatrième de couverture !

Si l'on préfère, on peut également lire les épisodes au fur et à mesure de leur écriture et de leur parution sur Mediapart, où ce blog est publié quotidiennement en miroir. USA, tour détour deux enfants y est exposé dans la rubrique Édition qui rassemble exclusivement et chronologiquement les épisodes. Sur FaceBook, Google+ et Twitter je me contente de faire un lien vers cette page-ci.

Tandis que j'avance dans sa rédaction, le voyage aux USA devient la colonne vertébrale du roman, se nourrissant d'articles plus ou moins autobiographiques publiés durant les cinq années passées sur cette page. La digression fait partie de ce que j'appelle l'arborescence en étoile. Ces derniers temps, j'y passe tout mon temps, écrivant huit heures par jour ou effectuant des recherches dans mes archives ; ce ne sont plus des écrits, mais des objets qui raviveraient ma mémoire défaillante...

vendredi 13 janvier 2012

5. Les kids de Cincinnati


Pourquoi le ballon rouge me rappelle-t-il celui du Prisonnier dont nous n'avons manqué aucun épisode à la télévision cette année ? Pendant les évènements de mai nous rigolions souvent en répétant : "non, je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre !". Est-ce la perspective de voir ma petite sœur minuscule, seule au fond du jardin, la présence au-dessus d'elle du filet blanc et d'un masque dont on ne sait s'il s'agit d'un accessoire rituel ou la figure molochienne d'un robot anthropophage, sont-ce les bouées de sauvetage et la corde suspendues, le décor trop propret ?

Je l'abandonne pourtant sans scrupules près de la piscine, sachant que je la retrouverai devant la télévision. Elle passe sa vie devant la télé. The Avengers, James West, Superman, Acquaman, Spiderman, mais aussi Elena et les hommes en anglais ou Fort Apache. Au fur et à mesure des jours qui passent j'ai l'impression que c'est son activité préférée. Accroupie, allongée sur le ventre, assise en tailleur, par terre, sur le canapé, dans la cuisine, elle reste hypnotisée par le petit écran. Les Kraus ont des postes de télé dans presque toutes les pièces, même une salle de bain. Il n'y a qu'au cabinet qu'on a la paix.

Je le croyais du moins. Il y a quelques jours je faisais tranquillement caca quand passe devant mes pieds nus un drôle d'insecte rampant. On dirait un épais mille-pattes qui se dandine en avançant lentement mais sûrement. Je ne sais pas ce qui me prend, peut-être ne suis-je pas très rassuré de voir ce machin qui risque de me grimper dessus, mais mon instinct meurtrier refait surface alors que je prétends adorer les animaux et réfute toute velléité criminelle. Je ne trouve rien d'autre qu'un gros savon à portée de main. Je le place au-dessus du scolopendre. Il fait exactement la même taille. On dirait un fait exprès. Je vise le monstre en tenant le savon entre le pouce et le majeur, et splatch je l'écrabouille. Berk ! Personne ne fait trop attention à mon histoire jusqu'à ce que nous allions au musée admirer les spécialités locales. Là je suis tout fier de montrer à Mona, la maman de Jeff et Pam, la pauvre victime de mon tableau de chasse. Tout le monde est maintenant retourné. J'ai simplement écrasé un des rares spécimens extrêmement dangereux encore en activité dans la région ! Avec le recul je ne fais plus du tout le mariolle et je me trouve même carrément débile. La vie est faite de ces accidents que l'on croise et auxquels on échappe, par je ne sais quelle chance. L'instinct de préservation jouerait-il son rôle malgré soi ? Mon naturel inquiet m'incite à la prudence et je crois posséder un sens intuitif hors du commun que je préfère taire pour ne pas passer pour un mystique. J'ai toujours considéré mon athéisme comme un avantage. Jamais eu de crise mystique justement, mon père m'ayant définitivement écarté de la tentation, alors que j'étais tout petit, en me répondant par une phrase de l'écrivain Georges Arnaud dont il avait été l'agent littéraire pour Le salaire de la peur : "Si Dieu existait ce serait un tel salaud qu'il ferait mieux de ne pas s'en vanter."

(une minute de ping-pong) Cette remarque en appelle deux autres. D'abord je n'ai jamais su bien jouer au ping-pong, parce que la table était au catéchisme et que j'étais pratiquement le seul à ne pas fréquenter l'aumônerie. Regrets éternels. L'autre fait partie des histoires de mon père qui avait lancé Frédéric Dard, alias San Antonio, et Robert Hossein, été l'agent de Michel Audiard, Marcel Duhamel et sa Série Noire, Francis Carco dont il produisit les pièces, avait fondé et dirigé la Collection Métal (romans d'anticipation) avec Jacques Bergier, fait la contrebande de livres pornos avec Éric Losfeld comme équipier, et rencontré ma mère alors qu'elle était vendeuse à la librairie de l'Odéon, après avoir travaillé cinq ans à celle du Lycée Jules Ferry, rue de Douai. Georges Arnaud avait été accusé du meurtre inexplicable de son père, de sa tante et d'une domestique, à coups de serpe, dans le château familial. L'avocat Maurice Garçon avait réussi à le faire acquitter en demandant aux jurés comment un type avec une telle tête d'assassin pouvait être coupable ! Or une nuit que mon père dormait sur le canapé du salon, il voit s'approcher Arnaud avec un énorme couteau de boucher. Frayeur. Jusqu'à ce qu'il voit son hôte à la cuisine se découper quelques rondelles de saucisson. Franchement, mon scolopendre n'avait pas l'aspect d'un tueur.

Ce n'est pas tout ça. Jeff m'attend pour m'emmener à une hippy-party que l'on appelle une vibration. À seize ans il a déjà le droit de conduire une automobile. Cela change de ma mobylette grise. Nous nous asseyons sur la pelouse d'un grand parc où la scène est en contrebas des petites collines qui l'entourent. La Battle of the Bands voit se succéder une ribambelle de groupes psychédéliques qui confrontent leurs musiques les unes aux autres. Jeff joue de la guitare électrique et un peu de batterie dans le sien baptisé Cherry Binerch. Son groupe répète dans un garage. La liberté sur gazon me change de celle de la grève générale. L'électricité est partout.

jeudi 12 janvier 2012

4. Chutes


Les douaniers canadiens ont ajouté un beau tampon à nos passeports. Sur mes mocassins indiens à franges je cours, vole et nous venge, mon épais ceinturon de cuir de cow-boy tenant mon pantalon bleu ciel sous ma chemise jaune ensoleillée. J'aime faire attention à comment je suis attifé. Tandis que je me débarbouille dans la gare de bus, la réflexion dans la glace m'éclaire et me tient chaud. Il fait beau, avec beaucoup de vent. Agnès, qui caille, va chercher son blouson dans le casier de la consigne. Le vacarme des chutes du Niagara est lourd et vivifiant. Le gigantisme est plus facile à apprécier que l'infiniment petit. J'ai trouvé une drôle de coccinelle dans les buissons. Je ne saurais en préciser la teinte. Il y a tant de nuances de rouge. Comme en politique. J'ignore où je me situe. Comme disait Clémenceau, arrachant les rideaux à fleurs pour recouvrir le cercueil de Monet, le noir n'est pas une couleur. J'ai suivi les slogans comme écouté mon cœur, mais au delà je suis incapable de comprendre les divergences des différents groupuscules. Fuyant les dogmatismes je me retrouve nulle part. Un peu anar, un peu coco, une fleur dans le cœur et la révolution qui bourgeonne autour. Comme toute cette eau qui vient d'on ne sait z'où pour produire une folle énergie.



Je voue un véritable culte à l'eau. Ma boisson préférée. Du robinet ou en bouteille, je joue les goûteurs tel un taste-vin. Sur toutes les photos jaunies de mon enfance on voit une main qui rentre dans le cadre pour m'empêcher d'y plonger. Nager me procure la même sensation que lorsque je vole dans mes rêves. L'air me porte, me défenestre. J'ai l'impression que je pourrais traverser la rivière sans me fatiguer. Brevet de cinquante mètres à La Baule, compétitions de natation lorsque j'étais minime, quinzième d'Île-de-France nage libre, bof, pas continué. De toute façon je déteste les concours, classements, l'émulation et l'idée de se dépasser soi-même. Croche-patte assuré. L'envol est autrement plus compliqué que la brasse, m'oblige à une gymnastique intellectuelle exténuante. Je dois me concentrer pour m'élever à la verticale comme si j'avais des fusées à réaction accrochées aux omoplates. Si j'arrive à décoller, jouer les planeurs devient un jeu d'enfant. Il y a toujours un arbre dans le champ. Un arbre avec des feuilles. Le plaisir est si incroyable que je me réveille persuadé que j'ai réussi. Si la prudence m'évite de prendre des risques inutiles, je suis persuadé qu'en cas de coup dur je saurais trouver la parade, en nageant comme une grenouille ou en concentration aérienne, pourquoi pas ? La plongée est une vue de l'esprit. Je me laisse divaguer au soleil. Nous ne savons pas quoi faire de l'après-midi. Ennui. Il faut attendre le soir pour voyager de nuit. Pas le choix. Heureusement il y a Masaaki Takahashi qui continue son cours de japonais. Mais nous devons nous séparer, il continue vers le nord alors que nous rebroussons chemin.

Cap sur Cincinnati via Buffalo à nouveau. Après onze heures de route nous atteignons notre point de chute. À sept heures du matin, nous trouvons une cabine pour téléphoner aux Kraus qui viennent nous chercher à la gare. Même si j'ai toujours préféré les bains, on l'aura compris à la lecture du précédent paragraphe, la douche est exquise. Il y a une piscine au fond du jardin, la classe ! L'après-midi nous allons au Swimming Club avec Jeff et Pam. Nous avons à peu près le même âge. Ce sont tous les deux des champions de natation. Nous passons des journées entières à la piscine, au Club ou chez eux. Il fait magnifiquement beau. Lorsque nous ne nous baignons pas, nous allons voir Pam pratiquer l'équitation. Agnès est grimpée sur un cheval pour la première fois de sa vie, à part l'énorme percheron sur lequel on nous avait photographiés ensemble dans la ferme où nos parents nous avaient laissés il y a quelques années. Elle vient même de brosser Billy et Dusty. Je suis estomaqué. Papa dit qu'Agnès n'a pas peur des lions, mais des mouches qui tournent autour. Il a beau insister que les petites bêtes ne mangent pas les grosses, elle s'affole pour un rien.

Il y a deux ans, elle avait été sélectionnée par son lycée pour représenter la France au CISV, le Children International Summer Village. La directrice l'avait choisie parce qu'elle parlait déjà pas mal l'anglais et travaillait bien. La famille devait seulement payer le prix du charter. Une quinzaine de pays avaient envoyé quatre gosses, deux élèves de sixième de l'Académie de Paris et deux de Bordeaux, dans ce camp de vacances qui ressemblait au service militaire. Elle avait détesté, mais passant chaque week-end dans une famille d'accueil, elle avait sympathisé avec les Kraus plutôt qu'avec les hyper-religieux qui avaient tenté de l'entraîner à l'église ! Elle faisait tout ce qu'elle pouvait pour tirer au flanc, passant son temps à l'infirmerie pour couper aux activités débiles, style lever de drapeau ou soirées folkloriques. Maman lui avait confectionné une robe de Niçoise à cet effet. Je lui suis gré de ses sympathies, car le début du séjour chez les Kraus est vraiment extra.

(insérer ici un extrait d'Agnès lisant son Journal)

Précédemment :
-2. Introduction à mon second roman

-1. Tour, détour, deux enfants
0. La révolution
1. J'ai 15 ans
2. Long Island
3. Noir et blanc

vendredi 6 janvier 2012

3. Noir et blanc


À peine arrivés voilà que cela sent déjà le roussi. Le ciel est plombé. Il faut toujours que les Américains en rajoutent. Comme une overdose de tout. Des automobiles longues comme dans un film de Tex Avery, des steaks qui débordent de l'assiette, des glaces au litre, des géants nourris au lait et aux corn flakes, des pointures de godasses qui frisent le cinquante, des écrans énormes, et cette gare aux proportions démentes... On a l'air tout petit. Nous le sommes pour de vrai, mais nous devons agir comme des grands. Des types à la mine patibulaire rôdent autour de Grand Central. C'est épais, visqueux, glauquard. Des mendiants, des junkies, des gens pressés. On se croirait sur la Bowery. Quoi faire ? Comme disait Lénine... Ce n'est pas une référence à citer par ici, le pays de la libre entreprise. Il est 18 heures, 6 p.m. Nous nous promenons tranquillement sur les grandes avenues qui sont toutes parallèles et bien rangées, avec des numéros pour que l'on s'y reconnaisse, quand nous entendons tirer des coups de feu à un peu plus d'une centaine de mètres. (courte ambiance polar à recréer avec musique idoine) Très vite, sirènes de police perçantes, blocage de la rue, nouveaux tirs, nettement plus fournis. New York. Ma curiosité doit s'effacer devant mes responsabilités de grand frère. Broadway, ce sera pour une autre fois ! J'attrape Agnès par la main et nous filons vers la gare routière à deux pas sur la Huitième. Nous nous engouffrons dans la station de bus. Nos bagages y sont déjà, enfermés dans un des coffres de la consigne. Le plafond me donne l'impression d'un truc lourd et oppressant.

Les émotions ça creuse ou cela donne envie d'aller aux chiottes. J'attends ma petite sœur qui va faire pipi. La foule du soir s'affaire, se croise et se bouscule. Agnès ressort furieuse, un peu froissée. Elle me raconte qu'un gros noir l'a embêtée dans les toilettes des femmes. C'est le bouchon qui fait déborder le vase. Ma petite sœur n'arrête pas de se plaindre que tout est crasseux. Je ne sais comment gérer l'agressivité de cette ville qu'en la fuyant illico presto. Cherchant une destination cohérente avec notre idée de faire le tour des States, je jette mon dévolu sur le premier Greyhound qui se dirige vers le nord, ce sera Buffalo. Un lévrier filant vers un bison ? Le nom sonne sympa ; en plus, c'est sur la route des chutes du Niagara.

En fait de sympa, c'est surtout moche, gris et sordide. Il faut dire qu'il est cinq heures du mat'. Après une sorte de petit déjeuner que nous avalons dans le self de la gare, nous remontons dans un bus qui se dirige vers la frontière, puisque les chutes sont de l'autre côté, au Canada. Notre abonnement aux Greyhound rend les choses faciles. Je fais attention que nos valises suivent bien et hop, en voiture Simone ! Nous dormons pendant le trajet, segmenté par les étapes. Le conducteur annonce les villes où nous nous arrêtons. La nuit, c'est un peu brutal. Toutes les lumières s'allument, ça gueule dans le haut-parleur, nous faisons quelques pas avant de remonter. Un Japonais, qui compte faire le tour des États Unis comme nous, apprend des mots à Agnès qui connaissait déjà ohio (ça se prononce comme l'État où l'on doit se rendre bientôt), sayonara, domo aligato, odozo, omedetto koursimasu gozaïmasu, je la vois qui compte sur ses doigts, ichi, ni, son, shi, go, roku, shichi... Lorsqu'elle s'endort, j'apprends qu'il est musicologue et se passionne pour la musique africaine. Il m'explique comment sont construites les phrases, avec des articulations syntaxiques comme le langage. Je n'y comprends pas grand chose, mais ses yeux s'illuminent lorsqu'il me raconte comment ça marche. Le mélange africain-japonais est surréaliste, on dirait un film de science-fiction avec des gros monstres en carton-pâte style King Kong ou Godzilla. Mes yeux se ferment comme le soleil se lève.

Précédemment :
-2. Introduction à mon second roman

-1. Tour, détour, deux enfants
0. La révolution
1. J'ai 15 ans
2. Long Island