70 Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Résultats de votre recherche de allum.

lundi 15 avril 2024

Apéro Labo et consorts sur la revue Bad Alchemy 123




Prequel de l’article de Rigobert Dittmann traduit de l'allemand tant bien que mal par mes soins, extrait de la rubrique nowjazz plink'n'plonk !

JEAN-JACQUES BIRGÉ a commencé la nouvelle année en chroniquant des documentaires sur Jacques Lacan, l'évocation de Bernard Vitet, "Maus" d'Art Spiegelman, "Le voyage dans la lune" de Méliès et les Disques de David Lynch. Et musicalement, nonobstant une rupture de canalisation d'eau, le 14 janvier un concert live au studio GRRR avec le violoniste MATHIAS LEVY, venu malgré la grippe, qui s'est distingué avec "Revisiting Grappelli" et "Les Démons Familiers" et qui a déjà joué "Tout Abus Sera Puni" avec Birgé & Naïssam Jalal, et ANTONIN-TRI HOANG, lui aussi habitué du label GRRR, dont le registre va du Red Desert Orchestra d'Eve Risser à l'Orca Noise Unit. Ce dernier a utilisé des synthétiseurs, une clarinette, un sax alto et des percussions, tandis que JJB s'est intégré aux images sonores avec un sampler, des synthétiseurs Soma, une shahi baaja, une guimbarde et un ballon de baudruche. En résultent sept morceaux d'une 'expérience de mentalisme musical' proposée par Hoang : l'un des 30 auditeurs* écoute une minute piochée dans une playlist d’archives musicales, choisie au hasard et inaudible pour les autres, et décrit brièvement, mais de manière fleurie, ce qu'il a entendu, ce qui commence par déclencher des rires. C'est ainsi que sont nés 'Allumettes Paillasson', 'Particules fines', 'Au delà des galaxies', 'Un gros Sibérien', 'Le train ne s'arrête pas', 'Combat de chiens coréen' et 'Yemen', enchâssés dans Apéro Labo 1 (GRRR 3118, numérique). Seuls ces 'assistants' volontaires peuvent établir un lien avec ce qu'ils entendent, mais tous peuvent faire des comparaisons avec la description. Avec une bonne dose de magie, ces compositions instantanées déploient incontestablement une musique de chambre électroacoustique miraculeuse et un folklore ambiant exotique, avec un violon doux et frémissant ou dansant, le son de cithare de la shahi baaja, un triangle étincelant, des vagues de vrombissements, des lèvres sifflotantes, des 'coups de sabots', des touches de synthés, des sons flottants, de délicats pizzicati. Avec des éraflures rugueuses, des poussées 'russes' orchestrées qui s'élancent, des répétitions qui se balancent, du noise et des sons indescriptiblement terribles ou discrets. Narratif ? Cinématique ? Fantastique ? Le synthé se déplace, double tonalité de locomotive à vapeur, sur un violon monosyllabique qui tire des fils, intime et dansant, et sur une clarinette rugueuse qui suit le mouvement. Le groove de la guimbarde, les harmoniques sifflantes, le son d’une vielle fendue, le chant guttural du chaman et le ballon de baudruche gémissant créent des canards-chats (comme le Dr Moreau chez H. G. Wells ou le Dr Baxter dans "Poor Things") ; d'autres expériences inouïes donnent naissance à des chiens au museau cousu. Et pour finir, la radio-pop déformée, les rythmiques animées, entourées de bruits et le pizzicato dégoulinant dépeignent un autre Yémen. Les Parisiens s'étonnent et rient. Et c'est bien ainsi - rire et jouer et s'étonner et rire.

Le temps passé avec Birgé ne serait pas complet sans un nouveau regard sur www.drame.org/blog, où il nous offre une réécoute de '¡Vivan Las Utopias!', la contribution entraînante d'Un Drame à "Buenaventura Durruti" (1996), chantée par la fille de Birgé, Elsa, alors âgée de 11 ans. Ce qui déclenche involontairement un flashback nostalgique vers →Nato, le fantastique label fondé en 1980 par Jean Rochard. Il va sans dire que JJB fait front sans faiblir contre l'exploitation de l'homme par l'homme, le crime organisé, la manipulation de masse, le cynisme et le défaitisme. Ancré dans le quotidien, il s'insurge contre la date limite de consommation (DLC) en tant que gaspillage alimentaire. Reste à saluer l'édition anglaise de "Underground, The illustrated Bible of Cursed Rockers and High Priestesses of Sound" d'Arnaud Le Gouëfflec & Nicolas Moog, dans laquelle - aux côtés de Daniel Johnston, Moondog, Nico, The Residents, Sun Ra ou Yma Sumac - Un D.M.I. se voit confirmer, avec Boris Vian, Colette Magny, Brigitte Fontaine et Eliane Radigue, sa prétention française au statut de 'weirdo' (bizarre, vous avez dit bizarre ?).



La suite de l’article, déjà publiée le 18 mars dernier, concerne essentiellement l'album Codex, qui fait figure d'Apéro Labo 2, avec l'altiste Maëlle Desbrosses et la tubiste Fanny Meteier.

mardi 9 avril 2024

Les fables de La Fontaine en rébus


Trois petits fascicules sont tombés dans ma boîte aux lettres. J'aurais aimé vous raconter cela en images, mais il n'y a pas assez d'émojis sur ma palette. À raison d'un livre par fable et d'un vers par page, Pablo Cueco et Denis Bourdaud ont donc choisi La cigale et la fourmi, Le lièvre et la tortue et Le loup et l'agneau pour commencer. En fait ce n'est pas un début, mais c'est certainement un combat. Le musicien et le dessinateur ont déjà œuvré dans Mon Lapin Quotidien, Les Allumés du Jazz et Les enragés du rébus. Chaque fable est intégrale et permet ainsi aux dysrébusiques se rappelant tout de même leurs récitations à l'école primaire de suivre la pensée imagée des auteurs. Il est sinon très amusant de découvrir comment ils s'y sont pris à force de liaisons savantes.
Mes amis connaissent mon appétence pour les rébus lorsque vient leur anniversaire. Or je n'invente rien. Je me sers tout simplement de Rebus-O-Matic, le site de Mathias Franck. C'est Mathias qui développa toutes les applications des Inéditeurs dont je fis la musique et le design sonore : le leporello Boum ! de Mikaël Cixous, l'oracle muet DigDeep de Sonia Cruchon et mon roman augmenté USA 1968 deux enfants. Je crois que seul le premier est actuellement téléchargeable sur tablette, les deux autres sont en attente de mises à jour, mais j'envisage une version papier d'USA 1968 pour bientôt. Quant au Rebus-O-Matic, il permet d'écrire en rébus ou de répondre à des devinettes.
Comme je n'ai rien à souhaiter à personne aujourd'hui, qu'il y a longtemps que Pablo et moi n'avons pas joué ensemble, je me plonge dans ses fables avec délectation...

→ Pablo Cueco et Denis Bourdaud, Les fables de La Fontaine en rébus, ed. Qupé, dist. Amalia, 20€ les trois livraison comprise

lundi 12 février 2024

Petit & Roy dans la boîte rouge


Le joli coffret en carton rouge marque d'emblée l'aspect artisanal de l'entreprise. Il abrite deux CD accompagnés de petits livrets avec des textes de Hervé Péjaudier et une préface de Jean Rochard. L'objet justifie donc son acquisition plutôt que quelque version dématérialisée qui, de toute manière, convient mal à ce type de musique, des improvisations à deux voix pour alto (Guillaume Roy) et violoncelle (Didier Petit) que l'on retrouve dans le deuxième disque en trio, successivement avec le chanteur Kristof Hiriart, la clarinettiste Catherine Delaunay, le percussionniste-électronicien Michele Rabbia, Daunik Lazro au sax baryton, Yaping Wang au guqin (sorte de cithare chinoise) et Christiane Bopp au trombone.
Les cordes de Petit et Roy me font penser à un essaim dont la densité excite la charge électrique. Si Petit joua un temps avec des abeilles, il est souvent pieds nus, avec l'habitude de se promener la crosse sur l'épaule. Quant à Roy il a souvent croisé le fer au sein du Quatuor IXI. Les deux musiciens volètent, tourbillonnent, se croisent, se fondent en un ballet hyménoptère donnant naissance à un hyperorganisme devant lequel ils s'effacent, leurs cordes individuelles dessinant chaîne et trame pour tisser une toile arachnide dans laquelle se prend l'histoire de la musique. J'écris "de la musique" comme si elle était une, mais elle est ici plusieurs, racines classiques et populaires, rhizomes de plus d'un mycélium. Le titre du premier album À l'est du soleil laisse penser que c'est encore la nuit...
Le second, Programmes communs, fait référence à des petits arrangements avec les vivants, comme un Tarot taoïste. Pour Le bateleur, Kristof Hiriart, "Langues comme une", articule un murmure, les cordes vocales se transformant en chant et cri au contact de celles de Petit et Roy, et pour L'amoureux, "Programme commun", le Basque frôle le lettrisme. Pour La prêtresse, Catherine Delaunay, "L'arbre à palabres", escalade les filetages du duo comme les branches d'un arbre dont les feuilles seraient des notes qui se ressemblent. Pour L'impératrice, Michele Rabbia, "La position du trépied", prend le temps des bruits de sa cité. Pour L'empereur, Daunik Lazro, "La vie des strates", laisse les archets imiter l'anche et la sienne prend son souffle, rauque et grinçante. Pour L'hiérophante, Yaping Wang, "Douceur carmin", en pince aussi savamment que sauvagement. Pour Le chariot, Christiane Bopp, "Souffle commun", signale délicatement que l'on est arrivés à bon port.

→ Petit Roy, À l'est du soleil + Programmes communs, coffret 2 CD In Situ, dist. Orkhêstra International et Allumés du Jazz

mercredi 31 janvier 2024

Actuel Remix = Goebbels Remix + Ensemble Modern Live Remix


À l'issue du concert électroacoustique solo de Xavier Garcia au Mans samedi dernier, je lui confiai que "je n'aurais pas fait mieux !". Entre musiciens jouant du même instrument, nous sommes souvent critiques. C'était de mon point de vue le plus beau compliment que je pouvais lui faire. Pourtant, lorsqu'il s'agit d'électronique, chacun/e a sa propre boîte à outils. Lors du concert de Xavier Garcia pendant le salon organisé par les Allumés du Jazz, je compris chaque geste, ou plus précisément, la raison d'être de chaque note ou mouvement. J'avais en face de moi un frère d'armes ou un cousin à la mode de Bretagne, encore que Xavier soit affilié à l'ARFI (Association à la Recherche d'un Folklore Imaginaire) implantée à Lyon depuis 1977. Il y a tout juste un mois j'avais déjà été emballé par son CD Labyrinthe d'une ligne.

Comme nous parlions ensemble de mon article, Xavier Garcia me remit son double CD de remix réalisé par Actuel Remix, duo qu'il forme avec Guy Villerd. Le propos était encore cette fois diablement alléchant. Les deux compères revisitent des pages de la musique contemporaine en les remixant avec des titres de grands noms de l’électro actuelle. Le premier volume est consacré à Heiner Goebbels, le second à l'Ensemble Modern. Rien de mieux pour exciter ma curiosité ! Je ne suis pas déçu. C'est de la musique de jeunes, entendre pour danser frénétiquement, à partir de matériaux inventifs et très variés. Goebbels, ancien jazzman créatif passé à la composition, se retrouve cadré par des samples rythmiques de Richie Hawtin, Ricardo Villalobos, Adam Beyer, Aphrodite, etc. Le second CD offre 17 remixes enregistrés live le 9 février 2017 lors de sa création au Festival Frankfurter Positionen où l'Ensemble Modern jouant Iannis Xenakis, Edgard Varèse, Michael Gordon, Sascha Dragićević, Dietmar Wiesner et Rainer Römer est mélangé aux samples de Mr Oizo, The Haxan Cloak, Klara Lewis, Thomas Schumacher, Nautic Depths, Fat Boy Slim et Richie Hawtin. Des musiciens de l'Ensemble Modern s'étaient cette fois joints aux deux électroniciens penchés sur leurs ordinateurs : Dietmar Wiesner à la flûte, Giorgos Panagioditis au violon, Alexandar Hadjiev au basson et contrebasson, Michael M. Kasper au violoncelle et Rainer Römer aux percussions. La musique est particulièrement vivante grâce à la présence des musiciens en chair et en os. La création sur Heiner Goebbels date d'un an plus tard au Festival de Vaulx-en-Velin, mais elle est retravaillée en studio par Xavier Garcia qui s'est chargé du mixage définitif.


La différence avec de nombreux musiciens électroniques vient de la composition au sens propre, à savoir l'équilibre dans le temps des forces en présence, l'architecture faisant souvent défaut aux improvisateurs et même parfois aux compositions préalables. La structure d'une pièce et son propos sont pour moi déterminants dans mon appréciation. Ici, alors on danse... Mais chaque pièce est une pochette-surprise qui ravit mes oreilles et me ferait presque bouger les jambes.

→ Actuel Remix, #02 Heiner Goebbels' Remix - #03 Ensemble Modern Live Remix, 2 CD ARFI, dist. Les Allumés du Jazz

samedi 27 janvier 2024

Salons du jazz


Aujourd'hui je fais un saut au Mans pour le Salon organisé par Les Allumés du Jazz, au Palais des Congrès et de la Culture. Je regrette d'avoir été si accaparé par le travail et le reste que le label GRRR n'a pu être présent sur un stand. Je me souviens du Premier Salon du Jazz et des Musiques Improvisées du 21 au 24 avril 1983 organisé par le JAPIF (Jazz Action Paris Ilde France). Sur la photo, Jack Lang (ministre de la Culture), Maurice Fleuret (directeur de la musique et de la danse), Jean Carabalona (responsable du jazz au ministère) et moi-même (de dos, en amorce) sur le stand des disques GRRR où était exposé le dragon, instrument de percussion conçu et réalisé par Bernard Vitet.


Sur une autre, Maurice Fleuret essaie le dragon. Je profite de ce petit voyage pour apporter les vinyles de Poudingue aux Allumés.


Peut-être que je me trompe et c'était le second Salon, parce que je trouve cette photo que j'ai prise de Francis Gorgé sur le stand GRRR du Salon du Jazz et des Musiques Improvisées organisé par le Japif en 1981 !

lundi 22 janvier 2024

D'ange en danger


Il y a quelque temps j'ai raté une marche en descendant l'escalier. Trois heures du matin. N'ayant pas allumé la lumière, j'ai cru être arrivé, mais non. Et j'ai volé. L'atterrissage s'est passé sans mal, sur les avant-bras qui doivent être solides. Mais j'ai volé, sensation exceptionnelle, dilatation du temps, rêve à moitié réveillé. Ce saut de l'ange m'a rappelé un petit article du 2 avril 2012 à propos d'une affiche collée sur le mur du second étage (et le poème de Jean Cocteau, L'ange Heurtebise)...



D'ange en danger il n'y a que l'air. En équilibre sur le mur de l'escalier, celui-ci s'emberlificotera-t-il les pinceaux ? Dévalera-t-il les deux étages sans pouvoir se rattraper ? Bourré de bonnes intentions, ivre peut-être [...] ? [...] Pendant ce temps notre ange se sera fait la malle sans se faire mal. On l'aura vu se promener sur les quais, toujours aussi maladroit. Il n'y est déjà plus, même si la photo fait foi, deux fois même, c'est certain. Il sera rentré au bercail...


C'est un garçon, clament des amis prêts à gentiment se chamailler pour un oui, pour un nom difficile à trouver. On n'accouche pas d'un ange tous les jours. Il faut savoir savourer son plaisir. S'accorder. Ella et Pitr mettent tout le monde d'accord. Malins. Ah ce que c'est beau, l'amour !

vendredi 19 janvier 2024

Les disques de David Lynch


En feuilletant le numéro spécial des Cahiers du Cinéma consacré à David Lynch, je suis surpris de l'absence quasi totale de référence à ses disques, sauf une note un peu méprisante, alors que Crazy Clown Time et The Big Dream, sortis sous son nom seul, méritent autant que ses films ou ses œuvres plastiques de figurer dans le panthéon lynchien. Je reproduis donc deux articles parus le 9 avril 2012 et le 14 novembre 2018, le premier sur Crazy Clown Time, le second sur Thought Gang, celui-là réalisé avec Angelo Badalamenti, son compositeur attitré qui n'a jamais fait que se fondre dans l'univers du cinéaste. Lynch n'a pas non plus inventé le design sonore au cinéma comme le suggère l'un des commentateurs (compositeur inculte !) de la revue (les exemples antérieurs sont légion depuis l'avènement du parlant avec par exemple Lang, Barnet ou Epstein), mais le son dans ses films participe autant que le reste à créer un monde unique et fascinant, médium si mal traité dans l'histoire du cinéma. À noter que dans sa version anglophone, Wikipedia consacre une page à la discographie de Lynch.

Crazy Clown Time

Ce n'est qu'à la deuxième écoute que le premier disque solo de David Lynch accapare mon attention. J'avais cru entendre de l'électro-pop ou quelque trip hop à la Massive Attack alors que ce sont d'originales miniatures sonographiées où le réalisateur incarne un personnage différent pour chaque chanson. L'album s'ouvre sur Pinky's Dream avec la chanteuse Karen O, tous les autres morceaux étant interprétés par Lynch s'accompagnant à la guitare, au synthé et aux percussions, secondé par l'ingénieur du son Dean Hurley à la batterie, plus guitare, basse, synthé, orgue Hammond et programmation. L'ensemble, réalisé lors de diverses expérimentations en home studio, n'a été nullement envisagé pour la scène. J'avais été freiné par le second index, Good Day Today, banale house vocodée, mais dès le troisième, So Glad, une mayonnaise sordide vous attrape et ne vous lâche plus. Au quatrième, Noah's Ark, on identifie parfaitement l'univers lynchien développé dans ses films, un truc lugubre, susurré, avec une pédale monotone insidieuse et un rythme lent ou cardiaque que l'on retrouvera sur Football Game où le réalisateur chante comme s'il avait une patate chaude dans la bouche, quasi débile, comme sur I Know. Le tempo s'accélère sur Strange And productive Thinking avec un effet monotone du vocoder que le texte justifie cette fois pleinement. Retour à la rythmique pesante avec l'instrumental The Night Bell With Lightning et nouvelle accélération pour Stone's Gone Up. On arrive ainsi à Crazy Clown Time qui donne son nom à l'album.


Le clip vidéo dirigé par le réalisateur illustre mot à mot les paroles, mais quelques sons semblent avoir été ajoutés pour le film, à moins que la version audiovisuelle fasse ressortir des détails qui m'avaient échappé. Il en fourmille en effet des quantités tout au long de l'album. Si les cinéastes ont l'habitude de charger inutilement leur mixage avec de la musique redondante, la démarche inverse consistant à ajouter des sons à la version discographique pour transformer une chanson en court métrage dramatique est toujours passionnante. Les délires plaintifs du Lynch nasal se perpétuent sur These Are My Friends, Speed Roaster, Movin' on et She Rise Up sans rien apporter de nouveau à la compilation. Le bel objet graphique qui habille le disque reflète l'hermétisme glauque du cinéaste devenu ici compositeur d'une musique envoûtante. (Sunday Best Records, dist. Universal)

Thought Gang


Nombreux fans du cinéma de David Lynch ignorent qu'il peint ou qu'il a enregistré des disques aussi allumés que ses films. Mon préféré reste Crazy Clown Time où il incarne des personnages, transformant chaque chanson techno-rock en petit court métrage audio. L'album Thought Gang, composé avec son compositeur de films attitré Angelo Badalamenti, est du même acabit, même s'il est plus abstrait. Ce ne sont pas des chansons, mais des évocations musicales que Lynch a imaginées comme des courtes histoires...


Bien qu'il sorte aujourd'hui, l'objet n'est pas une nouveauté puisqu'il a été enregistré de 1991 à 1993, entre la saison 2 de Twin Peaks et le début de la production de Fire Walk With Me. Lynch en a d'ailleurs utilisé des bouts pour ses publicités Adidas, la série HBO Hotel Room (Logic & Common Sense), Mulholland Drive, Inland Empire, Fire Walk With Me (A Real Indication et The Black Dog Runs at Night) et la saison 3 de Twin Peaks (Frank 2000, Summer Night Noise, Logic and Common Sense). Le résultat est très excitant, mélange de free jazz, de rock déglingué, de cymbales noise et de spoken word. Filtrer sa voix avec un son téléphone fait automatiquement glisser le morceau vers la fiction. Ce mélange expérimental ne surprendra pas pour autant les amateurs de musiques improvisées...


Les consignes d'improvisation aux musiciens sont parfois rigolotes : « Imaginez que vous êtes un poulet avec la tête tranchée et que vous courez avec un millier de dollars dans le gosier ! » Angelo Badalamenti pose sa voix et joue des claviers, David Lynch est aux percussions et joue un peu de guitare et de synthé. Ils se sont adjoints le bassiste Reggie Hamilton, le batteur Gerry Brown, le claviériste-souffleur Tom Ranier, plus Vinnie Bell à la guitare, Buster Williams à la basse et Grady Tate à la batterie sur A Real Indication, tous des musiciens de jazz ! Sur Summer Night Noise Lynch dit à ses gars : « Ça commence vraiment, vraiment calme... Pensez à une nuit d’été : des insectes, une petite brise, l'herbe dans le vent... Et au loin arrive une tempête... Elle s'approche... Et se rapproche... Et elle se déchaîne, c'est simplement une violente tempête d'été avec le tonnerre et les éclairs... Et puis ça va, ça se calme et ça s'éloigne... Et ensuite nous sommes de retour à un calme humide et humide. » Lynch appelle tout cela de la "musique moderne". J'imagine que ce doit être un parallèle avec son cinéma moderne, une manière pour lui de s'affranchir de la grille de formatage des chansons !

→ David Lynch & Angelo Badalamenti, Thought Gang, Sacred Bones Records, CD/LP/Bandcamp

jeudi 18 janvier 2024

Apéro Labo 1 est en ligne !


Le 1er janvier j'évoquai les raisons de mon choix d'enregistrer mes prochaines rencontres musicales en public au Studio GRRR. À l'usage je me rends compte que cela donne autant de travail que jouer dans une salle de concert traditionnelle, mais les conditions techniques et humaines sont autrement plus gratifiantes. Jusqu'ici, en 36 rencontres fabuleuses pendant une douzaine d'années, j'avais nommé Pique-nique au labo ces journées où j'invitais un musicien ou une musicienne à choisir un ou une troisième pour enregistrer un album en une journée, pour le publier aussitôt gratuitement en lecture ou téléchargement. Trois CD physiques (volumes 1-2 et 3) réfléchissent ces expériences étonnantes où je publiais dans l'ordre et pratiquement sans montage nos exploits. L'idée était toujours de jouer pour se rencontrer et non l'inverse comme on en a l'habitude, donc, autant que possible, des artistes qui s'estiment, mais n'avaient jamais performé ensemble. Je me débrouillais chaque fois pour concocter un menu de déjeuner en accord avec leurs goûts. Avec Apéro Labo les agapes ont lieu à l'issue du concert, partagé avec les spectateurs et spectatrices. Donc dimanche dernier marquait la première d'une série que j'espère longue, à raison d'environ un concert ou performance par mois. J'envisage en effet d'autres prestations comme, par exemple, des lectures, ou aux beaux jours des danseurs dans le jardin avec un dispositif instrumental plus sommaire que les ressources du studio. C'est encore tout frais, mais la réception de cette première me donne vraiment envie de continuer...
Le violoniste Mathias Lévy était venu malgré une grippe carabinée qui le collerait au lit les jours suivants. Évidemment, comme tous les artistes, il se laissa porter par le feu de l'action. Je me souviens d'un concert au Gibus en 1974 avec Lard Free où l'on dut me porter en scène et m'en faire descendre, apprenant le lendemain que j'avais une hépatite virale qui m'annihilerait pendant trois semaines. L'invention et le lyrisme de Mathias sont néanmoins toujours aussi bouleversants. Quant au saxophoniste Antonin-Tri Hoang, s'il joua pas mal de clarinette, il avait apporté un petit synthétiseur qui sembla l'exciter cet après-midi-là plus que ses anches. L'instrument a beau être tout petit, Antonin le maîtrise avec la même virtuosité que tout ce qu'il fabrique, et j'étais surpris de ne pas être gêné comme cela peut m'arriver lorsque je joue avec un autre électronicien, ne sachant plus qui fait quoi dans le mixage général. De plus, il avait conçu un protocole participatif avec le public tout à fait réjouissant. Je lui avais demandé d'y penser pour remplacer le tirage aléatoire des thèmes que nous devrions suivre lors de nos compositions instantanées, comme je l'ai souvent pratiqué lors de mes derniers concerts. Je lui avais aussi préalablement envoyé des dizaines de morceaux choisis pour compléter sa playlist de cinq heures, playlist où il piocherait en aléatoire une minute de musique à faire écouter au casque chaque fois à l'un/e de nos invités. L'élu/e pourrait alors commenter, pendant ou après, ce qu'il ou elle écoutait, sans que le reste du public ni nous-mêmes sachent de quoi il s'agit, et ce en évitant les termes musicaux. Ces évocations intimes devenaient ainsi la partition de ce que nous jouerions aussitôt.


Pour l'album Apéro Labo 1 qui paraît donc aujourd'hui, cinq jours après ce concert exécuté devant une trentaine de convives, j'ai conservé avant chaque pièce les interprétations "littéraires" des spectateurs/trices qui se sont chaque fois proposé/e/s pour jouer le jeu. J'ai choisi arbitrairement des titres relatifs à chacune. Se suivent : Allumettes Paillasson, Particules fines, Au delà des galaxies, Un gros Sibérien, Le train ne s'arrête jamais, Combat de chiens coréen, Yemen. J'avais un peu peur de mes qualités d'ingénieur du son, devant réalisé en permanence un double mixage, l'un avec tout le monde pour l'enregistrement, l'autre où seuls les instruments électroniques sont diffusés dans les quatre enceintes entourant le public. Je fus sauvé par le petit magnétophone Nagra ajouté parallèlement pour capter la voix de nos librettistes improvisés. Il faut que je m'y penche sérieusement, mais le son stéréophonique du baladeur est très proche du mixage à 24 voies beaucoup plus sophistiqué. Donc, aucune coupe, les morceaux dans l'ordre où ils furent joués, mais un mixage entièrement original. Comme lors des enregistrements des Pique-nique, je ne fais aucune correction (égalisation), ni à l'enregistrement, ni au mixage ; tout est dans la place des micros et l'écoute des musiciens. Par contre, pour le mixage je remets tout à plat, revoyant totalement les niveaux sonores de chacun, j'ajoute parfois un effet de réverbération sur un instrument, mais c'est tout de même un travail d'orfèvre. Il ne reste plus qu'à fabriquer la pochette et à mettre tout cela en ligne.

→ Birgé Hoang Lévy, Apéro Labo 1, GRRR 3118, gratuit en écoute et téléchargement sur drame.org et Bandcamp

Photo du trio © Martin Meissonnier

N.B.: Le second Apéro Labo aura lieu le dimanche 18 févier avec la tubiste Fanny Meteier et l'altiste Maëlle Desbrosses, superbe rencontre en perspective ! Et l'apéro sera cette fois végétarien. M'écrire si vous désirez y assister. Les places étant limitées et très convoitées, et le bouche à oreille fonctionnant à vitesse V, c'est déjà presque complet. Mais vous pouvez préciser si vous désirez participer à une prochaine, et nous vous enverrons l'annonce en priorité.

mercredi 17 janvier 2024

Jean Morières, dix ans déjà


Jeudi 18 janvier à 20H30 au JAM, 100 rue Ferdinand de Lesseps à Montpellier, nous serons une vingtaine de musiciens et musiciennes à rendre hommage à notre camarade Jean Morières qui nous a quittés il y a dix ans. Pour ces Suites, se produiront Philippe Allain-Dupré (flûte traversière), Agnès Binet (accordéon), René Bosc (guitare, vidéo), François Cotinaud (clarinette, chant), François-Xavier Debray (basse), Pierre Diaz (saxophone soprano), Jérôme Dru (guitare), Denis Fournier (batterie, percussions), Olivier-Roman Garcia (guitare), Pascale Labbé (chant), Jerôme Lefèbvre (guitare), Gabriel Leonetti (trombone), Christophe Lombard (guitare), Jean-Baptiste Lombard (kamaycha), Michel Marre (trompette), Antoine Morières (batterie), Mathéo Morières (chant), Mathilde Morières (chant). Je m'accompagnerai au Terra pour un texte que j'avais demandé à Jean pour le Journal des Allumés. La question portait sur les occasions manquées. Je reproduis ici sa réponse ainsi que quelques articles publiés dans cette colonne.

À l’impossible, nul n’est tenu (17 avril 2018)

Il y a l'occasion manquée : le train en retard, l'accident, le rendez-vous raté. Derrière se profile le « si j'avais..., ma vie en eut peut-être été changée », avec tous les points d'interrogation qui l'accompagnent. Au fond, chaque jour est fait majoritairement de situations, de personnes, de livres, de lieux que l'on ne connaîtra jamais. Mais il y a aussi, plus énigmatique, plus douloureux : "l'occasion à manquer", par exemple les coups classiques du speaker aphone, de la grippe de rentrée des classes, la panne d'essence, le bouton disgracieux à un rendez-vous galant ; ou encore la star qui se prend les pieds dans le tapis, Poulidor, et pourquoi pas Lionel Jospin ou même Janis Joplin, Jimi Hendrix (quoique ces derniers, comme on dit, ne se soient pas ratés)… Il y a soudain comme une sorte de goulet d'étranglement, un enjeu incontournable ou décisif. Soudain, quelque chose en nous refuse la situation : notre vilain canard d'inconscient rechigne devant l'obstacle. Refus de la valeur, peur de l'échec ? Certes, mais le plus troublant est cette sensation étrange d'aimer échouer, comme si, en nous, un vilain diablotin cherchait à nous dicter la phrase à ne pas dire, le geste fatal, entraînant une sensation schizoïde fort désagréable. D'autant plus que, lorsqu’on en a pris conscience, vient ensuite la peur d'aimer échouer (ça se complique). Ce curieux phénomène cause de sérieux dommages à notre idée du libre-arbitre et remplit les cabinets (et les poches) des psychanalystes. Les optimistes peuvent se dire après coup : « j'ai échoué, mais au fond, je n'avais pas vraiment envie de réussir », reconnaissons hélas qu'en général, on ne désirait pas pour autant échouer, même si on y a réussi. Pour ma part, je me souviens d'une année pubertaire cauchemardesque au lycée qui s'est soldée par un redoublement de ma classe de quatrième. J'ai vécu lors de l'annonce de cet échec scolaire un soulagement, une volupté totale et inattendue. Plus que le redoublement lui-même, c'est ce sentiment qui à l'époque me bouleversa le plus et m’obligea ensuite à me poser quelques questions. L'idéal, c'est tout de même lorsque l'on peut dire, comme dans Les liaisons dangereuses, « ce n'est pas ma faute », cela demande beaucoup d'énergie pour s'en persuader, mais on y arrive. Par exemple, si je veux réussir à rater ce texte sur les occasions manquées, c'est très difficile. Si le texte est raté, c'est un succès, s'il est bon, c'est raté, donc encore réussi, je suis donc dans une totale impossibilité d'échouer. Au fait, l'ai-je bien descendu ?

Jean Morières s'est envolé (24 janvier 2014)


La terrible nouvelle nous assaille, rappelant la fragilité de nos existences. Il suffit qu'un fil casse pour que notre toile se replie à jamais sur nous-même comme un linceul qui nous colle à la peau, barque de fortune flottant sur le Styx, bulle de savon s'évaporant dans les nuages ou poignée de terre rejoignant le magma. Quelque soit le chemin chacun y trouve son élément. Il suffit d'un quart de seconde pour refaire le trajet à l'envers et le papillon redevient cocon. Certains départs sont trop précipités. Jean Morières n'aurait rien vu venir. Il savait respirer le bon air de la campagne, pratiquait la méditation avec la même discipline qu'il travaillait sa flûte zavrila, il aimait rire et chanter. Mardi après-midi le coup l'a frappé en haut d'une petite colline comme il se promenait dans la garrigue. Tout s'est arrêté sans prévenir. À Pascale, à Mathilde, Antoine et Fani, il laisse une foule d'images, de sons, de paroles, de gestes, de sentiments où son esprit critique se vêt d'humour et de tendresse. Mais ce soir, plutôt qu'à sa flûte apaisée et rêvée je choisis de le réentendre endosser l'enveloppe de son double mordant, le caustique Eddy Bitoire, pseudonyme non dupe de ce que nous réserve l'avenir. À plus tard.

Hommage à Jean Morières 1951-2014 (22 janvier 2015)


[...] Rien ne laissait prévoir cette disparition prématurée qui nous priverait de son humour, de ses pensées, de son amitié et de sa musique si nous n'y prenions pas garde. Un an plus tard sa famille et ses amis [avaient] décidé de lui rendre hommage en organisant un concert impromptu. [S'étaient succédés] le pianiste Florestan Boutin, le flûtiste Bruno Meillier, un trio formé de l'accordéoniste Agnès Binet, du saxophoniste François Cotinaud et du guitariste Jérôme Lefebvre, le guitariste Olivier Benoit, le clarinettiste Sylvain Kassap, et ma pomme. Ses témoignages en direct [étaient] entrecoupés de films de Mathilde Morières (Autour de la zavrila, Un bon snob nu, Le cirque de chambre, Modus Operandi, La vie à Montignargues, Musique et vie, Eddy Bitoire). Sa compagne Pascale Labbé, ainsi que Fani et Antoine [étaient] évidemment là également.


- Esprit es-tu là ?, le dernier album de Jean Morières en duo avec Florestan Boutin est un modèle de délicatesse. Japonaiserie à la manière de Van Gogh, c'est un pont sous la pluie, un arbre en fleurs, une miniature d'ukiyo-e gravée sur le bois de la table d'harmonie et autour du cylindre de buis. Le piano préparé accompagne la flûte zavrila que Jean avait inventée à sa mesure et qu'il faudrait bien qu'un musicien adopte pour qu'elle continue à vibrer. Que son esprit se manifeste dans le bois. Enregistré le 5 juin 2012 au Conservatoire de Montreuil, le disque qui tourne sur la table ne porte pas d'étiquette. Sans label, il n'est qu'une émanation. Impalpable, la musique est devenue celle des sphères.

Les chansons nâvrantes d'Eddy Bitoire (27 avril 2012)


Les chansons décalées ont toujours été une tradition. Au siècle dernier, Georgius, Fredo Minablo et sa Pizza Musicale (un des nombreux pseudonymes de Boris Vian), Bobby Lapointe, Édouard, Pierre Perret, Licence IV, Les inconnus, et combien de chansonniers, ont remonté le moral à plus d'un désespéré. Même Jacques Dutronc, alors directeur artistique, se lança accidentellement dans la chanson pour rigoler. Chez eux il existe une distance que ne véhiculent pas les comiques avérés comme Fernandel ou Bourvil, encore que la frontière soit mince. Le second degré existe-t-il ou est-ce une manière coupable d'assumer ses amours inavouables ?



Nous avons peu d'informations sur la carrière d'Eddy Bitoire. Certains aficionados du jazz prétendent avoir reconnu un souffleur inventif dont la musique échappe aux canons à la mode. Raison de plus pour Eddy, tenté par l'exercice et convoquant toute la famille des potes pour réaliser ses chansons nâvrantes (l'accent circonflexe est paraît-il une piste pour l'identifier). Quitte ou double ? Sur SoundCloud, on pourra également écouter Bingo, Méfie-toi, P le 1, Courbez-vous, Un alien, Ce que j'aime chez toi, J'bute sur Nietzsche, Benoit, I Speck The Prues, Une maladie rare, Qui donc ?, Une tomate, Dis au revoir, Les gâteaux secs...


Clips réalisés respectivement par Cyril Laucournet et Jenifer Titi.

Le fantôme de John (18 décembre 2015)


Mathilde Morières a mis en ligne une première mouture du film sur son père, le musicien Jean Morières, compositeur, improvisateur et inventeur de la flûte zavrila, disparu brusquement en janvier 2014. Elle a découpé ce très bel hommage en trois parties : Épreuve #1-Rien n'est vraiment perdu, Épreuve #2-Depuis que je voyage en musique..., Épreuve #3-La mort tout le monde s'en fout, le vide qu'elle laisse, ça... Il commence avec le concert auquel neuf d'entre de ses amis participèrent un an plus tard avec le pianiste Florestan Boutin. Dans les parties suivantes Mathilde s'inspirera de la musique jouée ce jour-là pour s'enfoncer dans les archives qu'elle a filmées les années précédentes lorsque Jean était là. Le fantôme de John joue des strates du temps qui communiquent par des portes que l'on peut croire imaginaires, quatrième dimension où la musique prend la clef des chants. Cette première partie respire le silence : un solo de Jean à la flûte zavrila, l'enregistrement à Radio France d'Un bon snob nu avec sa compagne chanteuse Pascale Labbé qui rejoint ensuite le clarinettiste Sylvain Kassap avant que ne résonne la harpe de porte que j'ai accrochée sur celle des toilettes...


Agnès Binet et Jean à la zavrila entament la seconde partie, mais il est ensuite remplacé par le saxophoniste François Cotinaud à la clarinette, le guitariste Jérôme Lefèbvre et la même accordéoniste tandis que nous partons en ballade, tant dans le montage qui s'accélère que dans les paysages géographiques et musicaux qui se succèdent. La fantaisie de Jean se révèle alors autant que ses préoccupations philosophiques et poétiques. Mathilde nous interroge tous les deux à Bagnolet sur l'époque de notre adolescence, avec Scotch entre nous deux qui se laisse caresser voluptueusement. Antoine et Fani, frère et sœur de Mathilde, se joignent à la délicate sarabande...


Jean accorde ma harpe de porte avant que nous répondions à Mathilde sur la créativité et la liberté. Jean aimait inventer des aphorismes et déconner sérieusement. À mon tour j'adapte l'une de nos interminables discussions pour clavier sampleur. La mort rôde sans que nous y prenions garde. Les bestioles le sentent. Eddy Bitoire, le double moqueur de Jean, ne fait que de brèves apparitions, pas assez à mon goût, tant ses provocations caricaturales étaient spirituelles et drôles. En clôture du concert au Conservatoire de Clichy-la-Garenne nous soutenons tous ensemble Pascale qui craque de la cruelle absence de Jean. Mais Mathilde le fait revivre par ses images et par la musique, une lande éternelle où nous allons de temps en temps voir là-bas si nous y sommes ou comment nous y serions, accostant alternativement aux rives du deuil et des naissances.

Eddy Bitoire, poète du quotidien (11 janvier 2022)


Samedi le facteur dépose dans ma boîte aux lettres un Colissimo très attendu, mais je ne sais pas exactement ce qu'il y a dedans. Le cachet de la poste indique que le paquet a été envoyé de Saint-Geniès-de-Malgoirès dans le Gard. De son vivant, j'exhortais Eddy Bitoire à sortir ses chansons nâvrantes dont j'adorais l'humour franchouillard qui me rappelle Boris Vian, Henri Salvador ou les frères Lefdup. Bitoire c'est la face Hyde du Docteur Jekill, parce qu'on peut être franchement surpris par autant de déconnade lorsqu'on connaît la sobriété de ses disques de flûte solo et le sérieux de son esprit critique sur le monde et l'autre monde. Si les paroles sont parfois scatologiques, souvent grinçantes, les pastiches musicaux sont réalisés avec le plus grand soin sans négliger une bonne dose de salutaire foutage de gueule. Après la disparition brutale de Bitoire, sa famille aura mis sept ans pour publier ce fabuleux coffret, indispensable cadeau à se faire ou à offrir à celles et ceux qu'on aime, histoire de leur rappeler que la vie est courte et qu'il faut surtout la traverser joyeusement sans emmerder les autres. J'utilise un terme galvaudé par un président de la république, le pire que le système nous aura imposé (jusqu'ici) et à qui Bitoire, s'il l'avait connu, n'aurait pas manqué de tailler un short riquiqui à sa mesure. Mais qu'y a-t-il donc dans ce coffret en carton gauffré ?


Je sors d'abord la bouteille de bière de la brasserie du Lez avec la magnifique étiquette où Bitoire pose avec son micro, le mieux placé pour exprimer ce qu'il pense de ce qu'est devenue notre société qui part à vau-l'eau. Dans un filet à provision vert pomme sont glissés un superbe livre illustré et deux CD, soit les deux volumes des "meilleurs succès écrits, composés et interprétés par le poète du quotidien", pas moins de 28 chansons dont on retrouve les paroles dans l'épais ouvrage illustré remarquablement mis en page. Chacune est accompagnée des circonstances de sa création ou d'un passage de la vie aventureuse du héros ainsi que de conseils avisés, culinaires ou de bricolage. Si je connaissais la plupart de celles du premier CD, je découvre les plus récentes, souvent plus dures et plus amères. Comme le secret sera vite éventé, oserai-je suggérer d'en profiter pour écouter les œuvres "sérieuses" de Jean Morières, le musicien qui se cache derrière le pseudo canulardesque, saxophoniste de jazz passé à la flûte zavrila, un instrument chromatique de son invention. Notre ami nous manque cruellement, tant pour les discussions prises de tête où nous refaisions le monde que pour les parties de franche rigolade où nous profitions à fond de la vie. Ce coffret rend génialement hommage au camarade qui nous a quittés prématurément en haut d'une petite colline de sa garrigue. Ils sont quatre à s'être investis dans ce projet posthume : tout le monde chante et joue de plein d'instruments, Jérôme Dru qui a aussi réalisé le livre, texte et graphisme, Antoine Morières, le fiston, qui a compilé, mixé et masterisé les deux disques, Pascale Labbé, la compagne de Jean. En coulisses leurs deux filles, Mathilde et Fani. Il y a dix ans j'avais affiché deux clips d'Eddy Bitoire qui annonçaient la suite. La voici et ça fait du bien par où que ça passe, mais attention, c'est cru !

→ Eddy Bitoire, le poète du quotidien , coffret 40€ envoi compris avec la bière, le filet à provision, le livre et les 2 CD, ed. Franchemencq, par Paypal (pascale.labbe1@free.fr) ou par chèque à l'ordre de Pascale Labbé, 2 rue de l'Église, 30190 Montignargues

vendredi 5 janvier 2024

Éric Vernhes en 5 articles



ÉRIC VERNHES, SCULPTEUR AUDIOVISUEL
Article du 1er décembre 2011

D'origine architecte, Éric Vernhes est connu pour sa collaboration vidéo en temps réel avec de nombreux musiciens improvisateurs tels Serge Adam, Benoît Delbecq, Marc Chalosse, Yves Dormoy, Gilles Coronado, au théâtre avec Irène Jacob ou Jean-Michel Ribes, ou encore avec les rockers Alain Bashung ou Rodolphe Burger. Chaque fois qu'il attaque un nouveau médium, il doit trouver des solutions techniques inédites pour servir son propos. Qu'il aborde [...] la sculpture en cinéaste n'a rien d'étonnant. Ses œuvres sont parlantes, même si l'adjectif "sonores" serait plus approprié, sa narration se jouant autant dans le temps que dans l'espace.


Fukushima - Les témoins est un hommage direct au Japon, par ses lignes épurées, ses composants électroniques apparents et le non-dit qu'évoquent les sons sismographiques de déchirement ou les petites gouttes pendulaires. La calligraphie de Yokari Fujiwara entérine la catastrophe : « le tonnerre se tenait là, à l'intérieur du silence / l'enfant ne sait pas ce qu'a vu le père qui ne voit pas ce que vivra l'enfant. Ils avancent, aveugles / l'avenir nous échappe comme l'eau s'écoule et les larmes de Fukushima deviennent océan ». Vernhes précise : j'ai laissé la colère. Je voulais juste exprimer une empathie. J'ai donc cherché un médium des plus délicats en m'inspirant de l'Ikebana, du Sumi-e, ainsi que d'un souvenir d'enfance qui m'est cher: celui des sculptures cybernétiques de Peter Vogel. Il a fallu apprendre. Cela à donc été assez long. Suffisamment long pour que, de tout ce que je croyais vouloir dire, il ne reste qu'une trentaine de mots articulés par trois témoins.


Fukushima - La chambre nous attire dans un aquarium où les corps ont du mal à se mouvoir, perturbés par les radiations qui traversent le miroir. Nous assistons impuissants au spectacle de la mort, nous réfugiant dans un corps à corps, ultime planche de salut de l'amour face au crime organisé. Le dispositif est un théâtre optique de Raynaud, fondu entre l'aquarium bien réel et une image virtuelle qui flotte dans l'eau.


Plus ludique, GPS#1 joue sur un retournement de situation. Notre géolocalisation ne donne aucune réponse, mais la voix nous interroge. Dans la présence factice de la forêt, elle va jusqu'à s'inquiéter de nos motivations. Quel but poursuivons-nous ?

MACHINES ANTHROPOÏDES
Article du 11 septembre 2013


Le terme anthropoïde évite de sexualiser les machines androïdes ou gynoïdes qu'Éric Vernhes assemble dans son laboratoire, même si le désir anime leur conception, puisant dans les profondeurs de l'inconscient ou les souvenirs les plus intimes. Pour matérialiser ses rêves et ses fantasmes l'artiste aura appris à maîtriser la matière, programmant les ordinateurs, assimilant l'électronique numérique comme l'analogique, filmant, soudant, sciant, collant, accumulant les techniques pour s'approcher de son modèle, au-delà de l'individu, le rapport humain, un entre-deux. La collection d'histoires qu'il a imaginées a pris corps à force de travail. Les machines tiennent leur esthétique seulement de leurs composants. De l'utilité Vernhes accouche d'une forme. Hériter du Villiers de L'Isle-Adam de L'Ève future ou de L'inhumaine de Marcel L'Herbier, Vernhes, qui partage avec Jules les visions critiques d'un futur imminent, fait danser les mains d'Orlac sur les claviers de L'interprète en se prêtant au jeu troublant de la musique. Dans l'accompagnement du film muet les deux interagissent, refusant qu'image ou son jouisse de quelque priorité.


Dans presque toutes ses œuvres, ce va-et-vient entre le spectateur et un miroir mécanique qui lui répond se rendent la politesse. Avec De notre nature, inspiré par Lucrèce, les mouvements des visiteurs projetés sur l'écran font bouger les billes d'acier dans une cymbale dont le son amplifié transforme à son tour les éclaboussures vectorielles de notre image décomposée, recomposée. Pour GPS1 ou GPS3 les voix synthétiques des GPS détournés jouent de la séduction des mots. C'est de l'impossible résolution que naissent le désir et la fascination.


Ayant déjà évoqué le travail d'Éric Vernhes dans cette colonne il ne me reste qu'à y projeter mon double, là, dans la nature des choses, spectre aux côtés du plasticien et de Jean-Jacques Palix, autre visiteur alter ego (arrêt sur image immortalisant la scène !)... Au rez-de-chaussée de la Galerie Charlot où sont exposées toutes ces œuvres [...], l'horloge de Ses nuits blanches donne aux films de famille d'étranges ondulations au rythme du balancier. Au sous-sol, les Témoins de Fukushima renvoient le son du vide qu'un transistor débranché transforme en bruit blanc. Enfants nous regardions les circuits imprimés comme des paysages, adultes nous survolons les villes en nous souvenant de nos enfantillages. Partout des cadres figent des instants d'images sur papier cotonné comme les traces abordables de machines qui prendront un jour la tangente, laissant leur créateur seul face à lui-même, Frankenstein dépassé par des créatures que s'approprie légitimement le public.

SPECTRES ET PRÉDICTIONS
Article du 31 octobre 2016


Faites-moi confiance. Allez-y ! C'est épatant. À deux pas de la rue de Bretagne, entre Arts et Métiers et République, Éric Vernhes a installé ses nouvelles pièces dont Intérieur est le morceau de résistance. Résistance est justement le titre de celle qui nous accueille à l'entrée de la Galerie Charlot. Une horloge rythme le temps du manque. Des sentences viennent se briser contre le cadre avec un bruit de verre brisé. Mais c'est un autre balancier qui attire mon œil. Il fait partie d'Intérieur, une installation sonore et visuelle composée d'un piano mécanique, d'un petit écran, d'une projection vidéo et de ce fichu balancier. Le temps s'écoule, le piano joue tout seul, des images extraites de films anciens défilent, une partition graphique se projette au-dessus du Yamaha midi. Comme dans toutes ses œuvres, l'aléatoire ravive sans cesse l'intérêt du spectateur. Car chez lui on n'est jamais visiteur. On reste, captivé, captif de ces machines infernales dont la complexité nous échappe, cachée sous l'élégance des formes. Le rond du poids rouge permute soudain avec les inscriptions hiéroglyphiques. Mais le piano joue toujours ses partitions contemporaines uniques qu'aurait adoré Conlon Nancarrow. Éric Vernhes a tout programmé lui-même sur le logiciel Max, mais il a aussi soudé le métal, poncé le bois, découpé le verre, converti les films super 8 trouvés aux Puces. Parce qu'en plus de fonctionner impeccablement, c'est beau et ça raconte des histoires, des tas d'histoires, une ouverture sur le rêve et un révélateur de l'inconscient. Qu'attendre de plus de l'art ?


[En 2013] Éric Vernhes exposait ses machines anthropoïdes. Deux ans plus tôt, la Galerie Charlot avait inauguré la première exposition de ce sculpteur audiovisuel dont les œuvres figurent toujours mes préférées parmi ceux qui utilisent les nouvelles technologies pour mettre en scène leur art. Sur le mur d'en face sont posées Figures 1, 2 et 3, Saison 1, des ikebanas (l'art japonais de faire des bouquets de fleurs séchées), un assemblage d'aluminium, maillechort, papier enduit et de l'électronique pour faire marcher tout cela, pour qu'en sortent des images et des sons, miniatures délicates de nus qui s'animent devant nos yeux ébahis. Une dialectique entre la mort et le vivant est partout suggérée. La pluie, le vent, des voix chuchotées accompagnent les scènes bibliques ou mythologiques qui tournent, tournent longtemps après leur mort. Mais nous sommes bien vivants, et nous descendons au sous-sol admirer La Vague, encore un balancier ! Les mouvements de la petite fille sont synchronisés avec le va-et-vient de l'horloge. Lunaire, elle joue à attirer et repousser les vagues. On entend tout. Le sac et le ressac. Comment mieux illustrer l'astuce de Jean Cocteau : "Quand ces mystères nous dépassent, feignons d'en être les organisateurs." ? Les enfants ont ce terrible pouvoir de nous faire percevoir le temps qui file.


Face à elle, Gerridae permet au spectateur d'interagir en posant la main à plat sur son cadre. Les «insectes» électroniques de cette mare virtuelle se transforment en phrases selon la structure du Yi King déjà utilisée par John Cage, 64 hexagrammes, autant d'ouvertures vers l'interprétation de chacun, chacune. Le générateur de texte mis au point par Jean-Pierre Balpe et Samuel Szoniecky produit des propositions poétiques aléatoires dignes de quelque Pythie moderne.


Et vous manqueriez cela ? Ce n'est pas sérieux ! Ne laissez pas traîner ces œuvres pour que vos enfants s'en emparent sans que vous n'y voyez rien... Au premier abord elles sont si ludiques. Mais très vite, en vous y penchant, vous verrez apparaître le spectre de vos ancêtres ou les prédictions de l'avenir ! L'inconscient a tout enregistré. Libre à nous de le libérer ou pas de son cabinet noir !

→ Éric Vernhes, Intérieur, exposition à la Galerie Charlot, 47 rue Charlot 75003 Paris, jusqu'au 3 décembre 2016

PERSPECTIVES DU XXIIe SIÈCLE (13) : VIDÉO "DE VALLÉES EN VALLÉES"
Article du 2 juin 2020


De vallées en vallées est la deuxième vidéo du projet Perspectives du XXIIe siècle que j'ai reçue après Berceuse ionique de Sonia Cruchon. C'est évidemment une formidable surprise de découvrir comment Eric Vernhes l'a réalisée d'après le film muet de Segundo de Chomón, Le scarabée d'or. Cette idée lui est venue en écoutant la musique que j'ai composée, et elle colle magnifiquement à cette course folle sous les étoiles. Celle du Birgé guidait déjà les troupeaux vers les hauteurs ! Est-ce de circonstance virale, mais en regardant le magicien j'ai pensé à la phrase de Freud : "Je vous apporte la peste. Moi je ne crains rien. Je l'ai déjà."...
Replacer les musiciens dans l'espace, en particulier la nature qui aujourd'hui reprend ses droits après la sécheresse et les inondations qui ont suivi la catastrophe, fait apparaître l'exaltation qui s'est emparée d'eux. Emboîtant le pas à mes rythmes hypnotiques, le clarinettiste Antonin-Tri Hoang, le percussionniste Sylvain Lemêtre et Nicolas Chedmail, qui souffle simplement dans son embouchure, me rappellent la course folle des meules de foin des Saisons d'Artavazd Pelechian. La transposition est osée si l'on se réfère au troupeau perdu des Bulgares, aux appels au bétail des Peuls ou au chant de vacher asturien. Mais la magie autorise bien des choses !
Conseil : regardez le film en plein écran !


Jean-Jacques BIRGÉ
DE VALLÉES EN VALLÉES
Film réalisé par ERIC VERNHES

Jean-Jacques Birgé : clavier, phonographie
Antonin-Tri Hoang : clarinette basse
Nicolas Chedmail : souffle
Sylvain Lemêtre : percussion

Sources musicales :
Bulgares (Région de Sofia). Musique à programme : "Le troupeau perdu". Flûte à bec
Peuls (territoire du Niger). Appels au bétail, 1948-1949
Asturiens. Chant de vacher : vaqueirada. Voix d’homme, tambourin (pandeiro). Région de Luarca, 1952

Source cinématographique :
Le scarabée d’or de Segundo de Chomón
Réalisateurs : Ferdinand Zecca et Segundo de Chomón
Scénario et cinématographie : Segundo de Chomón
Société de production : Pathé Frères, 1907

#14 du CD "Perspectives du XXIIe siècle"
MEG-AIMP 118, Archives Internationales de Musique Populaire - Musée d'Ethnographie de Genève
Direction éditoriale : Madeleine Leclair
Distribution (monde) : Word and Sound
Sortie le 19 juin 2020
Commande : https://www.ville-ge.ch/meg/publications_cd.php

Tous les articles concernant le CD Perspectives du XXIIe siècle

GERRIDAE
Article du 2 novembre 2022


Hier matin Éric Vernhes est venu installer l'édition d'artiste de sa pièce Gerridae. J'ai mis du temps à me décider. Lorsque je passais à son atelier, je la regardais et l'écoutais en me disant que j'allais craquer, mais le lendemain matin je trouvais plus raisonnable de produire un de mes disques avec ce que cela m'aurait coûté. Cela me démangeait. Mon ami a réalisé des œuvres extrêmement variées, ce qui n'est pas courant. La plupart des plasticiens reproduisent infiniment des variations du truc qui les caractérise et qu'ils ont mis du temps à trouver. Si des constantes évidemment existent, Éric renouvelle chaque fois les supports, les matériaux et la programmation puisqu'il s'agit presque tout le temps d'art cinétique. C'est à ce courant que les œuvres interactives sont assimilées. Cela exige de sa part un savoir faire incroyable, de la menuiserie à la ferronnerie, de l'électronique à l'informatique, de la musique au cinéma, de la conceptualisation à la poésie et j'en passe. Gerridae s'insère parfaitement dans mon environnement. Le cadre noir rappelle celui des deux photos d'Un son qu'Éric m'avait offert pour mes soixante ans, sans parler de mon nouveau réfrigérateur qui est noir mat. Quant aux couleurs des leds, autour, qui suivent celles qui s'animent dans le cadre, elles collent merveilleusement avec le kitch flavinien de l'escalier. Le son reste discret, bien proportionné à l'œuvre de 70x70 centimètres et au salon où Gerridae est accroché. Eric a dû percer le mur de 29 centimètres d'épaisseur pour qu'aucun fil ne soit visible sur la façade. J'adore son travail parce que passé l'esthétique réside une éthique, sorte d'histoire ouverte à laquelle le spectateur participe par son interprétation. Les œuvres purement plastiques m'ont toujours un peu ennuyé. Cinéphile jusqu'à la pointe des oreilles, j'ai besoin qu'on me raconte des histoires. Mais je préfère laisser la parole à l'auteur qui présente ainsi Gerridae, agrémenté de photographies et d'un petit film explicite :
Des fragments graphiques évoluent sur un écran. Leur modèle de comportement et d’interaction est inspiré de celui des araignées d’eau (Gerris, de la famille des Gerridae) à la surface d’un étang. Lorsque le spectateur s’approche et effleure le cadre de l’écran, les fragments se stabilisent et s’assemblent en une proposition poétique, cryptique, aléatoire mais néanmoins (si on le souhaite) divinatoire.
L’homme a toujours cherché à voir dans les manifestations naturelles autonomes (formes des nuages, vols des oiseaux…) des “signes” qui l’éclaireraient sur son devenir. Ne comprenant pas les raisons pour lesquelles un objet ou un organisme s’anime, il cherche obstinément une intentionnalité, une volonté extérieure à lui qui s’exprimerait par ce mouvement, puis fait intervenir un médiateur initié, l’oracle, pour transformer ces signes cryptés en messages intelligibles qui s’adresseraient exclusivement à lui-même. Ce réflexe anthropocentriste n’est pas l’apanage des tribus primitives. Même pour nous, l’idée du hasard et de l’absence de déterminisme divin dans l’origine de ces mouvements, telle qu’exprimée par les Epicuriens à propos des atomes, ne s’impose jamais d’elle-même (c’est pour cela que j’ai fait “De notre nature”) et est constamment à redécouvrir. J’en veux pour preuve cette phrase elliptique et mystérieuse, généralement lancée pour clore une discussion et que tout le monde à déjà entendu: “De toute façon, il n’y a pas de hasard…” Cette phrase sous-tend une proposition connexe qui est que, si on s’en donne la peine, “Tout s’explique.” Dans ces moments là, on parle généralement, non pas du mouvement des choses naturelles, mais du mouvement des choses que l’on ne comprend pas en général. Et si l’intention qui préside à ces mouvements n’est pas celle d’un dieu en bonne et due forme, il y a là l’affirmation d’un principe déterministe universel qui régente le monde. Il n’y a donc pas de hasard et pas d’insignifiant. Tout fait signe, tout fait sens. Il ne reste qu’à trouver le bon oracle. Gerridae est partie de l’idée que si tout fait sens, j’aurais alors plaisir à produire les signes, ou, tout du moins, le contexte dans lequel ces derniers peuvent émerger. (C’est, il me semble, le travail de l’artiste que de produire des signes). Dans Gerridae, je crée donc la mare aux insectes qui doit faire signe et je laisse au spectateur le choix du moment ou ceux-ci doivent s’exprimer. Lorsqu’il effleure le cadre de sa main, les “insectes” électroniques se transforment en phrase. J’ai utilisé la structure du Yi King ainsi que des propositions du générateur de texte mis au point par Jean-Pierre Balpe et Samuel Szoniecky pour obtenir des propositions poétiques aléatoires qui peuvent se rapprocher, si l’utilisateur veut le voir en ce sens, d’une divination cryptée. Je souhaite néanmoins qu’il y voit avant tout une poésie qui, tout autant que la prédiction, révèle des aspects insoupçonnés de ce dont elle parle.
L'inspiration du Yi King n'est pas faite pour me déplaire. Matérialiste fervent, je connais néanmoins le pouvoir magique des mots comme de toutes les œuvres de l'esprit. L'inconscient fait partie de cette poésie que je retrouve chez Cocteau, Lacan ou Godard, mes trois voix préférées, même au sens littéral. Question de rythme probablement, d'adéquation entre le sens et le ton certainement. Dans de rares moments où je perdis mes repères, consulter le Yi King m'a aidé à valider mes choix. En lisant John Cage je m'étais aperçu de son étonnante construction, identique à notre ADN avec ses 64 hexagrammes. La récente version du Yi Jing réalisée par Pierre Faure enterre définitivement la vieille traduction de Richard Wilhelm pour mille raisons. Et Gerridae de me susurrer : " l'entendement ne se distingue pas du rêve / ciel au-dessus d'une eau stagnante / le roi cherche dans tous les coins / et parle de l'amour / pas un puits ".

FAUT QUE ÇA BOUGE
Article du 29 novembre 2022


Éteint, Gerridae ressemble à un four encastré au design élégant. Il est assorti à mon réfrigérateur noir mat et au cadre d'Un son qu'Éric Vernhes m'avait offert il y a exactement dix ans. Allumé, un collectionneur avancerait qu'il se marie bien avec mes Gayffier, mes Yip, mon Séméniako, mon Clauss ou mon Rothko. Sauf que je n'ai pas de Rothko. Alors personne ne dira rien. On écoutera le son des pattes d'araignée qui irrite Elsa, mais qui me rappelle les percussions varésiennes de mes nuits sarajéviennes quand les flammes sortaient des canons. Je m'endormais aussitôt, doucement, comme on compte les moutons. C'est léger, délicat. On ne peut qu'admirer les formes et les couleurs qui bougent sans cesse jusqu'à ce qu'apparaissent des lettres, puis des mots, enfin des phrases.


Effleurer la ligne de métal. Et la machine d'Éric distille son poème. Chaque fois un nouveau : "le destin joue avec les mots et les images / un voile dans ton ciel / le dément chasse en trois saisons / et ose poser la question directement / leur narration n'avance pas." Tout s'efface aussitôt qu'on l'a lu. Et les lignes de texte de s'entrechoquer encore et encore. De temps en temps je baisse le son pour varier la bande son. Une voiture passe dans la rue. Le chat miaule pour sortir. Le téléphone sonne. Des voix. De la musique. Pas celle de l'écran. Une autre, que j'aurais choisie, par exemple. Là un solo de guitare de Tatiana Paris extrait de son album Gibbon. Par hasard ? Cela m'étonnerait. Un coup de dés...


La contemplation des ronds dans l'eau est fascinante. Les caractères s'entrechoquent. Les lignes sont faussement solidaires. Les ricochets cinétiques font exploser les bulles légères. À cette étape les phrases ne tiennent pas. Il faut attendre qu'elles se stabilisent. Je pique du nez. Trois à cinq heures de sommeil ne suffisent pas. Voilà plus d'un mois que ça dure ! Je vais manger un fruit.


Depuis deux jours je recopiais quatre terras de sons sur un minuscule disque SSD externe pour accélérer les temps de chargement lorsque je joue. Ouf, c'est réussi. Regarder la jauge qui se remplit, comme du temps où les ordinateurs étaient beaucoup plus lents, n'est pas palpitant. Je préfère me laisser hypnotiser par le psychédélisme cinétique de l'œuvre d'Éric. Et la musique. Ma musique. Celle dont j'ai une vague idée dans la tête et qui devient réelle dès que mes doigts se posent sur le clavier. En fait je n'y comprends rien. Je n'y ai jamais rien compris, même après l'avoir analysée, quasiment autopsiée puisqu'à ce moment-là elle ne peut qu'avoir été. Or chaque fois que j'y plonge elle me dépasse, comme si mes mains étaient celles d'Orlac, comme si un autre m'animait, que j'étais une marionnette. Même sensation lorsque je compose. Un autre pense à ma place. J'exécute. La création artistique serait-elle une forme de schizophrénie ? En tout cas, c'est une échappatoire, un moyen de supporter le réel, si toutefois il existe. C'est peut-être pour cela que j'aime Gerridae. Comme toutes les œuvres qui bougent, elle entre en résonance avec mon ciboulot. En perpétuel mouvement, elle livre ses oracles. N'est-ce pas ce que j'attends de toute création de l'esprit, qu'elle oriente mes choix ?

mercredi 27 décembre 2023

À notre place


Je relis cet article du 5 décembre 2011 à la lumière des douze années passées. Il est nécessaire de le resituer dans son contexte. Depuis, l'espoir est venu des artistes tandis que les médias s'enfonçaient majoritairement dans la banalité kleenex de l'audimat. Les jeunes musiciens sont beaucoup moins fascinés par les États Unis qu'ils ne l'étaient alors, assumant leurs racines multiples. Par contre, la place que la presse leur octroie ressemble à une peau de chagrin. Un journaliste de Télérama qui souhaitait écrire sur mon dernier concert s'est vu répondre que c'était "trop pointu" alors qu'il y a vingt ans je pouvais y avoir deux pages et il y a encore quatre ans me retrouver gratifié d'un "Beau Geste". L'espace consacré à l'art se voit considérablement étouffé par celui de la culture (je pense à Jean-Luc Godard qui avançait que la culture est la règle et l'art est l'exception). La barbarie ambiante aurait pourtant bien besoin des contrefeux de la sensibilité et de l'intelligence que seules la poésie incisive, la création critique et l'imagination débordante exposent.

Un artiste peut-il éviter de se poser la question de ses origines, entendre ici culturelles ? En 2007, pour le magazine Poptronics, j'avais développé le discours de la méthode qui m'est cher pour réaliser un pop'lab intitulé L'étincelle. Illustré et sonorisé, il préfigurait en cela mon roman La corde à linge paru [alors] sur publie.net [inaccessible depuis, comme mon second roman, USA 1968 deux enfants, qui pourrait être bientôt réédité sous format papier avec QR codes].

Discutant toujours avec le même ami journaliste, interlocuteur privilégié de Après le disque, ma lettre à la presse papier, et de mon article La presse jazz enterre son avenir, je m'interrogeai une fois de plus sur le rôle de la presse, ses responsabilités et ses démissions. Qu'elle soit spécialisée, ici musicale, ou généraliste dans ses pages culture, elle sert le plus souvent de vecteur de promotion à l'industrie culturelle [le plus souvent] américaine, ou, plus largement, anglo-saxonne. Les colonisés qui jouent du jazz comme à New York ou du rock comme à Londres se retrouvent parfaitement dans cette collaboration inconsciente qui encense leurs idoles, porte-drapeau de l'envahisseur. Mais qu'en est-il des artistes qui cherchent leur voix en composant avec toutes les influences subies, autant celles de leurs amours de jeunesse (comment aurions-nous pu échapper aux vagues du jazz, du rock, du rap ou de la techno ?) que de plus profondes, qui nous enracinent dans nos terroirs, ou matures, qui nous font nous interroger sur celles-ci ?

La chanson française ou les musiques classique et contemporaine n'ont-elles pas pour moi autant d'importance que les rythmes adoptés outre-atlantique ? Ils furent en effet importés directement d'Afrique, parfois avec escale aux Antilles ou en Amérique du Sud, et non issus de leurs propres terroirs, génocide indien oblige. Les esclaves ont payé leur tribut au nouveau monde. L'impérialisme culturel américain, un terme qui fait sans doute vieux jeu alors qu'il reflète plus que jamais la réalité, a annexé cet apport noir pour mieux conquérir le reste du monde. Je pense à ces bataillons "de couleur" qui ne se mélangeaient pas aux blancs pendant la seconde guerre mondiale. Car le jazz est arrivé en Europe avec l'armée de libération, en 1917 d'abord, en 44 ensuite, rapidement devenue d'occupation. Le swing s'est installé à grand renfort de dollars, ce qui n'enlève rien à ses qualités artistiques, mais fait regretter que ce soit au détriment des autres styles en vigueur. L'anglais, ici comme ailleurs, est devenu un nouvel espéranto.

Loin de moi l'idée de quelque protectionnisme comme il est pratiqué aux États Unis à l'égard de ce qui vient de l'extérieur, mais le besoin d'affirmer la part européenne, française ou parisienne qui est la mienne, comme celle de ma culture juive, pourquoi pas, tant que cela reste culturel et n'empiète pas sur la séparation de l'église et de l'État [ou ne sert pas à justifier le génocide commis actuellement par les criminels au pouvoir en Israël]. Les Européens, qu'ils composent de la musique populaire, entre autres des chansons, ou de la musique savante (que nous serions tentés d'appeler impopulaire [à l'instar de Robert Wyatt, bien mal en point ces derniers temps, lorsqu'il évoquait sa propre musique] !), doivent autant à Vienne qu'à Berlin, à Rome qu'à Barcelone, à Paris qu'à Lisbonne. Si Zappa, Cage, Ives, Ayler, Miles ou les Beatles ont pu m'influencer, ne suis-je également l'héritier de Berlioz, Debussy, Satie, Poulenc, Varèse, Kosma, Ferré ou Gainsbourg ? Mais aussi de Bach et Schönberg, Verdi et Granados, Weill et Rota... D'autres camarades pourraient tout aussi bien revendiquer les influences d'Afrique du nord ou d'Afrique centrale, des Antilles ou de certaines régions d'Asie, de la Corse ou de la Bretagne, tant l'hexagone est constitué d'une mozaïque de cultures, traces coloniales, invasions assimilées, diversité intégrée. Or nos revues musicales n'ont d'oreille que pour ce qui se décline en anglais, essentiellement soutenu par l'industrie culturelle américaine. [Ma critique des couves de Jazz Mag me vaut d'y être totalement interdit depuis une quinzaine d'années, drôle de conception du rôle de la presse !] On me fait remarquer que les petits Français ont leur place dans leurs colonnes, mais ce ne sont que des strapontins (si ma référence n'était pas sévèrement connotée j'ajouterais que leur infiltration tient de la cinquième colonne). Face au pouvoir hégémonique de l'Amérique, n'est-ce pas légitime de chercher à réfléchir sincèrement le paysage musical français et européen ? Les revues en question se trompent-elles de fonction ou manquent-elles d'ambition ? [Il existe heureusement des foyers de résistance comme le Journal des Allumés du Jazz ou le site Citizen Jazz qui étend sa curiosité à toute l'Europe. Tous deux sont d'accès gratuit !]

Le rôle de la presse est d'orienter le débat, de lancer des courants, de forcer la main des paresseux, d'ouvrir les oreilles de plus en plus formatées. En 1920, Henri Collet lança le Groupe des Six qui n'avaient pourtant pas grand chose de commun. En 1957, en nommant La Nouvelle Vague, Françoise Giroud dans L'Express rassemblait de jeunes cinéastes qui ne se ressemblaient guère. Je ne sais pas qui a baptisé la French Touch, mais combien de jeunes musiciens se sont enfoncés dans cette brèche et ont profité de l'aubaine ? [Il y a dix ans j'avais tenté de promouvoir "les Affranchis", mais pour que cela prenne il eut fallu que cela ne vienne pas de moi, m'a avoué un journaliste du magazine honteux qui fait l'impasse sur tout mon travail !] La presse ne peut se contenter de compter les points ou, pire, d'en donner. Elle doit prendre parti, générer des mouvements, s'investir dans l'action. La chanson française est animée de sursauts, les musiques improvisées issues des nouvelles traditions européennes ont généré quantité de ramifications, les musiques traditionnelles sont en perpétuelle révolution, les contemporains réexploitent enfin leurs origines au lieu de se fondre dans le même moule, mais les journalistes tardent à comprendre les enjeux dont ils sont les rapporteurs auprès du grand public à défaut d'en être les initiateurs.

Alors que l'on nous imposait de gré ou de force une constitution européenne basée uniquement sur les échanges marchands, ne devrait-on pas développer une Europe des cultures ? Du solide, en comparaison des tours de passe-passe financiers. De l'amitié entre les peuples, pour de vrai. Au menu, hors d'œuvres à volonté, spécialités locales, plateau de fromages et farandole des desserts ! Il n'est jamais trop tard pour se ressaisir, regarder ce qui se trame autour de soi pour composer sans ségrégation avec ce qui nous est envoyé par-dessus l'océan. Que l'on désire danser ou écouter dans le recueillement, nous avons le choix. Arrêtons de prendre sans cesse les États Unis pour modèle avant qu'ils ne s'écroulent, ou soutenons leurs résistances, autant boycottées que les nôtres. À nous de jouer !

Photo origine inconnue

vendredi 24 novembre 2023

Concert à cinq le 1er décembre avec Gwennaëlle Roulleau et...


À l'occasion de la seconde annonce du concert du 1er décembre au Café de Paris (20h30-23h), 158 rue Oberkampf, je republie l'article que j'avais écrit en mai 2022 pour l'album intitulé "Scénographie" enregistré avec l'électroacousticienne Gwennaëlle Roulleau (en écoute libre sur Bandcamp), rencontre mémorable qui méritait que nous nous retrouvions un jour (une nuit) sur scène devant vous, avec également le sax ténor Lionel Martin, le violoniste Mathias Lévy et la contrebassiste-chanteuse Élise Dabrowski.



Un nouveau Pique-nique au labo, le premier de 2022, avec Gwennaëlle Roulleau, est en ligne, en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org. Comme pour la trentaine d'albums qui l'ont précédé sur le même principe, j'ai invité l'électroacousticienne au Studio GRRR à enregistrer toute une journée, librement, histoire d'apprendre à nous connaître. J'avais entendu Gwennaëlle une seule fois en concert, mais j'avais été particulièrement séduit par son geste instrumental et la spatialisation sonore qu'elle maîtrisait grâce à Usine, le logiciel d'Olivier Sens. Les concerts de lap-tops (ordis portables) m'ont toujours ennuyé lorsque le spectacle offre celui de presse-boutons autistes qui semblent ne pas avoir conscience de la présence du public.
Pour cette séance où nous enregistrons pour nous rencontrer, plutôt que le contraire qui est le lot commun de notre métier, j'ai proposé de nous inspirer de photos de films trouvées dans un hors-série des Cahiers du Cinéma de 1980 intitulé Scénographie. De la présélection de vingt-cinq, nous en avons choisi une huitaine au fur et à mesure de la journée. Aucune référence aux films de Kurosawa, Bresson, Garrel, Lumière, Cocteau, Dreyer, Méliès n'était recherchée. Partir simplement d'une image et se laisser aller à la rêverie musicale ! Dans la plupart des cas nous avons néanmoins conservé le titre des films en nous les réappropriant dans le cadre de nos compositions instantanées.


Il n'est pas si facile pour moi de jouer avec un ou une autre musicien/ne électronique, car souvent je m'y perds, ne sachant plus du tout qui fait quoi, les gestes n'étant pas aussi explicites qu'avec les instrumentistes classiques, surtout lorsqu'on est penché sur les siens. Après avoir écouté plusieurs fois le mixage, il m'arrive souvent de revenir vers les pistes séparées pour comprendre l'origine des sons. C'est ce que j'ai réalisé récemment avec Fictions, le vinyle en duo avec le saxophoniste Lionel Martin, à paraître prochainement sur le label Ouch!. J'avais oublié qu'il m'était arrivé de transformer en direct les sons de mon camarade de jeu. De quoi en perdre mon latin !
Ici Gwennaëlle produit essentiellement des sons électroniques et électroacoustiques, encore qu'elle ait trafiqué une caisse claire qu'elle est allée chercher dans mon capharnaüm pour un résultat étonnant. De mon côté je me sers de plusieurs échantillonneurs américains, de synthétiseurs russes (le Lyra-8 que Gwennaëlle m'emprunte d'ailleurs pour un morceau, l'Enner et le renversant Cosmos), de mon nouvel ARP 2600, d'un harmonica, d'une guimbarde excitée par un électro-aimant, de petits carillons et de la pédale Eventide H9Max.


Choisissant donc chacun/e à son tour, une image dans le corpus que j'avais rassemblé, nous avons ainsi enregistré La forteresse cachée, Au hasard Balthazar, Le révélateur, La Ciotat, Le sang d'un poète, Candélabres, Le mariage de Thomas Poirot... Certaines pièces sont graves, d'autres comiques, certaines sont suffocantes, d'autres respirent. Pour la couverture, j'ai conservé le verso de la revue illustré par Voyage en Italie de Rossellini en choisissant un jaune proche de celui de la collection historique des Cahiers du Cinéma, mais nous n'avons pas eu le temps de jouer à partir de cette image. Nous avions commencé à 10h, il était déjà 16h30, le moment de plier bagage. C'était le 12 mai dernier. Le temps de revenir de mon voyage à Rennes, je mixai aussitôt l'ensemble et le mis en ligne. Aucune production discographique n'offre cette réactivité qui m'enchante, car il se passe souvent un, deux ou trois ans entre un enregistrement et sa diffusion, alors que nous sommes bien loin, préoccupés par de nouvelles créations. Voilà, c'est tout frais, c'est même tout frais payé, puisque son accès est gratuit !

→ Jean-Jacques Birgé & Gwennaëlle Roulleau, Scénographie (également sur Bandcamp)
→ CD Pique-nique au labo 3 avec 20 autres invités, Disques GRRR, dist. Orkhêstra / Les Allumés du Jazz / Bandcamp

Article du 22 mai 2022

mardi 21 novembre 2023

Concert à cinq le 1er décembre avec Lionel Martin et...



À l'occasion de l'annonce du concert du 1er décembre au Café de Paris (20h30-23h), 158 rue Oberkampf, je republie les trois articles que j'avais écrits en mai 2021 et 2022 pour l'album devenu vinyle intitulé "Fictions" que j'avais enregistré avec le saxophoniste Lionel Martin (en écoute libre sur Bandcamp), rencontre mémorable qui méritait que nous nous retrouvions un jour (une nuit) sur scène devant vous, avec également le violoniste Mathias Lévy, la contrebassiste-chanteuse Élise Dabrowski et l'électroacousticienne Gwennaëlle Roulleau.



Hier matin, Lionel Martin a proposé que nous tirions au hasard des phrases de Fictions de Jorge Luis Borgès comme thèmes de nos compositions instantanées. Je n'ai pas relu ce merveilleux recueil de nouvelles depuis 1975 alors que c'est le livre de chevet actuel du saxophoniste lyonnais. Et nous nous sommes lancés à l'assaut de ces phrases mystérieuses, lui au ténor, moi comme d'habitude en homme-orchestre. La musique c'est bien, c'est encore mieux lorsqu'elle s'accompagne de convivialité, d'amitié et de gastronomie. Le soir précédent, nous avons ainsi dégusté andouillettes et gratons remontés par Lionel, accompagnés d'une purée patate-céleri rave-réglisse-sirop d'érable que j'avais préparée et d'un Saint-Joseph dû aux bons soins de Christophe Charpenel qui nous a photographiés sous toutes les coutures...


Lionel utilise deux boucleurs et quelques pédales d'effets, son saxophone étant sonorisé par une cellule. Moins sobre, j'ai utilisé, en plus de mes claviers, mes deux synthétiseurs russes en même temps, la Lyra-8 et The Pipe, jumelé deux Tenori-on, transformé le son de la shahi-baaja avec l'H9 d'Eventide, et soufflé, gratté, frotté, frappé toutes sortes d'instruments acoustiques. N'utilisant pour une fois aucun micro sensible, nous avons pu jouer sans casque, baignant dans le son grâce aux deux paires d'enceintes qui nous encerclent. Les Fictions de Borgès nous ont évidemment fortement inspirés et j'ai hâte maintenant de passer au mixage des deux heures récoltées. [...]


Enregistré mardi, mixé le lendemain, livré aujourd'hui vendredi !
En plus, cet album de 88 minutes est gratuit, libre à vous de l'écouter ou d'en télécharger les 12 pièces magiques enregistrées en duo avec le saxophoniste lyonnais Lionel Martin. Il y a d'une part l'histoire, le documentaire, comment nous nous sommes retrouvés au Studio GRRR sans nous être jamais rencontrés auparavant, et d'autre part les Fictions inspirées par la lecture du recueil de nouvelles de Jorge Luis Borges, autrement dit, la musique...

Mon blog est devenu un lien social important pour un compositeur professionnellement confiné à l'année, aussi la situation critique n'a pas changé grand chose si ce ne sont les sollicitations extérieures qui se sont raréfiées. De nombreux musiciens et musiciennes m'écrivent pour que nous nous rencontrions, en particulier les plus jeunes dont j'ai chroniqué les travaux dans cette colonne. Et puis on passe voir le dinosaure comme on lisait les histoires de l'Oncle Paul. Jouer ensemble est un mode de conversation privilégié qui permet d'entrer dans l'intimité de chacune et chacun, pudiquement, contrairement à certains de mes billets extimes. Passer une journée conviviale à improviser, sans les pressions financières ou de notoriété que la profession a installées malgré nous, faisant fi des frontières de styles, de générations ou de chapelles, offre de retrouver les raisons profondes de notre engagement, remontant loin dans l'enfance, dans l'enfance de l'art. De mon côté j'aime aussi solliciter les créateurs et créatrices qui m'impressionnent. Jeune homme, je montais au charbon et j'eus la chance de rencontrer mes héros d'alors, Frank Zappa, Sun Ra, George Harrison, John Cage, Robert Wyatt, Michel Portal et bien d'autres que j'interrogeais avec des étoiles dans les yeux. On est toujours bien reçu lorsqu'on pose les bonnes questions. [...]

J'avais donc chroniqué les duos de Lionel Martin et Mario Stantchev autour du précurseur du ragtime et du jazz, Louis Moreau Gottschalk, le disque des Tenors Madness ou ses récents solos in situ et j'avais été surpris que cet étonnant saxophoniste ne soit pas plus connu de ses congénères. Peut-être était-ce le fruit trop mûr de la ségrégation parisienne ? De plus, Lionel Martin avait monté son propre label de disques, Ouch !, onomatopée piquante rappelant mon mordant GRRR. Intérêt mutuel pour la bande dessinée et les images en général. S'il fait partie des fans du vinyle et de ses grandes pochettes offrant aux graphistes plus de liberté, tel son dernier illustré magnifiquement par Robert Combas, il sait s'adapter à toutes les situations, comme celle qui nous réunit ici, lui et moi, mais vous aussi.


Montant de Lyon à Paris, il apporta quelques spécialités culinaires de sa région, accompagné par le photographe Christophe Charpenel qui le suit partout en vue de son prochain album. La veille, après le dîner, comme je leur faisais visiter la maison et le studio, et que je demandai à Lionel s'il avait un choix thématique pour nos improvisations, que je préfère toujours appeler compositions instantanées, il sortit son livre de chevet actuel, le livre de Borges dont la lecture lui avait été suggérée par celle de la bande dessinée Perramus d'Alberto Breccia et Juan Sasturain. J'allais aussitôt chercher mon exemplaire dans la bibliothèque où sont rangés les romans. De mon côté je dois à Jean-André Fieschi la découverte en 1975 de cet auteur majeur qui influença tant d'artistes bien au delà du cercle littéraire, même si ma préférence argentine va à L'invention de Morel de son ami Adolfo Bioy Casares. Ils écrivirent d'ailleurs ensemble Six problèmes pour Don Isidro Parodi en 1942 (deux ans avant Fictions), Chroniques de Bustos Domecq en 1967, et Nouveaux contes de Bustos Domecq en 1977.


Comme chaque fois, c'est à la réécoute que je découvre ce que nous avons enregistré. Lors de l'enregistrement j'agis en somnambule, même si je dois assurer la technique de la séance. Et comme chaque fois, la rencontre me fait faire des choses que je n'ai jamais faites. Il faut souligner que là aussi je me fais de nouveaux amis tant la complicité se révèle fructueuse. Lionel avait choisi de se concentrer sur le ténor, un Keilwerth. Il apportera probablement soprano et baryton la prochaine fois, puisque nous avons prévu de vivre de nouvelles agapes avec le percussionniste Benjamin Flament. Ma proximité avec Sidney Bechet (j'avais cinq ans) l'a marqué durablement au point de glisser quelques notes de Petite Fleur dans l'une des pièces ! Je suis surpris du calme olympien de cet ancien punk qui tisse et trame nos fictions en rêveur éveillé. De mon côté, je joue évidemment des claviers, mais il y a tout de même un morceau où je n'utilise que mes deux synthés russes plutôt noisy, un autre où j'associe mes deux Tenori-on, ailleurs le générateur d'impulsions pour guimbarde, et tout un tas d'instruments acoustiques plus ou moins transformés par l'électronique.


Les phrases tirées au hasard dans Fictions ont poussé la musique vers ce réalisme magique, poésie du fantastique propre à l'écrivain argentin. Pour la petite histoire j'ai choisi les phrases des index impairs et Lionel les pairs. Pour la pochette j'ai retrouvé une photographie de ce que sont les nuages éclairés par la lune qui me semble bien coller à la suite de nos frasques : Nul ne le vit débarquer dans la nuit unanime, Le jardin aux sentiers qui bifurquent, La loterie est une part essentielle du réel, Nos coutumes sont saturées de hasard, Une autre inquiétude se répandait dans les bas quartiers, Dormir c’est se distraire du monde, Le dialogue ambigü de quelques inconnus sur un quai, Ut nihil non iisdem verbis redderetur auditum, La visuelle et la tactile, À l’espoir éperdu succéda comme il est naturel une dépression excessive, Le nord magnétique, soit 88 minutes qui se terminent par un court Prologue.

→ Jean-Jacques Birgé & Lionel Martin, Fictions, GRRR 3105, en écoute et téléchargement gratuits

Photos © Christophe Charpenel


Je viens de recevoir FICTIONS, notre nouveau disque enregistré en duo avec le saxophoniste lyonnais Lionel Martin. La pochette peinte par Ella & Pitr, tendrement grinçante et drôlement abrasive à l'image de nos labels respectifs (Ouch! et GRRR), est éclatante. C'est toute une histoire. Ou plusieurs, allez savoir ! Épinglés comme des papillons sous enveloppe transparente, mais debout, étendus, serions-nous à l'abri du temps ? On doit aussi le magnifique travail sérigraphique à Geoffrey Grangé (L’Apothicaire), avec son rabat magnétique. Le vinyle sortira officiellement le 3 juin, mais on peut dores et déjà le commander sur le site de Ouch! Records ou Bandcamp. Il faudrait même mieux, parce que l'objet va devenir très vite collector, d'autant que son tirage numéroté est limité à 300 exemplaires. Quant à la musique, elle m'enchante. Rien à voir avec tout ce que j'ai fait jusqu'ici. Quasi méditative, même si elle est aussi riche et colorée que d'habitude, avec des différences de dynamique incroyables, elle transporte littéralement ! On me demande donc comment cela s'est passé...

[...]

J’ai traduit la phrase latine que l’on retrouve sur les macarons du disque : « de sorte que rien de ce que nous entendons… / … ne peut être répété avec les mêmes mots. » Et j’ai demandé à Ella & Pitr de réaliser la sérigraphie de la pochette pour laquelle ils ont eu toute liberté. Plus un artiste est libre, plus il se sent à l’aise pour créer. Cela s’entend, cela se lit, cela se voit !

→ Jean-Jacques Birgé & Lionel Martin, Fictions, LP OUCH! V0001/20, 35€
→ Jean-Jacques Birgé, Double CD Pique-nique au labo avec 28 autres invités, Disques GRRR, dist. Orkhêstra / Les Allumés du Jazz / Bandcamp
→ Jean-Jacques Birgé, CD Pique-nique au labo 3 avec 20 nouveaux invités, Disques GRRR, dist. Orkêstra et Les Allumés du Jazz, également sur Bandcamp

Articles des 12 et 14 mai 2021, ainsi que 12 mai 2022

vendredi 27 octobre 2023

À la mémoire de Philippe Carles


S'il y avait eu plus de journalistes comme Philippe Carles je n'aurais peut-être pas entrepris ce blog il y a dix-huit ans. Rédacteur en chef de Jazz Magazine et producteur à France Musique pendant près de quarante ans, il n'était pas seulement curieux et bienveillant, il était ce que dans le métier on appelle une plume. Au début des années 70 la découverte du livre Free Jazz Black Power, écrit avec Jean-Louis Comolli, avait été pour moi une bible. J'aimais beaucoup discuter avec lui de tel ou tel artiste, des motivations profondes que nous avions les uns et les autres.
À l'âge de la retraite, il avait été extrêmement affecté d'être viré de France Musique, et peut-être encore pire, d'être écarté de la rédaction de Jazz Mag par Frédéric Goaty qui en représentait l'antithèse. Soutenant les jeunes musiciens, il valorisait l'avant-garde en accord avec les évènements politiques contemporains. À la cérémonie du Père Lachaise, rapportée par Franck Bergerot, j'avouai à Michèle Carles, son épouse, que je vais le moins possible aux enterrements, surtout au columbarium, mais qu'il était très important pour moi que j'accompagne Philippe ce jour-là. Son intervention, comme celles de Jean Narboni, François-René Simon, Alexandre Pierrepont, Jean-Michel Proust, Mathilde Azzopardi furent entrecoupées de Momentum de Jimmy Giuffre et André Jaume, Blue Moon par Ella Fitzgerald, I See Your Face Before Me par Miles Davis, Sometimes I Feel Like a Motherless Child par Jeanne Lee, A Love Supreme de John Coltrane. J'étais ému de revoir quelques amis fidèles qui l'avaient toujours soutenu.
En 2005, alors que je partageais la rédaction-en-chef du Journal des Allumés avec Jean Rochard, pour le numéro 12 nous interrogeâmes une quinzaine de musiciens sur les occasions manquées. L'une d'elles m'est revenue à l'esprit, d'autant qu'elle est relativement récente. Elle ressemble à une autre, l'étonnante rencontre de Fadia Dimerdji à Tunis en 2015 ; pilier historique de Radio Nova, elle mourut quelques mois plus tard sans avoir eu le temps de raconter l'origine de l'habillage de la station que j'avais inspiré avec Un Drame Musical instantané, depuis la boucle qui tournait toute la nuit jusqu'aux extraits de films. Et donc, trois ans plus tard, comme j'avais envoyé amicalement à Philippe Carles l'album de mon Centenaire (!), il m'appela pour me demander d'en envoyer un exemplaire à Jean-Louis Comolli, car il désirait le chroniquer à quatre mains. Je connaissais Jean-Louis, qui était aussi son beau-frère, comme Narboni, depuis mes années à l'Idhec au début des années 70, chroniquant ensuite ses films. Ainsi j'étais excité comme une puce d'avoir un article signé Carles-Comolli, une chose impensable, me semblait-il, depuis Free Jazz Black Power. Hélas Philippe me rappela pour me dire que, d'une part, Jean-Louis avait des problèmes de santé, et, d'autre part, que, quasiment boycottés à Jazz Mag (de mon côté depuis quinze ans, pour avoir critiqué les couves), il ne voyait pas où publier. Jean-Louis est décédé le 19 mai 2022, Philippe le 14 octobre dernier. C'est une page qui se tourne. Les jeunes musiciens et musiciennes ne savent souvent pas ce qu'ils doivent à ces défricheurs fondamentalement bienveillants.

mardi 22 août 2023

Quand les musiciens de jazz (s')écrivent


Quand les musiciens de jazz (s')écrivent, l'ouvrage publié sous la direction de Pierre Fargeton et Yannick Séité, sort enfin aux Éditions Hermann après quelques années de glanage qui auront permis de remplir ce recueil de 400 pages où l'on découvrira leur travail, mais aussi des textes de journalistes, d'historiens et de musiciens. Si les autres contributeurs se nomment Philippe Baudoin, Christian Béthune, Adriana Carrillo, Vincent Cotro, Brent Hayes Edwards, Ludovic Florin, Martin Guerpin, Yohan Giaume, Philippe Gumplowicz, Pim Higginson, Frederico Lyra de Carvalho, Leïla Olivesi, Alexandre Pierrepont, Alyn Shipton, Benoît Tadié et Cyril Vettorato, on trouvera des traductions de textes de Lennie Tristano, Charlie Christian et William Parker. Et comme aux autres musiciens littérateurs, Didier Levallet, Dan Vernhettes, Raphaël Imbert, Jacques Siron et Laurent Cugny, Fargeton et Séité m'ont posé la question "Pourquoi écrivez-vous?". Je livre plus bas le texte intitulé Je n’ai pas le choix ! que j'ai amendé ici pour les raisons que j'y invoque, à savoir que contrairement au papier la publication en ligne permet les corrections et l'immédiateté, et qu'après trois ans, à la relecture, je préfère en améliorer le style !
L'ouvrage a beau être universitaire, il n'en demeure pas moins accessible à tous et toutes. Il s'articule en quatre parties, Les musiciens de jazz et la presse, Les musiciens de jazz par le texte (correspondances, chroniques, [auto]biographies), Pédagogues et théoriciens, Écriture du jazz et poetry. On croise ainsi la rivalité de Jerry Roll Morton contre W.C. Handy, l'autobiographie de Louis Armstrong, Duke Ellington entendu par Claude Carrière, la question des ghostwriters (dans le temps appelés nègres !) autour de Danny Barker et Doc Cheatham, de Jelly Roll Morton, Mezz Mezrow et Billie Holiday, la correspondance de Bobby Jaspar et André Hodeir, les essais pédagogiques de Jimmy Giuffre, Dave Liebman, Jef Gilson, Bill Russo, Roger Chaput, Pierre Cullaz, George Russell ou Chick Corea...
La préface esquisse nombreuses ouvertures développées par les uns ou les autres, y compris des voies passionnantes qui n'ont pas forcément été creusées ici. Quatre cents pages de cette densité ne se dévorent pas en un jour. Je vais y mettre le temps, commençant par les sujets qui résonnent naturellement en moi : Albert Ayler et le basculement du free jazz, la défense de la guitare électrique par Charlie Christian en personne, les voyages de Louis Moreau Gottschalk, le mystère qu' a toujours représenté pour moi (j'avoue) l'attrait de tant de mes camarades pour Steve Coleman, la boussole de Pierrepont, le Black Case de Joseph Jarman, la poésie de Sun Ra, etc. Donc plutôt la dernière partie du bouquin, car j'ai toujours l'habitude de commencer par ce qui m'est le plus proche pour remonter le temps afin de comprendre comment on en est arrivés là. Détail de taille, les illustrations en couleurs sont des petites madeleines qui font rêver...

JE N'AI PAS LE CHOIX !
L’écriture peut revêtir des formes très variées. La littérature est cousine de la composition musicale. Pratiquant celles-ci, mais aussi d’autres qu’on affuble des adjectifs « cinématographique » ou « interactive », j’imagine que ma déception du monde tel qu’il m’était offert m’a poussé à en inventer un nouveau, critique ou fruit de mon imagination.
En ce qui concerne celle qui nous occupe ici, je pense qu’à l’origine ma timidité m’entraîna d’abord à m’exprimer en vers pour avouer mes émois sentimentaux. J’ai commencé aussi par des chansons, car j’étais un des rares élèves de mon lycée à parler anglais, puis, à partir de 1981 je me suis mis à écrire sur des tas de sujets. Une question me taraudait. Pourquoi faisions-nous cette musique-là ? Cela m’a obligé à réfléchir et donc écrire. J’ai besoin d’articles profonds sur la musique, mais où les trouver aujourd’hui ?
J’ai toujours voulu être utile, faire des choses qui soient liées à un travail militant. J’ai cherché des musiciens qui étaient engagés politiquement, dès mes débuts. Si je parle politique, c’est parce que tout mon travail est militant.
Je suis en colère contre la presse spécialisée et généraliste, car il y a peu de journalistes qui font correctement leur travail, Peut-être est-ce trop mal payé, et il y a si peu d’endroits où écrire aujourd'hui. J’ai travaillé 10 ans comme co-rédacteur-en chef du Journal des Allumés du jazz, j’ai aussi écrit dans Jazz Mag, Muziq, le Monde Diplomatique, aux Cahiers de l’Herne, etc. En général je choisis des sujets que les autres n’évoquent pas. Un article de journaliste est toujours un portrait en creux, c’est la raison pour laquelle je rédige explicitement mes articles à la première personne du singulier. J’ai toujours essayé de développer un point de vue qui me soit personnel, sinon je m'abstiens.
Ce qui m’intéresse, c’est de défendre les jeunes musiciens (ceux qui ont entre 20 et 55 ans), mais aussi les méconnus. C’est pour cette raison que j’écris. Pas seulement sur la musique et le jazz, mais sur tout et n’importe quoi, comme ça vient ! Il faut bien cela pour tenir le rythme quotidien.
Le délai entre la rédaction et sa lecture me permet de surmonter cette fébrilité de l'instant tanné. La musique est pour moi une autre manière de raconter des histoires en laissant à l’auditeur le soin de se faire son cinéma. Plus tard la rédaction de demandes de subvention m’entraîna à penser à la place de celle ou celui qui me lit ! J'ai heureusement abandonné ce sport administratif il y a trente ans, mais cela constitua un bon entraînement.
L’entrée en blog, comme on entre en littérature, marqua une étape décisive dans cette aventure. Parallèlement à ma contribution à de nombreuses publications papier, en 18 ans j’y ai partagé plus de 5000 articles, tous titrés et illustrés. Cette pratique quotidienne, qui occupe trois heures de ma journée, est un mélange de militantisme solidaire, d’auto-analyse et de laboratoire encyclopédiste. Assumant ma subjectivité, j’essaie d’insuffler du personnel dans l’universel, et réciproquement, tout en privilégiant des sujets non traités ou mal traités par la presse généraliste ou spécialisée. Ignorant la page blanche, je n’écris que lorsque cela vient tout seul.
Ne pouvant empiéter plus sur mon travail de compositeur, je choisis la forme du feuilleton lorsque j’eus envie d’écrire mes deux premiers romans. Fiction et documentaire font la paire. Avoir déjà produit quelque chose lorsque je commence ma journée génère une fluidité où mon enthousiasme coule de source. Comme lorsqu’on siphonne un réservoir !
J'avais de qui tenir. Lorsqu’ils se sont rencontrés, mon père était agent littéraire, il a aidé à lancer le Fleuve Noir, initié la collection de science-fiction Métal, et ma mère était vendeuse en librairie. Mon père avait également été journaliste à France Soir, été correspondant du Daily Mirror à Paris, il avait appartenu au Hot Club de France et il avait produit l'opérette Nouvelle Orléans au Théâtre de l'Étoile avec Sidney Bechet. C'est ainsi qu'à cinq ans j'eus la chance de souffler dans son saxophone soprano sur ses genoux. Un demi-siècle plus tard, j'eus envie de faire une œuvre à partir d’un blog et la meilleure manière d’y arriver était d’en tenir un. Mon blog, qui est publié en miroir sur Mediapart, est devenu un lien social, un lieu d’échange qui m'octroie un lectorat extrêmement large et varié. Il est génial de pouvoir écrire au jour le jour et d’être publié, sans correction intempestive ni rature. Je n’ai aucune aversion pour le papier, bien au contraire, Internet n'étant pour moi qu'un outil parfaitement adapté.
Si je reste très attaché à cette association de producteurs indépendants, j’ai quitté le Journal des Allumés du jazz après un clash : je trouvais qu’on aurait plus d’impact sur Internet avec un journal bilingue, avec des articles postés tous les jours, plutôt que ce que coûtait le papier, en particulier les frais de poste. Cela reste à faire, même si Citizen Jazz remplit partiellement cette fonction.
Je ne pense pas être un musicien "de jazz", bien que certaines méthodes que j'utilise (improvisation libre, valorisation du discours individuel dans une création collective) s'en rapprochent, comme les musiciens et musiciennes avec qui je travaille et m'épanouis. Lorsqu’on me demande de quelle nature sont mes compositions, je réponds que je fais de la musique « barjo », mais que j’en vis depuis 50 ans. J’ignore si mes écrits sont aussi barjos, mais j’essaie toujours de soigner le style.

Quand les musiciens de jazz (s')écrivent, sous la direction de Pierre Fargeton et Yannick Séité, Éditions Hermann, 29€, sortie le 30 août 2023

mardi 8 août 2023

Pique-nique au labo, volume 3


Le volume 3 de Pique-nique au labo est déjà sur Bandcamp, les premiers exemplaires sont envoyés à la presse, mais la sortie officielle est le 11 septembre 2023. Les deux précédents volumes rassemblés en un double CD présentaient 22 pièces avec 28 invité/e/s enregistrées de 2010 à 2019. Participaient aux agapes Samuel Ber, Sophie Bernado, Amandine Casadamont, Nicholas Christenson, Médéric Collignon, Pascal Contet, Élise Dabrowski, Julien Desprez, Linda Edsjö, Jean-Brice Godet, Alexandra Grimal, Wassim Halal, Antonin-Tri Hoang, Karsten Hochapfel, Fanny Lasfargues, Mathias Lévy, Sylvain Lemêtre, Birgitte Lyregaard, Jocelyn Mienniel, Edward Perraud, Jonathan Pontier, Hasse Poulsen, Sylvain Rifflet, Eve Risser, Vincent Segal, Christelle Séry, Ravi Shardja, Jean-François Vrod ! La relève est cette fois assurée par Sophie Agnel, Uriel Barthélémi, Hélène Breschand, Élise Caron, François Corneloup, Gilles Coronado, Philippe Deschepper, David Fenech, Fidel Fourneyron, Naïssam Jalal, Olivier Lété, Mathias Lévy, Violaine Lochu, Lionel Martin, Fanny Meteier, Basile Naudet, Csaba Palotaï, Tatiana Paris, Gwennaëlle Roulleau, Fabiana Striffler, soit 11 pièces interprétées par 20 nouveaux/elles invité/e/s de 2021 à 2023. Un quatrième volume est sur le grill puisque sont programmées de nouvelles rencontres dès septembre.

En général j'invite un musicien ou une musicienne en lui demandant de choisir à son tour un ou une troisième avec il ou elle n'a jamais joué, mais en a fort envie, et autant que possible quelqu'un/e avec qui je n'ai jamais joué non plus librement. À chaque séance qui dure une journée complète, il s'agit de jouer pour se rencontrer et non le contraire comme il est d'usage. Une manière aussi de retrouver nos premiers émois de musicien/ne, avant que nous en ayons fait notre métier, lorsqu'il n'y avait d'enjeu que le plaisir pur. Ce n'est pas un hasard si l'une de mes cartes de visite reprenait la phrase de Cocteau "Le matin ne pas se raser les antennes". Je fais tout mon possible pour que mes invités se sentent à l'aise, confortables, libres de créer comme au premier jour. Le déjeuner est un moment aussi convivial. La thématique de chaque pièce est tirée au sort juste avant de jouer. Je mixe le lendemain pour égaliser les niveaux, mais je ne coupe rien. Rarement je retire un morceau qui fait doublon. À la fin de la journée nous avons enregistré un album complet qui sera mis gratuitement en ligne quelques jours plus tard.

Les CD Pique-nique au labo rassemblent une pièce de chacun de ces albums virtuels. Toutes ces compositions instantanées sont inédites en CD. Ce sont donc 32 albums qui ont été ainsi compilés pour faire sens, ce mix racontant une nouvelle histoire. Une rencontre des participants des trois volumes est d'ailleurs prévue à la rentrée, mais cette fois autour d'un verre et de victuailles, pour fêter cette nouvelle sortie !


Si la plasticienne mc gayfflier avait orienté ses graphismes sur le pique-nique du double album, elle s'est cette fois inspirée du labo, peut-être parce que ces pièces post-confinement sont plus noires. Un labo radioactif en hommage à Pierre et Marie Curie, "avec la lumière inquiétante que les deux savants retrouvaient contempler le soir dans leur laboratoire". J'imagine que la peinture à l'intérieur est une référence au Tombeau des Lucioles...


Tout cela pour dire que je suis super content.
Il vaut mieux écouter fort pour profiter de toutes les nuances.
De plus, j'ai récupéré mon ordinateur, réparé en quelques heures par SOSMaster rue Turbigo, et je peux donc filer vers le sud l'esprit tranquille...

→ Jean-Jacques Birgé + 20 invités, Pique-nique au labo 3, CD GRRR, dist.Orkhêstra et Les Allumés du Jazz, également sur Bandcamp

samedi 5 août 2023

Hygiène et écologie


Je publie cet article uniquement sur cette page, craignant qu'ailleurs (ce blog est habituellement en miroir sur Mediapart, FaceBook, Instagram et redirigé sur X-Twitter) on me confonde avec un représentant déguisé de la marque qui fait déjà beaucoup pour qu'on parle d'elle. Pendant les dix ans où je partageais la rédaction-en-chef du Journal des Allumés du Jazz et que j'écrivais dans Jazz Mag, Muziq, etc., on me prenait pour un journaliste, ce qui avait le don de me contrarier ;-)
En fait, je me suis renseigné, le principe de l'abattant lavant existait déjà, même moins onéreux. La douchette classique est aussi carrément deux fois moins chère, mais moins pratique. Quant aux toilettes japonaises traditionnelles, le must du must, elles coûtent la peau des fesses, parfois jusqu'à trente fois le prix d'un Boku. C'est vrai qu'en plus de laver le postérieur, les plus sophistiquées le sèchent et l'on peut régler la température de l'eau. Ce n'est donc pas l'invention du bidet Boku qui est géniale, mais l'excellence de leur campagne de publicité. En jouant gentiment sur les mots et les images l'équipe commet un humour franchouillard délicat et plein d'esprit, à toutes les étapes de la communication, tutos compris. Regardez la vidéo :


Toutes les questions ayant trouvé réponse avant l'achat, les promesses ont été tenues. La seule surprise à réception de l'engin fut pour moi la nécessité d'acheter deux robinets à 3 voies et un bouchon à vis, accessoires que j'ai trouvés dans un magasin de bricolage. J'ai peut-être mis un peu plus des dix minutes annoncées, car je ne suis pas très doué. La transformation de mes WC en toilettes japonaises était aussi simple au premier qu'au deuxième étage. Au rez-de-chaussée c'est hélas une cuvette suspendue, éloignée de l'arrivée d'eau. Résultat des courses, cela fonctionne merveilleusement bien. La sensation de fraîcheur et de bien-être est confirmée ! Mon récent séjour marocain est certainement pour beaucoup dans mon choix d'acquérir ce jet d'eau orienté. J'avais déjà bien apprécié la casserole d'eau du sud-est asiatique. La quantité de papier engloutie en Occident est un gouffre écologique, et techniquement il certain que c'est beaucoup plus hygiénique. À noter qu'il y a deux jets, un pour les filles à l'avant, un pour tout le monde à l'arrière, et que tout cela, comme l'intensité du jet, se règle simplement avec un gros bouton parfaitement accessible... C'était ma fiche bricolage du week-end.

jeudi 1 juin 2023

Yobi le renard à 5 queues


Face au conformisme généralisé du cinéma contemporain, l'imagination des cinéastes d'animation nous offre une bouffée de fantaisie salvatrice. Le réalisateur sud-coréen Lee Sung-Gang fait partie de ces équilibristes allumés tels le Japonais Hayaho Miyazaki qui ravissent tant les grands que les petits. Yobi le renard à 5 queues s'inspire d'une légende coréenne où se croisent une bande d'aliens poilus qui portent des couches métalliques, un jeune garçon romantique, une ombre mystérieuse, un chasseur féroce, et surtout un petit animal capable de se transformer en n'importe quelle autre créature, y compris une petite fille ou sa maman.

Agnostique, la réincarnation ou le shapeshifting me sont étrangers, mais comme rien ne se perd rien ne se crée, j'imagine qu'à ma mort mes atomes se recomposeront sous d'autres formes vivantes, végétales, minérales, voire animales ! Cette pensée me permet de discuter avec les camarades qui sont persuadé/e/s d'avoir plusieurs vies ;-)


Le scénario merveilleusement abracadabrant laisse la place à l'imagination des spectateurs tout en défendant, à la fois, le droit à la différence et la nécessité d'être soi. Le thème de la tolérance est un classique de ce genre de cinéma, du Géant de fer au Voyage de Chihiro, la ville mettant ici en péril la forêt et ses hôtes. Les inventions graphiques découlent naturellement des nombreux rebondissements scénaristiques et l'on retrouve le rêve, composante indispensable à l'appréhension de la réalité. Dans un style très différent, Lee Sung-Gang avait reçu le Premier Prix du Festival d'Annecy en 2002 pour Mari Iyagi, également publié en DVD par les Éditions Montparnasse à l'époque de cet article du 2 mars 2011.

lundi 29 mai 2023

L'Acoustic Large Ensemble de Paul Jarret


Pour son Acoustic Large Ensemble, en avant-première à l'Atelier du Plateau, Paul Jarret a composé une très belle musique minimaliste dont la clarté des plans offre un maximum d’efficacité dramatique. Il y a quelque chose d’ivesien dans ces compositions où l’on sent l’influence des grands espaces et des transcendantalistes américains, comme chez Julien Pontvianne, qui collaborait d'ailleurs à ses Ghost Songs chroniquées il y a deux ans.


L’accumulation crescendo de la première pièce rappelle à la fois Tubular Bells de Mike Oldfield et la Siegfried Idyll de Richard Wagner, tandis que la seconde me fait penser à Ligeti ; des bulles de rythme en double croches viennent se superposer au continuum et laissent la place à des arpèges de guitare électrique. Sur un tapis répétitif les deux contrebasses solistes en pizz et la guitare forment un écrin pour les cuivres qui referment le ban en lente et tendre fanfare avant un dernier point d’orgue. Lorsque les archets appuient sur les cordes et que les embouchures des tubas grondent, la tempête s’annonce avant que l’océan redevienne calme, galets venant rouler sur la plage avec des accents folk du sud des États Unis inspirés par quelque Viennois. Les instruments marchent diamétralement par deux : trompette/trombone, sax ténor/clarinette basse, 2 tubas, violoncelle/nyckelharpa, 2 contrebasses, guitare/harmonium. Jouer en cercle met en valeur la spatialisation. Le public entoure les quatorze interprètes. De doux nuages d'orchestre s'accrochent sur un métronome explicite, la trompette et le trombone chorussant ; en fin un second métronome produit une douce désynchronisation. L'accord mesuré du morceau suivant précède une pompe réclamant le lyrisme du violon qui s’oppose aux menaces des graves. Le rappel gronde à nouveau, la guitare joue des accords pop, le vent souffle en harmoniques. La salle, plongée dans une obscurité propice à la contemplation, se rallume à l'issue du voyage.

Création le 14 octobre 2023 à Musiques au Comptoir (Fontenay-sous-Bois) avec Paul Jarret, guitare, Thibault Gomez, harmonium, Fabien Debellefontaine, tuba, Fanny Meteier, tuba, Jules Boittin, trombone, Hector Léna-Schroll, trompette, Alexandre Perrot, contrebasse, Étienne Renard, contrebasse, Fabiana Striffler, violon, Maëlle Desbrosses, alto, Éléonore Billy, Nyckelharpa ténor, Bruno Ducret, violoncelle, Maxence Ravelomanantsoa, saxophone ténor, Élodie Pasquier, clarinette basse

lundi 22 mai 2023

Michel Portal au fur et à mesures par Le Querrec et Rochard


Le pavé se lit comme une bande dessinée ou un roman-photo. C'est à la fois une anthologie particulière du photographe Guy Le Querrec, la vie recomposée du musicien Michel Portal et l'évocation d'une époque par le producteur de disques Jean Rochard.
Il manque le son, alors je commence par Châteauvallon 72 quand le groupe ne s'appelait encore que Unit, réunissant le trompettiste Bernard Vitet, les contrebassistes Beb Guérin et Léon Francioli, le percussionniste Pierre Favre, la chanteuse Tamia et Portal évidemment. Un disque mythique, fondateur. J'enchaîne avec Alors ! de 1970 avec John Surman, Barre Phillips, Stu Martin et Jean-Pierre Drouet, Splendid Yzlment l'année suivante avec Howard Johnson, Jouk Minor, Runo Erickson, Gérard Marais, Barre et Favre, le New Phonic Art 73 avec Vinko Globokar, Carlos Roqué Alsina et Drouet, Châteauvallon 76 avec Beb, Léon et Bernard Lubat, l'incontournable ¡ Dejarme Solo ! enregistré en 1980 en re-recording à toutes les clarinettes jusqu'à la contrebasse, aux saxophones du sopranino au ténor, à la ténora et sa botte secrète, le bandonéon. Portal a toujours eu peur du studio, de figer les choses une fois pour toutes... Cette année-là j'ai décroché, même si je lui prêtais toujours une oreille. En écoutant notre album Rideau ! dédié à Beb qui venait désespérément de se pendre, un drame pour Bernard qui le considérait comme son frère, Michel nous expliqua avoir renoncé à l'improvisation libre pour une musique plus commerciale, toutes proportions gardées : le jazz et la musique de film. Cela nous avait attristés encore un peu plus. Le classique, dont il était un interprète fabuleux à la clarinette, en particulier sur Mozart, l'angoissait tout autant. L'angoisse lui colle à la peau de manière quasi pathologique. Jusque là il avait eu besoin de s'adjoindre des provocateurs pour le bousculer. C'était fantastique. Chaque concert était radicalement différent. Je n'avais connu cela qu'avec les disques de Zappa, surprise sur surprise, un saut dans l'inconnu. Michel Portal avait été pour moi un des grands libérateurs de mon travail, la caution que l'on pouvait jouer autrement. En 1975, venu essayer sa clarinette branchée sur mon ARP 2600, il avait craqué sur l'abandon du contrôle, mais m'avait encouragé à poursuivre ma voie. Ce n'était pas rien pour un jeune homme de 22 ans. Je l'avais rencontré grâce à Bernard Lubat que j'avais engagé pour arranger des chansons sur le disque du PCF consacré à l'Année de la femme. Enfermé avec Portal dans un placard, j'avais bénéficié d'une super leçon en assistant aux consignes qu'il distillait à ses musiciens, l'un après l'autre, Joseph Dejean, Daniel Humair, Lubat... Et reconduit chez lui parce qu'il avait une jambe dans le plâtre !


C'est que les photos de Le Querrec et les sons de Portal sont forcément pour moi des petites madeleines. Quant au texte de Rochard il dresse le portrait de l'époque, entourant le tableau comme un encadreur magnifie le sujet. Le Querrec saisit l'instant décisif en digne héritier des plus grands. J'aimerais bien insérer quelques jeux de mots pour saluer son esprit gouailleur, mais les souvenirs m'engloutissent, comme le Cours du Temps que j'avais initié pour le Journal des Allumés du Jazz. Celui avec Portal m'avait laissé sur ma faim. Rochard le protégeait, craignant les questions qui fâchent. C'est que Portal est compliqué. Son anxiété le rend parfois blessant. Il faut fermer les yeux, écouter la musique, les rouvrir sur les images qui sont autant d'hommages sans les dommages. Je suis toujours surpris par les portraits hagiographiques. Actuellement seuls les antisémites et les harceleurs sexuels y échappent. Faut-il vraiment publier la légende parce qu'elle est plus belle que la réalité ? Mes héros ne sont hélas pas toujours sympathiques. Dans La règle du jeu Jean Renoir clamait que "sur cette terre il y a une chose effroyable, c'est que tout le monde a ses raisons". Évidemment je voyais Michel au travers du filtre de celui qu'il appelait toujours Babar, Bernard Vitet se glissant dans le rôle de l'Oncle Paul. À leurs débuts ils avaient joué ensemble les requins de studio ou participé au Free Jazz de François Tusques, autre disque fondateur. Donc après les années où Portal avait représenté pour moi un père de l'invention, il y eut le jazz. Arrivederci le Chouartse, Turbulence et les disques chez Label Bleu m'avaient terriblement déçu. La renaissance chez Universal, plusieurs disques produits par Rochard, avec Tony Hymas, Sonny Thompson, Michael Bland, Vernon Reid, Jef Lee Johnson, offrit des moments fabuleux grâce à l'incroyable section rythmique, compagnons de Prince connus sous le nom de NPG (New Power Generation), surtout le premier et le troisième ; épais livrets déjà remplis de photos de GLQ. La suite est plus conventionnelle, même si la critique l'encense comme elle en a l'habitude pour avoir raté le coche auparavant.
Chez les jeunes aujourd'hui, on a abandonné le fantasme afro-américain, du moins pour les plus inventifs. Le mythe du swing s'est heureusement évaporé. Ils ont leur propre histoire à assumer. Au siècle dernier, Portal avait bénéficié de son statut de virtuose classique, permettant aux coincés d'avaler la pilule de l'improvisation ; il incarnait une sorte de garant que nous ne faisions pas n'importe quoi aux yeux des gardiens du temple dont Boulez faisait partie, à regarder cette musique fondamentalement libre et contemporaine avec le plus grand mépris. Le contrôle là encore. Or la plupart des jeunes improvisateurs sortent désormais du Conservatoire ! La ségrégation s'est dissipée, même à l'Ircam... Portal rassure, il devient le vecteur de l'histoire de nos musiques. C'est pourtant ce que nous cherchions à éviter. Ni dieu ni maître. Or le monde semblait réclamer cette assurance. Portal portait l'étendard d'une alternative, un truc où l'on rit, même si ses rires étaient un peu forcés, un truc où l'on pleure, même si l'on ne veut surtout pas sombrer dans le cynisme, un truc où l'on pense, même si les fausses routes nous étranglent parfois, un truc, plutôt plusieurs, parce qu'il a pris le risque d'aller partout voir s'il y était. "Quand on est artiste il faut faire tous les genres" aimait rappeler Bourvil au milieu de la chanson Les Crayons.


Sur les photos on remarquera l'absence de musiciennes. Seule la contrebassiste Hélène Labarrière apparaît à New York et au Capbreton. Ainsi qu'un flou artistique sur la danseuse Carolyn Carlson. Cela aussi a changé. Heureusement. Car il faut bien dire que les jazzmen étaient souvent misogynes, c'est-à-dire qu'ils prétendaient aimer les femmes, mais les confinaient à leur rôle de muses dans le meilleur des cas. L'homosexualité latente suait des loges, mais le sujet était soigneusement évité ou travesti en plaisanteries de régiment. Dans cette constellation masculine on remarquera la photographe Marie-Paule Nègre que j'ai rencontrée à Arles, station capitale dans l'histoire de Le Querrec avec les musiciens. C'est aussi à Arles que j'appelai Jean Rochard à la rescousse lorsque j'étais chargé de la direction musicale des Soirées au Théâtre Antique. Marie-Paule est pour beaucoup dans le succès arlésien de Guy, comme ailleurs Edwige, ou Sergine Laloux. Portal est plus secret, comme s'il avait étouffé sa vie privée sous un oreiller, invisible sous un amas de papiers. C'est peut-être ce qui manque à ce Fur et à mesures, l'autre, pas le musicien, l'homme, simplement. Il est étonnamment visible chez Le Querrec, pas chez Portal. D'où les grimaces, le masque...
Prises entre 1964 et 2011, les photos noir et blanc de Guy Le Querrec accompagnent cette traversée extraordinaire de 47 ans ; Portal en a 87 et se produit toujours, retrouvant lors de certains concerts la magie inaugurale. Les images rendent incroyablement vivante cette époque désormais passée, dans ses décors, grâce à tous les musiciens qui ont croisé cette route et que l'on reconnaît ou découvre en tournant les pages comme un flip-book au ralenti. Le Querrec nous renvoie aux miroirs, multipliant les angles. Tout à ses propres réflexions, Rochard témoigne, digresse, mais rappelle surtout le hors-champ dont la musique n'est qu'un reflet parmi d'autres. La précision de ses nombreux textes ponctuant les chapitres et le regard incisif de Le Querrec évitent l'indigestion que pourraient produire les 300 photos de Portal ! 400 pages, ça se digère doucement. C'est un livre qui profite. Il y a de quoi manger. Boire aussi, que ce soit de l'eau, du vin ou de la limonade, il y en a pour tous les goûts ! La poésie s'insinue dans les images et les mots. La musique est ailleurs. J'accompagne ma lecture par les disques qui se succèdent sur la platine. Le mélange fonctionne ainsi merveilleusement. Le trio mène la danse.

→ Guy Le Querrec, Michel Portal au fur et à mesures, texte de Jean Rochard, préface de Bernard Perrine, plus de 2 kilos, couverture cartonnée, 230 x 300 mm, Éditions de Juillet, 49€

vendredi 31 mars 2023

Hi-han (Eo)


Comment se fait-il que je ne parle pas du film Eo dans cette colonne alors j'en rabats les oreilles de tous mes ami/e/s ? Quel âne ! Peut-être parce que je chronique plus facilement des DVD/Blu-Ray que les sorties sen salle... Si Pacifiction et Triangle of Sadness (Sans filtre), qui m'ont beaucoup plu, créent la polémique et divisent mon entourage, le film de Jerzy Skolimowski allume les yeux de tous ceux et celles qui l'ont vu. Les chefs d'œuvre sont parfois voués à la clandestinité, au secret et à la méconnaissance. J'en veux pour preuves Adieu Philippine de Jacques Rozier et Une chambre en ville de Jacques Demy dont les sorties et reprises ont chaque fois été des flops, malgré les critiques dithyrambiques qui les ont toujours accompagnés. Eo est le nom d'un âne, un âne polonais comme le film, et c'est une merveille réalisée par un jeune cinéaste de 85 ans à qui l'on doit déjà et entre autres Le départ (1967), Haut les mains (Ręce do góry, 1968), Deep End (1970), Travail au noir (Moonlighting, 1982), Essential Killing (2010), des films hors du commun... Un site est consacré à ce Prix du Jury cannois, mais je ne sais pas par quel bout le prendre. Tout y est extraordinaire : les images (Michał Dymek), le son et la musique (le compositeur contemporain Paweł Mykietyn a reçu un Disque d'or à Cannes et le prix du cinéma européen 2022), les décors (Mirosław Koncewicz), le montage (Agnieszka Glińska), etc. Le scénario est de Skolimowski et son épouse, Ewa Piaskowska, qui a produit ses quatre derniers longs métrages et co-écrit trois d'entre eux. La seule faille est la scène avec Isabelle Huppert, exogène, absolument pas nécessaire, probablement ajoutée en toute camaraderie ou pour des raisons contractuelles de coproduction. Le cinéma existe encore. Ce n'est pas un hasard si Eo s'inspire de Au hasard Balthazar, et il y a d'ailleurs d'autres clins d'œil discrets au cinématographe de Robert Bresson.


Pas question de divulgacher (spoiler en anglais) quoi que ce soit. Je m'en empêche toujours même si je reproduis de temps en temps les bandes-annonces. Plus haut, je liste les éléments de la recette par manque de mots pour décrire l'expérience sensorielle vécue lors de la projection. Il y a d'ailleurs très peu de mots pendant l'heure et demie que dure Eo. Il convoque nos sens au delà du descriptible. Beauté, intensité, émotion. Il nous renvoie à notre propre existence humaine. Il ne me reste plus qu'à le revoir pour comprendre comment je fonctionne devant une telle évidence. Celles et ceux qui ne l'ont pas encore vu ont une sacrée chance. Les autres sont comme moi, ils y retourneront forcément un de ces jours ou l'une de ces nuits.

lundi 13 mars 2023

Sans pète au casque


Sans pète au casque... Mais tout de même j'ai eu chaud ! Embouteillage d'automobiles, de cyclistes et de piétons traversant tous n'importe comment la place Auguste Métivier devant la station de métro Père Lachaise.
Je connais très bien l'endroit pour y avoir eu mes fenêtres pendant treize ans. À cette époque-là il n'y avait pas de couloirs pour les vélos ni de feux tricolores un peu partout. Un jour un hélicoptère a même atterri en son centre pour emporter un grand brûlé. Certains soirs je voyais des noctambules escalader les murs du cimetière. Il paraît que récemment ont été installés des barbelés pour empêcher les rendez-vous nocturnes et les profanations. Où sont passés les chats ? Je me rappelle Zouzou que les mamies considéraient comme le roi de ce petit peuple. Il arrivait aussi que des cortèges de manifestants passent devant chez nous. Lorsqu'Elsa était petite, elle s'en souvient encore parce que c'était le jour de son anniversaire, mais aussi celui de la mort de Jim Morrison, le boulevard de Ménilmontant avait été envahi de jeunes gens qui avaient campé là toute la nuit. Mouloudji et Gotainer habitaient en face et Lucienne, l'adorable fromagère chez qui ils se fournissaient comme nous tant elle connaissait son métier, votait Arlette Laguiller. Mais la place a changé. Tout comme Paris s'est transformé depuis que j'ai déménagé de la rue Vivienne à la rue Léon Morane (devenue rue des frères Morane), puis à Boulogne à deux pas de la Porte de Saint-Cloud avant d'enfin revenir à ma ville natale place de la Butte aux Cailles lorsque ce quartier était encore populaire. C'est comme si nous avions chaque fois fui les arrondissements avant qu'ils ne deviennent bourgeois. Cela n'a rien d'étonnant vu les revenus de mes parents puis les miens pendant longtemps. Le plus gros changement fut l'obligation de rouler phares allumés, jusque là Paris portait merveilleusement son nom de ville lumière ; en en rajoutant, certes pour éviter quelques écrasements de passants, l'afflux l'a éteinte, faisant disparaître ses ombres mystérieuses.
Or jeudi dernier vers 17h j'ai fait comme tout le monde en tentant de rejoindre l'avenue de la République depuis l'avenue Gambetta. Au moment où j'allais emprunter la voie vélo j'ai vu arriver en trombe un cycliste à la monture très large qui roulait objectivement comme on fait lorsqu'on veut que tout le monde s'écarte sur son passage. J'avançais tout doucement, mais j'ai tout de même freiné pour le laisser passer alors que je devais me glisser dans l'espace étroit où s'interrompt la petite bordure qui délimite la voie vélo. Je hais ces longs monticules particulièrement dangereux, préférant largement prendre des rues sans protections, mais permettant plus facilement d'éviter les nouveaux chauffards que sont cyclistes et trottineurs. Je ne sais pas ce que j'ai fabriqué, un coup de guidon ou heurté cette bordure, je suis tombé sur le côté droit. Ma tête a heurté le trottoir. La cagoule et le casque que je portais m'ont sauvé tant le choc était violent. En plus, en ce moment j'ai des cheveux ! J'ai eu le temps de voir le cycliste brutal s'arrêter, se retourner et filer à l'anglaise pendant que deux Africains prévenants m'enjoignaient de ne pas me relever. Je les ai rapidement rassurés. Bizarrement je saignais du pouce gauche sous mon gant de cuir déchiré. Ni ma monture ni mes vêtements n'étaient esquintés, mais je sentais le coup sur ma tempe. Après un temps de respiration j'ai repris délicatement ma route vers le Centre Jacques Bravo où Linda Edsjö présentait son solo In This House, spectacle tout frais construit de bruits et de douceurs. Entre temps j'avais traversé une manif boulevard Magenta où les flics étaient plus nombreux que les manifestants, sans compter les cars planqués dans les rues adjacentes. Le lendemain mes courbatures étaient évidemment extrêmement douloureuses et invalidantes, et le surlendemain pas moyen de lever les bras. Si on me crie "haut les mains !" je suis mort. Rendez-vous est pris avec mon ostéo que j'avais justement consulté la veille ! J'en vois deux qui se marrent. Mais franchement, je le dis à tous mes ami/e/s : ne pédalez pas sans casque, même pour faire cent mètres. Pascal s'était retrouvé à l'hôpital le seul jour où il l'avait laissé chez lui, et je connais maintenant une dizaine de proches qui ont été accidentés. Le port du casque fait toute la différence.

mercredi 8 mars 2023

Musique à distance du quartet Kaze & Ikue Mori


S'il y a deux ans leur précédent CD, Sand Storm, avait été enregistré en studio à New York, la nouvelle collaboration entre le quartet Kaze et la musicienne électronique Ikue Mori s'est déroulée à distance, d'une manière très originale. Lors d'un concert à Lille le trompettiste Christian Pruvost et le batteur Peter Orins ont diffusé les enregistrements new-yorkais d'Ikue Mori et ceux tokyoïtes de la pianiste Satoko Fujii et du trompettiste Natsuki Tamura. Les compositions des Japonais comme celles des Français enregistrées en studio ont été évidemment conçues pour permettre l'overdubbing, car chacun/e fut initiateur ou initiatrice d'une des pièces de l'album. Le résultat est très vivant, ne laissant pas supposer le délai spatio-temporel entre les improvisations des un/e/s et des autres. Des indications de jeu accompagnaient les fichiers envoyés d'un bout à l'autre de la planète. La musique est très libre, on dira abusivement free, tant les timbres et le rythme sont préférés à des mélodies facilement identifiables ou à des ensembles homogènes et uniformes. Elle joue sur l'énergie et le contraste, l'individualité et la complémentarité des protagonistes, distillant des surprises au détour des rencontres. Leur précédente collaboration, plus posée, à la fois homogène et contrastée, bénéficiait de la proximité, mais les deux démarches se complètent et offrent une bonne lisibilité des intentions de chacun/e comme de l'ensemble.

Avec Un drame musical instantané nous avions ainsi programmé l'échange de fichiers en 1989 avec le groupe Controlled Bleeding et en 2004 avec le Trio Ganelin. Les New-Yorkais n'ont hélas jamais renvoyé notre enregistrement amendé par leur contribution, mais j'eus le plaisir de travailler à distance avec eux il y a cinq ans (index 2 et 40). Le mélange (sans indication préliminaire) du Drame (composé alors du trompettiste Bernard Vitet, du violoncelliste Didier Petit et moi-même au synthétiseur) et du trio de Vyacheslav Ganelin (piano, trombone), Gershon Wayserfirer (oud) et Meidad Zaharia (percussion) n'est jamais sorti suite à la cessation d'activité de Mio Records, et seulement la moitié avait vu le jour. Nous étions enthousiastes, mais en musique on ne compte jamais les rendez-vous manqués... Kaze et Mori ont eu plus de chance !

→ Kaze & Ikue Mori, Crustal Movement, CD Circum-Disc, dist. Les Allumés du Jazz / Atypeek Distribution / Circum-disc, sortie le 17 mars 2023
→ Un D.M.I. & Ganelin, Overprinting, libre en écoute et téléchargement sur drame.org

mercredi 15 février 2023

La route parallèle


278. Chaque documentaire porte un numéro. Chaque commentaire peut en cacher un autre. 280. Chaque son est à sa place. Les documentaires numérotés sont quasiment muets. Le peu de musique, superbe. 185. Les cinq hommes sont alignés derrière la table. Ils prennent des notes. Le Secrétaire, chargé de les rappeler au règlement, ne supporte pas qu'on l'interrompe lorsqu'il projette les documents. 293. Une lumière s'allume. Une autre s'éteint. Les commentaires suggèrent que les associations d'idées recèlent le secret de l'énigme. 147. Le film de Ferdinand Khittl (1924-1976) commence lorsque s'achève la seconde partie. Le premier plan est un cadre noir avec un montage radiophonique coupé cut. 242. Je l'avais oublié. La route parallèle, qui date de dix ans plus tôt, nous fut projetée un matin de 1972 dans la grande salle de la Cinémathèque Française au Trocadéro. J'avais 19 ans. Depuis, je n'ai eu de cesse de rechercher cet OVNI, un film qui ne ressemble absolument à aucun autre. Chercher les similitudes et les antagonismes. C'est pareil. Le raisonnement par l'absurde représente probablement la seule réponse possible à l'énigme de l'existence. Il n'y a même pas de question. Comparons les faits. 253. Les cinq encyclopédistes de circonstance jouent leur vie. Ce n'est pas la première équipe à se plier à l'exercice. Ce ne sera hélas pas la dernière. Saurons-nous à notre tour nous identifier à leur quête ? Un kaléidoscope d'illusions. Sur 308 documents, nous n'en verrons que 16. Le texte des documents forme toujours dialectique avec l'image. Nombreux sont en couleurs, mais la salle de projection est en noir et blanc. Le puzzle est inextricable, les dés sont pipés. 205. Changement de repère. Ce casse-pipe kafkaïen tient de la science-fiction et du "thriller philosophique".


Francis Lecomte [alors directeur des éditions DVD Choses vues qui importait] le label autrichien Filmmuseum dont c'est le 47e numéro [trouvable chez Potemkine], me confirme que les véritables films expérimentaux n'ont pas fait le deuil de la narration. D'autre part, le cinéma rétinien, farci de conventions, a toujours bénéficié d'un circuit parallèle lui permettant de survivre aux assauts du temps tandis que les circuits commerciaux ne pardonnent jamais aux films extra-ordinaires. S'ils font un bide à leur sortie, ils peuvent disparaître corps et âme dans les plis du temps. Il faut un fou, l'ayant-droit parfois d'un des protagonistes, un amateur éclairé (à la lampe de poche), pour exhumer les chefs d'œuvre inédits du 7e Art. La route parallèle est de ceux-là. Un diamant noir dans une salle obscure.
La version française a été supervisée à l'époque par Khittl lui-même, paraît-il encore meilleure que la version originale allemande sous-titrée en anglais. Elles sont toutes deux présentes sur le DVD, ainsi que 3 passionnants courts métrages documentaires du réalisateur, Auf geht’s (1955, 11′), Eine Stadt feiert Geburtstag (1958, 15′), Das magische Band (1959, 21′ inventives sur l'enregistrement magnétique) et deux entretiens où apparaît le réalisateur (un des signataires du Manifeste d’Oberhausen en 1962, l’acte de naissance du Nouveau Cinéma allemand), plus le découpage et le dossier de presse sur la partie Rom. Aux côtés des images, des sons, des mots, il y a des chiffres, toujours des chiffres, à commencer par "un" comme dans "un film". Il en faut bien pour espérer résoudre la comédie humaine, ici une équation très brechtienne. Reproduit dans le livret, le texte remarquable de Robert Benayoun publié en avril 1968 dans Positif m'évite de décortiquer l'objet. Avril 68, on comprend que le film soit passé inaperçu ! En 98, je lui avais dédié l'œuvre Machiavel. À l'issue de cette nouvelle projection, je comprends que je lui dois aussi ce blog.

Article du 8 juillet 2010

mercredi 8 février 2023

La Chine vue de travers


Dans Libération du jeudi 13 mai 2010...
[...] En avant-dernières pages de Libé, la réalisatrice Isabel Coixet qui fait trôner un baigneur de 6 mètres de haut dans le pavillon espagnol de l'exposition universelle de Shangai, un truc hideux nommé Miguelín, souriant, gazouillant et remuant la tête, ne se contente pas d'étaler son stérile égocentrisme à propos des enfants, elle explique son choix pour "faire passer un message aux Chinois". Et là je cite, parce que cela vaut son pesant d'arrogance et de mépris post-colonial, motivé par une inculture crasse et honteuse : "Au pays de l'enfant unique et du bébé roi, celui-ci fait un tabac ! Ce que je veux dire, c'est que ce n'est pas tout de faire des enfants. Il faut aussi leur donner une bonne vie : la liberté d'expression, l'égalité, l'assurance-maladie, un monde sans pollution, tout ce qui manque en Chine !" Ah, la civilisation ! On croirait entendre les explorateurs découvrant les premiers Pygmées dans les années 20. Quelle condescendance ! En reprenant les termes de sa leçon aux petits Chinois, banalité ressassée à longueur de temps par tous les prétendus tenants de la démocratie, je m'interroge sur le pays où son bébé qui fait des bulles fut construit, puisque, bien qu'espagnol, il est "made in USA". Commençons par le tabac dont la Chine est le premier producteur et manufacturier au monde. Ce n'est pas vraiment la question, d'accord. On s'interrogera par contre sur l'enfant-roi (n'avons-nous pas gâté nos petits princes et nos petites princesses, et ce quelle que soit la classe sociale en comparaison du reste du monde ?), sur l'égalité dans les pays occidentaux où l'écart entre riches et pauvres se creuse sans cesse dans des proportions scandaleuses, sur l'assurance-maladie (la récente réforme obamesque sur la santé est un cadeau aux assurances devenues obligatoires y compris à ceux qui n'en ont pas plus les moyens qu'avant !), sur la pollution à l'heure où la côte sud des États Unis est engluée dans le pétrole BP et où nous continuons à ne rien faire pour ralentir la catastrophe planétaire, et même sur la liberté d'expression où toute notre presse est aux mains du Capital et où les États cherchent à contrôler Internet comme tout le monde [...].
Peut-être devrions-nous aussi rappeler à cette dame qui n'a pas inventé la poudre tout ce dont nous avons hérité de ce peuple cruel et inculte : le papier, l'imprimerie, la boussole, le compas, l'horloge, la soie, la porcelaine, le papier-monnaie, le forage, le sismographe, la brouette, le gouvernail axial, le parapluie, l'allumette, les pâtes, la bière, le thé, etc. Aujourd'hui le "Made in China" montre bien l'hypocrisie et le cynisme des libéraux que personne ne force à aller tout faire fabriquer là-bas. Nous profitons des prix en condamnant ce qui les y autorise. L'ultra-libéralisme associé au parti unique fait rêver plus d'un pays occidental en dessinant un modèle qui fait froid dans le dos. Les services de communication de nos états cherchent à camoufler et atténuer l'emprise chinoise par des campagnes de dénégation. Je ne vais pas recommencer avec le bourrage de crânes sur le Tibet, Slavoj Žižek en ayant fait en son temps une remarquable démonstration dans le Monde Diplomatique...
La Chine n'est certes pas un modèle, mais qui prétendons-nous représenter pour lui donner des leçons ?

Article du 15 mai 2010

samedi 4 février 2023

Si vous voulez vous déplacer


Je suis terriblement impatient que sorte Très Toxique. L'annonce de la vente en magasin (un seul à Paris) et de sa distribution internationale devrait intervenir milieu de semaine prochaine. En attendant quelques impatients comme moi sont venus au studio à Bagnolet acheter les rares exemplaires que j'ai conservés à cet effet. Très toxique est un vinyle mono-face de 19 minutes enregistré par mes soins le 21 décembre 1976, soit la première en trio du Drame avec Francis Gorgé et Bernard Vitet, session historique d'une folle énergie ! Il n'a été tiré qu'à 85 exemplaires numérotés et signés, et surtout la semaine dernière j'ai réalisé la pochette seul à la main, ce qui m'a pris 4 jours. Le disque est scellé par l'image collée en son centre, garantie de sa virginité. Il faudra la trouer pour le faire tourner sur sa platine. J'ai créé les deux images en 1969 et leur impression (deux ans plus tard) est d'une qualité rare, due à l'Imprimerie Union qui réalisait les livres d'art de Picasso, Dubuffet ou du Collège de Pataphysique. Très Toxique n'est exceptionnellement vendu que 15 euros, mais nous faisons en sorte de limiter les spéculateurs en n'en vendant qu'un seul à la fois. Ce prix s'explique par la passion qui nous anime, le fait économique n'ayant jamais été notre guide, même si nous apprécions grandement de vivre exclusivement de notre musique depuis plus d'un demi-siècle. Lorsqu'en 1975 j'ai fondé les disques GRRR, je trouvais juste que des œuvres puissent être commercialisées à un prix très bas grâce à la multiplicité. La suite a montré que cet engagement fondamentalement politique portait ses fruits.
À l'épuisement de Très Toxique, probablement rapide, les amateurs d'Un Drame Musical Instantané pourront se rabattre sur les exemplaires originaux des vinyles Rideau ! (1980), À travail égal salaire égal (1982), Les bons contes font les bons amis (1983) et L'homme à la caméra (1984) qu'on peut trouver sur le site des Allumés du Jazz et aux magasins du Souffle Continu et de Dizonord. Sinon la floppée de CD chez GRRR, Klang Galerie, In Situ, etc., distribués par Orkhêstra, et nombreux inédits récents sur Bandcamp...

vendredi 6 janvier 2023

Michael Snow a rejoint la Région centrale


J'étais étudiant à l'Idhec quand Jean-André Fieschi nous a projeté La région centrale dans la salle de projection au sous-sol du Théâtre du Ranelagh. La salle s'est vidée au fur et mesure des trois heures du film de Michael Snow. Nous étions quatre à la fin : JAF, mon camarade Bernard Mollerat et la monteuse Geneviève Louveau, naturellement défoncés. Quand la lumière s'est rallumée, je m'attendais à me retrouver en haut de cette montagne canadienne de l'autre côté de la porte de la salle. Ce fut une expérience inoubliable qui allait changer ma perception du monde.
J'ai assisté ensuite à toutes les projections de l'Anthologie du Cinéma Expérimental, rue Berryer je crois, en particulier pour les autres films de Michael Snow dont Wavelength, Back and Forth... Il y en aura beaucoup d'autres, mais nous n'étions encore qu'en 1972, il y a exactement un demi-siècle.
J'ai sauté sur l'occasion lorsque j'ai déniché le double vinyle Musics for piano, whistling, microphone and tape recorder, le CD The Last LP, le DVD-Rom Digital Snow et, mon préféré, le livre Cover To Cover, chef d'œuvre graphique absolu, acheté directement à l'auteur grâce à Bernard Eisenschitz.
Pour les amateurs de jazz, je rappelle que la musique du film New York Eye and Ear Control tourné en 1964 est d'Albert Ayler, Don Cherry, John Tchicai, Roswell Rudd, Gary Peacock et Sunny Murray !


Lorsqu'avec Antoine Schmitt nous avons monté l'opéra Nabaz'mob à Toronto (Luminato) en 2010, Atom Egoyan nous a présentés à Michael Snow et nous sommes allés l'écouter en concert, de la musique électronique en duo avec le jeune Mani Manzoni, et j'ai pu lui poser les questions qui me tarabustaient depuis 38 ans ! Je ne vais pas évoquer toutes les expositions, mais Michael Snow interrogeait à la fois le médium et le sujet, une manière de regarder le monde sous un angle totalement inédit.
Si vous trouvez une copie de Cover To Cover à un prix abordable, n'hésitez pas une seconde, c'est un film en papier qui se déroule à la vitesse du lecteur.
Je suis très triste aujourd'hui. Michael Snow, peintre, sculpteur, cinéaste, photographe, plasticien et musicien, était un de mes héros. Il n'en reste plus beaucoup de vivant. Il avait tout de même 94 ans.
Beaucoup d'infos ici dont téléchargement gratuit du livre de Martha Langford.

vendredi 23 décembre 2022

Histoire de fantômes


Ma chambre est plongée dans le noir. Je suis seul dans mon lit, bruyant et remuant comme un beau diable. Il y a longtemps Françoise avait filmé mes bonds de dormeur, sorte de lévitation convulsive. Me voici donc rassurant, oui ce n’est que moi, mais je suis tout de même désolé de tout ce raffut, tu me connais. On a du mal à s’y faire, partagé entre la précaution de ne pas réveiller l’autre et la liberté qu’il n’y ait personne sur le flanc est. Pas moyen de m’y faire totalement. Je ne profite qu’à moitié de cette absence. Dans le même temps je me laisse aller à certaines trivialités et je m’en excuserais presque. Mon ciboulot danse d'un pied sur l'autre, tel un homme têtard. Le désir est parfois plus contraignant que la réalité. C’est alors mon neuvième jour de grippe, sans pour autant le bout du tunnel. Je vais plusieurs fois cracher dans les cabinets, me recouchant pour aussitôt me relever en faisant attention de ne pas allumer la lumière pour ne pas te réveiller. Il est crucial de remplir mon verre d’eau. On ne peut se passer de boire. Je repose donc chaque fois délicatement le récipient dont les parois ont fini par devenir troubles. J’ai rarement été aussi malade. Je n’ai plus de fièvre, mais j’ai perdu la voix et je ne veux pas que Didi, fils du vénérable Wang Jen-Ghié, me coupe la tête pour m'aider à la retrouver. Les quatre premières nuits, terriblement blanches, m’ont coincé dans un no man’s land où les irritations nasales puis les quintes de toux ont eu raison de la mienne. Pourtant je ne rêve pas. Est-il possible que tu sois, que vous soyez, à la fois présente/s et absente/s ? Entre souvenirs et ectoplasmes. Le chat de Schrödinger s’est malicieusement couché entre Django et Oulala. Je glisse comme un fantôme, sans pieds ni jambes, sous mon peignoir de coton noir, comme un suaire de suie. Il m’arrive d’avoir des bouffées de chaleur sans que j’en comprenne l’origine. Ben v'là aut'chose ! L'andropause ? Si ce n’était que ÇA. La morphine a momentanément réglé son compte à ma toux compulsive, mais j’ai mal aux cheveux. La fatigue ne me lâche pas. Les aliens de trois ou quatre centimètres que j’ai extraits de mes narines m’inquiétaient ; il aurait fallu qu'ils bougent pour que Cronenberg me les rachète. Tintin. Aucune trace de ces bestioles sur le Net. Les spécialistes s'en fichent. Mises de côté pour éventuelle analyse, elles finissent par se dessécher, rendant mon récit peu compréhensible. Je peste, repensant aux quatre pages D'une histoire féline que Cocteau relate dans son Journal d'un inconnu et aux fantômes successifs qui m’ont collé dans de beaux draps. Ce sont pourtant bien les miens.

Deux jours et un TGV plus tard, je me réveille encore une fois dans le noir. Un filet de lumière passe sous la porte. Je me demande si j'ai oublié d'éteindre avant de m'endormir ou si le soleil a déjà pointé son nez. C'est dire à quel point je suis désynchronisé. J'émerge simplement d'une sieste réparatrice. La solitude ne me convient pas tant que l'unicité, mais je suis toujours aphone. Ce n'est pas très pratique pour communiquer avec Eliott qui, lui, a des séquelles de surdité de sa récente crève. Nous avons convenu que je siffle, me remémorant les grimaces de Harpo, ce qui me change de mon côté Groucho et de mon pseudo, Mellow, qui, retranscrit à la japonaise, sonne comme une guimauve. La guimauve serait anti-inflammatoire, antitussive, décongestionnante, émolliente et drainante. Fondamentalement expérimental, je suis prêt à tout essayer, y compris l'irrationalité, fut-elle philosophiquement matérialiste, une forme d'animisme moderne. L'inconscient est l'un des principaux carburants de l'énigme.

Le troisième rêve portait sur l'identité du rêveur !

mardi 29 novembre 2022

Faut que ça bouge !


Éteint, Gerridae ressemble à un four encastré au design élégant. Il est assorti à mon réfrigérateur noir mat et au cadre d'Un son qu'Éric Vernhes m'avait offert il y a exactement dix ans. Allumé, un collectionneur avancerait qu'il se marie bien avec mes Gayffier, mes Yip, mon Séméniako, mon Clauss ou mon Rothko. Sauf que je n'ai pas de Rothko. Alors personne ne dira rien. On écoutera le son des pattes d'araignée qui irrite Elsa, mais qui me rappelle les percussions varésiennes de mes nuits sarajéviennes quand les flammes sortaient des canons. Je m'endormais aussitôt, doucement, comme on compte les moutons. C'est léger, délicat. On ne peut qu'admirer les formes et les couleurs qui bougent sans cesse jusqu'à ce qu'apparaissent des lettres, puis des mots, enfin des phrases.


Effleurer la ligne de métal. Et la machine d'Éric distille son poème. Chaque fois un nouveau : "le destin joue avec les mots et les images / un voile dans ton ciel / le dément chasse en trois saisons / et ose poser la question directement / leur narration n'avance pas." Tout s'efface aussitôt qu'on l'a lu. Et les lignes de texte de s'entrechoquer encore et encore. De temps en temps je baisse le son pour varier la bande son. Une voiture passe dans la rue. Le chat miaule pour sortir. Le téléphone sonne. Des voix. De la musique. Pas celle de l'écran. Une autre, que j'aurais choisie, par exemple. Là un solo de guitare de Tatiana Paris extrait de son album Gibbon. Par hasard ? Cela m'étonnerait. Un coup de dés...


La contemplation des ronds dans l'eau est fascinante. Les caractères s'entrechoquent. Les lignes sont faussement solidaires. Les ricochets cinétiques font exploser les bulles légères. À cette étape les phrases ne tiennent pas. Il faut attendre qu'elles se stabilisent. Je pique du nez. Trois à cinq heures de sommeil ne suffisent pas. Voilà plus d'un mois que ça dure ! Je vais manger un fruit.


Depuis deux jours je recopiais quatre terras de sons sur un minuscule disque SSD externe pour accélérer les temps de chargement lorsque je joue. Ouf, c'est réussi. Regarder la jauge qui se remplit, comme du temps où les ordinateurs étaient beaucoup plus lents, n'est pas palpitant. Je préfère me laisser hypnotiser par le psychédélisme cinétique de l'œuvre d'Éric. Et la musique. Ma musique. Celle dont j'ai une vague idée dans la tête et qui devient réelle dès que mes doigts se posent sur le clavier. En fait je n'y comprends rien. Je n'y ai jamais rien compris, même après l'avoir analysée, quasiment autopsiée puisqu'à ce moment-là elle ne peut qu'avoir été. Or chaque fois que j'y plonge elle me dépasse, comme si mes mains étaient celles d'Orlac, comme si un autre m'animait, que j'étais une marionnette. Même sensation lorsque je compose. Un autre pense à ma place. J'exécute. La création artistique serait-elle une forme de schizophrénie ? En tout cas, c'est une échappatoire, un moyen de supporter le réel, si toutefois il existe. C'est peut-être pour cela que j'aime Gerridae. Comme toutes les œuvres qui bougent, elle entre en résonance avec mon ciboulot. En perpétuel mouvement, elle livre ses oracles. N'est-ce pas ce que j'attends de toute création de l'esprit, qu'elle oriente mes choix ?

mercredi 2 novembre 2022

Deux musiques de Jean-Claude Vannier ressuscitées


Le label Finders Keepers exhume deux musiques de film formidables de Jean-Claude Vannier, La bête noire pour Patrick Chaput en 1983 et Paris n'existe pas pour Robert Benayoun en 1969.
Celle-ci est cosignée avec Serge Gainsbourg qui joue dans le film. On comprend que Gainsbourg ait demandé ensuite à Vannier de collaborer à l'écriture de l'Histoire de Melody Nelson pour laquelle Vannier s'insurgera d'en être connu essentiellement comme l'arrangeur alors qu'il revendique en avoir écrit la plupart de la musique. Pour Paris n'existe pas les saxophonistes Philippe Maté et Jean-Louis Chautemps (tous deux passés par Jef Gilson et plus tard le Quatuor de saxophones) émergent de temps en temps de l'orchestre tandis que les deux compositeurs s'amusent comme des fous en préparant le piano avec des tournevis et des briquets. Ils cosigneront encore plusieurs musiques de film (Cannabis, La Horse, Slogan) et Vannier composera L'Enfant assassin des mouches d'après un conte écrit par Gainsbourg avant d'arrêter leur collaboration en 1973. L'année suivante Vannier réussira un nouveau coup de maître en orchestrant Brassens, démonstration époustouflante du génie mélodique et harmonique du poète sétois à force d'inventivité timbrale. Il en existe une fantastique version live intitulée L'enfant, la mouche et les allumettes‬ réalisée pour un show de Roland Petit accompagnant la collection automne/hiver 1971 d'Yves Saint-Laurent.
Jean-Claude Vannier, qui avait commencé en arrangeant Brigitte Fontaine (pour son premier album solo), Michel Polnareff (Tous les bateaux, tous les oiseaux), Johnny Hallyday (Que je t'aime) et bientôt Barbara (l'album Madame) est au sommet de son art avec La bête noire. Il retrouve un Philippe Maté très free au saxophone soprano et engage les Insolitudes, quatuor de percussionnistes qui comprend Bernard Lubat, Marc Chantereau, Pierre-Alain Dahan et Michel Zanlonghi. S'il tient le piano, Vannier a toujours su utiliser les percussions, en particulier les claviers. Ses musiques possèdent une fantaisie ludique me rappelant Michel Magne. Peu de compositeurs osaient mélanger les timbres de l'orchestre classique avec des instruments bizarres, sans compter ses arrangements de cordes inspirés par la musique arabe. Ces associations lui confèrent une fausse naïveté, mais une vraie créativité qu'on dit que seuls les enfants possèdent.

→ Jean Claude Vannier, La bête noire / Paris n'existe pas, LP Finders Keepers, sur Bandcamp 22£

mardi 1 novembre 2022

Orelsan, saison 2 : Civilisation perdue


La sortie récente du dernier album d'Orelsan, qui date déjà d'un an, mais augmenté de dix nouveaux morceaux rassemblés sous le titre de Civilisation perdue, dite aussi Édition ultime, ne fait pas tous les suffrages. Évidemment ! Civilisation était un petit chef d'œuvre vendu à plus de 500 000 exemplaires. Les nouvelles chansons ne sont pas vraiment à la hauteur, mais elles sont justifiées par la mise en ligne de la saison 2 de la série télé Montre jamais ça à personne réalisée par son frère, Clément Cotentin, diffusée par Amazon Prime, et que j'avais saluée dans cette colonne. Les quatre nouveaux épisodes sont le making of de l'album avec les morceaux qui avaient été écartés comme son duo Évidemment avec la chanteuse Angèle. La musique est basique, mais l'autobiographie, typique des rappeurs, se justifie. De même, cet ajout audiovisuel ne crée pas la surprise de la première saison, mais la sincérité de l'artiste est indéniable, entouré de ses potes sans qui il ne serait pas là. Montre jamais ça à personne comme Civilisation, version originale ou ultime, sont des témoignages incontournables de notre époque. Contrairement à elle, Orelsan évolue aussi en mûrissant. Oscillant systématiquement entre destruction et construction, la noirceur des textes, sans être cyniques, n'a rien d'étonnant.


Dans le numéro 42 (février 2022) de l'excellent Journal des Allumés du Jazz, Franpi Barriaux, L'1consolable, Julia Robin, Tony Benoist et moi-même avions écrit quelques mots sur l'album d'Orelsan. Voici ma petite contribution :

Il est courant de condamner les textes des rappeurs sans les avoir jamais écoutés. Si cela est possible, le Journal des Allumés devrait donc, en amont, reproduire les paroles de L’odeur de l’essence. Les images des clips d’Orelsan livrent également des informations sur sa manière de présenter les choses, mais le papier a ses limites.
L’odeur de l’essence est dans la continuité de Basique, un constat d’échec de notre société capitaliste qui a réussi à faire perdre leurs repères aux populations, surexploitées. « Nostalgie, incompréhension, peur, désespoir, paranoïa, panique, méfiance, haine », les mots sont là, mais trop d’auditeurs ont pris l’habitude de s’y tenir sans considérer le ton. Lorsqu’Orelsan clame « Allumer l’incendie, tout enflammer », est-ce un appel à l’insurrection ou la dénonciation d’un montage comme celui de Rome ou du Reichstag ? La manipulation exige de taxer les critiques de complotisme, d’où qu’elles viennent, pour les faire taire. À ce propos, le travail de l’Américain Edward Bernays est bizarrement quasi inconnu en France alors que ce neveu de Freud, adaptant de façon perverse les théories de son oncle, inventa la propagande politique, l’industrie des relations publiques, le marketing et favorisa le consumérisme. Goebbels s’en est inspiré et presque tous nos médias actuels en sont issus. Orelsan a bien compris que le problème est toujours systémique. Il ne peut exister de réponse individuelle.
En musique, aujourd’hui, les chroniqueurs critiques de notre société se reconnaissent dans le rap. Orelsan a beau s’en méfier, il fait partie des moralistes. Sait-il même qu’il est anarchiste ? Avec ses qualités et ses défauts, il est l’équivalent d’un Léo Ferré. Évoquer la misogynie de ses textes d’il y a douze ans sans se référer à celle de Brassens, Brel ou Ferré tient de la mauvaise foi. Ses textes récents se démarquent d’ailleurs de ses provocations juvéniles. Montre jamais ça à personne, le passionnant film en cinq épisodes que son frère lui a consacré, expose ses doutes et son opiniâtreté, sa paresse et son courage, son côté loser et la success story, son sens de la famille et de la camaraderie.
Le clip de L’odeur de l’essence met en scène la bousculade de la foule jusqu’à se marcher les uns sur les autres. L’individualisme a eu raison de la solidarité. Comme les paroles, les images tirent tous azimuts. L’inventaire est bourré d’hameçons. Tyrannie des chiffres. Fausse démocratie. Malbouffe. Alcoolisme. La planète se meurt. Les pôles fondent. Les déchets nous submergent. Les pays riches se goinfrent sur le dos des pauvres. La violence des Gilets Jaunes n’est-elle pas dérisoire face à celle de la police, instrument physique de la pression sociale ? La famine nous guette et avec elle la révolution, mais laquelle ? Pour se transformer en quelle Terreur ? Et puis, le pétrole, évidemment. Les énergies fossiles. L’origine du mal. Pollution et conflits. Orelsan fustige la pensée binaire. Les tentatives pour le faire taire ont accéléré sa reconnaissance. La société qu’il met en joue est un milliard de fois plus cynique que son désarroi.
La musique est hélas plus banale que le texte. C’est là que le bât blesse trop souvent dans le rap en général. Si les samples pompés et les pompes orchestrales fonctionnent ici avec la catastrophe sur écran géant, je regrette que tous ces artistes ne fassent pas plus souvent appel à des Allumés inventifs. Le secret de l’avenir réside probablement dans la fusion des communautés.

vendredi 30 septembre 2022

De la chaleur


J'avais froid. Trop tôt pour allumer la chaudière. Je ne peux pas travailler avec les mains gelées. Le studio est heureusement équipé de radiateurs électriques. On ne fait jamais passer la chauffage central dans un lieu d'enregistrement. Les sons extérieurs seraient diffusés par la tuyauterie. La nuit je me glisse sous la couette, mais le jour ? Le jour j'accumule les épaisseurs. Plus on monte dans les étages, plus il fait froid l'hiver et chaud l'été. Je pense sérieusement à faire isoler la toiture par l'extérieur ; il faudra retirer et remettre les tuiles. Après des journées bien chargées, j'avais décidé de bouquiner dans le salon. Mais j'avais froid. Alors je me suis allongé devant la cheminée. Ce n'est pas compliqué, j'ai toujours un feu tout prêt. Papier journal, brindilles, branches et bûches. Ça part tout seul. Parfois ça crépite. En 1985 nous avions enregistré le feu dans l'âtre et nous l'avions ralenti pour Les gueules cassées du disque d'Un drame musical instantané Carnage. Le label Tigersushi l'avait repris en 2003 sur le CD de sa compilation K.I.M. Miyage. Il y a un magnifique effet Döppler quand passe une voiture de police sur le boulevard Ménilmontant. Mais ici la rue est calme. S'il y a quelques portières qui claquent ou des cris d'enfants à l'heure des mamans ou des papas, j'ai surtout l'habitude du chant des oiseaux et du miaulement des chats. Bon, je n'ai pas fait tout ça pour recommencer à travailler, je voulais simplement me reposer au coin du feu. Relire quelques vers écrits hier soir.

jeudi 22 septembre 2022

Rencontre du troisième type


Monsieur Django n'est pas content que Madame Aubergine lui pique la vedette et tienne seule le crachoir au Spoutnik qui ressemble comme deux gouttes d'eau à un chou-rave. C'est un tendre, mais il y a des ovnis qui lui font peur, d'autres qui l'attirent. Django préfère donc le violet clair au foncé, les tiges fanées à la moumoute verte. J'ai dû lui arracher pour mon déjeuner. Mariné dans l'huile d'olive et du sel, puis arrosé de citron et saupoudré de graines de sésame, le chou qui garde son croquant est délicieux. Je crois me souvenir que c'est une recette d'Ottolenghi. Quant à celle au grand nez, je n'ose (in French) pas la cuire comme si de rien. Le chat, lui, a quitté hier sa résidence estivale pour rentrer au bercail. Toutes ces dernières semaines il dormait pas loin, dans les fourrés. Il a donc réintégré ses pénates hier soir, a regardé le film avec la petite Oulala et moi, et s'est endormi sur le lit. Il fait froid à Paris, alors qu'à Nantes nous étions en T-shirt l'après-midi. J'ai allumé le feu dans la cheminée et cuisiné une nouvelle ratatouille dont je garde une partie au congélateur pour cet hiver lorsque Boris, notre extraordinaire maraîcher de l'Amap, ne fournira plus que des tubercules. J'ignore comment il sculpte ses solanaceae, car il n'utilise aucun engrais, même biologique. En tout cas, ça ne nourrit pas seulement l'estomac, mais comble mon esprit en quête de raconter n'importe quoi avant le billet plus sérieux de demain.

mardi 20 septembre 2022

Sur l'eau là c'est Lola


Nous prenons le bac à vélo, en auto ou à pied. Il fait le va-et-vient toute la journée entre les deux rives. C'est gratuit. Il s'appelle Lola. Nantes oblige. J'y suis en perme. De l'autre côté de la Loire l'herbe est plus verte. C'est de là que je filme. Pas facile de manœuvrer quand le fleuve coule à contre sens de la marée. Avec la sécheresse l'eau là est plus salée qu'auparavant. La salinité et la boue posent des problèmes inquiétants pour la rendre potable. Cet été la limite avait été atteinte. On continue à faire comme si de rien. Au bord, les maisons sont en zone inondable. En période de crue les prés que nous traversons sur des pontons deviennent des marais. Je me demande si des sous-marins nucléaires sortent de l'usine Naval qui est en face de Basse-Indre. On se pense au vert, mais les maisons sont construites sur le granit, comme une grande partie du pays. Pour compenser la radioactivité il est nécessaire d'aérer dix minutes par jour minimum, hiver comme été. Sans compter les gigantesques poteaux haute tension qui enjambent la Loire à Haute-Indre. Et partout s'implante la 5G dont les ondes s'ajoutent au rayonnement de nos smartphones. Je n'y connais rien, si ce n'est au rayon culinaire, mais je sens bien que la donne n'est plus du tout la même depuis que Demy a filmé Lola en 1960...


Nous marchons vers La Roche Ballue ou La Montagne. De temps en temps j'imagine déménager par ici, histoire de me rapprocher de ma fille, de mon petit-fils, et respirer plus profondément que dans la torpeur du Bassin parisien. Mais il faudrait que la maison soit au moins aussi accueillante que l'actuelle, avec en plus un studio-théâtre. Je souhaiterais enregistrer les séances d'improvisation en public. J'aime jouer en concert, mais ranger, déplacer, monter, démonter, remporter, replacer et recâbler mon imposant matériel a toujours été pénible. Le rêve est de laisser tout branché et qu'il n'y ait plus qu'à allumer. L'actuel studio GRRR permet de recevoir une demi-douzaine de joyeux drilles, mais il n'y a pas de place pour des spectateurs. Les invitations courraient sur plusieurs jours au lieu d'une journée, histoire de prendre l'air, l'air et les paroles, parce que ce sont avant tout des rencontres d'amitié, une manière d'apprendre à se connaître, sans contraintes sociales ou économiques, pour retrouver les sensations de notre jeunesse quand il n'y avait d'autre enjeu que la passion. C'est le propos de tous nos Pique-nique au labo qui se poursuivent sur la Toile, et plus tard, au gré des affinités découvertes. L'idée est aussi de créer localement du lien social. Je ne me plains pas. Mes pieds nus sont vernis. S'il est déjà formidable de partager ce qui est, on ne peut se contenter des acquis. Il est indispensable de voir toujours plus loin. Remettre son titre en jeu, jouer comme les enfants que nous n'avons jamais cessé d'être, être au futur, cet état vectoriel qui m'anime depuis toujours.

mardi 13 septembre 2022

Faire-part


C'est une très triste nouvelle.
Jean-Luc Godard est mort.
Il avait 91 ans.
J'ai compilé tous les articles que j'ai écrits sur le plus grand cinéaste qui était encore vivant jusqu'ici. C'est sans compter le nombre de fois où je m'y suis référé dans d'autres.
J'avais été très fier d'avoir été pris en photo à ses côtés en 1976 par G.Mandery pour la revue Le Photographe.

JEAN-LUC GODARD SOUMET LE MUSÉE À LA QUESTION
25 mai 2006


La mise en scène de l'exposition du Centre Pompidou est une véritable désacralisation de l'espace muséal. Godard réussit ici comme ailleurs à interroger le dispositif en cassant les habitudes du visiteur. On s'attendait à voir un chantier, quelque chose de honteux, la représentation de l'échec des relations entre le cinéaste et Beaubourg. On découvre Voyage(s) en utopie, sous-titré JLG, 1946-2006 - À la recherche du théorème perdu, avec une certaine inquiétude, celle d'être déçu tant la presse s'est faite l'écho du supposé ratage. Pas de communication, quelques lignes dans les journaux, toujours pour dire la même chose : Godard n'a pu s'entendre avec le commissaire d'exposition, Dominique Païni, et a décidé de terminer seul. J'ai cherché vainement les crédits de l'exposition, pas de trace de la scénographe, Nathalie Crinière, ni d'aucun membre de l'équipe. On a pensé que J-L G était vraiment un chieur, toujours aussi caractériel. On connaissait ses hésitations, ses changements de cap, son mauvais caractère, son droit à l'erreur... On y est allé tout de même, histoire de voir, par soi-même. Il est écrit que "le Centre Pompidou a décidé de ne pas réaliser le projet d'exposition intitulé Collage(s) de France, archéologie du cinéma d'après JLG en raison des difficultés artistiques qu'il présentait (les mentions "techniques et financières" ont été barrées ; par qui ? Il y a des feutres sous la pancarte) et de le remplacer par un autre programme intitulé Voyage(s) en utopie ". Plus gros est affiché : Ce qui peut être montré ne peut être dit. On va tout de même essayer, même si l'exercice est inutile, puisqu'il faut mieux y aller voir.
Reprenons.
C'est la première fois depuis très longtemps que je me sens bien dans un musée. Rien de compassé, rien de trop (en)cadré, rien de sacré. Les musées sont le dernier même si le seul endroit où admirer des œuvres. On y est physiquement bousculé, il y a souvent une sensation d'écœurement devant l'accumulation, l'effort à déployer pour se concentrer y est considérable. À moins de fréquenter des collectionneurs, on n'a pas trop le choix, sauf à avoir la chance d'y errer après la fermeture et d'y croiser Belphégor. Voilà, c'est ça, c'est la sensation que le chantier de l'installation Godard procure, un sentiment de déjà vu, de déjà vécu ailleurs que dans le simulacre muséal, une familiarité avec le quotidien, une proximité permettant de se l'approprier, de parler à la première personne du singulier, l'utopie de pouvoir encore s'interroger sur le monde et sur notre relation à l'audiovisuel, et bien au-delà, sur la culture en général et sur la place de chacun dans le système social. Comment gérer son indiscipline ? On découvrira avec ravissement que l'installation est le miroir déformant de nos références intimes. Semblable aux Histoire(s) du cinéma qui sortent ces jours-ci en DVD.
Il y a deux axes principaux : le premier, c'est la mise en espace, comme un appartement en travaux, murs éventrés, palissades, grillages, mais aussi des pièces réduites au strict minimum ; pas une chambre, un lit ; pas une cuisine, un évier ; pas un bureau, une table ou un fauteuil ; pas un balcon, des plantes vertes rassemblées dans un coin, encore que de l'autre côté de la baie vitrée sont dressées cinq tentes de SDF. Ce ne sont pas des figurants, c'est déjà notre histoire. La désinvolture qui semble de mise nous met à l'aise, nous nous promenons comme si nous visitions un appartement que nous transformerons plus tard à notre guise. Nous piétinons les éléments du décor et nous laissons prendre. Des livres sont cloués au pilori un peu partout dans le décor, un pieu dans le cœur, comme le supplice de la croix. Croix de Malte ou de Lorraine... Les clous font mal, les meubles sont vissés grossièrement, les lettres collées ne peuvent être volées. On peut voir les maquettes successives de l'exposition qui n'a pas eu lieu, on rêve. Il n' y a pas de cartel explicatif, seulement des mots, des bribes de phrase que l'on foule. Nous sommes libres de penser, de réfléchir, d'interpréter.
Dans une des trois salles, sur de beaux et grands écrans plats, sont diffusés simultanément plusieurs films. Pas ceux du cinéaste. Pas seulement. La cacophonie ressemble aux Histoire(s) du cinéma, que je conseille de regarder et d'écouter en vaquant à ses occupations ménagères. Se laisser envahir. Pour que la magie prenne corps. On se laisse happé par une séquence et le tour est joué. Ça vous parle directement, miracle de l'identification, sympathie de la citation que l'on a fait sienne. Si l'accumulation est le propre des musées, surtout le Centre Pompidou habitué aux overdoses, apprécions l'une des rares fois où elle fonctionne. En voilà de l'information, sauf qu'ici les rapprochements font sens, produisant une sublime poésie, construite avec les ressources du montage cinématographique et les échos qui résonnent en chacun et chacune d'entre nous. En clair, ça fait sens et ça produit une très forte émotion. C'est notre histoire(s). Magie d'un poète (au même titre qu'un Cocteau, un Guitry ou un Freud), que les Godardiens pourront toujours tenter de copier, l'exercice risque de rester stérile. Il ne suffit pas de foutre le souk, de provoquer, de faire des collages ou de jouer avec les mots, il faut une vision. Le génie de Godard, c'est ce qui est montré, peu importe ce qui est dit. L'important ce n'est pas le message, c'est le regard. Celui de chacun, exhortation à penser par soi-même.
Oui, Godard a gagné ce nouveau pari comme il avait dans le passé réussi son passage à la télévision, ou ses mises en pages, ou ses disques, parce qu'il continue à s'interroger sur les outils, sur les circonstances, sur l'histoire, et qu'il nous propose un angle inédit, auquel on aurait pu penser. Godard réussit donc sa sortie dans l'espace. La machine est en route, pour qu'à notre tour nous fassions le voyage.
On peut toujours rêver !

P.S. : le Centre Pompidou édite un livre de Documents, accompagné d'un DVD avec la Lettre à Freddy Buache, Meeting Woody Allen, On s'est tous défilé et une vingtaine de spots de pub réalisés pour M+F Girbaud. Sa présentation graphique est un peu aride, mais le contenu est évidemment passionnant.

JEAN-LUC GODARD ET ANNE-MARIE MIÉVILLE, COURTS
16 juin 2006


Les courts-métrages de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville que ECM a réunis, accompagnés d'un petit livre broché de 120 pages, rappellent les Histoire(s) du cinéma dont la sortie est sans cesse repoussée. ECM en avait édité un gros coffret de 5 CD audio. Montage commenté de citations multiples, diffusion simultanée et systématique d'un extrait de film avec le son d'un autre, utilisation du catalogue musical du producteur allemand Manfred Eicher, ces quatre courts appartiennent tous à la dernière période : The Old Place (1999) et Liberté et Patrie (2002), tous deux cosignés avec Anne-Marie Miéville, Je vous salue, Sarajevo (1993) et De l'origine du XXIe siècle (2000). Comment Godard négocie-t-il l'emprunt de ces milliers d'extraits protégés par le droit d'auteur ? Il est à parier que cette question n'est pas étrangère à l'ajournement des Histoire(s) en DVD. Godard cite, certes, mais avec ces emprunts il produit une œuvre nouvelle, totalement originale, à la manière de John Cage en musique. De toute façon, sa filmographie n'est qu'un tissu de citations, littéraires lorsqu'elles ne sont pas cinématographiques. Il n'y a pas de génération spontanée, Godard assume le fait que nous inventons tous et tout d'après notre histoire, la culture. Le travail du créateur consiste à faire des rapprochements, à énoncer des critiques, à produire de la dialectique avec tous ces éléments.
Avec le livre Documents (scénarios, lettres, manifestes, manuscrits...), édité par le Centre Pompidou à l'occasion de l'exposition en cours (voir billet du 25 mai), est offert un DVD avec d'autres courts-métrages : Lettre à Freddy Buache (1982), Meeting Woody Allen (1986) et le travail de commande pour les couturiers Marithé et François Girbaud (1987-1990). La double signature Godard-Miéville, double signature dont nous avons parlé dans le billet du 8 juin, reste énigmatique. Quel est le rôle de chacun ? Comment cela se négocie-t-il ? Quelle est la différence entre un film de l'un ou de l'une et une œuvre à quatre mains ? Il n'est pas simple de s'y retrouver. Godard et Miéville aiment nous perdre, et nous faire travailler à notre tour... Vers où que l'on se tourne, on n'échappera à aucune question. L'œuvre de Godard, jamais finie ni définie, est une quête philosophique, un objet infini qui pousse dans l'inconscient et le cosmos. De l'infiniment grand de la pensée à l'infiniment petit de l'humanité.

LES HISTOIRE(S) DU CINÉMA AUX OUBLIETTES
16 juillet 2006


Nous souhaiterions vous informer des derniers changements concernant votre commande. Nous avons le regret de vous informer que la parution de l'article suivant a été annulée : Jean-Luc Godard (Réalisateur) "Histoire (s) du cinéma - Coffret 4 DVD". Bien que nous pensions pouvoir vous envoyer ces articles, nous avons depuis appris qu'il ne serait pas édité. Nous en sommes sincèrement désolés. Cet article a donc été retiré de votre commande. Le compte associé à votre carte de paiement ne sera pas debité. En effet, la transaction n'a lieu qu'au moment du départ d'un colis.
Dans le dernier numéro du journal des Allumés, j'annonçai la sortie imminente d'une œuvre majeure de JLG : On attend toujours avec impatience cette ?uvre audio-visuelle unique, indis-pensable, duelle et unique, L'Histoire(s) du cinéma (...) dont la sortie est sans cesse repoussée, probablement pour une question de droits tant le maître du sampling y accumule les citations cinématographiques. Oui, en voilà de l'information, du monumental, du poétique freudien, de l'image et du son, de la musique (catalogue ECM) et des voix? Chacun y fait son chemin, alpagué par une citation intimement reconnue et qui vous emporte très loin. Chacun y construit sa propre histoire, la sienne et celle du cinéma. C'est un film interactif, plus justement, participatif. Devant ce flux incessant et multicouches (Godard accumule au même instant des images d'archives, son quotidien, des photos, les voix d'antan et la sienne, la musique, les bruits, tout cela mixé et superposé) à vous de trier, d'extraire, d'y plonger ! Un conseil : laissez le poste allumé et vaquez à vos occupations sans vous en soucier. En fond, mais à un volume sonore décent. Passant à proximité, vous aurez la surprise de vous faire happer par tel ou tel passage. Là tout chavire, ça vous parle, à vous seul, indentification due au jeu des citations, nouvelle façon de voir et d'entendre. Le génie de J-LG retrouvé. Et vous, au milieu, le héros de cette saga, l'unique sujet. (JJB, ADJ n°16)
Ici même le 16 juin, après plusieurs annonces de report, je commentai : Comment Godard négocie-t-il l'emprunt de ces milliers d'extraits protégés par le droit d'auteur ? Il est à parier que cette question n'est pas étrangère à l'ajournement des Histoire(s) en DVD. Godard cite, certes, mais avec ces emprunts il produit une œuvre nouvelle, totalement originale, à la manière de John Cage en musique. De toute façon, sa filmographie n'est qu'un tissu de citations, littéraires lorsqu'elles ne sont pas cinématographiques. Il n'y a pas de génération spontanée, Godard assume le fait que nous inventons tous et tout d'après notre histoire, la culture. Le travail du créateur consiste à faire des rapprochements, à énoncer des critiques, à produire de la dialectique avec tous ces éléments.
Existaient déjà l'édition papier Gallimard et la version audio en CD remixée pour ECM, mais il manquait fondamentalement l'original filmique. Grosse déception, Amazon avertit que ce chef d'œuvre absolu ne sera pas édité. Il ne me reste plus qu'à recopier l'enregistrement VHS réalisé sur Canal+ il y a une dizaine d'années, grâce à mon graveur DVD de salon, simple comme bonjour, Bonjour Cinéma !

Photo de Guy Mandery parue dans Le Photographe en 1976 : à droite, de trois quart dos avec catogan, on reconnaîtra le jeune collaborateur de Jean-André Fieschi, ayant mission de récupérer une paluche (caméra prototype Aäton qu'on tenait au bout des doigts) rapportée de Grenoble par JLG. Entre nous, le chef opérateur Dominique Chapuis. De dos, en costume blanc, je crois me souvenir qu'il s'agissait de Jean Rouch. Je fus nommé représentant de Aäton à Paris, mais je perdis l'affaire au bout de deux jours, après une mémorable soirée chez les frères Blanchet avec Jean-Pierre Beauviala, où Rouch se montra à mes jeunes yeux tel un grotesque mondain se gargarisant d'histoires que je considérai du plus mauvais goût, soit simplement sexistes et racistes. Le second degré avait dû m'échapper, mais Rouch était extrêmement différent sur le terrain et à Paris, et chaque fois que nous nous rencontrâmes je ne pus m'empêcher de me retrouver en profond désaccord avec lui, comme, par exemple, sur la diffusion des archives Albert Kahn qu'il aurait préféré voir projeter muettes et non montées, quitte à ce que cela ne touche qu'une poignée d'aficionados élitistes. Ceci n'enlève rien à la beauté de ses films (revoir Chronique d'un été coréalisé avec Edgard Morin, et le passionnant coffret incluant, entre autres, Les maîtres fous).

HISTOIRE(S) DU CINÉMA, ÉDITION JAPONAISE
14 septembre 2006


J'avoue, j'ai craqué ! Désespéré par une édition française de plus en plus improbable, j'ai commandé le chef d'œuvre en 8 parties et 5 DVD de Jean-Luc Godard sur Amazon.co.jp, ici au premier plan. Comme je ne lis pas le japonais, à côté des films évidemment en français, je peux difficilement profiter de l'admirable système de référencement numérique de cette édition. Cela me permet tout de même de me repérer un peu dans ce foisonnement d'informations, textes, images, films, musiques... Les deux autres éditions, discographique et littéraire, forment un excellent complément, puisque la première, bande son remixée spécialement pour le coffret de 5 CD paru en 1999 chez ECM, livre l'intégralité des textes, et que la seconde, publiée un an auparavant par Gallimard en 4 volumes, offre de magnifiques illustrations en couleurs.
Il ne me reste plus qu'à faire ce que j'ai toujours préconisé, diffuser en boucle cette encyclopédie unique et boulimique sans y faire vraiment attention, en me laissant imprégner par les mots, les images et les sons. Dans cette auberge espagnole chacun peut ainsi retrouver ses émotions passées jusqu'à se sentir personnellement visé. À cet égard, l'exposition au Centre Pompidou fut la sobre continuation de cette démarche. Une sensation d'intimité éternelle, universelle, me gagne ainsi doucement, comme lorsque j'écoute la Radiophonie de Lacan... Révélation de l'inconscient, impression d'avoir toujours su ce qui est raconté et montré, et pourtant comme si c'était la première fois, comme si enfin le monde nous était révélé dans sa complexité et sa simplicité...
Les huit parties sont titrées Toutes les histoire(s), Une histoire seule, Seul le cinéma, Fatale beauté, La monnaie de l'absolu, Une vague nouvelle, Le contrôle de l'univers, Les signes parmi nous.
Histoire(s) du cinéma n'est pas seulement le chef d'œuvre de Jean-Luc Godard, film(s) dans le film, c'est probablement la meilleure œuvre critique qui n'est jamais été produite sur le sujet ; raconter ce qu'est ou fut le cinématographe en laissant à chacune et chacun le privilège de son interprétation en fait le film le plus emblématique de toute son histoire.

LE FILM DES FILMS
8 avril 2007


Les Histoire(s) du cinéma paraissent enfin. Le feuilleton se clôt sur une ouverture, la parution en France du coffret de 4 dvd tant attendus (Gaumont, sous-titres anglais). J'ai écrit trois précédents billets sur la saga godardienne : d'abord le 6 juin au moment où les courts métrages avec Anne-Marie Miéville sont sortis chez ECM, puis le 19 juillet lorsque je me suis découragé et enfin le 14 septembre quand j'ai craqué pour l'édition japonaise. Voilà c'est là ! Ces Histoires contredisent-elles Eisentein puisqu'elles représentent une somme plus qu'un produit ? Le film des films. Intelligence et poésie. Le piège et la critique. Identification et distanciation. Lyrique autant qu'épique. Les ultimes soubresauts d'une cinéphilie née avec les Lumière et qui n'en finit pas de s'éteindre avec le nouveau siècle.


Cette version française n'abrite pas l'admirable index obsessionnel des japonais, mais si l'on ne lit pas cette langue cela ne sert hélas pas à grand chose. Dommage que Gaumont ni JLG ne l'aient reproduit, chaque document y est indexé et accessible instantanément, une sorte d'hypertexte à la manière d'Internet, pour chaque citation, musique, texte, film... Ils ont par contre ajouté trois suppléments. D'abord 2 x 50 ans de cinéma français, 50 minutes où Godard, avec la complicité de Miéville, fait péniblement la leçon à Michel Piccoli, mais où il montre aussi comment la consommation immédiate de produits culturels ne fait pas le poids devant l'histoire. Les images sont parfois remplacés par un carton, NO COPY RIGHT, révélant probablement le compromis ayant permis que les Histoires voient le jour. Il faudra que je vérifie si l'édition française de son chef d'œuvre a été également expurgé de certaines séquences pour cette déraison. Je n'ai encore regardé que les suppléments qui sont plutôt des compléments.
Deux conférences de presse cannoises, la première de 1988 intitulée La télévision, la bouche pleine, la seconde de 1997, Raconte des histoires, mon grand, complètent le tableau de manière éclatante.

Ce Qu'il ne Fallait pas Démontrer
8 février 2010


Catastrophé, je tente de m'accrocher désespérément au film qu'Alain Fleischer a le toupet de signer, aussi vain que vide, mais on finira par en avoir l'habitude. Morceaux de conversations avec Jean-Luc Godard est une monstrueuse arnaque où les protagonistes semblent sortis d'une maison de retraite pour vieux réalisateurs atteints d'Alzheimer. Godard ou Straub sont à côté de leurs pompes, rabâchant de vieux poncifs quand leur ennui de se retrouver dans cette galère n'éclate pas à l'écran. Tout est d'une paresse extrême, sorte de captation complaisante qui laisse craindre le pire opportunisme sous prétexte d'enseignement aux étudiants du Fresnoy. Comme le coffret édité par les éditions Montparnasse propose également une série d'entretiens intitulée Ensemble et séparés, sept rendez-vous avec Jean-Luc Godard, je compte sur ces bonus occupant trois des quatre DVD pour faire remonter le niveau de l'échange. C'est au mieux un portrait en creux. Godard n'a jamais été à l'aise dans le tête-à-tête. Quoi qu'on en dise, ses rencontres avec Fritz Lang (Le dinosaure et le bébé) ou Marguerite Duras (Océaniques) sont plus émouvants que passionnants. Il n'est pas à la hauteur de ses brillantissimes conférences de presse ni surtout de l'œuvre immense qu'il laissera, résumant à lui seul tout ce que fut le cinématographe depuis son invention. Dépouillés de la prétention usurpatrice d'en faire un film, la plupart des entretiens ajoutés plongent Godard dans une obscurité qui en dit long sur son implication dans cette affaire. Ses réponses sur Israël et les Juifs qui ont fait couler beaucoup d'encre sont d'ailleurs assez fumeuses et ne peuvent convaincre aucun anti-sioniste, a fortiori ses détracteurs. Son esprit de contradiction a perdu son mordant, il esquive le plus souvent au lieu de faire front. Il est toujours meilleur dans la colère, lorsqu'il prêche le faux pour connaître le vrai, comme face à Jean-Michel Frodon. André S. Labarthe dans le "film" rame en pure perte pour le sortir de l'ornière. Si Dominique Païni monologue en toute fatuité, l'universitaire Jean-Claude Conesa renvoie la filmographie de Godard à ses balbutiements en l'autopsiant. Nicole Brenez a l'intelligence de proposer des images rares, mais trop courtes, sur lesquelles elle interroge humblement "Jean-Luc". Jean Douchet et Jean Narboni, insistant avec la plus grande tendresse, arrivent finalement à le faire parler en évoquant quelques anecdotes. Aucun interlocuteur n'étant à la hauteur, tant de choses ayant été dites sur lui et son œuvre, le cinéaste est renvoyé dans les cordes au lieu d'occuper le ring. Quelle posture emprunter lorsque l'on a déjà été réduit à s'auto-parodier ? En 9h30 les amateurs n'apprendront pourtant pas grand chose et pour une leçon de cinéma on repassera. Mieux vaut voir ou revoir n'importe quel film de Jean-Luc Godard et, si vous êtes courageux, l'incontournable Histoire(s) du cinéma, un monument, le film des films.

JEAN-LUC GODARD MARCHE SUR LES MAINS
14 mars 2010


Plongé dans la biographie de Jean-Luc Godard, pavé de 935 pages qu'Antoine de Baecque vient de publier chez Grasset & Fasquelle, je suis mal parti pour bloguer ce week-end. Une partie du voile se lève sur un des grands mystères du XXème siècle. Pour avoir fréquenté nombre de ses proches, je m'étais fait ma petite idée, mais l'enquête fouille les détails de sa vie et livre nombre de clefs pour comprendre l'empêcheur de tourner en rond. À l'époque où "Jean-Luc" nous avait rapporté une Paluche Aäton de Grenoble, Jean-André m'avait photocopié des lettres et quelques pages annotées dont l'encre thermique s'efface avec le temps. Sur la photo je suis à droite avec la barbe et le catogan. S. s'était plainte qu'il l'obligeait à laver ses cheveux de petite brunette même lorsqu'elle sortait de chez le coiffeur ; cette très belle jeune femme tarifée m'avait aussi raconté comment JLG lui avait confié qu'il lui plaisait de "faire quelque chose de connu avec une inconnue". Son droit à l'erreur m'a servi de modèle. Ni plus ni moins de chance de se tromper, mais une liberté de pensée et d'agir que je tente de perpétuer à chaque révolution, quotidienne, elliptique, impossible. Comme John Cage, Godard a influencé son époque bien au-delà de sa sphère professionnelle. Qu'il fascine ou irrite, il ne peut laisser indifférent. Avec Cocteau et Lacan, sa voix est celle des plus grands conteurs. Ses mots font image, ses images font sens, ses sens sont musique, sa musique fait mouche. Poète timide et brutal analyste, il s'est affranchi de ses contradictions en résumant à lui seul l'histoire du cinématographe. Le kleptomane est devenu le maître du cut-up, précurseur du mashup, agrégateur de citations, un "monsieur plus" de la question sans réponse. Je retourne m'allonger sur le divan, même si cette position me brise la nuque. Sa biographie est une mise en abîme où l'inconscient fait des miracles.

UNE FEMME EST UNE FEMME
7 novembre 2018


En 1961 Jean-Luc Godard enregistre un disque 33 tours pour promouvoir son nouveau film, Une femme est une femme, une comédie musicale pétillante. C'est un mixage de la bande-son avec les dialogues et la musique de Michel Legrand, plus les commentaires toujours aussi subtils du cinéaste, ce qui en fait le principal intérêt, et l'ensemble, sorte de création radiophonique, se tient remarquablement bien, presqu'un manifeste du cinéma de Godard de l'époque. De 1960 à 1968, Legrand compose justement ses meilleures partitions, entre sa collaboration avec Jacques Demy et L'affaire Thomas Crown.

J'avais eu la bonne idée de faire une copie de l'un des cent exemplaires que possédait Jean-André Fieschi. Dans son édition DVD le label de référence Criterion livre ce petit bijou, mais sa copie du disque est vraiment pourrie : le disque est rayé, bourré de scratches, faisant sauter certains bouts de phrases de Godard, et le son est nasillard. C'est étonnant pour une édition aussi luxueuse, mais j'imagine qu'ils n'avaient pas trouvé mieux. Ainsi aujourd'hui je vous livre cet enchantement auquel participaient Anna Karina, Jean-Claude Brialy et Jean-Paul Belmondo... J'en ai profité pour nettoyer le fichier et améliorer le son. Durée : 34'05.

CADEAU : vous pouvez l'écouter en cliquant ICI.

LE LIVRE D'IMAGE DE JEAN-LUC GODARD
5 décembre 2018


Tout est saturé. Du sens à l'image. À ne pas croire. Le vieux maître fait comme tout le monde. Il sort les bribes de leur contexte. Sauf que, contrairement aux journalistes, ses mensonges disent la vérité. Sel des poètes. Le jeu en main. Cinq doigts pour comment c'est. Le pouce préhenseur et l'encéphalogramme hautement développé. L'homme. Sanguinaire. Seul le fou. Et les enfants. Mais la Terre ? Nœud. Passe. Taire. Première musique : Scott Walker. The Drift. La dérive. Comme toutes ses Histoire(s). Du cinéma. Chacune est une entrée vers notre subconscient. Il suffit de reconnaître. Pour s'y reconnaître. Autant de fils d'Ariane à dérouler. O temps ! Ses fils. Nicole Brenez l'archéologue. Pas étonnant d'y retrouver Perconte. Après le feu. La liste est longue. Ils seront tous sauvés. Les espérances. Tout est saturé. Question de droits. C'est autre chose. La couleur. Vive. Le cinéma. Vif. Le silence. Coupez. Action. Moteur. Il doit y avoir une révolution. Godard termine par Le plaisir. Le masque. Tout est dit.

"Te souviens-tu encore comment nous entraînions autrefois notre pensée ?
Le plus souvent nous partions d’un rêve…
Nous nous demandions comment dans l’obscurité totale
Peuvent surgir en nous des couleurs d’une telle intensité
D’une voix douce et faible
Disant de grandes choses
D’importantes, étonnantes, de profondes et justes choses
Image et parole
On dirait un mauvais rêve écrit dans une nuit d’orage
Sous les yeux de l’Occident
Les paradis perdus
La guerre est là…"


Le livre d'image a reçu une Palme d'or spéciale au Festival de Cannes 2018.
84 minutes qui changent de tout ce qu'on peut voir et entendre.
C'est de la dynamite (vieille pub pour le chocolat suisse) !
Resté chez lui, à Rolle en Suisse, le cinéaste avait donné sa conférence de presse en répondant aux questions sur FaceTime.

DANS L'IMMÉDIAT, JEAN-LUC GODARD
18 avril 2019


Les entretiens dépendent souvent de la qualité des interviewers. Il est certain qu'Olivia Gesbert a une sensibilité, une intelligence ou un aplomb qui faisaient défaut à la plupart des interlocuteurs des Morceaux de conversation avec Jean-Luc Godard "réalisés" par Alain Fleischer et qui duraient 9h30. Pour l'émission La Grande Table elle est allée rencontrer Godard chez lui à Rolle en Suisse. France Culture le diffuse en deux parties de 27 et 39 minutes, Je suis un archéologue du cinéma et Godard ouvre le Livre d'image. À 88 ans le cinéaste semble ainsi plus vif qu'il y a quelques années, peut-être parce que c'est une jeune femme. À la lecture de sa biographie par Antoine de Baecque on sait qu'il n'y est pas insensible. Et Godard ne mâche pas ses mots, que ce soit sur ce que sont devenues les écoles de cinéma (les 3/4 des étudiants sont des jean-foutre), la notion d'auteur avec ses droits et ses devoirs (À l’époque, l’auteur était le scénariste, c’est-à-dire le fabriquant de texte. A Bout de souffle, je n’en suis pas l’auteur pour la loi. C’est Truffaut parce que j’avais repris un ancien scénario. A un moment, je lui ai demandé de me le redonner, et il ne pouvait pas : c’est inaliénable en France. Pour Le Livre d’image, il y a beaucoup d’auteurs qui sont réunis par un ami), sur sa Palme d'Or "spéciale" à Cannes qu'il considère avec mépris comme un prix de consolation, sur la langue et le langage, sur la politique, sur ses rêves, sur l'âge, etc.



Sur sa tombe il imagine qu'on pourrait écrire "Au contraire", sur celle d'Anne-Marie Miéville, sa compagne, "J'ai des doutes". Pour le titre de cet article j'aurais pu le singer en écrivant L'hymne aux média pour l'immédiat, c'est du moins ce que j'entends, une médiathèque de Babylone qui recracherait son contenu (j'arrête avec les jeux de mots ?) en musique, en vers et contre tout.



Lors de sa dernière conférence de presse à Cannes, transmise par Skype, il disait : "Aujourd’hui lors d’une conférence de presse, les trois-quarts des gens ont le courage de vivre leur vie, mais ils n’ont pas le courage de l’imaginer. J’ai de la peine à vivre ma vie mais j’ai le courage de l’imaginer".


Après "150 films en comptant les petits", Jean-Luc Godard a monté Le livre d'image que j'ai chroniqué dans cette colonne en décembre dernier, sorte d'épilogue à ses Histoire(s) du cinéma, de mon point de vue son chef d'œuvre, dont je possède les versions japonaise et française en DVD (la version japonaise en 5 DVD au lieu de 4 offre une nomenclature thématique interactive, encore faut-il savoir lire le japonais ! Il me semble qu'elle est plus complète, due à des questions de droits), la bande-son remixée pour le label ECM en 5 CD, et l'édition papier chez Gallimard/Gaumont. Ce n'est nullement du fétichisme, mais une manière d'appréhender une œuvre unique sous des angles différents.
Depuis hier Arte.tv diffuse gratuitement Le livre d'image et ce jusqu'au 22 juin, avec un passage TV le 24 avril, mais il ne sortira pas au cinéma. Godard préfère le montrer dans les musées et les théâtres dans son format audio original, un 7.1 plus polysémique qu'immersif ! En attendant, il faut absolument voir et entendre la réduction phonique de cette œuvre fondamentale toutes affaires cessantes. Il est difficile de l'évoquer pour elle-même, parce qu'elle suscite en chacun/e de nous un vertige, des interrogations, ouvrant des portes vers un après qui biologiquement se profile.

JEAN-LUC GODARD AURA 90 ANS LE 3 DÉCEMBRE
19 novembre 2020


Longtemps je n'ai pu copier que les bandes-son des films que j'aimais. La vidéo domestique n'existait pas. Avec mon magnétophone à cassette audio portable j'enregistrais les films dans les salles de cinéma, la sonorité de chacune colorant la captation. En de rares occasions j'ai piraté la télévision, mais toujours sans image tant que la VHS ne fut pas commercialisée.

Je possède encore les cassettes audio du Tombeau hindou de Fritz Lang, La mort en ce jardin et Tristana de Luis Buñuel, Les enfants du paradis et Drôle de drame de Marcel Carné, Le chemin de Rio de Robert Siodmak (qui figure dans Trop d'adrénaline nuit, le premier 33 tours d'Un Drame Musical Instantané), La nuit américaine de François Truffaut, Johnny Guitar de Nicholas Ray en VF, Boudu sauvé des eaux, La règle du jeu, La grande illusion et Le carosse d'or de Jean Renoir, Le sang d'un poète, La belle et la bête, Orphée et Le testament d'Orphée de Jean Cocteau, les cinéastes de notre temps sur La première vague, Samuel Fuller, Lang et Godard, Le rebelle de King Vidor, Adieu Philippine de Jacques Rozier, Trafic de Jacques Tati, Les amants crucifiés de Mizoguchi Kenji et last but not least Masculin Féminin, Deux ou trois choses que je sais d'elle, La chinoise, Pierrot le fou, Numéro deux, et France tour détour deux enfants de Jean-Luc Godard.

Je composais alors des partitions sonores pour le cinéma qui intégrait voix, bruitages et musique, pensant à l'ensemble comme une partition musicale. Suivant Edgard Varèse, John Cage ainsi que Michel Fano et Aimé Agnel qui furent mes professeurs à l'Idhec, écouter ces cassettes me forma à penser toute organisation de sons comme musique. C'est dire qu'écouter les rééditions de Godard publiées par ECM me comble de joie. J'avais déjà l'imposant coffret de 5 CD Histoire(s) du cinéma (dont je possède également le texte édité par Gallimard et les DVD en versions française et japonaise) et les 4 courts métrages réalisés avec Anne-Marie Miéville. Je découvre la bande-son complète de Nouvelle vague qui tient sur 2 CD... J'ai écrit sur l'un et l'autre, comme sur Le livre d'image, son dernier chef d'œuvre.

Jean-Luc Godard est un grand romantique, ses partitions sont passionnelles. Même si l'on n'a jamais vu les films, leur transposition radiophonique a le pouvoir évocateur de la poésie. On n'y comprend rien, sauf l'essentiel. Les rimes sont sonores, l'usage des musiques fondamentalement dramatique. Comme toujours, chacun, chacune, y reconnaîtra l'extrait d'un roman, le dialogue d'un film, la musique d'un autre, nous renvoyant à notre mémoire parcellaire avec la profondeur de l'inconscient. Chaque fois s'ouvre une porte, qui n'est qu'à soi, dans l'œuvre du maître.

Les citations lui ont souvent donné du fil à retordre question droits d'auteur. En lui ouvrant son catalogue discographique, ECM lui a facilité les choses. On retrouve ainsi l'accordéon de Dino Saluzzi, les voix de Patti Smith ou Meredith Monk, la musique de Paul Hindemith, Arnold Schönberg, Heinz Holliger... François Musy a remixé numériquement la bande-son pour le disque. Et puis il y a les voix, comme me susurra un soir à l'oreille Jean-Pierre Léaud avec un ton de conspirateur, ici Alain Delon, Domiziana Giordano, Roland Amstutz, Laurence Cote, Jacques Dacqmine... Même si je préfère de loin Histoire(s) du cinéma, chef d'œuvre parmi les chefs d'œuvre, se laisser porter par la narration de Nouvelle Vague c'est passer 88 minutes dans les nuages, brouillard d'un rêve, retour au seul réel qui vaille le coup, la poésie.

Le livret du CD est rédigé par Claire Bartoli, auteur et comédienne non-voyante. Dans Le Regard intérieur, elle livre une interprétation analytique qui lui laisse "un petit goût subversif d'invisible et d'éternel".

PLUS OH ! COMMANDÉ PAR FRANCE GALL À JEAN-LUC GODARD
5 janvier 2021


Je connaissais quelques publicités réalisées par Jean-Luc Godard comme l'aftershave Schick, les cigarettes La Parisienne, les jeans Marithé & François Girbaud, mais j'ignorais que France Gall lui avait commandé un clip à la mort de son compagnon, Michel Berger. Pour son nouvel album la chanteuse avait repris Plus haut composé pour elle en 1980. Après un long entretien à Rolle le 28 mars 1996, le cinéaste choisit la forme sur laquelle il travaillait alors, ses Histoire(s) du cinéma, pour raconter la métamorphose de l'art, de la beauté et de l'amour que permet le cinématographe. Je suis incapable de reconnaître tous les emprunts, mais on y voit des tableaux de Manet, Vinci et Goya, des photos de Marlene Dietrich et Charlie Chaplin, des extraits de They Live by Night de Nicholas Ray, Blanche-Neige de Walt Disney, La Belle et la Bête de Jean Cocteau... Et France Gall, son œil, sa bouche... La chanson sonne prémonitoire avec une coloration orphique que Godard souligne explicitement.


Le clip sera diffusé une seule fois le 20 avril 1996 sur M6, car il sera interdit d’antenne, Godard ne s’étant pas acquitté de tous les droits d'auteur. C'est le même problème qui a retardé de dix ans la sortie du coffret DVD des Histoire(s) du cinéma en France. Heureusement j'avais acheté le coffret japonais dont la particularité est d'offrir des entrées thématiques, mais comme ce répertoire est en japonais je n'ai jamais pu en profiter. La version française, acquise par la suite, me semble avoir été expurgée de quelques extraits. Ces emprunts sont probablement aussi la raison pour laquelle Le livre d'image, son chef d'œuvre le plus récent, n'est jamais sorti dans les salles de cinéma, mais uniquement ponctuellement dans des espaces culturels. L'emprunt, qu'il soit littéraire, pictural, cinématographique, voire musical, est la base de l'écriture de Jean-Luc Godard. la plupart des phrases que nous aimons citer de ses films proviennent en général des livres qu'il a lus. Comme la plupart sont dans le domaine public, cela ne posait pas le problème que généreront les extraits de films protégés becs et ongles par les producteurs. L'accord avec le label allemand ECM lui permit de piocher comme il voulait dans son catalogue sonore, mais il n'a pas pu bénéficier des mêmes dérogations avec d'autres firmes discographiques et encore moins avec l'industrie cinématographique. Faire du neuf avec du vieux est pourtant une voie passionnante, qu'elle soit écologique, analytique ou poétique. D'une part il n'y a pas de génération spontanée, d'autre part la citation devient création dès lors qu'elle produit un sens nouveau ou une émotion inédite, mais le droit va rarement dans ce sens !

lundi 29 août 2022

Les bons contes font les bons amis


La publication en CD de l'album Les bons contes font les bons amis marque la fin des rééditions des vinyles d'Un Drame Musical Instantané par le label autrichien Klang Galerie. Si GRRR avait sorti en CD le premier, Trop d'adrénaline nuit, le label de Walter Robotka avait à son actif les suivants, soit Rideau ! (épuisé), À travail égal salaire égal, L'homme à la caméra et Carnage. Il est probable qu'il continue maintenant avec des inédits comme il l'avait fait avec Rendez-vous, duo de Hélène Sage et moi-même. Avec Francis Gorgé nous avons réalisé un nouveau master utilisant les ressources du numérique et Lisa Robotka a mis en page les superbes dessins de Jean Bruller (connu sous le nom de Vercors pour ses romans dont le célèbre Le silence de la mer) qui illustraient la pochette originale. Toutes ces rééditions offrent des bonus inédits, absents des vinyles. Ici une seconde version de 16'46 de Ne pas être admiré, être cru, enregistrée le lendemain de la première, permet d'apprécier la part d'improvisation laissée aux musiciens et musiciennes. D'autre part, Révolutions, pour trois orchestres dirigés par les trois piliers du Drame, est livré pour la première fois dans son intégralité, soit 26'31. Francis et moi regrettons que Bernard Vitet ne soit plus là pour apprécier le travail réalisé aujourd'hui.


Deuxième des trois albums du grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané, Les bons contes font les bons amis, enregistré en public au Studio Berthelot à Montreuil le 30 novembre et le 1er décembre 1982, réunit quinze musiciens et musiciennes : Jean-Jacques Birgé (synthétiseur PPG, piano, trompette, trompette à anche, flûte, guimbarde, inanga, percussion, bandes, voix, direction), Bernard Vitet (bugle, trompette à anche, voix, direction), Francis Gorgé (guitares électrique & classique, direction), Hélène Sage (flûtes, bouilloire, percussion, voix), Jean Querlier (hautbois, cor anglais, flûte, sax alto), Youenn Le Berre (basson, flûtes, sax ténor sax, cornemuse), Patrice Petitdidier (cor, cor de poste), Philippe Legris (tuba), Jacques Marugg (marimba, vibraphone, timbales), Gérard Siracusa (percussion, cloches, direction), Bruno Girard (violon), Nathalie Baudoin (alto), Didier Petit (violoncelle), Hélène Bass (violoncelle), Geneviève Cabannes (contrebasse).


Pamphlet contre la chasse, Ne pas être admiré, être cru est une pièce composée de petites cellules orchestrales, d'un field recording et d'éléments de fiction auquel participa Jacques Bidou dans le rôle du présentateur télé. Si j'avais enregistré l'enlèvement de Bernard dans le Bois Notre-Dame, je ne me souviens plus où j'étais allé pour les chasseurs. La mélodie L'invitation au voyage de Charles Baudelaire et Henri Duparc, qu'il chante accompagné par Jean Querlier au hautbois et moi au synthétiseur (à cette époque j'utilisai le PPG Wave 2.2) ainsi que Sacra Matao, composé à l'origine pour le groupe Gwendal par Youenn Le Berre (ici à la cornemuse), faisaient partie du Concerto de la lune dont l'intégralité n'a jamais été éditée. La pièce maîtresse est Révolutions pour trois petits ensembles nommés Un Jour, Le Canon et Tonnerre. Bernard Vitet dirige Tonnerre pour cuivres et percussion, Francis Gorgé le canon à l'écrevisse pour bois, cordes et percussion, quant à moi je dirige Un jour au piano la partie la plus fictionnelle avec les deux Hélène et Bruno.
À la réécoute, quarante ans plus tard, je me rends compte de ce qui vient de chacun de nous trois, et surtout comment l'écriture collective orienta nos compositions. Je pensais que la musique que nous écrivions était très différente de celle de nos compositions instantanées, or j'entends aujourd'hui à quel point elles se ressemblent intrinsèquement. La complicité qui nous animait nous permettait d'anticiper les mouvements de chacun, que ce soit dans l'instant lorsque nous "improvisions" ou sur le papier quand nous tentions d'articuler les désirs de chacun en fonction d'un sujet. J'emploie le mot sujet plutôt que thème, car il s'agissait de "musique à propos", à comprendre comme nos intentions (propos), mais aussi dans leur contemporanéité (à propos).

→ Un Drame Musical Instantané, Les bons contes font les bons amis, CD Klang Galerie gg401

N.B.: pour les amateurs de vinyles, Rideau !, À travail égal salaire égal, Les bons contes font les bons amis, L'homme à la caméra sont toujours disponibles chez GRRR (ainsi qu'aux Allumés du Jazz, chez Orkhêstra et au Souffle Continu) dans leur pressage d'époque ! Par contre, Trop d'adrénaline nuit et Carnage sont épuisés.

vendredi 29 juillet 2022

Abdou Boni, Antheil, Patkop et TOC


Trois disques, parmi d'autres évoqués plus tard, ont retenu mon attention en cette période charnière entre juillet et août. Le premier est le nouveau CD de Patkop chez Alpha. La violoniste virtuose d'origine moldave Patricia Kopatchinskaja en duo avec le pianiste finlandais Joonas Ahonen présente un de ses récitals dont elle a le secret, mêlant classique et contemporain autour d'un sujet, d'une ambiance, d'un propos. Le compositeur George Antheil et sa première sonate se retrouvent entourés par Morton Feldman, Beethoven (sonate pour violon et piano n°7) et John Cage sans que l'on soit surpris par leur association. Cela coule de source.

Puisqu'il est question de ce compositeur américain hors normes, enfant terrible auteur du Ballet mécanique filmé par Dudley Murphy et Fernand Léger, mais aussi (!), et ce avec la belle actrice-scénariste-productrice sexy Hedy Lamarr (Extase, film sulfureux pour l'époque), du premier brevet d'un système de codage des transmissions dit étalement de spectre par saut de fréquence, proposé alors pour le radioguidage des torpilles américaines durant la Seconde Guerre mondiale, et utilisé actuellement pour le positionnement par satellites (GPS, etc.), les liaisons chiffrées militaires ou dans certaines techniques Wi-Fi, je conseille donc aussi l'acquisition du CD Fighting The Waves où sa musique est interprétée par l'Ensemble Modern. La phrase est longue, mais ces deux-là ont eu une vie incroyable.

Le quadruple CD du groupe TOC formé par le pianiste électrique Jérémie Ternoy, le guitariste électrique Ivan Cruz et le batteur Peter Orins est égal aux précédents albums du trio. Chacun des quatre concerts suit à peu près le même schéma, l'ambiance bruitiste délicate se transformant en tempête de plus en plus rythmée jusqu'à l'extinction. On est pourtant chaque fois saisi par la montée progressive des boucles erratiques, glissements progressifs du plaisir allant de l'électroacoustique vers le rock pour s'épanouir en free jazz. Si leur musique à courant continu semble à l'opposé de mes montages alternatifs, je m'y retrouve étonnamment sans jamais aucune lassitude, conduit par la transe de l'électricité.

Sur le même label, le duo de la jeune saxophoniste Sakina Abdou et du guitariste aguerri Raymond Boni dressent un pont entre les générations et la manière d'aborder l'improvisation free avec délicatesse et intelligence. Musique de chambre hexagonale où les notes rebondissent d'un mur à l'autre, où le parquet grince quand Abdou souffle dans ses flûtes et où les anches volent dans les cordes. Comme je l'écrivais plus haut, ça coule des sources.

→ Patricia Kopatchinskaja & Joonas Ahonen, Le monde selon George Antheil, CD Alpha
→ Ensemble Modern, dir. HK Gruber, Fighting The Waves (Music of George Antheil), CD BMG paru en 1996
→ TOC, Did It Again, 4 CD Circum-Disc, sortie septembre 2022
→ Abdou Boni, Sources, CD Circum-Disc, dist. Allumés du Jazz / Atypeek, sortie septembre 2022

jeudi 14 juillet 2022

The Offer et Irma Vep, making off fictionnalisés


The Offer est un making off fictionnalisé de The Godfather, tournage vu sous l'angle de son jeune producteur, Al Ruddy. Regarder cette mini-série m'a donné envie de revoir les trois films de Francis Ford Coppola autour du Parrain, et en définitive je crois que j'ai préféré les coulisses à ce qui est considéré bizarrement comme un des chefs d'œuvre du 7e art. Le premier film (1972) vaut évidemment pour la présence de Marlon Brando dans le rôle titre et la paraphrase du film sur les États Unis. Le second (1974), au scénario plus inventif, est de loin le meilleur avec Al Pacino, excellent, tandis que le troisième (1990) s'empêtre dans la culpabilité catholique et la corruption vaticanesque. Quand je pense qu'on le compare à Citizen Kane pour son portrait de l'Amérique, je m'étonne. Mais ce pays et ses vassaux ont toujours besoin de rénover le mythe, de le perpétuer en conservant sa fascination pour son redoutablement efficace pouvoir machiste et violent.


The Offer échappe à ces poncifs. C'est un regard sur Hollywood, ses démêlés d'alors avec la Mafia (Joe Colombo joué par Giovanni Ribisi), les rapports hiérarchiques entre décideurs (Al Ruddy par Miles Teller, Robert Evans par Matthew Goode, Charles Bluhdorn par Burn Gorman, Barry Lapidus par Colin Hanks, Bettye McCartt par Juno Temple) et les doutes de ses créateurs, l'écrivain à succès Mario Puzo (Patrick Gallo) et Coppola (Dan Fogler). Je cite les rôles principaux tant l'interprétation est capitale dans ce genre de biopic où apparaissent des comédiens interprétant Brando, Pacino, Sinatra, Ali MacGraw, Diane Keaton, James Caan, Robert Duvall, Robert Redford, etc. The Offer, réalisé entre autres par Dexter Fletcher, est une intéressante plongée dans le monde du cinéma, tant son économie que ses techniques.


Simultanément, je suis avec tout de même plus d'intérêt la reprise de Irma Vep par Olivier Assayas, nouvelle adaptation en mini-série gigogne avec Alicia Vikander, Vincent Macaigne, Lars Eidinger, Jeanne Balibar, Vincent Lacoste, Hippolyte Girardot, Pascal Gregory... Le réalisateur mêle avec virtuosité les feuilletons originaux des Vampires de Feuillade avec Musidora en 1915, des références à son long métrage de 1996 qui m'avait déjà emballé, les nouvelles scènes et un faux making off. On se rapproche de La nuit américaine de Truffaut, remarquable évocation du cinéma, du film dans le film. Là où The Offer flirte avec le blockbuster, Irma Vep vise l'expérimental, tant dans la forme que dans le fond. L'interprétation de Macaigne, metteur en scène paumé, et Eidinger en junkie allumé (vu dans Sense8 ou Babylon Berlin) me happent particulièrement. Le montage fait le reste dans cette mise en scène aux émotions et pratiques branchées, typiques de notre époque.
Dans le cas de The Offer comme d'Irma Vep, surmonter les difficultés fait partie du processus créatif, sérendipité parfois plus créative que le confort espéré.

lundi 11 juillet 2022

Qu'est-ce que la musique ? par David Byrne


Ma bibliothèque musicale comprend des centaines d'ouvrages plus ou moins indispensables, d'autres parfaitement anecdotiques. Dans le salon résident ceux qui traitent d'un compositeur ou d'un genre particulier. Certains artistes qui ont compté à une époque particulière de ma vie accumulent les références, tels Charles Ives, Edgard Varèse, Arnold Schönberg, Gustav Mahler, Erik Satie, Francis Poulenc, Glenn Gould, Frank Zappa, Robert Wyatt, les Beatles, etc. Des collections comme celles du Mot et le Reste, nombreux dictionnaires, des livrets d'opéra, des biographies, des livres d'images se voient de loin sur les étagères. Comment me passer des entretiens de Varèse avec Charbonnier, des livres de Cage, des souvenirs d'Yvette Guilbert ou Denise Duval, du Style et l'Idée, des recueils de Daniel Caux ou Carles-Comolli, Philippe Langlois, Philippe Robert ou Jean-Noël von der Weid, Alex Ross ou David Toop, des photographies de Guy le Querrec ou Guy Vivien, de la BD Underground ? J'ai déplacé dans le studio les ouvrages plus techniques, partitions de jazz et de tango, classiques et contemporaines, traités d'orchestration de Koechlin, l'incontournable Acoustique et Musique de Leipp, ceux consacrés à des instruments, etc. Dans les archives on trouvera les revues comme L'Art Vivant, Musique en Jeu, Jazz Ensuite, Le Journal des Allumés, Muziq, etc. J'y puise régulièrement des informations, des pistes, petits cailloux semés au fil de mes découvertes.
Étienne Brunet m'en signale un qui me manquait et m'intéresserait forcément, Qu'est-ce que la musique ? de David Byrne. Si le fondateur des Talking Heads prend parfois exemple sur son travail, il embrasse un éventail extrêmement large de sujets qui tournent autour de la musique, d'une manière à la fois encyclopédique et tout à fait personnelle. Je me sens aussitôt beaucoup d'affinités avec ce point de vue documenté qui aborde aussi bien les techniques d'enregistrement et de diffusion, l'économie des différents supports, compare le studio et la scène en livrant ses recettes explorées au fil de sa carrière, sans prendre parti pour aucune manière, mais réfléchissant sans cesse au pour et au contre. Ces 450 pages partent dans tous les sens, mais c'est parfaitement structuré. Tout amateur de musique devrait y trouver son compte, a fortiori les musiciens qui s'interrogent souvent sans connaître tous les rouages d'un métier protéiforme.

→ David Byrne, Qu'est-ce que la musique ?, trad. Claire Martinet, ed. Philharmonie de Paris, 28€

jeudi 30 juin 2022

Électrocution au révolver


Cette soirée du 13 janvier 2010 aura été une soirée mémorable, car c'est probablement la dernière à laquelle mon camarade Bernard Vitet s'est rendu avant de tomber malade. Elle revêt aussi une certaine importance pour le pianiste Benoît Delbecq qui avait émis depuis longtemps le souhait de passer une soirée avec notre ami, exceptionnel compositeur et trompettiste. Bernard s'est éteint le 3 juillet 2013 après deux ans et demi qui lui furent très pénibles.

Bernard Vitet se promène toujours avec de drôles de briquets qu'il achète à une Chinoise de son quartier. Il ne craint pas qu'un convive les embarque par inattention. Ce sont souvent des chalumeaux qui permettent d'orienter la flamme horizontalement. L'engin qu'il tient à la main pendant qu'il discute avec Benoît Delbecq est particulièrement pervers. Si l'on actionne la gâchette on reçoit une décharge électrique terriblement puissante. Le choc semble aussi fort que lorsque l'on touche du 220 volts. Pour allumer ses cigarettes, qu'il enchaîne les unes sur les autres malgré ses poumons fragiles, il doit agir sur le chien. L'atmosphère est enfumée. Fut un temps où nous travaillions quotidiennement ensemble avec Francis Gorgé. L'odeur de ses blondes court-circuitaient celle des Bastos de Bernard, mais à la fin de la journée le studio était envahi d'un nuage de poison. Je devais aérer pendant des heures après leur départ et j'avais fini par installer un avaleur de fumée faisant également office d'ionisateur. Aujourd'hui le moindre mégot empuantit l'espace clos et je dois vider les cendriers au fur et à mesure pour ne pas me sentir oppressé. Nous ne sommes plus habitués. L'atmosphère du salon est moins confinée, mais Françoise fait des courants d'air à nous faire attraper la crève.


Après le dîner, Benoît nous fait écouter son nouvel album en quartet avec le trompettiste norvégien Arve Henriksen, le batteur Lars Juul et son vieux complice Steve Argüelles trafiquant les sons aux commandes du logiciel Usine et de son filtre Sherman. Ce Way Below the Surface des Poolplayers est coolissime, nous attirant vers les grands fonds où la pesanteur est un vague souvenir. Je me sens plus proche de la musique de Benoît quand il prépare son piano que lorsqu'il en joue "nature". Le Bösendorfer du studio de La Mise en Circuit sonne alors comme un orchestre. J'apprécie toujours son élégance et le raffinement de son jeu tout en nuances, plus varié et évidemment mieux mis en valeur sur son nouvel album solo, The Civitella Project, également produit chez Songlines.
Nous réécoutons aussi Machiavel sur lequel nous jouons tous les trois. Le disque d'Un Drame Musical Instantané a été enregistré en 1998. Déjà douze ans [24 aujourd'hui] ! Benoît figure au sampleur et au synthé sur le premier morceau Night Knight avec Bernard à la trompette, Steve à la batterie et Philippe Deschepper à la guitare. Je produis les nappes de cordes et introduis pour la première fois du Theremin dans un morceau. Il joue aussi sur L'aiguille creuse, toujours avec Bernard, mais cette fois je me sers d'un processeur vocal et DJ Nem scratche remarquablement ses platines. Le disque a beau rassembler des pièces que nous avons composées Bernard, Francis et moi de 1980 à 1982, des remix d'Agnès Desnos, Étienne Auger, Luigee Trademarq et Steve, un faux vieux morceau avec le trombone Yves Robert, le puzzling de 3/3 par 1/2 où nous avions découpé trois disques noirs du Drame en trois morceaux égaux comme les parts d'une tarte, puis recollé trois tiers différents ensemble sur la platine du tourne-disques, et mon préféré, Crimes parfaits, avec la radiophonie de centaines d'échantillons que l'on appellerait aujourd'hui "plunderphonics", l'album, très électro, est étonnamment homogène. Antoine Schmitt a réalisé l'adaptation pour Mac et PC de la partie CD-Rom de Machiavel qui ne tournait plus sur les nouvelles machines et qui [est] téléchargeable gratuitement sur le site Internet qui lui [est] dédié.

Article du 14 janvier 2010

jeudi 26 mai 2022

Scénographie avec Gwennaëlle Roulleau


Un nouveau Pique-nique au labo, le premier de 2022, avec Gwennaëlle Roulleau, est en ligne, en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org. Comme pour la trentaine d'albums qui l'ont précédé sur le même principe, j'ai invité l'électroacousticienne au Studio GRRR à enregistrer toute une journée, librement, histoire d'apprendre à nous connaître. J'avais entendu Gwennaëlle une seule fois en concert, mais j'avais été particulièrement séduit par son geste instrumental et la spatialisation sonore qu'elle maîtrisait grâce à Usine, le logiciel d'Olivier Sens. Les concerts de lap-tops (ordis portables) m'ont toujours ennuyé lorsque le spectacle offre celui de presse-boutons autistes qui semblent ne pas avoir conscience de la présence du public.
Pour cette séance où nous enregistrons pour nous rencontrer, plutôt que le contraire qui est le lot commun de notre métier, j'ai proposé de nous inspirer de photos de films trouvées dans un hors-série des Cahiers du Cinéma de 1980 intitulé Scénographie. De la présélection de vingt-cinq, nous en avons choisi une huitaine au fur et à mesure de la journée. Aucune référence aux films de Kurosawa, Bresson, Garrel, Lumière, Cocteau, Dreyer, Méliès n'était recherchée. Partir simplement d'une image et se laisser aller à la rêverie musicale ! Dans la plupart des cas nous avons néanmoins conservé le titre des films en nous les réappropriant dans le cadre de nos compositions instantanées.


Il n'est pas si facile pour moi de jouer avec un ou une autre musicien/ne électronique, car souvent je m'y perds, ne sachant plus du tout qui fait quoi, les gestes n'étant pas aussi explicites qu'avec les instrumentistes classiques, surtout lorsqu'on est penché sur les siens. Après avoir écouté plusieurs fois le mixage, il m'arrive souvent de revenir vers les pistes séparées pour comprendre l'origine des sons. C'est ce que j'ai réalisé récemment avec Fictions, le vinyle en duo avec le saxophoniste Lionel Martin, à paraître prochainement sur le label Ouch!. J'avais oublié qu'il m'était arrivé de transformer en direct les sons de mon camarade de jeu. De quoi en perdre mon latin !
Ici Gwennaëlle produit essentiellement des sons électroniques et électroacoustiques, encore qu'elle ait trafiqué une caisse claire qu'elle est allée chercher dans mon capharnaüm pour un résultat étonnant. De mon côté je me sers de plusieurs échantillonneurs américains, de synthétiseurs russes (le Lyra-8 que Gwennaëlle m'emprunte d'ailleurs pour un morceau, l'Enner et le renversant Cosmos), de mon nouvel ARP 2600, d'un harmonica, d'une guimbarde excitée par un électro-aimant, de petits carillons et de la pédale Eventide H9Max.


Choisissant donc chacun/e à son tour, une image dans le corpus que j'avais rassemblé, nous avons ainsi enregistré La forteresse cachée, Au hasard Balthazar, Le révélateur, La Ciotat, Le sang d'un poète, Candélabres, Le mariage de Thomas Poirot... Certaines pièces sont graves, d'autres comiques, certaines sont suffocantes, d'autres respirent. Pour la couverture, j'ai conservé le verso de la revue illustré par Voyage en Italie de Rossellini en choisissant un jaune proche de celui de la collection historique des Cahiers du Cinéma, mais nous n'avons pas eu le temps de jouer à partir de cette image. Nous avions commencé à 10h, il était déjà 16h30, le moment de plier bagage. C'était le 12 mai dernier. Le temps de revenir de mon voyage à Rennes, je mixai aussitôt l'ensemble et le mis en ligne. Aucune production discographique n'offre cette réactivité qui m'enchante, car il se passe souvent un, deux ou trois ans entre un enregistrement et sa diffusion, alors que nous sommes bien loin, préoccupés par de nouvelles créations. Voilà, c'est tout frais, c'est même tout frais payé, puisque son accès est gratuit !

Prochaine rencontre le 7 juin avec la violoniste allemande Fabiana Striffler et le guitariste hongrois Csaba Palotaï autour de spécialités gastronomiques !

→ Jean-Jacques Birgé & Gwennaëlle Roulleau, Scénographie (également sur Bandcamp)
→ Double CD Pique-nique au labo avec 28 autres invités, Disques GRRR, dist. Orkhêstra / Les Allumés du Jazz / Bandcamp

mercredi 25 mai 2022

Sévice militaire


À quelle nostalgie l'attrait de la guerre renvoie-t-il ? Tuer ou être tué. Une fois que les hommes sont sur le terrain, il n'y a pas d'alternative. Le service militaire n'est plus obligatoire. Censé faire disparaître les classes sociales sous l'uniforme, il faisait perdre un an à qui avait mieux à faire. Cette égalité devant la loi n'était que de surface. Les petits bourgeois savaient y couper et les pistonnés rentraient chez eux le soir. La violence des pauvres était canalisée sous les ordres de sous-officiers exerçant leur pouvoir débile sur les jeunes recrues. C'était parfois une manière de sortir de sa condition, d'échapper à son milieu, de voir du pays. Les hommes entre eux pouvaient transposer leur homosexualité refoulée en amitié virile. Les anciens combattants fourmillaient de souvenirs croustillants. Les seuls films de guerre supportables sont ceux qui la dénoncent, même s'ils continuent d'exercer leur pouvoir de fascination morbide. Les guerres résolvent les crises sociales et les expansions démographiques. L'enjeu est pourtant toujours économique. Destruction, captation, reconstruction. La compétition sportive, lorsqu'elle stimule le nationalisme, ne fait qu'y préparer. Les jeux de guerre sur les consoles vidéo participent à l'abrutissement de masse. Ils révèlent ce qu'il y a de pire chez les humains, aveuglement, veulerie, ignorance et stupidité.
Par prudence, je ne m'en suis jamais ouvert publiquement, mais je fus réformé P5, "exempté du service actif, réserviste service de défense sauf inaptitude à tout emploi". P signifie Psychologique et P6 équivalait à la camisole... Cette désignation aurait pu m'empêcher de faire carrière dans l'administration ! Mon sursis m'avait permis de terminer mes études de cinéma et je ne me voyais pas interrompre ma vie en postulant au service cinématographique des armées. La coopération avait quelque chose d'obscène. Certains camarades avaient craqué en Afrique autour de la piscine entourée de leurs boys. D'autres avaient joué le jeu sur ordre de leur parti politique. Travail d'infiltration. Comités soldats. J'étais résolument non-violent et n'aurais pas tenu une arme pour un empire (pour un an, pire), forcément colonial. Une psychanalyste m'avait remis un certificat signalant "une schizophrénie dissociative avec inversion du rythme nycthéméral". Elle racontait que je m'étais spécialisé dans les films de vampires et que vivre la nuit était incompatible avec le rythme militaire. C'était en 1975. Le comique fut de me retrouver assistant de Jean Rollin quelques mois plus tard sur Lèvres de sang. Je me souviens être parti aux "trois jours" qui en duraient la moitié après 48 heures sans dormir, ayant juste terminé le disque pour l'Année de la femme réalisé par le PCF. Refusant de dormir avec d'autres hommes, j'ai passé la nuit au cachot, la porte ouverte et la lumière allumée. Après cette troisième nuit de veille, je n'étais pas bien frais. Je n'avais coché aucune des cases du test lorsqu'il s'agissait d'actes de guerre, mais, sorti d'une grande école, je ne pouvais faire l'imbécile. À la prison le sergent de garde, complètement saoul, ne put faire son rapport. Un autre, jusque là très brutal, s'adressa à moi avec tant de prévenance, j'étais frit (j'aurais préféré être free). Le psychiatre ne me posa aucune question. Silence de part et d'autre de son bureau. Le verdict consistait en une hospitalisation quinze jours plus tard. L'angoisse ! Remettre ça alors que j'étais certain de ne pas sortir conscrit de la caserne de Blois... À l'Hôpital Percy de Clamart, la seconde manche dura à peine une heure. " Vous vous entendez bien avec votre père ?". Deux minutes de silence. "Oui", hésitant et pas convaincu du tout. "Et avec votre mère ?". Un oui instantané, franc et massif retentit dans le bureau du psychiatre chez qui j'avais passé la séance à chercher par terre une aiguille qui n'existait pas en pensant en boucle aux esclaves du Metropolis de Fritz Lang. Le médecin me tendit ma réforme tandis que les troufions étaient écœurés que je leur exprime que je n'en avais rien à foutre. Philippe Labat avec qui je partageais l'appartement de la rue du Château à Boulogne quitta les militaires ennuyés de ne pouvoir le garder en leur lançant : "Rien ne résoudra la tragédie de l'être !".

Article réactualisé du 17 octobre 2009

vendredi 6 mai 2022

Crasse-Tignasse


L'affiche de Crasse-Tignasse collée sur la porte des toilettes de l'Ars Electronica Center à Linz en Autriche me rappelle notre disque passé au pilon par Naïve au rachat d'Auvidis. Une honte ! Toute la collection Zéro de Conduite initiée par André Ricros fut broyée. Nous avions envie de proposer des disques pour les enfants sans les prendre pour des débiles, réalisés par des musiciens inventifs qui joueraient le jeu avec astuce et sensibilité. Steve Waring, Abbi Patrix, Pied de Poule, Guy Villerd, Yannick Jaulin, Claude Barthémémy et Lucilla Galeazzi, Jean-Marie Maddedu et Michel Godard, Jean-François Vrod, Alain Gibert, Un Drame Musical Instantané œuvrèrent pour la joie des petits et des grands. Car c'était évidemment une manière de partager le plaisir de nos enfants. Heureusement Le K de Buzzati avec Richard Bohringer qui nous avait valu une nomination aux Victoires de la Musique n'était qu'en licence et je récupérai l'album sur mon label GRRR. Il n'en fut hélas pas de même avec Crasse-Tignasse, adaptation remarquable de l'allemand au français par Cavanna qui avait traduit le texte Der Struwwelpeter pour L'École des Loisirs. Le classique du Dr Heinrich Hoffmann est l'équivalent du Petit Chaperon Rouge pour les Allemands. Bernard Vitet, Gérard Siracusa et moi-même montèrent le spectacle d'après le disque que nous avions enregistré, second album de chansons suivant Kind Lieder et précédant Carton. En 1992, Elsa avait 7 ans et c'est vraiment pour elle que je me lançai dans l'aventure. Je fus récompensé le jour où j'entendis les camarades de sa classe fredonner nos chansons à la sortie de l'école...
Nous avions sous-titré l'album "neuf chansons pour les enfants qui veulent avoir peur". S'y succèdent le titre éponyme (chanté par Bernard Vitet, à moi les borborygmes), L'histoire du méchant Frédéric (par mes zigues avec Elsa en larmes et la chienne Pelloche ---[je cite ces 2 titres car à l'époque on pouvait facilement insérer des fichiers audio dans le blog, mais on peut tout entendre en mp3 sur drame.org])--- , La très triste histoire de Pauline et des allumettes, L'histoire de Jean-regarde-en-l'air, L'histoire du chasseur féroce, L'histoire de Gaspard-mange-ta-soupe, L'histoire de Philippe-qui-gigote, L'histoire du suceur de pouce, L'histoire de Robert-qui-vole, presque toutes histoires terribles qui finissent très mal. Le pianiste Michel Musseau nous prêta main forte pour quelques titres. J'en chante la plupart tandis que le trompettiste Bernard Vitet et le percussionniste Gérard Siracusa s'occupent des autres. Sur scène, Marie-Christine Soma créa les lumières et Raymond Sarti costumes et accessoires. Dans le disque enregistré directement en deux pistes stéréo comme en spectacle je chante, joue des synthétiseurs, des machines infernales et mixe tout l'orchestre en même temps !


Sur le livret qui accompagne le CD, Pascal Bussy termine son texte en clamant que " Un Drame Musical instantané a inventé un nouveau genre qui fait basculer la chanson pour enfants dans l'ère moderne : la comptine électro-acoustique ! " Comme nous avions réussi pour les petits, nous décidâmes de nous atteler à un projet pour les grands, ce fut le CD Carton avec son historique partie CD-Rom. Le même plaisir nous récompensa, Bernard et moi. Ces chansons, même les plus hirsutes, tranchaient avec le reste de nos productions. Elles nous réconcilièrent aussi avec la musique populaire que nous n'avions jamais perdue de vue.
Je rachetai de justesse quelques exemplaires de Crasse-Tignasse avant le massacre dont certains sont [toujours] miraculeusement en vente sur le site des Allumés du Jazz (bien que cet article date du 19 septembre 2009). Cela explique pourquoi je devins producteur de mes propres disques dès 1975 : la plupart sortis sur le label GRRR sont encore disponibles...

jeudi 5 mai 2022

Flow de l'enfer


Il y a des jours comme ça. Hier j'ai eu du mal à travailler. C'est très rare en ce qui me concerne. Les cauchemars dont je ne me souviens plus m'ont scié les guiboles. Les nuages ont obscurci le ciel. J'ai fait la vaisselle. C'est ainsi que j'appelle les petites tâches ménagères que j'avais laissées de côté et qui évitent de me faire perdre mon temps à tourner en rond. Comme tutoriser le caoutchouc de la salle de bain. Cette plante qui grimpe jusqu'au plafond datant d'il y a bien quarante ans, je lui parle en confiance. Elle a connu mon père, et ma mère. Je lave ses feuilles poussiéreuses... Ce matin Django a tué un oisillon. Triste. Cela ne m'a pas encouragé. Je n'avais pas remué le compost au fond du jardin depuis longtemps. J'ai enfoncé le pic aérateur une fois, deux fois. À la troisième j'ai eu un mouvement de recul. Un gros rat m'a sauté à la figure. Il a certainement eu plus peur que moi. Comme il n'y a rien à grignoter, aucun déchet animal, j'imagine qu'il dormait au chaud. De temps en temps j'en trouve un au milieu du salon, heureusement très rarement. Contrairement aux souris et aux oiseaux que Django croque plus ou moins, ils n'ont jamais une égratignure, aucune trace de blessure. Leur casse-t-il la nuque ? Celui d'hier matin retournera probablement d'où il vient. Il aura sauté le mur du fond. Ne pas culpabiliser de ne rien faire. Je bosse pratiquement sept jours sur sept. Parfois je lis l'après-midi, et après le dîner je déconnecte tout de même. J'ai fini par me laisser aller devant Moon Knight, une série télé Marvel avec Oscar Issac, Ethan Hawke et une courte apparition de Gaspard Uliel dans son dernier rôle avant son stupide accident. Une fantaisie de plus en plus dingue au fur et à mesure des six épisodes, mais rien d'étonnant, de vieilles recettes. Tous ces jours-ci j'avais justement travaillé mes instruments comme un fou. Je n'arrive pas à intégrer que j'ai remplacé le régime d'intermittent par celui de la retraite. Il faut vraiment que j'apprenne à ne rien faire...
J'ai retrouvé un article du 8 août 2009 où j'avais une petite forme, comme hier.

FLOW DE L'ENFER

Il y a des jours comme ça. On ne sait pas où l'on va. On se lève. Prenant congé des rêves. Et puis tout bascule. Ridicule. J'allume d'un seul coup toutes les machines du studio. Ça fait pop dans le rafiot. Je voulais tester les sons enregistrés cette semaine avec le film d'aujourd'hui. Mais comme j'ajoute la réverbe rien ne se produit. La Rev5 ne s'allume plus, la panne. Je m'acharne dessus comme un âne. Il faut attendre la fin août pour la réparation [C'était l'été]. Là je reprends ma respiration. J'ai sorti une petite Lexicon, mais c'est bon, l'H3000 fera l'affaire. La réverbe situe tous les sons à leur place. De quoi aurais-je eu l'air sans espace ? Dans l'affolement, je pense à l'envers. Je deviens dément, glisse en enfer. Lorsque j'étais jeune homme, que le matériel rendait l'âme, j'évitais le pensum en rencontrant une dame. La dame est là, la dame est là, la dame est là. Quand tout va de travers, regarder bien le ciel, la lune ou les nuages, et s'attendre aux miracles. Du pire calvaire on peut tirer son miel. Il n'y a pas d'âge pour rejeter la débâcle. J'ai peint la cave en rouge, en rouge sanguinolent, mais c'est là que ça bouge, le bouge sent. Provisions de bouche à se mettre sous la dent. Grands crus à foison à en devenir cuit. Voyez donc le tableau comme un hublot. Le diable à l'œuvre. L'œuvre du diable.

P.S. pour les geeks : depuis cet article de 2009, la 4000 de t.c. electronic (pour le live recording), le plugin SP2016 d'Eventide (chaque fois que j'essaie autre chose j'y reviens) et l'Altiverb (qui propose tous les espaces imaginables et inimaginables) ont remplacé la REV5 et la Lexicon, et la pédale H9Max mon vieil H3000 (sorte d'effet joker qui m'a sauvé plus d'une fois). J'aimerais plus souvent utiliser les GRM Tools, SplitEQ, Physion ou la BlackHole, mais soit je n'y pense pas, soit je ne les maîtrise pas bien. Pendant que j'y suis, les logiciels RX et Ozone qui permettent de faire des miracles en nettoyage, reconstruction, demix et remix, mastering, etc., sont quasiment indispensables à toute post-production.

samedi 9 avril 2022

Astuce


Si vous avez des ami/e/s parmi les 28 musiciens et musiciennes extraordinaires qui ont participé au double CD Pique-nique au labo, demandez leur en un exemplaire, ils sont en leur possession :
Samuel Ber, Sophie Bernado, Amandine Casadamont, Nicholas Christenson, Médéric Collignon, Pascal Contet, Elise Dabrowski, Julien Desprez, Linda Edsjö, Jean-Brice Godet, Alexandra Grimal, Wassim Halal, Antonin-Tri Hoang, Karsten Hochapfel, Fanny Lasfargues, Mathias Lévy, Sylvain Lemêtre, Birgitte Lyregaard, Jocelyn Mienniel, Edward Perraud, Jonathan Pontier, Hasse Poulsen, Sylvain Rifflet, Eve Risser (Reve Ressir), Vincent Segal, Christelle Séry, Ravi Shardja, Jean-François Vrod ainsi que la plasticienne Marie-Christine Gayffier qui a réalisé le magnifique habillage graphique !
S'ils les ont déjà tous distribués, suggérez leur de venir en rechercher à la Grrrotte :-)
Si vous n'avez pas de telles fréquentations, vous pouvez le commander sur Bandcamp, aux Allumés du Jazz ou chez Orkhêstra...

vendredi 8 avril 2022

Home Sweet Grrr


J'embraye sur ce que m'inspire la photo de mon set. C'est probablement barbant si l'on n'est pas branché par le sujet... Lorsqu'on est entouré de machines la disposition est essentielle. C'est d'autant plus crucial quand il s'agit d'improviser. Les commandes doivent tomber sous les doigts, en aveugle. Dans la cabine des instruments acoustiques, ceux que je laisse toucher mes instruments ont la consigne de les remettre exactement à l'endroit où ils les ont trouvés. Je fais en sorte de pouvoir jouer les yeux fermés. L'opération est hélas impossible avec l'ordinateur, même si l'agencement des fenêtres sur l'écran obéit à une loi quasi identique. Entouré de claviers, j'ai l'impression d'être un de ces claviéristes pop des années 60-70 que j'allais écouter en concert. Keith Emerson, Mike Ratledge, Herbie Hancock, George Duke... En déplacement j'emporte le minimum, faisant louer un clavier lourd de 88 notes, alors que le studio me permet tous les délires. Et il reste un grand espace pour que mes invités se sentent à l'aise.
Il y a 16 ans j'avais écrit un petit article sur l'agencement du Studio GRRR. J'ai conservé tous mes instruments d'alors, mais je ne m'en sers plus beaucoup. Mon outil principal est le logiciel Kontakt, et sa déclinaison, Komplete, jumelé avec un clavier conçu pour lui, avec des boutons physiques. J'utilise également trois autres moteurs virtuels, UVI, Soundpaint et Roli. Les deux grands claviers du fond sont aujourd'hui vintage, un Ensoniq VX-SD et un Roland V-Synth, moins anciens tout de même que le PPG et le DX7SuperMax remisés dans la cabine. Je continue à m'en servir pour avoir programmé tous les sons qu'ils abritent. Le petit noir est un Roli 5D et le petit blanc est la réplique miniature (en taille) de mon premier synthétiseur, l'ARP 2600. De gauche à droite sur l'étagère, une radio branchée sur l'Enner, un Kaospad que traverse le Lyra-8. J'ai oublié l'appareil qui m'occupe le plus ces temps-ci, le Cosmos, station à mémoires dérivantes. Ces trois machines brintzingues sont des créations du fabricant russe Soma. En haut à droite on aperçoit un Waldorf que je n'ai pas allumé depuis belles lurettes. Dans le fond un Theremin, un AirSynth et un de mes synthés-jouets chinois dégottés chez Tati. Je vous épargne le hors-champ, cette énumération étant suffisamment fastidieuse.
Lorsque des visiteurs admirent les centaines d'instruments acoustiques qui encombrent la cabine, je rectifie. Ce n'est pas une "collection", mais des outils, les instruments de mon travail. J'ai juste la chance qu'il se confonde avec ma passion. Ce matin, je me suis levé à six heures et j'ai filé directement au studio pour chercher des sonorités inédites qui fonctionnent les unes avec les autres. Trois heures plus tard, repoussant mon fauteuil à roulettes, j'ai pris cette photo, parce que rien ne dit que le set soit le même la fois prochaine. L'après-midi j'accueillais l'électroacousticienne Gwennaëlle Roulleau avec qui j'enregistrerai un nouvel album à la mi-mai, reprenant ma série de rencontres initiée avec Pique-nique au labo.

jeudi 7 avril 2022

OTTO distord Bach


Je ne savais où je mettais les pieds, ou plutôt les oreilles. Jusque là, OTTO n'était pour moi qu'un album de Marc-Antoine Mathieu, un de mes auteurs de bande dessinée préférés. J'étais donc allongé sur le canapé avec le nouveau Télérama dont je ne feuillète toujours que les pages magazine. J'avais glissé Danses, le CD du groupe OTTO reçu le matin-même. Bach s'est imposé tout de suite, et puis la Bretagne, la danse et la transe. Le tricot m'a fait penser à la chanson Dévisage (index 13 et 29) que j'avais écrite et que Bernard Vitet avait mise en musique. Mon camarade adorait Bach. Je le trouvais trop mathématique, pas assez narratif. J'en suis revenu depuis, peut-être grâce à Glenn Gould. Et puis là j'ai accroché d'emblée à la guitare d'Ivann Cruz à laquelle la batterie de Frédéric L'Homme dessine un cadre. Il faudrait que vous voyiez le tableau. Les deux complices prennent le large. Ils débordent. L'électricité y pourvoit. Comme si Bach visitait leurs rêves. Ou comme s'ils essayaient de se souvenir des émotions ressenties lorsqu'ils l'avaient découvert, enfants, swinguant comme on danse dans les provinces où la musique continue d'animer les fêtes. Avec la distorsion que l'exercice impose pour y retrouver ses petits. Et lorsqu'ils commencent, ils n'arrivent plus à s'arrêter. Treize pièces du maître. L'ivresse de Jean-Sébastien Bacchus !

→ OTTO, Danses, CD Circum-Disc, dist. Les Allumés du Jazz / Atypeek (digital), sortie le 15 avril 2022

vendredi 1 avril 2022

Le retour d'Un Drame Musical Instantané


Le 14 février 2022 est un grand jour puisqu'il marque le retour d'Un Drame Musical Instantané, officiellement dissous en 2008.
J'ai rencontré Francis Gorgé en 1969 au Lycée Claude Bernard où nous fîmes notre premier concert deux ans plus tard. Nous jouerons ensemble au sein d'Epimanondas, ferons notre entrée fracassante en tant que Birgé Gorgé Shiroc en 1975 avec le disque devenu culte Défense de, enfin partagerons la fabuleuse aventure d'Un Drame Musical Instantané avant de nous séparer en 1992. Nous apparaîtrons exceptionnellement sur scène en 2014, peu après la mort de Bernard Vitet, troisième membre du trio infernal, à qui ce nouveau disque est tendrement dédié. Dominique Meens rencontrera le Drame l'année de sa fondation en 1976 ; l'écrivain enregistrera un album avec Birgé en 1984 et une dizaine avec Gorgé depuis 1992. Le plus sidérant est notre complicité à tous les trois, retrouvée telle quelle après tant d'années, exactement 30 pour Gorgé et moi !
Le temps d'une journée nous avons enregistré 15 courtes pièces que nous avons mixées le jour suivant. L'ordre est préservé, premières prises, aucune coupe, juste un rééquilibrage des voies. Si mes albums virtuels (exclusivement en ligne) sont souvent accessibles quelques jours après la séance, c'est la première fois que nous sortons un disque physique aussi vite, un mois après l'avoir enregistré. Les délais qu'impose habituellement la production sont trop souvent à contre temps de notre enthousiasme.
Les textes de Dominique Meens sont le fil conducteur de nos compositions-improvisations (Alouettes / Sus scofra / Alors voilà / Instantanés / Dos / Arenaria interpres / Courlis / Piquets / Tristes abois / Octobre / Hirondelle / Novembre / Le duc / Mettons / Bruchwasserläufer). Nous y trouvons les images que nous avons toujours recherchées partout où nous passons, plantant des décors qui donnent à leur tour des ailes au poète. Son texte Plumes et poils renvoie d'ailleurs à celui de Michel Tournier que le Drame avait soumis au regretté chanteur Frank Royon Le Mée. Le bestiaire fut toujours une source d'inspiration pour l'écrivain comme pour Francis, Bernard et moi.
La gravure de Gustave Doré qui orne la pochette laisse entrevoir une tragédie alors qu'il ne s'agit que d'une fable. Lorsqu'on ouvre le digipack, le mouvement de la photographie fait apparaître un autre instantané. Plume ou poil ? Plumes et poils, puisque nous faisons peau neuve, et toutes les références sont bonnes à prendre pour voler dans les plumes du vieux monde en prenant du poil de la bête...


Dominique Meens – texte / voix
Francis Gorgé – musique / guitare, échantillonneur / maquette graphique
Jean-Jacques Birgé – musique / clavier, trompette à anche, flûte, shahi baaja, appeau, guimbarde / enregistrement

→ Un Drame Musical Instantané, Plumes et poils, CD GRRR, dist. Orkhêstra / Les Allumés du Jazz, 15€

P.S.: livret téléchargeable gratuitement

mardi 15 février 2022

Satoshi Kon l'illusionniste


Les films sur des réalisateurs donnent rarement envie de découvrir une œuvre dont on ignore tout. Avec le développement des DVD et autres Blu-Rays ils ressemblent à de gros bonus offrant aux amateurs une analyse telle que celles dont je bénéficiais lorsque j'étais étudiant à l'IDHEC, l'ancêtre de la FEMIS. Les séries Cinéastes de notre temps et Cinéma de notre temps où le documentariste, lui-même cinéaste renommé, adoptait le style du réalisateur ou de la réalisatrice présenté/e restent pour moi la plus belle réussite en la matière. Si je n'avais vu tous les films du cinéaste d'animation japonais Satoshi Kon, le documentaire de Pascal Alex Vincent me donnerait envie de foncer vers ceux que je ne connais pas. L'éditeur Carlotta s'est fait le spécialiste de la cinéphilie en publiant des auteurs reconnus dans des présentations exemplaires. Les fans de tel ou tel réalisateur ou film se régaleront des coffrets collector à tirage limité intégrant, comme avec Satoshi Kon l'illusionniste, des fac-similés de programmes originaux, des photographies, l'affiche, etc. Si l'on n'est pas fétichiste, on appréciera les versions plus sobres qui présentent néanmoins des suppléments de choix, ici une interview inédite de Satoshi Kon, la présentation de son dernier projet qui ne verra jamais le jour, des entretiens avec "la voix" de Paprika, Masashi Ando, charater designer qui inventa Chihiro et Paprika, l'écrivain Yasutaka Tsutsui, le réalisateur d'animation Jérémy Clapin.. Satoshi Kon étant mort brutalement en 2010, à l'âge de 46 ans, on peut cerner son œuvre dans ce documentaire à la lumière des témoignages de Mamoru Hosoda, Mamoru Oshii, Darren Aronofsky, Rodney Rothman, etc.

PAPRIKA, QUI CONTRÔLE LES RÊVES ?


Mon goût pour les épices à s'en relever la nuit me fait automatiquement vibrer en sympathie avec Paprika, le film "onirique" de Satoshi Kon. Oscillant entre le rêve et le cauchemar, le dernier long métrage (2006) du réalisateur de Perfect Blue est un délire absolu, sorte de "thriller théorique et critique où le rêve contamine le réel pour mieux montrer la valeur du cinéma" (je cite fluctuat.net dont les critiques [étaient] toujours affûtées). Si ce film d'animation japonais renvoie sans cesse à ce qu'est le cinéma depuis ses origines il ne manque pas de réfléchir au flot d'images qui nous submerge dès lors que nous allumons notre ordinateur. Bien malin celle ou celui capable de distinguer sans coup férir le vrai du faux. Les recherches sur la réalité virtuelle alimentent la paranoïa justifiée par les machines que nous avons créées. Qu'arrivera-t-il quand des puissances mal intentionnées en auront pris le contrôle, illégalement ou légalement ?
Du coup, j'ai commandé Millennium Actress, Tokyo Godfathers et la série Paranoia Agent, du même réalisateur, [regardés depuis, évidemment, avec le plus grand plaisir et intérêt, mais c'était il y a déjà 13 ans puisque cet article sur Paprika date du 20 avril 2009].

→ Pascal Alex Vincent, Satoshi Kon l'illusionniste, DVD ou Blu-Ray Carlotta, édition single 20€ / Édition Prestige Limitée Combo Blu-ray + DVD + Memorabilia 28€
→ Satoshi Kon, Paprika, double DVD ou Blu-Ray Sony dont de nombreux entretiens avec l'équipe du film, autour de 12€

vendredi 28 janvier 2022

Sur la piste du trio Tatanka... et du démon


J'ai commencé par écouter Forêts, le second album du trio Tatanka, en pensant que c'était un excellent rejeton du groupe Soft Machine meilleure époque. Et puis, chemin faisant, dépassant les orées et m'enfonçant dans les sous-bois, je me suis laissé guider par la trompette d'Emmanuelle Legros qui a écrit presque toutes les compositions, le piano électrique de Guillaume Lavergne et la batterie de Corentin Quemener. Ici et là ils ont semé des petits cailloux qui me font prendre l'école buissonnière.
Depuis la mort de Bernard Vitet j'avoue que peu de trompettistes ont grâce à mes yeux. Il leur manque souvent le velouté du bugle et la syntaxe de ceux qui s'expriment en chuchotant. Or les mélodies d'Emmanuelle Legros animent merveilleusement broussailles et frondaisons. Ailleurs le piano-jouet et le synthé MS-20 apportent la fraîcheur de l'enfance, comme de petites clairières que le soleil allume. Cette musique gaie et charmante, pleine d'entrain, pousse à la rêverie. La pochette suggère un étang. Comme je l'ai raté, je repose le disque sur la platine en espérant cette fois le découvrir...


D'autant que hier soir je regardais celui du Démon, un film féérique de 1979 de Masahiro Shinoda digne de Miyazaki, musique de Isao Tomita, et il avait fallu cette fois monter jusqu'en haut de la montagne pour découvrir les yōkai qui s'y meuvent avec l'onnagata Bandō Tamasaburō V dans le double rôle de Yuri et de la princesse Shirayuki. Ça déborde, à grand renfort d'effets spéciaux... J'ai toujours aimé les effets "spéciaux" !



→ Tatanka, Forêts, CD La Bisonne, 13,68€, sortie le 25 février 2022
→ Masahiro Shinoda, L'étang du démon, DVD / Blu-Ray Carlotta, sortie le 15 février 2022

vendredi 14 janvier 2022

Neuf articles avec Agnès Varda

<img src=

UNE LEÇON DE JEUNESSE
20 juin 2006


Agnès Varda s'expose à la Fondation Cartier à Paris [...]. La cinéaste qui inaugura la Nouvelle Vague avec La pointe courte (1954) et Cléo de 5 à 7 (1961), avant la bande de garçons des Cahiers du Cinéma, est célèbre pour ses films L'une chante l'autre pas, Sans toit ni loi, Jacquot de Nantes (sur son mari Jacques Demy), Les glaneurs et la glaneuse et nombreux courts-métrages.
L'année dernière, nous avions déjà admiré le travail de cette jeune femme de 78 ans à la Galerie Martine Aboucaya où elle présentait Le triptique de Noirmoutier jouant sur le hors champ par un amusant coulissement de persiennes, et surtout Les veuves de Noirmoutier, où 14 écrans entourent un quinzième central. En face, sont installées 14 chaises avec 14 casques audio. À chaque chaise et casque correspond le son de l'une des séquences, les chaises dessinant en miroir le même damier que l'ensemble des séquences projetées. L'image composite reste la même, mais le son change. À soi de retrouver la veuve à qui il appartient... L'une d'entre elles est évidemment l'auteur. Ces deux installations sont présentées au sous-sol avec trois autres, celles-ci conçues, comme celles du rez-de-chaussée, à l'occasion de cette exposition dont le thème est l'île de Noirmoutier où la cinéaste possède une propriété. En 2005, Agnès Varda recevait ses amis déguisée en patate (sic), clin d'œil à ses premiers pas d'artiste plasticienne à la Biennale de Venise en 2003 où elle avait présenté Patatutopia et à sa taille, haute comme trois pommes (de terre) !
Au rez-de-chaussée de l'immeuble dessiné par Jean Nouvel, sont installées trois œuvres. Ping Pong Tong et Camping est un petit film de plage en boucle, projeté sur un matelas gonflable, avec en alternance le percussionniste Bernard Lubat qui tapote bombardé de balles de ping pong ou le BACHotron de Roland Moreno, le génial inventeur de la carte à puces (aussi allumé que le fut Einstein dans sa vie quotidienne, voyez son site si vous pouvez en croire vos oreilles !). Seaux, raquettes, pelles en plastique aux couleurs vives, encadrent l'écran, et sur le côté, une autre boucle vidéo montre des tongs encore plus fantaisistes que celles accrochées tout en haut. C'est gai, ludique et charmant. Dans La cabane aux portraits sont accrochés d'un côté 30 hommes et de l'autre 30 femmes ; c'est plus sévère, sauf si les cartes se mélangent quand la nuit tombe et que la Fondation ferme ses portes ? N'oublions pas qu'Agnès Varda commença au théâtre comme photographe de plateau, en particulier en Avignon avec Jean Vilar ! Dans le catalogue de l'exposition ressemblant à un très beau livre pour enfants et particulièrement réussi, elle fait appel au décorateur de l'expo, Christophe Vallaux, pour ses dessins (voir ci-dessus). Ma cabane de l'échec est une serre dont les murs sont constitués des chutes de pellicule du film Les créatures, déjà tourné dans l'île, flop de l'année 1966 avec Catherine Deneuve et Michel Piccoli, dont on ne peut voir que les images anamorphosées pendant le long des murs ou un extrait, plus loin, sur une vieille table de montage...

Au sous-sol, Le passage du Gois simule la route submersible qui relie l'île au continent, une barrière automatique scande les marées, empêchant ou laissant passer les visiteurs. Le Tombeau de Zgougou est représenté par un tumulus sur lequel est projeté un petit film d'animation avec des coquillages. On connaissait déjà l'Hommage à Zgougou, bonus du film Les glaneurs et la glaneuse, mais ce dernier épisode est si tendre qu'on pense encore à un rituel pour atténuer la douleur des enfants. Ceux d'Agnès, Mathieu et Rosalie, sont grands, mais elle tient très bien sa place de grand-mère gâteau. Enfin, près d'un tas de sel, les fenêtres de La grande carte postale ou Souvenir de Noirmoutier s'ouvrent sur cinq petites scénettes cinématographiques : la main de Demy malade sur le sable, des enfants farceurs montrent leurs fesses, des oiseaux mazoutés agonisent, est-ce un noyé qui flotte entre deux eaux ?
Le site de la Fondation Cartier est très bien fait, beaucoup d'informations et d'images sur L'île et Elle, si ce n'est une insupportable (par sa répétitivité) boucle de percussion du camarade Lubat. La conception sonore du site n'est vraiment pas à la hauteur du reste, mais on a hélas si souvent l'habitude de couper le son sur Internet, n'est-ce pas ?
On peut être étonnés que ce soit deux cinéastes dont la carte vermeille commence à s'effacer qui réalisent parmi ce qui se fait de plus intéressant et de plus émouvant dans le domaine des nouvelles technologies, et ce de manière totalement artisannale. Je pense aux films de Chris Marker et à son CD-Rom "Immemory'', comme à Agnès Varda dont les boni sont amoureusement composés pour accompagner la réédition de ses films ou ceux de son mari, le très regretté Jacques Demy, et ici l'amorce d'une nouvelle carrière d'artiste plasticienne à bientôt 80 ans ! Car ce n'est pas la prouesse technique qui fait sens, mais le regard que ces deux amoureux des chats portent sur le monde, et sur ces formes d'expression modernes leur offrant de nouveaux champs d'expérimentation, terrain de jeu où se mêlent ici une véritable tendresse et la plus grande fantaisie.

LES JUSTES
22 janvier 2007


Si vous habitez Paris, allez au Panthéon voir la formidable installation artistique de la juvénile Agnès Varda sur les Justes ! L'entrée est gratuite. C'est aussi une occasion de visiter le monument qui d'habitude est d'une froideur absolue et d'un kitsch achevé.
La réalisatrice Agnès Varda accomplit là un miracle. Comment rendre hommage aux Français et Françaises qui, pendant la seconde guerre mondiale, ont pris le risque de cacher des Juifs, désobéissant aux Nazis et au régime de Vichy ? Des citadins ont été sauvés par des paysans. Des enfants eurent la vie sauve grâce au courage de ces hommes et de ces femmes dont les photographies occupent le centre de la nef. Certains ont été arrêtés et déportés à leur tour. À la fin de la projection, des spectateurs ne peuvent s'empêcher de laisser couler une larme. Agnès Varda réussit l'exploit de réaliser une œuvre contemporaine qui s'adresse au plus grand nombre.
Quatre écrans encerclent les cadres photographiques. Deux films sont projetés deux par deux sur des murs de pierre reconstitués et dressés pour masquer les quatre habituelles statues ringardes. Le premier est tourné en noir et blanc comme un document d'époque ; le second, en couleurs, est une évocation dramatique. Les deux films, aux plans très semblables, sont synchrones, le temps de neuf minutes d'un montage magiquement rythmé, sonorisé par les bruits du drame, par une berceuse yiddish et un violon alto l'imitant en tournant autour du sol. La fiction et le documentaire se rejoignent dans notre imaginaire. Paradoxalement, Agnès Varda a cherché des visages de Justes qui ressemblent à ses acteurs. Elle joue de toutes les dialectiques pour atteindre l'émotion juste. On peut marcher autour de l'installation, rester figé devant le spectacle de la résistance, laisser ses yeux errer d'un écran à l'autre, il est impossible de perdre le fil de la narration.
Au fond, sur un cinquième écran, est projetée l'image d'un arbre. La nature entre au Panthéon. Grâce soit rendue également à la cinéaste qui réussit à inverser la proportion de femmes dans ce mausolée des grands hommes. Sous la coupole, on peut voir sur leurs beaux visages combien elles furent aussi à résister à l'occupant et à la collaboration... Agnès Varda nous avait ravis avec ses installations ludiques à la galerie Martine Aboucaya ou à la Fondation Cartier, elle nous pousse ici à réfléchir au-delà de ce qui est montré.


L'installation a été inaugurée sous la coupole par le Président de la République, le 18 janvier, date anniversaire de la libération d'Auschwitz par l'Armée Rouge. Dans ce camp, mon grand-père est mort asphyxié sous une douche de gaz Zyklon B. Pourtant, je ne peux m'empêcher de penser que cette cérémonie est une manœuvre de la droite au pouvoir pour récolter les votes de la communauté juive aux prochaines élections. Tandis que l'on célèbre justement ces "Justes parmi les Nations", où se cachent celles et ceux de notre actualité ? N'y-t-il pas quelque cynisme à célébrer ces Justes d'hier tandis que des enfants sont extirpés aujourd'hui de leurs classes pour être expulsés vers leur pays où parfois les attend le pire ? Ceux et celles qui les cachent en cet instant ne risquent certainement pas la mort. Les camps n'existent plus, pensez-vous. Rappelez-vous les derniers mots de Jean Cayrol à la fin du film d'Alain Resnais, Nuit et brouillard
''Qui de nous veille dans cet étrange observatoire pour nous avertir de la venue de nouveaux bourreaux ? Ont-ils vraiment un autre visage que le nôtre ?
Quelque part, parmi nous, il y a des kapos chanceux, des chefs récupérés, des dénonciateurs inconnus.
Il y a tous ceux qui n'y croyaient pas, ou seulement de temps en temps.
Et il y a nous qui regardons sincèrement ces ruines comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s'éloigne, comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que tout cela est d'un seul temps et d'un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n'entendons pas qu'on crie sans fin.''
Heureusement il y a des Justes... Mais ce ne sont pas toujours les mêmes.

Agnès Varda, à la lecture du billet, nous donne la primeur de la bonne nouvelle :
Vu les 27 OOO visiteurs , “ils” ont décidé la prolongation. Donc installation en place juska dimanche 28 - 17 heures, et fermeture à 18h. Je l’ ai appris en allant organiser le repliage des photos ce soir... Salut et amitié.

LA PETITE DAME EST UNE GRANDE
23 décembre 2007


[...] je souhaite vous parler d'Agnès Varda et de son double-dvd Tous Courts. J'ai beau connaître et apprécier ses longs métrages, j'ai réalisé la dimension de son travail à la projection de l'ensemble de ses courts publiés intégralement par sa maison de production, Ciné-Tamaris. Je voulais les avoir tous vus avant de les chroniquer, mais le coffret est si copieux (6 heures) qu'il n'est pas prudent d'attendre plus longtemps pour vous les conseiller.
L'invention et la fantaisie d'Agnès Varda, sans cesse renouvelées, en font l'égal de Jean-Luc Godard ou de Chris Marker. D'ailleurs, les critiques oublient trop souvent qu'elle réalisa en 1954 le premier film de la Nouvelle Vague, intitulé La pointe courte, bien avant tous les autres. Seulement Agnès Varda est une femme, ce qui fait tâche dans le monde de machos du cinématographe. La plupart des cinéastes de la Nouvelle Vague ont simplement poussé leurs aînés vers la sortie pour prendre, vite assagis, leur place encore chaude en s'engouffrant dans un nouveau clacissisme qui n'avait pas même l'élégance des anciens. Varda, elle, n'a jamais cessé d'inventer et de bouleverser les usages. Son compagnonnage avec son mari, le sublime et lyrique Jacques Demy, permit aux imbéciles de la reléguer au second plan. Demy lui-même n'a pas encore la renommée qu'il mérite, auteur aussi politique que sensible.
Varda commence donc par garder les enfants de Jean Vilar et deviendra la photographe officielle du Festival d'Avignon. Elle passe ensuite au cinéma et ces dernières années elle se lance dans l'art contemporain avec des installations multimédia parmi les rares à produire du sens et à porter la marque d'un auteur. Seuls Godard et Marker ont garder cette ferveur, remettant leur titre en jeu, travaillant sans relâche, explorant les nouveaux supports (télévision, expositions, CD-Roms...). Sachant manier le verbe comme Perec, Agnès Varda est une artiste complète et une productrice hors pair. Les petites variations qui introduisent chaque court métrage sont d'une grande intelligence critique et d'une simplicité qui parlera à chacun. Ses "boni" et l'interface sont soignés comme seuls les indépendants prennent le temps de le faire. Un luxe d'artisan pour une œuvre d'art !
Éternelle jeunesse... La cinéaste octogénaire a conservé la vivacité de ses débuts. Inventif, précis, copieux, drôle, fascinant, Tous Courts est chapitré en Courts touristiques, Cinevardaphoto, Courts « contestataires » et « parisiens », sans compter l’essai 7 P., cuis., s. de b. plus quatorze mini-films de la série Une minute pour une image dont elle a écrit et dit le commentaire. Chacun des 16 films est une surprise, un rayon de soleil, un éclat de lumière. Je découvre l'euphorique Oncle Yanco et le poétique Ulysse, mais je n'ai pas encore tout vu ni tout entendu. Sa Réponse de femmes réfléchit une époque fameuse où les filles affirmaient leur pouvoir. Celui d'Agnès Varda est celui de l'imagination. Que rêver de mieux ?

CE TEMPS DE LATENCE
4 mars 2008


J'ai souvent envie de changer d'appareil-photo. Mon vieux CoolPix a l'avantage d'avoir un viseur rotatif me permettant de faire des photos sans me faire repérer. Je peux viser sans mettre l'œil en tenant l'appareil sur mon ventre ou prendre des images en plongée en le tendant au-dessus de ma tête. Mais le délai d'une seconde entre le moment où j'appuie et le déclenchement m'interdit de faire des instantanés. C'est très frustrant pour les portraits que j'aime prendre dans le feu de l'action. Je me fiche de la définition, puisqu'il s'agit la plupart du temps d'illustrer les billets de mon blog. Les cinq millions de pixels suffisent généralement à tous les documents imprimés. [...]
J'ai une idée derrière la tête depuis un moment déjà. Je voudrais tirer le portrait des personnes que je rencontre, jour après jour. Cela me plairait. Nous en avons discuté avec Agnès Varda lorsqu'elle est passée à la maison, un dimanche où je travaillais avec Franck. Il n'y avait pas beaucoup de lumière, mais cela ne l'a pas empêchée de l'encadrer sur le canapé. Agnès a commencé comme photographe, elle a couvert le Festival d'Avignon à l'époque de Jean Vilar. J'aime beaucoup l'écouter lorsqu'elle parle de ses projets ou qu'elle évoque Jacques Demy. Je ne sais pas si je réussirai à faire cette série de portraits, parce que chaque fois que je décide de m'y mettre, j'oublie de le faire, et je m'en aperçois seulement quand la personne est partie. Je me rends compte que dans les arcanes de ma mémoire, c'est ce qui me manque. J'ai plus souvent conservé les voix, les écrits, mais rarement les figures. Ce dimanche-là, j'ai commencé avec Franck en copiant Agnès. Mais j'avais déjà oublié le lendemain. [...] Il faut que je trouve un moyen de me discipliner ou peut-être ne m'y résoudrai-je jamais ? Est-ce de la timidité, le besoin d'être bien là, une fausse bonne idée ? Temps différé ou temps de latence ? Celui de voir ou celui de revoir ?

SES 80 BALAIS
31 mai 2008


Elle les a même eu hier soir, et c'est le fils de 16 ans du scénographe Christophe Vallaux qui a eu l'idée de demander aux amis d'Agnès de venir chacun chacune avec un balai pour en faire un bouquet d'anniversaire. La photo prise devant sa porte, sur le trottoir de la rue Daguerre, montre l'octogénaire du jour, toujours aussi pimpante, étreignant celui que Françoise a customisé en le bombant de rose fluo, d'orange sanguine et d'or. J'y ai noué un petit cadeau et Yolande Moreau a réussi à raccrocher le pompon fuschia qui s'était décollé du manche. Les deux nôtres détonent au milieu de la rutilance de l'ensemble. Les seuls à avoir servi, ils possèdent une histoire, atterrissant chez Agnès après de très nombreuses heures de vol. Au milieu de la foule des amis, j'en retrouve deux qui me touchent particulièrement.
La première est Luce Vigo qui me rappelle que je fus le premier à mettre en musique À propos de Nice, le film muet de son père, le cinéaste Jean Vigo. C'est aussi le premier ciné-concert que le Drame créa, c'était en 1976. Vingt-cinq autres chefs d'œuvre cinématographiques suivront, qui nous firent faire le tour du monde. Nous abandonnâmes lorsque le genre devint une mode, lassés peut-être aussi de rester trop longtemps dans la fosse d'orchestre ou derrière l'écran. La dernière fois que j'avais été en contact avec Luce, c'était pour l'annuaire des anciens élèves de l'Idhec qu'elle aura mis trois ans au lieu de trois mois à rassembler.
Le second est un autre vieux monsieur dont j'ai toujours aimé le travail. Un des tableaux de Jacques Monory illustrait la pochette de Carnage, le dernier 33 tours d'Un Drame Musical Instantané. Plus tard, l'Ekta "Technicolor" d'une toile détruite nous servit de carte postale. Enfin, nous composâmes la musique du film que la vidéaste Dominique Belloir réalisa sur ses toiles pour la Cité des Sciences et de l'Industrie et qui accompagne, je crois, encore le public qui fait la queue devant le Planétarium. Monory, un sourire toujours aussi charmeur, me parle de la vanité du monde qui ne cesse de croître, un monde stupide et terrible auquel il continue paradoxalement de s'accrocher. N'est-ce que de la curiosité ? Un jour où nous parlions de ses monochromes bleus, il me confia : "la nature m'écœure !". Je pensai bizarrement à Varèse dont le titre Déserts est souvent compris de travers.
Si, au détour d'un couloir, une pancarte clame "J'ai mal partout", en voilà trois qui n'ont pas de quoi se plaindre. La vie est belle, à condition de s'exprimer dans la résistance et le partage. Hier soir, Agnès rayonnait.

LES PLAGES D'AGNÈS
17 décembre 2008


Ce jour-là sortait Les plages d'Agnès, autoportrait d'Agnès Varda qui feint de se peindre à reculons alors que la "grand-mère de la nouvelle vague" volète parmi ses souvenirs avec toujours autant d'humour, d'intelligence et d'émotion comme elle le fit le long de 33 longs et courts-métrages, après avoir été photographe, avant de se plonger dans le bain de ses installations contemporaines... Mais là ce sont des plages, comme celles d'un disque, ou bien les pages d'un livre qu'on tourne, jeux de mots survolés à tire d'ailes, jeux de plage qu'on partage avec ses enfants et petits enfants, pas seulement la famille, mais aussi celles qu'elles a influencées, ceux qu'elles a croisés. Jacques Demy est évidemment présent partout, mais lors de la projection au Cinéma des Cinéastes je fus particulièrement ému par son évocation de Jean Vilar et de tous les comédiens disparus, comme plus tard Delphine Seyrig... Les deux bandes-annonces résument bien la boule à facettes qui fait tourner sa tête couronnée : à la fois coquète et drôle, elle a laissé pousser ses cheveux teints en conservant une calotte grise sur le dessus de son crâne !


À la fin du film, la cinéaste interrompt le générique pour ajouter quelques plans "volés aux copains". C'est la séquence de ses 80 balais et là, sur l'écran, je me vois au milieu de la fête. À la sortie, Agnès me dit "Tu as vu, on ne voit que toi !". Trop mignonne ! Moi, je m'étais laissé porter par les vagues, par les jeux de miroirs sur la plage du Nord, par la beauté de Sète, par le sable sous les pavés de la rue Daguerre, par les retrouvailles à Venice et Santa Monica, par les embruns de Noirmoutier, avec une irrésistible envie de découvrir les quelques films que je ne connais pas encore...

IMAGO
5 juin 2009

<img src=
Voilà déjà un an que 80 balais ont salué la naissance de l'artiste. Si Agnès Varda est un bourreau de travail, elle a appris à prendre son temps, profitant des fleurs de son jardin en forme de couloir rue Daguerre. À l'heure du thé elle s'endort régulièrement pour récupérer de ses longues journées de labeur. Sa vivacité, son intérêt pour les nouvelles technologies et son enthousiasme sont rafraîchissants. Tandis qu'elle prépare l'édition DVD des Plages d'Agnès, elle œuvre déjà à une nouvelle installation pour la Biennale de Lyon. Elle nous raconte le tournage sur la Seine à bord du voilier qu'il a fallu transporter depuis Sète, la douzaine d'autorisations nécessaires, le vent, la lumière, les bateaux-mouches, les horaires impossibles imposés par les autorités, le propriétaire inquiet caché dans la cale qui redresse la tête au mauvais moment, l'absence de toilettes sur les quais... Le cinéma est affaire de patience, de calculs savants et d'improvisation de dernière minute. Cela me manque parfois. J'en retrouve quelque chose quand j'improvise sur scène ou lorsque je dois défendre mes choix devant un client, mais rien n'est plus excitant que de capter ces moments fugaces que l'on figera sur ce qui tient lieu de pellicule comme on épingle un papillon. Cruel et magnifique.

FURTIVEMENT
9 novembre 2009


Après son succès en salles, Les Plages d'Agnès sort en DVD, agrémenté de petits boni comme elle dit : Trapézistes et voltigeurs (8'), Daguerre-Plage (6'), une planche de quatre magnets d'après l'affiche de Christophe Vallaux (en chemise bleue sur la seconde photo) et un livret de seize pages. Si l'on m'aperçoit à la toute fin du film d'Agnès Varda, lors de ses 80 balais, nous pensions que Françoise avait disparu du montage. Que nenni ! Un arrêt sur image m'a permis de saisir le photogramme. Quatre images, c'est un sixième de seconde, juste le temps d'apercevoir son ensemble rose et vert, mais pas assez pour reconnaître sa frimousse.


Quant à moi, je suis bêtement fier d'apparaître tout sourire au milieu du générique. Le mois qui a suivi la sortie du film il n'y eut pas un jour sans que l'on m'accoste dans la rue. Pour deux secondes à l'écran ! On peut imaginer le calvaire des acteurs et actrices à sortir dans le monde. Lunettes noires et vitres fumées, déguisement et postiches, négation de son identité et réclusion, tous les moyens sont bons pour gagner l'anonymat.
Michael Lonsdale me raconta qu'un soir où il dînait à Strasbourg avec Roger Moore et Mireille Mathieu, appréciez l'improbable trio, quelle ne fut pas l'angoisse de découvrir 2000 personnes à la sortie du restaurant ! Un autre jour, un chauffeur de taxi étale son admiration pour le comédien, pour terminer pas lui demander d'avoir la gentillesse de lui signer un autographe, "Monsieur Galabru...", et Michael de signer Michel Galabru pour ne pas décevoir "son" admirateur ! Je me souviens des fans se couchant sous les pneus de la voiture de George Harrison avec qui je venais de jouer, des crises d'hystérie des admirateurs de Richard Bohringer pendant les répétitions du K ou simplement du malaise des autres artistes à la table de Robert De Niro.
Lorsque j'étais adolescent je rêvais de célébrité. À fréquenter et travailler avec des stars, j'appris plus tard la rançon de la gloire et appréciai, en tant que compositeur, d'en percevoir les bénéfices sans en subir les préjudices...

IL N'Y A PLUS D'ABONNÉE AU NUMÉRO QUE VOUS AVEZ DEMANDÉ
29 mars 2019


Agnès, j'apprends ton départ par cette application nécrologique qu'est FaceBook. Décidément c'est l'hécatombe des mamans cette année. Tu n'appelleras plus. Tu ne t'endormiras plus en prévenant que c'est bon signe si ma musique te berce. C'est une idée très pénible de penser à tous ces balais qui ne serviront plus à personne probablement. Mais beaucoup de monde vont penser à toi aujourd'hui. Il en aura fallu du temps pour une aventurière comme toi. Tu y es allée souvent à la machette. Cette fois la communication est définitivement coupée. Ça fait mal.

jeudi 6 janvier 2022

Bernard Vitet, les débuts


Me promenant au Père Lachaise, j'ai constaté que la présence de Bernard Vitet était enfin signalée sur la tombe qu'il partage avec ses grands-parents, ses parents, l'un de ses fils et un invité qui a tapé l'incruste, mais mon camarade n'est plus là pour s'en étonner. Tout s'explique pour qui connaît le dessous de l'affaire. Je me demande néanmoins ce qui est arrivé à Emmanuel, son fils aîné disparu quelques mois après lui. La lignée s'est éteinte. Heureusement Bernard continue à exister dans nos mémoires et grâce aux nombreux enregistrements qu'il a réalisés de 1954 à 2004, ici deux de ses plus anciens...

JACK DIÉVAL, BERNARD VITET, ART TAYLOR... À BELGRADE
Article du 21 mars 2009


Après avoir dégoté sur eBay Surprise-Partie avec Bernard Vitet, son premier disque, j'ai trouvé la réédition en 33 tours 25 cm, remasterisation conforme à l'original, de l'enregistrement du quintet de Jack Diéval des 4 et 5 mars 1961 sur Jugoton. Le pianiste est accompagné par Bernard Vitet au bugle, François Jeanneau au ténor, Jacques Hess à la basse et Art Taylor à la batterie. Même si Cosmic Sounds, situé en Grande-Bretagne, a mis deux mois à me l'envoyer, je suis content de poser sur ma platine tourne-disques cet enregistrement dont m'a plusieurs fois parlé Bernard. Les notes de pochette ont été heureusement traduites en anglais, avec certes pas mal de petites erreurs, mais on apprend tout de même que Pennies from Heaven, Moonlight in Vermont et Gloria occupent la première face avec en invités le ténor Eduard Sadjil et le trompettiste Predrag Ivanović. Sur la seconde, Theme n°4, My Birthplace et Bon Voyage sont des compositions yougoslaves de ce "modern jazz". Ce disque constitue le volume II du tryptique Sastanak u Studiju (Meetings in Studio) enregistré par la RTB, la Radio Television de Belgrade en charge d'immortaliser les artistes nationaux, ici avec leurs invités français.
Bernard avait l'habitude de jouer avec Diéval pour sa célèbre émission de radio Jazz aux Champs-Elysées. Il jouait également très souvent avec Jeanneau, entre autres au Club Saint-Germain ; on peut les entendre ensemble chez Claude François (!), sur deux titres de la musique du film de Roger Vadim, ''La bride sur le cou'', avec Georges Arvanitas au piano (Jazz et cinéma vol.2, Universal) et évidemment Free Jazz (cd réédité par in situ) avec François Tusques, Michel Portal, Beb Guérin... Pour les concerts de Belgrade à l'origine du disque avec Diéval, Bernard était très flatté de jouer avec Art Taylor qui avait accompagné Miles Davis période Gil Evans, John Coltrane sur Giant Steps, Thelonious Monk, etc.

SURPRISE-PARTIE AVEC BERNARD VITET
Article du 21 mai 2008


Encore un miracle du temps qui passe ! Bernard nous avait bien raconté que son premier disque s'intitulait Surprise-Partie D, un des premiers 33 tours vendus en supermarché (Monoprix), dans les années 50. Il avait été produit par Isaïe Diesenhaus, un type qui enregistrait du classique à la va-vite. Bernard Vitet, ayant eu beaucoup de mal pour se faire payer, avait dû user d'un stratagème plutôt rock'n roll. Pas du même style, la musique alterne mambos, boléros, calypsos, fox-trots et slow dans une optique jazz-latino. C'est donc sur eBay et CDandLP que je décroche la timbale, deux exemplaires du disque mythique sous des pochettes différentes (nette préférence pour celle signée J.Paciarz), ce qui montre à Bernard, qui n'en possédait aucun, que l'arnaque s'est répétée ! Il s'attendait aussi à ce que ce soit très ringard, mais le résultat est plus que digne dans son genre easy listening.
Bernard, qui avait alors dans les vingt et un ans, n'y joue pas de la trompette, mais du trombone à pistons, "un instrument pourri, complètement déchargé". Il est accompagné du Belge Sadi Lallemand au vibraphone, marimba et bongos (il avait dirigé l'orchestre de Jacques Hélian lorsque celui-ci était tombé gravement malade), de Bib Monville au sax ténor (beau-frère de James Moody avec qui Bernard jouait également), de Bob Aubert à la guitare, de Pierre Franzini au piano, probablement de Pierre Sim à la contrebasse, mais il ne se souvient plus du batteur, à moins que ce ne soit Baptiste "Mac Kac" Reilles (une sorte de prince des gitans complètement allumé qui ne s'entendait pourtant pas très bien avec Sadi). Ensuite, mon camarade joue essentiellement avec des vedettes de variétés, comme Yves Montand, Serge Gainsbourg, Barbara, Jean-Claude Pascal, Isabelle Aubret, Jacqueline Danno, Brigitte Bardot et avec des jazzmen comme Kansas Fields, Guy Lafitte, Jean-Claude Fohrenbach, Jacky Knudde, Bibi Rovère, Charles Saudrais, Léo Chauliac, Hubert Rostain, Alix Combelle, Ivan Julien, Christian Chevallier... Le free jazz est venu plus tard.
Le vinyle de la Guilde Européenne du Disque porte le numéro SP53. La face 1 présente Oye Mambo (mambo signé Trianda), Dansero (boléro d'Haymann), Crazy Rythm (mambo-guaracha de Meyer), Pielcanella (de Capo, annoncé sur le macaron, mais semble-t-il non enregsitré !?), Temptation (boléro de Brown), Starling Rye (calypso de S.Sid), Toi qui disais (fox de Suesse). Sur la face 2 se succèdent Le loup, la biche et le chevalier (calypso d'Henri Salvador), I got you under my skin (boléro de Cole Porter), Dimanche (fox de Bib Monville), Jokin' the blues (fox de Vitet) et Isabel Day (slow de Bob Aubert), mais cette fois encore il y a un titre de plus que le nombre de plages.
Au dos de la pochette jaune et orange, on peut lire les Conseils pour l'emploi des disques microsillon : "Les disques microsillon sont moulés en résine vinylique, donc pratiquement inusables. Ne les utilisez qu'avec un pick-up léger à saphir-microsillon. Vérifiez fréquemment l'état de votre saphir et changez-le toutes les 100 faces au plus. Pour conserver vos disques en bon état de propreté, essuyez-les avec soin dans le sens des sillons, à l'aide d'une chamoisine antistatique."

BERNARD VITET À LA TÉLÉ
Article du 26 février 2014


L'INA est une mine d'or pour qui veut fouiner dans les archives de la télévision. Jacques me signale une émission en direct de Jean Christophe Averty présentée par Sim Copans avec Georges Arvanitas au piano, Bob Garcia au sax ténor, Bernard Vitet à la trompette, Luigi Trussardi à la basse, réunis par le batteur Mac Kac dans la cave du Club Saint Germain sur un thème de Jay Jay Johnson. Un couple danse sur la piste. Jazz Memories du 7 novembre 1959 !

Ici le lien vers l'archive INA

Les enregistrements avec mon camarade Bernard Vitet sont plutôt rares. Les deux Châteauvallon de 1972 et 1973 avec Le Unit, soit Michel Portal, Beb Guérin, Léon Francioli et Pierre Favre, sont évidemment mes préférés. Mais je suis ravi de découvrir cette séance d'enregistrement de février 1961 dans un studio des Champs Élysées avec le quintet d'Arvanitas, Bernard cette fois au bugle, François Jeanneau au ténor, Pierre Michelot à la basse et Daniel Humair à la batterie.


Bernard est passé du be-bop au free jazz avant de quitter tout cela pour fonder avec nous Un Drame Musical Instantané en 1976. D'un commun accord et à sa demande Francis et moi avons cessé de l'appeler Babar, son surnom d'une époque révolue. Seuls ses vieux camarades continuaient à l'affubler de ce sobriquet qu'il détestait. Il n'avait de cesse de perdre l'embonpoint qui le lui avait valu à s'en rendre malade. Il se serrait la ceinture comme un fou et finit par ne plus rien manger. Il n'empêche qu'il ne perdit jamais la classe, soignant son look jusqu'au bout. Voyez la bagouse !


New School du 17 août 1971. Le free jazz est sur toutes les lèvres. Le quintette du contrebassiste Beb Guérin invite le ténor Barney Wilen à jouer de l'ocarina, le pianiste François Tusques du xylophone et de la scie musicale, et le batteur Noël McGhie à frapper délicatement ses cymbales.
Bernard a encore changé d'instrument... Et de look ! Il joue là d'une trompette de poche que je ne lui connais pas, mais ce n'est pas celle de Joséphine Baker qu'il a fini par vendre à Don Cherry.

jeudi 30 décembre 2021

Inclination du sort


Depuis cet article du 9 février 2009 Ganesh a éteint ses lumières, mais elles doivent briller tout de même pour moi quelque part. Jean nous a quittés il y a déjà sept ans, mais il est question qu'il soit réincarné prochainement en Eddy Bitoire. Pascale est en pleine forme dans sa garrigue. Mon statut d'intermittent s'est mué en retraite, m'assurant une stabilité financière que je n'avais jamais connue jusqu'ici. Je n'ai pour autant rien changé à mes activités. Debout tôt le matin, je continue à écrire, composer, jouer, me promener dans la nature et la ville, les rêves et le réel. Il aura seulement fallu rajeunir régulièrement mes commanditaires ! Quant au quotidien il a subi suffisamment de révolutions pour que j'accueille chaque jour avec le sourire, et tant de catastrophes que je m'inquiète plus que jamais de l'avenir de nos enfants. L'indispensable décroissance me fait tempérer certaines de mes mauvaises manières.

En manque d'inspiration, je scrute un détail qui me fasse de l'œil alors que Ganesh cligne jour et nuit sur une des étagères de ma bibliothèque. Il y a quelques années Pascale et Jean m'avaient rapporté ce cadre de leur voyage en Inde du Sud où ils étaient partis apprendre les secrets du rythme. Pascale m'avait taquiné en affirmant que si je le laissais tout le temps allumé la fortune me sourirait. Vingt ans plus tôt, Marie-Christine avait fait mon ciel astrologique et m'avait assuré que je ne manquerais jamais d'argent. J'avais stupidement douté de la prophétie de ma camarade astrologue marxiste, je me devais de faire plaisir à mes amis en leur montrant à quel point leur sollicitude me touchait. Ganesh n'ayant jamais pris ombrage de ses bosses pour s'être ramassé plus d'une fois la trompe par terre, résistant aux intempéries et veillant sur ma situation précaire dans la nuit du salon, j'ai fini par ne plus m'inquiéter des périodes de disette. Un miracle se produit chaque fois, juste avant que je ne passe dans le rouge. Comme pour de nombreux artistes mes revenus oscillent régulièrement en crêtes et précipices, bousculades et calme plat. Matérialiste agnostique, je ne suis pas particulièrement superstitieux, et je pense saisir la magie des divinations dont on oublie les échecs et s'esbaudit des heureuses coïncidences. Cela ne m'empêche pourtant pas de suivre scrupuleusement depuis 1975 le conseil glané dans l'autobiographie de Jean Marais qui prétendait "plus je dépense plus je gagne". J'ai d'ailleurs retrouvé hier soir une lettre qu'il m'adressa et qui se terminait par ces mots :


Lorsque je n'avais pas de travail, j'allais dépenser ce que je pouvais en me faisant plaisir. Si cela ne suffisait pas, j'y retournais le lendemain. L'étendue du succès dépendait absolument de la mise. Cette gymnastique ne fonctionne que dans les limites du raisonnable, pas question de jeter l'argent par les fenêtres ou de se mettre en trop grand danger. N'empêche que l'exercice en inquiéta plus d'une. De même, j'avais remarqué que lorsque j'envoyais mille lettres pour trouver du travail, le téléphone sonnait un contrat à la clef, bien que ce soit rarement d'une personne à qui j'avais écrit. Si je n'expédiais aucun mailing, je ne recevais aucun coup de fil salvateur. Dans l’hindouisme, Ganesh, ou Ganesha, souvent appelé Ganapati est le dieu de la sagesse, de l’intelligence, de l’éducation et de la prudence, le patron des écoles et des travailleurs du savoir.

lundi 20 décembre 2021

Le Don est un affluent de la Vilaine


Pablo Cueco tape fort, cette fois pas sur son zarb, mais sur sa machine à écrire qu'on imagine faite de petites lames de rasoir très fines. Son roman noir, Le Don, risque-t-il de se faire interdire comme le livre de Claude Guillon et Yves Le Bonniec paru en 1982, Suicide, mode d'emploi ? Car Pablo y révèle toutes les recettes d'un tueur en série pour ne jamais se faire prendre tout en se livrant à sa passion. La sympathie pour l'auteur de l'ouvrage, Pablo dans la peau de l'assassin, ressemble plutôt à celle qu'entretient Ray Shoesmith dans la récente série Mr Inbetween qu'au tueur débile du film Henry, portrait d'un serial killer. Ceux qui connaissent les chroniques de Pablo Cueco dans le Journal des Allumés du Jazz ou ses précédents Double Vue (avec son père Henri... Henri ?! Tiens tiens) et Pour la route (mais je crois que je vais éviter le vélo depuis que j'ai terminé ma lecture) ne seront pas étonnés par l'humour noir de ce roman qui joue sur les morts. L'accumulation n'a d'analogie qu'avec celle des "première minute" de la série Six Feet Under. Une hécatombe. C'est drôle et méchant (le Don est un affluent de la Vilaine !), mais aussi, juste et réconfortant, vous avouerez...

→ Pablo Cueco, Le Don, illustrations de Rocco, ed. Qupé, 15€

vendredi 17 décembre 2021

Watch Devil Go


Vers la fin des années 60 on parlait beaucoup des prêtres-ouvriers et Colette Magny chantait Camarade curé. Pour Le charme discret de la bourgeoisie Buñuel inventa un évêque-jardinier. J'ai l'impression que Jacques Thollot fut toute sa vie un compositeur-poète, depuis l'enfant batteur qui jouait en culottes courtes avec les grands du jazz à l'immortel inventeur de formes qui me ravit chaque fois que je réécoute un de ses enregistrements. Le label Souffle Continu ressort (en vinyle et en CD) son deuxième album Watch Devil Go publié en 1975 par Jef Gilson sur Palm. J'ai beau le connaître pour posséder le vinyle original, je suis encore une fois surpris par son inspiration lyrique. Thollot qui, en plus de la batterie, joue du piano et du synthétiseur, est remarquablement accompagné par François Jeanneau très aylerien au sax ténor, mais aussi à la flûte et au synthé qu'il a développés au sein du groupe de rock Triangle, ainsi que son acolyte Jean-François Jenny-Clark à la contrebasse, habitué aux acrobaties contemporaines. Les seize courtes pièces forment un éventail chatoyant dont les couleurs sont rehaussées par la chanteuse afro-américaine Charline Scott sur le morceau éponyme ou par un quatuor à cordes, composé de membres de l'Orchestre de Paris devant déchiffrer les petits bouts de partitions gribouillés, sur Entre jazz et lombok. L'époque était particulièrement imaginative. Le free jazz se mariait au sérialisme, l'électronique envahissait la pop, offrant aux plus audacieux des champs inexplorés. Après le précédent Quand le son devient aigu, jeter la girafe à la mer, ce disque est un must absolu. Il démontre que l'on n'est jamais obligé de s'enfermer dans un genre, mais qu'en laissant la porte ouverte à ses rêves les plus intimes, il est possible d'accoucher d'œuvres phares qui embrassent le monde et l'éclairent sous un angle insoupçonné jusqu'alors. Alors qu'aujourd'hui des cathos intégristes font interdire des concerts dans les églises, j'ai forcément une Sympathy for the devil !

Il y a sept ans, lors de la mort de Jacques Thollot, j'invitai Fantazio et Antonin-Tri Hoang à me rejoindre sur la scène de la Java pour lui rendre hommage sur un texte de Henri Michaux qu'il aimait particulièrement. C'est encore une nouvelle occasion de republier l'entretien fleuve que Raymond Vurluz et moi avions réalisé fin 2002 avec lui pour le Cours du Temps du n°7 du Journal des Allumés du Jazz. Il figure également dans le magnifique double CD d'inédits Thollot In Extenso paru chez nato en 2017.


Héros du free jazz malgré lui, batteur chantant, compositeur la tête dans les étoiles, Jacques Thollot joue sur tous les temps, les marques et les démarques. Le dessinateur Siné disait de lui qu’il était le "poète des drums". Éclipses et résurgences s’enlacent, s’embrassent et s’embrouillent dans le parcours unique d’un musicien sans pareil. Il projette les mille éclats d’un chant en quête d’infini, une musique impressionniste qui cherche à voir, sentir, rêver, comprendre.

Rencontre avec Raymond Vurluz et Jean-Jacques Birgé.
Transcription de Nicolas Oppenot.

Raymond Vurluz – Comment choisis-tu de jouer de la batterie ?

Je faisais une sorte de bande dessinée sur des papiers comme des rouleaux à chiottes, mais c’était pour imprimer des comptes. Ça allait dans des machines. Je faisais des immenses histoires, des cirques interminables. Et dans les cirques, il y avait la fosse d’orchestre qui était en hauteur. Il y a toujours eu un rapport avec le rouge. Il y a beaucoup de rouge au cirque. C’était entre le cirque et les Indiens. Je dessinais beaucoup d’indiens avec des tambours et les fameux boum boum boum ! Tous ces trucs, ça fascinait. Ce qui m’a carrément illuminé, c’est les reflets à Tours où j’ai de la famille, par une lucarne de chez ma cousine couturière Alice, un 14 juillet. Les pompiers défilaient, avec les tambours au premier plan. Ça m’a achevé, si je peux dire… J’étais déjà dans un domaine où il y avait tout le temps une rythmique ou quelque chose de rythmique. J’ai suivi ce qui me plaisait le mieux et ça a abouti au premier tam-tam, avec des palmiers rouges sur fond jaune et un ou deux trucs verts, des couleurs qui vont pas du tout ensemble, et au pochoir, déjà. J’avais sept ans. C’était une époque où les gens s’invitaient encore beaucoup. À chaque fois qu’il y avait une soirée à Vaucresson, les gens dansaient et c’était l’occasion, comme la musique était un peu plus forte que d’habitude, de m’éclater à jouer derrière les disques.

Jean-Jacques Birgé – Tu passes directement du tam-tam à la batterie ?

Grâce au Père Noël, un ou deux ans après. J’ai vu une photo dans Marie-Claire où j’ai l’air assez rayonnant avec une cymbale entre les mains, près d’un sapin de Noël. Alors j’imagine que ça a dévié comme ça de la peau au métal. Mais bon, ça reste une attirance pour les peaux. Juste une cymbale, la batterie ça a été un peu plus tard. Vaucresson, petit pavillon, rue près de la gare, beaucoup de passants, beaucoup de bruits de percussions sortant de ma fenêtre toujours ouverte. Un jour, quelqu’un a sonné en proposant une batterie à vendre, parce qu’il a entendu. Un prix dérisoire, un instrument assez exécrable, mais pour moi super. Je dis exécrable, c’est même pas vrai, parce que c’était une grosse-caisse très haute avec des vraies peaux. Je n’en connaissais pas la valeur, je l’ai larguée dès que j’ai pu pour une plus sophistiquée, plus brillante.
Ma première batterie, on me l’a amenée comme qui dirait sur un plateau et maintenant que j’en parle, ça a dû influencer ou conditionner mon comportement pour ce qui est de vendre mon travail, ce qui est pour moi une sorte d’aberration. Moins maintenant, on parle de cette époque. Je trouve qu’avec le temps, la vie c’est à vie, le contrat avec quelque art que ce soit. Après Cugat, j’ai entendu les premiers enregistrements de jazz en 78T, pourtant je ne suis pas si croulant ! Vaucresson a aussi beaucoup compté. C’est une ville que j’aime beaucoup, qui se transforme, mais bon… Moi aussi, ça tombe bien ! Mais c’est pas les mêmes résultats.

JJB – Avec ta batterie, tu joues tout seul, à ce moment-là.

La première fois, c’est avec mon frère et quelques-uns uns de ses amis de son lycée de Saint-Cloud. Le trip orchestre de lycée, salle des fêtes, premier concert, Nouvelle-Orléans. Petit coup de pouce médiatique, on a créé un petit déplacement de photographes puisqu’on a joué à l’enterrement de Sidney Bechet à Garches, alors qu’on avait fait la demande et qu’ils nous l’avaient interdit. Ça s’est su alors on a remis le coup un jour après. On a fait le mur et on a été jouer sur sa tombe. Sidney, c’est Garches qui est à trois kilomètres de Vaucresson. J’étais relativement bien encadré par le hasard.

JJB – Que se passe-t-il après le groupe avec les potes de ton frère ?

Quelques répétitions, dont les premières avec un orchestre Nouvelle-Orléans. J’étais encore môme. Les premières répétitions à Paris, à bouger mon matériel. Faut connaître, faut être prévenu, avec la batterie… Je me rappellerai toute ma vie de l’erreur de dialectique chez le trompettiste qui habitait rue de la Fontaine aux Rois, pas très loin de République. Il tenait à l’époque un bazar, un marchand de couleurs qu’ils appelaient une droguerie. Alors comme on m’avait déjà fait des plans, on m’avait fait peur avec des fausses seringues, j’y voyais une fumerie d’opium – en plus c’était dans la cave les répétitions. J’y suis allé avec la peur et j’en suis sorti ravi. C’était effectivement une droguerie. Pas comme je l’entendais, quoi !

RV – Tu connaissais déjà le be-bop ?

Justement, c’est incroyable, c’est presque une chronologie de dictionnaire musical. À la fin des six mois, j’ai entendu le middle jazz. J’entends par entendre que je comprenais de quoi c’était composé. Le be-bop, je l’ai adoré très vite aussi parce que c’était moderne. Je crois que dans les premières choses be-bop que j’ai jouées, il y a un morceau de Cannonball Adderley, à trois temps, déjà (je suis très ternaire). L’orchestre avait changé de physionomie. Il y avait toujours mon frère, mais il y avait la fille des chapeaux Orcelles, Catherine Orcelles, qui jouait du piano. Jean-François Jenny-Clark, déjà, à seize ans. C’est incroyable. J’ai des photos du premier gig, un concours au Salon de l’Enfance et on a joué ce morceau quasi be-bop. C’était le pied !

RV – Y avait-il des musiciens professionnels à Vaucresson ?

Oui, Gérard Dave Pochonet, chez qui j’ai écouté les premiers 78T de jazz qui sortaient. C’était assez exceptionnel : Sarah Vaughan, avec des instrumentistes super. Vaucresson est dans une sorte de creux et il y a un plateau qui a toute sa dose de mystère. Je me rappelle qu’il voyait des Américains dans les arbres. Ça me donnait aussi un autre aperçu du jazz. Vraiment, il les voyait en train de plier leurs parachutes, avec moultes détails.

RV – Te souviens-tu de ton premier engagement professionnel ?

Oh ! Je n’avais jamais pensé à ça. Je me suis retrouvé dans une grande école vers la montagne Ste Geneviève, Polytechnique. C’était le premier contact avec beaucoup de gens, vraiment super… Le vrai gig, dans le sens plein (parce qu’un endroit approprié au jazz), c’est au Club St Germain.

RV – – Il y a une interview de toi à la télévision. Tu es petit. Tu cites même Max Roach. Ça se passe au Club St Germain. On voit à tes côtés Mac Kack, Bernard Vitet. Il y a aussi Bud Powell avec Kenny Clarke…

J’ai d’excellents souvenirs musicaux, mais moins de rapports humains. J’étais tellement content de jouer là que je m’en foutais. Mac Kack me traitait un peu bizarrement. Ça faisait rire qui voulait bien avoir ses grâces. Vu qu’il vivait avec la patronne du club, chaque fois qu’il me présentait il se foutait de ma gueule pour peut-être combler certains manques dans sa spécialité, une image gai luron de mec, " Qui n’a pas une histoire avec Mac Kack ? ", soit qu’il pisse sur un flic en discutant avec lui, toutes sortes de trucs comme ça… C’était pas vraiment méchant, c’était rien, mais bon, ça me faisait un peu de peine, quand même. Il y avait tellement d’autres satisfactions… Bernard Vitet, est un des premiers musiciens avec qui j’ai joué professionnellement. On apprend des choses fondamentales avec des musiciens comme ça. Une des premières remarques judicieuses sur mon jeu, c’est lui qui l’a faite. On jouait à l’époque Night in Tunisia tous les dimanches. Il y a un break en syncope et moi je le faisais sur le temps : Kalin KIN dingueDIN dingueDIN DIN ! ! En fait ça faisait TA PON. Babar m’a fait remarquer ça et c’était une vraie découverte, parce que j’étais mal à l’aise dans ce passage mais je ne savais pas pourquoi. Je n’anticipais pas le break. C’était super de me le dire parce que je ne pense pas avoir refait la même connerie. Je les ai entendues maintes et maintes fois, par contre !

JJB – Comment s’est faite la rencontre avec Kenny Clarke ?

Il s’est proposé… J’allais seul jouer dans les bœufs avec mon père qui m’emmenait, c’était avant mon premier gig, presque. Kenny passait souvent au Club St Germain. Un jour que j’y jouais, il est allé voir mon père. Par chance, parce que j’étais un timide redoutable. Kenny lui a dit que ce serait bien que j’aie quelques notions de base, parce que je n’en avais pas. C’était tout en autodidacte derrière les disques. Très bien d’ailleurs de jouer derrière les disques ! La moindre faute de tempo, ça casse la baraque ! Les pierres se décèlent, les termites voraces apparaissent et les éléments attendent qu’on leur ouvre la porte. Rendez-vous a été pris pour que je vienne prendre des cours avec Kenny au Blue Note, rue d’Artois. C’était l’endroit de Paris où il n’y avait que des Américains, des gens assez extraordinaires. Parmi eux j’ai rencontré Bud Powell, il m’a énormément impressionné.

JJB – Que t’a appris Kenny Clarke ?

Tout ce que je ne savais pas et il a confirmé certaines choses que je vivais. Le lycée s’est terminé de façon lamentable. J’y allais les mains dans les poches. Je n’avais même pas un crayon, pas de cahier, rien. Une des choses que m’a dite Kenny, c’est de vivre la musique. Je me rappelle qu’il m’a surtout appris à jouer de la caisse claire. Il y a des choses plus tard que j’ai regretté de ne pas lui avoir demandées. Je ne sais pas s’il a des fils, mais je sentais quelque chose d’un peu extra dans ses motivations de me filer des cours. Au bout de six mois, Kenny m’a pris comme remplaçant au sein du Blue Note. Il travaillait beaucoup, avec Francis Boland, des choses plus ou moins intéressantes, en Europe, aux US… Alors il travaillait à l’extérieur et moi je jouais. C’était en parallèle aux cours qu’il me donnait. Je pouvais les mettre sur le tapis le soir même. C’était vraiment dingue !

RV – C’était perturbant la fréquentation des clubs, pour un enfant ?

J’ai vite eu un abord des choses du sexe très direct. Je me suis retrouvé à Juan-les-Pins à accompagner des strip-teases. C’étaient quand même des petits gigs en passant. Je me rappelle que je devais jouer des mailloches pendant des scènes de matelas, qui me dépassaient un peu. Je voyais des bonnes femmes se gouinasser, des trucs avec les cris, les machins. Ça restait très mystérieux, mais je trouvais que les mailloches allaient bien avec la lumière rouge, l'ambiance feutrée. Un soir, tout l’orchestre de Count Basie est venu faire le bœuf. Ça a annihilé les effets un peu bizarres de mon approche des choses de l’amour. À Paris, j’allais me balader pendant une pause sur les Champs Elysées et quelques fois je me faisais ramener par des flics au Blue Note qui venaient demander si c’est vrai que j’étais musicien ! Comme j’étais plutôt mignon petit garçon, ils s’inquiétaient parce que je me faisais souvent accoster par des gens qui me demandaient " c’est combien ? ". Et moi je ne sentais pas ça. J’ai commencé à apprendre quelques injures à cette époque, pour être tranquille.

JJB – Tu as été confronté à l’alcool, à la drogue, du fait de vivre dans ce monde d’adultes…

Je suis tout de suite tombé dans des chiottes aux portes ouvertes où les gens se shootaient gaiement, voir plus d’ailleurs, des scènes incroyables. La boisson pour moi, c’était une sorte de tragédie vécue en la personne de Bud Powell… Il ne parlait presque pas, je ne parlais pas anglais, mais je comprenais et je pouvais baragouiner… Je le voyais tout le temps supplier, pleurer auprès du patron, Ben, pour avoir une mousse, un truc, un machin, et moi je ne me rendais pas vraiment compte des ravages de ces substances, sinon que Bud quelques fois s’endormait au piano. Il était comme ça, on ne savait pas si c’était une extase intérieure ou un mal-être ou les deux… Je voyais ce musicien extraordinaire, avec un sourire de contentement parce que j’avais fait un truc peut-être joli ou quoi. De Bud, c’est magique ! Je ne comprenais pas bien ce que venait foutre le patron qui lui interdisait de boire. Il allait boire ailleurs… Il y avait aussi un hôtel un peu mythique. C’était pas le Chelsea Hôtel, mais c’était en face du Caméléon, rue St André des Arts et tous les musiciens étaient logés là, tous ceux qui venaient à Paris par Marcel Romano. J’y ai croisé des gens comme Thelonious Monk, plein de gens incroyables et j’ai vu aussi des drames. Il y avait un bassiste américain, Oscar Petitford. Moi je venais le matin aux nouvelles parce que Romano qui faisait venir des Américains s’était intéressé aussi à une éventuelle façon de faire du pognon avec moi, avec l’âge et la musique que je faisais. J’ai vu presque mourir des gens en rapport direct avec la boisson. Ce bassiste, ça me frappait parce qu’à l’heure où tout le monde prend son petit-déjeuner, il avait un bol mais c’était du cognac, à raz bord. Il lui fallait ça pour simplement sortir du lit, sans doute. Ça ne m’a pas profondément choqué puisque j’ai été confronté à des passages difficiles aussi. Et du coup, la fumée… Les gens fumaient dans les portes cochères, en se planquant, avec presque une paranoïa cultivée. Contrairement à ce que je croyais, ils ne devenaient ni meilleurs ni marrants. C’était de la merde. Je me suis aperçu après que ce n’est pas évident de trouver des bonnes choses ! C’était plutôt tristesse, planque, paranoïa, alors qu’après, j’ai eu l’occasion de fumer ces substances tout à fait naturelles pour le moins. Quand je suis allé en Afrique, j’ai découvert le bangui à Bangui. On demandait aux garçons d’ascenseur un petit pétard et ils revenaient dans la seconde avec un sac en plastique rempli d’herbe, une des choses pour moi les meilleures au monde. Contrairement à l’idée que j’avais eue sur la fumée parisienne et paranoïaque, là j’ai découvert une explosion de rires, de bien-être… Il faut dire que c’était dans le contexte, au soleil… Le premier joint ça a été waou… J’en ai loupé un avion parce que j’étais écroulé de rire devant des fourmis sur la table de l’aéroport ! Les fous rires c’est rien, ça me coinçait partout. Les fourmis, je ne sais pas ce qu’elles faisaient mais c’était tout un scénario abracadabrant et bon, il est vrai que c’est un des seuls produits qu’il m’arrive de consommer si je veux bien mettre l’alcool du côté des accidents.

RV – Cette époque est aussi marquée par l’ambiance générale de la guerre d’Algérie ?

La guerre d’Algérie, il y avait plein de personnes qui étaient contre. C’était normal. J’ai vu mon frère y partir, quelques amis qui ne sont pas revenus, mais la véritable approche politique, la prise de position, ça a été un peu plus tard, juste avant l’indépendance où là je devenais presque actif dans mes convictions d’indépendance. Par le jazz, j’ai été amené à rencontrer Siné, qui à l’époque était menacé physiquement, et je me rappelle de choses assez folles. J’allais manifester, avec mes peu de moyens… Il était question que Salan débarque en avion avec les parachutes. Des soirs avec une tension pas possible, on ne savait pas si c’était du lard ou du cochon, tout le monde était mobilisé. Je jouais au Chat Qui Pêche, et là-bas il y avait une bouche d’aération, juste au-dessus de la batterie, qui donnait sur le trottoir. J’ai eu les jetons de voir une bombe valdinguer par ce truc-là. Il y en a qui bougent, que ça touche de près ou de loin et il y en a qui restent indifférents, qui s’occupent de leur propre devenir, comme s’ils étaient seuls au monde, au fond. Je n’ai eu que très rarement de discussions politiques ou d’opinion avec des musiciens français, hormis François Tusques. Les premières choses que j’ai faites avec lui, c’est à Nantes. Là-bas je voyais des choses que je ne voyais pas à Paris, des réunions après des concerts où il était question justement des problèmes soulevés par les confettis de l’empire, comme disait je ne sais plus qui. Je trouve intéressantes ces discussions dans un milieu qui a priori n’a pas grand-chose à voir, sinon que c’est un moyen d’expression qui peut être communicatif, c’est une responsabilité, même pas… Une conscience.

RV – Te souviens-tu du premier contact avec le free jazz ?

Ça n’a pas été un coup de massue. Comme on avance dans la vie et qu’on suit ses instincts et son début d’éthique, ce sont des personnes qui pensent un peu les mêmes choses qui se rencontrent. Les rencontres, elles se font aussi comme ça, pas seulement parce qu’on entend quelqu’un qui joue bien… Parmi les quelques disques auxquels j’ai participé, je tiens assez à celui qu’on a fait à Rome avec Steve Lacy, “Moon”. Steve croit qu’il n’y a que dans cette séance que je joue comme ça, je sais qu’il aimait bien. Faut dire que Rome c’est inspirant. Après ça j’ai fait des expériences, des chansonnettes, il m’a dit " quand tu finiras de faire de la merde ", d’une façon pas indélicate. Je tentais quelque chose, c’était pas du tout évident et son jugement ne m’a pas été du tout inutile. On ne fait pas de la chansonnette comme ça… Faut être né sans le reste pour en faire… Disons que ce qu’on appelle le free jazz, pour moi c’est un peu comme en peinture, une reconnaissance d’un bagage énorme de choses de qualité, dans un style donné. Des choses tellement énormes à réunir pour qu’un individu maintenant fasse, dans ce style, quelque chose d’extrêmement intéressant. Dans mon abord du free jazz, il n’y a pas seulement les Eldridge Cleaver, les Black Panthers… Ben il y a tout ce qu’il y a, de Charlie Parker aux plus récents, des choses tellement magnifiques que je me vois mal repasser dans leurs sillons et amener quelque chose d’encore mieux que ce qui a été fait, dans cette esthétique-là. À l’époque, c’était effectivement free, un truc de liberté, repousser les barrières qui d’habitude sont plutôt salutaires pour les expressions. Je ne ressens pas le free jazz comme un mouvement définitif. Je trouve qu’il est très bien, sa durée, tout ça…

RV – Le passage avec Eric Dolphy, c’est un moment important pour toi …

Je me rappelle surtout de Donald Byrd parce qu’il m’a appris une chose essentielle à la batterie. Je trouve ça super d’ailleurs, parce qu’il me voyait vraiment souffrir à jouer des tempos extrêmement rapides. Parce que le " chabada " je le jouais en entier… Tin ti gui ding ti gui ding ti gui ding… Ce qui est pratiquement impossible à faire si c’est sur un tempo des plus rapides. En plein concert il voit que j’ai vraiment du mal à tenir, alors il prend une baguette et tchac, il fait comme ça, comme un petit secret : " regarde ! ". Il laisse rebondir la baguette sur la cymbale… De cette seconde-là, je joue exactement pareil les tempos hyper rapides, c’est-à-dire que je ne marque pas le dernier, je marque sur la main gauche… Je donne bien le coup pour en faire trois ! C’est un détail qu’on aurait pu m’apprendre dans des milieux plus avisés que la trompette, mais enfin… C’est fou les progrès que j’ai faits juste en laissant rebondir la baguette ! Donald Byrd, un type adorable. Au début, en rigolant, il me disait " mais ça va venir " parce que je voulais garder le tempo et il me montrait son petit doigt et je comprenais pas trop. J’ai vite compris qu’il voulait parler de " il faut en avoir pour garder le tempo ". Du jour au lendemain, avec les défilés qu’il y avait, il a vu qu’il n’y avait aucun problème, j’avais un tempo correct.

JJB – Dolphy ne t’aurait-il pas influencé sur ta manière d’écrire ?

Dolphy a été un des rares, à part des gens plus techniques de l’époque, à jouer des écarts qu’on trouvait surtout dans la musique de douze sons… Dès que je l’ai entendu jouer, j’ai été frappé par cette voie très personnelle, ces intervalles de quarte augmentée, de septième, sans arrêt, des trucs… Et cependant des phrases extrêmement belles et tout à fait dans les accords. Il confirmait cette idée que j’ai aussi de la mélodie qui peut très bien sortir des écarts ou des choses qu’on disait faux. Comme quand, môme, j’ai fait un bref passage aux Beaux-Arts, on interdisait de mettre du bleu et du vert à côté, ou du rouge et du jaune à côté. C’est les plus beaux trucs de la peinture.

RV – Comment as-tu rencontré Don Cherry ?

Parmi les lions. Pas les mi-lions mais les lions bien entiers. Je crois me rappeler que c’est une histoire de cravate aussi. C’est une époque où j’achetais mes cravates aux Puces, avec d’autres trucs marrants qu’on trouvait là-bas et qu’on trouvait pas ailleurs. Toute sa vie il m’a parlé de la première fois où il m’a vu avec une cravate qu’il trouvait insensée. Ça me semble absolument naturel parce que j’ai vu après qu’on avait beaucoup de similitude dans ce qu’on aimait, pictural ou esthétique. C’est fou ça. Il manque encore plus qu’il n’a apporté. C’est vraiment un cas… Don ça me fait vraiment autre chose, même une photo…

RV – Est-ce qu’à Heidelberg, avec tous ces gens, tu avais l’idée de démarrer quelque chose qui te serait plus personnel, un orchestre par exemple ?

Je faisais des rêves d’orchestration, hors batterie. C’est encore Don qui m’a conseillé de faire ma musique. C’est lui qui m’a dirigé.

JJB – Quand tu joues, pas très longtemps après, Our Meanings and our Feelings, dans quel cas de figure es-tu ?

Comme un passager. J’ai gardé mes bagages. C’était le plaisir de faire quelque chose avec Portal.

RV – Tu fais un disque aussi avec Sonny Sharrock, en trio, un disque free…

Pour ma part, sans inspiration véritable. Pour Sonny Sharrock, je suis revenu de Munich en avion, juste pour une séance l’après-midi, et il se trouve qu’à Münich, il y avait une spécialité, à l’époque, qui s’appelait le LSD. J’ai fait ce disque, paraît-il, dans ces conditions. Je l’avais rencontré avec Herbie Mann. Moi j’étais avec Joachim et Eje Thelin. C’était puissant. Il se trouve que c’est un des soirs dont je me rappelle encore, un des soirs magiques où on joue le mieux qu’on n’a jamais joué et se demande si on rejouera jamais aussi bien un jour.

RV – Il y avait aussi des choses très expérimentales, par exemple ce duo avec Eddy Gaumont qui s’appelait…

… Intra Musique. Enfin, oui c’était pas le duo qui s’appelait comme ça, c’était carrément un mouvement. On voulait devancer les critiques pour donner un nom au mouvement. Il n’y a eu qu’un seul concert d’intra Musique, à la Faculté de Droit. C’était dans la continuité de l’idée que j’avais de la composition, de la forme, un certain classicisme. Eddy Gaumont aurait sûrement été le musicien du siècle. L’ambiance de l’époque et la façon de mener sa propre vie ont fait qu’il s’est supprimé. La pureté enfantine et la conscience d’un adulte. Ça n’a pas du tout marché. Le peu de tentatives qu’il a expérimentées, ça a été très mal reçu et il faut dire que lui-même était devenu très vite agressif. Pour pas en recevoir plein la gueule, il dégainait avant. C’est le cas de le dire, parce que pour une mauvaise parole, un jour en Belgique, il a sorti son rasoir qu’il avait tout le temps sur lui et il a balafré un musicien belge qui avait de belge une manie encore assez récente d’avoir des colonies…

RV – Peu de temps après, tu enregistres Quand le son devient aigu, jeter la girafe à la mer.

C’était le début et même la continuité du début, parce que dans La Girafe, il y a des motifs qui dataient de dix ans avant, que j’avais trouvés sur des bandes à moitié cramées. C’était hors temps, cette musique-là que je faisais parallèlement à toutes les expériences… Parce qu’il m’est arrivé de jouer free pour le cacheton, ce qui semble assez extraordinaire ! D’autres faisaient des séances d’enregistrement avec des chanteurs yéyé et moi j’avais le free jazz.

RV –Sur cette décennie-là, il y a quatre disques qui sortent, quand même : La Girafe, Watch Devil Go, Résurgence et Cinq Hops.

François Jeanneau vole dans ce disque. C’est fou. La chanteuse Elise Ross disait : " je donnerais toute ma vie pour pouvoir faire ce que vient de faire François ! ". Après La Girafe, c’est un creux de vague, Watch Devil Go. Il est question du diable, quelques rechutes assez longues dans le temps, des rechutes psychologiques, suivies de tas de choses contraires à la réalisation de la musique. Pour y arriver, je n’ai pas fait de surf. Parce que ça allait plutôt vers le grand large, que vers la côte ensoleillée ! Watch Devil Go, peut-être le coup de pied au fond de la piscine pour remonter à temps et pouvoir respirer.

RV –Il y a ce concert assez extravagant à Nîmes où Weather Report supprime sa première partie, tu te retrouves le lendemain en première partie de Stan Getz. Stan Getz ne vient pas et tu deviens LE gros succès du festival de Nîmes 1979.

Le son était très bon et c’est peut-être une des seules fois où j’ai pu entendre complètement ce qui se passait sur scène et en quelque sorte le maîtriser aussi.

RV – As-tu pensé que ce que tu cherchais à faire était difficile à atteindre avec les musiciens choisis ?

C’est comme les systèmes solaires, je suis sûr qu’il y en a d’autres, d’autres bons musiciens que nos chers défunts. Je crois qu’au point de vue feeling, ça intéressait justement les pianistes… Une technique d’écriture pas très conventionnelle, des doigtés qui sont adaptés au rythme.

JJB – Tu as vraiment eu l’impression d’avoir arrêté de jouer dans les années 80…

Je ne pouvais pas supporter de ne travailler que pour les oiseaux, bien qu’on s’entende très bien...

JJB – Il y a eu le disque de Berrocal.

C’était super. J’aimais bien ne pas être leader, ne pas avoir cette responsabilité. Parfois même, certaines personnes me disaient (et ça ne me faisait pas très plaisir) que je jouais mieux avec d’autres groupes qu’avec le mien, ce qui doit arriver immanquablement. Et puis il y a eu Winter’s Tale que j’ai ressenti comme un coup de main… Ça n’était pas évident. J’aime bien ce disque pour diverses raisons, dont la reprise de contact.

JJB – Qui en fait amène à Tenga Niña.

Il me redonne envie de jouer, je recrois un peu en ce que je fais et pourquoi je le fais. Ça a marqué, parce que s’il n’y avait pas Tenga Niña, je ne serais pas là maintenant, je n’aurais pas cherché, quoi.
Je ne sais plus ce qu’on raconte là… C’est comme du présent… On va bientôt se croiser, justement : " Hello ! Comment tu vas toi ? ". Je crois qu’à un moment de sa vie, on se croise.

PORTRAITS-SOUVENIRS

René Thomas
Je lui en ai tellement fait voir… J'ai par exemple brûlé une armoire d'hôtel dans sa baignoire, juste avant qu'il ne rentre dans sa chambre. Il a toujours eu besoin de certaines choses, René ; la même journée j'avais demandé à deux mecs sur le port de Palerme de faire comme si c'était des flics et d'aller se saisir de l'individu à grosses lunettes qui sortait de l'hôtel. Et les mecs y sont allés, en faisant semblant d'être de la police alors René a commencé à se rouler par terre… Je le croyais assez sérieux, les premiers jours où je l'ai connu chez Popol à Bruxelles. Il avait un air, comme ça, un peu extraordinaire, d'un autre monde. Je jouais avec René, avec beaucoup de plaisir. Au bar de chez Popol, d'un seul coup, il s'écroule par terre, comme si on avait débranché l'électricité, vraiment, une chute formidable. En fait, il y avait une fille qui était assise en amazone sur un siège de bar et de là où il était tombé, il voyait absolument tous les dessous de la fille… En fait, il a fait exprès de tomber pour mater la fille, comme ça. Des milliers de choses avec René Thomas… L'ambiance à 6 heures du soir dans une semi-brume belge où il jouait "Theme for Freddy ", comme ça, sans que l'on ait répété. J'avais les larmes aux yeux.

Karl Berger
C'est énorme. On a partagé le plaisir de faire des tournées avec Don Cherry et c'est un des orchestres où je me suis le plus éclaté de ma vie. C'est aussi, pour moi, une vie, Karl : Heidelberg, qui reste à ce jour la ville où j'ai vécu de façon la plus en symbiose avec tout ce que je pouvais espérer de la vie. Et Dieu sait si j'en attendais ! C'est fou ! De Heidelberg, je prenais des avions, juste pour ramener des petites Allemandes à Vaucresson, pour les voir d'un peu plus près pendant trois quatre jours ! Incroyable ! Et pour Karl, c'était la terreur, ça criait toutes les nuits dans sa maison, les gémissements… Oh j'ai refait le coup à Rome avec Steve Lacy. À la fin, je me suis fait virer de chez eux.

Aldo Romano
Des coups justes, un feeling très développé. Je crois que je n'ai jamais entendu Aldo ne pas bien jouer. Je n'étais peut-être pas là où il fallait ?!

Jean-François Jenny-Clark
Oh, La Corse ! Le souvenir de ces premières autres formes de gig qui consistait à jouer pour gagner un peu de pognon et passer des vacances. On jouait des saisons en Corse, dans des clubs genre Méditerranée. Ce sont des moments presque aussi sublimes que les autres. On était très proches avec JF, on se faisait trois kilomètres de plage pour aller bouffer une glace à Calvi. Et puis des séances photo, lui me poussant dans une poussette de bébé, sur une fenêtre d'une maison délabrée à Calvi. Tout ça, ce sont des noms qui en premier me font réagir avec bonheur. Tellement à dire…

Joachim Kühn
Le meilleur n'a pas été fixé sur disque et je le regrette parce qu'il y a eu des moments de live qui auraient mérité d'être fixés mille fois plus que certains disques qui justement étaient un peu prisonniers du free jazz, ce qui peut sembler paradoxal. Joachim avait envie de jouer des choses formelles. Ça sortait dès qu'il le pouvait… Une marche ou quelque chose pris avec dérision, une dérision pudique pour ne pas trahir le free jazz. On se retrouvait à simuler des choses formelles d'une façon un peu dérisoire.

Pharoah Sanders
Une frustration. N'avoir joué qu'une répétition, à Berlin, et un concert avec lui. Tellement saisi d'entendre ce que j'aimais écouter sur disque, des choses directes, différentes. Moi je pensais qu'il ferait le disque (Eternal Rhythm) aussi, donc je n'étais pas si triste et puis après, ça m'a fait vraiment chier qu'il n'y soit pas. Sentiment d'une belle intelligence.

Barney Wilen
Ça m'évoque tellement de choses, Barney. Je crois que c'est le musicien avec qui j'ai joué le plus longtemps et nos voies se rejoignaient, peut-être même sur des malentendus, ce qui peut soutenir quelque chose, parfois. C'était pas le cas pour tout, mais disons peut-être dans une différence de façon de vivre. Je vais merder, c'est trop… Un de ces soirs, après les sets, j'ai vu Barney prendre la forme de l'escalier qui descendait au Requin Chagrin, comme un Tex Avery, avec le cou, les marches… Il était tellement raide qu'on l'a porté jusqu'au premier étage, sur le lit, avec toujours la forme de l'escalier. Et voilà : "Barney, bonne nuit, à demain."

Bernard Vitet
Mes débuts dans le jazz, le Club St Germain, les professionnels. Sa femme était jalouse parce qu'il y avait des cheveux blonds dans son peigne. Il me logeait très souvent chez lui, quand je ne pouvais pas rentrer en banlieue par le train et ça faisait des histoires pas possibles, parce que j'avais des cheveux blonds et un peu longs. Ça n'était pas les cheveux d'une belle scandinave, ça n'était que moi ! Une certaine sécurité, aussi, c'est un des premiers un peu complice dans le monde du jazz adulte. Il me parlait plus que les autres et m'a même donné quelques conseils. Il me rappelle mes débuts. Je ne sais pas si c'est gentil ou pas gentil, mais comme je n'ai pas de notion du temps… Elle se fabrique, la mémoire. Elle s'auto-gère.

François Tusques
Son côté déjà un peu politisé ! C'est un peu aussi un des éléments de l'image que je me fais des premières rencontres avec François, d'entendre des musiciens parler politique, carrément. Qui plus est, avec des opinions particulières, qui correspondaient un peu aux miennes qui n'étaient pas néanmoins écrites en lettres de feu. Ce n'est pas sous le nom d'une idée qu'une musique va se faire, mais elle en tient forcément compte, elle en fait forcément partie.

Beb Guérin
Beb, c'est déjà cette assise musicale. C'est le bassiste avec qui j'ai pu oublier la notion du tempo, parce que très physiologique. Je pense aussi à l'amitié. J'ai des petites lumières… Par exemple, un jour je suis convoqué au Palais de Justice de Paris, j'avais un peu… Chambre 11, enfin correctionnelle, mais pour des faits tout à fait honorables, et Beb s'est tout de suite proposé de m'accompagner là à 8h du matin, tu vois, enfin des choses pour nous presque indécentes. Tout ça avec le naturel, le senti, sans que je lui demande rien. Un sens de l'amitié, comme s'il y avait un don pour certaines choses.

Bernard Lubat
Je ne me rappelle plus quand je l'ai vu la première fois, comme si je le connaissais un peu d'avant, en fait. J'étais assez admiratif envers Lubat, parce j'étais presque complètement autodidacte et je trouvais ça incroyable de pouvoir lire les partitions de batterie. Je savais que Bernard faisait des séances, il pouvait faire ça et il le faisait… Il gagnait du pognon d'une façon plutôt agréable, parce que c'est quand même l'instrument… Enfin, je sais pas, c'est pas si pénible que ça, quoi. Et je pense à Orgeval. C'est un endroit où j'ai vu Lubat hors contexte. C'est tout bonus. Je dirais même parfois que le contexte pourrait cacher des choses, qu'il ne révèle pas forcément tout, disons… Je ne le connais pas si bien comme batteur, Bernard, c'est fou ! Évidemment parce que… j'ai le souvenir qu'on a joué une fois en trio et ça s'est produit qu'une seule fois dans notre vie, où il jouait du piano avec Beb à la contrebasse. On a souvent joué dans les mêmes endroits, sans forcément s'entendre. Parfois on vient juste pour le jour où on joue… Je ne l'ai pas assez entendu, Lubat, je regrette.

Jacques Pelzer
Il a plus ou moins participé au fait que j'aille en Afrique. Je l'en remercie.

Jean-Luc Ponty
Je me rappelle d'un concert, à la Locomotive. Il se voulait assez Coltranien et moi ça avait suffi à me brancher sur une façon de jouer… J'aimais tellement Elvin Jones. Je me rappelle aussi d'une valse de Jef Gilson à une époque où il y avait Jean-Luc, qui s'appelait " Java for Raspail ". Un morceau que je trouve très bien. Écrit par Gilson et qui allait fort bien à Jean-Luc.

Michel Potage
Au début où je l'ai connu, il faisait partie de la grande déconnade. C'était un peu faire la foire… Pas qu'un peu, même. Après j'ai eu l'occasion de voir ce qu'il faisait, à part la foire. J'ai ressenti une écriture originale… C'est pas une question de droit d'exister, non c'est pas la permission : "est-ce que je peux exister ? Ô beautés universelles !". L'alcool le rend con, comme tous… Je suis le premier à être bien placé pour le savoir… J'aime bien ce que fait Potage.

Gato Barbieri
J'ai bien connu sa femme, adorable, mais j'ai peu eu l'occasion de parler avec lui… À chaque fois qu'on a joué c'était une super impression, un son original. Je regrette… Non, je ne regrette rien, mais j'aurais bien aimé le connaître un peu plus.

Joseph Dejean
J'espère qu'on se rappelle de lui à la hauteur de ce qu'il a pu donner avant de disparaître. Le souvenir d'un sentiment de conviction d'une direction existante, de quelque chose de vrai. C'était épatant. C'est carrément une autre approche de la guitare et pas des moindres.

Kent Carter
Un sens de la musique extraordinaire. Il faisait partie du New York Total Music Company de Don Cherry. On a fait beaucoup de pays ensemble… C'est complètement fou tout ce qu'il y a comme musique et esthétique dans sa tête. Je ne sais pas si la contrebasse est assez large pour exprimer tout ça. Il faisait des batteries avec tout ce qui lui tombait sous la main. Il y avait peut-être deux cents objets. Pendant des jours, il était là, il jouait… Je n'ai jamais vu ça de ma vie. Je crois qu'à n'importe quel moment de la journée, on pouvait rentrer, disparaître, revenir, et la qualité était toujours là, comme un acquis, comme respirer. C'est extraordinaire.

Peter Brötzmann
J'ai joué avec lui et j'ai fait ce que j'ai pu au début pour qu'il puisse venir en France. Personne n'en voulait. Je ne sais pas si ça veut dire quelque chose : intègre… Mais pendant les années où je l'ai entendu, il ne changeait pas de direction, donc il progressait… Quoique on peut progresser sur plusieurs parallèles, mais enfin, une seule direction, ça risque de concentrer le rapport à exprimer… Et lycée de Versailles !

Tony Hymas
On a eu des moments de communion, des moments extrêmes… Quelqu'un d'une grande richesse musicale… On a peut-être d'autres choses à partager que des premières fois.

Sam Rivers
Tout un feeling, une façon d'être, de bouger, d'être proche des fondations, des origines de la musique qu'on pratique. Là, on parle du niveau d'une créativité en rapport avec le jazz. J'aime la compagnie de personnes de couleur et de chaleur… Je n'aime pas trop le jazz trop blanc, par exemple, puisqu'on est amené à parler des contrastes, qui existent surtout sur le papier photo, d'ailleurs !

Marie Thollot
Ma Papuce
Ma Vouvoute
Mon Yéyan
Et mon Tilala

Discographie sélective

Indispensables : Quand le son devient aigu, jeter la girafe à la mer et Watch Devil Go, Souffle Continu
Rééditions CD incontournables : Don Cherry Eternal rhythm, MPS 15204ST, POCJ-2520
Cinq Hops, Orkhêstra
Scandaleusement non réédité : Barney Wilen Zodiac, Vogue Clvlx

Disponibles également aux ADJ :
Jacques Thollot Tenga Niña, nato - 777 701
Jac Berrocal La nuit est au courant, in situ - IS040
et paru depuis, en 2017 (Jacques Thollot est décédé le 2 octobre 2014), Thollot In Extenso, double CD nato 5484

lundi 8 novembre 2021

Let's Get Lost


Confronté à l'imposant facing du film consacré à Chet Baker en tête de gondole dans un supermarché de la culture, je craignais le pire, mais comme je ne connais pas bien le trompettiste dont m'a souvent parlé Bernard, je prends le risque de le rapporter à la maison. Le coffret est luxueux, puisque le film de Bruce Weber est accompagné d'un making of, d'archives du tournage, de deux clips du cinéaste soit Everything Happens to Me et C'est si bon, du court-métrage The Teddy Boys of the Edwardian Drape Society et d'un autre, celui-ci avec Chet et réalisé en 1964 par Enzo Nasso. Le livret inclut d'émouvantes images de William Claxton, premier photographe à avoir saisi la belle gueule du rebelle, tandis que Weber montre la figure ravagée du toxico. Enfin un CD offre deux morceaux inédits enregistrés pendant le film.
Surprise, le film ressemble aux débuts de Cassavetes, noir et blanc très jazz, mouvements de caméra swing, les témoignages ne plombant jamais les documents d'archives ni les scènes tournées en 1987, un an avant que l'on ne retrouve le héros fracassé sous la fenêtre de son hôtel à Amsterdam. La musique est partout, rythmant la chronique d'une vie plutôt schizophrène, suavité de la voix et de la trompette, tendresse du regard d'un côté, brutalité, magouilles et bobards du bad boy de l'autre. À la manière de Weber de filmer son héros et les jeunes gens qui l'entourent, on peut se demander qui du cinéaste ou du musicien refoule ses pulsions homosexuelles. Les filles ont beau jalonné le parcours du jazzman, toute sa vie sonne comme une fuite en avant, le masque se fripant au fur et à mesure de la descente aux enfers.
Bernard Vitet m'avoue qu'il est triste que sa collaboration avec Chet Baker ne soit jamais évoquée. Lorsque l'Américain débarque à Paris, il propose au Français de jouer ensemble, lui assurant qu'il ne cherche pas un faire-valoir, mais qu'un orchestre à deux trompettistes serait une idée formidable. L'aventure dure six mois où le duo alterne sur scène jeu d'échecs et chorus. Au Chat qui Pêche, à l'époque sans micro ni sono, la voix de Chet ne porte pas à plus d'un mètre. Intègre, il n'avait d'oreille que pour la musique qu'il entendait, là tout près, susurrée.

Article du 19 décembre 2008

mardi 19 octobre 2021

Emile Cohl, l'inventeur du dessin animé


En 2008 était paru un magnifique livre (toujours disponible) sur Émile Cohl, l'inventeur du dessin animé, 170 pages grand format, préfacé par Isao Takahata (le réalisateur du Tombeau des lucioles et Mes voisins les Yamada) et agrémenté de 2 DVD Gaumont Pathé Archives comportant l'intégralité des films existants (mais seulement 1/5 de l'œuvre) de ce personnage illustre et méconnu (ed. omniscience), Émile Cohl, dont je reproduis ci-dessous Fantasmagorie, premier dessin animé de l'histoire du cinéma. C'était le 17 août 1908 au Gymnase sur les Grands Boulevards. Cohl suivait les traces d'un autre Émile, Reynaud celui-là, inventeur du théâtre optique en 1888, et de Georges Méliès, "inventeur du spectacle cinématographique" en 1896, comme il est gravé sur sa tombe au Père Lachaise. En 1908, Émile Cohl avait déjà 51 ans et une longue carrière de caricaturiste.
Je connaissais ses dessins à transformations, on appelle cela aujourd'hui du morphing, mais j'ignorais qu'il avait inauguré autant de techniques variées : l'animation en volume avec Les allumettes animées, le premier film de marionnettes avec Le tout petit Faust, le premier dessin animé en couleurs avec Le peintre néo-impressionniste, le premier dessin animé éducatif avec La bataille d'Austerlitz, la pixilation avec Jobard ne peut pas voir les femmes travailler, le papier découpé, etc. Je suis sidéré de retrouver près de 70 films à côté de deux documentaires... Quant au livre signé Pierre Courtet-Cohl (son petit-fils disparu depuis) et Bernard Génin, il est merveilleusement mis en page, avec une quantité extraordinaire d'illustrations, d'anecdotes et d'informations passionnantes. Il réalisa également la première série de dessins animés avec Le chien Flambeau et le premier dessin animé tiré d'une bande dessinée et pas n'importe laquelle : Les Aventures des Pieds Nickelés ! Oublié, atteint de paranoïa, il mourra le 20 janvier 1938, la veille de Méliès qui était son cadet de quatre ans !


Lorsqu'en 1974, étudiant à l'Idhec, je réalisai La nuit du phoque en collaboration avec Bernard Mollerat, nous décidâmes d'imaginer un scénario où nous tenterions tout ce que nous n'avions pas encore eu le temps d'essayer pendant nos trois années d'études : éclairer toute une rue de nuit, diriger des enfants et des animaux (appréciez le collage), tourner à plusieurs caméras, travailler en infra-rouge, pasticher les chorégraphies de Busby Berkeley en filmant en plongée depuis un belvédère au centre d'une forêt (de vrais malades !) et les films de Jean-Luc Godard (dialogue impossible se terminant par un snuff movie avec un ver de farine)... Aussi, commencèrent-nous directement par un pré-générique au banc-titre (le générique se trouve en plein milieu du film !) et nous testâmes quelques animations simples avec des bouts de carton que nous faisions glisser. Lorsque je m'attaquai au "multimédia", je retrouvai le goût pour l'animation que j'avais un peu laissé tomber. La programmation informatique a grandement joué en faveur du retour en grâce de cet art. En travaillant sur le CD-Rom Alphabet, me revint tout ce que j'avais découvert vingt ou trente ans plus tôt... Je ne sais pas si les animateurs ont pensé à tirer partie de la programmation algorithmique qui leur permettrait de gagner un temps fou par rapport au système image par image, mais surtout d'improviser en jouant avec les objets comme avec des marionnettes...

Le DVD a permis de découvrir ou redécouvrir l'animation confinée aux heures tardives de la télévision dans sa meilleure époque ou à quelques rares émissions. Sans parler de ceux qui ont réalisé des longs métrages et gagné leurs galons en salles, Lotte Reiniger, Ladislas Starevitch, Len Lye, Oskar Fischinger, Norman McLaren, Alexandre Alexeïeff, Jiri Trnka, Yuri Norstein, Jan Svankmajer, Phil Mulloy, Bill Plympton, Barry Purves, par exemple, ont largement bénéficié de ce nouveau support. Il n'y aurait pas de Disney sans Cohl, ni de Miyazaki sans Grimault. Rappelons que La table tournante réalisé par ce dernier avec Jacques Demy ne figure pas sur l'intégrale Demy (compilation indispensable due à ses enfants Rosalie et Mathieu, mais présentation et bonus décevants en comparaison de ce qu'Agnès Varda aurait "inventé") ; il est heureusement disponible avec Le Roi et l'oiseau.

Article du 18 novembre 2008

mercredi 13 octobre 2021

Mind Game, vertigineuse plongée dans le cinéma d'animation


Dans Mind Game du réalisateur Masaaki Yuasa d'après le manga de Robin Nishi, la logique du rêve est aussi difficile à suivre que le scénario de Ghost in the Shell. L'animation explose le cadre et déborde d'imagination. Le film, produit en 2004 par le Studio 4°C, responsable du très beau Amer béton, est une œuvre originale qui rappelle aussi bien Windsor McKay (Little Nemo) que Moebius. Les hallucinations héritent aussi bien de la scène conçue par Salvador Dali pour Dumbo l'éléphant que les références au manga dessinent un époustouflant portrait du Japon contemporain. Cet entre-choc de styles aussi différents dans une même scène dérègle tous nos sens, nous faisant valdinguer dans un trop-plein d'émotions plastiques qui disloque la narration au travers d'un prisme déformant.



Le flash rend l'expérience si troublante que lorsque la lumière se rallume dans la salle elle nous replonge aussi sec dans l'obscurité du quotidien. Mind Game est un film sur le vertige, expérience ultime de la mort et retour à la vie, une jeu d'esprit où la peur prend ses racines dans la petite enfance et le courage dans ce qui nous reste d'imagination.

Article du 6 novembre 2008

mardi 7 septembre 2021

Êtes-vous heureux ?


En relisant mon article du 16 septembre 2008, je suis encore plus inquiet qu'alors. Les populations sont anesthésiées depuis plus d'un an par la crise dite sanitaire. On nous raconte n'importe quoi et son contraire. À qui, à quoi se fier ? Le clivage gauche-droite est remplacé par les provax et les antivax, par celles et ceux qui craignent pour leur vie ou celle de leurs proches, et les autres qui sont catastrophés par la société que les puissants nous préparent. La démobilisation est à son comble. Le passe sanitaire transforme les restaurateurs et les organisateurs de spectacles en flics. Les cerveaux prennent le moule. La droite saisit l'opportunité et crée des amalgames. En fait tout le monde crée des amalgames. Le capitalisme s'est refait une santé sur le dos d'un virus qui mute, qui mute, mute, mute... Mais comment gérerons-nous les prochaines catastrophes, probablement beaucoup plus graves, que ce soient de nouveaux virus ou les conséquences du réchauffement climatique ?

Celluloïd, encre, laque, allumette. Nous allons encore nous faire passer pour de grands paranoïaques. Il n'y a pas grand chose à y faire. Avec quelques amis, nous évoquions la thèse du complot dont nous affublent celles et ceux qui préfèrent ne pas faire de vagues, absorbant docilement la potion. C'est que le soporifique a prouvé son efficacité ! On nous dit que la manipulation serait trop énorme. Et Dieu(x) dans tout ça ? Oui, que pensez-vous de Dieu(x) ? Pour un athée, n'est-il pas la plus extraordinaire manipulation de l'histoire de l'humanité ? C'est gros comme une maison, mais la grande majorité des bipèdes de la planète s'y conforment. Ciel, nous sommes faits ! Conditionnés. Toute organisation sociale est pensée pour nous assujettir. Les esprits rebelles sont dénoncés, torturés, lapidés, brûlés, ou plus "humainement" enfermés. La famille est un des piliers de l'entreprise. Nous mangeons ce que l'on nous dit de manger, nous roulons ce que l'on nous dit de rouler, nous volons comme on nous dit de voler, nous pensons ce que l'on nous dit de penser, nous rêvons dans les limites de ce raisonnable. Nous consommons, nous cautionnons. Je comprends les ermites, mais je me vois mieux en phalanstère ! Impossible de s'échapper. L'engagement politique est encore une manière de l'accepter. Le refus passe par la délinquance, la folie ou l'art.
Il y a des nuances, mais rien ne s'acquiert sans douleur. Le vrai travail n'est pas celui qui profite aux patrons. Résistance active. Le devoir de penser par soi-même. Agir. Tout est organisé pour ne profiter qu'à un tout petit groupe, suffisamment important pour permettre au système de perdurer. Les "révolutionnaires" en sont aussi les garants. Sans controverse, le système s'épuise de lui-même. L'étau est bien serré. Notre civilisation est en bout de course. Le découragement gagne les militants. Après quelques grosses catastrophes économiques ou écologiques, de nouvelles utopies verront le jour. Anesthésiés, les êtres humains n'ont jamais su faire autrement. Faut que ça saigne pour remettre les prétendues valeurs immuables en question et faire masse. Je ne suis pas certain d'être clair. Nous acceptons les us et coutumes pour argent comptant. Pas question d'imaginer d'autres manières de vivre. Ordre, travail, famille, patrie, propriété, tout est cadenassé. Les politiques jouent sur la sécurité, il n'y en a aucune. C'est un rappel à l'ordre. Ne pas se révolter. Accepter son état de petit soldat. Avaler le poison jour après jour, 20 heures après 20 heures, la messe est dite. Nerf des rapports homme-femme, la sexualité est tabou. Quelle est notre marge de manœuvre ? À chacun de la définir si nous ne voulons pas vieillir prématurément. Il y a tant de morts-vivants (clin d'œil à Romero). Une question en attendant, reprise du formidable film de 1961 d'Edgard Morin et Jean Rouch, Chronique d'un été : "êtes-vous heureux ?"

lundi 6 septembre 2021

L'harmoniseur vocal plein gaz


Il semble que mes cordes vocales n'ont pas été touchées par l'ablation de la thyroïde, mais je ne peux pas faire grand chose. Monter dans l'aigu exige une petite gymnastique. J'ai également un peu de mal à déglutir et le torticolis passe vraiment lentement. L'impression qu'un imbécile a voulu me montrer comment on fait un nœud de cravate, mais il a serré comme une brute, de l'intérieur. J'imagine que tout cela s'assouplira avec la cicatrisation qui tire sur mon cou.

Retour vers le futur.
On connaissait l'effet de l'hélium inhalé qui transforme la voix en Donald Duck en dehors de servir à gonfler les ballons. L'hexaflorure de soufre, cinq fois plus lourd que l'air, produit l'effet inverse en modifiant la voix en basse profonde, effet de ralenti obtenu artificiellement en ralentissant la vitesse de défilement d'une bande sur un magnétophone. La vélocité du son dans SF6 est 0,44 fois plus lente que dans l'air. Dans l'hélium, la vitesse est trois fois supérieure. La fréquence fondamentale de la cavité buccale étant proportionnelle à la vitesse du son dans le gaz, ces manipulations respiratoires attaquent les formants et produisent ces étonnantes transformations. Idem avec le protoxyde d'azote dit gaz hilarant...
Attention, tous ces produits peuvent être extrêmement dangereux : l'expérience doit rester courte et exceptionnelle. Inquiétez-vous si vous trouvez des cartouches argentées jonchant le sol à proximité des lycées ou ailleurs. Ces produits font des ravages sur la santé des ados. De toute manière les stocks d'hélium seront épuisés d'ici 2025. Depuis l'apparition des harmoniseurs sur le marché des effets sonores électroniques, on peut transformer sa voix en temps réel sans aucun risque, mais c'est évidemment moins drôle qu'émis acoustiquement par sa propre bouche.


Pratiquement lors de tous mes concerts j'utilise un vieil Eventide H3000, dit harmoniseur intelligent, qui me permet d'intervenir sur de nombreux paramètres, effets de glissés, découpages mélodiques par sauts de fréquences, infra-sons, etc. J'ai également conservé un Korg DVP1, l'un des premiers harmoniseurs polyphoniques contrôlables au clavier, utilisable aussi en vocodeur, encore que la dernière fois que je l'ai allumé j'ai eu l'impression qu'il avait rendu l'âme. Par contre la pédale H9 MAX d'Eventide sur laquelle je branche ma shahi baaja, le frein inventé par Bernard Vitet (contrebasse électrique à tension variable) ou mon kazoo amplifié offre des possibilités fabuleuses de transformation des sons.

Article réactualisé du 12 septembre 2008

mercredi 4 août 2021

Jazz (1) l'être et avoir l'été


M'étant fixé de reprendre mes articles quotidiens seulement en septembre, j'ai un peu la flemme d'écrire ce mois d'août, mais les disques s'accumulent et je crains de les faire passer à l'as si j'y sursois, d'autant que je risque d'être très occupé dans les semaines qui viennent... Je commence par les 3 rééditions du label Palm par Le Souffle Continu, pas seulement en vinyle, mais également en CD, ce que je trouve à mon niveau plus pratique, même si les pochettes 30 centimètres en font des objets autrement plus sympathiques. Bloqué un temps à Tananarive par les événements de mai 68, Jef Gilson a enregistré Malagasy en 1969 avec des musiciens malgaches pour qui il a produit également à Paris Madagascar Now en 1973, compositions de Sylvin Marc et Del Rabenja, s'associant à eux pour Malagasy at Newport-Paris la même année. Nettement plus jazz et moins expérimentaux que Le massacre du printemps et La marche dans le désert, j'accroche personnellement moins, mais l'aspect dansant des Malgaches et la vitalité du travail du compositeur exposent l'état du jazz français au début des années 70, pris entre l'influence étatsunienne, l'attrait des cultures créoles et leur appropriation par un agitateur auquel ces rééditions rendent hommage.


Évidemment plus proche de moi, le trio formé par Élise Dabrowski, ici exclusivement chanteuse, avec le bassiste Olivier Lété et le tromboniste Fidel Fourneyron explore les timbres et les tissages avec sensualité et intelligence, sans négliger un certain swing hexagonal où les références aux traditions de la musique classique passent par le texte, en l'occurrence Trust de l'auteur de théâtre allemand Falk Richter, portée par la voix lyrique de la mezzo-soprano wagnérienne qui garde une place de Parking à ses deux virtuoses acolytes portés comme elle sur l'improvisation.
Dans la famille des chanteuses improvisatrices, Catherine Jauniaux est une autre acrobate, là aussi en trio, avec le clarinettiste Xavier Charles et le guitariste électrique Jean-Sébastien Mariage. S'appuyant sur L'amour, texte de Marguerite Duras, les instrumentistes rivalisent de délicatesse, par petites touches, et la chanteuse belge leur emboîte le pas à son tour, fragile, tremblante. Jamais illustrative, la musique est une transposition des intentions, une projection glissante.
Je dois ajouter un troisième trio reçu un peu avant mon départ, celui formé par Jim Baker au piano et synthétiseur ARP 2600, le contrebassiste Bernard Santacruz et le batteur Samuel Silvant, parce que ces trois disques ont quelque chose en commun, l'influence du jazz et son émancipation par l'abstraction timbrale, une forme d'improvisation typiquement européenne qui, échappant aux classifications arbitraires, dessine ses propres limites en avançant par petites touches. Loin de la musique en boîte, elle boîte merveilleusement, dansant d'un pied sur l'autre, beauté convulsive nous obligeant à prendre la tangente quand tant d'autres imposent la quadrature du cercle.

→ Malagasy/Gilson à Madagascar + Sylvin Marc/Del Rabenja Madagascar Now + Jef Gilson Madagascar à Paris, 3 LP ou 3 CD Le Souffle Continu, 12€ chacun en CD / 23 € en LP, les trois 32€ ou 62€
→ Élise Dabrowski, Parking, CD Trepak, dist. L'autre distribution, 13,99€
→ C.Jauniaux-J.S.Mariage-X.Charles, L'amour, CD Ayler Records, 11€ minimum
→ Jim Baker-Bernard Santacruz-Samuel Silvant, On how many surprising things did not this single crime depend?, CD Juju Works, 15€

vendredi 28 mai 2021

Surprise-Partie avec Bernard Vitet


Bernard Vitet nous a quittés le 3 juillet 2013. Mercredi dernier il aurait eu 87 ans. Quand j'écris qu'il nous a quittés, ce n'est pas tout à fait vrai. Pour Francis, Hélène et moi, c'est une présence quasi quotidienne. Connaissant les habitudes nécrophages de la presse, je m'attendais à ce que son décès lui apporte une gloire méritée. Si la soirée de commémoration à la Java reçut plus de 400 personnes venues écouter les 31 musiciens qui lui rendaient hommage en musique, son humilité le suivit jusque dans l'au-delà. Au-delà de la conscience, s'entend, puisque Bernard n'était pas croyant, revendiquant être un homme de convictions, et non de foi. Tous les trois, avec Francis Gorgé avec qui je jouais depuis mon premier concert au Lycée Claude Bernard, avions fondé le groupe Un Drame Musical Instantané en 1976. La dernière fois que je me suis trouvé sur scène avec lui, c'était en 2000, dans le cadre du projet Machiavel, en quartet avec Philippe Deschepper (avec qui j'enregistrais hier, accompagnés par François Corneloup) et DJ Nem, et quatre ans plus tard nous signions notre dernière composition commune, après plusieurs centaines pendant trente-deux ans. Ensuite, mon ami me promettait toujours de me donner de la musique à rentrer dans la machine, mais il n'en fit jamais rien. Il avait toujours écrit crayon-papier-gomme et n'a jamais tenu une souris ! Son talent de mélodiste et d'harmoniste était incroyable. J'appris énormément sous sa dictée, même si nous nous chamaillions lorsqu'il s'évertuait obstinément à vouloir faire rentrer quatre noires dans un 3/4 ! J'avais beau lui expliquer que la machine ne se trompe jamais et que errare humanum est, il était têtu comme une mule.
L'expression ne lui aurait pas plu, il aurait avancé que les mules ne sont pas plus têtues que les cochons mangent salement, et si quelqu'un avait le malheur de revendiquer que nous ne sommes pas des moutons, il s'énervait en demandant ce que le quidam avait contre les moutons ! Il ramassait aussi les pigeons blessés dans la rue, quitte à arriver en retard à un enregistrement auquel nous avions convié une dizaine de musiciens. Régulièrement, j'ai envie de l'appeler au téléphone pour lui demander son avis sur un projet en cours ou sur l'absurdité du monde. Il avait un sens de la contradiction extrêmement développé, manière habile de faire avancer les idées. Aujourd'hui, je suis contraint, non de m'interroger sur ce qu'il aurait dit, mais d'utiliser sa méthode paradoxale pour analyser si je suis dans la bonne direction ou si je dois me tourner dans un autre sens, parfois moins évident. Je livre ici un article sur son premier disque, vingt ans avant que nous nous rencontrions lors d'un concert de soutien à la clinique antipsychiatrique de La Borde.

Article du 25 mai 2008

Encore un miracle du temps qui passe ! Bernard nous avait bien raconté que son premier disque s'intitulait Surprise-Partie D, un des premiers 33 tours vendus en supermarché (Monoprix), dans les années 50. Il avait été produit par Isaïe Diesenhaus, un type qui enregistrait du classique à la va-vite. Bernard Vitet, ayant eu beaucoup de mal pour se faire payer, avait dû user d'un stratagème plutôt rock'n roll. Pas du même style, la musique alterne mambos, boléros, calypsos, fox-trots et slow dans une optique jazz-latino. C'est donc sur eBay et CDandLP que je décroche la timbale, deux exemplaires du disque mythique sous des pochettes différentes (nette préférence pour celle signée J.Paciarz), ce qui montre à Bernard, qui n'en possédait aucun, que l'arnaque s'est répétée ! Il s'attendait aussi à ce que ce soit très ringard, mais le résultat est plus que digne dans son genre easy listening.
Bernard, qui avait alors dans les vingt et un ans, n'y joue pas de la trompette, mais du trombone à pistons, "un instrument pourri, complètement déchargé". Il est accompagné du Belge Sadi Lallemand au vibraphone, marimba et bongos (il avait dirigé l'orchestre de Jacques Hélian lorsque celui-ci était tombé gravement malade), de Bib Monville au sax ténor (beau-frère de James Moody avec qui Bernard jouait également), de Bob Aubert à la guitare, de Pierre Franzini au piano, probablement de Pierre Sim à la contrebasse, mais il ne se souvient plus du batteur, à moins que ce ne soit Baptiste "Mac Kak" Reilles (une sorte de prince des gitans complètement allumé qui ne s'entendait pourtant pas très bien avec Sadi). Ensuite, mon camarade joua essentiellement avec des vedettes de variétés, comme Yves Montand, Serge Gainsbourg, Barbara, Jean-Claude Pascal, Isabelle Aubret, Jacqueline Danno, Brigitte Bardot et avec des jazzmen comme Kansas Fields, Guy Lafitte, Jean-Claude Fohrenbach, Jacky Knudde, Bibi Rovère, Charles Saudrais, Léo Chauliac, Hubert Rostain, Alix Combelle, Ivan Julien, Christian Chevallier... Le free jazz, suivi de nos 32 années de collaboration quasi quotidienne au sein du Drame, sont venus plus tard.
Le vinyle de la Guilde Européenne du Disque porte le numéro SP53. La face 1 présente Oye Mambo (mambo signé Trianda), Dansero (boléro d'Haymann), Crazy Rythm (mambo-guaracha de Meyer), Pielcanella (de Capo, annoncé sur le macaron, mais semble-t-il non enregistré !?), Temptation (boléro de Brown), Starling Rye (calypso de S.Sid), Toi qui disais (fox de Suesse). Sur la face 2 se succèdent Le loup, la biche et le chevalier (calypso d'Henri Salvador), I got you under my skin (boléro de Cole Porter), Dimanche (fox de Bib Monville), Jokin' the blues (fox de Vitet) et Isabel Day (slow de Bob Aubert), mais cette fois encore il y a un titre de plus que le nombre de plages.
Au dos de la pochette jaune et orange, on peut lire les Conseils pour l'emploi des disques microsillon : "Les disques microsillon sont moulés en résine vinylique, donc pratiquement inusables. Ne les utilisez qu'avec un pick-up léger à saphir-microsillon. Vérifiez fréquemment l'état de votre saphir et changez-le toutes les 100 faces au plus. Pour conserver vos disques en bon état de propreté, essuyez-les avec soin dans le sens des sillons, à l'aide d'une chamoisine antistatique."
Pour ne pas rester trop ésotérique, retrouvez le disque ici-même !

mercredi 5 mai 2021

Noise métal, loupe et freeture


J'ai beau avoir enregistré On tourne en 1981 avec Un drame musical instantané, je n'aurais pas cru pouvoir entrer dans le Murmur Metal | Maelström de David Bausseron avec autant de facilité. La traversée de son drone métallique est passée comme une lettre à la poste. Évidemment l'époque a changé, le courrier va moins vite et l'on n'est jamais certain qu'il arrive à bon port. Celui de Bausseron aura mis dix ans à nous parvenir, c'est écrit. Plaque, feuillards, lamelles, cage, portique, couvercle, tiges, socle de lampe halogène, paille de fer, boîte enfer blanc, scie à bois ne suffisaient pas. L'actionniste sonore a ajouté de la guitare électrique et de l'électronique. Il faudrait voir à quoi ressemblent ses performances de cascadeur. Là on a juste le son. Le chaos tourne à la méditation. Comme les drones obsessionnels de La Monte Young et Marian Zaeela, entendus à la Fondation Maeght un demi-siècle plus tôt, qui finissaient par pénétrer nos artères et y circuler de manière confondante...

Avec Bernard Vitet et Francis Gorgé nous avions une autre conception de la noise, plutôt varésienne. Nous étions allés enregistrer une ambiance dans une usine de métallurgie où travaillait le beau-frère de Francis avec l'idée de l'utiliser plus tard avec nos instruments. Je portais mes petits micros Electret accrochés derrière les oreilles, un système binaural avant la lettre. Nous étions bien timbrés. En réécoutant ce capharnaüm à la maison, le studio GRRR d'alors, nous nous sommes dits qu'il n'y avait besoin de rien d'autre, tout était joué. Mais surpris par notre ready made vernaculaire, nous avons tout de même ajouté un accord de guitare et un coup de gong, histoire de signer la composition involontaire. On tourne ouvrait l'album À travail égal salaire égal, précédant Crimes parfaits où Bernard jouait un ouvrier sur la chaîne deux fois renversée. Nous étions toujours à cheval entre la sensation et le sens, sans ne jamais privilégier l'un ou l'autre. Quarante ans après, le vinyle est toujours disponible chez GRRR, et Klang Galerie l'a réédité en CD il y trois ans.

David Bausseron a enregistré ses prises à la Gare d'Eau à Lille et au sous-sol de la Compagnie de l'Oiseau Mouche à Roubaix. Dans la rue ou sur scène, il mouille sa chemise lorsqu'il se jette sur son instrumentarium de récupération en partie amplifié. Quand on le sait, le disque fait rêver. C'est grave... Même pas peur !

Drone aussi avec VRTN & VBRTN de Peter Orins. Cette fois c'est l'histoire de la grenouille qui se voulait plus grosse que le bœuf, sauf que là encore ça marche. Pour VRTN, Orins utilise sa batterie comme résonateur de divers objets, bois, métal, verre, et il traite les sons microscopiques avec le logiciel Pure Data pour qu'ils se chargent en énormes harmoniques. L'imprévisible se laisse dompter par les mouvements de l'homme et la machine. Dans VNRTN, le batteur glisse trois baguettes de bois entre cymbales et toms basses pour allonger les sons, comme la harpe d'un piano géant, comme si on regardait son cœur à la loupe. Ça ne loupe pas, ça pénètre, ça s'installe, ça fait vibrer, c'est bon, c'est bon aussi quand ça s'arrête.

Ouvre-glace, le troisième CD de la fournée d'avril du label Circum-Disc s'explose aux accidents de parcours. En découvrant deux pianos dans la salle de concert de la Malterie à Lille, le trio Toc (Ternoy-Orins-Cruz) et le trio Abdou/Dang/Orins joignent leurs forces pour faire freer un quintet acoustique confiné. Sakina Abdou au saxophone et à la flûte à bec, Ivann Cruz à la guitare, Barbara Dang et Jérémie Ternoy aux pianos et Peter Orins à la batterie improvisent leur rencontre salutaire en période sanitaire. Je suis toujours surpris du consensus lorsqu'aucun musicien/ne ne désire ou n'ose perturber le charmant désordre du groupe. Sans élément exogène, la dialectique s'interdit de séjour. C'est une constante chez nombreux improvisateurs, trop polis pour être sonnettes. Ça grince, ça grimpe, et l'on se laisse porter par le flux, minimaliste même dans ses excès.

→ Murmur Metal, Maelström
→ Peter Orins, VRTN & VBRTN
→ Adoct, Ouvre-glace
Les trois CD sur le label Circum-Disc, et en mp3 ou FLAC sur diverses plateformes, dist. Les Allumés du Jazz / Atypeek / Circum-disc

mercredi 21 avril 2021

Jac Berrocal & Riverdog


Les chiens ne font pas des chats, mais les croisements donnant naissance à de nouvelles espèces sont légions. Il suffit d'un coup de trop pour qu'on oublie ce qu'on a fait la veille et comment on en est arrivé là. Un soir, à la Rhumerie, mon père m'avait prévenu : pas plus de trois punchs. Plus jeune, il s'était réveillé à l'aube en bas des marches du Parc de Saint-Cloud, dans sa voiture avec une fille à ses côtés. Aucun souvenir, mais il avait forcément descendu l'escalier monumental au volant. Comme il demandait à son équipière ce qu'ils avaient fabriqué, elle lui répondit qu'il aurait bien voulu, mais que dans son état rien n'avait été possible ! Jac Berrocal nous a tous appelés un jour, ou plus exactement au milieu de la nuit, tenant des discours impossibles, des cris d'amour dans le désert, ivre à ne pas s'entendre lui-même. Nous l'avons tous envoyé cuver et nous sommes allés nous recoucher. Nous lui avions rendu visite au Ministère des Finances, près de Saint-Sulpice, lorsqu'il y travaillait. Dans son immense bureau quasiment vide, il nous avait montré le tiroir dans lequel il s'épanchait lorsqu'il s'ennuyait trop. J'imagine alors tous les tiroirs des fonctionnaires. C'était le même Jacques, allumé généreux, fondateur du grand orchestre Opération Rhino où j'eus la chance de rencontrer Bernard Vitet, un de ses mentors en matière de souffle. Le même Jacques qui avait organisé le mémorable festival de Sens où volaient les canettes de bière au milieu d'une programmation formidable. Le même Jacques qui a toujours rêvé d'être une rock star, qu'on peut voir dans un film de Jean-Pierre Mocky ou entendre aux côtés d'Yvette Horner ou Christophe. Une sorte de Jean-Pierre Léaud façon free jazz. Le même Jacques qu'une bicyclette a immortalisé en crucifiant le vieux Vince Taylor. Le même Jacques dont la trompette vous bouleverse quand ses à-peu-près mettent dans le mille.


Les jeunes sont fascinés par cette légende qui, à 75 ans, continue de briller dans le noir. Il y a de quoi. Les temps ont changé et le duo des Riverdogs lui a façonné un écrin à grand renfort de rythmes transe, rituel composé de percussions et de sons électroniques, évocation animale dans une grotte platonicienne où les ombres sont distillées par la chambre d'Echo. Léo Remke-Rochard et Jack Dzik ont reconstitué les parties de son corps dispersées sur la Terre. Jac était déjà condamné à répéter sans cesse ce dont il avait rêvé. Dans leur litanie où se pose Artaud, le temps d'un tempétueux tric trac, je crois parfois me reconnaître. L'ivresse du jeu, celui des enfants, imagination cruelle, flirts que les parents préfèreraient n'en rien savoir, quand la route et le fossé se superposent avec la netteté du flou. Si j'ai commencé en rappelant que les chiens ne font pas des chats, c'est que Jean, le père et sain d'esprit à la tête du label nato, est lui-même un croisement d'ours et de chat. La relève est assurée.

→ Jac Berrocal & Riverdog, Fallen Chrome, CD nato, dist. L'autre distribution, sortie le 30 avril 2021

jeudi 15 avril 2021

L'époque des compilations


En recevant la réédition d'une compilation à laquelle nous avions participé il y a 30 ans, je me suis soudain souvenu qu'il était courant dans les années 80 et 90 d'envoyer une pièce originale pour qu'elle figure avec d'autres sur une cassette, un vinyle ou un CD collectif. À l'époque où les disques se vendaient facilement à mille exemplaires, j'en demandais 30 en compensation de notre travail. C'était une manière de trier parmi les nombreuses sollicitations que nous recevions. Il était excitant d'imaginer une pièce courte, sur un sujet imposé ou pas, et de l'enregistrer aussitôt. Notre indépendance de production nous le permettait grâce au Studio GRRR que j'avais monté progressivement depuis ma préhistoire.

En réalité, Dedali Opera reproduit un extrait seulement de Le fond de l'âme effraie : Air Cut d'Un Drame Musical Instantané sur une nouvelle compilation qui commémore 30 ans de leur label sis à Annecy. L'original était paru sur un coffret double cassette au format d'un boîtier VHS intitulé Atomic Zen. Sur ce Thématik, vinyle ou CD tout frais tout chaud, figurent aussi Aehos, Arcane Device, Atmus Thietchens, Big City Orchestra, Chris de Chiara, Désaccord Majeur, Merzbow, MCZ, NYA, Pacific 231, Phaeton Dernière Danse, Smell & Quim et Alain Basso qui a repris le flambeau d'Eric La Casa avec qui nous étions en contact en 1991. L'ensemble s'écoute avec le plus grand intérêt, mélange de musiques ambient et noise, indus et expérimentale.


Sur le site du Drame, j'ai rassemblé la plupart des pièces publiées sur des Compilations.
Tunnel sous la Manche / Under the Channel, paru en 1983 en vinyle sur United Dairies, le label de Steve Stapleton, est aujourd'hui en bonus, pour la première fois dans son intégralité, sur la réédition de Rideau ! en CD chez KlangGalerie, tout comme La peur du vide initialement sur une cassette japonaise. Si certaines contributions sont récentes comme Les travailleurs du disque dans le miroir des allumettes enregistrée avec Amandine Casadamont, Sacha Gattino, Sylvain Rifflet et Sylvain Lemêtre pour le vinyle des Allumés du Jazz, d'autres sont probablement introuvables comme les cassettes Unique 01 (L'uniforme) et Planeta 7, en Allemagne Bad Alchemy (Das Kabinett des Doktor Caligari) et Out of Depression (Wartezimmer et Der falsche Mann) ; les vinyles 18 surprises pour Noël sous la responsabilité de Hector Zazou (Pas de cadeau), A Gnomean Haigonaimean (North Eating South Starving) au Portugal et bien d'autres. La série américaine Dry Lungs II, III, IV, V (French Resistance, Don't Lock The Cage, Pale Driver Killed By A Swallow on A Country Road, Rien ne va plus) va du LP jusqu'au CD, et sous ce format existèrent Musica Propiziatoria - Il Museo Immaginario (Musica per Dimagrire) en Italie, Enhanced Gravity (Wit plus une œuvre interactive concoctée avec Étienne Auger) en Suisse, et en France Passionnément - Visa (Utopie Standard), Mouvements - La légende des voix (Le futur abyssal), Un hommage à Moondog (Young Dynamite), K.I.M. : Miyage (Les gueules cassées auparavant paru sur Carnage), le célèbre Vivan Las Utopias ! chanté par Elsa sur le double Buenaventura Durruti chez nato, etc.

Il me semble que les traditions se perdent ou se transforment. Ces compilations se rapprochent des collectifs physiques d'aujourd'hui. Cela n'avait rien à voir avec un catalogue. C'était une manière de se rencontrer, déjà virtuellement. Une forme de solidarité. Nous n'avons jamais compris comment nous nous étions retrouvés acoquinés à des groupes de musique dites industrielle ou planante, mais eux savaient certainement ce qui leur plaisait dans nos musiques dramatiques "à propos". Peut-être était-ce chez les uns et les autres la recherche de nouvelles formes, de nouveaux timbres ?

jeudi 25 mars 2021

Le printemps ?


On peut toujours rêver. J'ai rassemblé cinq articles que j'avais écrits pour le 40e anniversaire de mai 68. J'aurais bien aimé faire la même chose pour le 150e anniversaire de la Commune, mais même centenaire j'aurais raté le coche. Les citoyens semblent anesthésiés, paralysés par la peur, et pourtant cela commence à frémir, dans les théâtres, dans les entreprises... Les Gilets Jaunes auront dix fois plus de raisons de se mettre en boule. Le gouvernement fait payer à la population sa gestion épouvantable de la crise. Nous sommes passés, par exemple, de 2500 lits de réanimation à 1700 en Île-de-France depuis mars 2020. Le capitalisme s'est offert un beau lifting à nos frais et cela ne fait que commencer. Ils prétexteront la catastrophe économique pour vendre l'État au privé. Combien de petits commerces ne rouvriront pas, au profit des grandes enseignes multinationales ? Le nombre de pauvres grandit déjà. Mais famine rime avec révolte. Il faut toujours se méfier de ceux qui n'ont rien à perdre...

AVANT, APRÈS
Article du 5 mai 2008

Voilà, le joli mai est enfin arrivé, précédé de commémorations quarantenaires à n'en plus finir. Cette précipitation marque-t-elle l'envie de s'en débarrasser ou au contraire que cela dure longtemps ? Plus longtemps certainement que n'avaient duré à l'époque les événements célébrés depuis des semaines à grand renfort de publications, publicité, récupérations, révision, réaction, réanimation, etc. Il y a autant de mai 68 que d'individus à l'avoir vécu, ou pas. Chacun le réfléchit sous l'angle unique de son expérience, étudiant à Paris ou en province, en grève dans son usine ou déjà réactionnaire, loin du tumulte ou en plein dedans, nostalgique ou révisionniste, fidèle à ses idées d'antan ou renégat réembourgeoisé, et différemment selon ses affinités politiques, ses origines sociales, sa profession ou son âge... Ce n'est pas tant le mois de mai qui nous marqua, mais les années qui suivirent. Jusque là, la jeunesse n'avait jamais manifesté qu'en faisant des monômes le jour des résultats du Baccalauréat en secouant un peu les automobilistes qui roulaient boulevard Saint-Germain. Les générations précédentes avaient connu la Résistance ou la guerre d'Algérie. Les parents ou les grands frères "engagés" avaient raconté leurs combats contre l'Occupation ou pour l'indépendance algérienne. C'est ainsi que les traditions se transmettent. Le pays vivait en blouse grise. Si le ciel allait se colorer de rouge et noir, il se parerait aussi de l'arc-en-ciel psychédélique...
Au Lycée Lafontaine, ma sœur avait son nom brodé sur sa blouse obligatoire. Bleu clair ou écrue, en changeant alternativement tous les quinze jours pour être certain qu'elle soit lavée, et vendue exclusivement au Bon Marché. Le pantalon était interdit dans les lycées de filles et la directrice elle-même vérifiait à l'entrée la distance du bas de la jupe jusqu'au sol avec un mètre de couturière ! Les petites anecdotes comme celles-ci en disent long sur l'époque. Ni les écoles ni les lycées n'étaient mixtes. La distance entre garçons et filles allaient d'un coup voler en éclats.

L'image est celle du livre-CD N'effacez pas nos traces ! de la chanteuse Dominique Grange dont j'allais bientôt fredonner les chansons (La pègre, Grève illimitée, Chacun de nous est concerné, À bas l'état policier) et qui ressort aujourd'hui dans une nouvelle interprétation abondamment illustrée par son compagnon, le dessinateur Jacques Tardi (96 pages inspirées). C'est dans la tradition des chansons engagées d'Hélène Martin, de Francesca Solleville (qui apparaît ici dans les chœurs, aux côtés du violoniste Régis Huby, du bandéoniste Olivier Manoury, entre autres), de Monique Morelli, Jean Ferrat, Colette Magny... Le 45 tours original était sérigraphié et coûtait 3 francs. Le petit bouquin carré, gentiment préfacé par Alain Badiou, est un cadeau sympa parmi la marée d'objets de consommation édités à l'occasion du quarantenaire. Chacun y va de son mai. Je ne me joindrai à la meute que le 10 mai prochain, journée qui alors marqua ma seconde naissance, mais je n'ai rien à vendre...
Sur un autre 45 tours, d'Evariste cette fois, toujours 3 francs, dont la pochette était signée Wolinski, publié par le C.R.A.C. (Comité Révolutionnaire d'Agitation Culturelle) et sur le quel figuraient La faute à Nanterre et La révolution, on peut lire : "Ce disque a été réalisé avec le concours des mouvements et groupuscules ayant participé à la révolution culturelle de mai 1968. Il est mis en vente au prix de 3F afin de démasquer à quel point les capitalistes se sucrent sur les disques commerciaux habituels" ainsi que "Ce disque est un pavé lancé dans la société de consommation".


MA SECONDE NAISSANCE
Article du 10 mai 2008

Peut-être était-ce quelques jours plus tôt et je fais un amalgame avec la journée qui précède "la nuit des barricades". J'essaye de me souvenir. C'était un vendredi. Le vendredi 10 mai. La foule des lycéens était attroupée devant la petite porte du lycée en face du stade et personne n'entrait. On se demandait si on allait suivre le mouvement qui depuis quelques temps animait Nanterre et le quartier latin. Nous ne savions pas vraiment quoi faire. À l'appel des CAL (Comités d'Action Lycéens), des mots d'ordre de grève avaient circulé, mais jamais on n'avait entendu parlé de grève d'élèves, ni des lèvres ni des dents (en fait les premières ont lieu dès décembre 67). Je me suis dévoué pour aller voir le proviseur pris dans la cohue et je lui ai posé la question qui nous turlupinait. Depain, un type plutôt pas mal dans la difficulté de sa fonction, m'a répondu "Mais qu'est-ce que vous voulez que je fasse !" en me montrant tout le lycée massé sur le trottoir. Ensuite, tout est allé très vite, j'ai dit "Portez-moi !" et j'ai crié au-dessus des têtes "Je viens de parler avec Monsieur le Proviseur, il n'y aura pas de sanction..."
Ma vie a basculé en quelques secondes. J'avais quinze ans, jusque là il aurait été hors de question que je franchisse le seuil de la maison sans cravate, même pour aller acheter le pain. Mes parents trouvaient étrange cette lubie. J'avais été un bon élève, le fils aîné d'une famille qui se prétendait "intellectuels de gauche". Mon engagement se cantonnait aux dissertations que ma mère avait souvent rédigées à ma place. Et puis tout à coup, je suis porté par la foule, ovationné, et je m'entends hurler "Tous à Lafontaine !". C'était le lycée de filles à côté de Claude Bernard. Nous marchons. Nous enfonçons les portes et nous grimpons quatre à quatre dans les étages, ouvrant les portes des salles où se donnent les cours. On ne peut pas dire que notre élan fut couronné de succès. Tout juste une dizaine de filles débrayèrent pour "grossir" notre défilé qui se dirigea d'abord sur Jean-Baptiste Say puis Jeanson de Sailly. Mon oncle Gilbert appela mon père pour le prévenir qu'il venait de me voir passer "à la tête d'une manifestation" rue de la Pompe où il décorait la vitrine d'une boutique. Nous avons marché et nous marcherons encore beaucoup et nous courrons, ah ça, nous avons couru pendant toutes ces années ! Je n'étais pas un lanceur de pavés, mais j'ai couru, couru jusqu'à la manif contre Nixon quelques années plus tard, seize kilomètres à bout de souffle avec les matraques qui s'abattaient sur les crânes de tous les côtés... En fin d'après-midi, nous avions rejoint les autres défilés à Denfert-Rochereau. Tandis que nous attendions, je suis entré dans un salon de coiffure et j'ai demandé s'il était possible que j'appelle mes parents pour les rassurer.
Le soir, ils ont dit qu'il était important qu'on se parle : "Sache que ta mère et moi, pendant les jours qui vont venir, nous allons être très inquiets, mais après tout ce que je t'ai raconté de ma jeunesse je me vois mal t'interdire d'aller manifester..." En 1934, mon père se battait à la canne contre les Camelots du Roi. Il s'était engagé dans les Brigades Internationales, mais n'était jamais parti à cause de ses rhumatismes articulaires aigus. La crise qui a précédé son départ lui a sauvé la vie, aucun de ses camarades n'est revenu d'Espagne. Plus tard, il entrera dans la Résistance, dénoncé il sera fait prisonnier, s'évadera du train qui l'emmenait vers les camps, etc. Mon activité "révolutionnaire" était beaucoup plus modeste...

Article du 13 mai 2008

Lundi 13 mai 1968, c'était ma deuxième grosse manif, mais tout cela est loin. Par contre, je ne peux oublier les suivantes, toutes les suivantes, parce que je faisais partie du "service d'ordre à mobylette". Il s'agissait de précéder le cortège en arrêtant les automobiles aux carrefours pour le laisser passer sans encombre. À une trentaine, on bloquait, les manifestants nous rejoignaient, on repartait au prochain feu. À cette époque il n'y avait pas de voitures de flics pour ouvrir et fermer la voie ! Il n'y avait déjà pas autant de bagnoles, mais dès la pénurie d'essence, on avait l'impression de faire une ballade en forêt. D'autres disaient la plage. Très vite, les feux tricolores ne signifièrent plus rien du tout. Avec ma Motobécane grise, je livrais aussi les affiches imprimées dans les ateliers des Beaux-Arts, je les apportais par exemple à l'ORTF, la Maison de la Radio et de la Télévision dont Godard avait filmé les couloirs pour Alphaville. On rencontrait du monde. La rue était à nous. La vie était à nous. Ce n'était qu'un début.


DEMANDEZ ACTION !
Article du 18 mai 2008

La Maison des Jeunes et de la Culture du XVIe arrondissement ressemblait à un baraquement le long de terrains de jeux entre la Porte de Saint Cloud et la Seine. Elle abritait de nombreuses activités et recevait souvent des conférenciers. C'est ainsi que j'ai découvert les projections lumineuses psychédéliques, la relaxation zen et des chanteurs d'horizons très divers. J'habitais alors Boulogne-Billancourt, tissu social constitué des enfants des ouvriers de Renault et des petits bourgeois de l'ouest parisien.
En mai 68, la M.J.C. accueillit le Comité d'Action du XVIe arrondissement, cela ne s'invente pas, où je me souviens avoir milité aux côtés de Rémi Kolpa Kopoul, un peu plus âgé que moi. En fin de journée, nous allions à la sortie du métro vendre un journal créé par les étudiants : "Action, demandez Action, le journal des Comités d'action !" Ma voix portait et nous repartions lorsque nous avions tout vendu. Abondamment illustré par exemple par Siné, Wolinski, Reiser, Topor, Action donnait la parole à ceux qui ne pouvaient s'exprimer dans la presse officielle.
En un sens, il fut pour moi le premier modèle de ce qu'allait devenir le Journal des Allumés (du Jazz) que Francis Marmande saluait la semaine dernière dans Le Monde comme "le seul journal offensif, pensé, de cette musique". Il y a un temps pour tout. Il faut savoir tourner la page. Plus tard, Siné créerait L'enragé dont j'ai conservé la collection complète et que nous interviewerons pour notre canard et Topor dessinera l'affiche de mon film sarajevien Le Sniper.
J'ai toujours rêvé pouvoir répondre au jour le jour comme lorsque je produisais Improvisation mode d'emploi sur France Culture tous les soirs en direct à 20 heures ou lors du Siège de Sarajevo quand nous envoyions tous les soirs à 19 heures un film de deux minutes que nous avions réalisé le matin et monté l'après-midi. Un journal papier coûte cher, a fortiori un programme de télévision. Le blog est une manière de perpétuer ce rêve en lui donnant corps. Sept jours sur sept depuis bientôt trois ans, je suis fidèle au poste. J'ignore combien de temps cela durera encore. De nouvelles opportunités auront peut-être raison de cette activité-là aussi. Allez savoir... Mais je suis conscient de l'importance qu'eut sur moi Action comme tout ce qui suivit. L'improvisation me permet de réagir sans délai à une sollicitation et j'imagine que je pourrais continuer en sons ou en images aussi bien qu'en paroles. Action est resté le mot d'ordre qui m'aura permis de croire à mes utopies en leur faisant franchir le seuil qui sépare l'impossible du réel.


TOMBEAU DE GILLES TAUTIN
Article du 15 juin 2008

Les événements de mai ne se sont pas cantonnés au mois de mai 68. Même s'ils ont duré quelques semaines, leur effet s'est réellement fait sentir pendant la demi-douzaine d'années qui allaient suivre. On a célébré leur quarantième anniversaire dès mars-avril pour pouvoir s'en débarrasser le plus vite possible, sur les conseils d'un président qui avait loupé le coche pour jouer le rôle de mouche. Ce qui est important n'est pas ce qui s'est passé alors, mais les changements radicaux qui en ont découlé. Pourtant, le samedi 15 juin 1968, je me souviens avoir suivi l'enterrement de Gilles Tautin, un lycéen de 17 ans noyé dans la Seine après poursuite par les forces de l'ordre près des usines Renault de Flins. On parle plus souvent de Pierre Overney, mais la mort de ce garçon à peine plus âgé que moi me marqua considérablement. L'immense cortège ne fait presque pas de bruit, un silence de mort. Je ne suis pas fan des fleurs ni des couronnes, mais chacun dépose une rose rouge sur son cercueil. Je suis retourné. On sentait parfaitement l'injustice, le crime de la police gaullienne. C'était la première fois que j'étais confronté à la mort d'une jeune personne. Celles qui suivirent dans ma vie portent son empreinte. Percuté sur l'autoroute par un imbécile qui roule à contre-sens, pendu pour un chagrin d'amour, suicidé au gaz qui fait exploser l'immeuble, junkies à l'overdose, et puis la maladie... Ça reste toujours une absurdité, même si l'on est en droit de se demander ce qui absurde, de la vie ou de la mort ? La vanité des hommes est sans limites. Je l'oublie parfois.

mercredi 17 mars 2021

Anesthésie générale


Je pensais mettre en ligne L'air de rien, second album enregistré la semaine dernière, cette fois avec Élise Caron et Fidel Fourneyron, mais il faut tout de même que je laisse aux oreilles de mes auditeurs le temps de souffler (ou siffler, comme on voudra l'entendre). J'ai donc choisi ce petit bijou méconnu dont on appréciera tant le montage et la bande-son que son analyse, et qui me rappelle une conversation que j'avais eue avec Claude Cheysson, ancien ministre des Relations extérieures de François Mitterrand. Cet après-midi-là, tandis que que nous faisions quelques pas dans le parc, il m'expliqua que sa mauvaise appréhension de la résistance nicaraguayenne avait été l'erreur de sa vie politique. De mon côté j'essayai, hélas sans succès, de lui faire confirmer qu'il n'existait aucun autre terrorisme que le terrorisme d'État ! Quant à Fidel, j'étais déçu qu'il n'ait pas lu la passionnante biographie à deux voix d'Ignacio Ramonet avec Castro, mais c'est probablement à ses parents que j'aurais dû poser la question ! Fidel a d'autres talents...


HISTOIRE D'UN CINÉMA SOLIDAIRE DU PEUPLE
Article du 1er juin 2008

Histoire d'un cinéma solidaire du peuple est le titre de ce petit film de 5 minutes, ou comment, au Nicaragua, une équipe de "cinéma mobile" voyait le cinéma impérialiste ! La démonstration est éclatante, entre un Bruce Conner marxiste et un Buñuel première manière. Jonathan Buchsbaum, qui en a réalisé les sous-titres, nous fait découvrir ce petit film sandiniste de 1983 qui alimente son livre Cinema and the Sandinistas: Film in Revolutionary Nicaragua 1979-1990 (Texas Press).

P.S. de 2021 : à l'heure où le monde de la culture et du travail commence seulement à se réveiller après un an d'anesthésie générale, on appréciera le paradoxe de mon postulat de départ. Car souffler n'est pas jouer. Derrière les images et les sons distillés en fonction des besoins de gouvernance se cache l'idéologie, concept que le pouvoir voudrait nous faire croire dépassé. Hier, par inadvertance, j'ai allumé notre radio d'État. J'ai été sidéré par la manipulation et l'approximation de l'information déversée. Sommes-nous vaccinés par cet enfumage où la population devient cobaye d'un laboratoire à l'échelle de la planète ? En misant sur la peur et l'inconnu, la société du spectacle atteint des sommets de cynisme, préfigurant un monde refermé sur lui-même, barricadé derrière ses frontières reconstruites pour empêcher les inévitables migrations, plus inique que jamais. Rien d'abscons. Je pèse mes mots. Il suffit de décrypter ce que sous-(en)tendent les images et les sons...

lundi 8 mars 2021

Jazz Mag et Jazz News sont dans un bateau...


Jazz News s’honore en arborant la flûtiste Naïssam Jalal en couverture. La revue montre régulièrement son attachement pour l’avenir quand sa sœur aînée, Jazz Magazine, s’enfonce répétitivement dans le passé. Que la plupart des musiciens ne lisent plus ce dernier, éventuellement au profit de Jazz News, est un signe qui ne trompe pas, car n’oublions pas que ce sont eux qui font l’actualité et non les journalistes, organisateurs de spectacles, tenanciers de clubs, agents, attachés de presse, blogueurs, producteurs de disques, etc. Ils et elles sont la source à laquelle s’abreuvent tous les autres. Or la France peut s’enorgueillir d’abriter des centaines de musiciens et musiciennes inventives qui se sont affranchi/e/s du modèle américain. La starification morbide de Jazz Mag le pousse au revival vintage et à passer à côté des musiques vivantes qui ont fait valser les étiquettes mercantiles.
Se mettre du côté des artistes a prouvé l’intelligence de certains contre l’arrogance des autres. Quand l’ancien club Dunois offrait la gratuité aux musiciens, ils s’y retrouvaient tous et le jeune public suivait. En refusant cette pratique, la plupart des clubs se condamnent à n’accueillir que des tempes grises et des crânes dégarnis en quête de leurs illusions perdues.
Bien entendu il ne s’agit pas d’opposer les différents professionnels les uns aux autres, mais pour que le monde de la musique se fédère et promeuve la solidarité entre tous, il est indispensable de reconnaître la légitimité des artistes comme base active du combat. Je ne cautionne pas « la résistance » affichée dernièrement par Jazz Mag qui consiste à censurer des labels historiques toujours à la pointe de la créativité et de l’engagement politique. Sa couverture avec « la Liberté guidant le peuple » tient tout simplement de la tartuferie.
Si l’on ajoute que les revues Jazz Mag et Jazz News, appartenant toutes deux au même propriétaire, Édouard Rencker, PDG du groupe Makheia, et s’étant associées en ce début d'année sur ce thème de la résistance, se retrouvent ironiquement affublées de suppléments de 24 et 18 pages payées par la BNP-Paribas, tant les musiciens que les lecteurs ne peuvent manquer le ridicule qui entache le propos. Qu'ils aillent chercher des sponsors se comprend, mais qu'une banque finance la résistance est aussi cynique que les yaourts Yoplait affichant le mot Liberté sur les abris-bus alors que le couvre-feu, et les lois iniques que la crise escamote, nous en privent !
Ce n’est donc pas un hasard si depuis 15 ans je pratique ce blog militant en solidarité avec toutes celles et tous ceux que les médias officiels négligent, et pour dénoncer un vichysme plus vivace que jamais.

P.S.: et aujourd'hui 8 mars, passionnant numéro de CitizenJazz, une belle revue qui n'existe qu'en ligne... Et abonnez-vous gracieusement au Journal des Allumés du Jazz !

mercredi 3 mars 2021

L'anonymat est une forme de l'exploitation


Je reviens sur une pratique, ou son absence, qui me tarabuste. Rien n'a changé depuis cet article de 2008. La manie d'envoyer les services de presse dans des enveloppes en carton, sans les informations contenues dans le livret, est contre-productive. Je passe parfois autant de temps à indiquer les liens hypertexte (présents sur drame.org et Mediapart, mais absents de FaceBook et Twitter) qu'à rédiger mes chroniques. De plus, les crédits contiennent souvent des indications précieuses pour peu que l'on souhaite faire correctement son "travail".

Article du 3 avril 2008

Je n'ai pas arrêté l'enregistrement, laissant se dérouler le générique interminable d'un film américain jusqu'au bout. Toutes celles et tous ceux qui ont participé à l'entreprise, du moindre stagiaire au réalisateur, ont leur nom inscrit sur la pellicule. Dans quel autre secteur de l'industrie reconnaît-on nominalement l'apport de chaque poste à l'édifice collectif ? Pourrait-on imaginer que les noms de tous les ouvriers qui ont conçu et construit la dernière automobile sortie des usines Renault soient imprimés sur un des petits fascicules remis au client au moment de l'achat ? Cette pratique systématique de reconnaître tous les acteurs d'un travail, du plus petit au plus grand, la hiérarchie s'exprimant par la différence de taille des polices de caractères et la durée de leur présence à l'écran, n'existe que dans l'industrie cinématographique. On la retrouve tout de même sur les programmes de théâtre ou de ballet, mais combien de disques précisent qui a fait quoi ? Le nom des musiciens d'un orchestre symphonique sont rarement inscrits sur le livret ; quelle frustration d'ignorer quels sont les musiciens jouant sur tel disque de Miles Davis ou des Beatles ! J'ai l'habitude d'ouvrir une page de crédits dès le début d'une création pour être certain de n'oublier personne en chemin. Qu'est-ce que cela coûterait de préciser tous les participants à une œuvre, à un objet manufacturé, à un bien de consommation permettant à chacune et chacun de s'y reconnaître un petit peu ? L'anonymat est une forme de l'exploitation. Jean-Luc Godard insistait que le générique est encore une image et nous ne nous levions qu'après le dernier carton disparu, la salle retrouvant sa laide vacuité les lumières rallumées. On aura beau accompagner le mouvement avec une chanson ou quelque développement orchestral, la plupart des spectateurs se lèvent et quittent la salle avant la fin du déroulant, mettant, sans le savoir, cet acquis en danger. Certains réalisateurs rusent pour garder leur audience jusqu'au bout, en remplaçant les titres en réserve blancs sur fond noir par quelques fantaisies, voire rajoutent un plan surprise lorsque le public ne s'y attend plus.



L'Herbier (Le mystère de la chambre jaune)...



Guitry (La Poison)...



Godard (Le mépris)...



Pasolini (générique chanté d'Ennio Morricone pour Uccellacci e uccellini)...

Comme Steinhoff et Pujol (Chacun sa chance), Cocteau (Le testament d'Orphée), Truffaut (Fahrenheit 451) remplacèrent parfois le générique de début, du moins une partie, par une présentation vocale, ou bien celui de la fin comme Welles (La Splendeur des Amberson et Le procès), Altman (Mash), Bergman (chacun des six épisodes de Scènes de la vie conjugale) ou Harry Nillson chantant le générique de fin de Skidoo de Preminger). Mais, où que ce soit, les mots de la fin constituent un hommage au travail d'équipe.

vendredi 12 février 2021

Archie Shepp & Jason Moran : Let My People Go


Toute la presse en parle. Le nouvel enregistrement du saxophoniste Archie Shepp, en duo avec le pianiste Jason Moran, est une petite merveille, madeleine de Proust pour celles et ceux qui aiment le jazz, et, plus encore, si vous avez suivi le son généreux du ténor depuis ses premiers balbutiements, comme les enfants le joueur de flûte de Hamelin. Au qualificatif "jazz", Archie Shepp préfère musique, simple et universel. Pour lui le terme est réducteur. Le disque s'ouvre sur Sometimes I Feel Like A Motherless Child. Notez sometimes, parce que ces deux-là ont des mamans et des papas dont ils n'ont pas oublié les leçons, tout en inventant leurs propres histoires. Alors ils interprètent Billy Strayhorn et Duke Ellington, Thelonious Monk et Cootie Williams, John Coltrane et... Jason Moran. Le blues ne vieillit pas, il se réincarne. La voix de l'octogénaire conte et recompte à son tour les mémoires de son peuple, de son peuple qu'il aimerait bien voir s'épanouir depuis le temps qu'il se bat avec sa musique, avec ses mots, avec son corps et son souffle. Comme lui, le jeune Jason Moran, 46 ans, est un intellectuel, et son jeu moderne et ouvert retrouve Archie Shepp dans une contemporanéité qu'il n'a jamais quittée.



Archie Shepp est bien vivant et je ne résiste pas à reproduire l'entretien fleuve d'Archie Shepp que nous avions réalisé fin 2005 avec Jean Rochard pour le Cours du Temps du n°13 du Journal des Allumés du Jazz.

ARCHIE SHEPP, TÉNOR DU BARREAU



En créant récemment le label Archieball, le saxophoniste a suivi ses propres préceptes : que les musiciens afro-américains prennent eux-mêmes en charge la production de leurs œuvres ! Archie Shepp a également plusieurs fois émis le souhait que les jeunes milliardaires noirs, enrichis par la mode ou le sport, réinvestissent leurs bénéfices en soutenant leur culture, exhumant leurs racines et arrosant les jeunes pousses. Ils donneraient ainsi les moyens nécessaires à ceux qui la défendent, tel ce ténor au son chaud et lyrique qui voulait devenir avocat des droits civiques, s’engagea dans son art, choisit d’enseigner la musique du peuple noir à l’université et continue de chanter le blues...

Propos recueillis par Jean-Jacques Birgé et Jean Rochard.
Transcription JJB.

Vous êtes né en Floride…

Fort Lauderdale, le 24 mai 1937. J’ai déménagé à Philadelphie à 7 ans où j’ai vécu avec mes parents jusqu’à ce que j’aille à l’université lorsque j’ai eu 18 ans. Après quatre ans, je me suis marié et j’ai vécu à New York pendant treize ans. J’habite dans le Massachusetts où j’ai enseigné à l’Université pendant trente et un ans et dont j’ai pris ma retraite il y a trois ans.

Avez-vous commencé la musique à Philadelphie ?

J’étais fasciné par la musique lorsque mon père jouait du banjo. Il m’apprit les accords de ce qui fut mon premier instrument, mais personne n’en jouait plus. Je faisais des charlestons, James P. Johnson, ce n’était pas facile, son banjo n’avait que quatre cordes comme dans les orchestres de Fletcher Henderson, pas comme celui à cinq cordes qu’ils utilisent en country. On devait faire avec quatre cordes les mêmes accords qu’on fait avec six sur la guitare. Je m’en sortais plutôt bien pour un gamin, mais j’ai préféré le sax. À 10 ans, j’ai pris des cours de piano lorsque nous avons déménagé vers le nord du pays. À 12, j’ai commencé des cours de clarinette au collège et avec un professeur privé.

C’était de la musique classique ?

J’ai travaillé la technique, la méthode de lecture, qui sont occidentales, mais très peu de théorie, c’est un de mes regrets. Heureusement, avoir fait du piano m’a donné quelques bases pratiques qui m’ont permis de faire des arrangements. Je vois les accords, les notes qui bougent. À l’âge de 15 ans, je suis passé au saxophone.

En découvrant le jazz ?

Mon père ne jouait que ça, si vous voulez appeler ça du jazz !

Comment l’appelait-il ?

C’était juste de la musique. Ses goûts étaient très éclectiques à l’intérieur de la sphère afro-américaine, d’Artie Shaw à Sonny Boy Williamson, Duke était un de ses préférés, Count Basie, Oscar Pettiford avec son groupe, The Cats and The Fiddle… Mon père adorait les cordes, mandolines, banjos, il pouvait presque tout jouer d’oreille. Il m’a transmis the sound of music, j’en étais entouré, dans les églises…

Vous alliez à l’église ?

Ma grand-mère, Mama Rose, m’y emmenait trois fois par semaine lorsque j’habitais le Sud, les Baptistes sont très actifs. Ça m’a même aidé, la prière ne me met pas mal à l’aise, je m’en sers quand j’en ai besoin. Cela fait partie de ma culture, ça m’a formé ainsi que ma musique. C’est utile d’avoir d’autres vecteurs d’inspiration.

Quelles études avez-vous suivies ?

Très conscient des questions sociales concernant les Afro-américains, je voulais devenir avocat, spécialisé dans les droits civiques. À force d’écouter mon père discuter politique tous les samedis après-midi, j’ai même écrit un devoir sur le problème racial aux États-Unis alors que je n’avais que 10 ans ! Lorsque mon père, qui travaillait en plein air, était sans emploi, et qu’il pleuvait ou neigeait, ma mère, coiffeuse et esthéticienne, rapportait les sous à la maison. Lui pensait que pour un noir la musique ne pouvait être qu’un hobby. Il n’y avait pas beaucoup de musiciens professionnels dans le voisinage. Le seul que je connaissais, tout le monde disait qu’il était fou. C’était faux ! J’ai découvert plus tard que c’était un bon compositeur et arrangeur. Mon quartier était très pauvre, on l’appelait Brik Yard, c’est toujours son nom. Pas The Brikyard, juste Brikyard ! C’était le lieu d’une ancienne usine de briques. Les noirs sont arrivés lorsque les Irlandais et les Italiens sont partis.

Il y avait beaucoup de musiciens à Philadelphie. Avez-vous rencontré des gars comme Lee Morgan ?

Oui, Philly était une grande ville, c’était facile de les rencontrer. Un des amis de mon père, Billy Myers, celui avec qui il discutait politique, louait un appartement dans le même immeuble. Mon père écoutait du blues, des ballades, des chansons, mais il n’aimait pas Bud Powell ni Charlie Parker. Il y avait une barrière générationnelle à l’intérieur de la communauté noire. Or Billy Myers, qui n’avait pas connu le racisme et la violence du Sud, était un peu plus jeune que mon père, il connaissait tout le monde, de Sonny Stitt à Bird… Un jour, il m’apporta un disque de Lester Young et Roy Haynes, Up ‘n Adam, et me parla d’un concert de Charlie Parker, c’était un an avant la mort de Bird. À la radio, ils ne passaient pas de noirs, jusque-là je ne connaissais que le style de Stan Getz ! Alors il m’emmena downtown à Philadelphie dans une salle qui s’appelait alors The Met et qui servait souvent aux cérémonies. C’est ensuite devenu une église, et maintenant un parking. À l’époque c’était central pour la communauté, mais ce jour-là, au lieu des deux mille personnes que la salle pouvait contenir, il y avait cinquante spectateurs à attendre Charlie Parker, dont plus de la moitié était des blancs. J’avais invité mon copain Reggie Workman qui habitait à côté de chez moi et avec qui j’ai grandi dans notre quartier très pauvre, à l’écart. Coltrane habitait au nord de Philly, Benny Golson, Jimmy Heath étaient dans le sud où ça se passait vraiment. On ne pouvait écouter de la musique que dans les night-clubs qui étaient à une heure de chez moi et il fallait avoir 21 ans. À 16 ou 17 ans, j’ai pu emprunter la carte de mon cousin et participer aux jam-sessions ! Les clubs étaient dans le quartier tenu par les gangs, les rues étaient dangereuses. Mais comme il y a heureusement une tradition de respect pour la musique dans la communauté afro-américaine, lorsque je portais mon sax je pouvais me sortir de situations délicates : le grand type disait « My man plays the saxophone ! » (mon pote joue du saxophone !) et je traversais sans encombre. Un présentateur de radio, Tom Roberts, organisa des séances pour les jeunes, il invitait les musiciens de passage à ses ateliers, Ben Webster, Art Blakey, le vendredi après-midi, juste après la classe. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Lee Morgan. À 16 ans, il jouait avec Coltrane, Johnny Coles, et super bien ! Il tenait le pupitre de première trompette dans l’orchestre scolaire de Philadelphie. J’ai demandé à Lee de m’apprendre des trucs, et grâce à lui j’ai rencontré Bobby Timmons, Henry Grimes, Odeon Pope, et le jeune McCoy Tyner qui n’avait que 15 ans et avec qui j’ai joué alors qu’il commençait le piano… Donc ce jour-là au Met, j’ai compris que Charlie Parker ne jouait pas une musique populaire. Les places étaient chères pour des jeunes. Incidemment, j’appris que l’organisateur du concert était le type de ma rue que tout le monde disait fou. Herb Gordie avait écrit trente-neuf pièces pour orchestre dans un style proche de Stan Kenton, et il amenait Parker à Philadelphie ! Ce jour-là, j’ai vu Oscar Pettiford, Red Rodney, Ray et Tommy Bryant, Fats Ride qui jouait dans le style d’Art Tatum, Butch Balard, toute la crème de Philadelphie. On a attendu Parker deux heures, sans bouger. Je suis sorti marcher un peu. Devant moi il y avait un grand type avec un costume élimé, aux talons usés, avec la première coiffure afro que j’ai jamais vue, car ses cheveux qui n’étaient pas coupés recouvraient ses oreilles. Il était très à l’aise, avec une blonde à son bras. Personne n’aurait osé se promener avec une blanche à Philadelphie, alors j’ai pensé que ça devait être Charlie Parker ! Je n’avais jamais vu quelqu’un comme lui. Par son attitude, il défiait le racisme comme tous les autres préjugés de savoir vivre qu’on m’avait enseignés. Je suis retourné m’asseoir, et dix minutes plus tard il a fait son entrée, il a attrapé son sax et a joué plus de musique que je n’ai jamais entendue. Il a commencé avec Ornithology, après je ne sais plus. Donald Garrett disait qu’on ne se rappelait jamais ce qu’il avait joué, on se souvenait seulement du son, énorme, quasi stéréophonique, partout dans la salle. Contrairement à Coltrane, Bird était comme une statue, même ses doigts ne bougeaient pas.

À l’époque vous jouiez de l’alto ?

Non, ma grand-mère Mama Rose m’avait offert un ténor Martin. Je suis allé prendre un cours avec Jimmy Heath, et il a joué tout le temps au lieu de m’apprendre, parce qu’il n’avait pas d’instrument à lui ! Ça m’a marqué. J’étais allé entendre Stan Getz et Jimmy Raney qui avaient un tube, Moonlight on Vermont. Étaient présents plusieurs centaines de noirs, je parle de la couleur parce que, quelques étages plus haut dans le même immeuble, le quartet de Jimmy Heath jouait génialement How High The Moon. C’est ce qui m’a décidé à prendre des cours avec lui. J’aimais l’écouter se chauffer, c’est rare d’entendre un musicien se chauffer, j’ai entendu Dexter, Trane et Jimmy, c’était très différent, très surprenant. Lorsque Jimmy eut fini, mon sax était passé du jaune à un orange éclatant ! J’ai beaucoup appris en regardant. La fois suivante, il n’était pas là, il avait été arrêté pour avoir fumé un joint à l’arrière d’une voiture, il est ressorti six ou sept ans plus tard. Philadelphie était très raciste à cette époque-là. Art Blakey avait été tabassé au New Jersey Town Pike, Sonny Stitt, Billie Holiday avaient fait de la prison en Pennsylvanie… Il n’y a que New York et San Francisco qui ne soient pas comme le reste des États-Unis. Les différences y sont mieux acceptées.

Lee Morgan ou Jimmy Heath étaient-ils concernés politiquement ?

Absolument. Déjà après la Guerre Civile, on trouvait les premiers hommes libres en Pennsylvanie. Les blancs qui venaient du Sud, de Géorgie, de Floride, étaient très réactionnaires. Comme à Chicago, ceux venus du Tennessee, du Kentucky, d’Alabama, du Mississipi. C’était particulièrement flagrant dans les classes laborieuses attirées par l’industrie à la fin de la Première Guerre Mondiale, et après la Seconde. Chicago et Philadelphie n’étaient pas des villes universitaires comme Los Angeles ou San Francisco. Il y avait des groupes très violents.

Philadelphie a par ailleurs vu naître un nombre incroyable de musiciens…

Comme Detroit ou Chicago. L’industrie et la technologie marchent main dans la main avec l’évolution d’une esthétique noire. En Afrique, un homme joue d’un seul tambour, en Amérique il en joue de cinq ! On ne fait que suivre le modèle Ford…

Quand la musique est-elle devenue pour vous une affaire sérieuse ?

Le samedi après-midi, à la sortie de ses répétitions classiques, comme Lee Morgan se plongeait dans la littérature jazz, jouant du Parker et d’autres trucs, il avait besoin d’un pianiste. Je l’accompagnais pendant qu’il travaillait. J’ai ainsi appris à compter et à jouer devant des gens. Morgan fut un de mes mentors les plus importants.

Coltrane était-il déjà par là ?

Non. J’ai découvert Trane pendant ma dernière année à l’université, il n’était pas si connu que cela. J’avais tenté de jouer au-delà de ce que permettait de faire la technique classique du sax, upstairs comme je disais, et un pote batteur m’a dit que John Coltrane jouait comme ça. Son nom a retenti comme par magie, il fallait que je le trouve, mais je ne l’ai rencontré qu’à New York, lorsque je suis entré à l’Université. J’allais au Five Spot écouter Trane et Monk. Une nuit, après la fin de la session, j’ai demandé à John si je pouvais venir chez lui pour qu’il me montre des plans. Il devait être 5 heures du matin, tout le monde rangeait. Je suis rentré de downtown à 6 heures parce que j’habitais Harlem, et j’étais chez lui à 10 heures ! Sa femme, Naima, Anita de son nom de baptême, m’a dit d’attendre parce qu’il dormait. J’ai attendu jusqu’à 13 heures qu’il se réveille, en face de son instrument qui était allongé sur le divan. Il sortait d’une période très dure, de drogue et d’alcool, tentant de se reconstruire physiquement, plutôt avec succès. Il n’avait plus que ses incisives, mais il soufflait, il soufflait, même si c’était douloureux. Il a commencé à jouer Giant Steps comme on prend le petit-déjeuner, avec des traits très rapides. Lorsqu’il eut fini, il m’a tendu le sax en me demandant si je pouvais le faire. Il m’a posé quantité de questions, il n’était pas condescendant. J’ai joué quelque chose à l’alto. C. Sharpe m’avait montré pas mal de trucs. C’est plus difficile de concevoir les accords au sax qu’au piano, on ne les voit pas. Depuis Buddy Bolden, Louis Armstrong, Jelly Roll Morton, King Oliver, la Nouvelle Orleans, les Afro-américains ont eu une manière bien à eux de négocier cette histoire d’accords. Beaucoup de musique était aussi créée dans le Nord-Est et dans le Midwest avec l’orchestre de Fletcher Henderson, Claude Hopkins à New York, sans oublier Eubie Blake, Lucky Thompson, James P (Johnson), Willy (Smith) The Lion, Fats (Waller), « la crème de la crème » au piano… Ce sont les gars qui ont commencé à réaliser des arrangements pour les grands orchestres dans les années 20. Quand Pops (Louis Armstrong) a été engagé en 24, c’est comme s’il venait passer son doctorat, parce que l’orchestre de Fletcher Henderson était alors le meilleur, le plus sophistiqué, bien plus que celui de Duke Ellington, il vendait ses arrangements aux autres. C’est un mythe que le jazz est né à la Nouvelle Orleans. Les grands solistes en venaient, King Oliver, Sidney Bechet, mais les plus grands pianistes étaient de New York, ou Pittsburgh comme Earl Hines qui innovait en jouant le blues.

Avez-vous émigré de Philadelphie à New York pour des raisons musicales ?

D’une certaine façon. Mais en réalité je suis parti à l’Université qui était dans le Vermont. J’en ai profité pour ne pas retourner à Philadelphie, allant vivre dans la maison de ma tante à New York, en 1957. Pour tous les musiciens comme moi c’était La Mecque, il y avait des jam-sessions toutes les nuits, je jouais au Count Basie le lundi, au Small le mercredi, au Blue Clarinet à Brooklyn le jeudi… J’étais jeune marié, mon premier fils était né, j’étais mal à l’aise parce que je ne savais pas quand j’allais rentrer. J’espérais que ma femme serait encore là, c’était une fille bien, elle est restée trente-cinq ans avec moi.

En 1957, il y avait le Five Spot…

Monk était avec Trane. Monk se mettait à danser, Trane jouait solo. Ce n’est pas Clint Eastwood qui a fait connaître Monk. Il était certainement très ésotérique, peu de gens pouvaient le jouer alors, trop difficile. On n’appelait pas ça du hard-bop, toute cette terminologie ne reflète pas la complexité du processus. Johnny Griffin, Horace Silver, Sonny Rollins se référaient au hard-bop, mais je n’ai jamais entretenu ces stéréotypes. À la même époque, Charlie Mingus faisait ses trucs. Ce qui était passionnant, c’était l’absolue diversité de systèmes originaux produits par des hommes et des femmes tout aussi originaux, comparés aux musiciens classiques. L’orchestre de Count Basie ou celui de Duke dans les années 40 avec Webster et Hodges, chacun avait son style, c’est la beauté de la chose. Trane jouant deux notes à la fois, est-ce du hard-bop ? Il ne s’arrêtait jamais de jouer, ça c’était nouveau. À la pause, il continuait dans la cuisine du Five Spot, un solo de vingt minutes, et rejoignait le groupe sur scène. L’intensité de Trane et Monk était la chrysalide de quelque chose qui n’avait jamais existé... Même s’il avait des différents personnels, Miles respectait énormément la musique de Trane.

Vous avez commencé à jouer avec ces gens-là…

J’ai commencé à rentrer dans la musique de Trane, ses solos… Mais je n’ai jamais vraiment réussi à sonner comme lui. D’autres comme Wayne Shorter y arrivaient bien mieux. Je venais de commencer à enregistrer aux Bell Sound Studios que possédait Art Christ, un copain de Roswell Rudd qui lui avait refilé le studio gratuitement, le soir tard après les séances professionnelles. On pouvait revendre les bandes, ce que je n’ai pas manqué de faire. Steve Lacy venait, Don Friedman au piano… Un soir que j’enregistrais Peace avec Bill Dixon, avec qui j’avais monté un groupe après avoir quitté celui de Cecil Taylor, j’ai commencé mon solo avec plein de notes en imitation de Trane. À la réécoute, ça ne me plaisait pas beaucoup, alors à la prise suivante j’ai joué de la manière dont je faisais normalement mes exercices, plutôt comme Ben Webster et les types que mon père écoutait. Mon son, bien ouvert, était bien meilleur qu’en imitant John. J’avais trouvé ma voix. Certains musiciens ne la trouvent jamais.

C’était après avoir joué avec Cecil Taylor ?

Au même moment. Le premier enregistrement avec Cecil, The World of Cecil Taylor, est plus dans le style de Coltrane, ça m’arrive encore de l’utiliser. Mais j’avais besoin de savoir qui j’étais et je commençais à avoir mon propre son.

C’était facile d’avoir des engagements ?

Pas plus hier qu’aujourd’hui ! Un soir au Half Note sur Spring Street, j’avais demandé à John de m’aider à décrocher une audition pour Bob Thiele que j’essayais de joindre sans succès depuis des mois ; il me répondit que beaucoup de gens se servaient de lui parce qu’ils pensaient qu’il était facile, c’est vrai qu’ils en profitaient parce que John était un type formidable. Comme je lui réassurai mon amour pour sa musique, qui n’a d’ailleurs pas bougé, il dit qu’il allait voir ce qu’il pourrait faire. Il répondait toujours ainsi. Le lendemain, j’appelai Thiele qui était absent, mais sa secrétaire dit qu’il attendrait mon coup de fil à 15 heures ! Bob essaya d’abord de me décourager : « je vous connais avec votre style avant-garde, sachez tout de suite que tout ce que vous ferez devra être des reprises de John Coltrane, pas votre musique. » Il pensait que ça me ferait fuir, mais je connaissais la combine, j’avais pensé à cinq morceaux de Coltrane que je voulais jouer, j’avais même parlé à Trane de mes arrangements. Bob n’était pas très chaud pour cette musique dite d’avant-garde, c’était son premier contact avant qu’il n’enregistre Albert Ayler et les autres.

Être sur Impulse représentait quelque chose d’important ?

Pour moi certainement. Ils me firent une avance plus importante que tout ce que j’avais eu et même encore depuis, ils me garantirent deux disques par an, ça faisait 15 000 $ par an plus les arrangeurs, les salaires, tout ce que je payais moi-même jusque-là… Après le second morceau, Bob commença à se dérider. Au troisième, il était tout excité. Il appela John pour lui dire que c’était formidable, qu’il devait venir écouter ça. Il devait être 11 heures du soir, John a conduit depuis chez lui, de Long Island au New Jersey où était le studio, la photo de la pochette a été prise lorsqu’il est arrivé. Lorsque nous sommes arrivés au dernier morceau, Rufus (Swung, His Back At Last To The Wind, Then His Neck Snapped), le seul que j’avais écrit, différent de tous les autres signés par John, Bob ne l’a pas aimé et il ne voulait pas le mettre sur le disque, mais John l’a défendu et c’est grâce à lui qu’il a été édité. Je lui suis éternellement dévoué, à lui, à ses idées et à sa musique. Il a été le Stravinsky de ma musique et de ma génération.

Vous avez ensuite été associé à sa musique avec des œuvres essentielles comme Ascension

Je n’étais pas si proche de lui, contrairement à des gars comme Wayne Shorter qui lui rendait visite tous les jours. J’étais marié, j’avais des enfants et j’habitais loin de chez lui. Mes occasions de discuter avec lui étaient rares et très particulières. Lorsqu’il m’a appelé pour Ascension, je ne sais pas d’où ça sortait, nous ne nous étions pas vus depuis quelque temps, j’ai été surpris et flatté. Marion Brown était avec moi, John m’a dit de l’amener aussi ! Il était éclectique, cherchant partout de nouvelles idées, découvrant des choses chez Albert Ayler dont Ayler même était inconscient. Il savait entendre le meilleur de chacun, en toute humilité. Il apprenait.

Comment vous êtes-vous retrouvé dans A Love Supreme qui est une musique très spirituelle ?

J’ai été surpris qu’il m’appelle. J’ai toujours été quelqu’un de spirituel même si la spiritualité n’a jamais été mon truc. Celle de John Coltrane, et Pharoah Sanders à sa suite, était particulière. Mon contact avec l’univers n’a jamais été différent de ce que ma religion m’avait enseigné. Je suis resté un Chrétien, Bedrock baptiste, ce que John n’a jamais cessé d’être non plus. Contrairement à nombreux de mes contemporains, je n’ai jamais rejoint le mouvement islamique même si j’y ai pensé sérieusement. L’islam aux États-Unis était un mouvement très politique qui touchait l’histoire du peuple afro-américain, sa négritude. Le Coran a produit des gens comme Malcolm X, ou Farakhan qui en était le disciple. Mon spiritualisme est plus connecté au quotidien, je n’en fais pas tout un plat.

Vous étiez marxiste…

Je ne voyais pas de contradiction. Le christianisme enrichissait ma spiritualité, mais il ne la dirigeait pas. La plupart des musiciens ne sont pas très branchés politiquement, et ce n’est pas une très bonne idée de discuter de Karl Marx aux États-Unis !

Quand avez-vous écrit The Communist ?

J’y ai travaillé quelques années depuis ma sortie de l’université jusqu’en 1969. J’ai reçu une subvention de l’Institut Rockfeller pour écrire la pièce, ils m’ont demandé d’en changer le titre.

Pour la pièce de Jack Gelber, The Connection, vous ne jouiez que la musique avec Cecil Taylor ?

Absolument. Je voulais initialement devenir avocat des droits civiques pour m’engager politiquement, mais pendant ma seconde année, j’ai rencontré le dramaturge Rosenberg qui enseignait le théâtre à mon Université et m’a poussé à écrire. Il n’était pas alors question de devenir musicien ! Mes origines sociales étaient sensées me pousser vers une profession plus pratique comme devenir médecin, où l’on gagne sa vie. J’ai pressenti qu’il y avait une autre voie pour moi. L’année suivante, au lieu du droit, j’ai choisi le théâtre, faisant l’acteur, écrivant… J’ai écrit des nouvelles. À la fin de mes études, je travaillais à ma seconde pièce. Mes poèmes étaient plutôt des paroles de chansons, j’en ai écrit aussi à l’époque où je vivais dans le Massachusetts.

Quand êtes-vous arrivé en Europe ?

1967, pour le Newport Jazz Festival in Europe de George Wein. Cette tournée a établi ma renommée en Europe. Il y avait tout le monde : Monk, Miles, Max, Roy Haynes, Stan Getz, Coleman Hawkins… J’ai fait des télévisions partout où j’allais, je n’ai jamais bénéficié d’une telle promotion depuis ! George Wein ne m’avait pas choisi, je n’ai jamais été parmi ses favoris, c’est Impulse qui a insisté. Lorsqu’on a une grosse compagnie derrière soi, elle pousse les disques, mettant de l’argent dans les festivals, les tournées…

Vous aviez déjà enregistré Mama Too Tight considéré par certains comme un jalon important du jazz moderne…

1965. C’était de bonnes compositions, inspirées par les événements sociaux et politiques du moment. Mama Too Tight était une figure mythique symbolisant à la fois mes racines, une joie de vivre, une certaine brutalité… C’était la cousine du batteur Bobby Durham, elle était une légende par son amour de la musique tout en étant une personne physiquement très combative ! Je ne l’ai jamais rencontrée, Lee Morgan m’avait parlé d’elle lorsque j’étais jeune.

Peu de musiciens puisaient dans le rhythm'n blues à cette époque…

J’étais influencé par Lee Morgan et son Sidewinder. Je voulais composer mon propre blues. Pendant les répétitions, le tubiste Howard Johnson me fit remarquer qu’il était en treize mesures ! J’ai conservé la treizième mesure sans l’avoir imaginée au départ, ce n’était pas simple. Je ne connaissais qu’un seul exemple chez Duke Ellington. Cet iconoclasme faisait partie de la nouveauté, ouvrir des portes, briser les vieilles énergies pour en créer de nouvelles.

Comment cela passait-il avec Bob Thiele pendant les séances ?

Bob était alors un véritable soutien à tout ce que je voulais entreprendre. Après Four for Trane, nous étions devenus très amis. Je pouvais choisir mes musiciens, il m’appelait pour des trucs en dehors de mon contrat, pour écrire de la musique qu’il souhaitait publier… C’est lui qui a composé la chanson qu’Armstrong chantait, It’s a Wonderful World. Il avait le sens des affaires en même temps qu’une esthétique bien aiguisée, très sensible. C’est comme dans la Bible, il ne suffit pas d’avoir du talent, il faut savoir l’exploiter. Il était parfaitement conscient de ce qu’il faisait, il a produit ces pochettes très élaborées à deux volets, il mettait son nom de producteur en bas, il a donné un nouveau style à A & R…

Certains musiciens vous ont-ils particulièrement soutenu ?

Pas vraiment d’un point de vue musical… Bill Dixon m’a donné des conseils pour ma carrière ! C’est lui qui a créé le Jazz Composer’s Orchestra dont il avait l’idée depuis le début des années 60. Il voulait coordonner la Révolution d’Octobre du Jazz qui a anticipé le Jazz Composers Orchestra. Il a appelé Carla Bley, Mike Mantler, Sun Ra, Albert Ayler, moi-même… Carla Bley et Mike ont poursuivi avec le JCO. Dixon était bourré d’idées. Nous sommes allés ensemble voir Savoy Records avec les bandes enregistrées aux Bell Sound Studios, il leur donnait des idées de production. Bill ne jouait pas tant, il faisait le copiste pour George Russell, il a un coup de patte extraordinaire, c’est presque de la calligraphie, il peignait aussi, travaillait aux Nations Unies, enseignait…

Comment avait tourné votre relation avec Coltrane au temps de Mama Too Tight ?

Trane s’intéressait à tout ce qui se faisait, aux harmoniques aigues d’Albert Ayler par exemple. Il s’est inspiré de cette musique quasi métaphysique pour Expressions et ses magnifiques derniers disques, il obéissait à une discipline technique. J’étais alors passionné d’arrangements, ayant toujours adoré le son des grands orchestres, le Duke Ellington des débuts, très expérimental, Black Beauty, Pretty and The Wolf qui est un dialogue parlé en musique…

Vous avez même une fois joué à ses côtés…

Salle Pleyel à l’époque où je sous-louais un appartement avec Don Byas et Cal Massey. Don et Cal partageaient la chambre du fond tandis que je dormais sur le divan du salon. Duke était de passage et j’espérais rejoindre l’orchestre. J’avais apporté mon instrument, mais j’avais seulement assisté à la répétition. Cal et moi avions accompagné Don que Duke avait invité. Il y avait cinq ténors, Paul Gonsalves, Harold Ashby, Ben Webster, Hank Mobley… Après son solo, Don revint en coulisses très désappointé. C’était un gars qui travaillait beaucoup alors que je restais plutôt au lit avec une fille… Il me dit qu’il n’arrivait pas à jouer du sax de Paul, qui en possédait toujours plusieurs. Paul bricolait ses instruments. Le bec sur lequel je joue depuis 1963 était à Paul, je l’ai acheté d’occasion au Danemark, c’est au moment où j’ai échangé mon bec en ébonite contre un en métal. On buvait tous pas mal, mais Don tenait bien l’alcool, moi aussi d’ailleurs. J’ai dit à Don de me passer le sax de Paul pour que j’en joue. J’ai cru reconnaître un signe de Duke qui m’invitait à les rejoindre sur C Jam Blues. J’ai alors compris ce que voulait dire Don : le bocal de Paul n’était pas fixé, il tournait sur lui-même, pas moyen de le stabiliser, je tournais ma tête dans tous les sens en paniquant, je ne savais même plus dans quelle clef j’étais, depuis le piano Duke me soufflait « C… C » (do). C’était C Jam Blues, évidemment que c’était en do ! À la fin de mon solo, je termine sur une harmonique, je croyais être en sol, comme je jouais un la avec la transposition du sax… Plus tard, j’ai entendu une cassette pirate où j’ai l’air d’être dans le ton, ça ne sonnait pas si mal… L’harmonique a continué de résonner même après que j’ai retiré le bec de ma bouche ! J’ai compris que Cat Anderson avait attrapé ma note et la tenait à la trompette… Je n’ai pas fait l’affaire, mais j’ai joué avec le maestro ! Dans je ne sais plus quel magazine il y avait une photo de moi en train de serrer la main de Duke avec en légende : « Un Black Panther rencontre Duke Ellington » !

Qui appartenait à votre premier orchestre, avec lequel vous avez commencé à tourner en Europe ?

Jimmy Garrison, Grachan Moncur, Roswell Rudd, Beaver Harris. On n’avait pas de pianiste. Le Newport Festival m’a donné une notoriété qui me sert encore aujourd’hui. En 1969, lorsque Impulse a découvert que j’avais pas mal enregistré pour Byg, cela a cassé mon contrat, ce qui n’était pas génial. J’avais une famille de quatre enfants. Impulse était généreux, mais je ne pouvais pas y arriver avec seulement deux disques par an, et pas question d’avance. J’ai retravaillé plus tard pour eux avec Attica Blues et The Cry of My People… Ce n’était pas simple non plus avec Byg, je n’ai jamais signé de contrat pour les bandes d’Antibes. Le concert avait été annulé, mais Byg l’a maintenu. J’avais refusé que ce soit enregistré, malgré cela ils l’ont édité en inventant des titres à mes morceaux, je n’ai jamais touché un sou ! C’est passé d’Actuel à Monkey Records, maintenant ça s’appelle Charly Records. Claude Delcloo et Jean-Luc Young avaient volé pas mal de bandes à Radio France, pareil pour Jean Karakos sur EMI. Ils ont transféré leur compagnie sur l’île de Man où ils sont intouchables. Je les ai poursuivis pendant des années. Ils ont tenté de s’attribuer les droits de Mama Rose, etc. J’étais pourtant coéditeur de tous les titres. Je devrais faire ce que Zappa a fait, les pirater à mon tour, éditer mes propres disques et les laisser m’attaquer !
J’ai rencontré Frank à Amougies en Belgique. Bob Thiele m’avait demandé de faire de la publicité pour les Mothers of Invention qui étaient alors moins connus que moi ! On avait fait des photos pour eux dans une salle du Village. Plus tard donc, à Amougies, Frank, qui était sans les Mothers, m’a demandé s’il pouvait se joindre à mon orchestre. Il y avait Herbie Lewis à la basse, Beaver Harris, le poète Art LeRoi Bibbs, Cal Massey… Je l’ai revu à mon université, ça n’a pas été facile de l’approcher. Il y avait des gros bras avec le crâne rasé, des badges oranges des Simpsons et des T-shirts « Frank Zappa ». On m’a amené à lui, il buvait un jus d’orange allongé sur un sofa. Il m’a prévenu que si je voulais jouer avec eux il enregistrait tout ce qu’ils faisaient (F.Zappa, You can’t do that on stage anymore, vol.4). J’ai répondu que ça ne pouvait pas être mauvais pour mon image !
Toute la série Byg était très symbolique d’un nationalisme tant politique qu’esthétique, c’était passer de la théorie à la pratique. Pas seulement émettre mes idées mais les jouer. Étudiant, j’avais entendu des disques avec des poètes comme Ezra Pound ou T.S. Eliot, et je m’étais dit qu’on pouvait enregistrer autre chose que de la musique, des mots pas forcément chantés, des récitatifs. Un enregistrement est pour moi comme une pièce de théâtre.

En 69, à l’époque de Yasmina, a Black Woman et de Poem for Malcolm, étiez-vous engagé auprès des Black Panthers ?

Non, jamais. J’en connaissais en Californie, et plus tard Eldridge Cleaver à Alger. Mon engagement politique était probablement plus à gauche que leur nationalisme même s’ils ne prônaient pas une nation noire séparée de la communauté blanche. À New York, ils ont créé pour les enfants de très bons programmes pédagogiques qui existent toujours. Leur internationalisme était trop national pour moi.

Vous étiez alors très provocateur. Blasé porte une charge politique et érotique incomparable…

Cette chanson s’adresse aux hommes noirs et aux femmes noires, c’est l’échec des hommes noirs à poser les fondations d’une structure familiale. Cela remonte à l’époque de l’esclavage. J’en avais écrit les paroles et j’avais choisi Jeanne Lee ! Sa voix me rappelait celle de ma mère. Les gars de l’Art Ensemble, Lester et Malachi, vivaient à Paris dans un camion qui appartenait à un Hollandais, Willem, qui plus tard ouvrira le club The Thelonious. Il a aidé beaucoup de musiciens, il est mort depuis. Ça a peut-être été le premier enregistrement de Lester et Malachi ici.

Vous avez commencé à tisser un réseau de contacts, à enregistrer pour de multiples compagnies…

Après ma rupture avec Impulse, livré à moi-même, j’ai enregistré où et quand je pouvais. J’y étais obligé, parce qu’à une période où je ne faisais pas de disques, je me suis aperçu que le peu d’audience que j’avais m’avait totalement oublié. Après la période Byg, là où j’enseignais, à l’Université de Buffalo, mes jeunes étudiants noirs ne savaient même pas que je jouais du saxophone. Pharoah Sanders était fantastiquement populaire, avec Jewels of Thought, et puis Karma avec Leon Thomas qui rappelait les Pygmées avec son jodling si contemporain. Tout ce retour à l’Afrique était dans la musique de Pharoah, magnifiquement réalisée. Ça a été une grande leçon : lorsque vous ne faites pas de scène, il faut enregistrer. Aussi, lorsque des gens me disent que j’enregistre trop, je réponds que je ne travaille pas tant que ça, je ne suis ni Michael Brecker ni Keith Jarrett ni Chick Corea. McCoy Tyner peut travailler 365 jours par an. Moi j’ai de la chance si je fais trois bons mois. Je devais survivre.

Des concerts comme ceux de Massy ont influencé de nombreux musiciens en France. Vous étiez attendus avec la même émotion qu’un groupe de rock ! Il y avait une puissance dramatique…

Je travaillais avec Terronès. Je ne me rendais pas compte de cet impact. Je structurais ma musique d’un morceau à l’autre. J’étais également influencé par Miles Davis et Dexter Gordon. J’ai regardé comment les autres se servaient de la scène. Les concerts de Miles avait une telle intensité sans qu’aucun mot ne soit prononcé. Chaque morceau semblait mener inévitablement au suivant. C’est comme écrire un livre en sachant où l’on veut le terminer.

Une nouvelle ère voyait le jour, le free jazz s’essoufflait…

J’ai commencé à me tourner vers le blues de mes racines. Attica Blues a été le pivot. J’enseignais déjà à l’Université de Massachussets. L’époque avait changé. Les jeunes étaient devenus plus pacifiques, acceptant le status quo. Il n’y a rien de plus authentique dans cette musique que le blues. Dans les années 60, à côté de Coltrane, les trucs les plus importants venaient de Johnny Walker, Aretha Franklin, Dionne Warwick…
Ils ont touché les masses populaires, pas seulement les noirs.

Vous attendiez-vous à plus de succès avec Attica Blues ou Cry of my People ?

Absolument. J’espérais attirer l’attention que Miles obtenait avec ses disques sur Columbia. Son producteur a mis le paquet dans la transformation de son image, sa coiffure, des talons hauts, ses vêtements. Auparavant, Miles portait des costumes italiens cintrés et soudain il se met à porter des tuniques indiennes. J’ai essayé de faire pareil, mais Impulse n’en avait rien à faire ! J’ai enregistré des 45 tours avec Money Blues pour qu’ils soient joués à la radio, mais ils me sont restés sur les bras.

Quelle était votre approche de la loft generation ?

Ça a démarré beaucoup plus tôt que ce que l’on croit. En fait, c’est moi qui l’ai commencée ! En 1963, revenant de Copenhague, j’ai rejoint The Organization of The Young Men qui était très politique, avec d’autres jeunes Afro-américains comme Amira Baraka, LeRoi Jones, Alvin Simon, Brenda Walker, Black Ray, Abbey Spelman, Larry Young, écrivains, peintres, musiciens, poètes... Nous avons changé le nom de l’organisation pour En Garde, comité pour la liberté. Pour ramasser de l’argent pour l’organisation, nous avons fait des concerts dans un loft où LeRoi Jones vivait avec sa femme. Dans le même immeuble vivait un autre saxophoniste que j’ai influencé, Marzette Watts. Le premier article écrit sur moi était d’ailleurs de LeRoi Jones dans Metronome. C’est là qu’eurent lieu les premiers loft concerts. J’avais Sunny Murray, Dennis Charles ou Billy Higgins à la batterie, Don Cherry à la trompette, toujours pas de pianiste, Don Moore à la basse. Je donnais cinq dollars à chacun, j’en prenais dix comme leader, c’est tout ce qu’on avait. Il y venait énormément de monde de l’East Side, des hippies. Dans les années 70, Ornette acheta un loft et y donna des concerts, c’est ce qu’on appela le loft jazz, mais ça avait commencé avec le mouvement des droits civiques.

Qu’est-ce qui a changé dans le monde depuis que vous avez commencé ?

Pas mal de choses. Les gens sont plus pauvres qu’alors. Les SDF sont un phénomène qui n’existait pas lorsque j’étais enfant. Il y avait bien une rue avec des clochards qu’on appelait Tenderloiner, mais aujourd’hui à New York, dans le Queens ou à Brooklyn, on voit des gens qui font les poubelles, portant des sacs en plastique, ce qui montre bien que les conditions socio-économiques se sont détériorées, particulièrement aux États-Unis. Le système social américain s’y est détourné de nombreux citoyens, les gagnants sont montés en épingle, mais il y a tant de perdants. Que faisons-nous pour eux, allons-nous les effacersimplement ? Ils sombrent dans le crack… Les riches sont de plus en plus riches. C’est de plus en plus dur pour ceux qui sont marginalisés. Notre société est de plus en plus réactionnaire. Nos libertés et nos droits civiques sont annihilés, les jeunes sont découragés. Le racisme évolue sous une forme plus maline, fasciste, avec les skinheads, plus doctrinaire et sinistre. Le racisme est submergé par l’ascension de la pauvreté et le problème de la drogue… On peut se poser la question d’une future confrontation cataclysmique entre les racistes et les pauvres dirigés par la drogue. En Californie, les Creeps et les Bloods peuvent être aussi dangereux que n’importe quel groupe nazi. Il faut trouver un moyen de résoudre ces problèmes. Nous aurons soit un monde comme celui que George Bush essaye de créer, soit un monde plus sympathique, comme celui que certains Français évoquent, qui tient compte des pauvres dans nos sociétés. Il est important de dire non au capitalisme occidental qui n’a aucune conscience sociale (l’entretien a eu lieu à la veille du référendum sur la Constitution européenne).

Vous avez souvent été un avocat des droits civiques avec votre saxophone. Est-ce que la musique peut changer les choses ?

Nous avons besoin de vrais avocats pour changer les institutions, rigides et corrompues. D’un autre côté, « I’m black and I’m proud » a bien fait évoluer la société dans les années 60. Mais c’est de la musique populaire. Ma musique atteint relativement peu de monde, sauf peut-être lorsque des gens comme vous m’interviewent, mais votre journal ne touche pas suffisamment de monde non plus. C’est un combat, on fait ce qu’on peut.

Il y a une relève dans le rap…

Ils sont devenus une voix nouvelle dans cet esprit de changement social. Même si certaines paroles sont très négatives sur la famille et la société, elles réfléchissent la réalité de leurs vies. Les rappeurs, des gens comme Russels Simmons, qui est comme un porte-parole des jeunes noirs dans le ghetto, essayent d’infléchir le rap vers la politique. Le rap est probablement l’équivalent de ce que nous étions dans les années 60, mais il évolue hélas dans un contexte social très négatif.


Les disques recommandés par Archie Shepp

- Fats Waller Lulu’s Back in Town et Handful of Keys
- Ferdinand “Jelly Roll” Morton interviewé par Alan Lomax (épuisé : un différent oppose hélas la succession de Morton aux producteurs du disque, Riverside, privant le public et les étudiants en musique de cet inestimable morceau d’histoire orale et de la musique renversante qu’il a inspirée)
- Folkways “Jazz Collection”, Folkways-Ash Records (20 volumes épuisés) : la succession de Folkways, Asch records, a annoncé la mort des petits labels de disques specialisés en ethnomusicologie et musiques non commerciales plus populairement appelées folk music. Par exemple, le morceau Maple Leaf Rag y reçoit un traitement classique du grand saxophoniste et clarinettiste Sidney Bechet, un Afro-américain pratiquement inconnu aux États Unis. D’autres performances incluent un volume entier consacré à l’orchestre de Fletcher Henderson. Certains de ces enregistrements remontent à 1924 lorsque Louis Armstrong quitta Chicago et les ensembles ‘Hot Five’ et ‘7’ pour rejoindre les orchestres de Fletcher Henderson et Don Redman, Ben Webster y figure dans des arrangements de Benny Carter des années 30. De rares exemples de chants de travail, blues, negro spirituals et prêches dont l’incroyable enregistrement de 1930 du sermon Dry Bones par le Révérend J.M. Gates devant une congrégation de seulement trois personnes, realisé par John et Ruby T. Lomax.
- Maple Leaf Rag, Sidney Bechet et Hank Duncan
- Struttin’ with some Barbecue, Louis Armstrong
- Mary’s Waltz, écrit par Herbie Nichols et interprété par Mary Lou Williams et Don Byas (rare)
- I got Rhythm, Don Byas, Art Tatum et “Slam” Stewart
- Salt Peanuts par Don Byas et John Birks “Dizzy” Gillespie
- Keep Off The Grass, James P. Johnson
- My Foolish Heart, Gene Ammons
- Along Came Betty écrit by Benny Gibson et interprété par D. Gillespie
- Shot Gun, Junior Walker
- Cryin’ in the Chapel, Sonny Till
- Walk On By et A House is not a Home, Dionne Warwick
- Respect et Dr. Feel Good, Aretha Franklin
- Sweet Sixteen, BB King
- Oh Mary Don’t You Weep, The Swan Silvertones
- Said I wasn’t Gone Tell Nobody chanté par Marion Williams et The Abyssinian Baptist Choir (2 volumes Columbia)
Ainsi que l’ensemble des œvres de Charlie Parker, Thelonious Monk, Bessie Smith (Anthologie Columbia), Robert Johnson (Columbia), Hudie “Leadbelly” Ledbetter, Art Tatum (Fascinatin Rythm), “Lucky” Thompson, Edward “Sonny” Stitt, Dexter Gordon, John Coltrane, Coleman Hawkins, Earl Bud Powell, Nina Simone, Ben Webster…
Il y en a tant auxquels j’ai contribué, et tous ne racontent pas seulement leur propre histoire mais aussi l’histoire d’un peuple. Je n’en ai cité que quelques uns, laissant de côté la foule de ceux et de celles qui sont les racines mêmes de la muse qu’ils servent. Qu’en est-il de Hank Mobley, Melba Liston et Mary Lou Williams, Dorothy Donegan, Hazel Scott, Jerome Richardson, Tadd Dameron, Kenny Dorham "Griff" and Rouse, les frères Jones, les frères Heath ; sans mentionner JJ Johnson, 'Philly Joe' et l’indispensable Horace Silver. J’ai même oublié de citer Ray Charles et James Brown ; j’ai écrit une chanson intitulée A Dedication to James Brown pour mon album Live in San Francisco vers 1966, et l’enregistrement par Ray Charles de Halleleuja How I Love Her So, et puis le solo emblématique de David Newman ! Etc., etc.

Les livres recommandés par Archie Shepp

- Le monde s’effondre, Chinua Achebe (Présence Africaine)
- People in Quandaries, S.I. Hayakama (Harper & Brothers)
- Treat it Gentle, autobiographie de Sidney Bechet (Da Capo)
- L’Autobiographie de Louis Armstrong (rare)
- Black Song (The Forge & The Flame), John Lovell
- The Palm-Wine Drinkard, Amos Tutuola (Grove Press)
- Collected Works, Paul Laurence Dunbar (University Press of Virginia)
- Othello, William Shakespeare
- The autobiography of an ex-colored man, James Weldon Johnson (IndyPublish.com)
- Music is My Mistress, Duke Ellington (Da Capo)
- Les frères Karamazov et Crime et châtiment, Dostoïevski
- Black Boy et Un enfant du pays, Richard Wright (Folio Gallimard)
- Chronique d’un pays natal, James Baldwin (Gallimard)
- Les élus du seigneur, James Baldwin (Robert Laffont)
- Homme invisible pour qui chantes-tu ?, Ralph Ellison (Grasset)
- La Bible
- Le Coran
- La Bhagavad Gita
- Histoire de la musique noire américaine, Eileen Southern (Buchet)
- The Souls of Black Folk (Les âmes noires), W.E.B. Du Bois
- Le peuple du blues, LeRoi Jones (Gallimard)
- L’homme qui ne voulait pas se taire, John A. Williams (André Dimanche)
- Poèmes de Gwendolyn Brooks

Les disques d’Archie Shepp recommandés par lui-même
(depuis 2005 bien d'autres disques ont été publiés)

J’ai enregistré plus de 125 vinyles sans compter les CD, DVD et cassettes. Voici quelques exemples qui ont été bien accueillis par les gens qui écoutent ma musique.

Récemment :

- First Take, duo avec Sigfried Kessler (Archie Ball 0104 - EN VENTE AUX ALLUMÉS)
- St. Louis Blues (Pao 10430 ; Jazz Magnet 2006)
- Left Alone Revisited : A Tribute to Billie Holiday, duo avec Mal Waldron (Enja ; Synergy)

Chez Impulse! :

- The Cry of My People (ABC-Impulse!)
- Tribute to Duke Ellington, avec Earl May, Albert Dailey, Philly Joe, peut-être Walter Davis Jr. au piano ou peut-être que je confonds avec un autre album (Phantom)
- The Way Ahead, avec Ron Carter à la basse et Walter Davis Jr (A9170 ; Grp272)
- Things have got to change (Universal-MCA)
- Attica Blues, les versions américaine (A9222 ; Universal) et française (Blue Marge 1001)
- Mama Too Tight (A9134)
- New Thing At Newport (GRD105 ; Polygram)
- On this Night (A97)

Chez Actuel/BYG (actuellement sous le label Charly Records)
produits illégalement sans contrat :

- Blasé
- Yasmina, a Black Woman
- Early Bird, titre attribué à l’album par des producteurs véreux
- Brotherhood At Ketchaoua avec Philly Jo Jones et Hank Mobley, un autre titre produit malhonnêtement
- Black Gypsy, un cd où j’apparaissais en sideman, quoi qu’important, et qui est miraculeusement ressorti sous mon nom, œuvre du producteur Pierre Jaubert, sans contrat encore une fois !

jeudi 28 janvier 2021

El otro Cristóbal d'Armand Gatti


Si, du temps où il existait des salles de cinéma, vous avez eu la chance et la surprise de découvrir l'étrange film d'Armand Gatti, El otro Cristóbal, il vous aura forcément manqué les bonus présents sur le DVD publié par ED Distribution. Comment décrire ce film étonnant tourné en 1962, sorte d'opéra libertaire azimuthé, hommage à la révolution cubaine, emporté par la salsa de Gilberto Valdés, baroque et loufoque ? Les adjectifs me manquent, tant il en faudrait pour se rapprocher de ce spectacle incroyable, aux contrastes filmés dans un superbe noir et blanc par Henri Alekan, dans des décors obliques de Hubert Monloup. Cet autre Christophe Colomb est joué par Jean Bouise, mais celui-là fomente une révolte contre le dictateur Anastasio et les compagnies nord-américaines. Le scénario, totalement allumé, rappelle certains films de cette époque où s'inventait le nouveau cinéma. Je pense à Closed Vision de Marc'O, à La route parallèle de Ferdinand Khittl, aux Funérailles des roses de Toshio Matsumoto, à The Savage Eye, aux films de Fernando Arrabal...
Sauf qu'Armand Gatti est lui-même un personnage picaresque extrêmement attachant. Un poème et cinq films, son portrait réalisé par son fils Stéphane en 1980, montre cet être exalté à la vie peu commune. Très jeune résistant, condamné à mort, évadé d'un camp de travail en Allemagne, parachutiste, journaliste censuré par le Gaullisme, dresseur de fauves, grand voyageur, féru de musique contemporaine, il rencontre Che Guevara, Miguel Ángel Asturias, Mao Tsé Toung, Fidel Castro, se lie avec Chris Marker, écrit une quarantaine de pièces de "théâtre révolutionnaire" et réalise cinq films dont El otro Cristobal qui représente Cuba au Festival de Cannes, y obtient le Prix des Écrivains de cinéma et de télévision, mais ne sera projeté que 50 ans plus tard, en 2019, pour cause de mésentente avec le producteur français ; et Le Lion, sa cage et ses ailes sur lequel j'ai écrit un article en 2011.


À Montreuil il crée le centre international de création La Parole errante qui rassemble tous les arts. Sa biographie est si imposante que je ne fais que picorer. On sent parfaitement son enthousiasme et sa fougue dans le documentaire de 68 minutes présent sur le DVD. Y figure aussi Le Journal intime de Dieu de Sylvain Dreyer (2011) à la recherche du comédien qui tenait le rôle en 1962. Armand Gatti, disparu en 2017 à l'âge de 93 ans, n'a cessé d'user de son imagination pour lutter aux côtés des ouvriers et des paysans. Sa liberté de création semble d'un autre temps, tant l'anesthésie paralyse la plupart des artistes d'aujourd'hui, plus enclins au revival qu'au bouleversement que l'analyse procure. Armand Gatti était un de ces rares artistes libres qui n'avait que faire des modes et des étiquettes marchandes, privilégiant les recherches formelles pour aller vers un art populaire, théorie et pratique allant toujours de paire, misant toujours sur l'intelligence et la vie.

mardi 26 janvier 2021

Jacques Thollot (13 ans) avec Bernard Vitet...


7 novembre 1959. Filmé en direct par Jean-Christophe Averty, dans la cave du club Saint Germain, le tout jeune batteur Jacques Thollot (13 ans) joue le célèbre thème de Dizzy Gillespie , Night in Tunisia. Il est accompagné par Georges Arvanitas au piano, Robert Garcia au saxo ténor, Bernard Vitet à la trompette, Luigi Trussardi à la contrebasse. Avant sa prestation, Sim Copans pose au jeune batteur quelques questions auxquelles il répond timidement.

Cliquer ici pour l'extrait vidéo publié par l'INA.

Bernard racontait : "Je l'ai rencontré pour la première fois au Club Saint-Germain. Il était habillé en costume de collégien d'autrefois. Son père, un grand gaillard très extraverti qui jouait très bien du sax, était là aussi, pour le vendre. À côté de lui, Jacques avait l'air d'être un peu à côté de ses pompes, tout timide, tout pâle. Il avait alors 12 ou 13 ans. Evidemment, à cet âge-là, il n'était pas capable de conduire un orchestre. Il jouait tout comme Max Roach. Il avait visiblement beaucoup travaillé, il faisait de beaux solos mais ralentissait tous les tempos, c'était infernal. Il était très gêné par la présence de son père. Il nous regardait avec l'air de dire : « Ne faites pas attention ». Je me disais que ça allait être dur pour lui, et effectivement ça a été dur."
Dans un autre Cours du Temps du Journal des Allumés du Jazz, nous avions longuement interviewé Jacques, qui était plus qu'un batteur, un compositeur génial et un poète.
Juste avant, toujours en direct, un ensemble composé du batteur Baptiste " Mac Kac" Reilles, Georges Arvanitas au piano, Robert Garcia au saxo ténor, Bernard Vitet à la trompette, Luigi Trussardi à la contrebasse joue un thème composé par Jay Jay Johnson.
Ce matin je suis heureux de revoir et écouter Bernard, ici 17 ans avant que nous entamions une collaboration qui dura 32 ans ! J'avais retrouvé cette archive il y a 6 ans : Bernard Vitet à la télé...

mercredi 20 janvier 2021

27 jingles à la gloire du CD


À l'initiative des Allumés du Jazz, plusieurs dizaines de musiciens et leurs camarades ont enregistré 27 jingles pour clamer leur attachement au format CD. Je vous laisse découvrir qui sont-ils et ce qu'ils défendent. Ils offrent leurs enregistrements gracieusement, en toute solidarité, aux stations de radio qui partageraient leur goût pour la musique et souhaiteraient les diffuser. À l'origine, l'association, qui regroupe une soixantaine de labels de jazz, musiques improvisées ou tout simplement inventives, avait publié un sympathique fascicule de 4 pages, Le CD a ses charmes, en supplément du numéro 39 de leur célèbre Journal, le tout illustré par l'excellent Zou.

Chacun des neuf textes imprimés a ainsi été interprété par trois artistes différents, en solitaire ou en groupe. Chacun/e dut choisir entre Plaisir du geste, La culture c’est physique !, Froid le CD ?, Small is beautiful, Un moyen durable, Qui veut streamer des millions ?, Mercy mercy me (the Ecology), Disquaires par cœur, S’aider sans céder ses CD. Je me suis moi-même prêté au jeu en composant un petit cut-up au clavier accompagnant mon numéro d'allumé patenté.


Je ne vais pas rappeler ici les excellents arguments mettant les CD à l'honneur, puisqu'on peut les écouter en musique ! Sur la page du site où figurent les 9 x 3 jingles, s'affiche le texte de chaque annonce illustrée par Zou. Je suis curieux de découvrir au hasard de mes écoutes quelle station s'emparera de cette campagne salutaire. Radios nationales (les officielles), radios privées (les commerciales) ou radios libres (la résistance) ?

mercredi 6 janvier 2021

Le temps de la musique, le temps du politique


Le numéro 40 du Journal des Allumés du Jazz est à la hauteur des précédents, toujours aussi riche et passionnant. Il est d’autant plus indispensable que l'ancestral Jazz Mag est dévoyé par un rédacteur-en-chef paranoïaque qui n’a rien trouvé de mieux que de censurer les labels, en l’occurrence GRRR et nato, dont les producteurs auraient eu l’outrecuidance de critiquer ses couves et articles vintage au détriment de la scène vivante. C'est cocasse lorsqu'on sait que son prochain numéro est censé évoquer la résistance ! Drôle de conception de la presse et belle manière d'enterrer une revue que plus grand monde ne lit, et pour cause. Époque pitoyable comparée à l'ouverture d'esprit de son ancien rédac'chef, Philippe Carles. Cela rappelle aussi les "canons" de Télérama à l'époque où Jean Wagner y sévissait, ils équivalaient à la consécration suprême... Quant à Jazz News, il semble emboîter le pas à Jazz Mag depuis qu’il a été racheté par le même propriétaire, Édouard Rencker, PDG du groupe Makheia. La presse musicale est véritablement sinistrée, tous genres confondus, et la presse généraliste a perdu presque toutes ses colonnes qui étaient dédiées à la musique. Il reste quelques journalistes qui savent écrire, mais leur espace d'expression est une peau de chagrin.

Allumez donc la mèche, et cette fois, la rubrique Encyclopédie d’Albert Lory analyse les termes résilience, présentiel, distanciel et process, illustrés par Matthias Lehmann, Edith, Julien Mariolle et Gabriel Rebuffelo. Rappelons que ce journal « gratuit, à la périodicité diablement aléatoire » sollicite la participation de nombreux auteurs de bandes dessinées. Suivent cinq pages et demie intitulées Le temps de la musique, le temps du politique, témoignages passionnants et réveillés recueillis par Pierre Tenne et Jean Rochard avec Éric Beynel, Billie Brelok, Jean-Louis Comolli, François Corneloup, Gilles Coronado, D’ de Kabal, Élise Dabrowski, Denis Fournier, Antonin-Tri Hoang, Naïssam Jalal, Caroline Lemière, Frédéric Maurin, Fanny Ménégoz, Jacky Molard Quartet (Hélène Labarrière, Yannick Jory, Janick Martin, Jacky Molard), Basile Naudet, Jean-François Pauvros, Nicolas Souchal, Yoram Rosilio, Christian Tarting, Léa Trommenschlager, illustrées par Emre Orhun, Sylvie Fontaine, Andy Singer, Zou et les photographies de Jean-Pierre Levaray et Guy Le Querrec. Serge Adam remet les concerts sans public en perspective, illustration de Rocco. En demandant "Faut-il aller plus vite que la musique ?", le communiqué des Allumés pose les questions que le Centre national de la Musique fraîchement créé évacue : disques, petites structures, numérisation à outrance, droits d'auteur, empreinte carbone... Partout Le Tamis de l'essentiel fait froid dans le dos. Thierry Alba dessine le vertige. Jean-Brice Godet aborde La musique au temps du corona et s'entretient avec Raphaëlle Tchamitchian, Matthieu Malgrange, Félicie Bazelaire, Alexandre Pierrepont, Nawel Benziane, Timothée Quost, Mathieu Schoenahl, Anouchka Charbey, Julien Courquin, illustrés par Johan De Moor. En intro, il rappelle un texte prémonitoire de Marc Moulin, Big Brother de 2003 ! Le premier confinement a mis le Système D à l'honneur, mais le second a mis à mal le volontarisme. Changer ses habitudes est une bonne chose pour un artiste, à condition qu'il puisse exercer son art du partage. Pour The Healing Force, Jean Mestinard interroge les doutes de Paul Wacrenier photographié par Philippe Clin. Jazz Police, un intermède (L)BD de Pic et JR qui rappelle que la confrontation ne date pas d'aujourd'hui. Efix tire le portrait du Gredin, neuf et fringant syndicat des disquaires indépendants avec Julie David, Christophe Ouali et Yves Plouhinec interrogés par Allumette. On est à la moitié du canard et on a déjà passé plusieurs heures à le décortiquer. Il reste pourtant plus de chair sur la carcasse que la somme des numéros de Jazz Magazine de l'année !

Reprise de Jean-Brice Godet qui s'est intéressé au DOC, le Doigt dans l'Oreille du Chauve, un conglomérat d'activités résistantes en Normandie. La Bretagne n'est pas en reste, Gaby Kerdoncuff évoquant ses Échos-sillons, six maisons de disques et une ribambelle de musiciens et producteurs qui d'habitude "résisdansent" en se fichant du centralisme. Laurel fait sauter les disques comme des crêpes. Yec'hed mat ! Illustré par Anna Hymas, le texte de Jonathan Thomas, membre du CRAL (EHESS), évoque Des disques politiques historiques, avec la figure, inattendue pour certains, de Jean-Marie Le Pen ! Je précise que la SERP ne possédait pas que des enregistrements d'extrême-droite, mais aussi les droits des discours de Lénine, peut-être pour mieux faire passer la pilule ? Reprise de Pierre Tenne qui recense les encyclopédies du Net (Wikipedia, Discogs, Bandcamp...) pour un Saint Thomas Swing illustré par Nathalie Ferlut. L'inénarrable Pablo Cueco, soutenu par Johann de Moor, dévoile Les abîmes du complot ("Protégez-nous de ceux qui veulent nous sauver", Livre du Deuxième Confinement). Il est aussi l'auteur d'un rébus diabolique avec Denis Bourdaud. On retrouve le médecin-urgentiste Mohamed El Khebir, présent dans le numéro 39, évoquant le ras-le-bol du nouveau confinement, avec Zou se prenant pour Van Gogh. Terminons avec les nouveautés, parce que les Allumés ce sont aussi des centaines et des centaines de disques formidables vendus sur leur site. J'apprécie évidemment la chronique de mon Pique-nique au labo par un certain T.C. avant les dernières étincelles d'Allumette par Efix et Jiair et la photo de Le Querrec commentée cette fois par Antoine Péran.

Ce n'est pas tout ça, j'ai mon ménage à faire. J'espère ne pas vous avoir saoulés avec cette distribution digne d'un générique de film hollywoodien, mais il y a là plus qu'à boire et à manger. C'est du roboratif ! Alors d'ici le prochain numéro, abonnez-vous, c'est gratuit ! À moins que vous ne préfériez soutenir...

vendredi 1 janvier 2021

Pique-nique au labo dans Revue & Corrigée


Agréable manière de commencer l'année avec un article de Pierre Durr dans le n°126 de Revue & Corrigée (décembre 2020) à propos de mon dernier album sorti chez GRRR (dist. Orkhêstra, Les Allumés du Jazz et Bandcamp).

JEAN-JACQUES BIRGÉ
PIQUE-NIQUE AU LABO
GRRR, 2xCD, 2031-32 – 2020

On retient l’idée. En ces temps de confinement, on nous interdit d’aller rendre visite à nos amis. En revanche, on peut travailler. Alors pourquoi ne pas aller dans un studio d’enregistrement, bien sûr pour travailler, mais aussi pour rencontrer d’autres personnes ? Et la musique, c’est aussi le partage d’un savoir-faire et d’émotions que l’on communique aux auditeurs... Certes, ce double enregistrement n’a pas été réalisé lors des confinements : la chronologie des 22 titres (d’octobre 2010 à décembre 2019) n’inclut pas l’année 2020... Mais ouvre une piste (c’est le cas de le dire) pour contrer les interdictions de sortie. Tout au long de ces dix dernières années, Jean-Jacques Birgé a donc accueilli pour chaque titre, ici présenté, une ou deux personnes, histoire d’enregistrer ensemble. Car pour paraphraser Guigou Chenevier, le musicien est le meilleur ami du musicien*. ll est vrai qu’en son temps, Un Drame Musical Instantané ouvrait lui aussi la porte à d’autres musiciens**. Pour ce Pique-Nique au Labo, la plupart des invités sont français, ou tout du moins résidents : violoncellistes (Vincent Segal, Karsten Hochapfel), violonistes (Mathias Lévy, Jean-Francois Vrod), saxophonistes ou clarinettistes (Antonin-Tri Hoang, Sylvain Rifflet, Alexandra Grimal, Jean-Brice Godet), guitaristes (Julien Desprez, Hasse Poulsen, Christelle Séry), batteurs et/ou percussionnistes (Edward Perraud, Samuel Ber, Linda Edsjö, Sylvain Lemêtre), vocalistes (Birgitte Lyregaard, Médéric Collignon), accordéoniste (Pascal Contet), platiniste (Amandine Casadamont), et quelques autres encore à la basse, aux flûtes, etc. Cette somme vous plonge dans des effets euphorisants (« Improvisation »), vous entraîne dans des ritournelles déjantées (« Sur trois pattes »), dans des ambiances tour à tour tendres, espiègles, savoureuses (« Je pense a ton cul »), déconcertantes (« La Patience de la dame »), entourées de mystérieux halos (« Sous Surveillance », « Masked Man »), de rires et de parenthèses conviviales (« Soyez extravagant », ou l’intro de « Accretion »), épisodiquement plus lugubre (« In Total Darkness »), sans oublier quelque référence à des tragédies (les détonations et tirs dans une ville assiégée in « Dans l’Œuvre et hors d’œuvre »***). Au-delà du choix et de la variété des sonorités et couleurs mises en jeu, le souci de la continuité et de la progressivité permet à cet enregistrement d’éviter l’écueil des compilations disparates — sachant toutefois que ces 22 pièces ne sont que des éclats scintillants issus d’une vingtaine d’albums (parmi 60 autres !) numériques conçus ces dix dernières années, et disponibles sur drame.org.

* Guigou Chenevier, Le Batteur est le meilleur ami du musicien, in PolySons, 2003.
** Voir Urgent Meeting, GRRR, 1991, et Urgent Meeting 2 : Operation Blow-up, GRRR, 1992.
*** On pense à « Starry Night » de Mazen Kerbaj.

vendredi 18 décembre 2020

Reset


Les Allumés du Jazz sont toujours à la pointe de la réflexion politique sur le monde des arts, et en particulier celui de la musique, et pas seulement du jazz ! A l'occasion de leur dernier coup de gueule intitulé Le tamis de l'essentiel et de la sortie du n°40 de leur/notre Journal, je retrouve le brouillon d'un article que j'écrivais pour le n°20. Depuis, une nouvelle génération de musiciens et de musiciennes a heureusement émergé, à la fois virtuose, profonde et affranchie, affranchie du modèle américain, affranchie des étiquettes qui les enfermaient, affranchie des paroisses qui les isolaient. Devant l'adversité, ils ont souvent constitué des collectifs. En 2013, je les avais nommés "les affranchis" ! Mais qui sait comment ils se relèveront de l'exploitation criminelle que les gouvernements font de la crise dite sanitaire ?

Article du 23 septembre 2007

Peut-on feindre de comprendre la crise du disque en incriminant le cynisme et la frilosité de l'industrie, l'incompétence des institutions, la vénalité des marchands, la faillite de la distribution, l'absence de vrais producteurs, la faiblesse de la presse spécialisée, le téléchargement gratuit, la configuration astrale ou l'âge du capitaine ? N'est-il pas nécessaire d'interroger la musique elle-même et donc ceux et celles qui la font, compositeurs et interprètes ?
Aucun mouvement nouveau ne semble avoir marqué la musique occidentale depuis l'avènement du rap, de la techno ou de l'école spectrale. Nos allons de revival en remix sans déceler aucune nouvelle façon de voir, ni d'entendre. Le passe-partout délivré aux États-Unis, qui écrabouille les cultures régionales tandis que se multiplient les reconductions à la frontière, est lui-même devenu périmé : parmi les vingt plus grosses ventes actuelles en France, aucun artiste n'était connu il y a un an et ne le sera probablement plus dans deux. Les puristes qui pensent que l'improvisation est un genre interdisent que l'on prenne des libertés avec le free. L'electro-pop transforme le jazz en big promo. La chanson française revisite ses auteurs en dix lignes de bling et dix lignes de blang. Que se passe-t-il ? Chez trop d'artistes on recherche en vain les intentions. Comme le craignait Cocteau, "certains s'amusent sans arrière-pensée".
La politique nationale ne fait que réfléchir la crise mondiale et la vie musicale n'est qu'une projection de la société qui l'a engendrée sans qu'elle ne soit plus capable de lui rendre la monnaie de sa pièce. Est-il envisageable de créer des œuvres nouvelles sans inventer de nouvelles utopies ? La résistance ne pouvant être le fait d'un seul, l'union est indispensable, la fédération salvatrice. Pourtant, si chaque artiste porte sa responsabilité dans le débat qui nous anime tous, ses réponses lui sont propres, elles le définissent.

L'enfermement

Définir peut s'avérer un piège si cela dessine les limites de l'inspiration, réduisant l'œuvre aux acquis, condamnant l'auteur à une forme d'auto-parodie à laquelle chacun sera confronté un jour ou l'autre. Comment donc évoluer avec son temps lorsqu'on est musicien et que l'on ne souhaite pas répéter éternellement les mêmes formules ? Rien n?est acquis pour toujours. Rien n'est joué. Est-il possible de s'affranchir de son inspiration première, acquise dès l'adolescence, voire dès l'enfance, pour la faire sans cesse évoluer ? Il faut déjà toute une vie pour savoir qui l'on est, laissant à sa généalogie ce qui lui revient et assumant nos choix. Le poids des désirs inassouvis des parents forgent la névrose de leur progéniture qui à leur tour, etc. et dans l'autre sens, en remontant le temps sur des générations et des générations... Garder de la place pour les rencontres. Sur des routes parallèles, le zéro croise l'infini.
Faut-il se réjouir des étiquettes qui nous collent à la peau ou les subit-on comme on marque les bêtes ? Le classement arrange les marchands, mais contraint les œuvres à s'y plier, faute de quoi elles risquent d'échouer dans la catégorie des inclassables, antichambre de la mort ou de la starification. On sait que le succès, comme l'échec, est un poison. Son action est perverse, car s'il corrompt rarement celui qui l'atteint, le succès le pousse à remercier généreusement son public, à lui faire plaisir en lui offrant ce qu'il a plébiscité. Il fait du bien au porte-monnaie et flatte l'ego, mais fige souvent l'œuvre comme on épinglerait un papillon. On pourra l'admirer à sa guise, mais plus jamais il ne volera de ses propres ailes. L'échec est évidemment encore plus cruel, car il rend amer, aigri et peut faire sombrer dans des abîmes où jeter l'éponge est un moindre mal. Préconisons raisonnablement un petit succès stable qui empêche de s'endormir sur ses lauriers ou de s'auto-détruire, et revenons à nos moutons, hélas bien mal entourés.

Microcosmos

Rares sont les analystes qui écrivent effectivement sur la musique aujourd'hui. La presse musicale, tous genres confondus, est sinistrée, condamnée à suivre la mode de façon culinaire ou à se tourner vers le passé pour récupérer ceux qu'elle négligea lorsqu'ils étaient encore en action. Existe-t-il aujourd'hui un équivalent à une revue comme jadis Musique en Jeu, de celles que l'on collectionne tant les analyses qu'elle propose font office de manifestes, de témoignages formateurs, sujets à débat et réflexions visionnaires ? Mais personne, absolument personne, ne sait où ça va, et chacun s'affole dans son coin ou fait la sourde oreille. Les musiques que nous représentons ne peuvent s'épanouir qu'entourées, promues, au-delà d'un petit cénacle élitaire.
Nombreux programmateurs du monde des jazz sont usés comme les politiciens incapables de passer la main aux nouvelles générations. Ignorant comment les recycler, on les conserve. Tout le monde finit par jouer la même chose et l'on rencontre partout les mêmes même si chacun se croit unique. L'unicité n'est pas qu'une qualité, elle isole. Seul un mouvement d'ensemble peut changer les choses. Les quelques festivals et clubs à la programmation originale sont étouffés par l'effet de masse qui polarise les projecteurs. Les institutions reproduisent leurs aides à ceux qu'ils ont déjà soutenus. La fermeture des portes est automatique. Personne ne décide plus rien. Une fois lancé, le système fonctionne tout seul. Les jeunes ont de plus en mal de mal à se faire entendre. Ils sont condamnés à payer pour jouer ou se faire enregistrer. L'analyse de la situation exige une remise à plat générale. Pourquoi faisons-nous de la musique ? Pourquoi devient-on producteur ? Quel monde souhaitons-nous construire ?

Artistes et producteurs

Il est intéressant de noter une inversion de tendance aux Allumés. Si les premiers adhérents furent des producteurs refusant l'entrée aux labels de musiciens, la plupart des nouveaux membres sont des auto-productions. Est-ce un signe de la faillite des producteurs dont c'est le métier ? Quels publics ces musiques touchent-elles ? Jouons-nous une musique d'aujourd'hui ou sommes-nous les derniers vestiges d'une époque révolue qui n'a de contemporaine que le nom, un fantasme d'un autre siècle ? Pouvons-nous laisser le soin aux majors de décider ce qui sera diffusé ? Comment évoluer avec son temps ? Il est certainement plus difficile à un musicien de changer qu'à un producteur. La névrose colle à la peau des artistes, c'est leur fonds de commerce, le terreau sur lequel ils ont bâti leur œuvre, canalisant leur folie et la transformant en fleurs ou en plantes vénéneuses. Les uns se servent de leur souffrance pour créer, aucun choix ne s'offre à eux, tandis que les autres peuvent changer leur fusil d'épaule au gré des modes et de leurs lubies. Quelles influences bénéfiques les uns peuvent exercer sur les autres et réciproquement ? Dans ce petit monde où chacun se croit paranoïaque, les artistes pourraient incarner la tendance obsessionnelle et les producteurs une forme d'hystérie !

La grande évasion

Mis à part son statut social, le seul terrain d'intervention efficace du musicien reste son art. À chacun de creuser pour mettre à jour ses racines, d'arroser la terre, tailler les branches mortes, donner une forme au feuillage. Quels rythmes représentent le mieux notre univers ou remettraient les pendules à l'heure ? Quelles lois régissent les mélodies ? L'harmonie est-elle figée par ses écoles ? Quel rôle entend-on donner à la musique dans une société où l'influence de l'étranger est régie par des quotas, sans commune mesure s'il s'agit des Etats-Unis face à l'Afrique ou à l'Asie ? La responsabilité des artistes n?est pas forcément de manifester dans les rues, encore que tout élan de solidarité interprofessionnelle ou citoyen est fortement conseillé dans ces périodes de retour à la barbarie et au vichysme, mais la question de savoir pourquoi on joue ci ou ça, comment et quelle complicité ou résistance nous entretenons par notre expression artistique est fondamentale, fondatrice. Derrière les notes de musique se lisent des intentions. Sont-elles choisies par ceux qui les jouent ou sont-elles dictées par un marché, embrigadées dans une armée qui a choisi de mettre le monde au pas, au pas de la loi, une seule, lucrative et vidée de toute substance. Existe-t-il encore un art qui ne soit pas officiel ou doit-on l'inventer ? Rien n'est joué d'avance. La dilution n'est pas inéluctable. Il est urgent de se rappeler chaque matin ce qui nous motiva pour jouer la première note et ce qu'elle signifia pour nous. Il est vital de redéfinir aujourd'hui pourquoi nous combattons.

jeudi 17 décembre 2020

Pique-nique en Birgérama


Pique-nique en Birgérama est le titre que T.C. a donné à son article sur mon dernier album, dans le n°40 du Journal des Allumés du Jazz qui vient de paraître, à moins de deux mois de son édition précédente... Ce journal papier est le seul dans son genre, politique, analytique, polémique, participatif, informatif, depuis que Jazz Magazine est aux mains de censeurs vintage (quelle drôle de conception de la presse !) et que Jazz News fait la sourde oreille, peut-être par manque de personnel ! De plus le Journal des Allumés est gratuit, et on peut également le télécharger ou le lire en ligne si l'on est allergique au papier (comme les excellents Citizen Jazz, les Dernières Nouvelles du Jazz, etc., qui n'existent que sur Internet)...

Pique-nique en Birgérama

Jean-Jacques Birgé est probablement l’un des plus agiles représentants du courant frétillantiste de ce que l’on a appelé un temps la « New Music », qui garde son potentiel de nouveauté au-delà du terme. Particulièrement bien servi par l’actualité discographique avec la réédition enrichie de À travail égal salaire égal de Un drame musical instantané (Klang Galerie), la publication de son anticipation anthropologique Perspectives du XXIIe siècle (MEG) faisant suite à plus anticipé encore, l’album Centenaire de Jean-Jacques Birgé (GRRR – disponible aux Allumés du Jazz) ou le titillant et insolite Long Time No Sea du groupe El Strøm (GRRR – disponible aux Allumés du Jazz), le voici cette fois nous conviant à Pique-nique au labo, sélection en 23 plages des innombrables séances, tant musicales qu’amicales, surgissant de son studio, aussi plein d’invités que la fameuse cabine de la Nuit à l’Opéra. C’est bourré de surprises et d’éclats en tous genres et constitue une sorte de joyeux manifeste bien de notre temps cette fois, qui fait autant, body & soul, la pique que la nique.


JEAN-JACQUES BIRGÉ
PIQUE-NIQUE AU LABO GRRR - GRRR2031-32 - 2020 / 2CD - 15 €

Jean-Jacques Birgé (kb, electronics, plunderphonics, ambience, harmonica, Jew’s harps), Samuel Ber (dm, perc), Sophie Bernado (voc, bassoon), Amandine Casadamont (vinyls), Nicolas Christenson (b), Médéric Collignon (voc), Pascal Contet (acc), Elise Dabrowski (b, voc), Julien Desprez (eg), Linda Edsjö (marimba, vib, perc), Jean-Brice Godet (cassettes, cl), Alexandra Grimal (ts), Wassim Halal (perc), Antonin-Tri Hoang (as, cl, p), Karsten Hochapfel (cello), Fanny Lasfargues (electroacoustic bass), Mathias Lévy (vln), Sylvain Lemêtre (perc), Birgitte Lyregaard (voc), Jocelyn Mienniel (fl, MS20), Edward Perraud (dm, electronics), Jonathan Pontier (kb), Hasse Poulsen (g), Sylvain Rifflet (ts), Ève Risser (voc, melodica), Vincent Segal (cello), Christelle Séry (eg), Ravi Shardja (electric mandolin), Jean-François Vrod (vln)

N.B. de JJB : Klang Galerie a également publié des rééditions, pour la première fois en CD et agrémentés de longs bonus, des vinyles Rideau ! et L'homme à la caméra d'Un Drame Musical Instantané. En mars ce sera au tour de Carnage, épuisé depuis 25 ans, avec en bonus l'enregistrement original de La Bourse et la vie interprété par le trio Birgé Vitet Gorgé et l'Ensemble Instrumental du Nouvel Orchestre Philharmonique dirigé par Yves Prin. Walter Robotka (Klang Galerie) a ajouté Rendez-vous, duo inédit d'Hélène Sage et ma pomme enregistré en 1981 !
Enfin, petite erreur chronologique dans l'article de T.C., mon Centenaire (1952-2052) précède évidemment la catastrophe de 2152 évoquée dans Perspectives du XXIIe siècle, année où a priori nous serons tous morts, y compris les enfants qui naissent aujourd'hui, à moins qu'ils tiennent 132 ans, si je sais encore compter sur mes doigts !

mardi 24 novembre 2020

Le masque


Après avoir moulé son masque en résine, Bernard Vitet l'avait peint argenté. Plus tard il fera le mouvement inverse en se teignant en noir les cheveux et la barbe, me faisant penser au Masque de Maupassant que Max Ophüls adapta au cinéma dans Le Plaisir. Bernard avait découpé un trou rond à l'endroit des lèvres, au diamètre de l'embouchure de sa trompette. Celle qui lui servait à produire son timbre velouté était évidemment derrière le masque, une fausse coulissant du tuyau jusqu'au lèvres pour faire illusion. Lorsqu'il tombait le masque, la trompette, ou le bugle, restait accrochée à ce visage semblable au sien. À la fin des années 70, pour une photo de groupe réalisée par Guy Le Querrec, dans le cadre de Jazz Magazine, réunissant la plupart des musiciens ayant joué avec Michel Portal, je ne sais plus qui s'était dévoué pour le porter en l'absence de Bernard. Mon camarade, qui ne terminait presque jamais ce qu'il avait commencé, m'imposa une séance pénible pour fabriquer également un masque à mon effigie, des pailles me sortant du nez pour respirer pendant qu'il étalait le plâtre sur mon visage. Mais il n'est pas allé jusqu'au bout...
Enfant j'adorais me déguiser en détournant les tissus de leur propos initial. J'ignore pourquoi cela déplaisait à mon père qui parlait de chienlit. Je portais des loups, des masques de carton, des postiches comme font les gosses, avec un col en fourrure en guise de barbe ou un bouchon de liège chauffé pour se dessiner des moustaches.


Rien à voir avec le torchon dont on nous oblige à nous couvrir le nez en plein air et que tout le monde tripote avec ses mains sales. Suffoquant, je n'en porte que dans les espaces fermés. Ma petite insuffisance respiratoire me le rend insupportable. Encore Le Masque d'Ophüls. J'en ai pourtant de très amusants commandés en Pologne chez Mr Gugu, Anonymous pour exprimer mon désaccord, le Joker terrorisant, coloré pour le quotidien, dragonisant très élégant, bandana intégré pour l'hiver aux références cosmique, Douanier Rousseau ou Klimt selon l'humeur. Le masque est devenu un accessoire vestimentaire comme les chaussettes et les chaussures, le bonnet et la ceinture...
Je me demande qu'est-ce que Bernard inventerait aujourd'hui. Il adorait bricoler des trucs auxquels personne n'aurait jamais pensé. La plupart du temps, il s'en serait passé, avec le prétexte de son éternelle clope au bec. Je l'ai vu en allumer une troisième alors qu'il en avait déjà une aux lèvres et qu'une seconde fumait seule dans le cendrier. Il a malheureusement fini sous assistance respiratoire, comme une sorte de masque mortuaire, mais il fumait toujours à côté de la bombonne d'oxygène au risque de faire exploser la baraque. Mon camarade ne faisait rien comme tout le monde, prenant souvent le pied inverse de l'évidence, avec une chance de tomber juste, tant les hommes se trompent. J'ai appris de lui à me demander s'il ne faudrait pas faire le contraire de ce qui est exigé ou attendu. Ce n'est pas systématique, mais c'est toujours une bonne question... Bernard me manque.

jeudi 5 novembre 2020

Souffler n'est pas jouer


Hier, je suis tombé par hasard sur un très vieux message, il n'y en avait qu'un, laissé par ma mère sur la boîte vocale de mon répondeur. Je ne l'avais pas entendu depuis. Comment est-ce possible ? Je n'en ai pas la moindre idée. Elle avait sa voix d'avant, pleine d'entrain. Drôle de coïncidence que d'avoir composé le 3103 justement hier. Elle me souhaitait mon anniversaire, me rappelant que j'étais né à 15h15. Ses vœux datent probablement d'une dizaine d'années, mais ils me sont parvenus là, comme par enchantement.
68 briquets aujourd'hui, la bonne blague ! J'avais retrouvé des dizaines de pochettes d'allumettes chez ma maman lorsque nous avions vidé son appartement juste avant son décès. J'ai donné presque tous les cigares qu'elles servaient à allumer. Je n'ai jamais fumé de tabac, ce qui ne m'empêche pas d'avoir une légère insuffisance respiratoire, mais pas de quoi me transformer en gibier de virus. J'ai laissé tomber les pétards il y a quelques années. J'avais probablement enfoncé toutes les portes de la perception qu'ils ouvraient. Faudrait-il chercher autre chose ? En ces temps de manipulation médiatique maximale, c'est une question qui devrait tous nous animer. Si les fêtes à date fixe m'ennuient généralement, l'anniversaire est un des rares rituels auquel je reste attaché, le jour où chacun/e est à son tour le héros. Ce n'est jamais une répétition, mais une addition, un mille-feuilles quantique nous permettant de voyager dans le passé à notre gré. L'avenir, lui, reste incertain.
Célibataire en période de confinement n'est pas des plus excitants. Chaque remise à zéro est pourtant chargée de promesses. Dans mon building bleu ciel j'ai un peu l'impression d'être une bille dans un carton à chaussures sur une route accidentée. Il paraît que je devrais apprécier que, en plus de bien aller, je suis seul. Accepter le vide ? Je suis un homme de partage, en amour, en amitié, dans le travail. Je vais profiter du confinement pour ranger les archives du Drame et le grenier. Au printemps je m'étais attaqué à la cave, triant clous et vis... Cette année je vais avoir un peu de mal à profiter pleinement de cette fête. L'anesthésie générale me préoccupe. De là à me faire traiter de complotiste il n'y a qu'un pas.
Sur le site de rencontres où je me suis inscrit, j'ai triché sur mon âge pour déjouer ses robots orienteurs, mais j'avoue le subterfuge dès les premières lignes de mon profil. N'y aurait-il que dans le monde virtuel que nous tombons le masque ? La tristesse s'étale au gré des petites photos trompeuses avec, dessous, le nombre des années qui ne rime à rien. Dans la vie tout se passe dans les yeux, dans cette perspective colorée où se lisent les promesses. J'en connais qui font rêver. On a beau faire des pronostiques, combien de temps dure une histoire ? Un an, quatre ans, treize ans, quinze ans ? De très belles histoires. On aimerait chaque fois que ce soit pour toujours. Or c'est maintenant que ça se passe. Un maintenant qui en précède un autre. Après, on n'en sait jamais rien. Les routes se croisent et se séparent. Jusqu'au dernier soupir. Je ne dois pas oublier la chance qui me poursuit et finira par me rattraper une fois de plus. Pas de quoi se plaindre. J'ai vécu avec des femmes que j'aimais et que j'admire encore.
Pour un grand timide, le site de rencontres permet de sauter la première approche qui m'a toujours suffoqué (mon côté extraverti est évidemment une réaction salvatrice ; lorsque nous serons autorisés à sortir je devrai vaincre cette timidité qui cache un manque de confiance en moi, séquelle de l'enfance). Sur le site, on sait tous et toutes pourquoi on est là. C'est à prendre comme un jeu, une étude sociale, j'apprends, sur moi pour commencer. Quelques verres, deux dîners, et puis bonsoir, c'est tout ce que j'avais glané il y a deux ans. Pas vraiment concluant ! Une diversion à la réclusion. Rien ne remplace le contact direct. La tendresse. N'en déplaise aux autruches, je veux vivre, jusqu'à en mourir. La survie, prônée et vécue par la plupart en ces temps où règne la peur, ne m'intéresse absolument pas. D'ailleurs, l'absolu ment. Il va falloir rentrer dans le réel, cette poésie du quotidien où, encore cette fois, tout reste à inventer. Même si l'on préférerait en éviter certaines, les surprises constituent le plus excitant des moteurs.

Illustration: Ed & Nancy Kienholz, Useful Art No. 3 (table & chairs), 1992

mercredi 4 novembre 2020

Double vue par Henri et Pablo Cueco

...
Le père et le fils ont une plume. Henri Cueco peignait, Pablo Cueco est musicien. Le père avait été l'un des animateurs de la célèbre émission de France Culture, Les papous dans la tête. Je connaissais la prose imagée du fils pour avoir œuvré dix ans avec lui dans le Journal des Allumés du Jazz. Nous avons aussi croisé le faire musical sur scène et sur galette, et j'avais chroniqué en 2018 son savoureux ouvrage sur les comptoirs du 3e arrondissement parisien. A part cela, il faut bien reconnaître que le zarb est le seul instrument à rimer avec barbe, que Pablo entretient comme un jardin.
Bagnoletais, je me souvenais que le plasticien y avait cofondé la Coopérative des Malassis avant que je m'y installe. Georges Aperghis y dirigera l'ATEM, et puis tout disparut, comme les Rencontres chorégraphiques et Lutherie Urbaine. Les incultes nous le font bien sentir aussi à l'échelon national, en cette période aussi absurde que cyniquement organisée, la culture ne serait pas de première nécessité. Méfions-nous de plus belle ! L'art est le dernier rempart contre la barbarie. Quel sort les laquais des banques nous réservent-ils ?

...
C'est une autre histoire de banlieue que les Cueco nous content, chacun de son point de vue, Papa avec Le gang des petits vélos, Fiston avec Vol dans la nuit. Le vol à l'arraché est suivi de part et d'autre de petits textes socio-politiques toujours teintés d'humour, là encore en fausse symétrie : le 11 septembre 2001, les manifs... Il suffit de retourner le petit fascicule en champ/contrechamp pour apprécier à quoi tient la mémoire de chacun. Ce délicat hommage d'un fils à son père se lit facilement, comme des bulles de savon irisées dans la nuit désertée, interdite. Tel Henri, tel Pablo, ça se déguste pourtant accompagné...

→ Henri Cueco & Pablo Cueco, Double vue, Qupé éditions, 7€

lundi 28 septembre 2020

Ce sera arrivé hier


Mes yeux se ferment. Je n'avais presque pas dormi. Les mots s'allumaient : haie, haie qu'il faut sauter, change ou chance, étage, dégringoler, lève, lève, j'ai mis ma gaine, c'était prudent, recule, reculer me semblait une mauvaise idée, plante, plutôt planté, mais la machine ignore les accents. C'est ainsi que je reconnais les importuns qui me sonnent. J'avais pesé le pour et le contre. Après la rupture cela ne s'est pas arrangé. Comment voulez-vous ? J'aurais voulu mettre le volume à fond, mais j'ai perdu l'habitude de poser un disque sur la platine. Pour qui écrire ? Pour celles et ceux qui me liraient, évidemment ! Alors je fouillais dans les archives. J'avais remarqué qu'il y avait plus de "like" sur les vieux articles que sur les nouvelles fringues. Pareil pour les rééditions. Où est passée la curiosité pour les choses qui n'existent pas encore ? Ce sera arrivé hier. Voilà un moment que je faisais tout ce que je pouvais pour trouver une issue heureuse. Mais rien rien ne bougeait. Ni haut ni bas. Calme plat. Alors j'ai posé les mêmes questions. Une fois. Deux fois. Trois fois. Jusqu'à ce que ça pète. Enfin, c'est un bien grand mot. Même si ça fait mal. Pas mâle en tout cas. Pour finir. Hé, pas pour en finir ! Vous avez raté le début ? Pas un cil ne bougeait. Dehors les bambous couchés. Dedans les chats mouillés. C'est dans l'ordre des choses. L'ordre est un leurre. Il faisait froid. J'ai lancé le chauffage. Brûlé des bûches. Séché mes larmes près du radiateur. Et puis, agité les bras pour combler le vide. On avait eu le calme sans le luxe ni la volupté. Pas moyen de voyager. Même invité. J'aurais bien pris la tangente. Hélas la police vieille au grain. Il pleut. C'est tout ce qu'il sait faire. Tout va très vite, mais ça ne passe pas. Dormir éteint l'heure. Peut-être que demain il n'y paraîtra plus. Recommencer. Sans cesse. Sans répétition. Sans se répéter. Remettre son titre en jeu. Il nous a fallu un peu de courage pour braver l'embouteillage. Reparti à vide, il restait à tenter le goutte à goutte. J'ai peur d'aller me coucher. De l'autre côté du pont. Mes fantômes. Les yeux me brûlent.

jeudi 24 septembre 2020

Les Allumés du Jazz, plus politique que jamais


En quittant la Gare de l'Est, j'ai commencé par l'Encyclopédie d'Albert Lory à la page 2 illustrée par Johan de Moor, Matthias Lehmann, Jeanne Puchol et Jop, mais j'ai eu beau m'appliquer pendant tout le voyage je n'avais pas terminé ma lecture du Journal des Allumés du Jazz en arrivant à Strasbourg. Cela donne une petite idée de la densité du contenu de cette "sacrée publication gratuite à la périodicité diablement aléatoire". On peut aussi soutenir cette initiative de l'association rassemblant une soixantaine de labels de disques indépendants si la politique criminelle dite "sanitaire" ne vous a pas mis sur la paille, parce que franchement je ne connais aucune revue musicale à nourrir autant l'intellect. Il est même possible de lire en ligne, mais il vous manquera le grand format bourré de petits dessins, l'odeur et le bruissement du papier.
Je ne peux qu'abonder dans le sens du communiqué revendiquant l'indépendance des petits producteurs, mon label GRRR fondé en 1975 ayant résisté à toutes les absurdités, faillites, démissions, fausses révolutions, pilonnages, etc. que les fossoyeurs vénaux ont semé sur notre route. Mes quelques disques sortis chez des majors ont disparu tandis que ceux que nous avons sortis nous-mêmes continuent leur petit bonhomme de chemin. Mohamed El Khebir rappelle les jours heureux du Conseil National de la Réistance. Stéphane Enjalran conte une victoire des salariés d'Amazon. Davu Seru et Léo Remke-Rochard évoquent les journées combustibles qu'ils ont vécues à Minneapolis autour du meurtre de George Floyd. Rémi Guirimand s'appuie sur John Dowland pour revendiquer l'espoir que ça change. Pierre Tenne souligne l'importance sociale et personnelle de la musique dans nos vies. Pablo Cueco reprend ses brèves de comptoir avec un humour inextinguible. JR et Pic proposent une bande dessinée virale sur l'influence la maladie en musique. Un musicien, Clément Janinet, et trois musiciennes, Claudia Solal, Sakina Abdou, Mirtha Pozzi répondent à des questions moins farfelues qu'elles en ont l'air, de manières aussi personnelles que leurs œuvres. Pierrick Hardy, compositeur-arrangeur-guitariste-clarinettiste (quand on est artiste il faut faire tous les genres, clamait Bourvil), s'entretient avec Jean Mestinard sur le partage que représente la musique. Et nous n'en sommes qu'à la moitié des grandes pages.
Eve Risser, Antonin Gerbal, Sébastien Béliah, Pierre-Antoine Badaroux et Joris Rühl expliquent à Jean-Brice Godet leur lien avec le label Umlaut. Pierre Tenne et Pablo Cueco reviennent sur les possibilités de la radio, sa complémentarité avec les disques. Jean Rochard fustige ceux qui se gargarisent du mot "création" pour mieux l'étouffer. Fabien Barontini souhaite en finir avec la rengaine de la rentabilité. Les Allumés s'enorgueillissent de la place des femmes dans le Journal, hum, là je me souviens qu'il a fallu faire un effort parce qu'au début, hum hum, mais bon, l'important c'est que tout le monde en soit conscient aujourd'hui ! Marie Soubestre réhabilite Hans Eisler et son humour. Vous avez compris que « Les Allumés du jazz sont le seul journal de jazz à maintenir un point de vue politique sur cette musique », comme l'écrivait Francis Marmande dans Le Monde diplomatique de décembre 2004 ! Passé et futur étant intimement liés (même et surtout dans le présent d'une "improvisation"), on ne s'étonnera pas de trouver un article de Guillaume Kosmicki sur le Théâtrophone de 1881. Un rébus, le catalogue des nouveautés, la chronique d'un livre de Jean-Marc Montera sur Derek Bailey (chez un éditeur indélicat), un hommage au contrebassiste Beb Guérin disparu il y a déjà 40 ans (en 1980, Rideau !, le deuxième vinyle d'Un Drame Musical Instantané lui était dédié), le 14e épisode de la BD Allumette fait des étincelles ! et la photo de Guy Le Querrec commentée par Philippe Laccarrière, terminent en fanfare ce trente-neuvième numéro.
Spécialité de la revue, les 28 pages noir et blanc sont illustrées par des dessinateurs de BD et de presse, cette fois Edith, Zou, Nathalie Ferlut, Thierry Alba, Gabriel Rebufello, Emre Orhun, Pic, Laurel, Andy Singer, Sylvie Fontaine, Cattaneo, Julien Mariolle, plus des photographies de Seitu Jones, Francis Azevedo, Gigantonium, Tatiana Chevalier, Blidz, Milomir Kovacevic, Gildas Boclé et l'incontournable Guy Le Querrec. Un fascicule en quadrichromie est glissé au milieu des feuilles noir & blanc ; intitulé Le CD a ses charmes, il répertorie 9 bonnes raisons de ne pas l'oublier agrémentées d'un texte éloquent d'Olivier Gasnier. Cette litanie d'auteurs ne m'encourage pas à rechercher les liens de chacun/e ; je vous laisse ce soin si votre curiosité est égale à la mienne...

vendredi 11 septembre 2020

Le film des films


Article du 8 avril 2007

Les Histoire(s) du cinéma paraissent enfin. Le feuilleton se clôt sur une ouverture, la parution en France du coffret de 4 dvd tant attendus (Gaumont, sous-titres anglais). J'ai écrit trois précédents billets sur la saga godardienne : d'abord le 6 juin au moment où les courts métrages avec Anne-Marie Miéville sont sortis chez ECM, puis le 19 juillet lorsque je me suis découragé et enfin le 14 septembre quand j'ai craqué pour l'édition japonaise. Voilà c'est là ! Ces Histoires contredisent-elles Eisentein puisqu'elles représentent une somme plus qu'un produit ? Le film des films. Intelligence et poésie. Le piège et la critique. Identification et distanciation. Lyrique autant qu'épique. Les ultimes soubresauts d'une cinéphilie née avec les Lumière et qui n'en finit pas de s'éteindre avec le nouveau siècle.


Cette version française n'abrite pas l'admirable index obsessionnel des japonais, mais si l'on ne lit pas cette langue cela ne sert hélas pas à grand chose. Dommage que Gaumont ni JLG ne l'aient reproduit, chaque document y est indexé et accessible instantanément, une sorte d'hypertexte à la manière d'Internet, pour chaque citation, musique, texte, film... Ils ont par contre ajouté trois suppléments. D'abord 2 x 50 ans de cinéma français, 50 minutes où Godard, avec la complicité de Miéville, fait péniblement la leçon à Michel Piccoli, mais où il montre aussi comment la consommation immédiate de produits culturels ne fait pas le poids devant l'histoire. Les images sont parfois remplacés par un carton, NO COPY RIGHT, révélant probablement le compromis ayant permis que les Histoires voient le jour. Il faudra que je vérifie si l'édition française de son chef d'œuvre a été également expurgé de certaines séquences pour cette déraison. Je n'ai encore regardé que les suppléments qui sont plutôt des compléments.
Deux conférences de presse cannoises, la première de 1988 intitulée La télévision, la bouche pleine, la seconde de 1997, Raconte des histoires, mon grand, complètent le tableau de manière éclatante.

LES HISTOIRE(S) DU CINÉMA AUX OUBLIETTES


Article du 19 juillet 2006

Nous souhaiterions vous informer des derniers changements concernant votre commande. Nous avons le regret de vous informer que la parution de l'article suivant a été annulée : Jean-Luc Godard (Réalisateur) "Histoire (s) du cinéma - Coffret 4 DVD". Bien que nous pensions pouvoir vous envoyer ces articles, nous avons depuis appris qu'il ne serait pas édité. Nous en sommes sincèrement désolés. Cet article a donc été retiré de votre commande. Le compte associé à votre carte de paiement ne sera pas debité. En effet, la transaction n'a lieu qu'au moment du départ d'un colis.
Dans le dernier numéro du journal des Allumés, j'annonçai la sortie imminente d'une œuvre majeure de JLG : On attend toujours avec impatience cette œuvre audio-visuelle unique, indispensable, duelle et unique, L'Histoire(s) du cinéma (...) dont la sortie est sans cesse repoussée, probablement pour une question de droits tant le maître du sampling y accumule les citations cinématographiques. Oui, en voilà de l'information, du monumental, du poétique freudien, de l'image et du son, de la musique (catalogue ECM) et des voix? Chacun y fait son chemin, alpagué par une citation intimement reconnue et qui vous emporte très loin. Chacun y construit sa propre histoire, la sienne et celle du cinéma. C'est un film interactif, plus justement, participatif. Devant ce flux incessant et multicouches (Godard accumule au même instant des images d'archives, son quotidien, des photos, les voix d'antan et la sienne, la musique, les bruits, tout cela mixé et superposé) à vous de trier, d'extraire, d'y plonger ! Un conseil : laissez le poste allumé et vaquez à vos occupations sans vous en soucier. En fond, mais à un volume sonore décent. Passant à proximité, vous aurez la surprise de vous faire happer par tel ou tel passage. Là tout chavire, ça vous parle, à vous seul, identification due au jeu des citations, nouvelle façon de voir et d'entendre. Le génie de J-LG retrouvé. Et vous, au milieu, le héros de cette saga, l'unique sujet. (JJB, ADJ n°16)
Ici même le 16 juin, après plusieurs annonces de report, je commentai : Comment Godard négocie-t-il l'emprunt de ces milliers d'extraits protégés par le droit d'auteur ? Il est à parier que cette question n'est pas étrangère à l'ajournement des Histoire(s) en DVD. Godard cite, certes, mais avec ces emprunts il produit une œuvre nouvelle, totalement originale, à la manière de John Cage en musique. De toute façon, sa filmographie n'est qu'un tissu de citations, littéraires lorsqu'elles ne sont pas cinématographiques. Il n'y a pas de génération spontanée, Godard assume le fait que nous inventons tous et tout d'après notre histoire, la culture. Le travail du créateur consiste à faire des rapprochements, à énoncer des critiques, à produire de la dialectique avec tous ces éléments.
Existaient déjà l'édition papier Gallimard et la version audio en CD remixée pour ECM, mais il manquait fondamentalement l'original filmique. Grosse déception, Amazon avertit que ce chef d'œuvre absolu ne sera pas édité. Il ne me reste plus qu'à recopier l'enregistrement VHS réalisé sur Canal+ il y a une dizaine d'années, grâce à mon graveur DVD de salon, simple comme bonjour, Bonjour Cinéma !

[Photo de Guy Mandery parue dans Le Photographe en 1976 : à droite, de trois quart dos avec catogan, on reconnaîtra le jeune collaborateur de Jean-André Fieschi, ayant mission de récupérer une paluche (caméra prototype Aäton qu'on tenait au bout des doigts) rapportée de Grenoble par JLG. Entre nous, le chef opérateur Dominique Chapuis. De dos, en costume blanc, je crois me souvenir qu'il s'agissait de Jean Rouch. Je fus nommé représentant de Aäton à Paris, mais je perdis l'affaire au bout de deux jours, après une mémorable soirée chez les frères Blanchet avec Jean-Pierre Beauviala, où Rouch se montra à mes jeunes yeux tel un grotesque mondain se gargarisant d'histoires que je considérai du plus mauvais goût, soit simplement sexistes et racistes. Le second degré avait dû m'échapper, mais Rouch était extrêmement différent sur le terrain et à Paris, et chaque fois que nous nous rencontrâmes je ne pus m'empêcher de me retrouver en profond désaccord avec lui, comme, par exemple, sur la diffusion des archives Albert Kahn qu'il aurait préféré voir projeter muettes et non montées, quitte à ce que cela ne touche qu'une poignée d'aficionados élitistes. Ceci n'enlève rien à la beauté de ses films (revoir Chronique d'un été coréalisé avec Edgard Morin, et le passionnant coffret incluant, entre autres, Les maîtres fous).]

HISTOIRE(S) DU CINÉMA, ÉDITION JAPONAISE


Article du 14 septembre 2006

J'avoue, j'ai craqué ! Désespéré par une édition française de plus en plus improbable, j'ai commandé le chef d'œuvre en 8 parties et 5 DVD de Jean-Luc Godard sur Amazon.co.jp, ici au premier plan. Comme je ne lis pas le japonais, à côté des films évidemment en français, je peux difficilement profiter de l'admirable système de référencement numérique de cette édition. Cela me permet tout de même de me repérer un peu dans ce foisonnement d'informations, textes, images, films, musiques... Les deux autres éditions, discographique et littéraire, forment un excellent complément, puisque la première, bande son remixée spécialement pour le coffret de 5 CD paru en 1999 chez ECM, livre l'intégralité des textes, et que la seconde, publiée un an auparavant par Gallimard en 4 volumes, offre de magnifiques illustrations en couleurs.
Il ne me reste plus qu'à faire ce que j'ai toujours préconisé, diffuser en boucle cette encyclopédie unique et boulimique sans y faire vraiment attention, en me laissant imprégner par les mots, les images et les sons. Dans cette auberge espagnole chacun peut ainsi retrouver ses émotions passées jusqu'à se sentir personnellement visé. À cet égard, l'exposition au Centre Pompidou fut la sobre continuation de cette démarche. Une sensation d'intimité éternelle, universelle, me gagne ainsi doucement, comme lorsque j'écoute la Radiophonie de Lacan... Révélation de l'inconscient, impression d'avoir toujours su ce qui est raconté et montré, et pourtant comme si c'était la première fois, comme si enfin le monde nous était révélé dans sa complexité et sa simplicité...
Les huit parties sont titrées Toutes les histoire(s), Une histoire seule, Seul le cinéma, Fatale beauté, La monnaie de l'absolu, Une vague nouvelle, Le contrôle de l'univers, Les signes parmi nous.
Histoire(s) du cinéma n'est pas seulement le chef d'œuvre de Jean-Luc Godard, film(s) dans le film, c'est probablement la meilleure œuvre critique qui n'ait jamais été produite sur le sujet ; raconter ce qu'est ou fut le cinématographe en laissant à chacune et chacun le privilège de son interprétation en fait le film le plus emblématique de toute son histoire.

samedi 29 août 2020

Démasqués


Si vous souhaitez respirer en évitant la prune à 135€, promenez-vous une clope au bec ! Pas besoin de l'allumer, il y a déjà 73000 morts du tabac par an en France... Fumeurs, l'État ne vous aura pas épargnés.
Vous pouvez aussi manger toute la journée en marchant, mais, attention, le virus est friand des obèses et c'est la deuxième cause de décès après le tabac !
Autre méthode, si vous croisez un pandore, prenez vos jambes à votre cou, les joggers ne sont pas concernés par le port du masque obligatoire.
Marchands de vélos, c'est le moment de monter les prix !
Si toutes ces mesures vous échappent, restez chez vous, bonnes gens, dormez en paix et ne rêvez surtout pas que vous pourrez manifester contre la bande d'incompétents qui nous gouvernent, c'est streng verboten...

mercredi 19 août 2020

Un livre, un pouce, un film


Article du 31 mars 2007

Alors que j'écrivais un article sur les films d'animation pour un numéro du Journal des Allumés, je reçois le nouveau catalogue d'Heeza, le magasin en ligne des produits dérivés du cartoon, où figure un dvd inhabituel. Co-produit par l'Université de Rennes 2 Crea-Cim et les éditions d'artistes Lendroit, il présente un échantillon de l'épatante collection de flip books de Pascal Fouché dont le site est entièrement consacré au genre. Pendant 3h40, Votre pouce fait son cinéma en feuilletant les petits carnets réunissant 130 ans d'images papier animables. Les 308 flip books choisis sont classés par thèmes, du premier folioscope en 1895 aux recherches graphiques les plus contemporaines en passant par les animaux, l'architecture, la danse, l'érotisme, les livres d'artistes, la musique, la publicité, les sciences et techniques, le sport, etc. Des auteurs aussi différents que Muybridge, Chris Ware, Moebius, Guillermo Mordillo, Yoji Kuri, Andy Warhol, Robert Breer, Peter Foldes, Oskar Fischinger, Gilbert et George, Christo et Jeanne-Claude, Keith Haring, Franck Gehry, Paul Cox, Émile Cohl et des centaines d'autres sont animés par des doigts anonymes. Petite originalité du support, les sous-titres peuvent faire apparaître les infos sous chacun des flip books. Le son, minimaliste au possible, n'est rien d'autre que le bruit du feuilletage. C'est à la fois un voyage dans le pré-cinéma et une plongée dans l'animation actuelle. Amusante coïncidence, le catalogue 98-99 des Allumés présentait un flip book d'Antonio Garcia-Leon de 432 pages, un film à l'endroit, un autre à l'envers !
[Jusqu'au 31 août 2020] le dvd Un livre, un pouce, un film est commandable pour seulement 4 euros !!!

vendredi 7 août 2020

Bernard Stiegler, la musique est la première technique du désir


Début 2008, nous avions rencontré Bernard Stiegler dans la cadre d'une enquête sur la fonction de la musique aujourd'hui, que Jean Rochard et moi réalisions pour le Journal des Allumés. Je le republie aujourd'hui en mémoire du philosophe décédé hier 6 août. Il aura abrégé ses souffrances qu'il traînait depuis plusieurs mois...

Il est agréable d'interviewer quelqu'un qui se préoccupe d'abord de ses deux interlocuteurs et du médium à qui il s'adresse et que nous représentons. Bien que nous nous souvenions très bien, et avec plaisir, de son frère Dominique lorsqu'il était journaliste à Révolution, nous ignorions l'attachement au jazz de l'ancien directeur de l'Ircam, de sa passion absolue pour cette musique jusqu'à son emprisonnement pour vol à main armée en 1978. Stiegler eut la sagesse de faire son coming out sur ses activités délinquantes et écrivit Passer à l'acte en 2003 sur ce qui lui permit d'entrer en philosophie. La lecture d'un article passionnant sur la perte de la libido, conséquence de l'uniformisation, écrit pour Le Monde Diplomatique, nous donna envie de l'interroger sur les changements sociaux que la musique peut produire et comment sa fonction se transforme aux mains d'une industrie dont le moteur "essentiel" est le marketing.
Nous sommes surpris par son "optimisme" quant à l'avenir des nouvelles technologies lorsqu'il ne peut imaginer autre chose que l'écroulement d'un système qui a poussé la manipulation jusqu'à l'absurde, par sa désincarnation morbide et ses tentatives d'uniformisation des consciences. Il appelle "s'accaparer" ce que je nomme "pervertir", mais nous sommes d'accord sur la position à adopter face aux machines. Pour lui, l'objet est pervers et nous sommes en charge de le dé-pervertir en trouvant une façon positive de le détourner au profit de l'intelligence, de le pousser vers l'échange. Ainsi, en tapant ces lignes, j'écoute les conférences d'Ars Industrialis au format mp3. Rien ne sert de diaboliser les soubresauts technologiques, il vaut mieux apprendre à s'en servir, tout en restant vigilant sur les dérives de contrôle qu'elles risquent de générer. Le poids de Google est, par exemple, de plus en plus inquiétant.
Bernard Stiegler, actuellement directeur du département du développement culturel au Centre Georges-Pompidou, dirige également l'Institut de Recherche et d'Innovation (IRI) où il nous reçoit. La veille à Ivry, dans le cadre de Sons d'Hiver, eut lieu un débat sur la question : la musique vaut-elle encore le dérangement ? qui figurera aussi, entre autres, dans ce numéro 21.
Tous les numéros sont téléchargeables sur le site au format pdf.
Vous pouvez aussi lire les deux derniers livres de Stiegler : Économie de l'hypermatériel et psychopouvoir (entretiens chez Fayard) et Prendre soin (gros bouquin sur la jeunesse chez Flammarion).

INVENTER L'AVENIR, ENTRETIEN AVEC BERNARD STIEGLER
par Jean-Jacques Birgé et Jean Rochard, transcrit par Christelle Raffaëlli, illustré par Sylvie Fontaine.


Entretien avec Bernard Stiegler par Jean-Jacques Birgé et Jean Rochard, transcrit par Christelle Raffaëlli, paru début 2008 dans le numéro 21 du Journal des Allumés du Jazz.

Le philosophe Bernard Stiegler nous reçoit dans son bureau de l’IRI (Institut de Recherche et d’Innovation) dont les fenêtres donnent sur le Centre Pompidou où il est directeur du développement culturel. Nous l’avions connu directeur de l’Ircam, mais lors de notre entretien, nous apprenons son ancienne dévotion pour le jazz à l’époque où, jeune homme, il avait un club à Toulouse, période qui se soldera par son incarcération pour vols à main armée comme il le raconte dans son livre Passer à l’acte (Galilée). Ses deux derniers ouvrages, Économie de l'hypermatériel et psychopouvoir (entretiens chez Fayard) et Prendre soin : Tome1, de la jeunesse et des générations (Flammarion), abordent des sujets qui nous sont chers. S’appuyant sur ses recherches sur les nouvelles technologies et les usages qui en découlent, Bernard Stiegler pense que le capitalisme de production devenu capitalisme de consommation s’autodétruira à force de monopoles, de contrôles et d’uniformisation, engendrant une perte de la libido et donc du désir.


Jean Rochard : Qu'est-ce que la musique a apporté à l’humanité ?

Bernard Stiegler : Une première question pourrait se poser : “quand la musique apparaît-elle?”. L’humanité (mais tout le monde n’est pas d’accord là-dessus), existe depuis deux millions d’années si l’on appelle humain un être bipède qui produit des objets techniques. Si vous demandez aux préhistoriens, la musique a 40 000 ans. À s’en tenir à la documentation préhistorique, il n’y a pas auparavant de musique, ce qui est hautement problématique.

Jean-Jacques Birgé : Je tiens une bande directement d'André Leroi-Gourhan, enregistrée en Russie avec des os de mammouth...

BS: On assigne la musique au premier instrument de musique considéré comme tel, le rhombe en os, daté de 40 000 ans. Est-ce que ça signifie qu’il n’y a pas de musique avant? J’aurais tendance à penser qu’elle commence avec l’hominisation, il y a deux millions d’années, avec le travail pour être plus précis, avec la rythmologie du travail. On ne connaît pas de société humaine sans musique. Plus les sociétés sont anciennes, plus la musique semble être importante dans la relation sociale entre les individus. Aujourd’hui, paradoxalement, un de ses aspects majeurs est qu’elle est absolument partout. Mais dans quelle mesure constitue-t-elle encore une relation sociale ? Les conditions de diffusion dominent plus que la musique elle-même. La musique, en tant qu’objet temporel, pouvant envahir le temps qui est aussi une conscience vivante, a un pouvoir sur les êtres humains qui a été en partie agencé avec le cinéma et remplacé par lui: elle a comme le cinéma un pouvoir de capter le temps de l’attention humaine. C’est aussi sa fonction dans le travail, par ses capacités de coordination, de synchronisation des individus, de leur attention, de leurs gestes, etc. Elle possède aussi un pouvoir extatique, qui se traduit par ce qu’un grand anthropologue, Gilbert Rouget, appelle la transe. Elle seule offre ce pouvoir de sortir de ses gonds. En tout cas, elle a pu le faire pendant très longtemps. C’est en fait un objet extrêmement paradoxal parce qu’elle a un pouvoir à la fois de synchronisation et de contrôle, et de singularisation extrême. Le saxophone ne s’est pas développé grâce à l’armée par hasard - et ce n’est pas par hasard que l’armée a investi au XIXème siècle dans les cuivres comme moyen de contrôle non disciplinaire et par la pénétration des âmes. Albert Ayler est devenu musicien à l’armée, et ce n’est pas par hasard.

JJB: Depuis quelques décennies, on ne peut plus aller acheter un pantalon sans être massacré par la musique mais ce qui est bizarre en même temps, c’est qu’il semble qu’il y ait beaucoup d’acheteurs potentiels qui supportent très mal…

BS: De plus en plus de gens s’en plaignent et je pense qu’on va vers des décrochages à et égard. On ne peut jamais analyser la musique seule hors de son contexte. Je suis un adversaire de l’art pour l’art. Il y a cependant une époque où l’art pour l’art s’est constitué en réaction à l’instrumentalisation de la musique par la noblesse, par le clergé, par l’armée. Il y a eu un moment faste et beau de l’art pour l’art, mais on n’en est plus du tout là : aujourd’hui l’art est pour le marketing… La musique véritable, la musique en acte, si l’on peut dire, est une pratique de mise hors contrôle - y compris par les mêmes institutions et les mêmes dispositifs qui en font un dispositif de contrôle. Je ne suis pas croyant, mais il m’arrive quand même d’assister à des offices religieux et de me sentir sous le pouvoir de quelque chose qui me fait accéder effectivement à des états tout à fait anormaux. J’ai été un passionné de musique, mais vraiment archi-passionné, je rêvais de faire votre métier d’ailleurs à un moment donné.

JR: Pourquoi le dire au passé ?

BS: J’ai arrêté d’en écouter en prison - sinon à la radio : j’écoutais Le Matin des Musiciens. À l’époque où j’ai été incarcéré, la musique était pour moi absolument vitale. J’avais créé une sorte de bistrot jazz pour pouvoir y écouter de la musique tout le temps. J’y accueillais des musiciens, j’y faisais le “ DJ”, je considérais que mon métier était de faire découvrir la musique aux autres - tout en vendant de la bière. Je passais des heures dans les magasins de disques pour essayer de trouver de bonnes choses à faire écouter. C’était une période de ma jeunesse où j’avais une pratique de l’écoute rigoureuse. Puis j’ai arrêté, d’abord parce que je suis allé en prison, et que j’ai perdu presque toute ma discothèque, peut-être aussi parce que j’ai rationalisé la situation en me disant que de toute façon toute cette histoire du jazz qui m’avait complètement habité était sans doute un peu finie. À ma sortie de prison en 1983, il y avait encore des disques magnifiques - par exemple, de Charlie Haden, Ballad of the Fallen, que m’a offert mon frère Dominique, mais j’avais l’impression que ce n’était quand même plus comme dans les années 60 ou 70 : pour moi ces années sont la grande époque du jazz moderne.

JR: Ça pourrait être une sorte de rapport d’addiction ?

BS : L’amateur est une figure du désir, et le désir est addictif. Quand vous vous retrouvez en prison sans vos objets de passion, c’est terrible, vous avez l’impression qu’on vous a arraché les bras, les jambes, la tête. Le pire pour moi, c’était la musique et l’alcool. Je ne pouvais pas commencer une journée sans me mettre un disque. Aujourd’hui, c’est totalement fini. Il y a bien là quelque chose qui est de l’ordre de l’addiction, mais c’est une addiction positive.
Pour revenir à votre question : la musique nous permet de sortir de nos gonds, elle permet à la fois le contrôle social et le passage hors contrôle. Elle est capable de produire en même temps de la synchronisation et du diachronique, c’est-à-dire de la singularité, de l’improbable, et de l’improvisation. La première musique que j’ai écoutée, c’était de la musique classique. Ma mère – dans ma famille, nous étions de condition modeste, comme on dit, mais mes parents, et surtout ma mère, faisait partie de ce monde populaire qui croyait à la culture et voulait que ses enfants soient bien éduqués – ma mère achetait ainsi des disques par l’intermédiaire de ce qui était alors la Guilde du Disque, et c’est ainsi qu’enfant, j’ai découvert, Schubert, Beethoven et quelques autres. Quant au jazz, je crois que j’ai commencé à en écouter en 64-65. C’était le début du free jazz, Coltrane était en pleine activité. J’habitais Sarcelles. Ce n’est pas très drôle d’habiter Sarcelles. Mais Sarcelles en écoutant Coltrane ou Mingus, c’est beau et grand, cela promet.

JJB : C’est une époque unique au niveau artistique en général et pour l’imagination.

BS : C’est vrai. Il n’empêche que je trouve que le jazz est à part. D’abord parce que cette musique est d’une qualité incroyable et littéralement miraculeuse. C’est une musique d’une très grande précision qui s’est inventée en très peu de temps. Il y a bien entendu aussi de belles inventions dans le rock, dans le rhythm and blues, mais dans le jazz, il se passe quelque chose d’incroyablement resserré, d’extraordinairement intense. C’est mon histoire : je vous restitue la chose comme je crois me souvenir de l’avoir vécue. Par ailleurs, un concours de circonstances a fait que je me suis retrouvé à habiter, après avoir quitté Sarcelles, à 300 mètres du Chat qui Pêche. Du coup, je me suis mis à rencontrer des musiciens, beaucoup de musiciens. C’est un peu après cette époque que j’ai monté mon bar musical à Toulouse, en étant passé par diverses aventures. De nos jours la musique est devenue un outil de contrôle extrêmement trivial. Autant les industries culturelles dans les années 40, même 30, aux États-Unis ont une grande inventivité, une grande intelligence, justement en matière de production et d’organisation de la production essentiellement américaine, autant aujourd’hui je pense que c’est la bêtise absolue qui domine de façon écrasante, non que les gens sont bêtes, mais on ne croit plus du tout à autre chose qu’au marketing.

JJB: La religion précède…

BS: La religion c’est autre chose, tout autre chose que le marketing - et ce fut très inventif. Il n’y guère de rituel ou de culte sans musique. La musique, comme phénomène temporel qui épouse le temps de la conscience, qui y entre et l’envahit, a un pouvoir unique à cet égard, jusqu’à l’apparition du cinéma. Jusqu’au cinéma, il n’y avait que deux manières de contrôler le temps des consciences des individus, c’était ou la musique, ou le discours, mais les deux, musique et paroles, c’est à dire chant, poésie - mais dans tous les cas, ce que Husserl décrit comme des objets temporels.
En ce moment même, je suis en train de parler : je produis un objet temporel, qui est d’ailleurs une sorte de musique en réalité, dans la mesure où la voix est un instrument de musique très spécial, un instrument que tout le monde pratique sans le savoir - la langue est une sorte de musique, et c’est ce qu’enseigne la poésie. C’est aussi ce que l’on découvre quand on va au Vietnam et qu’on ne parle pas vietnamien : on découvre dans cet idiome dont la prosodie est si différente de la nôtre une sorte de musique. Sur un autre registre, si j’ose dire, on doit réfléchir à ce que raconte Giono, à propos d’un village de Provence où, pendant les guerres de religions, on avait arraché la langue à tous les habitants du village : ils se mirent à jouer de l’harmonica, raconte Giono. L’harmonica ne peut ainsi remplacer la langue que parce que celle-ci a d’emblée quelque chose de musical.
Au moment où arrive le cinéma, un nouvel objet temporel apparaît, qui capte temporellement l’attention par les yeux, et puis se développe l’énorme machine de ce qu’on appelle l’audiovisuel. On voit maintenant avec l’iPod se répandre de nouvelles façons d’écouter. Tout cela bouge énormément - et c’est l’organologie du problème. L’organologie générale que j’essaye de théoriser analyse les conditions techniques, les conditions corporelles - y compris le cerveau et l’appareil psychique qui s’y forme - et les conditions sociales qui relient les appareils psychiques et qui sont leurs autres conditions de fonctionnement. Les conditions corporelles, ce sont les organes, l’oreille, la langue, les mains, le cerveau; les conditions techniques, ce sont les organes artificiels; et les conditions sociales, ce sont les organisations, tout cela étant inséparable. Un organe humain n’est jamais sans organe technique et un organe technique n’est jamais sans organisation sociale.

JJB: Tout ce qui est dématérialisation des supports relève de formats qui ne correspondent pas du tout, pas plus à la musique contemporaine qu’à la musique que nous produisons. Des formats chansons en définitive.

BS: Le mp3 est un vecteur technique qui est aujourd’hui investi - le mp3 et l’iPod font système - par des gens qui ont compris, il y a quinze ans, aussi bien Microsoft qu’Apple, que le multimédia était l’avenir de l’informatique. Cela m’intéresserait d’ailleurs de savoir ce que vous pensez de la mort du disque.

JR: Je pense que c’est la musique qui est attaquée en fait au travers du disque. Je ne pense pas que le disque soit un objet sacro-saint, mais un objet très curieux qui a pris une sorte d’autonomie dans la manière dont il va se séparer de l’exécution publique pour devenir un endroit…

BS: Ce dont Coltrane est un point culminant…

JR: Un endroit de création, soit effectivement par le rapport que peut avoir un musicien comme John Coltrane au studio, c’est-à-dire qu’il appelle son producteur Bob Thiele à 5 heures du matin en disant “ j’ai une idée, il faut qu’à 8 heures j’ai les musiciens, etc. “, soit sur le versant des musiques de rock par tout un tas de techniques qui sont nées du désir des musiciens de changer. Par exemple, le multipiste arrive à cause ou grâce aux Beatles, etc. Jusqu’à un certain moment, on a l’impression que la technique suit le désir, l’expression, ce qu’on cherche. Et puis à un moment ça s’inverse. La technologie arrive avant, et on dit “ qu’est-ce qu’on en fait” ?

BS: Je n’en suis pas sûr. J’ai envie de dire qu’il faut se réjouir du fait que le disque disparaisse, d’une certaine manière. Si mon éditeur m’entendait, il serait furieux, mais j’aurais aussi envie de dire qu’il y a peut-être quelque chose de bon à attendre du fait que les éditeurs disparaissent. Tous ces systèmes ont installé des logiques auxquelles nous nous sommes habitués. Je voudrais revenir sur ce que vous disiez à propos du disque. Je comprends ce que vous dites sur le multipistes, mais pour que le multipistes existe, il fallait qu’avant il y ait aussi quelque chose qui était une technologie qui précédait les Beatles. En fait, il n’y a jamais rien qui précède le reste : c’est cela que j’appelle l’organologie générale, c’est un complexe où les trois instances dont je vous parlais tout à l’heure sont en relation. Et puis il y a des moments où ces relations sont investies par un immense désir. Le deuxième instrument de Charlie Parker, c’est le phonographe et chez lui, le disque, qui est encore le 78 tours à ce moment-là, est son espace d’écriture. Contrairement à tout ce qu’on dit, je pense que le jazz est toujours écrit, et que le jazz est intrinsèquement lié au disque. Le disque est la surface d’inscription du jazz.
Le fait que le disque disparaisse est extrêmement problématique pour mille raisons, comme chaque fois que quelque chose disparaît dans la société, mais ma façon de voir me fait dire qu’il faut toujours investir le côté intéressant de la catastrophe. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le mp3, ce sont les pratiques sociales qu’il y a derrière et les désirs qui peuvent s’y former. Les mômes qui font des playlists sont bien entendu sous la pression du marketing, mais ce dont ils ont envie, c’est de donner à connaître aux autres ce qu’ils aiment : c’est une vraie dimension de cette pratique, aussi embryonnaire et pauvre qu’elle puisse être. Qu’est-ce qui se passe quand les mômes s’envoient des machins ? Ils s’envoient leurs goûts. Ce qui investi le système mp3/playlist/iPod, c’est le désir de reconnaissance, c’est-à-dire ce qui fait du désir une force sociale.

JR: À la Fontaine des Innocents, tous les vendredis, des gens se retrouvent pour danser ensemble avec des iPods, sur des musiques complètement différentes…

JJB: Il y a un isolement provoqué par les nouvelles technologies et ces objets ont quand même tendance pour le moment à être des objets assez autistes.

BS: Chaque fois qu’une technologie se développe, elle produit de la casse et des comportements pathologiques à cause de la casse qui est produite. Simplement, que l’on soit artiste ou intellectuel, on a une responsabilité: celle de faire que le monde tel qu’il est tire parti de cette nouveauté. Bien sûr l’iPod, les lecteurs DVD peuvent produire des choses terrifiantes. Je puis les dénoncer, mais ce n’est ni intéressant ni surtout légitime si je ne suis pas capable de proposer d’autres pratiques de ces nouveaux organes. Pour les étrennes, juste après Noël, ma belle-mère a offert à ma fille de 8 ans un baladeur mp3. Mon enfant, je la protège : il n’y a pas de télévision à la maison, pas de jeux vidéos, rien de tout cela. Et puis voilà que la grand-mère débarque et qu’Elsa dit “ j’ai mon mp3 ! j’ai mon mp3 !”. Maintenant que le mp3 est là, ma responsabilité est d’apprendre à faire quelque chose d’intelligent avec elle, et aussi de lui faire confiance pour autant que je ne la laisse pas abandonnée à “ son mp3”. Quand Bartók a parlé de la radio en 1937 (au moment où Parker pratiquait son phonographe pour écouter Lester Young en le ralentissant, ce que Bartók faisait d’ailleurs aussi et au même moment avec les musiques tziganes), il a dit : “ N’écoutez pas de musique à la radio - sauf si vous ouvrez la partition et si vous la lisez en même temps. ”

JJB: Qu’est-ce qu’on peut faire aujourd’hui ?

BS: La musique, il faut d’abord l’écouter. Mais pour moi, un amateur de musique ne se contente pas d’écouter. Quand j’écoutais des concerts de jazz, j’avais d’abord tendance à préférer les enregistrements aux concerts et surtout ce qui m’importait, c’était ensuite de repasser tel machin et de le réécouter cinquante fois de suite. Je me les incrustais dans la tête, et je les rapprochais d’autres morceaux de ma discothèque. Avec mon frère Dominique, nous passions des week-ends à faire cela avec nos amis - à pratiquer ce que l’on appelle depuis le XIXème siècle le comparatisme. J’ai aussi été cinéphile, et je lisais des découpages techniques après avoir vu le film. L’Opéra de Paris, vers 1880, diffusait des guides d’écoute, des réductions pour piano des partitions d’orchestre et des analyses des partitions pour son public qui pouvait ainsi pleinement apprécier sa programmation. Des milliers de gens lisaient cela chez eux, et ne se contentaient pas d’aller au concert. Les nouveaux organes, iPods, sites Internet, etc., sont des instruments pour redévelopper l’esprit critique et les communautés d’amateurs.
Aujourd’hui le consumérisme imposé à la jeunesse a pris des proportions colossales et il est extrêmement difficile pour les jeunes gens de sortir d’un modèle presque complètement ficelé par le marketing. Et en même temps, il y a des changements de comportement intéressants. Dans la crise de l’industrie du disque, il y a aussi un phénomène de rejet d’un système étouffant. Notre responsabilité, à nous, les gens qui sommes dans les métiers que nous faisons, c’est d’apporter des possibilités nouvelles.
Je discute beaucoup avec les industriels : il n’y a pas que des êtres vénaux dans le monde industriel, il y a là aussi des gens qui croient à ce qu’ils font, qui pensent à d’autres choses, et puis surtout, moins angéliquement, il y en a beaucoup qui sont très inquiets. Il y en a par exemple qui réfléchissent à constituer ce que j’appelle des appareils critiques autour des concerts, qui ont repris de la vigueur. À l’Institut de Recherche et d’Innovation du Centre Pompidou, nous développons un logiciel de production d’appareils critiques pour le cinéma, Lignes de temps.
Aujourd’hui, avec le Net, la logique production/consommation ne fonctionne plus. La société, surtout la jeunesse, n’a peut-être jamais été aussi désorganisée dans toute l’histoire de l’humanité. Et pourtant, il y a chez ces jeunes gens-là quelque chose qui résiste à cet état de fait. Ce n’est pas du tout la même chose que nous dans les années 60… C’est sur eux qu’il faut compter, sur leurs manières… Si nous ne les abandonnons pas en nous abandonnant à nos propres fantasmes.

jeudi 30 juillet 2020

Le désert rouge et les Carpaccio [archive]


Article du 2 février 2007

Pour un article de la rubrique Sur l'écran noir de vos nuits blanches du Journal des Allumés du Jazz que je consacrais aux partitions sonores, j'avais revu Le désert rouge de Michelangelo Antonioni, son premier film en couleurs (Carlotta). Je me souvenais de la bande-son industrielle, jets de vapeur et électroacoustique de Vittorio Gelmetti, mais j'avais oublié le caractère de cantate du film, à l'image de la musique du générique de Giovanni Fusco, le compositeur de L'avventura, L'éclipse et Hiroshima, mon amour. Le trouble des personnages tient de l’abstraction musicale des sentiments. Le cinéaste a remplacé les dialogues par un vide contemporain, minimalisme varésien, deux termes a priori incompatibles. Encore plus que celui d'un musicien, Le désert rouge est un film de peintre. Antonioni badigeonne les usines de couleurs vives et atténue la nature au brumisateur. Il "peint la pellicule comme on peint une toile". Si Matisse est son modèle, le décor semble avoir été commandé à de Kooning ou Rothko. On verrait bien ce film accroché aux cimaises du Centre Pompidou. Dans l'un des bonus du dvd, Antonioni termine l'interview en répondant qu'il ne se pose de questions ni avant ni après, mais pendant le film. "Vous arrivez trop tard", fait-il à celui qui l'interroge.
C'était la première fois que j'allais à Venise, un lendemain de Noël, en 1978 je crois, peut-être 79. Jean-André Fieschi m'avait emmené pour "fêter" la fin de notre collaboration de quatre ans. La ville était recouverte de neige, beaucoup. Ce matin-là, Jaf me guida jusqu'à San Giorgio degli Schiavoni pour voir les Carpaccio. Je fus saisi par les cadres, hors champ préfigurant déjà le cinématographe, et par le mouvement. J'y voyais aussi un ancêtre de la bande dessinée. Il y a chez ce peintre la même modernité que l'on rencontre dans la musique médiévale, la plus proche de nos improvisations contemporaines. Ses rouges et ses bleus se retrouvent dans Le désert.
Nous étions seuls dans la petite église avec un couple, un monsieur déjà âgé et une jeune femme. Nous l'avons reconnu, lui, mais nous n'avons pas osé bouger, nous aurions brisé le charme. Nous l'avons regardé s'éloigner, de dos, dans la Fondamenta Furlani, le long du canal di San Antonin. Tout était magique. Venise sous la neige, les peintures sur les murs, le dragon terrassé, le silence et l'absence, et Michelangelo Antonioni. Depuis, je n'imagine pas faire le voyage sans aller admirer les Carpaccio. L'an passé, j'y suis retourné pour la huitième fois.

dimanche 12 juillet 2020

Perspectives du XXIIe siècle (23) Presse


Article de Jean-Pierre Simard dans L'Autre Quotidien (6/07/2020)
L'Ethnographie revisitée en Perspective du XXIIE par J-J Birgé
Invité à revisiter les archives du Musée d’Ethnographie de Genève pour faire œuvre contemporaine, J-J Birgé est le cinquième artiste à s’y coller et créer sa suite de pièces musicales évoquant l’art radiophonique et s’inspirant de la tradition des poèmes symphoniques. Épatant résultat qu’on décrypte pour vous.


Sorti en juin dernier, on revient sur que Le Monde décrit sous la plume de Patrick Labesse comme : “un album accaparant, de ceux qu'on ne peut écouter ni en faisant autre chose ni par tranches. Parce qu'à travers ce voyage fait de combinaisons de sons, de musiques, de voix, de langues et d'images, Jean-Jacques Birgé (composition, phonographie, claviers, instruments à vent, percussions) conte une histoire. Une multitude de protagonistes en déroulent le fil avec lui. Ses amis musiciens (dont le violoniste Jean-François Vrod, les souffleurs Nicolas Chedmail et Antonin Trí Hoang), mais également des flûtistes du Niger, des percussionnistes de Thaïlande et du Cameroun, des voix de Géorgie, du Pays basque, des Asturies, de Grèce ou de Bretagne… des porteurs de savoir anonymes. Birgé est allé les chercher dans les Archives internationales de musique populaire (AIMP) du Musée d'ethnographie de Genève (MEG). Il est réanime et met en scène avec doigté des pans de la mémoire du monde. Bravo au MEG qui ne laisse pas dormir ses archives et les ouvre régulièrement à des compositeurs contemporains.”


Commande du Musée d’ethnographie de Genève (MEG), Jean-Jacques Birgé a composé une œuvre d’après les Archives internationales de musique populaire (AIMP) du MEG. Perspectives du XXIIe siècle intègre 31 pièces enregistrées entre 1930 et 1952 et réunies par Constantin Brăiloiu (1893-1958), fondateur des AIMP et référence majeure dans le domaine des musiques traditionnelles.
Perspectives du XXIIe siècle est écrite sur la base d’un scénario d’anticipation où les survivants de la catastrophe de 2152 vivent sur les ruines du MEG. Ils décident de se reconstruire à partir des archives découvertes sur place. L’œuvre mêle des instruments acoustiques dont certains appartiennent aux collections du MEG, des instruments virtuels, des ambiances et des archives sonores.
Écho troublant d’actualité, Perspectives du XXIIe siècle est une fiction sonore suivant le parcours d’humains qui doivent se réinventer. En ces temps d’interrogations sur l’avenir de la planète et de l’humanité, Jean-Jacques Birgé a souhaité dédicacer cette œuvre à C.F. Ramuz et Vercors.


Les passionnés de radio, comme moi, y trouveront un feuilleton à suivre, avec lequel vibrer au fil des morceaux. Un nouveau morceau de poésie sonore pour rappeler que si le monde semble immobile, il est agité de courants souterrains appelant sans cesse à sa réinvention et son évolution. Débranchez la télé, rallumez la stéréo, ici le monde vous parle d’avant comme d’après- mais surtout de maintenant - et en polyphonies souvent. Plus qu’une bonne surprise, une vision- et une bonne ! “Il n’y pas d’alternative, il fallait qu’on procède autrement …”
Jean-Jacques Birgé - Perspectives du XXIIe siècle - Word & Sound


Article anglophone de Dolf Mulder (NL) sur Vital Weekly (juillet 2020)
JEAN-JACQUES BIRGÉ – PERSPECTIVES FOR THE 22ND CENTURY (CD by MEG-AIMP/Word and Sound)
A new album of veteran Jean-Jacques Birgé, best known for his pioneering work with French unit Un Drame Musical Instantané. This ensemble stopped activity near the end of the 90s, but Birgé didn’t, as a look on his website makes clear. He keeps surprising with engaging projects, like ‘The 100th Anniversary (1952-2052)’ that was released in 2018. For his latest work, he was commissioned by the Ethnographic Museum of Geneva (MEG). To introduce this work first some background information. This museum keeps The Archives Internationales de Musique Populaire (AIMP), founded by Romanian Constantin Brăiloiu in 1944. Over the years the museum expanded her collection of ethnomusicological sound documents that would grow over the years. Several years ago the MEG started a series of recordings “devoted to contemporary creations composed based on its sound archives”, by inviting artists to shed new light on these old recordings. This new album of Jean-Jacques Birgé is the fifth title in this series. Let’s have a closer look at his work. Along what procedures did he proceed? Birgé, who never worked before with recordings of traditional music, first selected recordings from the archive “corresponding to my narrative synopsis. I then placed them on the timeline of each piece. After adding the ambient sounds, mainly field recordings, I recorded my instrumental parts and worked on some effects, before inviting the musicians to my studio to fill in the structure.” So at the start, there was a fictional narrative: survivors of a global disaster in 2152, discover the archives. For the survivors, these recordings function as a frozen memory of the past. They start to play with these tapes using musical instruments that were also untouched by the disaster. So the music comes to us from an imagined future, circling recording that predates our present days by decades. He selected 31 sections from archives with recordings from very different countries and cultures all recorded between 1930 and 1952. Musicians involved are Jean-François Vrod (violin), Antonin Trí Hoang (bass clarinet, alto sax), Nicolas Chedmail (cor), Sylvain Lemêtre (percussion), Elsa Birgé (vocals) and Jean-Jacques Birgé (keyboards, field recording, flute, percussion, etc.). Besides Birgé invited 18 persons for their voices and vocals. He is a master in intriguingly combining very different ingredients making the whole far more than the sum of its parts. His constructions make you feel dwelling inside a giant memory-world, floating on a constant stream of flashes of sound and music of very different origin, time and place. Intertwined with another following some hidden logic that makes sense. Let’s take for example the piece ‘Meg 2152’ which is a gorgeous piece, using old Swiss recording of ‘Cor des Alpes’ and vocal music. Using respectfully the sensitivity of the old recordings, he discloses new possibilities from and with this material. Birgé’s daughter and Vrod sing two very different lines, Lemêtre provides percussive underlining and Nicolas Chedmail on French horn concentrates on melody. Birgé adds field recordings, crystal organ and some other additions. Due to the integrative force and vision of Birgé, these different ingredients constitute something new. And that counts for every track on this wonderful release.
––– Address: https://www.meg.ch/fr/recherche-collections/perspectives-du-xxiie-siecle

jeudi 25 juin 2020

Atom Egoyan [archives]


Articles du 13 janvier et 8 juin 2007, 19 décembre 2014, 12 janvier 2018

LA VÉRITÉ NUE

La vérité nue (Where the Truth Lies) est le onzième long-métrage d'Atom Egoyan, un polar sulfureux de la trempe du Grand sommeil (The Big Sleep), le chef d'œuvre d'Howard Hawks avec Bogart et Bacall. Il partage avec ce modèle du film noir son ambiance confuse où les tabous sexuels encombrent les personnages. La complexité de l'intrigue réfléchit les désirs refoulés et les mensonges que l'on se fait à soi-même avant de contaminer les autres. Le réalisateur a toujours aimé provoquer ses spectateurs en les entraînant sur les pentes glissantes du voyeurisme et de la perversion. On nage dans un cloaque luxueux, le monde de la télévision, dans ses minableries de stars vite déchues et de rêves de midinettes abusées. Comme dans le formidable L.A. Confidential de Curtis Hanson, les décors des années 50 produisent un effet intemporel, évitant toute nostalgie. Le titre anglais joue sur les mots : où la vérité gît ; où la vérité ment. La nudité importe peu. Seul le trouble intéresse Egoyan. Faux-semblants criminels qui torturent des personnages remarquablement interprétés par Kevin Bacon et Colin Firth. La fille jouée par Alison Lohman manque de cette ambiguïté. Le réalisateur connaît mieux ses démons intérieurs. Il en joue avec maestria. Pas étonnant que son film préféré soit Sandra de Lucchino Visconti, dont le titre original est Vaghe stelle dell'orsa (vagues étoiles de la grande ourse), une histoire entre un frère et une sœur comme ici entre deux amis.


Je comprends mal la critique française qui a démoli le film à sa sortie en salles (TF1 Vidéo). Certes ce n'est pas le plus expérimental des films de son auteur, mais Atom Egoyan réussit son examen hollywoodien sans en faire un exercice de style ni y perdre son âme. Un peu trop hollywoodien tout de même lorsqu'il noie le tout dans un sirop musical qui se voudrait dramatique et référentiel, mais qui plombe l'ambiance comme hélas presque toutes les productions américaines. S'il portait autant de soin à la partition sonore comme au reste, Atom Egoyan pourrait réaliser une nouvelle œuvre exceptionnelle, cette fois avec le budget dont rêve tout cinéaste. Qu'il bénéficie de gros moyens comme ici ou qu'il filme Beyrouth avec une petite caméra dv, il imagine des coups tordus, fait glisser le documenteur vers la friction et s'amuse à confondre vérités et mensonges, apanage du cinéma, ce dont sont faits les rêves.
En attendant avec impatience le coffret de plusieurs films qu'Atom doit agrémenter de nombreux boni...

L'ESSENTIEL (D') EGOYAN


Presque tous les longs-métrages du cinéaste canadien anglophone d'origine arménienne Atom Egoyan sont présents dans le coffret dvd édité par TF1 sous le titre L'essentiel d'Egoyan : huit films auxquels, si l'on souhaite être complet, il faudrait ajouter Felicia's Journey et Where the Truth Lies, ainsi que les courts-métrages et les réalisations pour la télévision. Peu de bonus, quelques commentaires audio non sous-titrés, le coffret manque cruellement d'informations, même techniques, recentrant tout sur les films en une rétrospective passionnante.
Il y a des cinéastes qui font corps avec leurs œuvres : par exemple Pasolini, Herzog, Cronenberg, Lynch... D'autres, comme Stroheim ou Buñuel, choisissent des scénarios fantasmatiques qui tranchent avec leur réel. Atom Egoyan est de ceux-là. Apparemment détaché de ces turpitudes, il met en scène des situations scabreuses et parfois franchement glauques. Ses personnages refusent l'état des choses et se font du cinéma, traversant le miroir des apparences grâce à de subtils tours de passe-passe où des écrans, le plus souvent cathodiques, figurent les collures d'un montage plus intriqué que parallèle. Le son d'une scène projetée ponctue ainsi l'action des acteurs censés la regarder. Ça tuile et ça frotte. Les glissements de rôles relèvent de la psychanalyse sans qu'il soit besoin d'en donner laborieusement les clefs. Les fausses pistes sont en fait de faux-semblants. Atom Egoyan bat les cartes et les redistribue en bravant les tabous de la famille. Dès son premier film, Next of Kin, par de subtils cadrages et une maîtrise explosée du montage, il tord le cou de la grammaire cinématographique. Ses allers et retours pleins de malice tranchent avec des situations dramatiques essentielles qui mettent en abîme la vie que l'on se pourrait se choisir. Dans les premiers films, le fils adopte une nouvelle famille qui a perdu le sien (Next of Kin), le fils protège la mère de sa mère disparue contre un père autoritaire (Family Viewing), passée au crible d'un scénario la sœur devient le frère (Speaking Parts), autant de greffes réussies ou rejetées.
Un atome (du grec ατομος, atomos, « que l'on ne peut diviser ») est la plus petite partie d'un corps simple pouvant se combiner chimiquement avec une autre. S'il faut toute une vie pour savoir qui nous sommes, Atom Egoyan traque l'identité de soi dans le regard des autres. L'ego ne suffit pas, il cherche un prénom qui anticiperait le nom. Pirouette, cacahouète. Avec The Adjuster, le cinéaste réaffirme sa compassion pour les vies qui s'éteignent, éparpillant les cendres pour fertiliser de nouveaux territoires plutôt que raviver le feu. Il montre les limites du personnage dans The Sweet Hereafter (De beaux lendemains), l'exorcisme passant entre les mains d'une jeune fille qui réinvente le mythe pour soigner la douleur de tout un village. Exotica est le feu d'artifice de la première période d'Atom Egoyan, le bouquet final avant que la nuit reprenne ses droits. Suivront des films plus conformes à la loi (du cinéma, fut-il grand public ou home movie), axés sur une quête plus communautaire qu'identitaire : Calendar, Ararat, Citadel... Le flux musical noie les coupes aiguisées et le rythme très personnel par un sirop de plus en plus envahissant. Il n'est hélas pas le seul. Sa fidélité envers ses comédiens (Arsinee Khanjian, David Hemblen, Gabrielle Rose, Maury Chaykin...) contribue à tisser le fil d'Ariane qui court le long de son œuvre. La vérité nue (Where the Truth Lies) entame-t-il une nouvelle période ou bien Atom Egoyan va-t-il dresser des ponts entre ses recherches formelles les plus audacieuses et son souci de plaire au plus grand nombre ? Comment atteindre la paix intérieure lorsque l'on a choisi le labyrinthe du palais des glaces comme décor virtuel à ses interrogations fondamentales ? Tournage en septembre.

ATOM EGOYAN, CAPTIF DE LA CRITIQUE


Après l'avoir encensé, la presse se déchaîne contre le cinéaste canadien Atom Egoyan sans que j'en comprenne les raisons. Reprocherait-on à l'indépendant d'avoir été récupéré par Hollywood ? La critique tant intello que populaire s'extasie pourtant devant les daubes on ne peut plus conventionnelles de Clint Eastwood ou Steven Spielberg. Après une huitaine de films quasi cultes (Next of Kin, Family Viewing, Speaking Parts, The Adjuster, Exotica, The Sweet Hereafter/De beaux lendemains, Felicia's Journey), Ararat avait marqué une charnière plus classique, défaut de presque tous les films revenant sur les origines arméniennes de leurs auteurs, avant qu'Atom Egoyan tourne des œuvres s'ouvrant au grand public. Where the Truth Lies/La Vérité nue, Adoration, Chloé, Devil's Knot ont subi un lynchage médiatique systématique, d'autant que les journalistes ont la fâcheuse tendance à se copier les uns les autres.
Pourtant on retrouve dans chacun les obsessions et fantasmes du réalisateur, des histoires glauques de famille qui ne ressemblent pas à l'homme charmant qui les réalise. Il nous renvoie ainsi à nos propres zones d'ombre que nous espérons maîtriser pour ne jamais céder au passage à l'acte. Le cinéma s'autorise la catastrophe dans ses projections identificatrices tandis que le réel est supposé respecter le cadre, moral et partagé. Les ressorts psychologiques ambigus, les jeux de miroir et les chausse-trapes qu'il cultive gênent forcément les consciences. Le seul élément qui me froisse dans tous ses films est la musique hollywoodienne illustrative qui les banalise alors que son absence ou un traitement sonore distancié renforceraient le style personnel de leur auteur ; mais cela personne ne l'évoque, vu que cette redondance balourde est justement le point commun, voire la signature, de tout le cinéma américain mainstream et de ses clones européens.
Where the Truth Lies/La Vérité nue est un excellent polar sulfureux où l'on retrouve le voyeurisme et la perversion avec une critique féroce du monde de la télévision. Adoration joue encore sur le mensonge. Autre piège, Chloe est un remake de Nathalie d'Anne Fontaine, pour une fois plus réussi que l'original, grâce à quantité de petits détails du scénario de cette œuvre de commande. Alors c'est peut-être là que va se nicher le quiproquo : Egoyan "cède" à la commande, fuite en avant de tous les artistes qui connaissent le prix de l'attente ou de l'absence. Il met encore en scène nombreux opéras sans prendre de pause. Egoyan s'accapare pourtant chaque fois le sujet en cherchant le bon angle, d'où il regarde le monde de faux-semblants qui nous anime, celui du quotidien que les us et coutumes nous imposent et, pire, celui du cinéma par excellence. Devil's Knot, sur le thème de l'enlèvement d'enfants, peut être regardé comme le coup d'essai de son suivant et dernier long métrage, Captives, plus massacré que jamais par la presse qui le compare bêtement à Prisoners de Denis Villeneuve. Mais cette fois aucun pathos ne vient encombrer le film. L'action est plus clinique que jamais, sans les alibis psychologiques qui justifieraient les actes les plus odieux. L'injustice est flagrante. Le film sort en France le 5 janvier 2015.


Contrairement à ce qui a été écrit, Captives n'a rien à voir non plus avec l'affaire Natascha Kampusch. Le thriller joue des strates du temps sans s'alourdir d'effets appuyés pour signifier les flashbacks ou forwards. Ces aller et retours nous perdent certes, mais on n'est pas dans un film français où tout est expliqué dès les premières images. Atom Egoyan nous évite les scènes pénibles dont le cinéma est aujourd'hui friand. S'il les suggère il n'en donne pas le moindre détail, pas la moindre piste que celle sur laquelle chaque spectateur glissera selon son niveau de conscience ou guidé par son inconscient. La machine perverse est parfaitement huilée, s'appuyant sur une technologie que le hacker de base saurait hélas faire fonctionner. Les justifications psychologiques évacuées, cela peut déplaire aux critiques lourdingues voulant trouver explication à tout. Une œuvre est pourtant déterminée par les questions qu'elle suscite. Dans ce paysage froid et enneigé seule la culpabilité a droit de cité, même si ceux qui la portent n'y sont pour rien. N'avez-vous jamais laissé votre enfant seul deux minutes sur la banquette arrière ? Encore une fois, si l'on pouvait regarder Captives sans le sirop symphonique qui le dilue je suis certain que son originalité sauterait au visage. Comme dans d'autres films d'Egoyan les écrans sont des fenêtres vers un ailleurs dont nous sommes incapables de voir qu'il est notre présent. Captives nous fait fondamentalement réfléchir aux mouchards que nous avons innocemment installés chez nous, à notre incapacité de comprendre le crime, à l'amour que nous portons aux êtres proches, à notre complicité avec ce que l'on nous sert comme immuable... De quoi déranger plus d'un critique qui ne peut comprendre que le dogme. Atom Egoyan, même dans ses films hollywoodiens, reste un hors-la-loi.

PERSISTANCE D'UNE GRAMMAIRE DU CINÉMA ET IMPLICATION DES RÊVES


Lors de notre dernière rencontre, Atom Egoyan s'étonnait que le cinématographe obéisse toujours aux mêmes lois depuis ses débuts alors que la musique, par exemple, avait considérablement évolué pendant la même période. J'avançais que les outils du cinéma n'ont pas changé : la scène passe par le même objectif frontal, le montage qui produit des ellipses à chaque coupe fait avancer l'histoire, etc. Pour qu'un médium se transforme, il faut de nouveaux outils. Ainsi les impressionnistes partirent peindre sur nature à l'invention des tubes en plomb qu'ils pouvaient glisser dans leurs poches. L'ajout du son avait pourtant bouleversé le cinéma, mais, depuis, ni la couleur, ni l'agrandissement des formats, ni la multiplication des pistes sonores, pas même le passage à la vidéo ou au numérique, n'ont révolutionné le septième art. Cela explique pourquoi Atom, lorsqu'il ne met pas en scène des opéras, réalise de plus en plus souvent des installations artistiques où l'espace lui offre de nouveaux modes d'approche.


Le réalisateur canadien trouve aussi que les séquences oniriques sont toujours filmées de la même manière, et, au delà de cela, que le découpage cinématographique est calqué sur celui des rêves, avec d'abord un plan d'ensemble, puis des plans rapprochés, etc. Le matin qui a suivi notre échange j'ai tenté de me souvenir des miens, or, autant qu'il m'en souvienne, j'ai l'impression de toujours prendre une histoire en marche, comme si le film était déjà commencé. J'imagine donc que ce sont soit nos rêves qui impriment leurs formes à notre art, soit que nous rêvons en nous inspirant de notre quotidien. Et chacun, chacune, de produire une œuvre qui lui ressemble ! Contrairement aux assertions de certains critiques qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, depuis ses débuts celle d'Atom Egoyan a la continuité magique des autoportraits, fussent-ils bien différents de l'homme délicieux et attentif qu'il incarne dans le réel...

Photo : Steenbeckett, installation d'Atom Egoyan

COMMENT CHOISISSEZ-VOUS LE TITRE DE VOS ŒUVRES ?

Réponse d'Atom Egoyan à La Question dans le n°16 du Journal des Allumés du Jazz (juillet 2006) :
« Mes titres préférés sont graphiques, avec un sens de l'action décrite presque trop évident, laissant ensuite le champ libre à l'imagination pour une multitude d'autres significations. Dans cet esprit, mes meilleurs titres sont Family Viewing, Exotica et Ararat.
En anglais, family viewing est la présentation, en privé, du corps du défunt à la famille lors d'obsèques. Il suggère également un programme télé qui convienne à toute la famille. Enfin, il signifie, tout simplement, le regard porté sur une famille.
Exotica est extérieur à notre monde immédiat. Dans le film, ce qu'il y a de plus exotique, c'est la relation qu'entretiennent les personnages avec leur propre histoire.
Quant à Ararat, il est évidemment lié à une foule de significations, à la fois mythologiques et géographiques. »

P.S.: Atom Egoyan mène parallèlement une carrière de metteur-en-scène d'opéras qui s'est développée ces dernières années...

Photo de tête © Aldo Sperber

mercredi 17 juin 2020

Vol pour Sidney (retour)


Il n'y a bien qu'en musique que l'on peut s'envoler aujourd'hui pour où que ce soit ! Pour moi, Vol pour Sidney (aller) et (retour) est un des plus émouvants voyages dans le passé, comme j'en ai pris l'habitude au bord du Chronatoscaphe lorsqu'en 2005 Jean Rochard m'offrit d'écrire et enregistrer tous les interludes des 3 CD qui accompagnaient le vingtième anniversaire du label nato avec comme interprètes Nathalie Richard et Laurent Poitreneaux.
En 2015 j'avais évoqué la réédition du Vol (aller) et raconté mes souvenirs sur les genoux de Sidney Bechet. J'ignore combien sont encore vivants qui l'ont connu et encore moins qu'il a laissé souffler dans son soprano ! Au delà du fait qu'il représente mon plus vieux souvenir musical et l'un des plus anciens de mon enfance, ce (retour) - 28 ans après le disque (aller) - s'ouvre avec Petite fleur composé l'année de ma naissance, chanté par ma fille Elsa accompagnée par Ursus Minor, à mes yeux et mes oreilles comme la résolution de toute ma vie de musicien (extrait en écoute sur le site des Allumés du Jazz !!!).
En 1996 Elsa ouvrait déjà Buenaventura Durruti, un autre album collectif produit par Jean Rochard, dans lequel elle chantait ¡ Vivan las utopias ! écrit par Bernard Vitet et moi-même. Le saxophoniste baryton et soprano François Corneloup était déjà de l'aventure, comme de celle des Chroniques de résistance où Elsa chantait sept chansons bouleversantes dont la Valse macabre (à Germaine Tillion) pour laquelle j'écrivis les paroles...


J'écoute le nouvel album tandis que je retombe en enfance, enfance de l'art, enfance du jazz qui de la Nouvelle Orléans à Paris fait d'inédites escales à New York, Treignac, Meudon, Aix-en-Provence, Sarasota, Créteil et Detroit, sautant de siècle en siècle comme on joue aux puces. J'imagine Sidney, jovial et hilare, écoutant ces réinterprétations de morceaux qu'il a "écrits" ou que Duke Ellington et John Coltrane ont composés en son hommage. Dans ce vaisseau spatial les musiciens et musiciennes invité/e/s traversent les époques par des trous noirs qui communiquent avec notre temps arrêté ou ralenti sans que personne ne le soit. Matt Wilson Quartet, Hymn For Her, Sylvaine Hélary "Glowing Life", Ursus Minor, et en ordre dispersé Nathan Hanson, Catherine Delaunay (qui la première avait eu la sagesse de prendre un billet de retour), Donald Washington, Guillaume Séguron, Don Brian Roessler, Davu Seru, John Dikeman, Simon Goubert, Sophia Domancich, Robin Fincker et forcément Tony Hymas, Grego Simmons, Stockley Williams, Jeff Lederer, Kirk Knuffke, Chris Lightcap, Lucy Tight, Wayne Waxing, Antonin Rayon, Benjamin Glibert, Christophe Lavergne swinguent donc avec passion les blues et morceaux haïtiens, les mélodies ou leurs déconstructions. Les illustrations du beau livret, contenant également photos et témoignages, sont du tout aussi talentueux Johan de Moor, fils de Bob et père de La vache. C'est bientôt l'été et le disque entier est une petite fleur !

Vol pour Sidney (retour), CD collectif, nato, dist. L'autre distribution, sortie le 19 juin 2020

mardi 26 mai 2020

Lysistrata [archives]


Articles des 1er juillet 2006 et 1er janvier 2016

En commentaire du billet d'hier 30 juin, la lectrice "Alibi à la une" écrivait :
"Alors ils s'y sont tous et toutes mis..."
toutes ??? je voudrais bien LES y voir !
Allez sans rancune (?) c'est partout les grandes absentes même si c'est la moitié de l'humanité. Je sais elles ressassent et ne prennent pas le pouvoir.
À qui la faute ?

Je commençai par répondre :
"Toutes" pas plus que "tous", mais c'est vrai, beaucoup moins. Toutes celles qui ont répondu "présente !", celles qui sont là, celles qu'on est allés chercher pour ne pas rester qu'entre hommes : quel ennui une fratrie de mecs, quelle obscénité ! Le jazz est un monde masculin où les femmes sont des emblèmes de publicité ou, au mieux, des égéries alcoolisées.
Heureusement celui de l'improvisation libre, des musiques barjos, est un peu plus ouvert, les filles y font leur place, pas facile. Les plus militantes ont d'abord revendiqué leur homosexualité, les plus ambitieuses rejetaient le féminisme pour être considérées à l'égal des hommes, les plus laborieuses se contentaient d'un strapontin...
Y a-t-il une expression féminine ? Je le crois. Leur sensibilité d'artiste ne s'exprime pas de la même manière. C'est moins tranché, arrondi aux entournures, c'est plus fin, parfois, comme chez les mecs pas trop machos, leur part de féminité s'exprimant plus ou moins librement...
C'est à ce moment-là que je choisis d'en faire le billet de ce matin, sachant bien que ce ne sera qu'une parole d'homme de plus, pas le choix cette fois !
Pour compléter le petit panorama rapide et réducteur, j'ajoute aux lignes précédentes que le monde de la musique classique, et, par extension, contemporaine, est tristement potache et réactionnaire, l'esprit de compétition qui y règne en fait une foire d'empoigne où les femmes n'ont à y gagner qu'une forme de contamination. La question des variétés se pose un peu moins, parce qu'on est en milieu populaire, l'enjeu n'est pas le même dans la chanson, l'arrogance porte un bémol à la boutonnière. On préfère y faire pousser des étoiles, quitte à mépriser là aussi le petit peuple des musiciens qui les accompagne, encore des mecs. Les musiques savantes, élitaires, sont chasse gardée, chasse à cour(re) ! On se plaît à croire qu'il y est question de pouvoir. Mais le pouvoir, c'est "pouvoir" faire, c'est le potentiel à créer, à diriger, à diriger sa vie, et malheureusement trop souvent celle des autres, et celle des femmes certainement.
Vaste sujet, "la moitié de l'humanité" ! Cela méritera qu'on y revienne, souvent ?! Alors autant commencer dès aujourd'hui. La parité me semble une mystification de plus, un truc en plumes inventé par les hommes pour que les femmes qui la ramènent leur ressemblent. Regardez Ségolène Royal sur les pas de Margaret Thatcher et Condolezza Rice, quelle horreur ! Il en est d'autres qui se battent avec plus de jugeotte, mais n'y a-t-il pas d'alternative à prendre le pouvoir en package avec la stupidité des mâles ? Faut-il qu'à leur tour les femmes nous gouvernent avec la même brutalité, carnage destructeur et suicidaire ? Au secours, Lysistrata (texte de la pièce d'Aristophane) ! Adolescent féministe et non-violent, j'avais trouvé géniale cette grève du sexe pour arrêter la guerre. Pourquoi les femmes qui y perdent leurs enfants, leurs frères, leur père et leur époux, ont-elles toujours été solidaires de ces bouchers sanguinaires ? Faut-il aller chercher quelque explication dans la biologie comme le fait le documentaire 1+1, une histoire naturelle du sexe (et dont j'eus la joie de composer la musique) ? Doit-on en passer par la barbarie ? Ou bien est-ce l'absurde qui nous gouverne ?
Ayant grandi dans les années 70 au milieu de femmes revendiquant l'émancipation féminine, la question n'a eu de cesse de me poursuivre. Sur les murs de la cuisine étaient épinglés des petits papiers découpés portant tous les slogans de l'époque, certains même ambigus : "Une femme sans homme, c'est comme un poisson sans bicyclette". J'aimais l'impossible. J'en rêve toujours. Attention à moi si, en discutant, j'accordais mal un adjectif, j'étais immédiatement repris et le e final était accentué avec sa liaison phonétique, appendice qui pour une fois dépassait du mot féminin. J'ai pris ainsi l'habitude d'accorder les fonctions, surtout en haut de l'échelle sociale, Madame la présidente, Madame la directrice, une écrivaine, etc.
Dans le Drame, nous n'avions qu'un tiers de musiciennes, cinq sur quinze, l'atmosphère y était tout de même plus digne, ça changeait des chambrées des autres orchestres. Dans le Journal des Allumés, chaque fois que nous le pouvons nous invitons ces dames au parloir, cette fois la harpiste Hélène Breschand, la compositrice et chef d'orchestre Sylvia Versini, les dessinatrices Chantal Montellier et Laurel (son blog). Nous le savons, c'est peu et ce n'est pas le reflet du monde réel, nous forçons les portes. Un seul des Cours du Temps fut consacré à une femme, la contrebassiste Joëlle Léandre, sa parole y est emblématique. Même si Valérie Crinière réalise le Journal (et pas seulement techniquement !), il n'y a que des hommes au comité de rédaction, et peu de femmes dirigent parmi les 42 labels de l'association. Notre trésorière, Françoise Bastianelli, en charge du label Émouvance, a redressé les comptes de l'assoc lorsque nous étions au plus mal. J'aurais pu écrire "au plus mâle" tant l'unisexicité peut être nauséabonde. Les femmes entre elles ne valent guère mieux, c'est pour cela que Lysistrata n'eut jamais gain de cause. Il faut la mixité, le partage des tâches, oui si c'est ensemble, pas de prérogatives ni de territoires réservés, l'échange est plus juste que le partage.
Je repense toujours aux derniers mots de L'innocente de Lucchino Visconti, son dernier film, quelque chose du genre : ''Pourquoi faut-il que, vous les hommes, vous nous portiez aux nues ou nous traitiez comme moins que rien ? "

AVEC "CHI-RAQ" SPIKE LEE RETROUVE LE TON DE SES DÉBUTS


Depuis que je connais Lysistrata je me suis toujours demandé pourquoi les femmes acceptaient la mort de leurs maris, fils, pères ou frères. Comment peuvent-elles être complices de la violence des hommes ? Quel pouvoir ont-elles oublié qui ne leur permettent pas d'enrayer la folie des brutes machistes qui ne trouvent jamais que la guerre pour (ne pas) régler leurs conflits ou asseoir leur emprise ? Est-ce que la mort est intrinsèquement liée au sexe ? Les explications psychanalytiques ne sont pas de mon ressort, mais Aristophane a su proposer une solution pacifique qui ne semble pas avoir convaincu puisque cela continue de plus belle !
Spike Lee s'empare donc de cette comédie pour dénoncer la violence qui s'exerce entre Afro-Américains. Il y a plus de morts à Chicago liés aux bagarres entre gangs qu'il n'y en eut en Iraq, d'où le surnom du quartier sud, contraction de Chicago et Irak. Comme dans la comédie grecque le réalisateur de Do The Right Thing, Mo Better Blues et Malcolm X emploie un langage direct qui sied à l'argot des rues, les acteurs s'exprimant en vers, rap nerveux de cette comédie musicale où l'on retrouve le ton de ses premiers films. Spike Lee n'évite pas quelques longueurs, mais le sujet est formidable et son adaptation parfaitement à propos.


Chi-Raq est un film militant à la portée populaire. Il devrait être projeté dans les quartiers, là où l'esprit de clan a remplacé la solidarité de classe. Le prêche du pasteur Michael Pfleger interprété par John Cusack est explicite, la misère entretenue par le capitalisme et le chômage poussent ces jeunes à s'entretuer, ce dont profitent les marchands d'armes soutenus par la NRA, la criminelle National Rifle Association. Samuel L. Jackson joue le rôle du chœur commentant les péripéties de cette bande de filles qui décident de faire la grève du sexe tant que leurs mecs utiliseront leurs armes. Elles s'opposent aux gangsters et à la police, à l'armée et à la résistance de leurs sœurs. Dans cette South Side Story Wesley Snipes et le rappeur Nick Cannon sont les chefs des Spartans et des Trojans, Teyonah Parris est Lysistrata, Angela Bassett est Helen et Dave Chapelle fait partie de la bande. La musique nerveuse porte le film, les couleurs éclatent sur l'écran, orange et violet représentant celles des deux gangs. Des vers scandés s'affichent parfois en infographie, plus agit-prop que clip-vidéo. Chi-Raq est à la fois drôle et sérieux, swing et sexy.
Mais est-ce que cela changera grand chose à la violence absurde, criminelle et suicidaire des hommes ? Cette brutalité mortifère reste pour moi un mystère. À moins qu'elle ne s'explique par l'intérêt des pouvoirs en place, et ce depuis des millénaires (Aristophane a écrit sa pièce cinq siècles avant J-C), à exciter les pauvres les uns contre les autres pour mieux les contrôler et les opprimer ? Cette culture de la guerre est-elle inhérente à l'espèce, le fruit d'un calcul cynique ou de l'inconséquence des chefs ? Peace and Love revendique Lysistrata et à sa suite le réalisateur Spike Lee, fatigué de voir sa communauté s'entretuer. C'est ce que je vous souhaite pour cette nouvelle année en cette période qui pue le sang et les larmes, l'exploitation et le profit, la manipulation et l'aveuglement.

mercredi 20 mai 2020

Michel Séméniako, l'ectoplasme [archives]


Articles des 18 juin 2006, 22 septembre 2008, 22 novembre 2011, 13 décembre 2013

Sur le site du photographe Michel Séméniako, je redécouvre ses images nocturnes en couleurs qui me font toujours rêver (ici Surabaya, Indonésie, 1999). Michel y est un fantôme invisible, le temps de pause effaçant sa trace de peintre.
En 1997, j'avais réalisé la partie multimédia du CD-Extra Carton (Birgé-Vitet, GRRR 2021, dossier complet en lien caché ici dévoilé) avec les photographies de Michel, prises de vues nocturnes noir et blanc ou images négociées avec les pensionnaires d'un asile psychiatrique. Nous avions créé de cette façon la pochette de l'album, sorte de photomaton où le modèle fait lui-même sa lumière avec des fibres optiques et choisit le moment où il appuie sur le déclencheur. Trois entretiens réalisés dans la boîte noire figurent également sur le CD-Rom, monologues de Michel, Bernard et moi-même. Et puis, il y a surtout les dix petits théâtres interactifs correspondant aux chansons du disque, une tentative commercialement infructueuse pour rénover la variété française, mais le CD-Rom avait rencontré un gros succès. C'était mon premier CD-Rom d'auteur, Étienne Mineur en était le directeur artistique et Antoine Schmitt le directeur technique, Hyptique le maître d'œuvre. On peut l'acquérir facilement sur le site des Allumés par exemple (compatible Mac OS9 et PC) ou Bandcamp (P.S. : je crains que la partie interactive ne fonctionne plus que sur de vieux systèmes).
Je connais Michel depuis 1975 pour avoir composé la musique de tous ses audiovisuels (diapos) produits alors par la boîte du Parti Communiste, Unicité, avant qu'il ne les quitte et reparte vers la photographie et des choix politiques plus en accord avec sa sensibilité. Dans le Documents de Jean-Luc Godard que je feuilletais hier soir, je le revois encore plus jeune dans le rôle du révisionniste de La chinoise ! Sa compagne, Marie-Jésus Diaz, est aussi photographe, mais être une femme dans le monde hyper macho de la photo n'est pas facile. Marie-Jésus tire souvent ses photos noir et blanc sur des supports inhabituels. J'adorais travailler avec l'un comme l'autre, avec eux deux ensemble aussi. Dans Carton, les paroles de L'ectoplasme sont un hommage à Michel :

Invisible à l'œil nu un photographe approche
Il peint la nuit au flash et à la lampe de poche
Il marche il frôle et cherche en vain son ombre
En exhumant les temples qu'aucun fidèle n'encombre

Cherchez-le dans le noir cherchez-le dans le blanc
Cherchez-le dans le rouge ou dans les faux semblants

Il évoque notre histoire en jouant aux quatre coins
Du globe qui tient de lui son oculaire au point
Marche à côté de ses pompes malgré l'obscurité
Arpente les abcisses gauchit les ordonnées

Cherchez-le dans le noir cherchez-le dans le blanc
Cherchez-le dans le rouge ou dans les faux semblants

Parfois son bras indiscipliné se déchaîne
Les gladiateurs au cirque aussi taguaient l'arène
Partout présent dans ses images au temps pausé
Il tente cependant de se faire oublier

Cherchez-le dans le noir cherchez-le dans le blanc
Cherchez-le dans le rouge ou dans les faux semblants
Si vous le découvrez vous serez impressionnés
Dans ces autoportraits c'est vous que vous verrez


L'ectoplasme chanté par Bernard Vitet

MICHEL SÉMÉNIAKO EXPOSE SES PAYSAGES HUMAINS


Qu'ont donc d'humain les paysages de Michel Séméniako si ce n'est la présence invisible du peintre hantant chaque photographie tandis qu'il promène son pinceau lumineux sur les terrains vagues et les constructions improbables ? Lorsqu'il enclenche son appareil, le temps s'arrête. La pellicule, vivement impressionnée, se fige dans une pause de modèle endormi. Il peut dès lors entrer dans le cadre sans se faire voir et taguer les monuments d'une civilisation qui s'éteint à l'aube du nouveau siècle. Il n'y a que des gars comme lui pour en faire celui des Lumière, coude à coude avec sa compagne, la photographe Marie-Jésus Diaz, qui prend le temps de se battre pour les sans-papiers, entre deux tirages qu'ils réalisent eux-mêmes en numérique. Ce sont des œuvres somptueuses aux couleurs invisibles comme on dirait inouïes, contrastes qui font sens, autant d'énigmes...
La Galerie Le Feuvre, sise 164 rue du Faubourg Saint-Honoré à Paris, expose les human landscapes de Michel Séméniako. L'accrochage est généreux, les noir et blanc sont en sous-sol, les couleurs explosent dans les trois salles du rez-de-chaussée. Les tirages sont à couper le souffle. Il y en a même quelques uns de très grands, comme celui reproduit ici. J'en ai rêvé la nuit.

SÉMÉNIAKOSCOPIE


En 1997 Valéry Faidherbe participait au CD-Rom Carton que je réalisai à partir du fonds photographique de Michel Séméniako. Faidherbe nous filma, Bernard Vitet, Michel Séméniako et moi-même, dans l'espèce de photomaton inventé par le photographe où chacun pouvait faire sa propre lumière avec un faisceau de fibres optiques. Quatorze ans plus tard il imagine à son tour une machine à faire du Séméniako ! Il lui propose de restituer ainsi son geste de peintre de lumière, mais dans le mouvement. En septembre 2011, il tourne son film, Séméniakoscopie (8 minutes), dans le cadre de la résidence du photographe à Marcoussis.
"En superposant le temps de la réalisation des poses nocturnes, le film donne à voir la construction de l’image qui est l’addition sur une seule photographie de tous les coups de pinceaux lumineux colorés donnés par Michel Séméniako avec sa torche dans l’espace photographié. Il restitue ainsi la magie de cette révélation lumineuse du paysage. La bande-son documentaire restitue la concentration de cette merveilleuse fiction où la lumière réécrit l'histoire ou la géographie. Le vidéaste en profite aussi pour faire quelques expériences de mélange du temps et de l'espace, un grand désordre qui contraste terriblement avec le calme des prises de vues" (2 minutes).
Sur le point de terminer le montage de ce luxueux making of, Faidherbe, à qui j'avais présenté le photographe, effectue une quadrature de ce cercle d'amis en ajoutant quelques accords musicaux et un bout de refrain de la chanson que nous avions composée, nous-mêmes tentés d'exprimer l'étonnante technique du photographe, paradoxalement invisible dans le cadre qu'il habite et construit.

LUCIOLES, LETTRES D'AMOUR DES MOUCHES À FEU


En 2007 Michel Séméniako publiait Lucioles, lettres d’amour des mouches à feu, un travail magique sur ces coléoptères mystérieux dont la parade sexuelle est lumineuse. Si vous voulez tout savoir sur ces bestioles cruelles allez voir le site de Signatures où Séméniako compile quelques textes scientifiques et poétiques. Pour mon anniversaire de l'an passé le photographe de la nuit avait fait encadrer un magnifique tirage qui me parvient seulement aujourd'hui. Je le pose devant la télévision qu'il recouvre totalement, revanche contre ce qui les fit disparaître, comme l'évoquait Pier Paolo Pasolini. L'été dernier j'eus le bonheur de voir deux lucioles au fond du jardin de La Ciotat. Je ne me souviens pas en avoir admirées dans le passé. Peut-être ai-je oublié. J'associais les lucioles au dodo et à la licorne. Sur la photo les étoiles qui leur font miroir perforent le ciel du Piémont. Fasciné, je me colle devant ma nouvelle télé et je ferme les yeux pour m'imprégner de ces deux nuées qui interrogent tant notre humanité que son insignifiance.

dimanche 17 mai 2020

Pourquoi faire ? [archive]


En me réveillant, je me demandais "pourquoi faire ?" que j'écris parfois "pour quoi faire ?". Régulièrement je remets ma vie en question. Pas trop souvent tout de même. Quatorze ans plus tard, je m'interroge sur le bien-fondé de mes choix. Tout s'articule, comme des paragraphes... Il faut savoir saisir l'opportunité des "à la ligne"...

Article du 4 juin 2006

Un rouge-queue nargue le chat depuis plusieurs jours dans le jardin. Il vole bas. Que cherche-t-il ? Il s'approche de plus en plus près. Je suis fasciné et un peu inquiet.
En février 1902, Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, publie le pamphlet Que faire ?, ouvrage fondateur reprenant les idées développées dans le journal Iskra (l'étincelle, en russe). En 1971, Chris Marker et ses camarades reprendront le nom d'Iskra (Image, Son, Kinescope et Réalisations Audiovisuelles) pour leur coopérative de production de films. Rien n'a vraiment changé de ce qui a motivé l'écriture de l'un et la fondation de l'autre. La question "Par où commencer ?" reste entière. Les sources de la production et les canaux de diffusion sont-ils maintenant plus ouverts à la différence, à la contestation salutaire, à la projection de vérités soigneusement enfouies ? (Bernard Benoliel, Entre Vue). Des questions, toujours. Les réponses calment le jeu et tuent l'imagination. L'enfant enfile les pourquoi ? à s'en faire un collier. Dès le CP, l'école casse son élan créatif en imposant les réponses avant qu'il ait le temps de s'interroger. Les perles se répandent par terre. Révolutionnaires en herbe, artistes, déviants, délinquants, souffrants, seuls quelques récalcitrants n'acceptent pas les nouvelles règles. L'agnostique laisse la question sans réponse (elle donnera son titre à l'œuvre la plus célèbre du compositeur Charles Ives).
En me réveillant, je me demande "pourquoi faire ?" que j'écris parfois "pour quoi faire ?". J'ai souvent dit que je fais ce qui ne se fait pas puisque ce qui est fait n'est plus à faire. Bon gars malgré tout et probablement en référence au chien de Léo Ferré, j'ajoutais je fais là où on me dit de faire.
Pourquoi faire ? Pourquoi faire une œuvre de plus, sur un marché saturé ? L'art est devenu à la portée de tous, du moins la société souhaite en donner l'illusion. Les outils se démocratisent, chacun pense savoir photographier, filmer, composer, écrire, mais trop souvent c'est le stylo qui écrit, la caméra qui filme, le filtre Photoshop qui commande. Bon de commande. C'est ce qu'on vend : objets de consommation, nouveaux marchés, cibler les jeunes... Pour faire l'artiste, il faut une vision. Cette vision ne découle pas de l'usage des machines, elle est le fruit d'une souffrance, d'une colère, d'un espoir, d'un rêve, elle n'est qu'une question qui répond à la précédente. Qu'est-ce qu'un auteur ? Une personne qui pense par elle-même et met en forme cette réflexion ? La production est-elle le contraire de la reproduction ?
Pourquoi faire une œuvre de plus lorsque l'on a des dizaines de disques et des centaines d'œuvres à son actif, et que le monde continue de glisser ? Échec. Le succès est relatif. Miles Davis, par exemple, a échoué, lui qui briguait la reconnaissance du Great Black People n'a jamais été adulé que par la bourgeoisie blanche. Pourquoi composerais-je un nouveau disque alors que la majorité sont toujours disponibles, il est vrai de manière de plus en plus clandestine (aux Allumés, chez GRRR ou Orkhêstra) ? On me fait remarquer que mon impressionnante biographie donne l'illusion que j'ai au moins cent ans ! (P.S.: douze ans plus tard, en 2018, je publierai en effet mon Centenaire !). Ai-je tout dit, tout exprimé ? Heureusement j'évolue, petit à petit, le mouvement me porte, vecteur social qui me pousse sans cesse vers de nouveaux horizons. Mais je ne voudrais pas faire une œuvre de plus, jamais ! J'enchaîne les succès d'estime, mais rencontre rarement le succès populaire. Un enjeu pas si nouveau depuis qu'avec Bernard Vitet nous avons décidé d'enregistrer des chansons (Kind Lieder, Crasse-Tignasse, et surtout Carton), depuis le cd-rom Alphabet, le film Le sniper ou les modules interactifs des sites réalisés avec Frédéric Durieu ou Nicolas Clauss. Aujourd'hui les lapins-robots font le tour du monde en se tenant par les oreilles.
Faire ce qui ne se fait pas, c'est jouer les trouble-fête et les provocateurs, c'est oser dire (écrire) ce que d'autres taisent de peur de représailles, c'est être avant tout fidèle à sa morale et la mettre en pratique, sacro-sainte dualité "théorie-pratique" héritée d'une époque où la jeunesse décidait de porter l'imagination au pouvoir. Faire ce qui ne se fait pas, c'est faire fi des conventions, des impossibilités, c'est sauter les obstacles, l'un après l'autre, pour prouver que si, c'est réalisable, avec du travail et de la persévérance, sans négliger l'amour ni l'humour. C'est ne pas craindre le ridicule.
J'ai toujours ressenti du soulagement lorsqu'un camarade, un collègue (jamais un concurrent), réalisait une idée que j'avais eue, ou pas. Ce qui est fait n'est plus à faire. Rien de perso dans l'avancée des idées. Bonne chose de faite, me dis-je en admirant le chef d'œuvre mis en forme par un autre créateur. Une tâche de moins sur la longue liste des utopies ! Passons à autre chose...
Alors, quoi faire ? Lorsque la suite ne vient pas, c'est que le problème est mal posé. La question du quoi n'est que la conclusion du pourquoi. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pour changer le monde, pardi ! Mais comment s'y prendre, tout petit bonhomme ou petite bonne femme perdus dans son coin ? Une trilogie puisque le qui n'a jamais été de notre ressort : pourquoi, quoi, comment ? Mais d'abord pourquoi, la question fondatrice, celle qu'on a le tort d'oublier en devenant des professionnels. La motivation première, celle qui donne le goût, le goût de faire. Et peu importe la réponse, elle coule de source, elle ne nous appartient pas, elle est entre les mains du public, de nos lecteurs. Ensuite, le quoi et le comment ne sont que questions de méthode, tandis que pourquoi est LA question, celle qui fait toute la différence entre un faiseur et un créateur, entre un accident et une catastrophe.
Une catastrophe, à entendre dans son sens premier : un bouleversement, dernier et principal événement d'un poème ou d'une tragédie, le dénouement.

Image : manifestation à Johannesburg après l'assassinat de Chris Hani, photogramme de mon film Idir et Johnny Clegg a capella (1993).

vendredi 8 mai 2020

Les fausses notes sont justes [archives]


Articles des 28 février 2006 et 21 novembre 2007

J'ai emprunté le titre du billet d'aujourd'hui à Charles Ives pour évoquer le film tourné pour le centenaire de Nicolas Slonimsky, premier chef à avoir enregistré Edgard Varèse et Charles Ives.
Bonne cuvée, puisqu'il y a aussi le concerto télévisé pour deux bicyclettes, bande magnétique et orchestre de Frank Zappa le 14 mars 1963.
Je vais de découverte en découverte : hier soir, une ancienne émission pour le centenaire de Nicolas Slonimsky, il en avait 98.
En 1933, il fut le premier à diriger Ionisation de Varèse dont il est le dédicataire. Le disque, enregistré en 34, fut le déclencheur de la vocation de Frank Zappa. On y trouve aussi Barn Dance (de Washington's Birthday) de Charles Ives et Lilacs (de Men and Mountains) de Carl Ruggles. Ne trouvant personne capable de jouer les rythmes de Ionisation (comme ces quintuplets rapides avec un soupir vicieux en plein milieu !), il fit appel aux amis : Carlos Salzedo tient les blocs chinois, Paul Creston les enclumes, Wallingford Riegger le guiro, le jeune William Schuman le lion's roar, Henry Cowell écrase les clusters et Varèse manipule les deux sirènes empruntées aux pompiers de New York. C'est la première fois qu'on gravait du Varèse ou du Ives sur un disque.


Dans le film le compositeur joue un de ses morceaux avec une orange et l'ouverture de Tannhäuser avec une brosse à cheveux sur les touches du piano. Un pianiste joue ses Minitudes, John Cage raconte l'importance que Slonimsky eut pour lui, et Zappa témoigne, très affaibli, ce sera sa dernière interview.
Slonimsky est, entre autres, le cosignataire avec Theodore Baker de l'indispensable Dictionnaire Biographique des Musiciens (ed. Robert Laffont, coll. Bouquins, 3 vol.).

P.S. : Ci-dessous formidable entretien de 1973 avec Slonimsky, découvert cette semaine !

J'ai terminé la soirée en regardant les 8 minutes des Mothers of Invention à la télé française de 1968. Le majeur dressé en l'air, Zappa dirige les borborygmes de Roy Estrada et les hurlements du reste de l'orchestre (Bunk Gardner, Ian Underwood, Don Preston, Jimmy Carl Black, Jim Sherwood). La musique, instrumentale et électrique, rappelle furieusement ses œuvres symphoniques plutôt que ses chansons rock' n roll !


Epilogue matinal à ces élucubrations musicales, le premier passage de Zappa à la télé le mars 1963, au Steve Allen Show. Engoncé dans son costume, Frank finit par se détendre devant l'excitation bienveillante de Steve Allen. Il présente une bicyclette dont il joue depuis deux semaines seulement, baguettes, archet, souffle dans le guidon... Il demande aux musiciens de l'orchestre régulier du show de faire des bruits avec leurs instruments, de mettre des objets dans le piano, et commence à diriger le public. La bande magnétique diffuse des sons de clarinette jouée par son épouse qui n'y connaît rien et des sons électroniques. Allen se prête au jeu et cite Alvin Nicolaï et ses expériences musicales sur ses chorégraphies. Frank annonce le film The Greatest World Sinner de Tim Carey dont il a composé la musique et la sortie imminente de son disque How is Your Bird ?.

PREMIERS PAS À LA TÉLÉVISION DE JOHN CAGE ET FRANK ZAPPA


La tentation est trop forte. Sur Poptronics, le site des cultures électroniques, Jean-Philippe Renoult révèle un document audiovisuel de YouTube absolument renversant. En janvier 1960, John Cage participe à "I've got a secret", une émission populaire de la chaîne CBS avec une pièce pour tuyau en fer, appeaux, bouteille de vin, mixeur électrique, sifflet, boîte de conserve, glaçons, cymbales, poisson mécanique, canard en caoutchouc, magnétophone, vase de roses, siphon d'eau de Selz, radios, baignoire et piano. Les syndicats lui interdisant d'allumer ses cinq radios pour protéger les droits d'auteur (l'absurdité des lois ne date pas d'aujourd'hui !), le compositeur simule leur mise en route en tapant dessus et l'extinction en les fichant par terre ! "Water Walk" précède ainsi les performances des improvisateurs de la nouvelle musique, les tut tut pouët pouët des savoureuses années 70. L'habile provocation, musicalement réussie, rappelle inévitablement une autre première de télévision, celle de Frank Zappa au Steve Allen Show en 1963 aux prises avec deux bicyclettes et... un orchestre !


Sans ne rien connaître à la musique, et ignorant encore Cage et Zappa, je ferai mes premières armes deux ans plus tard avec "En Panne", une pièce pour ondes courtes, voix et pompe à vélo (coïncidence amusante envers celui qui deviendra mon premier mentor !), que vous pourrez bientôt entendre dans le Pop'Lab que Poptronics m'a commandé avant l'été (P.S.: ici). En 1975, Joséphine Markovits comparera le travail du quartet, Birgé-Gorgé-Rollet-Shiroc avec l'Art Ensemble of Chicago, probablement à cause des deux cents instruments aussi divers que variés qui m'entouraient. J'ai toujours collectionné tout ce qui peut produire du son. Mon grenier est plein de casseroles, bouts de verre ciselés, trompes en PVC, etc. qu'il est plus juste d'appeler boîte à outils que collection.
Directement ou indirectement, John Cage n'aura pas seulement marqué les musiciens, mais tous les artistes qui se sont interrogés sur le sens de la musique et de l'art en général. Son influence semble encore plus déterminante que celle de Marcel Duchamp qui l'avait lui-même inspiré. Il a donné à l'aléatoire ses notes de noblesse (même s'il préférait le terme "indétermination") comme s'il avait suivi le synchronisme accidentel de Cocteau.
J'ai raconté ici ma rencontre avec John Cage en 1979. Le film tourné en 1983 par Emmanuelle K sur Un Drame Musical Instantané que j'évoquais à ce propos sera projeté le 1er décembre prochain à 17h30 à Montreuil au même programme qu'Archie Shepp au Panafrican Festival filmé par Théo Robichet et le Don Cherry de Jean-Noël Delamarre, Natalie Perrey, Philippe Gras, Horace Dimayot, dans le cadre d'un passionnant festival de free jazz. Du 30 novembre au 2 décembre en effet, ces iconophonies constructives présenteront, outre des films rares comme New York Eye and Ear Control de Michael Snow et une floppée de merveilles, des concerts avec François Tusques, Alan Silva, Bobby Few, Bernard Vitet, Denis Colin, Noel McGhie... L'entrée à tout le festival est gratuite. Quant à ma rencontre avec Frank Zappa, elle fut publiée en 2004 par Jazz magazine. Les autres musiciens et cinéastes sont de la famille.


P.S. : Il faut attendre aujourd'hui où je reproduis des articles rédigés il y a 15 ans pour trouver cette évocation de la rencontre avec Frank Zappa par Nicolas Slonimsky (alors 99 ans), enregistrée par Charles Amirkhanian en 1983. CQFD !

mardi 5 mai 2020

Les actualités [archive]


Article du 19 janvier 2006

Je republie cet article concernant un très bel album collectif dont il me reste quelques exemplaires à la cave et dont je ne fais rien, tout comme les exemplaires du stock des Allumés au Mans. C'est gratuit, j'en avais déposé quelques uns au Souffle Continu. Récemment, soit quatorze ans plus tard, les Allumés ont produit Aux Ronds-Points, un nouvel album collectif, cette fois en vinyle, tout aussi recommandable.

Album double CD en vente exclusivement aux Allumés du Jazz.
34 inédits de 30 labels pour seulement 18 euros,
avec un livret en couleurs de 40 pages 24x20cm.
ORIGINAL - LUXUEUX - PAS CHER
(P.S.: je pense qu'avec le temps il est passé gratuit !)

Commandez le double-album LES ACTUALITÉS, 34 inédits produits à l'occasion du Xe anniversaire des Allumés du Jazz ! Véritable objet qu'on adorera tenir entre ses doigts pour le faire tourner sur lui-même, les pages du livret abritent 2 CD de 130 minutes...

Marthe Vassallo et Lydia Domancich, Un Drame Musical Instantané avec Baco, Rude Aquaplaning, Stéphane Rives, Didier Petit, Murat Öztürk, Jean-Philippe Morel, Trio Jean Morières, Magic Malik Orchestra avec Sub-Z, Le Trio d'arrosage, Les Âmes Nées Zique, Sylvain Kassap, Jef Lee Johnson et Hamid El Kasri, Alima Hamel, Laurent Rochelle et Loïc Schild, Happy House, Groupe Emil, Grillo-Labarrière-Petit-Wodraska, Pierre-Alain Goualch et Franck Agulhon, Ensemble Text'Up, Guillaume de Chassy et Daniel Yvinec, Pablo Cueco et Mirtha Pozzi, Vincent Courtois, Collectif Terra Incognita, Étienne Brunet, Donald Brown, Briegel Bros Band, Hélène Breschand et Franck Vigroux, René Bottlang, Rémi Charmasson et Eric Longsworth, Raymond Boni et Claude Tchamitchian, Bertrand Auger et Francis Demange, Serge Adam...

Je reproduis ici l'édito du n°14 du Journal des Allumés qui était entièrement consacré aux Actualités :

French Touch ou le Grand Mix ?

Cette collection de 34 inédits suscite en moi une étonnante impression d?ensemble. Mon ami Bernard Vitet me souffle que tous les morceaux semblent appartenir au même projet artistique. Question de montage ? À moins qu'une French Touch ne se dégage des ACTUALITÉS, de façon imprévue ! Pourtant, les styles, les sonorités, les propos sont tous extrêmement variés, sans compter la présence de quelques musiciens étrangers. Étranger ? Qu'est-ce que cela signifie dans un pays carrefour de l'Europe et de tous les continents ? Les Français n'existent pas. Ils sont le croisement de toutes les immigrations successives depuis la Gaule jusqu'aux prochaines vagues. Finis Terrae, le bout de la terre, le point de convergence, la dernière escale avant l'embarquement, la première destination des jazzmen afro-américains, la terre d'asile des exilés politiques, le mythe des Lumières, les retombées de la colonisation qui a pris de nouveaux masques, ceux de la main d'œuvre à bon marché et des aides humanitaires ? Notre xénophobie légendaire a la mémoire courte. L'intégration se fait parfois douloureusement, mais elle est inéluctable. Le communautarisme est anticonstitutionnel, pour employer de grands mots.

Et si la French Touch n'était rien d'autre que le mélange des cultures, le grand mix ? Cocteau disait que le fascisme ne pouvait pas prendre dans ce pays, que les Français sont trop indisciplinés, il ajoutait que « c'est une cuve qui bout, qui bout, mais qui ne déborde pas. » Que cela ne nous empêche pas d'être vigilants ! La veille du siège de leur ville, les habitants de Sarajevo pensaient qu'ils étaient à l'abri de la barbarie. Les journaux titraient « Les intellectuels gouvernent à Sarajevo ». Ici, des nostalgiques de la schlag déclarent l'état d'urgence lorsque les cités dortoirs se réveillent et se rappellent à leur bon souvenir.

Dans le secteur musical, les nouvelles ne sont pas très bonnes. Les salaires ont baissé, les intermittents les plus fragiles disparaissent, les disques ne se vendent plus, la curiosité des consommateurs a été émoussée, les grandes surfaces de vente prétendument culturelles n'offrent plus que les gros trucs qui rentrent dans le moule ou qui bénéficient de conditions de promotion considérables, les distributeurs virent de leurs catalogues ce qui n'est pas immédiatement rentable ? La logique du profit à court terme envahit tous les secteurs d'activité, même ceux de la pensée.

En même temps, la résistance s'organise. Ça se réveille. Les lieux alternatifs se multiplient. Des soirées voient le jour chez des particuliers. Les orchestres investissent les bars branchés de la capitale qui ont repris de l'activité. Encore faut-il qu'il y ait des bars dans les quartiers ! Les banlieues sont aussi froides qu'une banquise, les plus démunis ne voient d'autre solution que de s'y brûler les ailes. Quelle flamme les anime ? Qui donc met le feu aux poudres ? Sarkozy ? Face à la médiatisation dominante, il est devenu nécessaire de provoquer des rencontres réelles, tactiles, des échanges de regards ou de points de vue, des embrassades? Il devient de plus en plus utile de transmettre, de donner des racines à la révolte pour qu'elle soit porteuse de perspectives. S'interroger, se souvenir. Dans le petit cercle des amateurs de jazz et de musiques assimilées, improvisateurs, contemporains, il est devenu comme partout impératif de rassembler ses forces. Penser par soi-même, échanger, transmettre, est-ce un droit ou un devoir ?

Une quarantaine de labels indépendants se sont ainsi regroupés pour défendre leur droit à la différence. Devrait-on écrire « pour défendre leur droit contre l'indifférence » ? Être, c'est déjà bien. L'imagination reste le meilleur garant contre l?apathie et les nouveaux fascismes. La solidarité est le mot clef des luttes qui veulent aboutir, pour une vie meilleure, pour les enfants de demain ?

Dans LES ACTUALITÉS, si certains propos des interviewés peuvent frôler la paranoïa, qu'on l'entende critique, alors ! Nous ne sommes pas les victimes du monde dans lequel nous vivons. Notre responsabilité est entière. Nous en sommes les acteurs, et même les auteurs. Plus que de réfléchir les actualités, notre devoir est de les créer.

C'est ce qu'ont tenté de réaliser tous les musiciens et musiciennes qui ont participé au double album produit par Les Allumés du Jazz, parfois par des chemins très détournés ! Ce n'est pas un hasard si l'ensemble de ces contributions fait œuvre. Le disque intitulé LES ALLUMÉS porte en lui une étonnante détermination, franche et active. Celui intitulé DU JAZZ est plus tendre, plus intime. Entre les deux, ça transpire, une sueur saine et bien portante. Une promesse d'avenir.

Le recul que j'essaie d'avoir avec ces deux disques m'y pousse la tête la première. Cherchant à embrasser l'ensemble d'un seul coup d'œil, je ne fais qu'en choisir l'angle. À chacun le sien. La lecture du livret qui tourne sur lui-même donne le vertige. 180° de la première à la dernière page. Une volte-face.


Extrait du livret :

Les Allumés du Jazz est le premier endroit où se retrouvent des labels de production de jazz indépendants de toutes obédiences et d'orientations fort diverses. Tout y est envisagé, depuis la plus profonde tradition jusqu'à la plus extrême modernité. Tous les courants y sont représentés. Au-delà, cette disposition prépare l'avenir pour un accueil sans peur d'autres formes connues et inconnues.

Au début de cette année 2006 qui marque leur 10e Anniversaire, Les Allumés du Jazz ont décidé de sortir un double-album, LES ACTUALITÉS, composé de contributions inédites de 30 parmi 40 labels adhérents à cette date.

Chaque label a produit un maximum de 4 minutes de son en choisissant l'un des deux CD qui portent respectivement les titres LES ALLUMÉS et DU JAZZ. Libre à chaque label de publier ses 4 minutes sur l'un ou l'autre de ces CD, ou réparties sur les deux. De petits préambules ont été montés avant chaque morceau de façon à jouer le rôle de remise à zéro, mettant ainsi l?auditeur dans les meilleures dispositions pour découvrir chacune des œuvres. Ces intermèdes ont été enregistrés par les labels ou lors de rencontres et de conversations téléphoniques avec Jean-Jacques Birgé.

Chaque label a créé librement la pochette virtuelle de sa contribution comme s'il s'agissait d'un CD single. La maquette générale a été confiée à Daphné Postacioglu qui a conçu la nouvelle charte graphique du Journal. S'inspirant du Cover to Cover de Michael Snow, Birgé a imaginé un livret dont les couvertures sont tête-bêche. On peut le lire aussi bien dans un sens que dans l'autre, quitte à faire tourner le petit cahier de 24 sur 20 cm sur lui-même. Un effort particulier a été effectué sur la présentation de l'album dans l'espoir de figurer un objet suscitant la convoitise, façon élégante d'afficher notre attachement à la pérennité du disque, de lutter intelligemment contre le piratage en créant du désir plutôt qu'en criminalisant les consommateurs.

L'album est (était) vendu au profit de l'association Les Allumés du Jazz, exclusivement par le biais de la vente par correspondance, du site Internet et sur le stand itinérant pendant les festivals.

Réalisation, montage et interviews - Jean-Jacques Birgé
Packaging et maquette - Daphné Postacioglu
Coordination - Valérie Crinière

En prime, un survol de Cover To Cover façon flip-book, découvert hier !

mercredi 8 avril 2020

Hal Willner rejoint les étoiles


Triste nouvelle ce matin. Le producteur de disques Hal Willner est mort hier du coronavirus à l'âge de 64 ans. Ils ne sont plus si nombreux, ceux dont je lorgne la moindre sortie d'album. La disparition de Scott Walker m'avait beaucoup affecté. Celle de Willner me fait le même effet. J'espère que Michael Mantler fait bien attention à sa santé et que les membres du Kronos Quartet gardent la chambre. Dois-je croire Robert Wyatt lorsqu'il me dit qu'il n'y a rien attendre de son côté ? Heureusement il y a quantité de jeunes français et françaises prometteurs qui m'épatent. Ceux-là devraient passer au travers de la crise, si les Assedic ne leur font pas la peau !

J'ai écrit plusieurs articles sur le travail d'Hal Willner : Hal Willner, l'alchimiste des "tribute albums", Burroughs sur la piste Willner, Littérature et musique 1... L'article de Variety donne des précisions, mais il est évidemment en anglais. En France, son équivalent serait Jean Rochard avec les albums collectifs du label nato. Ces producteurs ignorent les frontières de genres musicaux. Ce sont des échangeurs où se croisent des véhicules de toutes les couleurs. Ils aiment tellement ceux qu'ils vénèrent qu'ils se permettent de tordre le cou aux intouchables, leur accordant une nouvelle vie. Ces chats inventifs en ont plus de sept. Je reproduis ci-dessous le premier article que j'avais consacré à Hal Willner en 2008.

-----------------------------------------------------------------------------

Une fois par mois, Stéphane Ollivier m'appelle ou bien c'est moi. Les deux ours sortent relativement peu, aussi devisons-nous sur le monde de la musique, évoquant souvent les nouveautés cinématographiques ou discographiques qui nous ont marqués depuis la dernière fois. Comme je lui raconte que Easy Come Easy Go, le dernier CD de Marianne Faithfull dont j'adore la voix (elle aussi est atteinte par le coronavirus), m'a surtout séduit par ses arrangements, Stéphane me conseille Weird Nightmare, le Mingus produit en 1992 par Hal Willner, qui m'avait échappé. Les disques que ce producteur a concoctés m'ont toujours enchanté. Ils représentent un cousinage évident avec mon travail sur Sarajevo Suite comme avec certaines des "compilations" du label nato dont je suis fan tel Les voix d'Itxassou réalisé sous la houlette de Tony Coe, au détail près que Willner s'est essentiellement consacré à ce que l'on appelle des "tribute albums", honorant Nino Rota, Thelonious Monk ou Kurt Weill, des compositeurs qui me sont chers. Dans cet esprit, il commit d'autres hommages, mais en public, adressés à Tim Buckley, Edgar Poe, Harry Smith, Leonard Cohen ou au Marquis de sade, comme des compilations de textes parlés accompagnés en musique pour William Burroughs ou Allen Ginsberg... Je profite de ces recherches pour commander Stay Awake: Interpretations of Vintage Disney Films, d'autant que les deux albums qu'il avait produits autour du compositeur de dessins animés Carl Stalling font partie de mon Panthéon, et Whoops, I'm an Indian, réalisé sous son propre nom à partir d'échantillons de 78 tours des années 40, techno complètement déjantée en collaboration avec Howie B et Adam Dorn (Mocean Worker).

Lost in the Stars, the music of Kurt Weill rassemble Sting, Marianne Faithfull, Van Dike Parks, John Zorn (directeur artistique du sublime The Carl Stalling Project), Lou Reed, Carla Bley, Tom Waits, Elliott Sharp, Dagmar Krause, Todd Rundgren et Gary Windo, Charlie Haden, etc. tandis que That's The Way I feel Now, a tribute to Thelonious Monk nous offre sur une platine Donald Fagen, Dr John, Steve Lacy avec Gil Evans, Elvin Jones ou Charlie Rouse, Bobby Mc Ferrin, Chris Spedding, Randy Weston... Chaque album est une longue liste d'étoiles rocky ou jazzy qui s'approprient intelligemment le sujet imposé. Pourtant, Amarcord Nino Rota qui présente encore Jacki Byard, Carla Bley, Bill Frisell, Muhal Richard Abrahams, Steve Lacy ou Carla Bley manque du recul que surent prendre les suivants.

Weird Nightmare, meditations on Mingus est pour moi une nouvelle petite merveille qui me rappelle le dernier concert d'Un Drame Musical Instantané avec Francis Gorgé, commandé par le Passage du Nord-Ouest en 1992 (même année !), que nous n'avons jamais édité. Nous avions relevé le défi en choisissant d'adapter à notre trio l'album du grand orchestre Let My Children Hear Music ! Je possède seulement un enregistrement sur cassette de cette création, la seule avec une pièce de John Cage dont nous ne soyons pas directement les compositeurs. Comme j'en ai un souvenir merveilleux, j'essaierai bientôt d'en mettre quelques extraits en ligne après numérisation. L'éclatement du noyau original du Drame après seize ans de collaboration nous empêcha d'en faire un disque et c'est un de mes rares regrets avec les trois heures dix du film L'argent de Marcel L'Herbier.
Contrairement à ses habitudes, pour son hommage à Mingus, Willner monte un orchestre fixe composé de Bill Frisell, Art Baron, Don Alias, Greg Cohen, Michael Blair, Gary Lucas, Francis Thumm, accompagnant Elvis Costello, Vernon Reid, Henry Rollins, Charlie Watts, Chuck D, Hubert Selby Jr, Keith Richards, Leonard Cohen, Diamanda Galás, Dr John, Henry Threadgill, Marc Ribot, Geri Allen, Don Byron, Bobby Previte, etc. Ces interminables listes de pointures n'ont pourtant rien du collage. Chaque album est d'une unité merveilleuse tant l'hommage est réel et sincère. L'utilisation des fantastiques instruments d'Harry Partch, entendus ici pour la première fois hors du contexte original, lui confère en plus une tonalité exceptionnelle, percussions envoûtantes, tonalités étranges, timbres inouïs qui fonctionnent parfaitement avec les ?uvres d'un des plus grands compositeurs américains, mort il y a 30 ans le 5 janvier 1979, Charles Mingus, dont les textes extraits de son autobiographie Beneath The Underdog (Moins qu'un chien), ouvrage indispensable, justifie une liste de superlatifs, recréation d'une folle énergie.

mardi 7 avril 2020

Musicovirus #01 sur les couleurs de Stéphane Cattaneo


Stéphane Cattaneo, qui a lancé une sorte d’appel ludique aux musiciens sur Facebook, m'a demandé de faire la musique d'un petit film d'animation de 1'38 intitulé Musicovirus #01. Inspiré par sa ligne "ininterrompue" comme si le peintre l'avait dessinée en quasi temps réel, j'ai suivi le fil en jouant exclusivement d'un doigt sur le pad d'un petit instrument électronique. En réalité il lui a fallu prendre 1200 photos en évitant soigneusement de mettre ses mains dans le champ. De mon côté, j'ai cherché à préserver une quasi "instantanéité" et en une heure c'était plié. Ce ne sont évidemment que des illusions. J'avais envie que ce soit simple et humoristique, dansant et décalé, techno avec un soupçon de rock.


J'ai connu Stéphane grâce au Journal des Allumés du Jazz où il dessinait des petites bandes dessinées impertinentes. Chaque fois qu'il me dédicaçait l'un de ses bouquins il y passait un temps fou, pour les couleurs ou les à-plats. Je me souviens de Beautiful Life réalisé à quatre mains avec Moebius et d'Entropie mon amour. À l'époque il était libraire à La Roche Bernard. Le succès lui a permis de se consacrer à la peinture sur toutes sortes de supports, mais il adore improviser des performances avec des musiciens.
Le lendemain, c'était au tour de Médéric Collignon de s'y coller pour Coronavirus #02, Tim Le Net pour Coronavirus #03 et Ramon Lopez pour Coronavirus #4.
À suivre.

lundi 6 avril 2020

L'impact de la crise sur l'activité discographique


Les Allumés du Jazz ont demandé à l'ensemble des labels adhérents quelles sont leurs actions - réactions face à l’impossibilité de vendre des enregistrements « physiques" et du fait de ne pouvoir les présenter, ni les vendre en concert. J'ai répondu à cette petite enquête menée par Bruno Tocanne.

Le label GRRR a anticipé la crise puisqu’en diversifiant les supports depuis 2010, en particulier avec la mise en ligne de 82 albums / 1064 pièces / 157 heures d’inédits, mp3 gratuits en écoute et téléchargement, nous restons actifs sur Internet, à défaut de pouvoir envoyer ou vendre nos disques. Quarante parmi eux et parmi les vinyles et CD sont aussi disponibles sur Bandcamp au format AIFF, mais il nous est impossible de les envoyer physiquement.
La Poste retient évidemment tous les albums qui m’ont été envoyés par les autres labels depuis 3 semaines et que je ne pourrai donc pas chroniquer sur drame.org/blog et Mediapart avant perpète. Je crains que le confinement ne dure au moins jusqu’à début juin et j’ai besoin de l’objet pour arriver à écrire.
Perspectives du XXIIe siècle, mon nouvel album, devait sortir le 7 mai sur le label du MEG (Musée d’ethnographie de Genève) en coproduction avec GRRR, mais je ne sais pas du tout quel planning nous allons choisir. La responsable de la collection, Madeleine Leclair, évoque le 21 juin. Qui sait ce que nous réserve l’avenir ?
Donc pas vraiment de conséquence dramatique due à la crise sanitaire. Je continue à travailler dans mon studio comme les autres jours. Personnellement, étant au régime de la retraite après avoir été pendant 42 ans à celui des intermittents du spectacle sans discontinuer, cela ne change pas grand chose sauf pour les concerts évidemment annulés. C’est vraiment triste, mais tous les festivals de l’été seront très certainement interdits.
Le merdier existait avant et cela ne va pas s’arranger. Je suis plus inquiet d’un point de vue citoyen qu’en tant qu’artiste ou musicien.
Notre gouvernement de mafieux à la solde des banques risque de saisir cette opportunité pour accentuer la dérive policière et la casse sociale.

Illustration: Tarek Atoui, THE GROUND, 58ème Biennale d'Art de Venise

lundi 2 mars 2020

Jardiner bio en bandes dessinées


J'imagine que si Jean qui nous a conseillé cet ouvrage, c'est en fan de bandes dessinées plus qu'en jardinier, fut-il en herbe, encore qu'il cultive son jardin voltairien à la manière d'un autre Jean-Jacques. L'adaptation libre du livre Le Bio Grow Book de Karel Schefhout & Michel Panhuysen par Denis "Pic" Lelièvre est un puits de culture, mais j'en ai les yeux qui me brûlent après cette passionnante leçon de chimie organique propre à une saine alimentation et meilleure oxygénation. Avec humour et précision, Pic explique le cycle naturel des plantes, la vie des sols, les engrais verts, les nutriments et les engrais bio, le compost (c'est ce qui m'a poussé à acquérir cette bande dessinée de 128 pages aussi denses que la forêt primaire), les cultures en extérieur et en intérieur, l'importance de la lumière et de l'eau, les semis et boutures, la lutte contre les maladies, etc. À propos des petites bêtes qui font tout le travail en sous-sol, j'aimerais bien que mon chat Django arrête de rapporter des vers de terre à la maison lorsqu'il ne trouve pas d'autres proies. Il faudra que je revienne à cette bible en fonction de mes futures activités jardinières, mais déjà j'en sais un peu plus sur mon compost ! Je la range à côté du Guide Clause où sont répertoriées les diverses essences d'arbres. Si vous faites pousser quoi que ce soit qui se mange, vous vous régalerez de cette BD instructive... Fans de musique, ce qui ne vous empêche pas de vivre sainement, Pic dessine régulièrement dans le Journal des Allumés du Jazz ;-)

→ Denis Pic Lelièvre, Jardiner bio en bandes dessinées, Mama Edotions, 35€

vendredi 21 février 2020

L'1consolable devient Sauvage


Lors du colloque avignonnais organisé par Les Allumés du Jazz autour du thème "Enregistrer la musique, pour quoi faire ?", j'avais acheté deux albums à L'1consolable, Rap Games et L'augmentation. Le second, "un album dont vous êtes le héros", est interactif, sorte de jeu de l'oie qui nous fait découvrir les plages du disque dans des ordres différents. Et pas question de se contenter d'une version numérique. Tandis qu'on zappe, on suit le superbe livret de 52 Pages sous couverture rigide. Il y a beaucoup à lire, autant que L'1consolable en a à dire.
Cette fois il se lâche sur le sauvage, et sur les "animaux dénaturés" comme nous appelait Vercors. Là où l'Homme passe la Nature trépasse. Pas seulement. L'1consolable fait la chasse à la sauvagerie libérale, à la brutalité policière, il commente l'actualité des Gilets Jaunes ou du machisme assassin. Les sauvages sont également celles et ceux qu'on a affublés du terme pour mieux les asservir lors de la colonisation. Nos gouvernements continuent à voler leurs terres et leurs ressources, mais la langue de bois joue du politiquement correct. À l'opposé, L'1consolable, dont le scat râpeux me rappelle Bobby Lapointe, va droit au but. Le flow ne mâche pas ses mots, il les articule. Pour une fois je comprends, évidemment parce que c'est dans la langue de Molière, et ses sujets me parlent. La rythmique est un peu trop hip hop à mon goût, mais la musique se déploie lorsqu'apparaissent les clarinettes de Sylvain Kassap, les guitares de Young Bat, les scratches de Blanka (La Fine Équipe), les voix d'Irina Prieto Botella ou Skalpel... Avec les dos des Gilets Jaunes chroniqués hier, après avoir feuilleté le livret réalisé par Sylvain Bec, j'ai l'impression que les graffiti s'emparent de tous les supports possibles, pages arrachées au quotidien, à ce qu'il est et à ce qu'il pourrait être ! Sauvage est un disque de combat.

→ L'1consolable, Sauvage, 15€ CD digipack avec livret de 20 pages, 10€ en numérique...

mardi 18 février 2020

Écrire


J'avais onze ans en 1964 lorsque mes parents m'ont envoyé six semaines en Grande-Bretagne apprendre l'anglais. Pour rejoindre Greenways School, un collège international situé près de Warminster dans le Wiltshire, j'ai pris seul le car jusqu'à Beauvais, l'avion pour Douvres, un nouveau car pour Londres, puis le train m'a amené à Salisbury où j'étais attendu. Ces détails sont notifiés dans le dairy que nous devions tenir chaque matin, tandis que le reste de la journée était libre, mélange de football, cricket, équitation, piscine, volley-ball, athlétisme, billard, badminton, télévision, échecs et flirt (mon premier) ! Nous sommes aussi allés au cinéma où j'ai vu entre autres A Hard Day's Night avec une foule de filles hystériques comme si les Beatles étaient sur scène, nous avons visité la cathédrale de Salisbury (c'était la première fois que j'entrais dans un lieu de culte), l'usine de chocolats J. S. Fry & Sons qui m'a révélé ce qu'était le terrible travail à la chaîne, les grottes de Wookey Hole et le fantastique Stonehenge. Le compte-rendu de mes journées est illustré par mes photos noir et blanc, des cartes postales, des emballages de bonbons, des tickets d'entrée, une plume de perdrix et quelques dessins maladroits. L'été suivant j'ai rédigé de moi-même un second journal lors de mon nouveau séjour de six semaines dans le Connecticut, invité par des Américains qui portaient le même nom que nous et cherchaient leurs origines européennes.
Mon père écrivait bien, mais je n'ai aucune trace si ce n'est un cahier de comptes du temps où il était agent littéraire. Frédéric Dard dit San Antonio qu'il a lancé, Francis Carco, Georges Arnaud, Astrid Lindgren, Pascal Bastia... Je me souviens qu'il avait signé un ou plusieurs livres érotiques en duo avec Boris Vian, mais je les ai vendus sans connaître leur pseudo commun et n'en ai trouvé nulle trace dans la bibliographie de Vian. Il ne lisait plus que de la science-fiction, des romans d'anticipation. Ma mère était vendeuse en librairie quand ils se sont rencontrés.
Ce n'est qu'en 1971 que j'ai commencé à écrire réellement, si l'on ne tient pas compte des dissertations, d'abord rédigées par ma mère dont j'adoptai le style dès les premiers exercices en classe. En dehors d'essais de bandes dessinées et de quelques pages soixantehuitardes, mes premiers textes personnels sont des poèmes en français ou en anglais, paroles de chansons pour le groupe Epimanondas dont Francis Gorgé composait la musique et états d'âme amoureux ou révoltés souvent à l'origine des précédents ! Nous vivions en communauté et les camarades qui en faisaient partie ou la fréquentaient, plus doué/e/s que moi en dessin, apportaient de la couleur à ce premier volume d'une série qui en comptera 72. J'ai fini par abandonner le papier pour le numérique à la création de ce blog en 2004. Entre temps j'avais parfait mon style en rédigeant des demandes de subvention pour Un Drame Musical Instantané, des notes de pochettes, des textes théoriques sur le cinéma ou la musique, des chansons et toujours des poèmes, le plus souvent adressés aux filles dont je tombais amoureux. Extrêmement timide, je me révélais plus à mon aise et plus efficace à l'écrit qu'à l'oral ! Handicapé par ce complexe enfantin puis adolescent, j'avais néanmoins l'habitude de craquer pour des filles très courtisées, souvent avec succès, bien que cela ne m'ait pas toujours porté chance...
De 1992 à 1996 j'ai participé aux 26 numéros de la revue ABC comme qui tirait au nombre de ses auteurs. Je fus co-rédacteur en chef du Journal des Allumés du Jazz pendant 7 ans, écrivis des articles pour quantité de supports (Muziq, Jazz Magazine, Jazz@round, Jazzosphère, Citizen Jazz, Les Nouveaux Dossiers de l'Audiovisuel de l'INA, La Revue du Cube, L'Autre Quotidien, La Nuit, Les Cahiers de l'Herne, Le Monde Diplomatique, etc.), des notules pour des amis plasticiens ou cinéastes, plus deux romans, La corde à linge et USA 1968 deux enfants, rédigés sur le mode du feuilleton que m'inspire naturellement le blog...
Car c'est évidemment devenu mon œuvre "littéraire" maîtresse avec ce 4355e article ! Écrire quotidiennement est une gymnastique salutaire. C'est comme siphonner un réservoir. Les premiers mètres sont capitaux. Publiant à partir de minuit ou tôt le matin, je commence toutes mes journées en ayant déjà produit quelque chose. Amorcé, le reste suit sans effort ou j'ai la conscience tranquille si je flâne, ce qui m'arrive hélas trop rarement. Le blog est partagé entre des articles militants où j'essaie d'évoquer des sujets peu abordés par la presse professionnelle, par exemple œuvres et artistes méconnus, souvent des jeunes ou des très vieux à réhabiliter, et une sorte de work in progress sur "ma vie, mon œuvre", discours de la méthode à laquelle je suis très attaché, persuadé qu'il est sain de partager ses secrets de fabrication. Mon goût encyclopédique me fait presque toujours mélanger l'universel et le personnel, puisque le blogueur a droit à la première personne du singulier, contrairement au journaliste. De toute manière leurs articles, comme les miens, sont des portraits en creux, parlant le plus souvent du sujet plus que de l'objet. Je peux ainsi soliloquer sur le cinéma, de préférence DVD/Blu-Ray plutôt que les sorties en salles, ce qui m'affranchit de l'actualité, les disques plutôt que les concerts, les expositions, le multimédia, la politique, la gastronomie, les plantes, les chats et tout ce qui me passe par la tête. C'est suffisamment ouvert pour que j'arrive à écrire tous les jours sans faille. Alors quand ai-je commencé à écrire ? J'espère demain, après cette mise en jambes !

mercredi 5 février 2020

De la main gauche


Billet rapide de la main gauche pour cause de tendinite douloureuse. J'aurais mieux fait de me croiser les bras dimanche au lieu de les croiser à jouer sur deux claviers à la fois, le musical et celui de l'ordinateur où je répertoriais les timbres des instruments idoines pour l'installation audiovisuelle que nous préparons avec Anne-Sarah Le Meur, exposée du 11 mars au 26 avril au ZKM à Karlsruhe. À la nuit tombée quatre projections de 6 mètres de base chacune s'allumeront au rez-de-chaussée du musée sur la Place des Droits de l'Homme, soit plus de cinquante minutes de programme évolutif de 19h à 23h, du moins pour les images génératives d'Anne-Sarah. De mon côté, je dois enregistrer quatorze pièces, soit sept parties et autant d'interludes. Les premières sont entièrement jouées sur les 88 notes de mon Komplete tandis que les seconds alternent quatre mouvements de cordes et électronique pervertissant notre Machine à rêves de Leonardo da Vinci, deux autres à la flûte ou à la trompette à anche passées à la moulinette d'un effet d'Eventide H3000 que j'ai programmé, et un enchaînement de tables d'ondes sure un vieux synthétiseur. Tout doit s'enchaîner sans heurt pour composer une œuvre qui sera perceptible depuis la rue, les images habillant l'immense vitrine du Centre d'Art et de Technologie des Médias allemand. Je n'y suis allé qu'une fois, comme intervenant d'un séminaire européen de la Femis.
J'ai donc abusé du trackpad et m'en voilà fort marri. Lorsque j'ai l'inspiration je suis incapable de m'arrêter, même si mon corps me le suggère. Or ces derniers temps mon esprit prend peu de repos. Lorsque je ne compose pas cet Omni-Vermille, je bichonne mes Perspectives du XXIIe siècle ou sonorise une web-série sur l'intelligence artificielle qui accompagne un MOOC. Sans parler de mon épanchement littéraire !
La vénérable acupunctrice chinoise m'a un peu soulagé, mais j'ai encore bien mal. Elle m'a aussi collé un cataplasme d'herbes dont j'ignore la composition et que je tiens difficilement de ma main pansée. Ce n'est pas ma première tendinite. J'en ai évoqué une en particulier sur cette page il y a sept ans. Mêmes circonstances. Comment et quand apprendrai-je à m'arrêter avant la catastrophe ? Je ne supporte pas de m'interrompre en chemin, même si je sens que j'ai franchi mes limites, menant chaque fois le travail à son terme, mais à quel prix ! Heureusement sur Mac il suffit de double-cliquer sur la touche fn (avec un nom pareil j'aurais dû dire "frapper") pour dicter mon texte. Je vais surtout en profiter pour lire au lieu de m'agiter dans tous les sens...

vendredi 17 janvier 2020

L'orchestre-solo


Cette semaine je patauge dans les synthétiseurs vintage. Comme je dépannais Étienne venu copier une disquette système pour le clavier Ensoniq VFX-SD qu'il vient d'acquérir et dont je possède un exemplaire, il a apporté un rack Fizmo de la même marque pour le me prêter quelque temps. C'est vraiment super gentil. L'instrument a une couleur incroyable et permet en deux temps trois mouvements de moduler radicalement les sons en temps réel. Hélas, l'objet n'a pas eu le succès escompté et il a coulé la boîte. Cela arrive souvent avec les petits fabricants imaginatifs. Il suffit d'un raté pour que toute la gamme disparaisse. En plus, il faut acheter les prototypes très tôt, alors qu'ils ne sont pas totalement terminés, mais avant qu'ils soient retirés du marché.
Alors que je voulais faire écouter à Étienne mes propres programmations du VFX, clavier que j'utilise depuis 30 ans, il tombe en rade, incapable de s'auto-calibrer. Heureusement mon camarade connaît un réparateur susceptible de soigner mon précieux instrument que je viens d'ailleurs d'enregistrer pour mon prochain CD. J'en profite pour lui apporter mon vieux PPG Wave 2.2, dont la sonorité transparente reste inégalée, mais qui perd la mémoire et fait sauter les plombs chaque fois que je l'allume. En gros, nous vieillissons mieux que l'électronique, sans parler de l'informatique. À croire qu'il vaut mieux produire de la musique éphémère avec des instruments Kleenex dont la mode passe chaque année plutôt que chercher à inventer en programmant des appareils originaux aux propriétés infinies, de ceux qu'on peut pousser dans leurs retranchements, dans des zones insoupçonnées par les luthiers eux-mêmes. Chaque fois que j'entre dans un magasin de musique, je demande si de nouveaux instruments "barjos" sont sortis, mais depuis quelques années on me répond d'emblée par la négative. J'ai tout de même récemment dégotté les machines russes de Soma, mais si je comptais me racheter un ARP 2600 que Korg ressort pour le NAMM il vaut mieux que j'oublie, car les précommandes affichent partout complet.
Tout cela n'est pas très grave, j'ai suffisamment à faire avec ma panoplie d'homme-orchestre. En définitive c'est peut-être le terme qui me définit le mieux. Homme-orchestre du XXIe siècle ? Il faut bien que j'actualise le terme, sinon on pensera que j'ai une grosse caisse attachée sur le dos. Au jeu des comparaisons je tiens plutôt du croisement de la tortue et du lièvre. La maison d'un zébulon. Les anglo-saxons préfèrent le terme one-man-band. Traduit, "L'orchestre solo" ? Comment expliquer que je joue autant d'instruments virtuels sur mon ordinateur que de multiples claviers analogiques et numériques, auxquels s'ajoutent quelques centaines d'instruments acoustiques ?
Revenons à nos moutons électriques. Tout content de retrouver les valises de mes synthétiseurs du siècle dernier au grenier pour les apporter au docteur, je découvre que la mousse intérieure de celle du PPG tombe en poussière. Lorsque j'y mets la main, elle imprime sa forme comme dans la neige avant de s'éparpiller en poudre inquiétante. Toutes les mousses ne se désagrègent pas ainsi, mais après 20 ou 40 ans cela arrive de plus en plus souvent. Mes bonnettes de microphones furent les premières à s'effriter. J'ai cherché en vain la composition des unes et des autres sur le Net. Certaines résistent au temps, d'autres pas. C'est comme tout. C'est comme nous.

Illustrations : collection Sacha Gattino

lundi 23 décembre 2019

Archie Shepp, The Sound Before The Fury


Suite à l'excellent article de Louis-Julien Nicolaou dans Télérama, j'ai regardé The Sound Before The Fury, film de Lola Frederich et Martin Sarrazac, mêlant les images d'archives du massacre perpétré par la police américaine à la Prison d'Attica le 13 septembre 1971, des témoignages directs et les répétitions du concert d'Archie Shepp à La Villette le 9 septembre 2012, quarante ans après Attica Blues, enregistré en grand orchestre en 1972. Ce disque incontournable est un brûlot politique et poétique plus proche du blues, de la soul et du funk que du free jazz.
Totalement fan de son jeu au ténor depuis le concert d'Amougies en 1969, j'ai eu plusieurs fois la chance d'interroger le saxophoniste et compositeur, en particulier en 2005 pour le Journal des Allumés du Jazz. Jean Rochard et moi-même l'avions rencontré lors d'un entretien fleuve aussi politique que musical intitulé Archie Shepp, ténor du barreau, dans le cadre de la rubrique du Cours du Temps que j'avais initiée. Revenant sur son trajet depuis sa naissance en Floride et son déménagement à Philadelphie lorsqu'il avait 7 ans, puis à New York, dans le Massachusetts et à Paris, il y raconte qu'Attica Blues fut le pivot de son retour au blues de ses racines, recherche d'authenticité et tentative de toucher un public populaire, pas seulement les noirs. Jusque là plus proche de la musique de John Coltrane, il cite Johnny Walker, Aretha Franklin et Dionne Warwick.


En 1972 le batteur Beaver Harris suggéra à Shepp de composer une suite sur la mutinerie d'Attica. Cela n'a rien d'étonnant, Shepp voulait initialement devenir avocat des droits civiques pour s’engager politiquement. Les images tournées par la télévision américaine et les témoignages sont accablants sur les conditions pénitentiaires, le racisme qui y est à l'œuvre et le gouverneur Nelson Rockefeller qui fit donner l'assaut, tuant 29 prisonniers et 10 otages parmi les gardiens. Le gouvernement américain avait décidé de se débarrasser radicalement des Black Panthers. L'introduction de la cocaïne dans les quartiers fut un moyen expéditif, même s'il finit par toucher également les jeunes bourgeois blancs. Le massacre d'Attica sensibilisa l'opinion, poussant l'administration à améliorer quelque peu les conditions de détention. Pendant quelques jours les prisonniers avaient vécu une sorte de commune utopique qui se termina dans le sang.
Si le tournage des répétitions de l'Attica Blues Big Band en 2012 m'a paru un peu long, il est très intéressant de voir Shepp au travail, il a alors 75 ans, et le complément de programme tourné par Frank Cassenti offre 45 minutes du concert avec les 25 musiciens, afro-américains légendaires et jeunes français engagés pour l'occasion.

→ Archie Shepp, The Sound Before The Fury, DVD Les mutins de Pangée, 17€

mardi 12 novembre 2019

Les Allumés du Jazz toujours à la page


Voilà. J'ai tout lu. Le Journal des Allumés du Jazz est bien le seul canard à encore parler du fond des choses. En 2004, du temps où j'en partageais la rédaction-en-chef avec Jean Rochard, Le Monde Diplomatique, sous la plume de Francis Marmande, l'avait salué comme « le seul journal de jazz à maintenir un point de vue politique sur cette musique ». Cela n'a pas changé. C'est bien dommage. On aurait aimé qu'il fasse des petits. Chez l'historique Jazz Magazine, qui le fut il y a fort longtemps, la tendance est aujourd'hui de faire payer les annonces de concerts ! C'est évidemment politique, mais c'est celle du fric. Les annonceurs sont à la fête. Sur Les Allumés du Jazz il n'y a pas de publicité, sauf le rappel des dernières nouveautés de la soixantaine de labels adhérents. Sur la Toile on a Citizen Jazz qui s'y colle de temps en temps, mais on le lit sur écran. Les Allumés tiennent au papier, ils le font savoir. Le bilan carbone lui serait même favorable, si l'on ne tient pas compte de l'envoi gracieux par la poste à ses 18 000 abonnés. Il est certain qu'il me fut agréable de le lire allongé et d'en admirer les illustrations grand format dues aux dessinateurs Emre Orhun, Johan de Moor, Jeanne Puchol, Matthias Lehmann, Denis Bourdaud, Julien Mariolle, Zou, Nathalie Ferlut, Gabriel Rebufello, Pic, Rocco, Sylvie Fontaine, Jop, Thierry Alba, Anna Hymas, Andy Singer, Cattaneo, Efix... J'espère n'oublier personne, parce qu'il y a du monde en bande dessinée, plus que de rédacteurs que l'on peut reconnaître sous leurs amusants pseudonymes...
Jean Rochard est sur tous les fronts, Pablo Cueco mène la danse, Christelle Raffaëlli traduit et s'entretient, Jean-Brice Godet fait son entrée, Fabien Barontini a maintenant le temps de s'y consacrer, mais il y a aussi Jean-Paul Gambier, le fiston Léo Remke-Rochard près pour la relève, les mots croisés de Jean-Paul Ricard, toutes celles et ceux qui rendent hommage au poète Steve Dalachinsky récemment disparu, la photo de Guy Le Querrec commentée par Véronique Mula et L'1nconsolable... On y trouve aussi des photographies de Francis Azevedo, Éric Legret, Luc Greliche, Maxim François, François Corneloup et la maquette est de Marianne T.
Et la politique dans tout cela ? On commence par le titre, détournement du film situationniste de René Vienet sorti en 1973, époque artistiquement révolutionnaire. Dans l'ordre, un beau désordre, on s'y moque de la novlangue qui réduit subrepticement les ciboulots, on dénonce les deux poids et mesures écologiques tendant à rendre responsables les usagers quand c'est tout le système qui est corrompu, suit un éloge de l'indispensable indépendance, un plaidoyer pour le compact disc face au streaming et au prétendu retour du vinyle, un entretien sur le jazz et l'improvisation avec la chanteuse lyrique Léa Trommenschlager, avec Xavier Garcia sur la musique électro-acoustique, une conversation de Jean-Brice Godet avec Yoram Rosilio autour des collectifs, un dézingage salutaire du Centre National de la Musique créé par le Ministère de l'Inculture qui, de plus, fragilise le système des "commandes d'État" en refilant stupidement le bébé aux DRAC, une double page sur la radio avec un passionnant entretien avec Anne Montaron après la suppression des cinq émissions consacrées aux jazz, musiques improvisées, musiques du monde et contemporaines sur France Musique, etc. Nombreux musiciens et producteurs évoquent leur magasin de disques favori, cela aussi c'est de la résistance !
Alors si ça vous chante, abonnez-vous à ces 28 pages grand format, c'est le numéro 38 et c'est gratuit depuis 20 ans déjà ! Et si vous en avez les moyens, achetez la revue Aux ronds-points des Allumés du Jazz, avec ou sans le 33 tours qui l'accompagne...

mercredi 6 novembre 2019

Perception des années 70


Le Souffle Continu a encore mis le paquet, trois vinyles et un CD de Perception enregistrés entre 1971 et 1977. Le groupe est certainement un des meilleurs représentants du free jazz qui se jouait en France dans ces années, ou de ce que l'on appelait ainsi. Il réunissait Jeff Yochk'o Seffer aux saxophones et à la clarinette basse, Siegfried Kessler au piano électrique et au piano, Didier Levallet à la contrebasse et Jean-My Truong à la batterie. Sur le second album ils sont rejoints par les contrebassistes Jean-François Jenny-Clark et Kent Carter, le violoncelliste Jean-Charles Capon et le clarinettiste Teddy Lasry. Sur le CD, enregistré live au Stadium, avenue d'Ivry à Paris, Truong est remplacé par Jacques Thollot.
J'avais 21 ans, nous étions en 1974. J'avais cherché dans Jazz Magazine qui étaient les musiciens politiquement engagés. À l'époque, le mensuel dirigé par Philippe Carles n'était pas dédié au revival nostalgique comme il est devenu. Pour les y avoir lus, j'avais donc appelé Bernard Vitet et Didier Levallet... Vitet, que je ne connaissais pas encore, mais qui deviendrait mon coéquipier et mon meilleur ami pendant près de 40 ans, m'avait envoyé gentiment sur les roses. Levallet, en syndicaliste pédagogue, m'avait généreusement reçu et expliqué le contexte social des musiciens et donné quelques ficelles. Même s'il était musicalement trop jazz à mon goût, j'ai toujours estimé sa démarche.
Samedi, probablement intrigué par la présence de Jacques Thollot, je commence par écouter le CD du dernier concert de Perception enregistré en 1977 au Stadium, avenue d'Ivry, qui avait fini brûlé dans d'étranges circonstances. Rien à voir avec l'incendie que j'y avais provoqué lors d'un concert d'Un Drame Musical Instantané. La maison de tulle construite par Bernard Vitet dans laquelle nous jouions en trio avec Francis Gorgé avait pris feu parce que j'avais mal dosé les fumigènes que j'avais allumés à l'intérieur. Lorsque j'ai vu le voile en flammes, j'ai pensé "couverture", mais, n'ayant rien d'autre, j'ai éteint avec mes mains. Le feu a repris, alors j'ai recommencé. Comme je sortais de notre cage les bras en l'air en criant "on a eu chaud", le public crut que cela faisait partie de la mise en scène. Pendant que les pompiers rappliquaient et qu'un infirmier tentait de décoller le nylon de mes paumes en me racontant des histoires de grands brûlés, j'entendais mes deux camarades continuer au loin comme si le Titanic s'enfonçait dans le noir. Pendant un mois je suis allé chaque jour chez la charmante pharmacienne de la Butte aux Cailles faire changer mes pansements de biogaze verte. Ce n'était pas une blague. J'étais pourtant brûlé au second degré. Je n'ai jamais cru au second degré, manière coupable de ne pas assumer. J'adorais ces chastes matins partagés dans l'arrière-boutique...
Pendant que je vous raconte cette histoire, j'écoute le premier vinyle de 1971, moins fouillis et mieux enregistré que le CD dont la balance laisse vraiment à désirer, d'autant que la batterie de Thollot est très lointaine. Perception est aussi plus lyrique, plus expérimental, il a la fougue des premières fois.
Perception & Friends s'ouvre par Colima de Seffer qui, influencé par Soft Machine, a amené des cuivres (trompette, trombone, sax/clarinette). Pour Le Horla c'est au tour de Levallet de s'adjoindre deux violoncelles, probablement Capon et J-F, mais pour Mamelai, Seffer et lui demandent à Capon et Kent. Les contrebassistes passent ainsi au violoncelle, et Manuel Villaroel remplace Kessler au piano sur plusieurs morceaux. Plus construit, moins typé par les tics du free jazz, donc moins américain, cet album de 1972, tiré à l'origine à seulement 500 exemplaires, est franchement mon préféré.
A mi-chemin entre le premier très libre et le second plus contenu, Mestari enregistré live au Théâtre Cyrano, depuis Théâtre de la Bastille, retrouve le quartet original. D'une pièce à l'autre, Seffer joue de la flûte, on retrouve les sons de clavier électrique de Kessler, inspiré cette fois par Terry Riley, et Levallet résume la voie que prendront nombreux musiciens français, laissant de l'air entre les sons, les soignant, les emmêlant, jouant du crescendo comme d'une mayonnaise de derviche. On lui doit aussi d'intéressantes notes de pochette, communes aux trois vinyles, contrairement aux photos qui sont chaque fois différentes, mais les crédits manquent de précision, que ce soit pour l'instrumentation ou l'identification des musiciens. Ce n'est peut-être pas si important...

Perception, LP Souffle Continu Records, 22€
Perception & Friends, LP Souffle Continu Records, 22€
Mestari, LP Souffle Continu Records, 22€
Live At Le Stadium, CD Souffle Continu Records, 12€
Bundle (édition limitée) avec les 4 disques, 75€

vendredi 12 juillet 2019

Profession deux fois


Je m'y attendais. Avant-hier, en plaçant un article sur mon voyage à Venise en une, la rédaction de Mediapart m'a attiré quelques commentaires désagréables. Par contre peu de réaction hier à propos de mon billet sur la Biennale... Certains lecteurs m'accusent de prendre l'avion (le train de nuit avait été supprimé, mais une lectrice m'apprend que l'Italie l'a rétabli), de condamner le tourisme de masse alors que j'y participe à ma manière, de préférer le voyage à la lecture sur le sujet, etc. J'ai l'habitude de ce genre d'attitudes d'abonnés qui n'écrivent jamais d'articles, mais répandent systématiquement leur fiel à la façon des trolls. Même si je les comprends parfois, je ne peux prendre pour moi la plupart de leurs critiques, tout simplement parce qu'aucun de mes articles n'existe en soi. Il fait partie d'un corpus beaucoup plus important, plus de 4000 à l'heure actuelle. Les réponses ou les attendus sont à chercher dans l'ensemble, mais ce n'est pas facile d'y faire des recherches (mon blog drame.org a des fonctions sélectives plus fonctionnelles que son miroir sur Mediapart). Je ne peux pas non plus exiger de mes lecteurs ou lectrices occasionnel/le/s de se coltiner 14 ans de billets quotidiens (j'ai commencé en 2005, donc bien avant la fondation de Mediapart). Je comprends donc que je puisse irriter les un/e/s ou les autres s'ils ou elles ne perçoivent qu'un seul angle de vue, mais, je le répète, je ne peux rappeler chaque fois le contexte global ou mes professions de foi qui sont en dénominateur commun.
Écrire un article chaque jour me prend trois heures, or ce n'est pas mon gagne-pain (je paye mon abonnement à Mediapart comme tout le monde), et je dois continuer ou j'aime continuer à exercer parallèlement mes activités artistiques. J'essaie chaque fois d'avoir un point de vue personnel, je n'y arrive pas toujours, et mes articles sont souvent militants, entendre qu'ils évoquent généralement des sujets peu ou pas traités par les professionnels. J'ai par ailleurs écrit dans de nombreuses publications : Le Journal des Allumés du Jazz (dont je fus co-rédac'chef pendant 10 ans), Muziq, Jazz Magazine, Jazz@round, Jazzosphère, Citizen Jazz, Les Nouveaux Dossiers de l'Audiovisuel, La Revue du Cube, L'Autre Quotidien, La Nuit, Les Cahiers de l'Herne, Le Monde Diplomatique... Mais ces textes sont d'une autre nature, le blog m'offrant de parler à la première personne du singulier sans que l'on me corrige en introduisant des erreurs qui n'y étaient pas ! J'apprécie cette liberté, sans la pression des annonceurs ni celle d'une hiérarchie quelconque, quitte à ce que cette pratique reste amateur, terme qui vient du verbe aimer !

vendredi 14 juin 2019

Quand le son devient aigu, jeter la girafe à la mer.


Chaque fois que je réécoute le premier disque de Jacques Thollot, Quand le son devient aigu, jeter la girafe à la mer., j'ai la vertigineuse impression de le découvrir comme si je ne l'avais jamais entendu ! Peut-être y a-t-il une raison à cela ? La réédition vinyle du disque de 1971 réalisée par Le Souffle Continu bénéficie d'un nouveau mastering particulièrement soigné. Le second morceau a même été stéréophonisé, la mono ayant toujours contrarié Thollot qui avait souhaité régler cette question à l'occasion d'une éventuelle réédition sur le label d'origine, Futura Records, dont Gérard Terronès était l'astucieux producteur. Le magnifique livret de 16 pages est orné d'une photographie inédite pleine page 30x30cm et qui d'autre que Jean Rochard, qui produisit les derniers albums du compositeur-batteur, pouvait rédiger le très beau texte qui l'accompagne ?!
Ces petits détails sont de taille, car Quand le son devient aigu, jeter la girafe à la mer. est un véritable chef d'œuvre, un bijou d'intelligence et de sensibilité comme il en existe peu. J'ai beaucoup écrit sur Jacques Thollot, à l'occasion de son décès le 2 octobre 2014, lors du concert d'hommages à la Java en janvier 2015 où je jouai avec Fantazio et Antonin-Tri Hoang, pour la réédition de l'album Tenga Niña, l'inédit Thollot In Extenso également chez nato où figure le long entretien que Raymond Vurluz et moi eûmes avec lui fin 2002 pour le Cours du Temps du Journal des Allumés du Jazz.
Dans cet album magique Thollot ne joue pas seulement de la batterie, il empile les pianos, monte des bandes électroniques, convoque un violoncelle, toujours avec la poésie inouïe qui le caractérisait. Car quoi qu'il fasse, Jacques Thollot était avant tout un poète, jouant des fûts et des cymbales comme on compose des vers, des vers étranges comme ceux d'Henri Michaux qu'il adorait au point d'y trouver le titre de cet album assemblé lorsqu'il n'avait que 24 ans. S'il est considéré comme un musicien de jazz ou de free jazz, on ferait mieux d'évoquer l'OVNI ou l'objet difficile à ramasser dont parlait Cocteau, car sa manière de jouer ne ressemble à celle d'aucun de ses maîtres, Max Roach ou Kenny Clarke, Donald Byrd ou Eric Dolphy. Il faut aller fouiner du côté des impressionnistes français, de Jean Barraqué ou Terry Riley pour comprendre de quelles sphères vient sa musique. Mon camarade Bernard Vitet avait été un des premiers à repérer à la fois la richesse du gamin et sa fragilité lorsqu'il avait commencé avec les grands alors qu'il portait encore des culottes courtes. Dans cet album étonnant au sens fort du terme il joue avec lui-même, arpentant la dizaine d'années qu'il a derrière lui, se servant du re-recording avec une simplicité de virtuose. Or toutes les notes construisent une évidence, d'une liberté totale, celle d'un artiste dont tout qualificatif ne pourrait que le réduire, ayant seulement choisi la musique comme vecteur à son imagination... On se surprend à rêver devant cette cathédrale engloutie dont les tours émergent chaque fois qu'on le réécoute...

→ Jacques Thollot, Quand le son devient aigu, jeter la girafe à la mer., LP Le souffle Continu, 22€ (il reste peut-être quelques uns des 111 exemplaires transparents de l'édition limitée à 111 avec un dessin original signé de Stéfan Thanneur...)

mercredi 8 mai 2019

L'urgence de l'art


La revue du Cube change de présentation pour son 15e numéro. Cette fois "artistes, experts et penseurs du futur" se penchent sur l'urgence de l'art. Cette sortie a le mérite de coïncider avec l'appel signé par près de 2000 artistes en soutien aux Gilets Jaunes à partir de la pétition du Collectif Yellow Submarine auquel je me suis bien évidemment associé.
Après l'édito toujours aussi généreux de Nils Aziosmanoff, Marie-Anne Mariot renvoie L'art aux urgences en opposant ses défenseurs et ses détracteurs tout au long de l'Histoire, et me fait penser à la phrase de Jean-Luc Godard, "La culture est la règle, l'art est l'exception". Avec Le leurre et l'argent du leurre Pierre Bongiovanni replace l'art dans le choix de société. Lorenzo Soccavo prône L'urgence de la littérature face à la prolifération des images. Étienne Krieger espère, avec Artistes et scientifiques peuvent-ils se comprendre ?. Dans un long entretien Ariel Kyrou dresse un panorama des dangers et des pistes possibles. Camille Sauer et Clément Thibault précisent L'urgence de l'art, celle de repenser son éco-système (avec en complément Acte manifeste du pariétisme) analysant et critiquant les conditions économiques qui l'étouffent ou lui permettraient de s'épanouir. Christian Globensky musicalise Immunosphère. Jean-Pierre Balpe fait œuvre de création avec son court métrage Urgence de l'art. Jeff Regottaz et Olivier Auber répondent aux mêmes questions que Kyrou, ce qui est forcément intéressant. Suivent les fictions Faire de sa vie son œuvre de Linda Rolland, Hack Yourself 3 : Deniz de Karen Guillorel , Le Bigdatagasm ou : faites l'amour dématérialisé, pas la guerre de Yann Minh, Une cabane de fortune de Jacques Lombard, Virtualité fuyante d'Alain Galet... Je résume abusivement, vous laissant le plaisir de la découverte. De mon côté j'avais livré le texte L'urgence de l'art agrémenté d'une pièce sonore composée avec Amandine Casadamont, Sacha Gattino, Sylvain Lemêtre et Sylvain Rifflet pour le vinyle collectif Aux ronds-points des Allumés du Jazz que je recopie ci-dessous...

L'urgence de l'art

L’art n’est pas un choix, mais une nécessité pour celles et ceux qui s’y plongent. Le désir qui l’engendre est de l’ordre des urgences, question de vie ou de mort. Il faut pourtant prendre son temps. Penser longtemps, agir vite. Histoire de tourner autour du pot car la précision du geste vient de son approximation.
L’œuvre achevée, elle n’appartient plus à son auteur, mais à celles et ceux à qui elle s’adresse et qui s’en emparent. La qualité d’une œuvre d’art est intimement liée au nombre d’interprétations qu’elle suscite. Pas question pour autant de faire du chiffre. Juste offrir la possibilité à chacune et chacun de penser par soi-même, de se faire son cinéma, et, pourquoi pas, vibrer en sympathie.
Certaines formes artistiques comme la musique ou le cinéma sont des sports d’équipe. C’est plus rare avec la littérature ou les arts plastiques. Complémentarité des savoirs. Nous sommes les pièces d’un drôle de puzzle. Dans cette cuisine chaque ingrédient y a sa place, chacune ou chacun y est indispensable, à la fois remplaçable et irremplaçable. Le goût varie selon les accords. Lorsque j’improvise je choisis mes partenaires. Comme dans la vie.
L’improvisation consiste à réduire le temps entre composition et interprétation. Jouir sans délégation. Laisser ses mains, voire son corps tout entier, anticiper les mouvements du cerveau.
Parmi les arts la musique est un espéranto qui se parle sans apprentissage. On peut être suffisamment ouvert pour converser quelle que soit l’origine de ses partenaires et de son public. L’art consiste à écouter tandis que l’on émet soi-même foule d’idées et de concepts, de désirs et de rejets. Tout le monde s’exprime en même temps, un orchestre ! Le silence est malgré cela une note, un signe comme les autres.
Depuis l’avènement de l’enregistrement on peut produire sans écrire. La musique avait jusque là besoin du papier pour voyager. On a commencé par se déplacer en calèche ou en bateau. La voiture et l’avion ont raccourci les distances. Mais on ne peut jamais aller plus vite que la musique. Les mises en ligne ont remplacé les supports physiques. Sur drame.org il m’arrive d ‘enregistrer un vendredi et de mettre en ligne le lendemain, avec la pochette, les titres et les crédits. Je vends les disques, de moins en moins évidemment, mais je donne ce qui se joue sur la Toile.
Parfois nous nous complétons à distance. Pour un vinyle produit par les Allumés du Jazz à l’occasion du Disquaire Day, je demande à Amandine Casadamont de m’envoyer un peu de son. Elle poste par WeTransfer quelques prises de field recording qu’elle a enregistrées en Transylvanie. Leur délicatesse m’oblige à leur emboîter le pas alors que j’avais imaginé un truc qui dépote. Il faut savoir s’adapter à toutes les situations. Des allumettes. Un bûcher. La forêt. Des bûcherons. Un enfant joue avec une arme à feu. Ça marche. J’ajoute des sons électroniques que j’attaque au clavier. Comme Sacha Gattino passe à Paris je lui suggère de siffler par dessus comme il l’a si bien fait sur le Tombeau qu’il m’a consacré dans l’album de mon Centenaire. Tout est là, mais j’ai besoin d’ajouter du relief, car c’est la dialectique qui m’anime dans tout ce que je fabrique. À la fin de la séance qui donne naissance à l’album Chifoumi je laisse au saxophoniste ténor Sylvain Rifflet et au percussionniste Sylvain Lemêtre la liberté de jouer ce qu’ils veulent en leur indiquant les endroits qui me semblent propices. Lemêtre ajoute des graves avec parcimonie, difficilement perceptibles sur les petits haut-parleurs d’un ordinateur portable, tandis que Rifflet provoque une surprise inattendue autour de laquelle le reste s’organise alors qu’il intervient le dernier. De toute manière on ne fait que passer.
J’avais trouvé GRRR, le nom de mon label fondé en 1975, dans l’urgence qu’il exprimait, avec la rage de la jeunesse. Il est toujours d’actualité.

BIRGÉ CASADAMONT GATTINO LEMÊTRE RIFFLET
Les travailleurs du disque dans le miroir des allumettes

Jean-Jacques BIRGÉ – clavier
Amandine CASADAMONT– field recording
Sacha GATTINO - sifflement
Sylvain LEMÊTRE – percussion
Sylvain RIFFLET – sax ténor
Conçu, enregistré, monté et mixé par JJB au Studio GRRR, Bagnolet
avec l’aide de ses camarades qui ont tous participé à la composition
4’07

lundi 15 avril 2019

Aux Ronds-Points des Allumés, la revue


Les Allumés du Jazz ont publié simultanément un vinyle 30 cm et une revue de 124 pages à partir des Rencontres d'Avignon dont le thème était « Enregistrer la musique, pour quoi faire ? ». Les deux objets portent le titre « Aux Ronds-Points des Allumés du Jazz ». Cette association rassemble une soixantaine de labels de jazz, musiques improvisées ou tout simplement inventives. Or je suis sidéré par le travail fourni par tous les contributeurs de l'un comme de l'autre, des musiciens évidemment pour le disque, tandis que pour la revue ils ont été rejoints par des producteurs, des journalistes, des historiens, des disquaires, des ingénieurs du son, des organisateurs de spectacles, des bibliothécaires, des cinéastes, des photographes, des illustrateurs, etc. Les témoignages, analyses et réflexions débordent largement le cadre du jazz et dressent un portrait salé de notre société. Rappelons qu'il y a déjà 15 ans Francis Marmande écrivait dans Le Monde Diplomatique : « Les Allumés du jazz sont le seul journal de jazz à maintenir un point de vue politique sur cette musique. » Rien n'a changé, ou plus justement le monde a continué sa descente aux enfers, ce qui n'empêche pas les activistes de se battre contre l'absurdité des marchands avec les gouvernants à leurs bottes comme bras armé. D'où l'importance d'une telle somme ! Il m'est impossible de résumer ma lecture assidue tant elle fut riche d'enseignement, sans compter l'humour qui la traverse, que ce soit grâce aux flèches décochées par mes camarades ou aux dessins des nombreux illustrateurs. Les Allumés, jouant avec des allumettes, mettent le feu aux poudres en révélant l'envers du décor par leurs passionnants témoignages.
Les textes sont de Valérie de St Do, Francis Marmande, Guillaume Pitron, Hervé Krief, Sofian Fanen, Jean-Louis Comolli, Thierry Jousse, Guillaume Kosmicki, Pablo Cueco, PL. Renou, Bruno Tocanne, Guillaume Grenard, Alexandre Pierrepont, Christian Rollet, Thomas Dunoyer de Segonzac, Morgane Carnet, Michel Dorbon, Cyril Darmedru, Patrick Guivarc’h, Noël Akchoté, Cécile Even, Jacques Denis, Luc Bouquet, Jean Rochard, Guy Girard, Stéphan Oliva, Olivier Gasnier, Théo Jarrier, Pascal Bussy, Mico Nissim, Eve Risser, L’1consolable, Alexandre Herrer, Serge Adam, Daniel Yvinec, Laetitia Zaepfel, Saturnin Le Canard, Jean-Marc Foussat, Jean-Paul Ricard, Simone Hédière, Les Martine’s, Nicolas Talbot, Léo Remke-Rochard... Page 70 on trouvera le mien, Voir pour le croire, que j'avais écrit à la demande de mes camarades. Quant aux illustrations, elles sont de Nathalie Ferlut, Hélène Balcer, Denis Bourdaud, Matthias Lehmann, Johan de Moor, Zou, Jeanne Puchol, Thomas Dunoyer de Segonzac, Emre Ohrun, Anna Hymas, Efix, Jop, Rocco, Andy Singer, Laurel, Mape 816, Gabriel Rebufello, Sylvie Fontaine, Cattaneo, Thierry Alba, Pic, et les photographies de Judith Prat, Francis Azevedo, Guy Le Querrec, Sasha Ivanovich, Judith Wintreberg, Xavier Popy, Gérard Rouy. Nathalie Ferlut a signé la couverture de la revue comme celle du disque. Marianne T. secondée par Christelle Raffaëlli et les Allumettes Anne-Marie Perrein et Cyrielle Belot ont rassemblé ce superbe travail rédactionnel et graphique.
Continuité avec les 37 numéros du Journal des Allumés, les rubriques de la revue sont L'aventure collective, Numérique l'envers du décor, La simplification des stickers contre le discours critique, Le miroir aux allumettes, Quand le son rentre en boîte, Les travailleurs du disque, Les petites séries, Le musicien face à l'autoproduction jusqu'où ?. Est-ce assez explicite ? Que tire-t-on de cette lecture indispensable à qui veut comprendre l'histoire du disque, ce que nous voulons ou pouvons en faire aujourd'hui, et ce que nous réserve l'avenir à moins que nous nous groupions pour enrayer ou minimiser la catastrophe ? D'abord la joie et le plaisir de créer. Ensuite de le réaliser ensemble. C'est en fédérant toutes les forces en présence que nous pouvons résister à la mort programmée par le capitalisme dont le profit à court terme est le seul but. Il faut étendre ce combat aux autres secteurs de la musique, de l'art, de la culture, et par extension à tous les enjeux de notre vie, car c'est de cela que traite la revue en filigranes. Ce formidable élan vital est donc difficile à résumer ici, si ce n'est par la complicité que ce blog entretien quotidiennement avec les idées qui y sont exprimées tout au long des 124 pages qui explosent en couleurs...

Aux Ronds-Points des Allumés du jazz, revue au tirage limité, 5€ seulement !

vendredi 12 avril 2019

Aux Ronds-Points des Allumés, le disque


Les Allumés du Jazz frappent fort pour le Disquaire Day. En plus d'une revue liée au colloque avignonnais qui avait pour thème "Enregistrer la musique, pour quoi faire ?" le collectif d'une soixantaine de labels français publie le vinyle 30 centimètres où s'expriment les musiciens séduits par la question. Ayant participé à la table ronde "Le miroir aux allumettes", j'ai moi-même enregistré pour l'occasion une petite fiction musicale avec Amandine Casadamont (field recording), Sacha Gattino (sifflement), Sylvain Rifflet (saxophone ténor) et Sylvain Lemêtre (percussion), Les travailleurs du disque dans le miroir des allumettes.


à écouter sur une bonne écoute avec des basses !

À ce magnifique disque-manifeste ont également participé (appréciez l'incroyable distribution !) L’1consolable avec Alfred Cat, Sylvain Kassap, Christiane Bopp, Géraldine Laurent, Tony Hymas, Etienne Gaillochet, Laurent Rochelle, Ève Risser, Antonin-Tri Hoang, Catherine Delaunay, Jean-Brice Godet, Nathan Hanson, François Corneloup, Pablo Cueco, Mirtha Pozzi, Das Kapital (Hasse Poulsen, Daniel Erdmann, Edward Perraud), Riverdog (Jean-François Pauvros, Léo Remke-Rochard, Jack Dzik), Benoît Delbecq, Pascal Van den Heuvel, Jacky Molard Quartet (Jacky Molard, Hélène Labarrière, Janick Martin, Yanick Jory), Serge Adam / le Jazz Composers Allumés Orchestra (JCAO) avec Géraldine Laurent, Morgane Carnet, Sylvain Kassap, Michel Edelin, Rémi Gaudillat, Serge Adam, Christiane Bopp, Loïc Bachevillier, Jean-Philippe Viret, Samuel Silvant et Bruno Tocanne / Xavier Garcia empruntant des samples à une quinzaine de labels des Allumés (avec La Marmite Infernale, imuZZic Grand(s)Ensemble, Les Voyageurs de l’Espace, Samuel Silvant Quartet, Marc Sarrazy et Laurent Rochelle, Anti Rubber Brain Factory, Christofer Bjurström, Ill Chemistry, Dominique Pifarély, Big Band Quoi de neuf docteur, Denis Fournier et Denman Maroney) / Les Martine’s (Anne Mars, Richard Maniere) et Tristan Macé / le Collectif Ishtar avec Benoît Cancoin, Cyril Darmedru, Eddy Kowalski, Xavier Saïki, Tony di Napoli, Olivier Toulemonde, Sylvain Nallet, Gérald Chagnard, Lætitia Pauget, Hélène Peronnet, Jules Toulemonde, Gérard Authelain / les Fondeurs de son avec Florent Dupuit, Nicolas Souchal, Niels Mestre, Stef Maurin, Yoram Rosilio / et puis aussi Léo Aubry, Jean-Marc Bouchez, Les damnés du skeud, Boris Darley, Simon Deborne, Nicolas Desmarchelier, Hervé Michard, Dominique Pauvros, etc.

Et la musique ? La Face A commence par Changez de disque, un rap de circonstance de L'1consolable et des Damnés du Skeud. Le rappeur a peaufiné un texte formidable sur l'état de la production discographique, sa distribution, la dématérialisation, les subventions, les GAFA, la piraterie, etc. Il ne manque que l'arnaque qu'est devenu le Disquaire Day, sensé soutenir les disquaires, profession en danger mortel, et qui s'est bizarrement focalisé sur le vinyle, mais est surtout devenu une foire du disque récupérée par les marchands de tout et n'importe quoi, y compris de la bière et une boisson énergisante ou un concours de soldes ! Le flow de L'1consolable est revendicatif en diable, malin, et ça swingue d'enfer avec l'accompagnement jazz des musiciens inventifs qui lui ont envoyé chacun un petit bout de musique... Suit 7 Janvier, une longue suite pour orchestre à géométrie variable réuni pour l'occasion par Bruno Tocanne, composée par Rémi Gaudillat et interprétée par le Jazz Composers Allumés Orchestra. L'acronyme JCAO n'est pas innocent, clin d'œil musical au JCOA de Michael Mantler et Carla Bley, et les couleurs du big band changent au gré des mouvements comme un kaléidoscope.
La Face J débute avec Sur la route des Allumés, un montage pétillant et entraînant de Xavier Garcia "à partir d'emprunts joyeux et amicaux" d'une quinzaine d'ensembles liés aux Allumés. Ce puzzle, comme presque toutes les contributions du disque, figure une fractale du projet global. La mise en abîme est ici particulièrement évidente. Puis Les Martine's, voix et guitare, avec le bandéoniste Tristan Macé, font respirer la dentelle de Par les temps qui courent, ciselé comme les créations de papier que le couple de graphistes a l'habitude de produire. Ils nous préparent au calme de notre petite évocation radiophonique qui marque une pause énigmatique. Le titre Les travailleurs du disque dans le miroir des allumettes a guidé nos pas dans la forêt transylvanienne. J'ai calé mes sons électroniques sur le field recording d'Amandine, j'ai demandé à Sacha de passer siffler, et j'ai laissé les deux Sylvain, ténor et percussion, improviser en leur assignant simplement leurs places. Suite à cela, avec Des airs cultes (en sabots) le Collectif Ishtar réintègre les mots dans la musique, miroir des Rencontres d'Avignon qui inspirèrent ce disque, et Le Fondeur de Son de se sentir libre de clôturer ce superbe album collectif avec son Fonderie Topophonographique, à la fois bruitiste et fondamentalement collectiviste. Franchement, je suis super fier d'avoir participé à cette aventure qui se tient de bout en bout grâce à Jean Rochard et Bruno Tocanne qui ont supervisé l'ensemble avec le concours des Allumettes, Anne-Marie Parein et Cyrielle Belot.


Quant à la revue, y ont contribué pour les textes Valérie de St Do, Francis Marmande, Guillaume Pitron, Hervé Krief, Sofian Fanen, Jean-Louis Comolli, Thierry Jousse, Guillaume Kosmicki, Pablo Cueco, PL. Renou, Bruno Tocanne, Guillaume Grenard, Alexandre Pierrepont, Christian Rollet, Thomas Dunoyer de Segonzac, Morgane Carnet, Michel Dorbon, Cyril Darmedru, Patrick Guivarc’h, Noël Akchoté, Cécile Even, Jacques Denis, Luc Bouquet, Jean Rochard, Guy Girard, Stéphan Oliva, Olivier Gasnier, Théo Jarrier, Pascal Bussy, Mico Nissim, Eve Risser, L’1consolable, Alexandre Herrer, Serge Adam, Daniel Yvinec, Laetitia Zaepfel, Saturnin Le Canard, Jean-Marc Foussat, Jean-Paul Ricard, Simone Hédière, Les Martine’s, Nicolas Talbot, Léo Remke-Rochard et votre serviteur !
Les illustrations sont de Nathalie Ferlut, Hélène Balcer, Denis Bourdaud, Matthias Lehmann, Johan de Moor, Zou, Jeanne Puchol, Thomas Dunoyer de Segonzac, Emre Ohrun, Anna Hymas, Efix, Jop, Rocco, Andy Singer, Laurel, Mape 816, Gabriel Rebufello, Sylvie Fontaine, Cattaneo, Thierry Alba, Pic, et les photographies de Judith Prat, Francis Azevedo, Guy Le Querrec, Sasha Ivanovich, Judith Wintreberg, Xavier Popy, Gérard Rouy. Nathalie Ferlut a signé la pochette du disque et de la revue.

Le disque n'est disponible que demain samedi et exclusivement demain, à moins qu'il en reste quelques exemplaires après-demain, mais c'est rare. En général les vinyles conçus pour le Disquaire Day partent comme des petits pains, que ce soit dans le réseau des 42 boutiques associées à l'opération ou à l'étranger. J’ignore si c’est du 180 grammes, mais c’est du lourd qui les dépasse allègrement ! N'oubliez pas non plus les 124 pages de la revue sur laquelle je reviendrai...

Aux Ronds-Points des Allumés du Jazz : le disque vinyle 18€... La revue 5€ (gratuite avec le disque samedi uniquement, chez les disquaires qui l'auront reçue à temps, merci la Poste !)

vendredi 8 février 2019

La résonance, remède à l'accélération


Je venais d'écrire mes petits articles sur la conjugaison des temps simultanés et sur le formatage lorsque Dana Diminescu me confia un petit livre de Hartmut Rosa intitulé Remède à l'accélaration. Le philosophe allemand, héritier de l'École de Francfort (Adorno, Fromm, Walter Benjamin, Marcuse...), oppose le concept de résonance à celui de l'aliénation. En cinq courts textes très faciles à lire, il interroge l'époque qui s'est emballée de façon extrêmement inquiétante et nous incite à nous ouvrir au monde et aux autres sans mysticisme aucun. Avec 10 thèses pour comprendre la modernité, il taille un costard au progrès qui nous condamne à aller de plus en plus vite "sans trouver le temps", à la compétition et à la consommation qui mènent au burn-out, au détachement ou à des formes extrêmes (surfeurs, dériveurs et terroristes). Ses Impressions d'un voyage en Chine traversent l'est et le centre de ce pays en comparant Shangaï, Wuhan et des villages du Huang Pi, manières paradoxales de vivre proche ou loin de ce qui se construit, disparaît ou se perpétue. Il revient sur la Naissance du concept de résonance évitant ainsi le fantôme de la liberté. Sa déambulation dans Paris évoquant Les voies de la résonance me confirment l'indispensable accord de l'horizontale, de la verticale et de la diagonale qui m'est particulièrement chère, toujours préoccupé à tisser des liens entre l'intime et l'universel ! De même Être chez soi à l'heure de la mondialisation m'oblige à interroger le grand écart entre la mobilité et le recentrement, là encore à la fois ours et explorateur, à considérer l'échelle sur laquelle nous choisissons de construire notre vie. Je repense à Bernard Vitet qui pouvait discuter du monde pendant des heures en analysant une simple boîte d'allumettes.

→ Hartmut Rosa, Remède à l'accélération, ed. Philosophie Magazine, 14€

mercredi 6 février 2019

Dave Made a Maze, un film en carton-pâte


En découvrant le labyrinthe de Dave Made a Maze, je n'ai pu m'empêcher de penser à Étienne Mineur, Raymond Sarti et Christine Buri-Herscher. Avec les Éditions Volumiques, le graphiste Étienne Mineur s'est inspiré des médias numériques pour imaginer des livres en papier délirants comme celui dont les pages s'effacent au fur et à mesure de la lecture, celui dont les pages tournent toutes seules, des systèmes de pliage proposant divers chemins ou des code-barres cachés dans le décor. Le scénographe Raymond Sarti adore se servir de matériaux bruts pour certaines de ses expositions comme Kréyol Factory ou Méditerranées, des grandes cités d’hier aux hommes d’aujourd’hui pour Marseille Provence 2013, rouleaux de carton, tôle ondulée ou containers. Quant à la plasticienne Christine Buri-Herscher, elle travaille le papier pour en faire des costumes ou des décors éphémères.


Or Dave Made a Maze est un film totalement délirant, sorte d'élucubration potache inspirée des jeux vidéos, pastiche d'un film d'épouvante, entièrement tourné dans un labyrinthe de carton-pâte à grands renforts d'effets spéciaux qui semblent amoureusement bricolés. La partition sonore, éclatée grâce au 5.1, est soigneusement travaillée comme on aimerait plus souvent l'entendre au cinéma, brisant les conventions avec par exemple les voix dans les haut-parleurs arrière et les effets bruités en façade. Tout est fait pour nous perdre et nous déstabiliser ! Le film de Bill Watterson tient à la fois de Being John Malkovich de Spike Jonze et de The Hole de Joe Dante, qui sont déjà passablement allumés. Il était donc logique que je pense à ces trois amis, fans de créations de papier, alors que leur art n'est pas prédisposé à accueillir ce matériau fragile, pourtant plus pérenne que nombreux supports modernes.

mardi 1 janvier 2019

La musique du XXe siècle


Ayant reçu quantité de livres sur la musique, j'ai eu un peu de mal à tracer mon chemin entre les biographies alimentaires et celles rédigées par le menu, les autobiographies impudiques et les réécritures de l'Histoire... Ayant toujours préféré les "livres de" plutôt que les "livres sur", j'ai plus facilement adhéré à l'autobiographie de Brian Wilson avec en mémoire le bouleversant biopic Love & Mercy que lui avait consacré Bill Pohlad que la énième biographie copiée-collée sur John Coltrane intitulée platement L'amour suprême. J'ai malgré tout eu du mal à venir à bout des confessions de la star déglinguée des Beach Boys comme du premier volume (1940-1971) des Extravagantes aventures de Frank Zappa qui forcément m'intéressaient plus. Wilson décrit avec moult détails chaque chanson et album qui ne sont pas tous des chefs d'œuvre et raconte avec sincérité sa descente aux enfers, d'autant qu'il se confie là à Ben Greenman après la sortie du film. De même, Christophe Delbrouck décortique chronologiquement le quotidien au jour le jour de l'idole de ma jeunesse de manière telle que cela en devient fastidieux. De plus, je suis frustré de constater que les épisodes que je connais le mieux, les festivals d'Amougies et Biot-Valbonne ou le premier concert à l'Olympia par exemple, sont bâclés alors que les passages de Zappa en France à cette époque en diraient long sur l'évolution musicale des Mothers of Invention. J'ai tout autant de difficulté à lire le roman de Roland Brival sur Thelonious Monk malgré les illustrations réalisées à la craie par Bruno Liance qui lui confèrent une distance poétique certaine, comme sur un trottoir. Peut-être est-ce un rejet global de la part de ma bibliothèque musicale qui croule sous les ouvrages dont certains m'apparaissent comme incontournables alors que d'autres ne font que passer, mais j'ai souhaité entrer dans le nouveau siècle en laissant derrière moi les découvertes du précédent...
Pourtant le pavé encyclopédique de Jean-Noël von der Weid, La musique du XXe siècle, retient mon attention, tout simplement parce que je le consulte comme un dictionnaire et y découvre quantité de compositeurs que j'ignorais ou des détails sur certains que je pensais connaître. Les 720 pages ont le mérite d'être bien écrites, avec toujours un point de vue personnel, ce qui est rare, eut-il été sévèrement critiqué lors de sa première édition en 1992 et critiquable encore aujourd'hui pour la cinquième. Si j'y vois les manques habituels relatifs au monde de la musique dite savante, soit une attitude de classe privilégiant le sérail au détriment des inventeurs œuvrant dans les musiques dites populaires, est-il possible de contourner l'obstacle que représente toute encyclopédie ? Quoi qu'il en soit, La musique du XXe siècle ouvre des portes aux musiciens qui avancent dans le XXIe, qu'ils suivent l'orthodoxie de ce monde terriblement hiérarchisé ou qu'ils s'y intéressent parce que cette Histoire représente une mine inépuisable. Les amateurs y trouveront également leur compte, Jean-Noël von der Weid se donnant toujours le mal de communiquer à plusieurs niveaux de connaissances, avec beaucoup d'intelligence et même un soupçon de poésie.
On complétera ces informations en recourant à d'autres sources comme ce blog, celui de Jean-Jacques Palix, le site Citizenjazz, le magazine Revue & Corrigée, Le Son du Grisli, le Journal des Allumés du Jazz, démarches qui n'ont rien de simple tant elles se sont taries, les rubriques disparaissant les unes après les autres des quotidiens, hebdomadaires, mensuels, etc. Il est loin le temps où Daniel Caux explorait toutes les musiques sans distinction, où les revues Musique en Jeu, L'Art Vivant, voire Le Monde de la Musique à sa création, nous ravissaient. La presse musicale française est un désert où les rares oasis ont été privatisées.
Sur ma photo on voit La France Underground (1965-1979) de Serge Loupien que m'ont conseillé les disquaires du Souffle Continu et qui ne manquera pas non plus de me passionner tout en m'énervant un peu, mais je n'ai pas encore eu le temps de m'y plonger, accaparé par mes propres compositions musicales auxquelles je donne la priorité sur mes chroniques quotidiennes dans cette colonne, ce qui n'est pas une mince affaire pour ne pas faillir à mon rendez-vous quotidien avec vous, vous toutes et tous à qui je souhaite une meilleure année, on y reviendra !

→ Jean-Noël von der Weid, La musique du XXe siècle, ed. Pluriel, 20,20€
→ Serge Loupien, La France Underground (1965-1979, Free Jazz et Rock Pop, Le temps des utopies), ed. Rivage Rouge, 23€
→ Brian Wilson avec Ben Greenman, I am Brian Wilson (Le génie derrière les Beach Boys), ed. Castor Astral, 24€
→ Roland Brival, Thelonious, illustr. Bruno Liance, ed. Gallimard, 23€
→ Christophe Delbrouck, Les extravagantes aventures de Frank Zappa (Acte 1), ed. Castor Astral, 24€
→ Franck Médioni, John Coltrane (L'amour suprême), ed. Castor Astral, 20€

P.S.: J'ajoute deux petits fascicules très sympas publiés par Lenka Lente : Antonin Artaud Ci-gît avec un mini-CD inédit de Nurse With Wound (9€) et Guillaume Belhomme D'entre les morts avec un mini-CD de Daniel Menche (9€)... J'ai le même problème avec le Eric Dolphy de Belhomme qu'avec la plupart des biographies, même si c'est un bon boulot (15€)... Enfin, je n'ai pas encore chroniqué le troisième volume d'Agitation Frite de Philippe Robert (27€) sur lequel j'essaierai de revenir...

jeudi 27 décembre 2018

Chifoumi avec les Sylvain Lemêtre et Rifflet


Hier j'évoquais le disque en duo avec Hélène Sage enregistré en 1981 et qui a mis 37 ans pour être enfin publié. Cela explique pourquoi il m'arrive de faire un album dans la journée et de le mettre en ligne dès le lendemain !
C'était donc jeudi, comme lorsque j'étais enfant et qu'il n'y avait pas d'école ce jour-là. Ainsi jeudi dernier nous nous sommes bien amusés, ce qui est de bon présage. Jouer ensemble sans autre but que le plaisir est une activité de jeunes gens. À en avoir fait son métier on perd trop souvent le sens que l'on espérait donner à sa vie. Ce n'est plus de l'art, c'est du calcul. Aussi je propose régulièrement à des musiciens et musiciennes de passer une journée ensemble dans le studio à improviser librement. L'idée est d'enregistrer un album que l'on mettra en ligne aussitôt, gratuit en écoute et téléchargement.
Trop de mes collègues pensent en termes de carrière, ils ou elles ont peur de faire de l'ombre à une sortie de disque, ou bien jouer sans but lucratif leur semble peut-être dévalorisant, comme si cela les reléguait au rang d'amateur. Or l'amateurisme vient du verbe aimer. Prendre une journée juste pour jouer, c'est comme dîner avec des amis et ne plus arriver à se quitter alors qu'il est une heure avancée de la nuit. On peut comprendre celles et ceux qui font des additions parce que les fins de mois sont difficiles. Les gilets jaunes l'expriment clairement. Un Français sur cinq ne mange que deux repas par jour. Cela touche évidemment aussi les artistes. Vivre de son art est devenu de plus en plus ardu. Mais qu'est-ce qui nous fait tenir si ce n'est la passion ? Si cette passion est parfois devenue payante elle risque aussi de provoquer une dramatique amnésie. C'est comme pour tout le reste, on a la fâcheuse habitude d'oublier les belles résolutions de son adolescence au profit de petits arrangements qui invitent la mort bien avant notre véritable décès...


Ces propos représentent exactement le contraire de l'ambiance de notre rencontre en musique au Studio GRRR jeudi. J'avais invité le saxophoniste ténor Sylvain Rifflet et le percussionniste Sylvain Lemêtre dont j'admirais les travaux sans n'avoir jamais joué ensemble. Idem pour eux deux qui s'appréciaient sans bien se connaître. Nos échanges verbaux soulignèrent que nous étions sur la même longueur d'ondes, encensant les mêmes artistes ou projets et critiquant avec bienveillance ceux qui nous semblaient hélas ratés cette année. Par exemple me voilà commandant Code Girl de Mary Halvorson en même temps qu'Origami Harvest d'Ambrose Akinmusire déjà prévu ! Et puis nous avons joué, quinze pièces dont deux pas terribles (il faut bien prendre des risques en testant des trucs bizarres) et deux formidables dont la technique nous a privés (Cubase ayant bugué pendant la prise). Il en reste onze réunies sous le titre Chifoumi. Le chifoumi est le célèbre jeu de mains jeux de vilains "caillou-papier-ciseaux". Ainsi le thème de chaque pièce était donné d'emblée, libre à chacun de l'interpréter à sa guise. Pour Caillou 2 j'ai prêté mon Venova, un sax en plastique Yamaha, à Rifflet qui sinon jouait évidemment de son ténor tandis que Lemêtre avait étalé un set de percussion incroyable dans le studio...


De mon côté j'avais programmé quelques timbres en accord avec caillou, papier ou ciseaux. Si je jouai essentiellement de mes claviers, je fis un caillou de mon Lyra-8, un synthé russe très noisy, un papier de mon Tenori-on, le machin carré japonais qui fait de la lumière, et aux ciseaux de Crasse-Tignasse j'ajoutai une flûte, l'erhu, des guimbardes et ma sempiternelle trompinette à anche.
En fin de journée, comme nous étions enchantés, avant de plier j'ai demandé à mes deux camarades de contribuer instrumentalement au morceau commandé par les Allumés du Jazz pour un vinyle qui devrait sortir pour le prochain Disquaire Day. Le titre de notre contribution est Les travailleurs du disque dans le miroir des allumettes ! Sur le field recording qu'Amandine Casadamont a réalisé en Transylvanie et que j'ai monté comme une scène de film, j'ai d'abord posé des nappes étranges, sortes de drones électriques aux pétouilles de surface. Puis j'ai suggéré à Sacha Gattino, de passage à Paris, de siffler comme il l'avait si bien fait dans le Tombeau qu'il a écrit pour mon Centenaire. Une petite réverbération astucieuse le place au milieu d'une forêt où des bûcherons taillent des allumettes et où un enfant tripote dangereusement une arme à feu. Sylvain Lemêtre apporte du grave avec ses gongs et ses peaux, et le chorus lyrique de Sylvain Rifflet au ténor fait chavirer la pièce dans une beauté vénéneuse inattendue...

→ Birgé Lemêtre Rifflet, Chifoumi, écoute et téléchargement gratuit sur drame.org
→ Birgé Casadamont Gattino Lemêtre Rifflet, in album vinyle collectif pour le Disquaire Day, à paraître le 13 avril 2019

mercredi 19 décembre 2018

Miroirs, mes beaux miroirs !


Créé en 2005, mon blog quotidien est entré dans sa quatorzième année, soit plus de 4000 articles sur des sujets les plus variés, mais avec tout de même une forte majorité sur la musique et les disques, le cinéma et les DVD, les expositions et les nouvelles technologies, avec des rubriques sexy comme la cuisine ou les voyages, et des coups de gueule explicitement politiques de temps en temps. Depuis huit ans, il est en miroir sur Mediapart que ses responsables mettent de temps en temps en une sans que je comprenne pourquoi tel article et pas tel autre. Du temps où Hélène Collon participait à Citizenjazz, elle aimait y publier certains des mes écrits musicaux, mais personne ne m'y a plus rien demandé après son départ, ce qui ne les a pas empêchés de me consacrer leur une et un copieux dossier cette année...
Aujourd'hui c'est au tour de Jean-Pierre Simard de me solliciter pour L'autre quotidien et le mensuel La Nuit. Certains de mes articles consacrés au cinéma ou à la musique y ont été ainsi reproduits. De temps en temps je retrouve des citations extraites de mes articles au dos de DVD, dans des programmes de concerts, sur des sites persos ou de labels, ce qui me fait évidemment très plaisir, puisque je cherche le plus souvent à évoquer des artistes de façon quasi militante, jeunes encore méconnus ou vieux scandaleusement oubliés, que la presse ignore faute de place ou de curiosité.


L'autre quotidien est un journal en ligne d'expression politique affilié à aucun parti, animé par des journalistes et l'association Nuit & Jour. Le numéro du jour est entièrement en accès libre, mais pour 3 euros par mois vous aurez accès à toutes ses archives. Christian Perrot explique très bien leur rapport au journalisme et au pouvoir. Parmi la nombreuse équipe j'ai l'agréable surprise de reconnaître aussi Élise Thiébaut, Serge Quadruppani, Marie Debray, Richard Manière... La Nuit est quant à lui un magazine slow web, ce qui signifie qu'il est soigné graphiquement, illustré et accompagné de vidéos et de musiques, peaufiné avec amour comme cela se faisait du temps où on le prenait pour faire les choses correctement. Chaque numéro s'inscrit autour d'un thème particulier. Le dernier s'organise par exemple autour de l'Afrique du Sud. Il fonctionne par abonnement, comptant sur ses lecteurs.
Je suis évidemment chaque fois touché que des professionnels soient sensibles à ma plume comme parfois au Monde Diplomatique, aux Cahiers de l'Herne, aux Allumés du Jazz, à la Revue du Cube, etc. Si, du lundi au vendredi mes plus fidèles lecteurs et lectrices me suivent sur drame.org ou Mediapart, c'est grâce à elles et eux que j'ai le courage de m'imposer sans faille ce rythme draconien qui m'occupe facilement trois heures par jour, alors que j'ai sur le feu plusieurs projets de musique ou que je dois répondre à des commandes plus excitantes les unes que les autres !
La grippe m'ayant terrassé ces derniers temps, j'étais content d'avoir sous le coude les 40 épisodes d'un livre laissé à l'état d'ébauche en 2005 sur le rôle du son par rapport à l'image. Si je n'y corrige rien, le livrant tel un work in progress, c'est que d'une part les outils technologiques et le marché qui les anime ont considérablement changé depuis 13 ans, et que d'autre part il représente une étape déterminante dans mes réflexions, soit juste avant d'entamer ce blog. Or tout ce que j'y constate et analyse reste d'actualité quant à ma démarche critique et créatrice. Le mettre en forme, l'illustrer et ajouter des notes en italiques et les liens hypertexte me prend néanmoins encore énormément de temps. Il est envisageable que cette parution en cours me donne envie à terme d'écrire un nouvel opus, mais cela n'existera que si j'en trouve la forme adéquate, une manière personnelle d'aborder la question. En attendant, les reproductions de mes articles ici ou là participent de la même dynamique, transmettre m'ayant toujours semblé intimement lié à la création artistique.

mardi 4 décembre 2018

Zappa pour mémoire


Frank Zappa est décédé il y a exactement un quart de siècle aujourd'hui. Cela ne rajeunit personne. Je suis resté le gamin admiratif de la première heure. Je lis le gros dossier que Citizen Jazz lui consacre cette semaine. En 2004 Jazz Magazine m'avait demandé de raconter ma rencontre avec l'idole de mes 15 ans. Je reproduis ici ce témoignage, en pensant à tout ce que je lui dois... Pour l'illustrer j'ai choisi l'affiche originale que j'avais accrochée dans ma chambre et j'ai ajouté quelques liens...

LES M.O.I., L’ÉMOI ET MOI

Juillet 1968, Cincinnati, Ohio. Au retour d’une Battle of the Bands, Jeff me fait écouter We’re only in it for the money. Foudroyé par l’humour et l’invention des Mothers, ma réaction est immédiate : c’est ça que j’aimerais faire si j’étais musicien. San Francisco, un mois plus tard. Au retour d’un concert du Grateful Dead au Fillmore West, où nous étions allés en faisant voler la voiture comme dans Bullit, Peter m’offre Freak Out! et Absolutely Free qu’il trouve trop farfelus. Il joint quelques graines à l’inestimable présent. Je ne possédais alors que le 33 tours de Claude François à l’Olympia et quelques 45 tours des Beatles et des Rolling Stones, je n’avais aucune pratique musicale. Quelques mois plus tard je monte le premier concert de rock au Lycée Claude Bernard à Paris, j’y chante, joue du saxophone et des percussions et diffuse des bandes électroniques que j’ai réalisées à partir d’ondes courtes. Francis Gorgé y joue de la guitare sur le Marshall de Patrick Vian, du groupe Red Noise, le même ampli sur lequel Frank Zappa s’est branché au Festival de Biot-Valbonne. La musique n’a pas grand-chose à voir avec celle de mon idole, mais ce fut l’étincelle de ma vocation musicale. Revenons en arrière. De retour des USA, je passe à Pan, le magasin d’Adrien Nataf, et je lui demande s’il n’a rien dans ce genre-là. Il me vend Stricly Personal de Captain Beefheart. Nouveau choc. En octobre, les Mothers of Invention passent à l’Olympia, public clairsemé, spectacle sarcastique où Jimmy Carl Black joue un vampire assoiffé de sexe. Les disques se suivent, Lumpy Gravy, Ruben & the Jets, Uncle Meat, Hot Rats, pas un album ne ressemble au précédent, c’est ce qui me fascine alors.

Octobre 1969. La France interdit au premier festival pop de se tenir sur son territoire et nous nous retrouvons tous en Belgique, au Festival d’Amougies. Je découvre le seul robinet accessible de la commune pour pouvoir nous débarbouiller chaque matin, pendant les quelques heures sans musique. Enfoui dans mon sac de couchage, avec un petit magnétophone, j’enregistre Frank Zappa, venu seul, faire le bœuf avec Pink Floyd, Caravan, Blossom Toes, Sam Apple Pie, Ainsley Dunbar Retaliation et Archie Shepp ! L’Art Ensemble de Chicago m’ouvre le champ extraordinaire du free jazz. Joseph Jarman, nu, pastiche les guitaristes de rock, mieux que tous les guitar heroes. Zappa arrose de whisky l’harmonica de Beefheart pendant qu’il joue. À leur sortie de scène, j’enjambe la barrière et harponne Zappa, je l’abreuve de questions pendant trois quarts d’heure. Moment fabuleux que je vais reproduire à chacune de ses visites jusqu’au concert du Gaumont Palace. Je tente la pareille avec le Capitaine qui me traverse comme un ectoplasme, mystère.

Août 1970, festival maudit de Biot-Valbonne. Je suis le premier, et peut-être un des seuls à payer mon billet. Je donne un coup de main à l’Open Light qui assure les projections psychédéliques. Personne ne reconnaît Zappa, je lui demande s’il a sa guitare et sa pédale wah-wah. Il lui manque un ampli et un orchestre. Je cherche l’un et les autres. Le concert se fera en quartet avec Jean-Luc Ponty, Albi Cullaz et Aldo Romano! Le festival écourté et annulé, je me retrouve à faire le bœuf avec Eric Clapton dans la villa de Giorgio Gomelsky, l’impressario des Stones, où je rencontre Frank Wright et me retrouve embarqué dans la villa de Pink Floyd ! J’arrivais alors de la Fondation Maeght où venaient de jouer Cecil Taylor, Sun Ra et Albert Ayler. A cette époque, l’invention règne dans tous les arts, pas seulement chez les Mamans !

Décembre 1970. Ma dernière rencontre avec Zappa remonte au Gaumont Palace où il improvise de petits gestes virtuoses de l’index et du majeur pour diriger Ponty. Pendant les années 80 je m’éloigne un peu d’une musique devenue trop typiquement rock à mon goût, mais les pièces pour orchestre me fascinent à nouveau, même si l’interprétation de Boulez est catastrophique. Zappa est tellement furieux qu’il se fait vraiment prier pour venir saluer. On raconte qu’il a réussi à se faire jouer en envisageant l’achat d’une 4X, l’ordinateur développé par l’IRCAM. Il optera pour un synthétiseur Synclavier et, malgré d’intéressants enregistrements dirigés par Kent Nagano, trouvera l’orchestre idéal en l’Ensemble Modern (The Yellow Shark).

Printemps 1993. Je dois réaliser un film de la série Vis à Vis pour France 3 sur deux musiciens qui se parlent par satellite pendant trois jours. Contacté, Robert Charlebois, me suggère de le faire avec un guitariste américain qui joue sur son premier album, un chum qui s’appelle Frank Zappa. Je sais déjà que Zappa est très malade. La chaîne répond que ce n’est pas assez médiatique. Le film se fera entre Idir et Johnny Clegg !

Décembre 1993. Je tourne Chaque jour à Sarajevo pendant le siège. Mille obus par vingt quatre heures ! Je m’endors en comptant les explosions et me laisse bercer par cette partition digne de Ionisation d’Edgard Varèse. Un soir, en rentrant à l’Holiday Inn, j’allume CNN. Sur le générique de fin du Journal, Zappa, barbu, fatigué, dirige l’Ensemble Modern. Je comprends qu’il vient de mourir. Le monde s’écroule autour de moi. Là c’est trop, je parle tout seul, je m’effondre.

J’ai toujours considéré Zappa comme le père de mon récit, du moins pour la musique. Chaque fois que je « découvrais » un nouveau compositeur, je courrais voir s’il appartenait à la liste d’influences que Zappa donne dans son premier album. Ainsi, depuis 1968, j’ai vérifié les noms de Schoenberg, Kirk, Kagel, Mingus, Boulez, Webern, Dolphy, Stockhausen, Cecil Taylor, et mon favori, Charles Ives… Je suis surpris aujourd’hui de ne pas y lire les noms de Conlon Nancarrow, Harry Partch ou Sun Ra. Ma mémoire me fait défaut.

dimanche 25 novembre 2018

Mon Centenaire sous la plume de Jean Rochard


Disque ami : Jean-Jacques Birgé
CENTENAIRE DE JEAN-JACQUES BIRGÉ

Le système décimal a permis de régulières extravagances faisant mine d'une division naturelle du temps, l'une des plus notables : la célébration des centenaires. Le nombre 100 atteint alors un cap mémorable, celui de l'indépassable dépassé. Jean-Jacques Birgé, on le connaît bien - depuis toujours pourrait-on dire - pour son œuvre prolifique, œuvre d'affût, œuvre critique certes, mais œuvre joueuse et curieuse d'un jeune homme qu'on n'avait pas vu vieillir. Voilà donc centenaire cet admirateur de Cocteau et nous, emportés dans le miroir (un tantinet machiavélique ?)* qui nous entraîne avec tendresse vers les chemins passés et avec agitation (free) vers ceux du futur.
Dans la musique de Jean-Jacques Birgé - et ça justifie parfaitement ce disque -, le présent ne tient pas en place, on est toujours dans l'instant d'après, lequel se perche dans l'instant d'avant. 10 morceaux chapitrent l'ensemble, de 1952 (après recherches, il s'agit d'une probable date de naissance - ce qui éloigne la parenté supposée de Jean-Jacques Birgé et de Phrynichos) à 2052 (pour cette date les investigations vont bon train). Expérimentations pop, contes musettes, psyché rock free, nouvelle vague twistée : les images ont des dents. Comme lors de certaines fêtes, de réunions où tout s'entrechoque avec une douce grâce nostalgique d'ombres heureusement incarnées, on est heureux de retrouver Birgé et ses compagnes et compagnons, le temps d'un échange : Elsa Birgé, Nicolas Chedmail, Michèle Buirette, Jean et Agnès Birgé, Hervé Legeay, Vincent Segal, Cyril Atef, Bernard Vitet, Didier Petit, Pascale Labbé, Philippe Deschepper, Yves Robert, Éric Échampard, Birgitte Lyregaard, Sacha Gattino. "Les années 2010 (Contretemps)" - morceau de l'ensemble à la plus longue durée au lyrisme clairvoyant - là, l'album prend un tour différent précisément lorsque l'on se retrouve dans cet instant présent délicat à stabiliser. La brume des platines d'Amandine Casadamont s'épaissit de tous ses détails, emporte les souvenirs proches, transformant les certitudes en futur indicatif et les réalités en verbe provisoire. Seul rescapé d'avant le fameux contretemps, Antonin-Tri Hoang se retrouve de l'autre côté de l'histoire, sentiment de bref jonction des années 2040. Puis revient à Sacha Gattino le 11e titre, l'image finale affinée, le Tombeau de Jean-Jacques Birgé. 100 est un nombre dit entier et, comme tout ce qui est entier, aime voir les choses évoluer vers leur épanouissement. En un rêve bien éveillé, Jean-Jacques Birgé se saisit d'une histoire qu'il ne laissera pas être ravagée pour en chercher les passages fructueux. "Rêve en technicolor ? Ne pensez qu'à l'amour ?"
L'album est disponible en "ligne" comme le disent les pêcheurs de futur, mais on aurait bien tort de ne pas l'acquérir en "physique" comme le disent les partisans du corps, car il est difficile de penser cette écoute sans prendre dans ses mains de temps en temps le livret (acte conjugué et déterminé-déterminant) réalisé par Étienne Mineur.

* Jean-Jacques Birgé et Bernard Vitet sont les auteurs avec Un Drame Musical Instantané de Machiavel (GRRR 2023)

Centenaire de Jean-Jacques Birgé (GRRR 2030), disponible aux Allumés du Jazz (et Orkhêstra International)

vendredi 23 novembre 2018

Tout d'un coup, Ikui Doki

...
Quel dommage que le label Ayler Records arrête bientôt de sortir de nouveaux disques ! La production discographique hélas coûte cher et les ventes ne se portent pas au mieux dans ce secteur fragilisé par les magouilles des majors compagnies et les facilités accordées aux fournisseurs de contenu sur Internet. Les responsabilités sont multiples. En France, par exemple, la Fnac a d'abord enterré les petits disquaires, puis les majors ont été ravies de se débarrasser de la question des stocks en licenciant quantité de salariés après avoir dématérialisé ses supports. Des accord scandaleux ont été passés entre les sociétés d'auteurs et des sites comme YouTube, Spotify, Deezer, etc. qui ne profitent absolument pas aux artistes, ni aux producteurs indépendants. Le retour annoncé du vinyle reste une niche et les disques se vendent essentiellement à l'issue des concerts lorsqu'ils correspondent à ce que le public vient d'entendre. Ou bien il faut que Johnny meurt ! Les récentes Rencontres des Allumés du Jazz en Avignon ont suscité maints débats sur "Enregistrer la musique, pour quoi faire ?". On y reviendra. En attendant ne boudons pas notre plaisir lorsque paraît un album qui sort de l'ordinaire...


Le trio Ikui Doki bénéficie déjà d'une instrumentation originale mariant la pop électrique avec l'impressionnisme français du début du XXe siècle tout en rappelant le timbre médiéval d'un groupe que j'adorais, The Third Ear Band. Eux préfèrent se réclamer d'un free jazz de chambre ! Sophie Bernado au basson, Hugues Mayot au saxophone ou à la clarinette, Raphaelle Rinaudo à la harpe mélodisent ou rythment leurs compositions tour à tour. S'ils ressemblent à quelqu'un, c'est aux copains et copines de leur génération, ceux que je nommai les affranchis, débarrassés des fantasmes afro-américains de leurs aînés dont ils ont néanmoins hérité le goût de l'improvisation tout en faisant fi des frontières qui avaient isolé les musiciens dans de ridicules chapelles. Les œuvres d'Ikui Doki sont très imagées, comme si elles racontaient de petites histoires, graves ou humoristiques, toujours lyriques, suffisamment abstraites pour qu'elles ressemblent à des rêves. Chacun, chacune peut se faire son cinéma, là tout de suite. En réalité ikui doki signifie tout d'un coup en japonais. Alors disons que ce sont autant d'haïkus développés sur la longueur, une sorte d'interprétation paradoxale puisque transposés dans le temps musical. Plus j'écoute le disque, plus j'en entends de nouvelles, comme s'il générait chaque fois une autre variation. Cette impression est si bizarre qu'il faut que je le rejoue encore une fois pour m'en assurer !

P.S.: On ne sait jamais, mais je m'y attendais un peu pour avoir chroniqué leurs débuts lors de la troisième édition de Jazz Migration, et pour avoir auparavant enregistré deux albums avec Sophie et la vibraphoniste suédoise Linda Edsjö, Arlequin et Défis de prononciation !

→ Bernado Mayot Rinaudo, Ikui Doki, cd Ayler Records, dist. Orkhêstra, 13€
→ Concert pour la sortie du disque le 28 novembre à l'Atelier du Plateau

lundi 19 novembre 2018

Le son sur l'image (7) - Régression du parlant 1.4



Régression du parlant

À la fin des années 20 , les films deviennent parlants, plutôt que sonores. Une catastrophe ! Souvent le progrès s’accompagne paradoxalement d’une régression, on a vu cela récemment avec le format audio MP3 ou la téléphonie sur Internet… Il faudrait définir ce qu’est réellement le progrès, s’il est synonyme d’avancée sociale ou de rentabilité accrue, d’amélioration technique ou de paresse créative… Pendant les décennies qui suivent l’avènement du parlant, peu de metteurs en scène comprennent l’importance du son, oubliant même l’extraordinaire potentiel des images, au profit d’un bavardage explicatif devant une caméra filmant au mieux de beaux plans soulignés par des musiques convenues. Cette dérive n’a rien d’original. Pensez à ce que la télévision aurait pu devenir ! On parlait d’éducation populaire, nous avons accouché d’un abrutisseur de masses. Cette nouvelle religion a supplanté toutes les autres, elle génère la foi dans ses images, le Journal est son bras armé. À comparer avec l’histoire des radios libres d’abord inventives, puis passées privées, devenues un support de publicité passant sensiblement toutes le même style de programmes, le cinéma résiste plutôt bien.

Heureusement, de Fritz Lang à Jean-Luc Godard, de Jacques Tourneur à Luis Buñuel, de Vera Chytilova à Jan Svankmajer, de Jacques Tati à David Lynch, ils sont quelques-uns à utiliser le son de manière complémentaire aux images, et non comme une redondance illustrative de ce qui se passe sur l’écran. Au début du Testament du Dr Mabuse, la musique du générique se fond dans le vacarme assourdissant de la presse à billets qui envahit tout l’espace sonore pour créer une atmosphère angoissante. Le spectateur ne peut deviner ce que disent les acteurs de Fritz Lang qu’en regardant l’action, suspense lent et étouffant soutenu par le rythme lourd et répétitif de la machine. Silence. Deux explosions tonitruantes. Le commissaire Lohmann fredonne la Chevauchée des Walkyries dans son bureau comme la coda dramatique de la scène précédente. Dans M le Maudit, le thème de Grieg, issu de Peer Gynt, sifflé par l’assassin, est le moteur de l’intrigue.


La femme mariée : Jean-Luc Godard montre Macha Méril lisant un magazine de la presse féminine au café tandis qu'on entend deux jeunes filles avoir une discussion sur la sexualité à une autre table. Sous-titres, décalage. Godard pose souvent la question du mixage habituellement censé privilégier le dialogue. Vivre sa vie : Anna Karina vend ses charmes sans paroles, avec en fond sonore le texte du code civil sur la prostitution. Bande à part : les acteurs font une minute de silence. On n’entend pas une mouche voler, même pas le souffle de la bande. Ce ne sont que de minuscules exemples du travail que Godard réalise avec l’ensemble de ses films. Il mélange souvent plusieurs sources sonores pour forcer l’écoute. Deux ou trois choses que je sais d’elle : Jean-Pierre Léaud n’arrive pas à « se battre sur deux fronts à la fois », lorsque Marina Vlady lui annonce qu’elle le quitte tandis que la radio hurle à tue-tête. Histoire(s) du cinéma : JLG pousse la logique de l’accumulation des signes, en mixant sans cesse la voix du narrateur, lui-même comme d’habitude, la bande-son d’un film et une des musiques du catalogue ECM. Il fait subir à l’image le même sort, surimprimant les extraits de films, les photographies et son actualité. Le résultat laisse le spectateur faire son choix, son petit marché. Reconnaissant une citation, un extrait, une mélodie, qui rentrent en écho avec sa mémoire forcément éclatée, chaque spectateur récite, à son tour, sa propre histoire du cinéma. La bascule est encore plus vertigineuse, car c’est sa propre intimité qui lui est brusquement dévoilée.
Depuis le muet, Godard est un des rares réalisateurs à interroger le cinéma, en n’acceptant les lois que pour pouvoir les enfreindre, à faire des films en créant son propre langage. Il avait appelé une de ses sociétés de production Sonimage. Un son, une image. On pourrait n’aller voir que ses films pour comprendre le cinématographe tant il joue des références, en les tordant dans tous les sens. Godard se donne le droit à l’erreur. C’est si rare, si précieux, la liberté de penser et d’agir, d’y repenser et de corriger le tir…


Jean Renoir pensait que « la plupart des films parlants ne sont que des films muets dans lesquels on a remplacé les sous-titres par un peu de son qui sort d’une bouche. » Dans La règle du jeu, il laisse percevoir des bribes de dialogue lorsque les acteurs jouent à l’arrière-plan. Ne saisir que quelques mots suffit à Renoir pour créer une perspective sonore, rendre plus juste la complexité de la scène. Orson Welles, dans Othello, joue des effets de proximité du micro, opposant brusquement gros plans et plans d’ensemble, intimité et réverbération. Dans Lola Montes, Max Ophüls signale un flash-back par une phrase répétée en écho qui s’évanouit dans le lointain : « la Comtesse se souvient-elle du passé, s’en souvient-elle ? S’en souvient-elle ?… », on retrouve Lola en landau avec Frantz Liszt. Rupture. Dans Sur mes lèvres, Jacques Audiard fait entendre un autre monde lorsque Carla ne branche pas son sonotone, le scénario exploitera son handicap…

À un journaliste demandant à Orson Welles, qui avait réalisé de fameuses émissions de radio comme La guerre des mondes et venait de terminer Citizen Kane, quel médium il préférait, le metteur en scène répondit qu’à la radio, l’écran était plus grand ! Le son peut élargir le cadre en faisant entendre ce qui n’est pas montré. Faites écouter le paysage pendant un gros plan, vous suggérerez un autre espace, un autre temps, que celui de l’écran. Filmés à Paris avec les vagues en fond sonore, nous voilà à la mer. Économie du voyage, élargissement de l’espace. Filmés aujourd’hui à Paris avec le bruit des obus, nous voici à Sarajevo pendant le siège. On semblait être là, on était perdu dans nos pensées, dix ans en arrière. Hors champ spatial, hors champ temporel. Les bords du cadre deviennent la frontière qui sépare l’image du son. L’acteur en gros plan peut aussi bien imaginer qu’il est ailleurs, situation subjective : au début de Psychose, Hitchcock montre Janet Leigh imaginant ce qui est supposé se passer à l’endroit qu’elle vient de quitter après y avoir commis un vol. Elle conduit, on entend la voix des policiers comme elle suppose que la scène est en train de se passer. Rien de certain.

Un des rares grands réalisateurs de télévision, l’as du direct et génial concepteur du Journal d’en France, Raoul Sangla, me faisait récemment remarquer « pourquoi montrer celui qui parle plutôt que celui qui écoute, pendant le journal télévisé ? » Trop de conventions. Quel intérêt à ce que le son soit illustratif s’il peut être complémentaire ? Robert Bresson écrit qu’un son évoque toujours une image tandis qu’une image n’évoque jamais un son. Il prétend que chaque fois qu’il le peut, il remplace toujours une image par un son. Question d’économie de moyens ? Même si tous les réalisateurs ne vont pas suivre cette remarque à la lettre, c’est une excellente hypothèse de travail qui peut faire réfléchir. Réfléchir. Dans 9/11, Michael Moore donne une version originale de l’attaque du World Trade Center, il le montre sans image, totalement noir, en berne, on entend le son lorsque le Boeing vient s’écraser, on l’entend comme si c’était la première fois, alors que la séquence a été rabâchée jusqu’à l’écœurement. L’émotion est intacte, l’obscurité fait écho au black-out, rétention des informations qu’impose le gouvernement américain de Bush. João Cesar Monteiro offre un film pratiquement sans images avec Blanche-Neige, son film en noir et noir.


Puisque nous évoquons un film sans image comme un son à voir, il est intéressant de rappeler que certains réalisateurs ont dessiné des images que l’on entend. Dès 1929, simultanément aux expériences faites en Angleterre par Humphries et en Russie par Voïnov, Ivanov, Cholpo, l’allemand Rudolf Pfenninger s’inspire des formes visuelles qu’il analyse sur un oscilloscope pour dessiner à la main sur la piste sonore optique couchée le long des images. La tête optique identifie les traces vibratoires qui ressemblent à des tests de Rorschach comme n’importe quelle autre représentation du son. Du son de synthèse sans autre recours que celui d’un pinceau ! Treize ans après le premier instrument de Leon Theremin, Pfenninger rejoint la liste des inventeurs des premiers sons de synthèse. En 1930, Oskar Fischinger donne au son animé la place qu’il mérite dans l’histoire de l’audiovisuel avec ses Tönende Ornamente. Tandis que Pfenninger se concentre sur l’analyse des ondes sonores, Fischinger, plus pragmatique, commence par dessiner pour ensuite écouter les sons produits. Dès 1937, l’animateur écossais Norman McLaren développera cette technique en grattant la pellicule pour Book Bargain. Il continuera avec Allegro, Dots, Loops, Neighbours, Blinkity Blank, etcetera, jusqu’à son Synchrony de 1971, à l’Office National du Film du Canada. Des cinéastes utiliseront le son dessiné à la main dans des films de fiction, tels Rouben Mamoulian mélangeant ces fréquences lumineuses à des gongs joués à l’envers et à des cloches réverbérées pour Dr Jekyll and Mr Hyde ou Boris Barnet dessinant des explosions pour Okraïna.

Lors de mes conférences, j’ai rarement le temps de passer un long-métrage entier, à moins que ce ne soit un workshop qui s’étale sur plusieurs jours. Je projette plutôt des courts-métrages ou des extraits emblématiques. Parmi les petits bijoux que j’aime montrer à mes spectateurs, il y en a deux particulièrement étonnants, perles rares découvertes grâce à mon maître, Jean-André Fieschi. Il s’agit de A Movie de Bruce Conner et Slon Tango de Chris Marker.

Le premier est un film américain expérimental de 1950, montage de stock shots (images d’archives). Accompagnée par un monument musical kitschissime que sont Les Pins de Rome d’Ottorino Respighi, une sorte d’héritier néo-classique du Boléro de Ravel, A Movie (Un film) montre des accidents dont la succession rappelle l’émission de télévision Vidéo Gag. Mais la montée dramatique des événements qui s’enchaînent fait progressivement évoluer les émotions du spectateur, qui passe du rire à l’angoisse, de la superficialité à la plus grande émotion lyrique. Le film joue d’effets analytiques révélant à chacun et chacune les méandres de son inconscient. L’aspect rituel de la musique fait passer la pochade du côté du sacré.

Le second, si l’on veut bien oublier un instant le synchronisme accidentel, est une énigme comme Chris Marker aime les inventer. Pendant la guerre en ex-Yougoslavie, Marker filme le plan-séquence d’un éléphant qui danse. Or, jamais de ma vie je n’ai vu aucun danseur, aucune danseuse, même la sublime Sylvie Guillem, mêler autant de grâce et de naturel. L’éléphant bouge ses quatre lourdes pattes, sa trompe, ses oreilles, sa queue, dans un seul mouvement, celui du Tango d’Igor Stravinsky. Difficile d’en parler, il faut le voir pour le croire. Croire ? En qui, en quoi ? Abîme de perplexité pour un athée. Au cirque, les éléphants dansent parfois sur Circus Polka de l’ami Igor… Nous sommes dans un zoo, loin de la piste… Les seules étoiles viennent de la poussière de l’enclos qui monte dans les rayons du soleil. Marker solarise son plan. Poussière d’étoiles… La musique vient d’un disque, couchée au montage. Tout est trop parfait pour être vrai. Commettant une indiscrétion, je tombe sur une lettre où Marker raconte à mon ami qu’il était au zoo de Ljubjana en Slovénie, qu’il n’a tourné qu’une seule prise qui commence où commence Slon Tango et s’arrête à la fin. Ce faisant, il perçoit un message subliminal de l’animal qui, profitant de l’extrême fatigue du cinéaste, lui transmet le message « je danse sur le Tango d’Igor Strawinky ». Rentré à Paris, Marker place la musique au début du plan, elle se termine sur les quelques secondes du générique de fin. Et Marker d’ajouter en italiques : « That’s all, folks ! » J’ai un peu honte de préciser que le cinéaste commençait sa lettre en demandant à mon ami de garder pour lui cette confession intime… Le plus jeune des cinéastes français raconte si bien les histoires (Slon, qui signifie éléphant en russe, fut la maison de production de Marker ! Slon Tango figure en bonus de l’indispensable DVD Chats perchés, ed. MK2).


Comme j’évoque Chris Marker, je ne peux résister à une nouvelle tentation, celle de reproduire la réponse qu’il me fit à l’une des enquêtes parues dans le cadre de ma rubrique « La question » du Journal des Allumés du Jazz (The Jazz Singer d’Alan Crosland avec Al Johnson date de 1927), périodique aléatoire et gratuit, publié par une association d’une quarantaine de labels de disques indépendants. À la question « Autour de la musique gravitent des images. Quelle est celle qui vous a le plus marqué ? », Marker répond :

"Celle qui vous a le plus marqué ? " Comme vous y allez, heureux enfants insouciants qui ne savez pas encore combien d'images marquantes peut accumuler une mémoire ? C'est vrai que généralement je ne réponds pas à ce genre de questions (comme "les dix films qui ?", "les dix livres dans une île déserte ?" etc) - et j'en aurais fait autant si justement une image n'avait pas surgi toute seule à la fin de ma lecture. Je ne suis pas sûr qu'elle entre exactement dans ce que vous aviez en tête, mais comme elle était là, je vous la livre, vous en ferez ce que vous voudrez, inutile de dire que je ne me sentirai nullement offensé si vous concluez que, comme il m'arrive souvent, je suis à côté de la question…
L'année serait facile à retrouver : c'était celle où les Exodus, rejetés par les Anglais des ports palestiniens, refusés par la France, erraient de côte en côte : certains se retrouvaient à leur point de départ, à Hambourg (pour un peu on leur aurait fait faire le reste du chemin en train, jusqu'à Treblinka, ça leur aurait rappelé des choses) - deux en particulier demeuraient en suspens au large de Juan les Pins, où nous voyions leurs feux s'allumer au crépuscule pendant que nous dansions en écoutant la musique de jazz. La guerre était encore assez proche pour que ce genre de collage incongru nous paraisse relever de la folie ordinaire, nous en avions vu d'autres. Dans cette boîte-là jouait Bernard Peiffer, le grand pianiste français qui devait peu de temps après nous quitter pour une carrière aux USA. Sa femme, Monique Dominique, chantait des spirituals, elle était une des rares blanches à pouvoir les interpréter avec le vibrato des grandes chanteuses noires. Et Danny Kane, remarquable joueur d'harmonica, complétait la formation avec un bassiste et un batteur que j'ai oubliés. C'est pendant une pause que j'ai vu Danny Kane aller s'adosser à une colonne, au fond de la petite scène où ils jouaient, là où la vue sur la mer était la plus directe, et doucement, presque inaudiblement dans le bruit des conversations qui venaient de succéder à la musique, tirer de son harmonica qui venait de dialoguer avec Bernard sur You go to my head les quelques notes d'une mélodie, celle de l'Hatikvah. Je suis prêt à jurer sur les saintes icônes que j'ai été le seul à faire le lien. Danny Kane était juif. De ce lieu de jeux insouciants, il envoyait un message aux autres, à ceux qui traînaient de côte en côte dans des conditions à peine meilleures que celles qu'ils avaient connues dans les camps. Il jouait pour lui, pour eux, tourné vers la mer, et personne ne l'écoutait, et personne sans doute n'aurait reconnu la mélodie. Aujourd'hui, cinquante et quelques ans plus tard, quand j'éprouve le vertige de ce temps-là et de tout ce qui a suivi, ce temps où l'Hatikvah n'était pas encore l'hymne d'un état qui n'existait pas encore, ce temps où les Six-Jours n'étaient pas le nom d'une guerre mais d'une course cycliste en un temps plus ancien encore, où le nom de Vel d'Hiv n'était pas encore celui d'une rafle, et où le mot rafle n'évoquait encore qu'une opération de police contre des truands, que d'ailleurs on n'appelait pas encore truands, ceux-là étaient des bandits du moyen-âge, c'est après-guerre que le mot reprendrait bizarrement sa place, quand j'éprouve le vertige de ce long enchaînement de chances et de gâchis, de promesses non tenues et de haines décidément insurmontables, je pense qu'il faudrait des livres et des livres pour en faire le compte, sans d'ailleurs convaincre personne, ou bien simplement réentendre au fond de la mémoire, imperceptibles et indestructibles, ces quelques notes fragiles qu'un joueur d'harmonica égrenait un soir d'après-guerre dans le crépuscule de Juan les Pins. »

vendredi 16 novembre 2018

Le son sur l'image (6) - Invention du muet 1.3



Invention du muet

Au commencement de l’histoire du cinématographe, si les films sont muets, ils sont toujours projetés avec du son. Même dans les plus petites salles, il y a toujours un orchestre, un pianiste ou un autre musicien, voire des bruitistes, un bonimenteur (chargé de la parade foraine, et au Japon, le Benshi) ou un simple Gramophone.

Enfant, je me souviens avoir entendu Tommy Dessere à l’orgue du Gaumont-Palace, près de la place Clichy, avant qu’il ne soit détruit et transformé en parking. L’orgue, remonté au Pavillon Baltard à Nogent-sur-Marne, comprend quatorze séries de timbres sur quatre claviers, plus des tambours, une cymbale, un toys counter (comptoir à jouets) et différents effets spéciaux : bris de vaisselle, pluie, vent, sirène, klaxon, pistolets, cheval, locomotive, bouchon de champagne ! Il est toujours intrigant de constater quelles préselections ont été programmées, dans ces orgues comme dans les machines d’aujourd’hui.

L’accompagnement est souvent improvisé à partir de thèmes du répertoire classique ou de mélodies en vogue, parfois classés dramatiquement pour que l’interprète puisse s’y retrouver et réagir rapidement. En 1912, à Londres ou à Moscou, même démarche : W. Tyacke George rédige l’un des premiers manuels destinés à la musique d’accompagnement de films, tandis que Goldobin et Azancheyeve publient Le pianiste, illustrateur de scènes du cinématographe, un système revenant à classer les scènes par genre, de drôle à sacré, de triste à léger, etcetera. Les bobines des films sont souvent livrées avec des suggestions de style de musique, voire des feuilles de minutage.


Sacha Guitry raconte, dans Ceux de chez nous - admirable film de 1914 où l’on voit Rodin, Renoir, Monet en plein travail, et Camille Saint-Saëns conduisant un orchestre imaginaire - qu’il a demandé à une pianiste de sonoriser l’image du compositeur en train de jouer du piano. À la cinquième représentation, la pianiste vient voir Guitry pour se plaindre que le maître joue de plus en plus vite, allant même jusqu’à passer des notes : elle n’arrive plus à le suivre. Comme la pellicule parfois se déchirait, le projectionniste coupait une image ou deux, qui correspondait évidemment à une note ou deux. La pianiste « cherchait en vain à rattraper le mouvement accéléré d’une valse inouïe. »


Si la plus célèbre des partitions originales est celle de Camille Saint-Saëns pour L’assassinat du Duc de Guise en 1908, Herman Finck avait déjà composé celle de la série Marie-Antoinette en 1904, et Romolo Bacchini, deux ans plus tard, celles des Enchantements de l’or et de Pierrot amoureux. Les exemples symphoniques de Quo Vadis ? de Enrico Guazzoni en 1913 au Gaumont-Palace composés par Jean Noguès, Naissance d’une nation de D.W. Griffith par Joseph Carl Breil en 1915 et Napoléon d’Abel Gance par Arthur Honegger sont historiques, mais ces partitions faisaient de nombreux emprunts au répertoire classique (Honegger avait déjà fait ce genre de travail de compilation pour Cœur fidèle de Jean Epstein en 1923 et Faits divers de Claude Autant-Lara en 1924. Pour La roue d’Abel Gance (1923), il emprunte par exemple à Florent Schmitt, Roger Ducasse, Darius Milhaud, Vincent d’Indy, Gabriel Fauré...). Souvenirs sonnant désagréablement à mes oreilles, ayant assisté aux deux versions restaurées de Napoléon, l’une à Rome orchestrée par Carmine Coppola, le père du cinéaste, l’autre au Palais des Congrès à Paris par Carl Davis. À la première, je barbouille Tradutore Traditore (Le traducteur est un traître) sur les affiches collées sur les collines qui entourent le théâtre, la seconde me donne l’impression d’une logorrhée sonore sans aucun silence, avec, ce qui n’arrange rien, des scènes rajoutées inutiles que Gance avait judicieusement écartées. Je dois dire que je ne porte pas dans mon cœur les illustrations musicales des rénovations dirigées par Kevin Bronslow. Histoire de droits, histoire de sous : les films tombés dans le domaine public appartiennent à tout le monde, encore faut-il en posséder une bonne copie ! Lors des passages à la télévision, les droits musicaux qu’ils génèrent peuvent être considérables, à en juger par la durée de la musique sans une seule respiration de la première à la dernière image… Les récentes compositions musicales d’œuvres symphoniques originales sur des films muets alourdissent hélas souvent la projection des films, accumulant clichés et redondances écœurantes, nappant les images d’un sirop uniforme (depuis 2005 où je rédigeai ces lignes, j'ai heureusement entendu de très belles réussites de jeunes compositeurs français, italiens, allemands et américains). Ce défaut affectait déjà les films muets dont les musiques originales furent parfois taxées de symphonisme balourd. L’improvisation pianistique « à l’ancienne » banalise tout autant ces films en laissant un goût de déjà vu, sentiment impropre et injuste puisque occasionné par un mille fois déjà entendu et rabâché.

Certaines créations, ou plutôt re-créations, ne méritent pas ces vilaines critiques. Citons avec émotion La Nouvelle Babylone, le film de 1929 sur la Commune de Paris de Kozintsev et Trauberg avec la sublime partition de Dimitri Chostakovitch interprétée par l’Ensemble Ars Nova, ou encore la projection d’Entr’acte de René Clair et Picabia avec la musique d’Erik Satie, modèle de musique répétitive. Depuis l’avènement des DVD, bonus obligent, de plus en plus d’éditeurs ajoutent des partitions contemporaines, parfois plusieurs au choix sur le même DVD (donc souvent avec succès).
Ce n’est hélas pas à l’endroit de la musique que le muet se fit remarquer. L’usage de ces partitions était souvent, à ma connaissance et à mon goût, aussi catastrophique que celui que l’on en fait aujourd’hui, trop illustratif, trop redondant, trop attendu.

Plus intéressante à mes yeux est l’invention de langage dont font preuve les cinéastes pendant toute la période du muet. Racontant des histoires sans paroles, ils n’ont d’autre choix que de développer le langage des images. Les intertitres peuvent éventuellement aider à la compréhension de l’histoire. Pas obligatoires dans le meilleur des cas « audiovisuel ». C’est grâce à la manière de filmer et au montage que la magie voit le jour dans les salles obscures.
Je souhaite évoquer quelques-unes de ces découvertes et inventions, sans chercher à être exhaustif, puisque ce n’est pas la direction que j’ai choisie ici. Ce livre n’est pas un ouvrage théorique, mais le témoignage d’un praticien qui n’a eu de cesse de s’interroger sur son art, sur le pourquoi et le comment, sur soi et sur l’autre. Mes interrogations, mes commentaires et mes choix, sont le plus souvent directement issus de cette pratique. Si ces lambeaux d’histoire du cinématographe sont antérieurs à mon activité, ils ont néanmoins forgé mon discours, tant musical qu’analytique.

Les créateurs de cet art né dans les fêtes foraines n’y croyaient pas vraiment. Il aura fallu des entrepreneurs comme Pathé, des magiciens comme Méliès pour que le cinématographe entame sa carrière fulgurante, et, engendrant de nouveaux monstres, révolutionne l’histoire de l’humanité.
Une bonne façon de comprendre d’où nous venons et où nous allons serait d’aller au cinéma, de tout voir, depuis les pionniers jusqu’aux dernières nouveautés, du cinéma le plus expérimental aux produits les plus formatés. Je ne citerai ici que quelques cinéastes qui m’ont particulièrement marqué. Ne cherchez pas les absents, ils sont légion, à travers le monde. À l’époque du muet, nombreux furent les inventeurs de ce qui paraît aujourd’hui évident. Il leur a fallu chercher, faire leurs gammes, imposer leurs parti-pris. Chaque grand créateur a sa manière de poser sa caméra, d’éclairer la scène, de faire jouer ses comédiens, de couper la pellicule, d’utiliser le son…

Ayant habité en face du cimetière du Père-Lachaise, j’ai souvent rendu visite au buste de Méliès sur lequel est gravé « inventeur du spectacle cinématographique ». Georges Méliès est un illusionniste de profession, ces trucs sont souvent plus épatants que les effets spéciaux hyperréalistes de la 3D et des incrustations de synthèse. Les tourneries des artisans ont quelque chose de magique que la technologie ne peut jamais égaler. Qu’y a-t-il de plus beau, de plus convaincant, que les plans de Cocteau enregistrés à l’endroit, diffusés à l’envers, son travelling de La Belle et la Bête où Josette Day est tirée sur un chariot, ses traversées du miroir… Je ne crois pas au « théâtre dans la pauvreté », mais j’ai toujours pensé que l’économie de moyens faisait faire des miracles, des miracles de poésie, là où la technologie tire un trait sous des additions. On ne se laisserait plus guider que par des 0 et des 1. Pour qu’on y croit vraiment, il faut de la chair, de la croûte, de l’ombre, du mystère. (Là encore, il faut reconnaître que Hollywood a fait des progrès époustouflants depuis 13 ans.)

Aux États-Unis, David W. Griffith se penche sur l’éclairage des scènes, sur la profondeur de champ et le gros plan, il joue du montage parallèle et de la montée progressive des émotions. Eric von Stroheim tient de lui le goût du gigantisme, du détail authentique, du symbole, du leitmotiv, du drame et du risque. Pour Stroheim, montrer est plus important que raconter. Il préfère les plans fixes et longs au montage et à l’ellipse. Son naturalisme est teinté d’expressionnisme sadique et cruel. La démesure de ses mises en scène et ses provocations morales lui interdiront de tourner pendant quarante-trois ans. Homme délicieux au quotidien, il a fabriqué sa propre légende : « L’homme que vous aimerez haïr ».


Le cinéma expressionniste allemand, issu du théâtre, reste fascinant. Je préfére la radicalité du film de Karl-Heinz Martin, De l’aube à minuit (Von Morgens bis Mitternachts) au Cabinet du Docteur Caligari de Wiene. Dans le premier, les décors, les visages, les costumes sont peints comme des tableaux de Munch ; dans le second, tout est de travers, décors bien sûr, et scénario, hélas ! Mais Caligari marque tout le cinéma allemand, avec ses acteurs conformant leurs attitudes aux contorsions du décor.
Rigueur graphique encore, chez l’architecte Fritz Lang qui ne cessera d’influencer les générations futures. Son Metropolis eut un impact colossal sur les générations disco et techno. Lang a un sens du signe quasi obsessionnel, dont le M à la craie sur l’épaule du tueur d’enfants, dans M le maudit, est un des nombreux exemples. Là où il construit tout autour de la stabilité, Murnau développe la mobilité. Sa caméra entre en état d’apesanteur lorsqu’elle s’envole sur une grue. Lyrique, il aime filmer la nature. Jamais aucun film n’égala le jeu terrible qui oppose ombre et lumière dans les films de Murnau. Au début de Nosferatu, le plan qui suit la traversée du pont menant au château est un bout de pellicule négative inséré dans le montage. Il n’y a plus ni jour ni nuit, on entre dans l’autre monde : « de l’autre côté du pont les fantômes vinrent à sa rencontre », belle métaphore du cinématographe.

Évidemment, nous sommes en noir et blanc. Aujourd’hui nombreux jeunes spectateurs ont souvent du mal à regarder ces vieux films sans couleur. Orson Welles affirmait qu’il fallait toujours enlever un paramètre à la réalité si on souhaitait préserver quelque poésie. La transposition que le noir et blanc engendre permet justement de passer plus facilement de l’autre côté du miroir… Le cinéma n’est pas la vie, pas plus qu’un livre ou un tableau, c’est une représentation, un monde virtuel, l’imaginaire, un regard critique… Seule la télé-réalité voudrait nous faire croire à quelque vérité objective, ou encore le Journal de 20 heures, lorsque ce ne sont pas les magazines qui prétendent à l’exhaustivité. Quelle arnaque ! Pour avoir participé honnêtement à cette mascarade en Algérie, en Afrique du Sud ou à Sarajevo, où je fus envoyé comme réalisateur, j’exagèrerais à peine en affirmant que les informations télévisées véhiculent 50% de mensonges et le reste de manipulations. La réalité n’a pas sa place dans le théâtre de la représentation.

Fustiger la télévision, c’est parler du flux ininterrompu d’images et de sons que déverse le petit écran dans les salles à manger, sans qu’on la regarde vraiment, sans qu’on l’écoute. Sauvons quelques films, des documentaires, certains programmes de la chaîne Arte… Lorsque ma fille était enfant, je l’autorisais à allumer le poste à condition d’avoir choisi auparavant son programme dans Télérama. Ce stratagème réduisait le zapping décervelant, d’émission bavarde en programme poubelle. Avec le satellite et ses deux cent cinquante chaînes, zapper est un peu passé de mode. Sur la télécommande, il est techniquement plus facile de sauter de chaîne en chaîne avec six boutons qu’avoir à programmer trois chiffres suivi de leur validation (il faudrait que j'écrive un nouveau chapitre sur les nouveaux zappeurs qu'Internet a générés !). Ceux qui ont la chance de posséder ce qu’on appelle aujourd’hui un home cinéma (vidéo projecteur et grand écran) recréent un petit rituel qui ressemble un peu à celui d’une salle de cinéma. Nécessité de fermer les volets, d’allumer les machines, de s’installer confortablement… Au cinéma, le spectateur est plus petit que l’écran, devant la télévision il est plus grand. Cette différence d’échelle est capitale. Je préfère regarder un film de la même façon que j’écoute de la musique, en ne faisant rien d’autre ! Même s’il m’arrive de mettre des disques pendant que je vaque aux tâches ménagères, je déteste en écouter lorsque j’ai de la visite. De même, je supporte mal les ambiances enfumées et assourdissantes des « fêtes ». Impossible d’y lier connaissance lorsque la chaîne hi-fi est à fond les ballons, certainement saturée, imbibante. Dîner dans un restaurant en s’égosillant est un autre supplice ! Je m’égare ? Et si l’état d’esprit dans lequel nous sommes, les conditions physiques dans lesquelles nous consommons les objets de culture influaient directement sur le caractère et la nature des œuvres qui nous sont présentées ? Les longues épopées de Bollywood sauraient-elles être comprises et appréciées sans faire un tour de l’autre côté des rideaux d’une salle de cinéma indienne, où règnent une effervescence familiale et un pique-nique inimaginables pour un occidental ? Les scrunchs pop-corniens et commentaires à voix basse, nés sur le divan de la salle à manger, polluent de plus en plus les salles obscures. Récemment, lors d’une première à New York, je restai bouche bée devant la vision des deux tiers de la salle faisant la queue pour s’acheter des seaux de maïs soufflé avant que le film ne commence. Lorsque j’avais quinze ans, mon père m’emmenait aux projections des films d’épouvante à minuit au Napoléon, la salle hurlait, riait, commentait à voix haute, cela faisait partie du spectacle. Autre exemple où la consommation participe à l’œuvre-même : à la télévision américaine, la profusion d’interruptions dûes aux spots de publicité façonne l’écriture des épisodes de tous les feuilletons.
Quel qu’ils soient, ils reposent sur le suspense. 24 heures chrono (référence de l'époque encore une fois) scandait son récit d’un coup de théâtre toutes les douze minutes. Ou encore. Jusqu’à ces récentes années, la mauvaise qualité de diffusion des haut-parleurs des postes de télévision n’encourageait guère les réalisateurs à soigner leur bande-son. Les basses étaient totalement proscrites, alors qu’elles bénéficient aujourd’hui d’un caisson dédié, le chiffre 1 du 5.1.


Happé par les sirènes du petit écran, je m’aperçois que j’en ai laissé de côté les fantômes du muet avec qui j’effectuais un petit tour du monde. Nous voici justement en France, où Louis Feuillade invente le réalisme poétique qui m’est si cher, avec ses feuilletons mettant en scène Fantômas ou la bande des Vampires. Dans les années vingt, la Première Vague, qui réunit les impressionnistes Jean Epstein, Marcel L’Herbier, Germaine Dulac, Louis Delluc et Abel Gance, rejette le Caligarisme, considérant que c’est de la peinture, mais certainement pas du cinéma. Les scénarios insipides qui sont imposés aux Français par leurs producteurs les obligent à rivaliser d’inventions formelles pour se dégager de la lénification. Gance fait prendre à la caméra la place de la tête tranchée du guillotiné lorsqu’elle roule dans le panier. Évoquant cet immense cinéaste, je me rappelle le coup de téléphone troublant d’une infimière qui avait trouvé mon nom dans l’annuaire des réalisateurs en commençant par l’ordre alphabétique. Elle me parla longuement d’un vieux monsieur très seul qui avait réalisé des films et qui ne voyait plus personne. Elle avait pris sur elle d’appeler au secours. Vous avez compris, ce vieux monsieur abandonné qui était en train de mourir, c’était Abel Gance. De tous ces grands dinosaures, je me souviens aussi avoir croisé Marcel L’Herbier dans les bureaux de l’Idhec qu’il avait créé en 1943. Toute la mémoire du monde. Si peu de choses. L’Herbier demande des décors à Mallet-Stevens et Fernand Léger, des costumes à Paul Poiret, de la musique à Darius Milhaud. Il déforme les images ou les teinte (monochromes) en fonction de la psychologie des personnages ou de l’ambiance d’une scène. Germaine Dulac joue des flous et des surimpressions pour créer des « symphonies visuelles ». Jean Epstein est un des cinéastes les plus musicaux avec Murnau. Nul besoin de sous-titre, tout est suggéré. C’est mon préféré, nous y reviendrons. Ses Écrits sur le cinéma (ed. Seghers) sont une mine d’invention, son cinéma n’a pas pris une ride.

Avec Nana, Renoir met l’espace hors-champ au même plan que celui à l’intérieur du cadre. L’utilisation du champ vide, un regard off font exister l’espace suggéré, deviné.

En venant tourner en France sa Passion de Jeanne d’Arc, le danois Carl T. Dreyer filme les gros plans en s’approchant du grain de la peau comme un paysage où s’inscrivent les tourments de l’âme. Plan vertigineux dans Vampyr, où la caméra, subjective, prend la place du mort qu’on enterre.

En U.R.S.S., S.M. Eisenstein définit le cinéma comme un langage. Le montage doit fournir une syntaxe au discours du film. Il s’échappe de la narration pour livrer une pensée « sensorielle », relater une expérience concrète. Il s’inspire des idéogrammes chinois : un œil + de l’eau = pleurer ; un arbre + du feu = automne ; une femme + un toit = sérénité. Les inventions de Dziga Vertov sont moins martiales que celles d’Eisenstein, trop binaire à mon goût. Le Ciné-œil de Vertov swingue comme un malade. L’inventeur du ciné-tract rejette la fiction : « Le drame cinématographique est l’opium du peuple. À bas les fables bourgeoises et vive la vie telle qu’elle est ! » Il pense le cinéma comme du journalisme artistique qui doit apprendre à penser ce qui est vu : « Ne copiez pas sur les yeux ! » Il utilise le montage, le ralenti et l’accéléré, la marche arrière qu’il appelle « le négatif du temps », les superpositions, les collages, il jongle avec les polices de caractères. Vertov compose des chants visuels. Il est certainement un des plus grands précurseurs de notre modernité. Nombreux infographistes, publicistes, vidéo-clipistes, documentaristes et cinéastes expérimentaux commencent à le connaître. En France, Jean Vigo pourrait s’en réclamer avec À propos de Nice, et plus proche de nous dans le temps, l’arménien Artavazd Pelechian.


Mon amour du cinéma et la méconnaissance commune des chefs d’œuvre du muet me donne l’idée en 1976 de les accompagner avec Un Drame Musical Instantané, et ce pour plus d’une vingtaine de créations. Nous voulons montrer que ces films n’ont pas pris une ride, bien au contraire. J’en parlerai plus loin quand il sera question du travail réalisé avec le Drame.

Je n’ai jamais compris pourquoi Henri Langlois s’évertuait à passer Un chien andalou sans le son que Buñuel avait lui-même ajouté à son film, à partir de disques de Wagner et d’un tango. Copieuse engueulade avec Jean Rouch qui pense qu’on doit passer les films muets, sans musique posthume, de même qu’on doit projeter les rushes des Archives de la Planète réunies par Albert Kahn sans aucun montage. Attitude qui m’apparaît élitiste, ne facilitant pas l’accès des nouvelles générations à ces merveilles ! Je me souviendrai toujours de la projection muette de L’homme à la caméra lorsque je rentrai à l’Idhec en 1971. Mon ventre gargouille tant que je suis incapable de voir quoi que ce soit du film de Vertov, préoccupé que je suis à étouffer ma voix intérieure qui résonne dans la grande salle de la Cinémathèque Française du Trocadéro !

jeudi 15 novembre 2018

Le son sur l'image (5) - Avant le cinématographe 1.2



Avant le cinématographe

De tous temps, la musique et les chants accompagnent les rituels sacrés, le plus souvent fortement imagés. Peintures rupestres, quelle est votre musique ? Au théâtre grec antique, la musique soutient les émotions du texte. Comparé à l’iconographie, le patrimoine sonore est extrêmement récent.

Au début du XIXe siècle, les mélodrames de René Charles Guilbert de Pixerécourt tirent leur étymologie de « théâtre en musique ». En 1806, pour la pièce de son fils Theodore, Tekeli ou le Siège de Mongatz, la partition composée par James Hook est découpée en mouvements et synchronisée avec les scènes. La mélodie du fantôme, qui apparaît à plusieurs reprises pendant la version scénique des Frères corses d’Alexandre Dumas, reste un grand succès de 1852 à 1907 !

Apparues au Moyen Âge, en vogue en France à la fin du XVIIIe siècle, les ombres chinoises sont probablement les premiers spectacles d’optique. Si jamais les spectacles de lanterne magique étaient muets, on ne peut imaginer le théâtre d’ombres de Java sans accompagnement musical. Ah, la java ! se lamente Marianne Oswald dans Anna la bonne.


Sous la Révolution, le physicien et illusionniste Robertson accompagne de bruits de pluie, coups de tonnerre et volées de cloches ses fantasmagories projetées par son Fantoscope. Ces spectacles tiennent plus des attractions foraines que du cinématographe. Il me semble qu’un spectacle audiovisuel réussi devrait toujours garder un petit côté forain, trace indélébile de ses origines. Les films à grand spectacle ont souvent tendance à l’y cantonner, les films d’art et essai parfois à l’oublier. En Angleterre, on déclamait Shakespeare en projetant les images de ses pièces à la lanterne magique. En Amérique, dans les temples ou les patronages, les fidèles chantent pour accompagner les cantiques illustrés. Sur une gravure coloriée de 1822, un musicien tourne la manivelle d’un orgue de Barbarie lors d’un spectacle de lanterne magique.

Sur une autre qui montre les coulisses lors d’une représentation de 1887 d’ombres françaises du caricaturiste Caran d’Ache, on voit un petit orchestre composé d’un pianiste, d’un violoniste et de deux percussionnistes. Tout-Paris accourt aux spectacles présentés sur l’écran rond du cabaret du Chat Noir à Montmartre. Dès 1888, Méliès lui-même projette des ombres chinoises et des photographies peintes sur des plaques de verre. La cinéaste allemande Lotte Reiniger ressuscitera cette tradition du théâtre d’ombres avec Les aventures du Prince Ahmed. Plus proche, Michel Ocelot avec ses Princes cet princesses.

Puisque nous marinons dans les dates, les égrainant religieusement comme un chapelet de perles, ce qui n’a pourtant jamais été mon fort, filons jusqu’en 1892, dans le petit théâtre du Musée Grévin, où Émile Reynaud projette ses Pantomimes lumineuses avec des mélodies composées par Gaston Paulin. La partition est vendue aux séances. Ces dessins animés ne sont pas seulement accompagnés de la musique de Paulin, ils sont même sonorisés par des bruitages synchronisés. Dans Les tableaux de projection mouvementée, Fourtier raconte à propos de la pantomime Pauvre Pierrot : « M. Reynaud a voulu que la bande, en défilant, produise elle-même les bruits de coulisse nécessités par l’action de manière que ceux-ci se produisent exactement en temps voulu. Dans ce but, il a fixé sur la bande de petites languettes d’argent qui viennent passer, quand cela est nécessaire, sur un double contact et ferment alors un courant électrique. Celui-ci anime un électro-aimant qui agit sur un petit frappeur particulier. Et lorsque Arlequin vient battre de sa batte le malheureux Pierrot, l’appareil reproduit le coup, exactement, en temps voulu. » En évoquant le Musée Grévin, je ne peux m’empêcher de repenser à la magie du Palais des Mirages, spectacle de lumières et de miroirs qui firent l’émerveillement de plusieurs générations d’enfants.


Une annonce avertit les visiteurs de la présence possible de pickpockets, la salle hexagonale sombre dans l’obscurité totale pendant plusieurs secondes avant de se rallumer, transformée en un décor éblouissant de luxe de pacotille, avec lustres et guirlandes. À chaque nouvelle extinction des feux, le décor s’escamote, les six tambours rotatifs situés à chaque angle pivotent sur eux-mêmes, pour nous immerger dans un nouveau décor kaléidoscopique, des Indes au cœur de la jungle jusqu’à l’Alhambra de Grenade. Des cris de singes et d’oiseaux, des coups de tonnerre effrayants accompagnent le spectacle, présenté à l’origine par Eugène Hénard (architecte inventeur des sens giratoires !) à l’Exposition Universelle de 1900 sous le nom de « Fée Électricité ».

En 1894, à West Orange, Thomas Edison a l’idée d’accoupler son Phonographe, qui fonctionne avec des cylindres, et son Kinétoscope. Fin décembre 1895, Louis Lumière a déjà tourné une centaine de petits films d’une minute environ lorsqu’il organise la première projection au Grand Café, 14 boulevard des Capucines, près de l’Opéra. L’opéra ne peut-il d’ailleurs être considéré comme l’un des ancêtres des spectacles multimédia, puisqu’il réunit tous les expressions artistiques, texte, musique, décor, lumière, effets spéciaux, action… Si cela nous ramène à Rameau, ne pourrait-on dire cela des nombreux spectacles de tréteaux, des mélodrames, des féeries ? En 1904, Méliès affuble son Faust et Marguerite du sous-titre d’opéra cinématographique, pour lequel il a préparé une musique d’après Gounod.

Si la primeur de la première partition orchestrale semble revenir aux frères Skladanowsky, les films d’Auguste et Louis Lumière sont assez rapidement accompagnés par un pianiste. Certains ont écrit que c’était pour camoufler le bruit du projecteur. Ce n’est pas improbable. Les trouvailles naissent souvent d’un détail idiot. En 1899, Pathé produit un film sonore de Ferdinand Zecca, Le muet mélomane !

mercredi 14 novembre 2018

Musique expérimentale de Lynch et Badalamenti


Nombreux fans du cinéma de David Lynch ignorent qu'il peint ou qu'il a enregistré des disques aussi allumés que ses films. Mon préféré reste Crazy Clown Time où il incarne des personnages, transformant chaque chanson techno-rock en petit court métrage audio. L'album Thought Gang, composé avec son compositeur de films attitré Angelo Badalamenti, est du même acabit, même s'il est plus abstrait. Ce ne sont pas des chansons, mais des évocations musicales que Lynch a imaginées comme des courtes histoires...


Bien qu'il sorte aujourd'hui, l'objet n'est pas une nouveauté puisqu'il a été enregistré de 1991 à 1993, entre la saison 2 de Twin Peaks et le début de la production de Fire Walk With Me. Lynch en a d'ailleurs utilisé des bouts pour ses publicités Adidas, la série HBO Hotel Room (Logic & Common Sense), Mulholland Drive, Inland Empire, Fire Walk With Me (A Real Indication et The Black Dog Runs at Night) et la saison 3 de Twin Peaks (Frank 2000, Summer Night Noise, Logic and Common Sense). Le résultat est très excitant, mélange de free jazz, de rock déglingué, de cymbales noise et de spoken word. Filtrer sa voix avec un son téléphone fait automatiquement glisser le morceau vers la fiction. Ce mélange expérimental ne surprendra pas pour autant les amateurs de musiques improvisées...


Les consignes d'improvisation aux musiciens sont parfois rigolotes : « Imaginez que vous êtes un poulet avec la tête tranchée et que vous courez avec un millier de dollars dans le gosier ! » Angelo Badalamenti pose sa voix et joue des claviers, David Lynch est aux percussions et joue un peu de guitare et de synthé. Ils se sont adjoints le bassiste Reggie Hamilton, le batteur Gerry Brown, le claviériste-souffleur Tom Ranier, plus Vinnie Bell à la guitare, Buster Williams à la basse et Grady Tate à la batterie sur A Real Indication, tous des musiciens de jazz ! Sur Summer Night Noise Lynch dit à ses gars : « Ça commence vraiment, vraiment calme... Pensez à une nuit d’été : des insectes, une petite brise, l'herbe dans le vent... Et au loin arrive une tempête... Elle s'approche... Et se rapproche... Et elle se déchaîne, c'est simplement une violente tempête d'été avec le tonnerre et les éclairs... Et puis ça va, ça se calme et ça s'éloigne... Et ensuite nous sommes de retour à un calme humide et humide. » Lynch appelle tout cela de la "musique moderne". J'imagine que ce doit être un parallèle avec son cinéma moderne, une manière pour lui de s'affranchir de la grille de formatage des chansons !

→ David Lynch & Angelo Badalamenti, Thought Gang, Sacred Bones Records, CD/LP/Bandcamp

vendredi 9 novembre 2018

Le miroir aux Allumettes


Mon 4001e article du Blog aura donc été publié d'Avignon. Cela se fête, mais, avec le travail que réclame la mise en ligne du brouillon de mon intervention de cette après-midi aux Rencontres organisées par Les Allumés du Jazz dans la Cité des Papes, je suis rentré à l'hôtel, remettant à samedi cet anniversaire que j'espère célébrer de la plus exquise manière !
Je ne suis pas l'auteur du titre Le miroir aux Allumettes, ni du libellé de la rencontre dont le thème général est "Enregistrer la musique, pour quoi faire ?" : La musique ne peut plus se passer d'image y compris le jazz ou la musique instrumentale. Chaque groupe, chaque projet, chaque titre se doit d'avoir sa vidéo pour tenter d'exister dans un monde dominé par l'image. Les promoteurs de la musique l'exigent également. On ne parle plus de dossier de presse, mais d'EPK (electronic press kit). Le spectateur filme d'avantage qu'il n'écoute. L'accompagnement d'images pour la musique va de paire avec une certaine rapidité, un souci d'efficacité rentable. Pourtant l'image et la musique ont su s'aimer, à travers le cinéma par exemple où chaque partie s'attirait (communiait parfois) pour retourner ensuite à ses propres champs. La musique pourrait-elle être d'avantage vue qu'écoutée ? Que peut apporter à la musique, l'image ? Stephan Oliva évoqua les pochettes de disques, les partitions graphiques et la musique de film, nous gratifiant au passage d'extraits au piano de Bernard Hermann. Guy Girard diffusa deux petits films rares aussi exquis l'un que l'autre, le premier avec Jean-François Pauvros et Jacques Berrocal, le second un clip formidable pour Ursus Minor. Thierry Jousse recentra le débat avec l'intelligence qui le caractérise, tandis que Didier Petit endossait le rôle du modérateur. De mon côté j'avais écrit les lignes qui suivent, phénomène qui m'est inhabituel, préférant toujours improviser, mais j'avais déjà en tête de les reproduire ! Je brodai donc autour après avoir rappelé mes études à l'Idhec, ma réhabilitation des ciné-concerts dès 1976 et l'influence majeure du cinématographe sur mes compositions musicales...

Notes :

Les musiciens oublient trop souvent que sur scène ils produisent une image. La manière de se vêtir, de se tenir, de communiquer entre eux influe sur la perception qu’en ont d’eux les spectateurs. Or l’on sait que lorsqu’ils sont associés l’image prime toujours sur le son dans la mémoire de chacun et chacune d’entre nous.
Les programmateurs ne sont pas différents des consommateurs. Ils veulent voir pour le croire. Edgard Varèse se moquait des spectateurs qui se penchaient sur la fosse d’orchestre pour savoir quels instruments étaient à l’œuvre. Lorsque vous assistez à un concert, fermez-vous les yeux pour profiter des accords subtils, des rythmes inventifs, des chorus véloces ou préférez-vous regardez les mains du guitariste sur son manche, la gymnastique du batteur ou l’air renfrogné des quarante violonistes qui rêvaient tous de devenir premier violon et qui hélas sont relégués au peloton… d’exécution ? Les collègues pensent-ils voler quelques trouvailles techniques, emprunter quelque gestuelle frimeuse ou préférez-vous vous laisser emporter par la musique sur un tapis volant, voire vous faire votre propre cinéma ?
Il ne faut jamais oublier le mérite du son par rapport à l’image. Le son est évocateur là où l’image impose sa présence. Au cinéma le son est le seul à mettre en scène le hors-champ. Le son repousse ainsi le cadre au delà des limites géographiques. Au concert il nous fait voyager en nous extirpant du théâtre ou du club qui accueille les musiciens et leur public.
Celles et ceux qui veulent emporter un morceau de leurs émotions vécues lors d’une représentation ont aujourd’hui tendance à le faire avec une caméra plutôt qu’un magnétophone. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’ils suivent l’évolution du marché qui commercialise des couteaux suisses audiovisuels que l’on appelle des smartphones. Et ces smartphones rendent simple la captation vidéo. Peu importe que leur petit écran gêne leurs voisins ! Lorsque je prends des photos pendant un concert pour illustrer les articles de mon blog, je m’arrange toujours pour cadrer l’œil rivé au viseur afin ennuyer le moins possible celles et ceux qui m’entourent et qui regardent plus qu’ils n’écoutent. De tous temps les outils ont ainsi forgé de nouveaux usages. Si ceux qui nous étouffent nous dérangent, alors inventons de nouveaux outils qui soient en accord avec nos aspirations !
Les outils, qu’ils soient d’exécution ou d’enregistrement ont toujours eu un impact considérable sur la création artistique. Ainsi en peinture l’invention de la peinture en tube permit aux impressionnistes de peindre sur nature. Cézanne mit le tube dans sa poche et partit se promener dans la campagne. C’est toute l’Histoire de la peinture qui en fut chamboulée. De même l’invention du paléophone par Charles Cros, du phonographe par Edison et du gramophone par Emile Berliner permirent à la musique de voyager sans avoir besoin du papier de la partition. La reproduction mécanique eut ses beaux jours. On pouvait faire de la musique plutôt que l’écrire. Ce n’était plus un passage obligé. Les autres civilisations s’en étaient accommodées depuis belles lurettes. Les improvisateurs occidentaux purent ainsi laisser des traces de leur travail. Celui des ethnomusicologues est intimement lié à l’enregistrement. Au MEG, le Musée Ethnographique de Genève, les Archives Internationales des Musiques Populaires ont un fond de plus de 20 000 phonogrammes depuis le rouleau jusqu’aux fichiers numériques.
Avec la révolution du numérique, il n’y a plus de limites à la quantité. On peut enregistrer du son ou des images sans que cela coûte une fortune. Alors pourquoi s’en priver ? C’est quasi forfaitaire.
Dans la seconde partie du XXe siècle le disque était la preuve d’un professionnalisme. Il fallait en avoir un de produit pour espérer être programmé où que ce soit. Lorsqu’il devient accessible au plus grand nombre, cela ne suffit plus. Aujourd'hui il faut avoir son site Internet, des vidéos, des affiches. Tout EPK, l’Electronic Press Kit, se doit d’être illustré de tout cet attirail d’images. À quoi cela sert-il ? À se faire une idée sans avoir à écouter véritablement, on survole ainsi, c’est l’arbre qui cache la forêt. On n’écoute plus. Cela fait longtemps que "les professionnels de la profession" n’écoutent plus rien, répétant inlassablement les formules toutes faites, les formules clefs en main de leurs collègues. Presque tous les festivals programment les mêmes artistes, et d’année en année on se retrouve entre soi comme les copains de promotion, ou les copains de régiment d’antan. Des découvertes, peu s’y risquent. Cela prend du temps. Or c’est justement de gagner le temps dont il est hélas question ici. On joue là à qui perd gagne, et qui gagne du temps au lieu de le perdre à jouir y perd l’essence-même de ce qui fait un être humain, la nécessité de penser par soi-même.
Les images sont donc réductrices, mais elles sont aussi indispensables, parce qu’aucun musicien ou musicienne ne peut se permettre de ne pas convaincre. Le sex-appeal, pour un garçon autant qu’une pour une fille, devient un argument de vente. Cela ne s’entend pas, mais se voit.
Lorsqu’il y a une scénographie ou un jeu de scène particulier, ils méritent évidemment d’être vus, et donc reproduits. Nous sommes tous et toutes ravis de profiter des films réalisés autour de la musique. Les quelques secondes ou minutes de Django Reinhardt ou Charlie Parker sont magiques. Se transporter à Monterey, Woodstock ou sur l’île de Wight est extraordinaire. Voir Rashaan Roland Kirk souffler dans tous ses binious à la fois, voir danser James Brown, suivre Fred Frith dans Step Across The Border, découvrir Thelonious Monk dans Straight No Chaser, les Rolling Stones dans Gimme Shelter, etcétéra, est renversant. Comme on ne sait pas toujours ce qui aura de la valeur quelques décennies plus tard, on engrange. Des cinéastes laisseront un témoignage précieux de ce qui se jouait en 2018, s’il reste quelqu’un pour l’apprécier le siècle prochain évidemment, et au rythme où nous allons on peut s'interroger, de même que l’on peut se demander si toutes les questions professionnelles que nous posons ici sont vraiment de l’ordre de l’urgence alors que nous participons à l’entreprise de destruction massive que l’humanité a mise en œuvre depuis cinquante ans, essentiellement grâce au capitalisme. En tout cas elle s’accélère.
Il y a donc d’une part nécessité de laisser des traces audiovisuelles de nos créations musicales, fussent-elles vaines, parce que l’on ne sait pas ce que l’Histoire retiendra. Tant de musiciens négligés de leur vivant sont devenus des coqueluches avec le temps. D’autre part les musiciens, musiciennes, sont obligés de se plier à l’exercice si ils et elles veulent se vendre aux programmateurs et pour que les journalistes paresseux, entendre ceux qui ne se déplacent pratiquement jamais autrement que pour se faire voir, relatent leurs exploits.
Pourtant à y regarder d’un peu plus près on s’apercevra que si l'on écoute un disque, parfois un nombre incalculable de fois, on regarde rarement plus d’une fois les images qui les accompagnent sur un DVD par exemple. Or les images ont un pouvoir mnémotechnique inégalé. C’est souvent réducteur, mais ÇA rappelle. Entendre ce ÇA comme le ça freudien, qui ne connaît pas d’interdits et est régi par le seul principe de plaisir. Donc d’un côté l’image rappelle le son, de l’autre il l’enferme. Comme je l’expliquais plus tôt, le son, sans image imposée, est évocateur, c’est-à-dire qu’il permet à chacun, chacune, de se faire son propre cinéma.
Une expérience facile montrera que quelle que soit la musique que l’on colle sur des images, par exemple lors d’un ciné-concert sur un film muet, cela fonctionne. Ce qui change d’une musique à l’autre est le sens que l’on apporte à ce collage. Ainsi le résultat de ce mariage sera-t-il iconoclaste, redondant ou complémentaire. C’est la même chose avec les images que les musiciens choisiront pour leur musique. Le résultat sera redondant, iconoclaste ou complémentaire. Les images ajoutées alourdiront, détruiront ou rendront explicite la musique.
Comme pour tout, il ne peut y avoir de position de principe. Il est seulement nécessaire de contrôler et bien choisir les images qui accompagneront nos musiques, qu’elles soient en accord, classiques ou révolutionnaires, réservées ou extraverties, tendres ou brutales.
À ce sujet je rappellerai une phrase de Bertoldt Brecht : "Il n’existe ni forme ancienne, ni forme nouvelle, mais seulement la forme appropriée."

mardi 6 novembre 2018

Enregistrer la musique, pour quoi faire ?


Excellente cuvée que ce n°37 du Journal des Allumés du Jazz consacré à l'enregistrement de la musique. Pas question ici de technique, mais de nécessité. Son thème « Enregistrer la musique, pour quoi faire ? » est également l'objet des Rencontres que l'association de producteurs indépendants organise en Avignon du 7 au 9 novembre.
J'y interviens avec Jean-Paul Ricard, Gérard de Haro, Jean-Marc Foussat, Guillaume Kosmicki (Quand le son entre en boîte), Serge Adam, Gilles Pagés, Nadine Verna, Daniel Yvinek (Fond d'aide et indépendance), Michel Dorbon, Cyril Darmedru, Valérie de Saint-Do, Patrick Guivarc'h (Livres, disques et films aménagent le territoire), Luc Bouquet, Noël Akchoté, Jacques Denis, Cécile Even, Francis Marmande (La simplification des stickers contre le discours critique), Bruno Tocanne, Morgane Carnet, Thomas Dunoyer de Segonzac, Guillaume Grenard, Christian Rollet, Alexandre Pierrepont (L'aventure collective), Didier Petit, Guy Girard, Thierry Jousse, Stephan Oliva (Le miroir aux Allumettes), Hervé Krief, Sophian Fanen, Guillaume Pitron (Numérique, l'envers du décor), Laurence Brisard, Anne Mars et Richard Maniere, Jérôme Poret, Nicolas Talbot (Les petites séries), Mico Nissim, Alexandre Herer, L1consolable, Eve Risser (Le musicien face à l'acte d'autoproduction, jusqu'où ?), Aïda Blehamd, Pascal Bussy, Olivier Gasnier, Théo Jarrier (Les travailleurs du disque)...
Vous pouvez vous y inscrire sur le site des Allumés. Fondé en 1995, le collectif avait organisé en janvier 2005 au même endroit des rencontres intitulées « L’avenir du disque, rebâtir ». Le supplément du n°13 du Journal rassembla les réflexions propres à ces journées qui suscitèrent un grand intérêt public et professionnel. C’est donc de nouveau à Avignon qu’ils se retrouveront treize ans plus tard, afin d’évoquer les possibilités de trouver une juste dynamique face au monde musical dans une situation bouleversée...
Si l'époque est menaçante, l'ambiance de ces Rencontres sera forcément festive (film, expo, concert, etc.), combattante et critique à l'instar de la publication récente, téléchargeable gratuitement. Voyons le sommaire : une encyclopédie illustrée d'Albert Lory, l'édito de Jean Rochard, une critique de l'éventuel Centre National de la Musique, l'influence des oiseaux par Philippe Perez, l'histoire de l'enregistrement par Jean-Paul Ricard, la glorification des labels ICP, FMP, Incus par Gérard Rouy, le streaming dans le viseur de Jean-Louis Wiart et Serge Adam, le rôle du Calif désormais coaché par Pascal Bussy, l'émotion de Léo Remke-Rochard devant L'oiseau de Jean-Marc Foussat, ceux et celles qui entendent des voix par Magali Molinié, une invitation à La Gare par Valérie de Saint-Do, la relativité de tout cela, un questionnaire aux musiciens du Surnatural Orchestra, le livre de Serge Loupien sur la France Underground 1965-1979 et trois films musicaux par Pablo Cueco, des batteurs écoutés avec Christian Rollet, etc. La question à l'honneur lors des Rencontres est posée à Noël Akchoté, Ludivine Bantigny et Francis Lebon, Stéphane Bérard, Eric Beynel, Etienne Brunet, Morgane Carnet, Jean-Louis Comolli, François Corneloup, Michel Dorbon, Fantazio, Denis Fournier, Jean-Brice Godet, Mats Gustafsson, Antonin-Tri Hoang, François Jeanneau, L’1consolable, Anne Montaron, Eve Risser, Daniel Sotiaux, Le Souffle Continu (Théo Jarrier et Bernard Ducayron), Nicolas Thirion, Jean-François Vrod et ma pomme. Cela en fait du monde, et du beau monde !
C'est plein, c'est dense et passionnant, d'autant que le tout est illustré comme d'habitude par une ribambelle de dessinateurs, Anne Hymas, Jop, Zou, Nathalie Ferlut, Emre Orhun, Luigi Critone, Julien Mariolle, Matthias Lehmann, Johan De Moor, Jazzi, Thierry Alba, Pic, Cattaneo, Sylvie Fontaine, Mape 813, Jeanne Puchol, Andy Singer, Laurel, Nathalie Ferlut, Rocco, Efix et de photographes Judith Prat, Gérard Rouy, Vincent Chaintrier, Philippe de Jonckheere, Pierre Puech, Miriam Kidde, Clément Puig, Vincent Sannier et, last but not least, l'éternel Guy Le Querrec...

vendredi 2 novembre 2018

Le cœur d'or de Corinne Léonet a cessé de battre


Il y a 24 ans Corinne Léonet m'a proposé de produire avec elle un disque dont les bénéfices seraient consacrés "à la reconstruction de la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Bosnie-Herzégovine à Sarajevo détruite par les bombardements serbes en août 1992. Près d'un million et demi de manuscrits, livres, incunables et périodiques avaient été anéantis par le feu, menaçant ainsi une partie de la mémoire collective des civilisations des Balkans." Je revenais de la ville martyre où j'avais participé à la réalisation de la série Chaque jour pour Sarajevo (Sarajevo: a Street Under Siege) et mon petit court métrage Le sniper était alors diffusé dans mille salles de cinéma en France. Corinne s'était engagée corps et âme dans une lutte "contre l'intolérance et le fascisme". Nous avions été mis en contact par Marie-Anne Roudeix que j'avais rencontrée grâce à Olivier Bernard, alors responsable de l'Action Culturelle à la Sacem. Je connaissais Corinne depuis longtemps, car elle avait été agente d'artistes que j'estimais, en particulier Didier Levallet avec qui elle avait fondée le label In & Out, et dix ans plus tôt nous avions été, avec d'autres, à l'origine du Japif (Jazz Action Paris Ile-de-France) dont elle avait été la secrétaire, et du CIJ (Centre d'Information du Jazz) dirigé par Pascal Anquetil qui plus tard intégrera l'IRMA... Corinne avait imaginé une œuvre de création collective avec des artistes qu'elle avait soigneusement choisis pour leur engagement politique : Lindsay Cooper et Phil Minton, Henri Texier, Wofgang Puschnig et Linda Sharrock, Willem Breuker, The Westbrook Trio, Pierre Charial, Louis Sclavis... À partir de là elle m'en confia la direction artistique dans une confiance absolue et réciproque, car elle se chargea d'absolument tout le reste, ce qui était colossal. De mon côté j'allai chercher Jane Birkin, Bulle Ogier, André Dussollier et Dee Dee Bridgewater qui enregistra en français une chanson que nous avons composée avec Bernard Vitet, accompagnée par le Quatuor Balanescu qui interpréta également notre quatuor à cordes Sniper Allée. Les paroles comme celles de tout le disque sont du grand poète bosniaque Abdulah Sidran également présent sur l'album. Il en était le ciment, le cadre imposé, la ligne directrice...



En réécoutant cette Prière de Sarajevo, je pense très fort à Corinne dont le cœur d'or a cessé de battre mercredi à 1 heure du matin, sans souffrance. Depuis trois mois elle avait beaucoup décliné et ne parlait plus du tout. L'album Sarajevo Suite que nous avons mené ensemble, comme un frère et une sœur, fut pour elle comme pour moi une de nos plus grandes fiertés, une réussite saluée par toute la presse. Tous les protagonistes, musiciens, comédiens, directeurs artistiques, producteurs, ingénieurs du son, propriétaires de studios à Paris, Londres et Sarajevo, photographes, graphistes, photograveurs, etc. avaient accepté d'y participer bénévolement. Thomas Bloch, Dean Broderick, Gérard Siracusa, Brian Abrahams et Ademir Kenovic (sur répondeur) avaient rejoint Lindsay. C'était la première fois que Sébastien Texier jouait avec son père et avec eux Bojan Z, Noël Akchoté, Tony Rabeson. Carol Robinson, Michel Godard, Emil Krištof épaulaient Puschnig et Linda. Breuker avait envoyé un surprenant montage électro-acoustique. Chris Briscoe, Bruno Chevillon, Michèle Buirette étaient aussi de la partie. Richard Hayon nous avait donné ses sons enregistrés là-bas. Pendant six mois nous avons travaillé d'arrache-pied. Le disque est sorti chez L'Empreinte Digitale avec le soutien de Catherine Peillon et Benoît Thibergien qui m'a demandé d'en faire une adaptation pour la scène. Nous étions une vingtaine au Cargo en 1994 avec Claude Piéplu comme récitant !


Après cette fantastique aventure, Corinne a monté la Maroquinerie à Paris, elle s'est rapprochée des Gnawas du Maroc, nous nous sommes perdus de vue... Mais j'ai conservé une très grande tendresse pour cette femme exceptionnelle, dévouée, entreprenante, d'une rigueur morale à toute épreuve, avec qui j'ai réalisé une des plus belles choses de ma vie.
Une petite célébration est organisée mercredi 7 novembre à 14h30 à l'église Saint-Merry, 76 rue de la Verrerie (angle rue Saint Martin) à Paris. Je ne serai hélas pas là, en route pour Avignon où se tiennent les Rencontres des Allumés, une initiative qui aurait plu à notre très très chère amie.

samedi 8 septembre 2018

Mon Centenaire en CD dans Libération


Après Télérama et Citizen Jazz, Jacques Denis évoque l'album de mon Centenaire dans Libération avec en illustration une photo intitulée "Le matin ne pas se raser les antennes" (2010). Je reviendrai sur cet autoportrait mardi dans ce blog...

Dans un album rétrofuturiste, le musicien conceptuel revisite les sonorités de chaque décennie, depuis sa naissance en 1952 jusqu’à la date de son centenaire fantasmé.

Fondateur du label de disques GRRR, compositeur au sein du Drame musical instantané, blogueur pour Mediapart, prosateur pour les Allumés du jazz, improvisateur par nature, expérimentateur par désir, bidouilleur laborantin avant l’heure, Jean-Jacques Birgé est un agitateur d’idées, comme les généreuses années 70 surent en générer tant. Depuis bientôt un demi-siècle, il ne cesse de produire des projets, souvent conceptuels, jamais dénués de charnel, où il interroge la nature même de la musique, entendue comme un ensemble de vibrations qui parlent de (et à) la société des humains. A un âge où beaucoup s’assoupissent sur leurs carrières, où d’autres gèrent leur retraite, lui continue de cogiter sur cette matière première qu’est le son, sur ce qu’elle peut susciter de réflexions et d’inflexions.
C’est de cette oreille qu’il faut appréhender cet album qui célèbre avec une délicieuse ironie son Centenaire, une mise en abyme biographique qui va de 1952, sa naissance, à 2052, il faut bien une fin. Soit une vraie-fausse autocélébration qu’il entend tel un clin d’œil à Orson Welles, à ses films Arkadin et surtout F for Fake. «Pour comprendre ma musique, il faut se tourner vers le cinéma, confie-t-il. Mon approche est encyclopédique, mais la syntaxe est résolument cinématographique. Je pense que c’est ce qui en fait l’originalité. C’était une manière de pallier mes incompétences. Je suis un autodidacte en musique, mais pas en tant qu’artiste.»

Vignettes

Tant dans la scénarisation de l’histoire (la sienne, découpée par décennies, avec son portrait qui vieillit au fil des pages du livret), que dans le casting des musiciens (du regretté trompettiste Bernard Vitet au violoncelliste Vincent Ségal en passant par les voix de son père et de sa sœur ressorties d’une archive de 1958), ou dans le montage des séquences, résonnent en creux ses études à l’Idhec, l’ancien nom de la Femis. «Metteur en sons», ce pourrait être une autre définition de ce «copernicien marxiste», pour qui la dialectique peut parfois casser quelques briques. Les mots - trafiqués, samplés, cuttés, scandés… - comptent aussi dans ce drôle de carnet de notes.
A travers son propre parcours, celui d’un concepteur d’albums dont le premier instrument fut le magnétophone, cet homme de studio plus que de scène invite à revisiter/regarder l’histoire de la musique enregistrée. Chaque décennie évoquée fait écho aussi bien aux esthétiques qu’aux techniques utilisées alors : les millésimes en mode improvisation bien balancée, l’heure des échantillonnages et des claviers aux sonorités étranges - une de ses marottes -, le temps du grand mix electro-organique avec les années 2.0, avant d’entrer dans la prospective.

Empreintes

Jean-Jacques Birgé,s’est toujours plu à manipuler et à jouer avec les nouveaux supports : CD, CD-rom, tablettes, cloud… Et ainsi de suite. Voilà pourquoi cet objet improbable n’est en rien la manifestation d’une quelconque nostalgie, si ce n’est celle du futur. «Il faut sans cesse s’affranchir du passé tout en s’appuyant dessus», insiste ce fervent partisan du temps présent.
Plus que de bilan, il s’agit donc, au cours de cet ego-trip rétrofuturiste, d’ouvrir des perspectives en repartant des empreintes essaimées, des cycles jamais tout à fait achevés, en imaginant aussi les pistes possibles pour demain. Jusqu’au Tombeau final, où Birgé laisse Sacha Gattino lui composer un hommage, avec boîte à musique vintage, sifflements planants et battement électronique. A l’heure de l’ultime rembobinage, cela sonne comme une boucle poétique, qui renvoie à la séquence d’ouverture, un siècle plus tôt. Comme si le temps était sphérique, comme une ultime pirouette pour dire qu’aux voies rectilignes il faudra toujours préférer suivre les courbes sinusoïdales…

Jacques Denis

Centenaire de Jean-Jacques Birgé 1952-2052 (GRRR).

mercredi 5 septembre 2018

La flamme retrouvée


En vérité j'avais froid. La mise en ligne d'albums inédits sur Bandcamp m'avait vissé sur mon fauteuil face au jardin tout l'après-midi. Le matin j'avais fait des courses chez les Coréens de l'Opéra, moins chers que leurs collègues japonais. Calamars et poulpe crus marinés dans une sauce pimentée à se damner, kimbap, ozousai, ail noir, papatto furi furi, champignons nametake, salades d'algues, moutarde extra-forte à réveiller un mort, sauce de soja au kombu, crème de sésame, etc. Je commence par K-Mart pour les produits frais du traiteur et je termine chez ACE qui ne propose pas le même assortiment de sauces et d'assaisonnement pour le riz.
Après avoir donc mis en ligne les chefs d'œuvre classiques inédits interprétés au piano par la jeune Brigitte Vée, les Chansons imprévisbles en duo avec Birgitte Lyregaard et le trio avec l'accordéoniste Pascal Contet et le saxophoniste-clarinettiste Antonin-Tri Hoang, j'ai commencé à frissonner (de l'anglicisme free sons). Ce week-end j'avais fait de même pour le premier volume d'Un coup de dés jamais n'abolira le hasard avec le chanteur-cornettiste Médéric Collignon et le guitariste Julien Desprez, le trio original d'Un Drame Musical Instantané de 1984 avec le trompettiste Bernard Vitet et le guitariste Francis Gorgé, ainsi que la pièce de théâtre musical Un théâtre de dernier ordre en quartet avec la chanteuse Françoise Achard sur un texte du cinéaste Josef von Sternberg. C'est du boulot, mais cela me change de la promo de mon Centenaire !
J'avais préparé le feu début juin lorsqu'il faisait froid et la canicule l'avait laissé en plan. Le ramoneur était même passé entre temps. Brûler des cageots en guise de petit bois entartre considérablement les parois de la cheminée d'un résidus gras dangereusement inflammable. C'est un peu comme avec les éclairages du jardin, j'ai tendance à l'allumer surtout lorsque je reçois des visiteurs. J'appelle cela "mettre le jet d'eau" en référence au film Mon oncle de Jacques Tati. C'est idiot si je dois attraper froid, d'autant que je n'ai pas encore repris ma cure quotidienne de CitroPlus, quinze gouttes d'extrait de pépins de pamplemousse qui évitent en amont rhumes et angines. Deux bûches ainsi suffisent pour me réchauffer plusieurs heures jusqu'à mon départ pour le concert solo de Roberto Negro à l'Ermitage.


Alors que l'enregistrement de l'album est très délicat, la scène renvoie une prestation musclée, deux faces d'un même projet qui se complètent admirablement. De plus, la création visuelle d'Alessandro Vuillermin souligne la forme spectaculaire par des projections et une scénographie lumineuse. C'est toujours agréable lorsque des musiciens s'en préoccupent ! Le piano préparé et les effets électroniques y trouvent un écho évident.

lundi 3 septembre 2018

Citizen Jazz me gâte


En plus d'être en couverture de l'édition de Citizen Jazz, le magazine en ligne (depuis 2001 !) m'offre un long entretien avec Franpi Barriaux chroniquant l'album de mon Centenaire qui sort ces jours-ci tandis que Nicolas Dourlhès revient sur une dizaine de mes enregistrements les plus récents. Au travers de ces trois approches se dessine un joli portrait où je crois me reconnaître... Sans oublier 3 titres sur 15 dans la Playlist des Zélés Élus !

Le magazine a spatialement ses limites que je comprends aisément, mais les coupes astucieusement réalisées par Matthieu Jouan ont fait disparaître Étienne Mineur à qui je dois l'admirable travail graphique de mon Centenaire. Merci Etienne pour ces 52 pages hautes en couleurs ! Comme je ne me souviens plus de ce que j'ai raconté, l'ensemble me paraît tout à fait cohérent, à part mon allusion à mes exploits cinématographiques de 1993 en Algérie, en Afrique du Sud et à Sarajevo pendant le siège. J'y étais comme réalisateur, petit détail qui n'était déjà pas très clair dans la version intégrale ! Hors ces deux points, je jubile avec le reste de l'équipe, et je remercie Christian Taillemite pour ses photos qui complètent la belle orange de Sonia Cruchon et mon autoportrait devant miroir que j'appellerai L'homme de Shangaï en hommage à Orson Welles qui est l'une des inspirations de mon album borgésien. J'avoue qu'après l'article de mercredi dernier dans Télérama écrit par Louis-Julien Nicolaou, voilà qui commence bien la semaine !

C'est bien agréable de répondre à des questions intelligentes (d'autres m'en ont posées cette semaine, mais leur publication est pour un peu plus tard et c'est chouette de savoir que cela va suivre !) comme celles de Franpi Barriaux sous la rubrique "Entretiens" ou de lire des chroniques d'albums exclusivement en ligne sur Internet que la presse papier néglige depuis bientôt dix ans en ne s'intéressant qu'aux disques physiquement palpables. Ainsi, sous la rubrique "Tribunes", Nicolas Dourlhès évoque-t-il les plus récents, soit deux volumes de Un coup de dés jamais n'abolira le hasard (2015) avec d'une part Médéric Collignon et Julien Desprez, et d'autre part Pascal Contet et Antonin-Tri Hoang, L'isthme des ismes (2017) avec Hoang et Samuel Ber, Arlequin (2015) et Défis de prononciation (2017) avec Sophie Bernado et Linda Edsjö, Harpon (2016) et Paradis (2017) avec Amandine Casadamont, Carambolages (2016) pour l'exposition de Jean-Hubert Martin au Grand Palais... Pour terminer, commençons avec l'album de mon Centenaire qui sort donc cette semaine et que raconte Franpi Barriaux sous la rubrique "Chroniques".

Centenaire de Jean-Jacques Birgé / The 100th Anniversary, cd GRRR, distribution Orkhêstra ainsi que Les Allumés du Jazz et BandCamp).

lundi 13 août 2018

La folie de Château Perché


D'abord le lieu : un parc de cent hectares où s'élève le château d'Avrilly avec ses restes du XVe et XVIIe siècle et ses rénovations du XIXe, plans d'eau merveilleux, sous-bois secrets sous un ciel immaculé. Y sont disséminées douze scènes où la musique résonne non-stop pendant deux jours et deux nuits. Boum-boum-boum-boum, il faut aimer la techno sous toutes ses déclinaisons, même si on a la surprise de découvrir un groupe de salsa, des rappeurs ou une fanfare en parcourant la forêt. C'est suffisamment ouvert pour que Harpon y fasse un set nocturne de trois heures à l'Orée de la Clairière dans une programmation ambient/expérimentale !


Huit mille festivaliers ont rejoint cette cinquième édition du Festival Château Perché. La plupart sont maquillés, déguisés, allumés dans ce qui ressemble à un Blade Runner bon enfant. Le dress code (Tribute to Charles Freger‘s Photography, puis La Belle Époque) est interprété très librement. Dans ce pays des merveilles où chaque scène est décorée différemment, c'est peace & love ressuscités ! Au petit matin on voit évidemment errer ceux qui ont abusé des boissons alcoolisées ou des substances psychédéliques, et qui n'ont pas été embarqués par les ambulances. Je n'en connais pas la composition chimique, mais leurs adeptes gardent le sourire même si la Terre vacille sous leurs pieds. La plupart des festivaliers sont simplement des amateurs de musique de danse et de transe. L'expérience est hallucinante.
Chaque année le festival se tient dans un château différent et nécessite une organisation incroyable doublée d'une grande fantaisie. Je ne connaissais presqu'aucun des deux cents musiciens et DJ, si ce n'est Coldcut et Ben Osborne, responsable de la scène UK. La musique était devenue accessoire, seule l'expérience me fascinait. Le travail raffiné des timbres de Harpon et notre choix narratif des 1001 nuits furent terriblement perturbés par la rythmique binaire d'une autre scène pourtant assez éloignée. Notre duo avec Amandine Casadamont s'en sortit tant bien que mal en remontant le volume et en glissant progressivement vers des séquences rythmiques couvrant la pollution sonore de cette proximité, mais nous avons dû hélas abandonner les méandres raffinés du conte arabe...

mardi 31 juillet 2018

L'album de mon Centenaire est sur Bandcamp !


L'album sort officiellement le 7 septembre. Il est distribué par Orkhêstra et Les Allumés du Jazz. On le trouve aussi sur Bandcamp comme une douzaine de CD du label GRRR. On peut l'y écouter, le télécharger sous différents formats et commander le somptueux digipack. Il est accompagné d'un livret de 52 pages réalisé par Étienne Mineur. Pour plus d'infos se référer à l'article précédent ! Mais dores et déjà vous pouvez l'écouter en cliquant ici sur chaque décennie, même s'il vous manque les passionnantes notes de pochette et le remarquable travail graphique de Mineur...

jeudi 7 juin 2018

Jacques Thollot, l’art de la fugue


Entretien fleuve que Raymond Vurluz et moi avons réalisé fin 2002 avec Jacques Thollot pour le Cours du Temps du n°7 du Journal des Allumés du Jazz. Cet entretien figure également dans le magnifique double CD d'inédits Thollot In Extenso paru chez nato en 2017.

Héros du free jazz malgré lui, batteur chantant, compositeur la tête dans les étoiles, Jacques Thollot joue sur tous les temps, les marques et les démarques. Le dessinateur Siné disait de lui qu’il était le "poète des drums". Éclipses et résurgences s’enlacent, s’embrassent et s’embrouillent dans le parcours unique d’un musicien sans pareil. Il projette les mille éclats d’un chant en quête d’infini, une musique impressionniste qui cherche à voir, sentir, rêver, comprendre.

Rencontre avec Raymond Vurluz et Jean-Jacques Birgé.
Transcription de Nicolas Oppenot.

Raymond Vurluz – Comment choisis-tu de jouer de la batterie ?

Je faisais une sorte de bande dessinée sur des papiers comme des rouleaux à chiottes, mais c’était pour imprimer des comptes. Ça allait dans des machines. Je faisais des immenses histoires, des cirques interminables. Et dans les cirques, il y avait la fosse d’orchestre qui était en hauteur. Il y a toujours eu un rapport avec le rouge. Il y a beaucoup de rouge au cirque. C’était entre le cirque et les Indiens. Je dessinais beaucoup d’indiens avec des tambours et les fameux boum boum boum ! Tous ces trucs, ça fascinait. Ce qui m’a carrément illuminé, c’est les reflets à Tours où j’ai de la famille, par une lucarne de chez ma cousine couturière Alice, un 14 juillet. Les pompiers défilaient, avec les tambours au premier plan. Ça m’a achevé, si je peux dire… J’étais déjà dans un domaine où il y avait tout le temps une rythmique ou quelque chose de rythmique. J’ai suivi ce qui me plaisait le mieux et ça a abouti au premier tam-tam, avec des palmiers rouges sur fond jaune et un ou deux trucs verts, des couleurs qui vont pas du tout ensemble, et au pochoir, déjà. J’avais sept ans. C’était une époque où les gens s’invitaient encore beaucoup. À chaque fois qu’il y avait une soirée à Vaucresson, les gens dansaient et c’était l’occasion, comme la musique était un peu plus forte que d’habitude, de m’éclater à jouer derrière les disques.

Jean-Jacques Birgé – Tu passes directement du tam-tam à la batterie ?

Grâce au Père Noël, un ou deux ans après. J’ai vu une photo dans Marie-Claire où j’ai l’air assez rayonnant avec une cymbale entre les mains, près d’un sapin de Noël. Alors j’imagine que ça a dévié comme ça de la peau au métal. Mais bon, ça reste une attirance pour les peaux. Juste une cymbale, la batterie ça a été un peu plus tard. Vaucresson, petit pavillon, rue près de la gare, beaucoup de passants, beaucoup de bruits de percussions sortant de ma fenêtre toujours ouverte. Un jour, quelqu’un a sonné en proposant une batterie à vendre, parce qu’il a entendu. Un prix dérisoire, un instrument assez exécrable, mais pour moi super. Je dis exécrable, c’est même pas vrai, parce que c’était une grosse-caisse très haute avec des vraies peaux. Je n’en connaissais pas la valeur, je l’ai larguée dès que j’ai pu pour une plus sophistiquée, plus brillante.
Ma première batterie, on me l’a amenée comme qui dirait sur un plateau et maintenant que j’en parle, ça a dû influencer ou conditionner mon comportement pour ce qui est de vendre mon travail, ce qui est pour moi une sorte d’aberration. Moins maintenant, on parle de cette époque. Je trouve qu’avec le temps, la vie c’est à vie, le contrat avec quelque art que ce soit. Après Cugat, j’ai entendu les premiers enregistrements de jazz en 78T, pourtant je ne suis pas si croulant ! Vaucresson a aussi beaucoup compté. C’est une ville que j’aime beaucoup, qui se transforme, mais bon… Moi aussi, ça tombe bien ! Mais c’est pas les mêmes résultats.

JJB – Avec ta batterie, tu joues tout seul, à ce moment-là.

La première fois, c’est avec mon frère et quelques-uns uns de ses amis de son lycée de Saint-Cloud. Le trip orchestre de lycée, salle des fêtes, premier concert, Nouvelle-Orléans. Petit coup de pouce médiatique, on a créé un petit déplacement de photographes puisqu’on a joué à l’enterrement de Sidney Bechet à Garches, alors qu’on avait fait la demande et qu’ils nous l’avaient interdit. Ça s’est su alors on a remis le coup un jour après. On a fait le mur et on a été jouer sur sa tombe. Sidney, c’est Garches qui est à trois kilomètres de Vaucresson. J’étais relativement bien encadré par le hasard.

JJB – Que se passe-t-il après le groupe avec les potes de ton frère ?

Quelques répétitions, dont les premières avec un orchestre Nouvelle-Orléans. J’étais encore môme. Les premières répétitions à Paris, à bouger mon matériel. Faut connaître, faut être prévenu, avec la batterie… Je me rappellerai toute ma vie de l’erreur de dialectique chez le trompettiste qui habitait rue de la Fontaine aux Rois, pas très loin de République. Il tenait à l’époque un bazar, un marchand de couleurs qu’ils appelaient une droguerie. Alors comme on m’avait déjà fait des plans, on m’avait fait peur avec des fausses seringues, j’y voyais une fumerie d’opium – en plus c’était dans la cave les répétitions. J’y suis allé avec la peur et j’en suis sorti ravi. C’était effectivement une droguerie. Pas comme je l’entendais, quoi !

RV – Tu connaissais déjà le be-bop ?

Justement, c’est incroyable, c’est presque une chronologie de dictionnaire musical. À la fin des six mois, j’ai entendu le middle jazz. J’entends par entendre que je comprenais de quoi c’était composé. Le be-bop, je l’ai adoré très vite aussi parce que c’était moderne. Je crois que dans les premières choses be-bop que j’ai jouées, il y a un morceau de Cannonball Adderley, à trois temps, déjà (je suis très ternaire). L’orchestre avait changé de physionomie. Il y avait toujours mon frère, mais il y avait la fille des chapeaux Orcelles, Catherine Orcelles, qui jouait du piano. Jean-François Jenny-Clark, déjà, à seize ans. C’est incroyable. J’ai des photos du premier gig, un concours au Salon de l’Enfance et on a joué ce morceau quasi be-bop. C’était le pied !

RV – Y avait-il des musiciens professionnels à Vaucresson ?

Oui, Gérard Dave Pochonet, chez qui j’ai écouté les premiers 78T de jazz qui sortaient. C’était assez exceptionnel : Sarah Vaughan, avec des instrumentistes super. Vaucresson est dans une sorte de creux et il y a un plateau qui a toute sa dose de mystère. Je me rappelle qu’il voyait des Américains dans les arbres. Ça me donnait aussi un autre aperçu du jazz. Vraiment, il les voyait en train de plier leurs parachutes, avec moultes détails.

RV – Te souviens-tu de ton premier engagement professionnel ?

Oh ! Je n’avais jamais pensé à ça. Je me suis retrouvé dans une grande école vers la montagne Ste Geneviève, Polytechnique. C’était le premier contact avec beaucoup de gens, vraiment super… Le vrai gig, dans le sens plein (parce qu’un endroit approprié au jazz), c’est au Club St Germain.

RV – – Il y a une interview de toi à la télévision. Tu es petit. Tu cites même Max Roach. Ça se passe au Club St Germain. On voit à tes côtés Mac Kack, Bernard Vitet. Il y a aussi Bud Powell avec Kenny Clarke…

J’ai d’excellents souvenirs musicaux, mais moins de rapports humains. J’étais tellement content de jouer là que je m’en foutais. Mac Kack me traitait un peu bizarrement. Ça faisait rire qui voulait bien avoir ses grâces. Vu qu’il vivait avec la patronne du club, chaque fois qu’il me présentait il se foutait de ma gueule pour peut-être combler certains manques dans sa spécialité, une image gai luron de mec, " Qui n’a pas une histoire avec Mac Kack ? ", soit qu’il pisse sur un flic en discutant avec lui, toutes sortes de trucs comme ça… C’était pas vraiment méchant, c’était rien, mais bon, ça me faisait un peu de peine, quand même. Il y avait tellement d’autres satisfactions… Bernard Vitet, est un des premiers musiciens avec qui j’ai joué professionnellement. On apprend des choses fondamentales avec des musiciens comme ça. Une des premières remarques judicieuses sur mon jeu, c’est lui qui l’a faite. On jouait à l’époque Night in Tunisia tous les dimanches. Il y a un break en syncope et moi je le faisais sur le temps : Kalin KIN dingueDIN dingueDIN DIN ! ! En fait ça faisait TA PON. Babar m’a fait remarquer ça et c’était une vraie découverte, parce que j’étais mal à l’aise dans ce passage mais je ne savais pas pourquoi. Je n’anticipais pas le break. C’était super de me le dire parce que je ne pense pas avoir refait la même connerie. Je les ai entendues maintes et maintes fois, par contre !

JJB – Comment s’est faite la rencontre avec Kenny Clarke ?

Il s’est proposé… J’allais seul jouer dans les bœufs avec mon père qui m’emmenait, c’était avant mon premier gig, presque. Kenny passait souvent au Club St Germain. Un jour que j’y jouais, il est allé voir mon père. Par chance, parce que j’étais un timide redoutable. Kenny lui a dit que ce serait bien que j’aie quelques notions de base, parce que je n’en avais pas. C’était tout en autodidacte derrière les disques. Très bien d’ailleurs de jouer derrière les disques ! La moindre faute de tempo, ça casse la baraque ! Les pierres se décèlent, les termites voraces apparaissent et les éléments attendent qu’on leur ouvre la porte. Rendez-vous a été pris pour que je vienne prendre des cours avec Kenny au Blue Note, rue d’Artois. C’était l’endroit de Paris où il n’y avait que des Américains, des gens assez extraordinaires. Parmi eux j’ai rencontré Bud Powell, il m’a énormément impressionné.

JJB – Que t’a appris Kenny Clarke ?

Tout ce que je ne savais pas et il a confirmé certaines choses que je vivais. Le lycée s’est terminé de façon lamentable. J’y allais les mains dans les poches. Je n’avais même pas un crayon, pas de cahier, rien. Une des choses que m’a dite Kenny, c’est de vivre la musique. Je me rappelle qu’il m’a surtout appris à jouer de la caisse claire. Il y a des choses plus tard que j’ai regretté de ne pas lui avoir demandées. Je ne sais pas s’il a des fils, mais je sentais quelque chose d’un peu extra dans ses motivations de me filer des cours. Au bout de six mois, Kenny m’a pris comme remplaçant au sein du Blue Note. Il travaillait beaucoup, avec Francis Boland, des choses plus ou moins intéressantes, en Europe, aux US… Alors il travaillait à l’extérieur et moi je jouais. C’était en parallèle aux cours qu’il me donnait. Je pouvais les mettre sur le tapis le soir même. C’était vraiment dingue !

RV – C’était perturbant la fréquentation des clubs, pour un enfant ?

J’ai vite eu un abord des choses du sexe très direct. Je me suis retrouvé à Juan-les-Pins à accompagner des strip-teases. C’étaient quand même des petits gigs en passant. Je me rappelle que je devais jouer des mailloches pendant des scènes de matelas, qui me dépassaient un peu. Je voyais des bonnes femmes se gouinasser, des trucs avec les cris, les machins. Ça restait très mystérieux, mais je trouvais que les mailloches allaient bien avec la lumière rouge, l'ambiance feutrée. Un soir, tout l’orchestre de Count Basie est venu faire le bœuf. Ça a annihilé les effets un peu bizarres de mon approche des choses de l’amour. À Paris, j’allais me balader pendant une pause sur les Champs Elysées et quelques fois je me faisais ramener par des flics au Blue Note qui venaient demander si c’est vrai que j’étais musicien ! Comme j’étais plutôt mignon petit garçon, ils s’inquiétaient parce que je me faisais souvent accoster par des gens qui me demandaient " c’est combien ? ". Et moi je ne sentais pas ça. J’ai commencé à apprendre quelques injures à cette époque, pour être tranquille.

JJB – Tu as été confronté à l’alcool, à la drogue, du fait de vivre dans ce monde d’adultes…

Je suis tout de suite tombé dans des chiottes aux portes ouvertes où les gens se shootaient gaiement, voir plus d’ailleurs, des scènes incroyables. La boisson pour moi, c’était une sorte de tragédie vécue en la personne de Bud Powell… Il ne parlait presque pas, je ne parlais pas anglais, mais je comprenais et je pouvais baragouiner… Je le voyais tout le temps supplier, pleurer auprès du patron, Ben, pour avoir une mousse, un truc, un machin, et moi je ne me rendais pas vraiment compte des ravages de ces substances, sinon que Bud quelques fois s’endormait au piano. Il était comme ça, on ne savait pas si c’était une extase intérieure ou un mal-être ou les deux… Je voyais ce musicien extraordinaire, avec un sourire de contentement parce que j’avais fait un truc peut-être joli ou quoi. De Bud, c’est magique ! Je ne comprenais pas bien ce que venait foutre le patron qui lui interdisait de boire. Il allait boire ailleurs… Il y avait aussi un hôtel un peu mythique. C’était pas le Chelsea Hôtel, mais c’était en face du Caméléon, rue St André des Arts et tous les musiciens étaient logés là, tous ceux qui venaient à Paris par Marcel Romano. J’y ai croisé des gens comme Thelonious Monk, plein de gens incroyables et j’ai vu aussi des drames. Il y avait un bassiste américain, Oscar Petitford. Moi je venais le matin aux nouvelles parce que Romano qui faisait venir des Américains s’était intéressé aussi à une éventuelle façon de faire du pognon avec moi, avec l’âge et la musique que je faisais. J’ai vu presque mourir des gens en rapport direct avec la boisson. Ce bassiste, ça me frappait parce qu’à l’heure où tout le monde prend son petit-déjeuner, il avait un bol mais c’était du cognac, à raz bord. Il lui fallait ça pour simplement sortir du lit, sans doute. Ça ne m’a pas profondément choqué puisque j’ai été confronté à des passages difficiles aussi. Et du coup, la fumée… Les gens fumaient dans les portes cochères, en se planquant, avec presque une paranoïa cultivée. Contrairement à ce que je croyais, ils ne devenaient ni meilleurs ni marrants. C’était de la merde. Je me suis aperçu après que ce n’est pas évident de trouver des bonnes choses ! C’était plutôt tristesse, planque, paranoïa, alors qu’après, j’ai eu l’occasion de fumer ces substances tout à fait naturelles pour le moins. Quand je suis allé en Afrique, j’ai découvert le bangui à Bangui. On demandait aux garçons d’ascenseur un petit pétard et ils revenaient dans la seconde avec un sac en plastique rempli d’herbe, une des choses pour moi les meilleures au monde. Contrairement à l’idée que j’avais eue sur la fumée parisienne et paranoïaque, là j’ai découvert une explosion de rires, de bien-être… Il faut dire que c’était dans le contexte, au soleil… Le premier joint ça a été waou… J’en ai loupé un avion parce que j’étais écroulé de rire devant des fourmis sur la table de l’aéroport ! Les fous rires c’est rien, ça me coinçait partout. Les fourmis, je ne sais pas ce qu’elles faisaient mais c’était tout un scénario abracadabrant et bon, il est vrai que c’est un des seuls produits qu’il m’arrive de consommer si je veux bien mettre l’alcool du côté des accidents.

RV – Cette époque est aussi marquée par l’ambiance générale de la guerre d’Algérie ?

La guerre d’Algérie, il y avait plein de personnes qui étaient contre. C’était normal. J’ai vu mon frère y partir, quelques amis qui ne sont pas revenus, mais la véritable approche politique, la prise de position, ça a été un peu plus tard, juste avant l’indépendance où là je devenais presque actif dans mes convictions d’indépendance. Par le jazz, j’ai été amené à rencontrer Siné, qui à l’époque était menacé physiquement, et je me rappelle de choses assez folles. J’allais manifester, avec mes peu de moyens… Il était question que Salan débarque en avion avec les parachutes. Des soirs avec une tension pas possible, on ne savait pas si c’était du lard ou du cochon, tout le monde était mobilisé. Je jouais au Chat Qui Pêche, et là-bas il y avait une bouche d’aération, juste au-dessus de la batterie, qui donnait sur le trottoir. J’ai eu les jetons de voir une bombe valdinguer par ce truc-là. Il y en a qui bougent, que ça touche de près ou de loin et il y en a qui restent indifférents, qui s’occupent de leur propre devenir, comme s’ils étaient seuls au monde, au fond. Je n’ai eu que très rarement de discussions politiques ou d’opinion avec des musiciens français, hormis François Tusques. Les premières choses que j’ai faites avec lui, c’est à Nantes. Là-bas je voyais des choses que je ne voyais pas à Paris, des réunions après des concerts où il était question justement des problèmes soulevés par les confettis de l’empire, comme disait je ne sais plus qui. Je trouve intéressantes ces discussions dans un milieu qui a priori n’a pas grand-chose à voir, sinon que c’est un moyen d’expression qui peut être communicatif, c’est une responsabilité, même pas… Une conscience.

RV – Te souviens-tu du premier contact avec le free jazz ?

Ça n’a pas été un coup de massue. Comme on avance dans la vie et qu’on suit ses instincts et son début d’éthique, ce sont des personnes qui pensent un peu les mêmes choses qui se rencontrent. Les rencontres, elles se font aussi comme ça, pas seulement parce qu’on entend quelqu’un qui joue bien… Parmi les quelques disques auxquels j’ai participé, je tiens assez à celui qu’on a fait à Rome avec Steve Lacy, “Moon”. Steve croit qu’il n’y a que dans cette séance que je joue comme ça, je sais qu’il aimait bien. Faut dire que Rome c’est inspirant. Après ça j’ai fait des expériences, des chansonnettes, il m’a dit " quand tu finiras de faire de la merde ", d’une façon pas indélicate. Je tentais quelque chose, c’était pas du tout évident et son jugement ne m’a pas été du tout inutile. On ne fait pas de la chansonnette comme ça… Faut être né sans le reste pour en faire… Disons que ce qu’on appelle le free jazz, pour moi c’est un peu comme en peinture, une reconnaissance d’un bagage énorme de choses de qualité, dans un style donné. Des choses tellement énormes à réunir pour qu’un individu maintenant fasse, dans ce style, quelque chose d’extrêmement intéressant. Dans mon abord du free jazz, il n’y a pas seulement les Eldridge Cleaver, les Black Panthers… Ben il y a tout ce qu’il y a, de Charlie Parker aux plus récents, des choses tellement magnifiques que je me vois mal repasser dans leurs sillons et amener quelque chose d’encore mieux que ce qui a été fait, dans cette esthétique-là. À l’époque, c’était effectivement free, un truc de liberté, repousser les barrières qui d’habitude sont plutôt salutaires pour les expressions. Je ne ressens pas le free jazz comme un mouvement définitif. Je trouve qu’il est très bien, sa durée, tout ça…

RV – Le passage avec Eric Dolphy, c’est un moment important pour toi …

Je me rappelle surtout de Donald Byrd parce qu’il m’a appris une chose essentielle à la batterie. Je trouve ça super d’ailleurs, parce qu’il me voyait vraiment souffrir à jouer des tempos extrêmement rapides. Parce que le " chabada " je le jouais en entier… Tin ti gui ding ti gui ding ti gui ding… Ce qui est pratiquement impossible à faire si c’est sur un tempo des plus rapides. En plein concert il voit que j’ai vraiment du mal à tenir, alors il prend une baguette et tchac, il fait comme ça, comme un petit secret : " regarde ! ". Il laisse rebondir la baguette sur la cymbale… De cette seconde-là, je joue exactement pareil les tempos hyper rapides, c’est-à-dire que je ne marque pas le dernier, je marque sur la main gauche… Je donne bien le coup pour en faire trois ! C’est un détail qu’on aurait pu m’apprendre dans des milieux plus avisés que la trompette, mais enfin… C’est fou les progrès que j’ai faits juste en laissant rebondir la baguette ! Donald Byrd, un type adorable. Au début, en rigolant, il me disait " mais ça va venir " parce que je voulais garder le tempo et il me montrait son petit doigt et je comprenais pas trop. J’ai vite compris qu’il voulait parler de " il faut en avoir pour garder le tempo ". Du jour au lendemain, avec les défilés qu’il y avait, il a vu qu’il n’y avait aucun problème, j’avais un tempo correct.

JJB – Dolphy ne t’aurait-il pas influencé sur ta manière d’écrire ?

Dolphy a été un des rares, à part des gens plus techniques de l’époque, à jouer des écarts qu’on trouvait surtout dans la musique de douze sons… Dès que je l’ai entendu jouer, j’ai été frappé par cette voie très personnelle, ces intervalles de quarte augmentée, de septième, sans arrêt, des trucs… Et cependant des phrases extrêmement belles et tout à fait dans les accords. Il confirmait cette idée que j’ai aussi de la mélodie qui peut très bien sortir des écarts ou des choses qu’on disait faux. Comme quand, môme, j’ai fait un bref passage aux Beaux-Arts, on interdisait de mettre du bleu et du vert à côté, ou du rouge et du jaune à côté. C’est les plus beaux trucs de la peinture.

RV – Comment as-tu rencontré Don Cherry ?

Parmi les lions. Pas les mi-lions mais les lions bien entiers. Je crois me rappeler que c’est une histoire de cravate aussi. C’est une époque où j’achetais mes cravates aux Puces, avec d’autres trucs marrants qu’on trouvait là-bas et qu’on trouvait pas ailleurs. Toute sa vie il m’a parlé de la première fois où il m’a vu avec une cravate qu’il trouvait insensée. Ça me semble absolument naturel parce que j’ai vu après qu’on avait beaucoup de similitude dans ce qu’on aimait, pictural ou esthétique. C’est fou ça. Il manque encore plus qu’il n’a apporté. C’est vraiment un cas… Don ça me fait vraiment autre chose, même une photo…

RV – Est-ce qu’à Heidelberg, avec tous ces gens, tu avais l’idée de démarrer quelque chose qui te serait plus personnel, un orchestre par exemple ?

Je faisais des rêves d’orchestration, hors batterie. C’est encore Don qui m’a conseillé de faire ma musique. C’est lui qui m’a dirigé.

JJB – Quand tu joues, pas très longtemps après, Our Meanings and our Feelings, dans quel cas de figure es-tu ?

Comme un passager. J’ai gardé mes bagages. C’était le plaisir de faire quelque chose avec Portal.

RV – Tu fais un disque aussi avec Sonny Sharrock, en trio, un disque free…

Pour ma part, sans inspiration véritable. Pour Sonny Sharrock, je suis revenu de Munich en avion, juste pour une séance l’après-midi, et il se trouve qu’à Münich, il y avait une spécialité, à l’époque, qui s’appelait le LSD. J’ai fait ce disque, paraît-il, dans ces conditions. Je l’avais rencontré avec Herbie Mann. Moi j’étais avec Joachim et Eje Thelin. C’était puissant. Il se trouve que c’est un des soirs dont je me rappelle encore, un des soirs magiques où on joue le mieux qu’on n’a jamais joué et se demande si on rejouera jamais aussi bien un jour.

RV – Il y avait aussi des choses très expérimentales, par exemple ce duo avec Eddy Gaumont qui s’appelait…

… Intra Musique. Enfin, oui c’était pas le duo qui s’appelait comme ça, c’était carrément un mouvement. On voulait devancer les critiques pour donner un nom au mouvement. Il n’y a eu qu’un seul concert d’intra Musique, à la Faculté de Droit. C’était dans la continuité de l’idée que j’avais de la composition, de la forme, un certain classicisme. Eddy Gaumont aurait sûrement été le musicien du siècle. L’ambiance de l’époque et la façon de mener sa propre vie ont fait qu’il s’est supprimé. La pureté enfantine et la conscience d’un adulte. Ça n’a pas du tout marché. Le peu de tentatives qu’il a expérimentées, ça a été très mal reçu et il faut dire que lui-même était devenu très vite agressif. Pour pas en recevoir plein la gueule, il dégainait avant. C’est le cas de le dire, parce que pour une mauvaise parole, un jour en Belgique, il a sorti son rasoir qu’il avait tout le temps sur lui et il a balafré un musicien belge qui avait de belge une manie encore assez récente d’avoir des colonies…

RV – Peu de temps après, tu enregistres Quand le son devient aigu, jeter la girafe à la mer.

C’était le début et même la continuité du début, parce que dans La Girafe, il y a des motifs qui dataient de dix ans avant, que j’avais trouvés sur des bandes à moitié cramées. C’était hors temps, cette musique-là que je faisais parallèlement à toutes les expériences… Parce qu’il m’est arrivé de jouer free pour le cacheton, ce qui semble assez extraordinaire ! D’autres faisaient des séances d’enregistrement avec des chanteurs yéyé et moi j’avais le free jazz.

RV –Sur cette décennie-là, il y a quatre disques qui sortent, quand même : La Girafe, Watch Devil Go, Résurgence et Cinq Hops.

François Jeanneau vole dans ce disque. C’est fou. La chanteuse Elise Ross disait : " je donnerais toute ma vie pour pouvoir faire ce que vient de faire François ! ". Après La Girafe, c’est un creux de vague, Watch Devil Go. Il est question du diable, quelques rechutes assez longues dans le temps, des rechutes psychologiques, suivies de tas de choses contraires à la réalisation de la musique. Pour y arriver, je n’ai pas fait de surf. Parce que ça allait plutôt vers le grand large, que vers la côte ensoleillée ! Watch Devil Go, peut-être le coup de pied au fond de la piscine pour remonter à temps et pouvoir respirer.

RV –Il y a ce concert assez extravagant à Nîmes où Weather Report supprime sa première partie, tu te retrouves le lendemain en première partie de Stan Getz. Stan Getz ne vient pas et tu deviens LE gros succès du festival de Nîmes 1979.

Le son était très bon et c’est peut-être une des seules fois où j’ai pu entendre complètement ce qui se passait sur scène et en quelque sorte le maîtriser aussi.

RV – As-tu pensé que ce que tu cherchais à faire était difficile à atteindre avec les musiciens choisis ?

C’est comme les systèmes solaires, je suis sûr qu’il y en a d’autres, d’autres bons musiciens que nos chers défunts. Je crois qu’au point de vue feeling, ça intéressait justement les pianistes… Une technique d’écriture pas très conventionnelle, des doigtés qui sont adaptés au rythme.

JJB – Tu as vraiment eu l’impression d’avoir arrêté de jouer dans les années 80…

Je ne pouvais pas supporter de ne travailler que pour les oiseaux, bien qu’on s’entende très bien...

JJB – Il y a eu le disque de Berrocal.

C’était super. J’aimais bien ne pas être leader, ne pas avoir cette responsabilité. Parfois même, certaines personnes me disaient (et ça ne me faisait pas très plaisir) que je jouais mieux avec d’autres groupes qu’avec le mien, ce qui doit arriver immanquablement. Et puis il y a eu Winter’s Tale que j’ai ressenti comme un coup de main… Ça n’était pas évident. J’aime bien ce disque pour diverses raisons, dont la reprise de contact.

JJB – Qui en fait amène à Tenga Niña.

Il me redonne envie de jouer, je recrois un peu en ce que je fais et pourquoi je le fais. Ça a marqué, parce que s’il n’y avait pas Tenga Niña, je ne serais pas là maintenant, je n’aurais pas cherché, quoi.
Je ne sais plus ce qu’on raconte là… C’est comme du présent… On va bientôt se croiser, justement : " Hello ! Comment tu vas toi ? ". Je crois qu’à un moment de sa vie, on se croise.

PORTRAITS-SOUVENIRS

René Thomas
Je lui en ai tellement fait voir… J'ai par exemple brûlé une armoire d'hôtel dans sa baignoire, juste avant qu'il ne rentre dans sa chambre. Il a toujours eu besoin de certaines choses, René ; la même journée j'avais demandé à deux mecs sur le port de Palerme de faire comme si c'était des flics et d'aller se saisir de l'individu à grosses lunettes qui sortait de l'hôtel. Et les mecs y sont allés, en faisant semblant d'être de la police alors René a commencé à se rouler par terre… Je le croyais assez sérieux, les premiers jours où je l'ai connu chez Popol à Bruxelles. Il avait un air, comme ça, un peu extraordinaire, d'un autre monde. Je jouais avec René, avec beaucoup de plaisir. Au bar de chez Popol, d'un seul coup, il s'écroule par terre, comme si on avait débranché l'électricité, vraiment, une chute formidable. En fait, il y avait une fille qui était assise en amazone sur un siège de bar et de là où il était tombé, il voyait absolument tous les dessous de la fille… En fait, il a fait exprès de tomber pour mater la fille, comme ça. Des milliers de choses avec René Thomas… L'ambiance à 6 heures du soir dans une semi-brume belge où il jouait "Theme for Freddy ", comme ça, sans que l'on ait répété. J'avais les larmes aux yeux.

Karl Berger
C'est énorme. On a partagé le plaisir de faire des tournées avec Don Cherry et c'est un des orchestres où je me suis le plus éclaté de ma vie. C'est aussi, pour moi, une vie, Karl : Heidelberg, qui reste à ce jour la ville où j'ai vécu de façon la plus en symbiose avec tout ce que je pouvais espérer de la vie. Et Dieu sait si j'en attendais ! C'est fou ! De Heidelberg, je prenais des avions, juste pour ramener des petites Allemandes à Vaucresson, pour les voir d'un peu plus près pendant trois quatre jours ! Incroyable ! Et pour Karl, c'était la terreur, ça criait toutes les nuits dans sa maison, les gémissements… Oh j'ai refait le coup à Rome avec Steve Lacy. À la fin, je me suis fait virer de chez eux.

Aldo Romano
Des coups justes, un feeling très développé. Je crois que je n'ai jamais entendu Aldo ne pas bien jouer. Je n'étais peut-être pas là où il fallait ?!

Jean-François Jenny-Clark
Oh, La Corse ! Le souvenir de ces premières autres formes de gig qui consistait à jouer pour gagner un peu de pognon et passer des vacances. On jouait des saisons en Corse, dans des clubs genre Méditerranée. Ce sont des moments presque aussi sublimes que les autres. On était très proches avec JF, on se faisait trois kilomètres de plage pour aller bouffer une glace à Calvi. Et puis des séances photo, lui me poussant dans une poussette de bébé, sur une fenêtre d'une maison délabrée à Calvi. Tout ça, ce sont des noms qui en premier me font réagir avec bonheur. Tellement à dire…

Joachim Kühn
Le meilleur n'a pas été fixé sur disque et je le regrette parce qu'il y a eu des moments de live qui auraient mérité d'être fixés mille fois plus que certains disques qui justement étaient un peu prisonniers du free jazz, ce qui peut sembler paradoxal. Joachim avait envie de jouer des choses formelles. Ça sortait dès qu'il le pouvait… Une marche ou quelque chose pris avec dérision, une dérision pudique pour ne pas trahir le free jazz. On se retrouvait à simuler des choses formelles d'une façon un peu dérisoire.

Pharoah Sanders
Une frustration. N'avoir joué qu'une répétition, à Berlin, et un concert avec lui. Tellement saisi d'entendre ce que j'aimais écouter sur disque, des choses directes, différentes. Moi je pensais qu'il ferait le disque (Eternal Rhythm) aussi, donc je n'étais pas si triste et puis après, ça m'a fait vraiment chier qu'il n'y soit pas. Sentiment d'une belle intelligence.

Barney Wilen
Ça m'évoque tellement de choses, Barney. Je crois que c'est le musicien avec qui j'ai joué le plus longtemps et nos voies se rejoignaient, peut-être même sur des malentendus, ce qui peut soutenir quelque chose, parfois. C'était pas le cas pour tout, mais disons peut-être dans une différence de façon de vivre. Je vais merder, c'est trop… Un de ces soirs, après les sets, j'ai vu Barney prendre la forme de l'escalier qui descendait au Requin Chagrin, comme un Tex Avery, avec le cou, les marches… Il était tellement raide qu'on l'a porté jusqu'au premier étage, sur le lit, avec toujours la forme de l'escalier. Et voilà : "Barney, bonne nuit, à demain."

Bernard Vitet
Mes débuts dans le jazz, le Club St Germain, les professionnels. Sa femme était jalouse parce qu'il y avait des cheveux blonds dans son peigne. Il me logeait très souvent chez lui, quand je ne pouvais pas rentrer en banlieue par le train et ça faisait des histoires pas possibles, parce que j'avais des cheveux blonds et un peu longs. Ça n'était pas les cheveux d'une belle scandinave, ça n'était que moi ! Une certaine sécurité, aussi, c'est un des premiers un peu complice dans le monde du jazz adulte. Il me parlait plus que les autres et m'a même donné quelques conseils. Il me rappelle mes débuts. Je ne sais pas si c'est gentil ou pas gentil, mais comme je n'ai pas de notion du temps… Elle se fabrique, la mémoire. Elle s'auto-gère.

François Tusques
Son côté déjà un peu politisé ! C'est un peu aussi un des éléments de l'image que je me fais des premières rencontres avec François, d'entendre des musiciens parler politique, carrément. Qui plus est, avec des opinions particulières, qui correspondaient un peu aux miennes qui n'étaient pas néanmoins écrites en lettres de feu. Ce n'est pas sous le nom d'une idée qu'une musique va se faire, mais elle en tient forcément compte, elle en fait forcément partie.

Beb Guérin
Beb, c'est déjà cette assise musicale. C'est le bassiste avec qui j'ai pu oublier la notion du tempo, parce que très physiologique. Je pense aussi à l'amitié. J'ai des petites lumières… Par exemple, un jour je suis convoqué au Palais de Justice de Paris, j'avais un peu… Chambre 11, enfin correctionnelle, mais pour des faits tout à fait honorables, et Beb s'est tout de suite proposé de m'accompagner là à 8h du matin, tu vois, enfin des choses pour nous presque indécentes. Tout ça avec le naturel, le senti, sans que je lui demande rien. Un sens de l'amitié, comme s'il y avait un don pour certaines choses.

Bernard Lubat
Je ne me rappelle plus quand je l'ai vu la première fois, comme si je le connaissais un peu d'avant, en fait. J'étais assez admiratif envers Lubat, parce j'étais presque complètement autodidacte et je trouvais ça incroyable de pouvoir lire les partitions de batterie. Je savais que Bernard faisait des séances, il pouvait faire ça et il le faisait… Il gagnait du pognon d'une façon plutôt agréable, parce que c'est quand même l'instrument… Enfin, je sais pas, c'est pas si pénible que ça, quoi. Et je pense à Orgeval. C'est un endroit où j'ai vu Lubat hors contexte. C'est tout bonus. Je dirais même parfois que le contexte pourrait cacher des choses, qu'il ne révèle pas forcément tout, disons… Je ne le connais pas si bien comme batteur, Bernard, c'est fou ! Évidemment parce que… j'ai le souvenir qu'on a joué une fois en trio et ça s'est produit qu'une seule fois dans notre vie, où il jouait du piano avec Beb à la contrebasse. On a souvent joué dans les mêmes endroits, sans forcément s'entendre. Parfois on vient juste pour le jour où on joue… Je ne l'ai pas assez entendu, Lubat, je regrette.

Jacques Pelzer
Il a plus ou moins participé au fait que j'aille en Afrique. Je l'en remercie.

Jean-Luc Ponty
Je me rappelle d'un concert, à la Locomotive. Il se voulait assez Coltranien et moi ça avait suffi à me brancher sur une façon de jouer… J'aimais tellement Elvin Jones. Je me rappelle aussi d'une valse de Jef Gilson à une époque où il y avait Jean-Luc, qui s'appelait " Java for Raspail ". Un morceau que je trouve très bien. Écrit par Gilson et qui allait fort bien à Jean-Luc.

Michel Potage
Au début où je l'ai connu, il faisait partie de la grande déconnade. C'était un peu faire la foire… Pas qu'un peu, même. Après j'ai eu l'occasion de voir ce qu'il faisait, à part la foire. J'ai ressenti une écriture originale… C'est pas une question de droit d'exister, non c'est pas la permission : "est-ce que je peux exister ? Ô beautés universelles !". L'alcool le rend con, comme tous… Je suis le premier à être bien placé pour le savoir… J'aime bien ce que fait Potage.

Gato Barbieri
J'ai bien connu sa femme, adorable, mais j'ai peu eu l'occasion de parler avec lui… À chaque fois qu'on a joué c'était une super impression, un son original. Je regrette… Non, je ne regrette rien, mais j'aurais bien aimé le connaître un peu plus.

Joseph Dejean
J'espère qu'on se rappelle de lui à la hauteur de ce qu'il a pu donner avant de disparaître. Le souvenir d'un sentiment de conviction d'une direction existante, de quelque chose de vrai. C'était épatant. C'est carrément une autre approche de la guitare et pas des moindres.

Kent Carter
Un sens de la musique extraordinaire. Il faisait partie du New York Total Music Company de Don Cherry. On a fait beaucoup de pays ensemble… C'est complètement fou tout ce qu'il y a comme musique et esthétique dans sa tête. Je ne sais pas si la contrebasse est assez large pour exprimer tout ça. Il faisait des batteries avec tout ce qui lui tombait sous la main. Il y avait peut-être deux cents objets. Pendant des jours, il était là, il jouait… Je n'ai jamais vu ça de ma vie. Je crois qu'à n'importe quel moment de la journée, on pouvait rentrer, disparaître, revenir, et la qualité était toujours là, comme un acquis, comme respirer. C'est extraordinaire.

Peter Brötzmann
J'ai joué avec lui et j'ai fait ce que j'ai pu au début pour qu'il puisse venir en France. Personne n'en voulait. Je ne sais pas si ça veut dire quelque chose : intègre… Mais pendant les années où je l'ai entendu, il ne changeait pas de direction, donc il progressait… Quoique on peut progresser sur plusieurs parallèles, mais enfin, une seule direction, ça risque de concentrer le rapport à exprimer… Et lycée de Versailles !

Tony Hymas
On a eu des moments de communion, des moments extrêmes… Quelqu'un d'une grande richesse musicale… On a peut-être d'autres choses à partager que des premières fois.

Sam Rivers
Tout un feeling, une façon d'être, de bouger, d'être proche des fondations, des origines de la musique qu'on pratique. Là, on parle du niveau d'une créativité en rapport avec le jazz. J'aime la compagnie de personnes de couleur et de chaleur… Je n'aime pas trop le jazz trop blanc, par exemple, puisqu'on est amené à parler des contrastes, qui existent surtout sur le papier photo, d'ailleurs !

Marie Thollot
Ma Papuce
Ma Vouvoute
Mon Yéyan
Et mon Tilala

Discographie sélective

Indispensable : Quand le son devient aigu, jeter la girafe à la mer, Futura Ger 4
Non réédité en CD mais vaut mieux que le détour et la fouille insistante chez les marchands de 33tours : Watch Devil Go, Palm 17 Résurgence Musica 3021
Rééditions CD incontournables : Don Cherry Eternal rhythm, MPS 15204ST, POCJ-2520
Cinq Hops, Orkhêstra
Scandaleusement non réédité : Barney Wilen Zodiac, Vogue Clvlx

Disponible aux ADJ :
Jacques Thollot Tenga Niña, nato - 777 701
Jac Berrocal La nuit est au courant, in situ - IS040
et paru depuis, en 2017 (Jacques Thollot est décédé le 2 octobre 2014), Thollot In Extenso, double CD nato 5484

vendredi 18 mai 2018

Les occasions manquées 5/5 : Le Querrec, Linz, Vitet


Après les occasions manquées de Jean Morières, Didier Petit, Roger Turner, Pascal Contet, Philippe Deschepper, François Cotinaud, Pascale Labbé, Carlos Zingaro, Veryan Weston, Stéphane Payen, Fred Van Hove et moi-même, terminons ce cycle avec celles de Guy Le Querrec, Adam Linz et Bernard Vitet !

Réponses réunies par Laure Nbataï, Raymond Vurluz et Valérie Crinière et parues début 2005 dans le n°12 du Journal des Allumés du Jazz

Dans le cadre du Cours du Temps, nous avons l'habitude de retracer l'histoire de musiciens qui ont marqué le demi-siècle passé. Pour ce numéro, nous marquons une pause en vous proposant des petites histoires, celles d’occasions manquées, de rêves qui tournent court. Le Cours du Temps en aurait-il été affecté ? Le leur, le vôtre, le nôtre ?

Michèle Morgan sous les flashes par Guy Le Querrec

Même si la petite histoire que je choisis de raconter remonte à un bon bout de temps, plus de 35 ans, elle ne s’est jamais dissipée dans les brumes des eaux qui coulent le long des quais. Le « il était une fois » se passe en 1967, le mardi 27 octobre très exactement, durant la période de mes tout débuts, bien incertains, dans le métier de photographe. Je fais à cette époque équipe avec un copain un peu plus aguerri que moi, Philippe Mousseau, ex-assistant de Jean-Pierre Leloir, l’œil le plus réputé du jazz dans notre hexagone. Notre travail était diversifié, comprenant au gré des clients, une partie labo (développements et tirages) et de petites prises de vue. Les commandes sont rares et la plupart du temps modestes.
Survient alors une commande imprévisible et plus conséquente. Le mensuel féminin de la CGT, Antoinette, me sollicite pour photographier Michèle Morgan chez elle dans son très bel appartement de l’île Saint-Louis pendant son interview. Il est prévu, par ailleurs, qu’elle s’habille de la robe choisie pour son réveillon de Noël, petite exclusivité offerte aux lectrices dans le numéro de décembre. La journaliste, Mary Cadras, soucieuse de l’image de son magazine, me demande de lui garantir d’apparaître, pour la circonstance, sûr de moi et professionnel. On convient alors avec mon partenaire qu’il jouera le rôle de l’assistant, valorisant ainsi mon statut de photographe et celui d’Antoinette. Pour donner encore plus d’allure à notre apparition, nous décidons d’accélérer l’achat prévu de deux flashes électroniques Balcar avec cellule photoélectrique d’occasion à un collègue photographe de mode. Dans la précipitation, il n’avait pu que nous donner des explications très succinctes sur le mode d’emploi du matériel.
Le photographe, son assistant et le prestigieux matériel se retrouvent donc avec la journaliste et ses recommandations, flattée et impressionnée de rencontrer une star du 7e art. De mon côté, j’avais du mal à me soustraire à l’appréhension de me retrouver face à une vedette que je n’avais rencontrée jusqu’alors que sur l’écran du cinéma de mon quartier, à la séance de neuf heures du soir.
Tout se met en place, l’interviewée, l’intervieweuse et, bien entendu, les deux flashes Balcar, avec leur parapluie pour diffuser la lumière, placés à environ 1m50 du “modèle”. Arrive le moment fatidique de la mesure du temps de pose. À la lecture du premier éclair, 122 de diaphragme s’affiche sur le posemètre, réglage inatteignable sur les objectifs de nos appareils, comme sur tout autre existant sur le marché. Incompréhensible ! Mon assistant plus expérimenté ne s’affole pas. Je ne partage pas sa quiétude mais le laisse modifier les réglages : réduction de l’intensité de l’éclairage de moitié et éloignement des lampes. D’abord 3 mètres, puis 4, puis 6, jusqu’à la limite extrême du salon qui mesure bien 10 mètres ! Plus on recule, plus mon inquiétude grandit. Nous sommes à coup sûr dans l’aberration, l’absurde et le ridicule, et dans les grandes largeurs.
Action. Il faut malgré tout déclencher. Ce n’est qu’après le dernier déclic que je comprends l’erreur : conséquence de notre coupable ignorance technique, nous avons utilisé la mauvaise échelle de la cellule photoélectrique (lumière forte au lieu de lumière faible). Résultat : sous-exposition d’au moins 10 diaphragmes (l’équivalent d’un réglage pour la plage en plein soleil, pour photographier dans les couloirs du métro !). Foutu, sans espoir. On va tout de même développer les films plus de deux heures au lieu des huit minutes préconisées. Sur les négatifs Michèle Morgan apparaît à peine en silhouette et l’inquiétude se transforme en panique. Que faire ? Surtout ne pas prévenir la journaliste sortie rassurée de l’interview et de la prise de vues, de nous avoir vus assumer avec aplomb nos fonctions. Téléphoner pour l’informer de notre ratage est inenvisageable. Apprendre à Michèle Morgan notre infortune, je ne m’en sens pas capable.
Il faut pourtant prendre une décision. Je choisis le chemin à moi le plus accessible, celui de l’escalier de service arrivant dans la cuisine. Je frappe à la porte, c’est la cuisinière qui ouvre. À elle, j’ose raconter notre mésaventure, sans préciser toutefois les causes de ce ratage technique, de cette occasion manquée, qu’il faut pourtant réussir sous peine de sanctions sérieuses. La cuisinière, très attentive à nos déboires, m’explique qu’elle va en parler à Madame Morgan qui, selon elle, est très gentille. Elle acceptera donc vraisemblablement de simuler l’interview et de se revêtir de sa robe de Réveillon. Je dois revenir le lendemain pour connaître la décision de Madame Morgan.
C’est d’accord. On recommence donc la séance de rattrapage le vendredi 27 octobre. Fortuna. Coup de chance, dehors le soleil brille et inonde d’une très belle lumière naturelle le grand salon. Plus besoin d’allumer les Balcar. Plus d’éclair pour essayer de faire des photos du tonnerre. Retrouvant plus d’aisance, j’ose lui demander des poses n’ayant pas existé lors de la première prise de vues. Heureusement que le miroir a deux phases.
Tirages terminés, j’appelle la journaliste Mary Cadras et lui raconte qu’insatisfait des premières photos pas assez diversifiées, j’ai préféré demander une nouvelle séance. Pas un mot sur les causes réelles de ce deuxième passage chez Madame Morgan. La photo non prévue au programme a fait la double page et je suis sorti de l’épreuve, rassuré, grandi et professionnalisé. Et elle a de beaux yeux, tu sais ?

Fat Kid Wednesdays par Adam Linz

Quand on est jeune, on recherche les trucs qui semblent éternels. Ces trucs magiques ! Et parfois on les trouve là où l’on s’y attendait le moins. Depuis que j’ai douze ans, je vis dans le Minnesota, à Minneapolis pour être précis. Un coin sympa où les gens se sentent bien et où il y a étonnamment une scène artistique florissante. Pas seulement l’art moderne, mais aussi la musique et la danse. Je devins musicien et mon meilleur copain Mike acteur, je partis pour New York apprendre avec les grands tandis que Mike resta à Minneapolis à écorner des scénarios et à suivre des études théâtrales prétentieuses. Mais pendant les vacances, on se retrouvait pour dénicher l’enchantement que recherchent tous ceux qui viennent de dépasser leurs vingt ans. L’été 1994, on l’a simplement découverte dans notre propre cour.
C’était un jour couvert de fin août. Lorsque vous êtes jeunes, il arrive que tout ce que vous ayez à faire c’est de bosser, que ce soit la musique ou un scénario, et de boire toute la journée. Mike et moi nous sommes retrouvés embarqués dans la même galère ce jour-là, à bavarder et s’emmerder. Je ne sais plus comment le sujet est arrivé sur la table, mais nous nous sommes senti tous les deux assez en nage pour tenter une balade jusqu’à la piscine municipale. Une piscine avec des vagues ! Mais pas une piscine à vagues à la Bunker Hills qui dépend d’un country club avec un golf où les riches se mettent d’accord sur les prochaines frappes contre les opprimés. Apparemment ils ont besoin d’une piscine géante avec des vagues pour faire ça. Très bien ! En voiture et on est parti.
Le soleil avait disparu et nous étions agréablement assis devant la piscine, avec un verre, prêts à grignoter. Mais nous étions aussi près de la location des bouées. En Amérique, lorsque vous avez une piscine à vagues il faut que vous fassiez un maximum de fric, alors vous louez des bouées pour que les enfants puissent flotter. À la demi-heure, ça rapporte ! Mike se retourne vers moi tandis que je me remets de notre muflée matinale : “Bon dieu de merde, regarde-les tous ! T’as vu tout ce peuple.” Je lève les yeux vers quarante gamins tous plus larges que grands. C’est ça, des FAT KIDS (NdT : gros gamins) ! J’étais un gosse obèse en train de grandir. Comme Mike, toujours plus imposant que les autres. Je pense que c’était pour ça qu’on était de si bons potes. On avait tous les deux eu la même enfance triste, tourmentés et laissés à nous-mêmes. Ainsi nous n’étions pas simplement de vilains adultes dégoisant sur la corpulence des enfants. Ils étaient gigantesques. Je n’avais jamais vu des gosses aussi ronds, tous avec entre les mains de la bouffe achetée à la guérite du snack, barres de crème glacée et sacs de chips, soupirant pour une dernière plongée. Le plus gros étant évidemment le grand gagnant, comme si on assistait à un combat de sumos à Tokyo. Le maître-nageur fait une annonce : “on ne court pas, on ne saute pas, on n’éclabousse pas.” Mike renchérit : “et tous les gros gamins foutent le camp de ma piscine.” Ha ha ha. C’est ainsi que dans les heures qui suivirent sont nés les Mercredis des Gros Gamins, les Fat Kid Wednesdays.
C’est que personne ne va à la piscine le mercredi. Cette journée est réservée aux plus lourds de nos enfants. La baraque de bouffe est fermée et il y a des frimeurs. C’est ça, des frimeurs. Ils ressemblent à des motards, avec leurs jeans déchirés, leurs vestes de cuir et les piercings par-dessus le marché. Au bout du bassin il y a trois balances à fléau pour peser les enfants. Trop gros, vous êtes viré. Il n’y a pas de surveillants parce que tous les enfants flottent. Si cela faisait loi ça pourrait balayer le pays et sa gloire ne cesserait d’augmenter. De gros gamins dans des piscines à vagues. C’est le genre d’enchantement qu’on ne peut trouver qu’en traînant avec son meilleur ami. Tous les deux traversant la vie à toute blinde, en se demandant si quiconque écouterait les notes ou les mots. Et ces Fat Kids, que leur arrivera-t-il ? Certains disparaîtront sous l’opinion publique. D’autres poursuivront, se souvenant de ce jour ensoleillé et partageant cette histoire avec qui veut l’entendre. Fat Kid Wednesdays pour toujours.

Gagné ! par Bernard Vitet

Des occasions ?
Une de perdue, dix de retrouvées...
Sans compter les occasions d'avoir raté l'occasion de rater une occasion.

mardi 15 mai 2018

Les occasions manquées 4/5 : Weston, Payen, Van Hove


Après les occasions manquées de Jean Morières, Didier Petit, Roger Turner, Pascal Contet, Philippe Deschepper, François Cotinaud, Pascale Labbé, Carlos Zingaro et moi-même, vous croiserez aujourd'hui celles de Veryan Weston, Stéphane Payen et Fred Van Hove qui mettront en scène Miles Davis, Doug Hammond et Radu Malfatti !

Réponses réunies par Laure Nbataï, Raymond Vurluz et Valérie Crinière et parues début 2005 dans le n°12 du Journal des Allumés du Jazz

Dans le cadre du Cours du Temps, nous avons l'habitude de retracer l'histoire de musiciens qui ont marqué le demi-siècle passé. Pour ce numéro, nous marquons une pause en vous proposant des petites histoires, celles d’occasions manquées, de rêves qui tournent court. Le Cours du Temps en aurait-il été affecté ? Le leur, le vôtre, le nôtre ?

Suivront dans le dernier épisode les aventures de
Guy Le Querrec, Adam Linz et Bernard Vitet

Une occasion manquée avec Miles Davis par Veryan Weston

Vers la fin des années 80, comme je jouais avec Phil Minton au Festival de Lund en Suède, on me proposa de faire un solo de piano le lendemain mais pour un plus petit cachet… C’était chouette. Puisque j’étais à Lund, je pouvais sans problème faire un gig de plus, et ça me rapporterait de toute façon plus que ce que j’aurais gagné en Angleterre dans une situation analogue. Notre concert en duo était programmé dans une salle adjacente à une autre qui nécessitait énormément de matériel car c’était pour Miles Davis et un de ses groupes électriques. Nous devions commencer aussi vite que possible après que Miles ait joué, en donnant au public le temps d’un verre, celui d’échanger quelques mots et de venir jusqu’à nous. Néanmoins, Miles les fit tant attendre que le concert commençât très en retard. Nous jouâmes enfin après que Mister Davis ait terminé, et malgré la longueur de la soirée, le public reçut notre performance avec enthousiasme. Je ne suis pas certain que Mister Davis ait été là, mais, quoi qu’il en soit, après que nous ayons terminé, nous fûmes invités à percevoir nos salaires. Nous fîmes la connaissance d’un homme très amical et enthousiaste qui avait assisté au concert et qui avait probablement soit trop bu, soit fumé une ou deux cigarettes très… jazz. La rencontre était d’autant plus joviale que ce type charmant nous remit nos salaires. Tandis que nous sortions, je remarquai un air d’excitation sur le visage de Phil Minton. Après avoir refermé la porte derrière nous et tourné au bout du couloir, Phil me dit qu’il n’avait pas réalisé que nous allions recevoir généreusement autant d’argent, car en fait ça s’élévait à plusieurs fois ce que nous pensions toucher. Ainsi ce soir-là, ou ce matin-là vu l’heure qu’il était, nous étions d’une humeur de fête.
Phil repartit tristement tôt le lendemain, je restai là pour mon petit concert en piano solo. Quelqu’un de l’administration du festival frappa à ma porte en milieu de matinée pour m’informer que nous avions accidentellement touché le salaire de Miles Davis pour notre prestation. Mais comme Phil était déjà parti avec la moitié de l’argent, je me retrouvai dans une situation terriblement embarrassante, devant rendre l’intégralité de mes gages et en devant encore…
Heureusement, mon humble petit solo fut bien reçu dans le foyer par les VIP du festival, et nous ne fûmes pas obligés de renvoyer d’argent en Suède. Seulement je quittai le pays sans un sou en poche, mais avec la délicate mission d’aller voir mon cher ami Phil Minton.
Voilà donc mon occasion manquée… Avoir failli recevoir une fantastique somme d’argent pour la première fois de ma vie, grâce à Miles Davis, mais je dois rester philosophe à ce propos et dire que jouer avec Phil a plus de valeur que tout ce que l’argent peut acheter.

Doug Hammond par Stéphane Payen

Août 2003. Depuis de nombreuses années, j’espérais faire venir Doug Hammond en France. J’essayais de trouver des pistes pour le faire venir avec son trio… &# ?!/@& ! En octobre 2003, j’avais réussi à organiser une (toute) petite tournée en France. Nous devions jouer en duo, ou parfois Doug en solo. J’allais enfin le rencontrer et le faire rejouer à Brest, Lille, et à Paris où il n’avait plus joué depuis… très longtemps, à part un passage dans l’orchestre de James Blood Ulmer il y a… un moment déjà. C’était avec son trio régulier - Muneer Abdul Fataah au violoncelle et Steve Coleman au saxophone – au début des années 80. Et puis les soucis d’organisation de ce genre de tournée avec beaucoup d’énergie et peu de moyens… Août 2003. Deux mois avant le premier concert, dans le cadre du festival que nous organisions avec Hask, je dois me résigner à annuler. Je réalise ou plutôt j’admets enfin que le temps a fait son travail. “Tout le monde” a oublié qui est Doug Hammond. Il n’est pas du tout dans l’air du… Dommage. Étonnamment, j’ai depuis décidé de prendre mon temps, de ne plus courir après. J’espère que vous aurez un jour l’occasion d’aller écouter Doug pas trop loin de chez vous. C’est, à mes yeux, un grand maître du temps, de notre temps. Mais… ils sont très nombreux dans ce cas et pas forcément musiciens d’ailleurs. (NDR : le batteur et compositeur Doug Hammond a également joué avec Chet Baker, Sonny Rollins, Charles Mingus, Sam Rivers, Mal Waldron, Steve Coleman…)

Sens dessus dessous par Fred Van Hove

Ce devait être dans les années 70. Le trombone Radu Malfatti m’invita pour deux jours au Dunois à Paris. Je crois que nous devions former un quartet avec le saxophoniste Tony Coe et le trompettiste Mark Charig. Je me demandai pourquoi les concerts avaient lieu samedi et dimanche plutôt que vendredi et samedi, mais si c’est ça qu’ils voulaient… Un peu avant cette date, ma femme et moi rénovions notre maison. Nous habitions au premier étage et nous devions emménager au rez-de-chaussée où il y avait un jardin. Il y avait pas mal de travaux à faire dans toutes les pièces : arracher le papier peint (dessous, le papier-journal datait de 1937 !), rafraîchir les murs, coller du papier avant de repeindre, décaper le plancher… Le vendredi qui précédait le concert à Paris, nous sommes montés manger quelque chose. Il était déjà tard, nous étions crevés, sales, et nous voulions prendre une douche et nous changer. En vidant les poches de mon costume de travail, je regardai le calendrier accroché au mur et m’aperçus avec horreur que les concerts étaient bien programmés vendredi/samedi et pas samedi/dimanche comme je l’avais toujours cru. Je ne pouvais plus rien y faire, j’avais honte, j’avais manqué le concert de vendredi. Je téléphonai au club où le propriétaire, Sylvain Torikian, répondit. Comme je lui demandai de me passer Radu, Sylvain acquiesça et me demanda si j’étais à Paris. Je répondis non, passe-moi Radu s’il-te-plaît. Ok, fit-il… C’est la seule fois de ma vie où j’ai raté un concert en oubliant la date.

vendredi 4 mai 2018

La voix de son maître


Un journaliste de RFI qui a repéré un de mes articles m'inteviewe sur le blocage du Lycée Claude Bernard le 10 mai 1968. Il vient d'interroger des élèves de ce même lycée qui ignorent tout de ces évènements alors que la période est au programme des cours d'histoire. À l'écoute du petit sujet "Que reste-t-il de Mai-68 dans l'esprit des jeunes ?" je constate que William de Lesseux n'a rien conservé de mes réponses. Rien d'étonnant si j'en juge par son montage où le seul des jeunes de ce XVIe arrondissement qui semble savoir ce qu'il en est explique que "La philosophie qu'il y avait dans mai 68 est complètement dépassée parce qu'aujourd'hui on n'est pas obligé de faire des actions de blocage pour faire évoluer la société." Ben voyons ! Les autres qui assimilent Mai 68 à 1945 ont comme par hasard tous l'accent arabe. Tiens, tiens ! Le sujet se termine par un entretien avec Raphaël Glucksmann, le compagnon de Léa Salamé. C'est la meilleure ! Au téléphone j'avais bien senti que mon témoignage ne collait pas avec ce que ce pseudo journaliste attendait ; chaque fois que je disais un mot qui faisait sens il me coupait la parole. Il sera probablement félicité par sa hiérarchie.
Qu'apprend-on dans les écoles de journalisme ? Enfant, à l'écoute de mon père qui avait exercé ce métier, je pensais qu'il s'agissait de traquer la vérité, de rapporter des scoops. Lors des dix minutes annuels où j'allume un poste de télévision ou lorsque je lis la presse papier, j'ai plutôt l'impression de lire un communiqué du Palais de l'Élysée. On aura probablement confondu avec les cours de l'école hôtelière où l'on vous apprend comment servir, mais ici le plat est saumâtre...

jeudi 3 mai 2018

Police, zone de non-droit


J'ai croisé hier soir un jeune musicien qui n'avait pu honorer son concert et pour cause. Il était juste allé avec sa mère et une copine participer au défilé du 1er mai. Les Robocops et autres tortues Ninja avaient encerclé un groupe de 200 manifestants qui n'avaient rien à voir avec les black blocs. Ceux qui en faisaient réellement partie avaient été arrêtés bien plus tôt. De cette nasse les nervis ont sélectionné au hasard la moitié d'entre eux, pratiquement autant de filles que de garçons. La plupart sont mineurs. S'en sont suivies 24 heures de garde à vue pour ces jeunes dont le seul crime était d'avoir manifesté dans le calme le jour de la fête du travail. Délit de manifestation, cousin du délit d'opinion dont avait été victime Françoise il y a quelque temps, forcée d'arracher ses auto-collants de la France Insoumise par les uniformes.
Au commissariat on leur raconte qu'ils ont l'obligation de donner le code-pin de leur portable. C'est pourtant contraire à la loi. Les portables sont la principale source des inculpations. On leur explique que la CNIL c'est pour l'extérieur, à l'intérieur du commissariat cela n'existe pas ! On prélève leurs empreintes et leur ADN. À une fille qui résiste un gentil policier lui dit que c'est comme une sucette. Celui qui joue le rôle du "good cop" offre des cigarettes, histoire de récupérer l'ADN des récalcitrants. Parfois ce serait avec les couverts ou le verre de l'unique repas qui leur est servi. Cela semble étrange techniquement, mais toutes les suspicions sont imaginables vu ce qui se pratique là hors la loi.
Dans le premier commissariat ils sont une vingtaine de jeunes dans la cage. Ensuite dispersés, dans le second ils ont droit à une cellule seul. Un banc et un wc impraticable. Cinq fouilles dont une totalement nu. À la cinquième les pandores sont tout contents de trouver une allumette au fond d'une poche. Lorsque l'unique coup de téléphone auquel les boucs émissaires ont droit tombe sur un répondeur, le message expéditif que laisse le flic a tout pour inquiéter les parents qui n'ont aucun moyen de savoir où sont leurs enfants. Les questions portent sur les black blocs, mais aussi sur leurs raisons de manifester. On leur raconte n'importe quoi. Comme les gosses n'y connaissent rien, on leur fournit un avocat commis d'office. A. me confie que l'impression la plus traumatisante est de pouvoir être privé de liberté et de se voir disparaître de la circulation en un claquement de doigt. Heureusement nous ne sommes ni à Santiago ni au Brésil, mais les références sont sues. Si aujourd'hui on ne dénonce pas les pratiques hors-la-loi de la police et les pantalonnades humiliantes, on peut imaginer les magouilles, mensonges, bidonnages et abus tragiques que l'avenir réserve. Nous glissons doucement vers une dictature où la démocratie autoritaire n'aura même plus besoin de faire semblant.
Mais tout va bien, bonnes gens, dormez tranquilles !

Photo de Michel Polizzi, ancien camarade du Lycée Claude Bernard à Paris

mercredi 25 avril 2018

Les occasions manquées 3/5 : Cotinaud, Labbé, Zingaro


Après les occasions manquées de Jean Morières, Didier Petit, Roger Turner, Pascal Contet, Philippe Deschepper et moi-même, vous croiserez aujourd'hui celles de François Cotinaud, Pascale Labbé et Carlos “Zingaro” qui mettront en scène Sun Ra ou Jack Lang !

Réponses réunies par Laure Nbataï, Raymond Vurluz et Valérie Crinière et parues début 2005 dans le n°12 du Journal des Allumés du Jazz

Dans le cadre du Cours du Temps, nous avons l'habitude de retracer l'histoire de musiciens qui ont marqué le demi-siècle passé. Pour ce numéro, nous marquons une pause en vous proposant des petites histoires, celles d’occasions manquées, de rêves qui tournent court. Le Cours du Temps en aurait-il été affecté ? Le leur, le vôtre, le nôtre ?

Suivront dans les prochains épisodes les aventures de
Veryan Weston, Stéphane Payen, Fred Van Hove, Guy Le Querrec, Adam Linz et Bernard Vitet

Planètes par François Cotinaud

C’était en 1989 ou 1990 et je répétais avec le trompettiste M’ra Oma et Alain Jean-Marie pour un concert au Petit Journal Montparnasse. À l’époque, la scène était encore dans le sens de la largeur si je me souviens bien, et le public entourait pratiquement les musiciens, ce qui était plus convivial. Nous répétions donc, et à l’occasion d’une pause je confiai à M’Ra que je rêvais de jouer un jour aux côtés de John Gilmore et Marshall Allen. J’ignorais que M’ra croisait régulièrement Haffa, l’un des correspondants de Sun Ra en France, sinon en Europe.
Quelques jours plus tard, je reçus cet appel d’Haffa, dans un français moyen que nous abandonnâmes pour un américain médiocre, mais jugé plus fluide. Mi-sarcastique, mi-encourageant – je ne saurai jamais - Haffa me lança à brûle-pourpoint : “So, you want to play with Gilmore ?”
Je risquais un “yes” timide et méfiant, et j’entendis un énorme éclat de rire, ce qui me fit penser qu’il se foutait de moi. En fait, non : il avait une proposition de stage à Orléans avec Sun Ra – et l’orchestre au grand complet.
Une semaine après, j’étais présent, avec une dizaine d’étudiants. Et Haffa était là, puis James Jackson, June Tyson, Marshall, John Ore (le compagnon de Monk) et tous les autres. Les stagiaires ne comprenaient pas très bien comment les choses allaient se passer, je traduisais et les rassurais, ayant toute confiance dans la bonne humeur de Sun Ra et dans la convivialité du groupe. L’arrivée de Gilmore et de Ra me fit tressaillir. J’avais bien une espèce de trac.
Sun était bonhomme, s’asseyait au piano, et jouait, à peu près ce qui lui passait par la tête. Sans paroles, Marshall et John se sont assis autour de moi (j’étais scié !), et dans un légère tension se sont mis à déballer diverses partitions – très usagées, déchirées ou écornées, et assez sales. Par son jeu, Sun indiquait le morceau à jouer. Je connaissais ça par cœur, vu qu’Alan Silva faisait pareil, et Cecil Taylor aussi – avec finesse, et puis j’avais tourné avec Bobby Few, Chris Henderson, ou joué avec Aldridge U. Hansberry, Kent Carter, tous américains, mais résidents en France.
L’orchestre s’est mis à jouer et les stagiaires faisaient ce qu’ils pouvaient pour se situer. J’étais bien. Je louchais sur le pupitre de Gilmore ou courrais apporter une part à un autre stagiaire désorienté. Solos à la feuille. Impros à la pelle. Puis tout d’un coup un autre thème, pris à la volée par les ténors du cru.
Le jour du concert, l’un des organisateurs du stage eut cette phrase : “il faudra prévoir une tenue, noir et blanc.” Je pouffais. Impossible. Je connaissais les outrances colorées chez Sun Ra. Néanmoins, tous les stagiaires étaient en noir et blanc. Bon. Un peu triste tout de même. Haffa vint me chuchoter à l’oreille : “Ra veut te voir.” Je filais dans les coulisses. Ra était assis et me tendait des paillettes d’argent, des colliers, des parures, des chemises dorées et s’immobilisait à chaque essai, penchant la tête dans un rictus incompréhensible, il jugeait cependant rapidement et plongeait dans une valise vers une autre relique. J’avais le son, je faisais partie de la famille, c’est tout ce que je me disais. Le concert se passa ainsi : que ceux qui savent jouent et, advienne que pourra !
Je dînai avec June Tyson et Gilmore. Jubilation profonde. Haffa vint me voir et me glissa : “Alors, tu continues ? La tournée en Europe ?” D’abord, je ne compris pas et j’eus une réaction sédentaire. Partir avec Ra ? Non, malgré tout. Et maintenant ? Ra est retourné sur Saturne. Comme June, et John. Dommage. J’avais tout de même réalisé mon rêve, mais je n’avais pu me lancer dans le no man’s land qui le prolonge parfois. Cependant, j’ai gardé de ce rêve le culte des ensembles complices qui vivent sur, et cultivent, une autre planète, un langage commun, et créent les occasions nouvelles. Mieux vaut parfois suivre son propre itinéraire, ou orbite… Vénus poursuivant Saturne ? Quel désastre ! Que dirait Jupiter ?

Champagne ! par Pascale Labbé

Un peu risqué d'évoquer les occasions ratées. Comme les actes manqués, les gaffes ou les lapsus... C'est révélateur ! D'autant que dans notre monde, il est indispensable de se montrer sous son jour le plus avantageux... Aucun intérêt donc à dévoiler ses faiblesses. Alors allons-y !
Je constate par exemple avec étonnement que j'attribue à une bonne étoile mes réussites alors que je me sens entièrement responsable de mes échecs. Le contraire serait sûrement plus confortable. Je vais y réfléchir. Je m'aperçois aussi que les occasions professionnelles inespérées n'ont pas manqué, mais que je suis la reine des essais non transformés. Si j'arrive à éviter de justesse l'extinction de voix, je n'ai jamais aussi mal chanté que sur une scène de festival, avec des musiciens "renommés", devant un jury (là c'est la catastrophe, j'ai renoncé depuis longtemps aux concours). Je ne trouve rien d'intéressant à dire dans les conférences de presse et les colloques. Un inconnu n'en finit pas de me raconter sa vie devant le buffet tandis que s'éloignent tous les directeurs, producteurs et journalistes influents de la terre. Je me retrouve en bout de table en face du beau-frère du voisin d'un vague copain dans un silence consternant tandis que ça parle "affaires" à quelques chaises de là, n'en doutons pas. J'envoie mes feuilles de soins au Ministère de la Culture et ma demande de subventions au Centre d'Assurance Maladie. J'arrive en retard aux rendez-vous importants : je tombe en panne d'essence, je me perds dans les couloirs, l’air du bureau est confiné, manque de pot, j'ai mangé de l'ail et je suis en sueur. Bref ma vie est une accumulation d'occasions ratées et je me demande souvent comment j'ai pu vivre presque exclusivement de la musique jusqu'à maintenant : ça ferait l'objet d’autres confidences, sur les occasions réussies.
Une fois j'ai quand même beaucoup ri, ne pouvant en aucun cas me tenir responsable de ce qui est arrivé. Années 80, la gauche au pouvoir. Question culture, il était de bon ton de faire populaire en caressant dans le sens du poil. C'était la grande époque des stages de tags subventionnés et autres défilés gouldiens. La fin de la contre-culture, la collaboration fascinée de beaucoup d'artistes avec le politique et l'économique. Nous n'en sommes pas encore revenus ! Avec Jean Morières, nous venions juste de créer le duo Ping-Pong, après un voyage de trois mois en Afrique. J'étais enceinte de Fani, notre dernière fille et nous étions installés depuis peu à la campagne. C'était une musique personnelle, naïve, un folklore utopique que nous défendions avec ferveur et beaucoup de candeur. Nous avions trouvé un contrat dans un club Léo Lagrange. Contre toute attente, il s'agissait d’un bar branché dans le centre d'une petite ville avec musique techno et clips sur grands écrans. Nous avions réussi à négocier l'arrêt de la musique pendant notre concert mais pas de l'image. Nous avons ainsi évoqué à la voix et à la flûte en bambou l'envol d'un rapace au-dessus de la montagne tandis que Michael Jackson se dandinait au-dessus de nos têtes. Nous étions en train de ranger notre matériel quand le patron vint nous voir : " il faut recommencer, voilà Jack Lang. "Jack Lang ? C'est une plaisanterie ?". On a mis un certain temps à y croire, mais effectivement Jack Lang est arrivé avec ses gardes du corps et son secrétaire de cabinet. Et nous avons rejoué. Je crois que cette fois-ci les télés étaient éteintes. À la fin du morceau, Jack Lang vient nous dire qu'il trouve ça vraiment intéressant, qu'il veut nous aider... Je sens un petit picotement agréable dans le ventre. Ça y est c'est arrivé, merci Ganesh, Saint Antoine de Padoue, l'étoile et la papesse, mes parents de m'avoir mise au monde, mon amour de m'avoir soutenue dans les moments les plus noirs. Finis les coups de téléphone infructueux, les envois massifs de cd sans résultat, les salles des fêtes poussiéreuses, les sonos pourries, les taboulés de la veille et les fonds de cafés réchauffés. À nous les capitales du monde, Paris, Londres, New York, Tokyo ! Nous sommes les nouveaux ambassadeurs de la culture française... Champagne !
Je téléphone donc comme convenu au Ministère le lendemain matin, pleine d'espoir, le cœur battant. J'ai effectivement le secrétaire. Jusque-là tout va bien. II me donne des noms de clubs parisiens et leurs contacts. Je note avec entrain. Plus la liste s'allonge, plus le doute s'installe. Au bout d'un moment, je lui demande s'il va effectivement nous aider à jouer dans tous ces lieux. "Ah non, nous n'avons heureusement pas ce pouvoir, c'est à vous de les contacter !" Silence au bout du fil... Vous avez bien compris, le secrétaire de Jack Lang, ayant ouvert le Pariscope ou l'Officiel des spectacles à la rubrique jazz, était en train de me dicter la liste des clubs. Je suis partie d'un grand éclat de rire et j'ai raccroché...

Lisbonne, 06 Mars 2005 par Carlos “Zingaro”

C’était l’été 1979. J’étais à Woodstock, en résidence au Creative Music Foundation. Bourse Fulbright, jeune, heureux et plein d’espoir après la longue traversée du désert portugais. Assistant de Roscoe Mitchell, j’avais la chance (le rêve ?) de connaître et collaborer avec tous ceux que j’admirais depuis toujours : Richard Teitelbaum, Marilyn Crispell, Karl Berger, Anthony Braxton, George Lewis, Gerald Oshita, etc. Je fréquentais tous les endroits possibles pour les nouvelles musiques entre Woodstock et New York, en précieuse compagnie de Tom Cora, Mars Williams et d’autres résidents à la CMF. On jouait dans tous les contextes. On se cassait la gueule, mais on reprenait le jour suivant… Dans des petits caveaux downtown. on rencontrait John Zorn, mon frère jumeau Toshinori Kondo, Fred Frith. Les Talking Heads ou Ornette Coleman Prime Time passaient au Hurrah. Cecil Taylor et James White and The Contortions jouaient au Squat Theatre. New York, la belle époque…
Tous me disaient de rester. Même si j’avais des problèmes de survie avec la musique, j’aurais toujours pu dessiner ou faire le copiste pour les longues partitions orchestrales de Braxton, pour lesquels il n’y avait pas encore de logiciels…
Mais je suis rentré à Lisbonne pour participer et aider à la programmation du gros désastre du nouveau jazz portugais, l’infâme Festival Setubal ! Le premier et dernier grand festival de nouvelle musique et de jazz de par chez moi !
Affiche énorme (Lacy, Mike Westbrook, FIG, Hugh Davies, Compagnie Lubat, Sunny Murray, Teitelbaum, Centazzo, Kent Carter, Evan Parker, Workshop de Lyon, etc.). Catastrophe, faillite, la réalité noire après le rêve américain…

jeudi 19 avril 2018

Les occasions manquées 2/5 : Turner, Contet, Deschepper


Après les occasions manquées de Jean Morières, Didier Petit et moi-même, vous croiserez aujourd'hui celles de Roger Turner, Pascal Contet et Philippe Deschepper qui mettront en scène Yvette Horner et Barbara ! Ce sont des histoires magnifiques...

Réponses réunies par Laure Nbataï, Raymond Vurluz et Valérie Crinière et parues début 2005 dans le n°12 du Journal des Allumés du Jazz

Dans le cadre du Cours du Temps, nous avons l'habitude de retracer l'histoire de musiciens qui ont marqué le demi-siècle passé. Pour ce numéro, nous marquons une pause en vous proposant des petites histoires, celles d’occasions manquées, de rêves qui tournent court. Le Cours du Temps en aurait-il été affecté ? Le leur, le vôtre, le nôtre ?

Suivront dans les prochains épisodes les aventures de
François Cotinaud, Pascale Labbé, Carlos “Zingaro”, Veryan Weston, Stéphane Payen, Fred Van Hove, Guy Le Querrec, Adam Linz et Bernard Vitet

Non non non par Roger Turner

… Je cognais sur ce tom, proprement et bien fort, mais la baguette ne cessait de traverser la peau sans faire aucun bruit. Des quantités d’argent dégoulinaient du plafond de l’auditorium où je jouais. J’avais un sentiment très étrange, une sorte d’embarras, mais je réalisai que maintenant le silence était d’or. Je me souviens avoir pensé que la musique n’était peut-être que cela… Non, non, non, ce n’était pas ça : non !!!
… J’étais assis derrière une énorme batterie de perles blanches. Voilà ! Oui… L’orchestre s’époumonait et j’ai vu Harry Carney donner un coup de coude à Gonsalves. Gonsalves s’est levé et s’est faufilé lentement pour se retrouver devant… Duke m’a fait une grimace par-dessus le piano et j’ai fait trois roulements tout autour de mes toms, atterrissant sur la cymbale et lui donnant un gros smack à l’instant où Gonsalves portait son instrument à ses lèvres… Non, non, oui, non non oui oui… Non … J’étais couché dans une pièce pleine de raisin… Il y avait deux très jolies filles… Oui oui oui c’était ça… Oui oui… Qui se trémoussaient tout autour…

De Grenoble à Grenoble par Pascal Contet

Grenoble 1998, dans un bistrot avec Benoît Thiebergien , directeur des 38e Rugissants. Benoît : “au fait tu côtoies tes collègues accordéonistes ? “. Moi : “pas vraiment, sauf Yvette Horner que je vois de temps en temps, elle est venue m’écouter à Radio France en 95 et, depuis, nous correspondons ou nous nous téléphonons, d’ailleurs on vient l’année prochaine chez toi en duo !” Lui : “chiche !” Moi : “…euh, je disais ça comme ça !” Trois semaines plus tard, Benoît m’appelle : “Pascal, on fait ce duo, j’y tiens, c’était sérieux ! Allons chez Yvette lui en parler !” L’histoire débute, les rebondissements aussi…
1999, chez Yvette, Benoît, un verre de porto à la main. Il s’agit maintenant de la convaincre, alterner contemporain et populaire, briser les frontières, prévoir un metteur en scène pour notre monument national face à un “jeunot” accordéoniste allumé !
Sous la luminosité des appliques Vallauris en forme d’accordéon, j’observe Benoît découvrant l’environnement. À l’intérieur de la cheminée en forme d’accordéon, une guirlande de noël égrène quelques sons stridents autour de figurines d’accordéonistes. C’est sans compter les clefs de sol métalliques des dossiers de chaises et, à l’étage, la fameuse chambre bleu blanc rouge photographiée par Vogue. On écoute Yvette parler de son public fidèle, du choix de belles musiques à jouer, de son envie du classique, la musicalité qui doit transcender tout spectacle. Nos regards se croisent ! Nous sommes sous le charme, impressionnés aussi par la beauté de la poésie qui en découle. Elle gesticule, chante, s’assoit sur le rebord d’un fauteuil Club en cuir beige tout en imitant la gestuelle de l’accordéon, nous raconte ses derniers galas, télévisions et personnages publics. Tout un monde que nous côtoyons peu dans notre sphère des musiques contemporaines ou improvisées.
Projet impossible pour l’édition 1999 : Yvette me “trahit” avec Maurice Béjart. Pour Casse-Noisette revisité, elle joue une fée radieuse forcément et sublimement habillée par Jean-Paul Gaultier, confortablement assise dans un traîneau doré et enneigé, poussée par de beaux éphèbes, elle rayonne.
Passage en l’an 2000. On le fête ensemble au Châtelet avec Yvette ! Elle tient à notre duo. Ouf !
Le temps passe, la caravane du tour aussi. Nous cherchons le metteur en scène, œil extérieur, et grandes oreilles musicales, c’est mieux !
Mai 2001. Michel Rostain, également directeur du Théâtre de Cornouailles à Quimper, accepte d’être le metteur en espace. Petite histoire succulente : le soir où on lui propose par téléphone cet engagement, Michel Rostain apprendra qu’Yvette Horner dînait dans le même restaurant que lui à Lyon, dans une salle mitoyenne. On se dit tous que c’est un signe du destin !
2002. le compositeur Christian Laubat nous écrit un duo original. Rencontres au sommet pour dégager les grandes lignes musicales du spectacle. La date de création est fixée au 28 novembre 2002 pour l’ouverture des 38e Rugissants à Grenoble et une tournée de dix dates s’ensuivra. C’est décidé, on naviguera entre le pur classique transcrit, la création contemporaine et les succès d’Yvette, disons de France…
Pendant les répétitions personnelles chez Yvette, chacun défend son cheval de bataille. On hausse parfois le ton, mais ça finit toujours par la rigolade et un repas ensemble ou un bon goûter. J’apprends à la connaître, très touchante, pleine d’attention, infatigable une fois son accordéon sur les épaules. Elle me fait découvrir son territoire. Passionnants les passionnés ! Je voyage dans le temps, surpris par son appétit de musiques. Mais quelques signes de fatigue apparaissent deux mois avant la création. Inquiet, je pousse cependant Yvette à venir répéter en Bretagne. Le grand air lui sera bénéfique ! Grenoble approche. Beau moment magique et émouvant, comme une passe de relais entre deux personnages qui n’auraient jamais dû se croiser selon le critère des tiroirs à la française. Bien que fatiguée, Yvette assure la prestation scénique et garde un entrain sur scène, le public est conquis.
Début 2003, pour cause de surmenage, on préfère annuler la tournée. C’est un rêve parti, envolé, cet échange musical entre deux complices devenus compères.
2005. Je déjeune de temps en temps avec Yvette qui a retrouvé une forme tonique et la route des galas, nous avons gagné en amitié, en blagues et en rires. Toujours heureux d’approcher cette Dame qui aura fait danser la France. Nous évoquons rarement cet épisode. Musiques obligent ! Elle garde en mémoire notre duo de ma Valse des enchantés, et moi le medley populaire que je m’amusais à déjanter à “donf”, avec son accord, cela va de soi !

Le soleil noir par Philippe Deschepper

Printemps 97, fin d’après-midi. Je rentre de l’école avec ma fille, essoufflé (les escaliers de la Butte…). Le téléphone sonne. Une voix très étrange, mal assurée, presque un chuchotement : “Bonjour… Je suis Barbara… Vous êtes Philippe ?” “Oui…” “Le grand Jacques m’a dit d’écouter un disque avec des jacks sur la pochette…” Pas franchement disponible à cet instant et flairant le gag (la seule Barbara que je connaisse est la compagne de mon ami Jacques Mahieux), j’en fais part à mon interlocutrice qui renchérit : “Barbara… La chanteuse.” La suite est un très beau monologue assez énigmatique, ponctué de silences, une sorte de commentaire poétique et, somme toute, élogieux de mon album solo, attention escalier, sorti quelques mois plus tôt. J’en reste bouche bée, bredouille quelques excuses et remerciements, et risque la question du pourquoi un tel intérêt de sa part pour une musique qui semble si éloignée de son univers. Elle me répond quelque chose comme “on n’est pas dans notre bulle, tu sais… On écoute beaucoup de choses.” J’apprends ensuite que le Grand Jacques n’est autre qu’Higelin, elle ne connaît d’ailleurs pas Jacques Mahieux. Elle me parle d’un nouveau projet pour l’année prochaine avec d’autres paroliers comme Laurent Ruquier, d’autres compositeurs, aimerait que j’y participe et que son agent m’appellerait à la rentrée. J’ai cru d’abord que c’était pour une séance, mais c’était incroyable, elle voulait que je sois du prochain disque. Je n’en saurais pas plus. Barbara s’éteint le 23 novembre. Depuis, je suis allé acheter ses albums. C’est peut-être mon côté bluesy qui lui a plu ?

mardi 17 avril 2018

Les occasions manquées 1/5 : Morières, Petit, Birgé


J'ai beau avoir composé près de 2000 pièces musicales, monté un nombre incalculable de spectacles vivants, produit plus d'une centaine de disques et je ne sais combien d'œuvres interactives sans parler de mes interventions de designer sonore, d'écrivain ou de cinéaste, j'ai toujours l'impression que la somme des projets avortés est supérieure à ce que nous avons réalisé. J'ai heureusement moins ce sentiment après la rédaction de 4000 articles sur différents supports, mais début 2005, pour le n°12 du Journal des Allumés du Jazz, dont je partageais avec Jean Rochard la rédaction en chef, j'avais eu l'idée de demander à des musiciens de raconter les occasions manquées qui les poursuivaient... Comme c'est aussi long que les Cours du Temps je morcelle les réponses pour vous laisser le loisir de tout lire ! Aujourd'hui vous croiserez ainsi Leon Theremin et Frank Royon Le Mée...

Dans le cadre du Cours du Temps, nous avons l'habitude de retracer l'histoire de musiciens qui ont marqué le demi-siècle passé. Pour ce numéro, nous marquons une pause en vous proposant des petites histoires, celles d’occasions manquées, de rêves qui tournent court. Le Cours du Temps en aurait-il été affecté ? Le leur, le vôtre, le nôtre ?

Réponses réunies par Laure Nbataï, Raymond Vurluz et Valérie Crinière

avec dans l'ordre d'apparition :
Jean Morières, Didier Petit, Jean-Jacques Birgé
Suivront lors des prochains épisodes : Roger Turner, Pascal Contet, Philippe Deschepper, François Cotinaud, Pascale Labbé, Carlos “Zingaro”, Veryan Weston, Stéphane Payen, Fred Van Hove, Guy Le Querrec, Adam Linz et Bernard Vitet

À l’impossible, nul n’est tenu par Jean Morières

Il y a l'occasion manquée : le train en retard, l'accident, le rendez-vous raté. Derrière se profile le « si j'avais..., ma vie en eut peut-être été changée », avec tous les points d'interrogation qui l'accompagnent. Au fond, chaque jour est fait majoritairement de situations, de personnes, de livres, de lieux que l'on ne connaîtra jamais. Mais il y a aussi, plus énigmatique, plus douloureux : "l'occasion à manquer", par exemple les coups classiques du speaker aphone, de la grippe de rentrée des classes, la panne d'essence, le bouton disgracieux à un rendez-vous galant ; ou encore la star qui se prend les pieds dans le tapis, Poulidor, et pourquoi pas Lionel Jospin ou même Janis Joplin, Jimi Hendrix (quoique ces derniers, comme on dit, ne se soient pas ratés)…
Il y a soudain comme une sorte de goulet d'étranglement, un enjeu incontournable ou décisif. Soudain, quelque chose en nous refuse la situation : notre vilain canard d'inconscient rechigne devant l'obstacle. Refus de la valeur, peur de l'échec ? Certes, mais le plus troublant est cette sensation étrange d'aimer échouer, comme si, en nous, un vilain diablotin cherchait à nous dicter la phrase à ne pas dire, le geste fatal, entraînant une sensation schizoïde fort désagréable. D'autant plus que, lorsqu’on en a pris conscience, vient ensuite la peur d'aimer échouer (ça se complique). Ce curieux phénomène cause de sérieux dommages à notre idée du libre-arbitre et remplit les cabinets (et les poches) des psychanalystes. Les optimistes peuvent se dire après coup : « j'ai échoué, mais au fond, je n'avais pas vraiment envie de réussir », reconnaissons hélas qu'en général, on ne désirait pas pour autant échouer, même si on y a réussi.
Pour ma part, je me souviens d'une année pubertaire cauchemardesque au lycée qui s'est soldée par un redoublement de ma classe de quatrième. J'ai vécu lors de l'annonce de cet échec scolaire un soulagement, une volupté totale et inattendue. Plus que le redoublement lui-même, c'est ce sentiment qui à l'époque me bouleversa le plus et m’obligea ensuite à me poser quelques questions. L'idéal, c'est tout de même lorsque l'on peut dire, comme dans Les liaisons dangereuses, « ce n'est pas ma faute », cela demande beaucoup d'énergie pour s'en persuader, mais on y arrive.
Par exemple, si je veux réussir à rater ce texte sur les occasions manquées, c'est très difficile. Si le texte est raté, c'est un succès, s'il est bon, c'est raté, donc encore réussi, je suis donc dans une totale impossibilité d'échouer. Au fait, l'ai-je bien descendu ?

Un peu avant la chute du mur par Didier Petit

En 1989, j’étais à Moscou avec mon ami Misha Lobko. Nous participions à un festival de jazz qui, bien qu’autorisé, n’en était pas moins très surveillé. Restant une semaine à Moscou avant de partir pour le nord, Arkangelsk puis les Îles Solovky, je profitai de ces quelques jours pour faire des recherches sur Joseph Schillinger, théoricien russe émigré aux USA dans les années 20 et qui avait construit une théorie musicale non moralisante conçue sur des bases mathématiques, The Schilllinger system of musical composition ! J’enquêtai sur son passé. D’où venait-il ? Quel type d’études avait-il suivies? Etc. Rencontrant Wladimir Tarasov, grand batteur de jazz “soviétique” et grand collectionneur de peintures, je l’interrogeai sur Schillinger. Il ne put me répondre mais m’orienta alors vers un homme qui dans son souvenir avait étudié avec lui aux USA. C’est à ce moment que j’eus le grand plaisir de rencontrer Lev Sergeivitch Termen, en français Léon Theremin, inventeur, entre 1919 et 1921, du fameux Theremine (ou Termen Vox), que l’on peut considérer comme le premier synthétiseur connu. Il avait alors 94 ans !
Après coup de téléphone et demande de rendez-vous autorisé par les instances officielles, je rencontrai Theremin dans son petit atelier de l’Université de Moscou. L’endroit était hors temps. S’entassaient partout des objets et outils d’un autre siècle. Un voyage instantané dans le passé. Ce vieil homme que tout le monde en occident croyait mort (il mourrut quatre ans après), pratiquant un peu le français, se mit à parler de son travail qui consistait à rendre le Theremine polyphonique. J’étais stupéfait de comprendre qu’il n’était pas du tout au courant de toute l’évolution technologique depuis son invention. Après plusieurs questions sur sa vie, ses désirs et son travail, il déroula son histoire : sa famille aristocratique française, ayant fui la révolution de 1789 pour se réfugier en Russie, se retrouva bloquée, un peu plus d’un siècle après, par la révolution russe. Après des études de violoncelle au conservatoire de Moscou parallèlement à des études de physique et d’astrophysique, après la conception et la réalisation de diverses inventions dont le Theremine, il partit aux USA où la recherche battait son plein sur des matériaux sonores différents à intégrer dans la musique moderne. Nous sommes en 1927. Theremin veut à tout prix rencontrer Varèse en pleine recherche d’une instrumentation éléctroacoustique et n’est pas du tout au courant des avancées de Martenot qui, il est vrai, n’inventera les ondes Martenot que l’année suivante, celui-ci ne pouvant pas ne pas être au courant du Thermen Vox. Varèse composera Ecuatorial pour le Theremine, mais il fut remplacé ensuite par les ondes Martenot, plus simples à manipuler. Brusquement, en 1938, pour des raisons que je n’arrive pas à lui faire avouer, Theremin rentre en URSS. Au moment où il met le pied sur le sol soviétique, il est immédiatement mis en prison. Ses recherches continueront au sein de l’institution pénitentiaire : il va inventer le micro qui enregistre à travers les vitres et recevra le prix Staline pour cette invention tout en restant enfermé. Il ne m’en dira pas plus sur ces années d’enfermement, ni pourquoi, ni comment !
L’autorisation d’une heure qui m’avait été accordée tirait à sa fin. Une dernière question toutefois : comment avez vous eu l’idée d’inventer cet instrument incroyable ?
- J’ai fait des études de violoncelle (Theremin inventa aussi un Theremin cello), c’est un instrument très physique et son étude induit certaines souffrances physiques. Je voulais créer un instrument où l’on ne se fait pas mal pour en jouer ! Je garde un très grand souvenir de ce moment où la modernité rencontre le passé et où un homme qui fut à l’avant garde de son temps se retrouve bloqué dans ce temps pendant que le monde avance inexorablement. Comme on dit souvent, l’avant garde n’est que l’arrière garde de demain !!!

Élégie par Jean-Jacques Birgé

De temps en temps, nous nous retrouvons avec Bernard Vitet et Francis Gorgé et nous évoquons le passé d’Un Drame Musical Instantané. La création collective nous a permis de réaliser quantité de disques, de spectacles, de musiques appliquées, mais la masse des projets inaboutis représente la partie immergée de l’iceberg. Nous avons collaboré avec des centaines de musiciens, mais nous n’échappons pas aux ratés, rendez-vous manqués, disparitions, inachèvements, pour la plupart oubliés, relégués aux archives, parfois recyclés dans les œuvres suivantes… Certains de ces projets de spectacles nous ont occupés des mois sans que nous arrivions à terme. Une cinquantaine d’albums dorment en attendant naïvement une hypothétique opportunité, on ne sait jamais ! Il est pourtant de véritables occasions manquées, celles qui ne pourront se représenter, faute de combattants. La mort efface les possibles. Les voix de celles et de ceux qui se sont tus n’habiteront plus nos rêves. Leurs traces ne peuvent malheureusement nous satisfaire.
Colette Magny me manque, j’espérais toujours qu’on recommencerait à jouer ensemble, comme lorsque nous improvisions à deux sur le même piano, elle tenant la main gauche et chantant tandis que je papillonnais avec la droite… Il reste un Comedia dell’Amore (1) du 15 mars 1991 et des bandes enregistrées à la maison en 1979, c’est tout.
La disparition de Frank Royon Le Mée est encore plus pénible parce que nous n’avons jamais rencontré depuis aucun chanteur capable d’autant d’invention et de spontanéité, alliant la virtuosité de l’instrument à la dramaturgie du verbe. Trois octaves et demie de tessiture, du haute-contre au baryton. Je l’ai vu en talons hauts sur la scène de l’Opéra de Paris pour La vera storia de Berio, en solo dans le rôle de Saint Sébastien transpercé de flèches et s’accompagnant avec un petit orgue à tuyaux. Dans le showbiz, il remplaçait des chanteurs du Top 50 défaillants pour une syllabe inaccessible, fréquentait les Mothers of Invention à Los Angeles, improvisait avec Kurtag et Kientzy, interprétait les contemporains comme les baroques, concevait des spectacles délirants à plusieurs orchestres et chœurs… À notre première rencontre, Frank portait des lentilles réfléchissantes, on pouvait se voir dans ses yeux de martien comme dans un miroir concave, c’était très déstabilisant. Frank aimait la provocation. Royaliste, il ne travaillait jamais le jour de la mort du roi, journée blanche disait-il. Il était toujours habillé avec élégance dans un costume de prêtre moderne. Drôle de rencontre avec le trio de gauchistes que nous formions. Ensemble, nous avons enregistré un extrait des Météores de Tournier (2) en 1987 et un Comedia dell’Amore (3) du 21 janvier 1992, nous avons créé Le Château des Carpathes d’après Jules Verne sous un déluge de feux d’artifice, et puis c’est tout. Frank Royon Le Mée est mort du sida en 1994. Dans son ombre, nous recherchons toujours l’acteur-chanteur idéal qui portera nos paroles avec ses gestes, avec qui la musique ne sera qu’un vecteur pour raconter des histoires, histoires de fous, histoires du temps présent, histoire de rêver à un monde meilleur à la construction duquel nous espérons œuvrer, dans l’utopie sans cesse renouvelée.
(1) Un d.m.i. Urgent Meeting (GRRR 2018)
(2) L’hallali (GRRR 2011)
(3) Opération Blow Up (GRRR 2020)

jeudi 12 avril 2018

La Conférence des comètes


Participation à une enquête sur les collectifs musicaux
parue début 2011 dans le numéro 28 du Journal des Allumés du Jazz


Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir ensemble comme des idiots.
Martin Luther King - 31 Mars 1968

Jean-Jacques Birgé
« Lors de mes conférences sur les rapports du son et de l'image j'ai l'habitude de rappeler que seules la persévérance et la solidarité permettent de résister aux injustices de la vie. Rien n'est jamais certain. Tout peut arriver. Dans les pires moments de l'existence, just a little help from our friends peut nous sauver du naufrage.
Lorsqu'en 1976 nous avons créé Un Drame Musical Instantané nous avons choisi de tout signer collectivement quel que soit notre apport personnel. Les dissensions sur l'argent représentant 95% des chamailleries, nous avons réussi à entretenir notre amitié jusqu'à ce jour. Le succès d'une pièce étant aussi arbitraire qu'aléatoire, nous avons préféré partager ce que nous n'avions pas, sachant que la réussite d'un projet dépendait du soin apporté à l'objet plutôt que de la bataille des sujets, les égo asphyxiant le plus souvent la création. Nous nous sommes souvent engueulés, mais à la fin de la journée, nous étions tombés d'accord, sans concession. Fondamentalement différents, nous étions complémentaires. Au volant de notre bolide de course ou de notre monospace familial, Bernard Vitet représentait l'embrayage, Francis Gorgé le frein et j'incarnais l'accélérateur. N'y voyez aucune métaphore sexuelle sur l'amitié virile, mais une belle histoire d'amour entre trois compositeurs qui avaient compris que 3x1 produit un résultat bien supérieur à l'équation scolaire.
Le partage nous important plus que la protection, le site www.drame.org a récemment mis en ligne 60 heures de musique inédite, gratuitement écoutable ou téléchargeable. Donner libre accès à 40 ans d'archives, c'est jouer le millésime contre la date de péremption. Offrir plus de 400 pièces réparties en 28 albums virtuels (P.S.: début 2018, ce sont 74 albums, 966 pièces, 142 heures !), c'est perpétuer ce partage qui ne date pas d'hier en interrogeant les nouveaux usages qu'implique Internet. Proposer autant de chemins variés, c'est laisser l'auditeur creuser son sillon comme il l'entend. Cela ne nous interdit évidemment pas de continuer à espérer vendre des disques, qualité de restitution oblige, objets magiques irremplaçables lorsqu'ils se justifient graphiquement. En 1994, au retour de Sarajevo, j'ai écrit le scénario d'un film de long métrage qui reste un de mes rêves à exaucer. C'est l'annonce d'une catastrophe imminente dans le système de la gravitation universelle. Nous savions que nous allions tous mourir, mais le message dit que nous allons mourir tous ensemble. Tandis que la température monte, on assiste aux différentes manières de prendre la chose. Aucun producteur français n'avait alors vraiment envie d'envisager la fin du monde, surtout à ce prix ! Face aux agissements suicidaires et criminels de l'espèce humaine, on peut s'étonner de sa brutalité alors que la vie est si courte. L'exploitation de l'homme par l'homme sert tous les délires paranoïaques et les appétits cyniques à court terme.
Ayant des doutes profonds sur ce qu'il est coutume d'appeler démocratie, mais qui ressemble plutôt à un nouvel opium du peuple, il me semble qu'aujourd'hui les véritables changements doivent d'abord s'opérer dans les rapports de proximité.
À Sarajevo justement, pendant le Siège, un metteur en scène, athée, me cita un proverbe bosniaque : "Lorsque tu arriveras au ciel, il te sera demandé ce qu'il en est de ton voisin et de ton chat." »

Bernard Vitet (décédé le 3 juillet 2013)
« L'absurde conception de l'espèce humaine comme étant la forme la plus accomplie de la vie sur Terre devra faire place à celle de la fraternité avec l'ensemble du vivant, sinon nous mourrons tous idiots dans le désert. Cette éthique, conçue depuis fort longtemps, a trouvé dans ma collaboration avec mes amis d'Un d.m.i. le terrain le plus fertile à l'avoir cultivée jusqu'aujourd'hui, en particulier au niveau de la confraternité. »

Francis Gorgé
« Aujourd'hui, tout le monde est musicien, photographe, graphiste, philosophe, peintre, journaliste... Tout le monde donne son avis et s'exprime sur le Web et tout ce bruit, toutes ces informations, toutes ces images, tous ces sons finissent par me gaver. Tout ça pour dire que les élites me manquent (je n'ai pas dit les spécialistes). Aujourd'hui, Martin Luther King est juste un blogueur qui twitte et conclue ses messages avec cette phrase : 'Mon souhait est de vivre en harmonie avec tous les êtres : les femmes, les hommes, les animaux et même les choses inanimées. La Terre est fragile, prenons en soin." »

La vie d'Un Drame Musical Instantané
Un drame musical instantané (1976-2008) est un orchestre à géométrie variable dirigé par trois compositeurs-improvisateurs.
Jean-Jacques Birgé, Bernard Vitet et Francis Gorgé considèrent leurs albums comme des œuvres en soi, des objets finis, en opposition à leurs spectacles vivants dont l'enjeu est de se renouveler sans cesse. Leurs sources sont à chercher aussi bien du côté du rock (d'où sont issus le synthésiste Birgé et le guitariste Gorgé, auteurs du disque-culte Défense de), du jazz (le trompettiste Vitet fonda le premier groupe de free jazz en France avec François Tusques, le Unit avec Michel Portal, joua avec de nombreux jazzmen américains, cf Journal n°5), des musiques contemporaines que du cinéma et de la lecture quotidienne des journaux, d'où leur concept de "musique à propos". On leur doit le retour en France du ciné-concert avec 24 films muets au répertoire.
Après avoir été d'ardents défenseurs de l'improvisation libre, ils montent, de 1981 à 1986, un orchestre de 15 musiciens et musiciennes, et à partir de 1989 se lancent dans des spectacles multimédia avec dispositifs et décors imposants (zapping en direct sur grand écran, feux d'artifice, chorégraphies...), mais leur théâtre musical le plus convaincant restera essentiellement radiophonique, tel du "cinéma aveugle". Le Drame, comme il est coutume de les évoquer, saura marier instruments acoustiques et électroniques en temps réel aussi bien qu'une lutherie originale conçue et réalisée par Vitet. Après le départ de Francis Gorgé en 1992, Birgé et Vitet continueront à enregistrer et se produire avec des musiciens proches de la "famille" comme le percussionniste Gérard Siracusa. Le groupe, qui a toujours su maintenir son indépendance en maîtrisant ses moyens de production (Studio et Disques GRRR), se dissoudra définitivement en 2008. Jean-Jacques Birgé, après s'être investi activement et fraternellement pendant dix ans aux Allumés du Jazz, est retourné à la scène en duo avec le violoncelliste Vincent Segal, en trio avec la chanteuse danoise Birgitte Lyregaard et le polyinstrumentiste Sacha Gattino, et avec Nabaz'mob, l'opéra pour 100 lapins communicants composé avec Antoine Schmitt. Il tient depuis cinq ans un blog quotidien généraliste, 7 jour sur 7, aujourd'hui en miroir sur Mediapart (P.S.: depuis, le Blog, dont c'est la 13ème année avec 4000 articles, s'octroie une pause le week-end).

Le 12 décembre 2014 le Drame se reforma le temps d'un soir pour une résurrection miraculeuse !

mercredi 11 avril 2018

L'envers du décor


En avril 2004 j'avais réalisé une enquête sur les intermittents du spectacle pour le numéro 547 de Jazz Magazine. Rien n'a changé, tout a empiré. J'ai raconté ici mon parcours du combattant. Le gouvernement vendu aux banques essaiera encore de se débarrasser d'un statut qui permet à notre pays de rayonner encore un tout petit peu par sa culture, du moins il y participe. Mais les crédits sont systématiquement coupés, les festivals ferment, les scènes nationales deviennent des coquilles vides, les artistes peinent de plus en plus. Dans le même temps nos ventes d'armes augmentent et les patrons des grosses sociétés et leurs actionnaires se gavent sur le dos des pauvres. Il est néanmoins difficile de délocaliser la culture, à moins de n'avaler plus que du MacDo formaté muzak et blockbusters, ce qui réglera la question en renvoyant les trublions se faire matraquer par la police et l'armée. J'ai eu toutes sortes de pensées cahotantes hier soir en comptant les dizaines de cars de police cachés dans les rues parallèles au boulevard Saint-Michel, remplis de Robocops prêts à rentrer dans le lard des étudiants qui rêveraient d'un nouveau joli mai. Leurs ordres étaient clairs à Notre-Dame-des-Landes. Mais revenons plus simplement à cette enquête...

Devenir musicien ou musicienne de jazz n’a rien d’un rêve de midinet(te). On ne vise pas la notoriété. Cela commence en général par une passion, et de gammes en rencontres, vous voilà passé(e) professionnel(le). La question de la subsistance peut alors devenir prépondérante. Mais d’abord comment vit-on, et en vit-on ? Quelle organisation du temps implique cette activité ? A une époque où les salaires stagnent tandis que les prix augmentent, où le statut d’intermittent dérange le patronat plus intéressé à promouvoir la consommation qu’à défendre la culture, il est plus que temps d’essayer de comprendre comment vivent les artistes et quelles sont leurs chances de perdurer dans un monde où le profit est devenu la règle d’or.

I. Intermittents du spectacle
Pourquoi les artistes ne cèderont pas

Un régime salutaire

Les artistes et techniciens du spectacle ne dépendent pas du régime général de l’assurance-chômage mais des annexes VIII et X. Cette dernière, mise en application en décembre 1969, concerne le spectacle vivant dont font partie les musiciens, tandis que la première regroupe les professionnels de l’audiovisuel. Salariés intermittents à employeurs multiples, ils sont sans cesse à la recherche d’un emploi, et alternent les périodes de travail et d’inactivité. Pourtant, on peut difficilement parler de chômage proprement dit, car rémunérés ou pas, les artistes continuent à œuvrer avec la même intensité, parfois même avec encore plus d’ardeur dans les moments sans emploi.
En effet, les artistes musiciens (puisque c’est leur cas que nous évoquons ici, et c’est ainsi que leur profession est inscrite sur leur feuille de salaire) ne sont en général rémunérés que lors de leurs prestations scéniques ou des enregistrements. Si les répétitions sont parfois payées (c’est plutôt rare dans le jazz), le temps de l’apprentissage d’un nouvel instrument, les exercices pour rester à niveau (ou pour l’atteindre !), la recherche incessante de nouveaux contrats, le temps passé à se faire payer, l’entretien et l’acquisition de ses instruments de travail, la fréquentation des concerts (en tant que spectateur) que nécessite son appartenance au milieu musical, etc. ne sont pris en charge par aucun employeur. Comment s’en sortir alors (avons-nous le choix ?) sans une aide de l’État ou des collectivités locales et régionales, sans la solidarité interprofessionnelle, sans une loi qui permette à la culture de continuer à se perpétuer ou à s’inventer ? Les artistes ne se considèrent jamais comme des chômeurs longue durée. Ils ont pourtant besoin d’un régime qui leur permette de prendre le temps de réfléchir, de composer, d’inventer, de travailler à plein temps pour leur art, leur métier.
La place du compositeur est encore plus dramatique, et souvent le musicien de jazz (ou assimilé) cumule ce poste avec son rôle d’interprète, car rares sont les commandes rémunérées. Le compositeur ne bénéficie pas du statut de salarié intermittent, il ne peut compter que sur ses droits d’auteur qui, dans le domaine du jazz, sont le plus souvent inexistants. Il peut toujours espérer une commande de musique de film et que celui-ci passe à la télévision, de préférence sur TF1 (dix fois plus payant qu’un passage sur Arte par exemple). Les ventes de disques rapportent des sommes plutôt symboliques en royautés, et les droits de reproduction mécanique n’ont d’effet réel que pour quelques uns.
Alors les musiciens pointent au chômage. Ils le font en renvoyant leur carte de pointage au début de chaque mois. Ils doivent pour cela attendre de recevoir leur carte mensuelle et la renvoyer illico. En cas de perte par la poste, ils sont immédiatement radiés et doivent courir se réinscrire à leur agence pour l’emploi. Bien qu’ils soient souvent en déplacement, ils n’ont pas la possibilité, qu’ont les chômeurs du régime général, de pointer sur Internet. Mais là, nous entrons sur un terrain miné, celui de la bureaucratie à la française. Pointer au chômage pour percevoir ses droits pourrait facilement être assimilé à un travail, tant la course d’obstacles peut s’avérer retorse.
Encore faut-il remplir certaines conditions pour percevoir des indemnités. Jusqu’à cette année, il fallait réunir 507 heures sur 12 mois pour pouvoir bénéficier des allocations chômage du régime des intermittents du spectacle. Cela équivaut également à 43 cachets isolés. Ne croyez pas que cela soit facile ! Sauf pour les quelques musiciens qui ont le vent en poupe, 43 dates c’est beaucoup dans une année, particulièrement pour les jeunes qui débutent. Le taux de l’indemnité est fixé par le montant moyen des salaires perçus pendant cette période. Être inscrit au chômage permet en outre d’être pris en charge par la Sécurité Sociale en cas de maladie.
Il y a hélas beaucoup plus d’artistes qui ne remplissent pas ces conditions que de chômeurs secourus. On frise alors la misère comme cela se pratique dans la plupart des autres pays européens. Le statut des intermittents du spectacle est une exception culturelle dans le paysage mondial. La renommée de la France à l’étranger, sa place sans commune mesure avec son rôle économique, tiennent justement à son image de pays de la culture. La protection du droit d’auteur par la SACEM ou la SACD participe aussi à ce mouvement de résistance. La Loi Lang de 1985 sur les droits voisins, gérés par la SPEDIDAM et l’ADAMI, accorde aux interprètes des droits qu’ils sont susceptibles de percevoir lorsque les œuvres auxquelles ils ont participé sont rediffusées. C’est pourquoi les artistes se battent et ne cèderont pas devant l’arrogance criminelle et suicidaire d’un patronat stupide et inculte, qui impose sa loi à un gouvernement semblant ne plus avoir d’autre pouvoir que celui de brader les richesses de l’État, son patrimoine culturel, ses racines les plus profondes, son terreau le plus fertile.

Les racines du bien

Depuis plus de dix ans, le patronat n’a de cesse de tenter de réduire ou supprimer un régime qui lui coûte plus qu’il ne lui rapporte. Car le capital n’a de logique que celle du profit direct et à court terme, il ne se soucie certes guère de l’exception culturelle ! Le parti socialiste, lorsqu’il était au pouvoir, a repoussé toute initiative qui aurait envenimé le dialogue avec le Medef (Mouvement des Entreprises de France), la droite a entériné ce qui était depuis longtemps programmé. On peut penser que ce sont les artistes qui font les frais de ces politiques désastreuses, or c’est tout le pays qui est concerné et qui risque de sombrer dans l’obscurantisme et la déchéance, tant spirituelle qu’économique.
Dans les familles, c’est souvent pire : les « saltimbanques » sont le plus souvent considérés comme des parasites de la société, qui ne produisent aucune valeur marchande, passent leur temps à rêver, sont à la charge de ceux qui travaillent, une espèce de fainéants assistés ! Pourtant la culture, qu’ils véhiculent, mieux, dont ils sont les auteurs, tisse une sorte de rhizome qui constitue les racines-mêmes d’un pays, d’une région, d’un peuple. Ne pas les protéger, ne pas les encourager, c’est vouer la nation à un déclin rapide, une barbarie sans mémoire, un avenir sans fondement, un cauchemar où tout serait chiffrable, étiquetable, formaté, uniformisé, en un mot, rentable. Évidemment c’est inverser les rôles, car sans culture il n’y a plus de peuple.
C’est également idiot d’un point de vue mercantile, on l’a constaté l’été dernier lorsque les commerçants ont commencé à se plaindre du manque à gagner par l’annulation des festivals. Hôteliers, cafetiers, restaurateurs, épiciers, boulangers, transporteurs, etc. vivent d’un tourisme attiré par les manifestations culturelles. Ces événements emploient des artistes et des techniciens qui sont le plus souvent intermittents du spectacle. L’art n’est pas un pays à part, il est enraciné dans la vie quotidienne. Imaginez que les intermittents de l’audiovisuel fassent grève, ce seraient des soirées sans télé, perspective plutôt chouette rétorqueront avec (mauvais ?) esprit les plus radicaux… On comprendra donc que sans culture s’écroule tout un pan de l’économie.
Les exemples du gâchis existent. Regardez ce qui se passe en Italie aujourd’hui. Ou hier en Allemagne. Ou encore en Chine ou en Union Soviétique pendant la période du réalisme-socialiste. Combien d’années faudra-t-il à ces nations pour remonter la pente ? L’originalité d’une culture fait la force d’un peuple, sa langue est son vecteur. Ce n’est pas un hasard si en France, les musiques traditionnelles les plus vivantes (à ne pas confondre avec les musiques folkloriques) sont celles des peuples les plus résistants : Bretagne, Corse, Pays basque…

La peau de chagrin

Tentons de résumer brièvement les nouvelles dispositions de la loi qui a mis en colère les artistes du spectacle vivant, au point de lancer une grève radicale l’été dernier (un véritable drame pour des professionnels qui n’ont d’autre passion que leur métier et déjà du mal à réunir leurs heures). Saluons au passage l’imagination dont ceux-ci ont souvent fait preuve pour manifester sans trêve leur refus de disparaître !
Il faudra donc avoir travaillé minimum 507 heures au cours des 11 mois précédant la fin du dernier contrat au lieu de 12 (10 mois et demi à partir de l’année prochaine, et ensuite ?), pour pouvoir percevoir des allocations pendant 8 mois. À partir de la date anniversaire, redevenue mobile et correspondant à la fin des 8 mois indemnisés (ajouter les jours déclarés pour la localiser), aura lieu un nouvel examen des droits. Maximum 55 heures d’enseignement pourront être comptabilisées pour le calcul des heures, le délai de franchise sera réduit de 30 jours et il n’y a plus la dégressivité de 20% après les 3 premiers mois. Le montant de l’allocation sera fonction du salaire mais aussi du nombre de jours travaillés. Le montant des allocations est comme d’habitude très compliqué à calculer, mais à la lueur des fascicules consultés on peut tout de même comprendre que ce sont les jeunes et les plus démunis qui seront exclus du régime (les conditions d’admission se durcissent) alors que les plus à l’aise restent encore les mieux lotis. Précisons qu’il y a toujours eu des plafonds qui empêchent les plus riches de le crever, et que l’examen du texte du protocole révèle chaque semaine son lot de nouvelles dispositions perverses tendant à vous empêcher de bénéficier du régime.
Des mesures de contrôle des fraudes sont annoncées, mais quelles sont leurs réalité et efficacité lorsqu’on sait que ce sont les entreprises tant publiques que privées, et non des moindres, le plus souvent de l’audiovisuel, qui ont généré le « déficit » des Assedic en déclarant d’autorité comme intermittents des salariés qui n’en ont pas le statut. Dans le jazz, certains tourneurs ou agents abusent aussi de ce système. Mais s’est-on donner les moyens de ces contrôles ?!… À la télé, les salariés sont muselés, menacés de licenciement s’ils dénoncent l’escroquerie dont ils sont les victimes et, malgré eux, les complices. Cela explique que les manifestations de résistance sont surtout le fait des artistes du spectacle vivant. Ainsi le patronat fait payer une partie de son salariat à plein temps en le déclarant à mi-temps et en facturant la différence aux Assedic, donc aux intermittents puisque leurs allocations sont réduites sous le prétexte de résorber ce déficit ! Rappelons que la nouvelle loi a été signée par le patronat (Medef), le gouvernement (jamais il n’aura compté autant de fossoyeurs parmi ses membres) et trois syndicats minoritaires (CFDT, CFTC, CGC) qui ne sont absolument pas représentatifs du milieu du spectacle. Les artistes n’ont pas d’autre choix que de se battre, mais n’est-ce pas pour eux constitutionnel ?
Il est hélas à prévoir que la peau de chagrin du régime des intermittents n’est pas le pire à venir : la décentralisation et la déconcentration des moyens risque bien de sonner le glas de toutes les professions artistiques en but aux attaques assassines du libéralisme le plus sauvage. On sera bien forcés d’y revenir…

II. La vie des bêtes

À côté de la loi et des chiffres, il y a la vie de tous les jours, les petites magouilles pour s’en sortir, la dure réalité des faits. Les règles perverses poussent à la perversité. Il est souvent préférable de toucher des salaires plus élevés sans trop dépasser les 43 cachets, éviter de déclarer plus de 4 jours consécutifs (4 cachets valent 48 heures tandis que 5 en valent 40 !), ne pas rester un mois sans cachet, déclarer plutôt sur les derniers mois pour ne pas risquer que certaines dates ne soient pas prises en compte, quelques uns vont jusqu’à « acheter » les heures qui leur manquent, etc. Ces petites combines salvatrices ne signifient pas grand-chose au regard des magouilles juteuses des employeurs, dont l’État lui-même fait partie.
Au moment de calculer sa retraite, Bernard Vitet dut faire jouer sa notoriété car jusqu’en 1968 il était généralement payé de la main à la main et en liquide. Il était pourtant un des deux trompettistes que le monde de la variété et du jazz s’arrachait. Ses allocations de retraite atteignent ainsi généreusement 700 euros. Il pense qu’il lui aurait mieux fallu se battre à l’époque pour cotiser et en profiter aujourd’hui. C’est aussi une responsabilité civique vis-à-vis de l’ensemble de la profession. Il donne quelques cours, récemment à des acteurs jouant des rôles de trompettiste au cinéma (Romain Duris, Samuel Le Bihan), joue avec des jeunes venus de la scène électro et compose. Il s’angoisse terriblement pour l’avenir. Toujours sur son Sportser 883 Harley, il me dépose devant un vieil immeuble du Marais.
Deuxième étage sans ascenseur, bordel ambiant mais organisé. Pablo Cueco me reçoit dans son bureau où s’alignent sur une estrade un ensemble de zarbs habillés de petites couvertures. Pablo ne s’est jamais beaucoup préoccupé de sa subsistance, ça a toujours plus ou moins marché. Il a déontologiquement alterné des phases avec et sans Assedic, en fonction de ses activités. Lorsqu’il avait de nombreuses commandes d’événementiels, il considérait anormal de percevoir des indemnités de chômage. Pablo a toujours fait très attention de ne pas trop se créer de besoins, qui feraient grimper son minimum vital, augmentant les frais fixes, rendant pénibles les périodes économiquement faibles. Avec sa compagne, Mirtha Pozzi, également percussionniste, ils ont été poussés à acheter leur appartement de 40 m2 pour ne pas être mis à la porte. Ils en paient les traites chaque mois. Dans son budget, le poste le plus important est de très loin celui du bistro. Levé entre 7h et 9h, il y petit-déjeune, y bouquine, y donne ses rendez-vous et y travaille. Les horaires sont variables, c’est la caractéristique du métier, on peut faire une séance d’enregistrement de 10h, prendre l’avion à 6h, ou se coucher très tard après un concert. Depuis quelques années, il s’oblige à prendre des vacances, au soleil au bord de la mer : Mirtha est uruguayenne, et Pablo me rappelle que Montevideo est un port. Ces jours-ci, il compose. Il vient de boucler l’intégrale de Gargantua en 8 CD ! Lorsqu’il y a des concerts en perspective, il faut compter 4 heures par jour de travail au zarb pour rester « au top ». Pablo compare notre statut de musicien avec celui des Belges, des Anglais ou des Espagnols sans aucune protection sociale. Les Assedic représentent actuellement 40% de ses revenus, les droits d’auteur restant faibles. Se remémorant l’intéressant rapport de Jean-Pierre Vincent d’il y a dix ans, Pablo relève un effet pervers des Assedic. « Les artistes survivent grâce à un système collectif voire collectiviste, mais ce régime leur permet paradoxalement d’avoir souvent une attitude libérale et de se vivre comme des aventuriers. La réforme ne résout évidemment pas le problème, et même l’accentue, tout en générant d’autres effets pervers. Au-delà de l’aspect bricolage de cette réforme, le plus inquiétant est le choix de réduire le nombre d’indemnisés pour rééquilibrer les comptes (difficulté d’entrer dans le système notamment pour les jeunes). Cela semble indiquer un désir à moyen terme de supprimer notre régime spécifique, contrairement aux affirmations rassurantes voire paternalistes du camarade Aillagon ». Nous descendons au café du coin où Pablo m’offre un verre d’excellent Corneloup (Côte du Rhône). Ce rouge me donne l’idée d’appeler dès le lendemain mon baryton préféré.
Malgré une certaine notoriété, l’année dernière François Corneloup, comme Dominique Pifarély ou d’autres qui ont préféré de ne pas apparaître dans cet article, n’avait pas son nombre d’heures. Ayant déménagé à Bordeaux, ses frais fixes mensuels s’élèvent à 1500 euros pour survivre, 2000 pour travailler. Au-delà, il peut investir dans son orchestre, indispensable pour exister. Il a ainsi financé le disque de son quartet (Ducret Robert Echampard), 6000 euros : être un leader coûte très cher. Il insiste sur l’absence de réseau de diffusion autre que les lieux prestigieux : pas plus d’une dizaine de salles en milieu socioculturel, impossible d’organiser de vraies tournées, les festivals englués dans une problématique de marché sont devenus incompétents ou pas compétitifs…
De passage pour deux jours à Paris où elle loue un petit appartement avec ses deux chats, nourris en son absence par sa concierge, Joëlle Léandre souligne que ce n’est pas la France qui la fait vivre depuis 20 ans ! Inscrite aux Assedic depuis 1973, elle n’a pas touché d’indemnités depuis plus de 18 ans, n’arrivant pas à réunir ses 507 heures. Elle n’a jamais cessé de pointer. Jouer en Suisse, en Allemagne, en Belgique, au Canada, lui assure 70% de ses revenus, modestes cachets pour la plupart. Heureusement, Joëlle pratique la diversité, elle accompagne des poètes, écrit pour la danse et le théâtre, interprète quelques partitions contemporaines, et enseigne 4 mois tous les deux ans au célèbre Mills College près de San Francisco. Toujours en colère, très consciente des luttes, Joëlle s’inquiète pour les jeunes, et pour les vieux dont la retraite approche. Elle aurait bien aimé connaître le sort des quelques dix musiciens qui squattent toutes les scènes et festivals, mais, comme par hasard, ceux-ci préfèrent éviter de figurer dans une telle enquête.
Pendant le retour d’un Conseil d’Administration des Allumés du Jazz qui ont, faute de crédits suffisants, déménagé au Mans (nouvelle politique d’implantation régionale forcément très salutaire), Didier Petit me raconte qu’il part vivre en Bourgogne, à une heure de TGV de Paris (où il conserve un pied-à-terre), pour des raisons de qualité de vie, d’économie, et avec l’envie d’organiser des concerts en régions. Il insiste pour que les artistes s’impliquent beaucoup plus dans la production pour comprendre le milieu dans lequel ils vivent. Il raconte aussi qu’un concert dans un centre culturel français à l’étranger lui fut payé par un chèque de l’Etat (Trésor public) sans aucune feuille de salaire !
Voilà 35 ans que Ann Ballester vit sans savoir de quoi sera fait demain. Elle a créé un outil pour enseigner en toute légalité, l’école associative Musiseine à Marcilly-sur-Seine, en milieu rural, où, dès le début, les élèves jouent autant Bach qu’ils improvisent. Pour ne pas les coincer avec ce mot qui fait peur, elle leur demande d’abord de mettre les notes dans le désordre ! Comme tous les intermittents, n’ayant pas le droit de faire partie du bureau de l’association, elle en est la responsable artistique. « On n’a pas le droit d’être bénévole, mais on est forcé de l’être, car 95% du boulot n’est pas rémunéré, on bosse 7 jours sur 7, avec la journée de 35 heures » ! Ce sont les concerts en trio, en quartet, et surtout avec Archie Shepp et des amateurs (de 50 à 400 !) qui la font vivre. Sans les Assedic, elle ne pourrait pas continuer à payer les traites de sa maison. Pendant 3 ans, elle a « bouffé des patates ». Elle milite activement au sein de l’Union des Musiciens de Jazz, l’UMJ.
Je termine ce petit tour en rendant visite à Serge Adam dans sa maison de Ménilmontant qu’il a achetée il y a 20 ans alors qu’il était prof d’économie, la retapant petit à petit. Il y vit avec sa compagne, l’architecte acousticienne Christine Simonin, et leurs deux enfants. Ayant lu le protocole, Serge s’est fait mal voir en juin dernier pour avoir dénoncé le discours qui s’y opposait sans nuance et fustigé la grève des festivals. Il défendait que le vrai combat était celui de la déconcentration en régions, regrettant que les artistes n’aient pas appuyé en début d’année les revendications des enseignants, comme Pablo Cueco notant de son côté qu’ils n’étaient pas non plus aux manifestations sur les retraites. Serge comprend que le protocole fut un détonateur, d’autant que les groupes de travail, comme la Coordination des Intermittents et Précaires d’Île-de-France, se mirent en place avec une efficacité remarquable. Il se pense comme un privilégié qui bénéficie des allocations chômage depuis 17 ans. Il a toujours travaillé plus d’heures que le minimum demandé. Au début, il acceptait tout, cirque, variétés, zouk, pas seulement du jazz ou des projets créatifs, pour obtenir son compte d’heures. Salaires - commandes plus droits d’auteur et d’interprète (il rappelle qu’il est nécessaire de remplir les feuilles de Spedidam et déclarer les enregistrements sur le site de l’Adami !) et Assedic représentent chacun un tiers de ses revenus. Il joue de la trompette dans trois ou quatre orchestres, et investit le reste de son temps dans la production, avec son label Quoi de Neuf Docteur. Il est plus facile de s’en sortir lorsqu’on a un peu l’esprit d’entreprise ! Il a arrêté de jouer dans les clubs pour pouvoir s’occuper des enfants le matin, il essaie de préserver le dimanche et prend une semaine de vacances tous les deux mois. C’est une lutte quotidienne pour faire vivre ces musiques, il faut monter des dossiers, trouver des partenaires, présenter des projets… C’est la « rame totale » et sans aucun répit, même si la liberté et l’autonomie dont jouissent les musiciens sont enviées par nombreux autres artistes qui, ne pouvant bénéficier du régime des intermittents, doivent, parallèlement, avoir un autre travail pour survivre.
Cela rappelle le statut des musiciens américains, souvent obligés de cumuler les « gigs » ou les emplois pour pouvoir survivre. En France, quelques-uns s’en sortent en enseignant. Il y a quelques années, comme je demandais au responsable de la création à la Direction de la Musique comment les autres musiciens s’en sortaient, il me répondit, cynique et amusé, qu’ils avaient une femme qui travaille, souvent dans l’enseignement d’ailleurs. Tiens donc, le gâchis ça rapproche ! Mais comment font les autres, s’ils ne sont pas soutenus par leur famille ? Ils crèvent la faim, tout simplement, et ils le font en silence.

mardi 10 avril 2018

Bruno Chevillon, incarnation et réincarnation


Entretien paru début 2008 dans le numéro 21 du Journal des Allumés du Jazz.

"La vérité n'est pas dans un seul rêve, mais dans beaucoup de rêves."
Pier Paolo Pasolini

Apprenti photographe et contrebassiste, c'est dans cette seconde occupation que Bruno Chevillon s'est très vite affirmé comme l'un des instrumentistes modernes et modèles de sa génération. Commencé avec André Jaume, son chemin impressionne autant que son rapport à la musique. Partenaire de nombreux groupes de Louis Sclavis qu'il rencontre à l'Arfi dans le Marvelous Band, Bruno Chevillon a le déclic facile et l'interrogation créative. On l'a vu avec Stephan Oliva, Paul Motian, Michel Portal, Joey Baron, François Corneloup, Bernard Lubat, Daniel Humair, Marc Ducret, Tony Hymas, JT Bates ou lors de ces spectacles solos sur Pasolini. Son premier disque est une surprise de taille.

Ton album Hors-champ semble marquer un tournant radical. Qu’est-ce qui t’a poussé à te brancher sur l’électricité ?

Si tournant il y a concrètement avec ce disque en tant que projet “ électrique ”, mon intérêt ne date pas d’aujourd’hui. J’ai été bercé, comme quasiment tous les gens de ma génération, par un rock très électrique (les grands groupes des années 80) et, comme l’on disait, par le “ rock expérimental ou progressif ”, Pink Floyd, Soft Machine, King Crimson entre autres. J’ai, dans un passé relativement récent (fin 80 et 90), commencé à utiliser des pédales (distorsion, delay, octaver...) sur la contrebasse lorsque je travaillais avec Louis Sclavis. J’ai tout de suite beaucoup aimé cela, même si, sur un instrument très résonant comme la contrebasse, le contrôle des effets était souvent délicat et le plus souvent ingérable. La découverte de la musique contemporaine, à peu près à la même époque, sous son aspect acoustique et en particulier électronique, m’a donné d’autres éléments d’intérêt, plus raffinés concernant “l’électricité”: textures, perspectives sonores, volumes (dans le sens 3D), sensations de vertige et d’immobilité, rapport au temps, etc.
Le passage concret s’est fait grâce à une série de rencontres avec des musiciens qui développent un travail depuis de nombreuses années avec l’électronique. Le premier, Samuel Sighicelli, m’a proposé de créer une pièce pour contrebasse amplifiée, qui était une commande de Radio France dans le cadre du Festival Présence/Live Electronics en 2001. Cette pièce, Canicule, pour contrebasse et sampler (disque Caravaggio - Label INA/GRM) demandait un travail très écrit de gestion de larsen, de bascules avec du son acoustique ou du son amplifié non travaillé, de souffles texturés avec de la distorsion. La rigueur demandée pour jouer cette partition a été un point de départ important pour explorer ce meta-instrument que devenait la contrebasse dans le champ de l’improvisé. J’ai par la suite rencontré Gérôme Nox, avec qui je travaille aujourd’hui et le chorégraphe Christian Rizzo (avec qui j’ai beaucoup expérimenté de choses qui sont dans le disque et qui lui-même m’a fait découvrir Christian Fennez, Scanner, Autechre, Pôle...). Nox travaille l’électronique sous un aspect plus hardcore ou rock industriel dans la tradition allemande de Einstürzende Neubauten. Le groupe Caravaggio (avec S. Sighicelli, Benjamin de la Fuente et Éric Échampard) est aussi un lieu d’expérimentation idéal pour développer une musique faite de “ seuils ” entre l’acoustique et l’électronique, l’écrit et l’improvisé - et dans son fonctionnement très collectif, un lieu de recherche vraiment idéal pour ce qui me “ travaille ” en ce moment. Voilà donc les protagonistes d’un changement à la fois radical, comme tu dis, et en même temps logique. Il y a par contre, en opposition avec la façon dont l’électronique est utilisée par certains de ces musiciens (samplers, ordinateurs), une volonté d’avoir, en ce qui me concerne, un set très tactile, très intuitif, pour essayer de conserver un rapport de “ jeu instrumental ” auquel je tiens beaucoup, avec mes machines (ring modulator, filtres analogiques, EQ, distorsions, capteurs contact, looper....) et d’utiliser la contrebasse ou la basse électrique comme sources résonantes. Ce disque est là pour poser toutes ces choses qu’aujourd’hui j’ai envie de creuser, le son bien sûr, mais aussi le désir très fort d’essayer de donner une dimension plastique et scénographique à la musique. Il ne s’agit pourtant pas pour moi, avec ce projet, de tirer un trait (en cela il n’est pas si radical) sur le reste de mon activité musicale, juste une envie d’aller ailleurs, à ma manière, mais certainement pas avec la prétention de faire de l’inouï, beaucoup d’autres musiciens travaillent ces musiques depuis bien plus longtemps que moi.

Qu’est-ce qu’on ne voit pas ?

Je dois partir de mon disque ou plutôt de la photo de sa pochette. Pendant mes années de Beaux Arts où j’étudiais essentiellement et passionnément la photographie, une amie découvre dans une rue d’Avignon un carton plein de vieilles plaques photographiques en verre. Tout un stock de portraits de gens venus se faire photographier pour je ne sais quelle raison. Au milieu de celles-ci, la photo du disque. Je l’ai tout de suite adorée. Que s’est-il donc passé à ce moment-là? Le sujet a renoncé à faire cette photo? Il n’a pas entendu le photographe lui dire “attention, on y va, on ne bouge plus!” et a cru que la photo était déjà faite. Peut-être s’est-il baissé pour ramasser quelque chose ou rattraper un enfant capricieux qui devait poser avec lui. Je ne sais pas et je n’ai jamais trouvé dans ce carton la photo “réussie” de cet homme à la cravate en damier. C’est, semble-t-il, son seul portrait - n’empêche, cette image me fascine (justement pour ce que l’on ne voit pas) depuis ce moment et a toujours été à portée de main pour en faire un jour quelque chose. On peut toujours y voir ou chercher à y voir des liens avec le contenu de ce disque. Nos savons tous que lorsque l’on cherche on trouve. Va savoir quoi d’ailleurs, l’histoire de l’art est faite de milliers d’artistes qui ont dû subir des interprétations ubuesques de leur travail. La facilité serait de penser que la musique de ce disque est a priori en dehors de mon parcours, qu’elle était jusqu’à présent “invisible”. Penser que comme quasiment tous les photographes (je ne le suis tout de même plus vraiment), je déteste être pris en photo, je m’échappe et refuse la possible confrontation avec l’image à venir, disparaître à tout prix donc. Plus loin, on pourrait y voir aussi cet hors champ spécifique des viseurs de Leica, hors champ qui ne demande qu’à entrer dans le champ (Guy Le Querrec joue beaucoup avec, lui qui voit si bien “arriver” l’image dans le champ). Ou y voir ce qui était caché dans ma tête depuis un bout de temps et qui manquait de rencontres pour, là aussi, rentrer dans le champ, le mien en l’occurrence. Ou simplement deux éléments qui me passionnent depuis longtemps, le visuel qui interroge, pose problème, qui est dans ce cas-là, à mon avis, un ratage éminemment esthétique et, un joli mot de photographe. On peut y voir tout cela, bien moins et bien plus encore si l’on se creuse la tête. Finalement, à tirer toutes ces ficelles, il y a peut-être du vrai là-dedans, même si tout aurait été plus simple, sans spéculations, si cet homme n’avait pas bougé.

Qu’apporte le texte à la musique ?

Je dois d’abord parler de frustration. Si le hasard m’a fait devenir musicien (je voulais être photographe), ma plus forte envie était d’être comédien de théâtre et, encore aujourd’hui, je reste sur ce regret que j’essaie d’exorciser en multipliant le plus possible la présence de voix, de texte parlé ou joué en les introduisant dans un projet discographique. Qu’apporte le texte ? Dans mon solo sur Pasolini, il était la justification de l’existence de la contrebasse. Je n’ai jamais compris qui pouvait être intéressé par une contrebasse seule (moi le premier). Pasolini, à travers ses écrits et son personnage emblématique, formait une structure complexe, de par ses différentes facettes de cinéaste, critique, poète, dramaturge, journaliste, chroniqueur et romancier, qui orientait tout un parcours musical, libre et précis, lui fabriquant une “vie imaginée” sur sa réalité. Dans Hors-champ, la voix d’Antye Greie-Fuchs (AGF) est une proposition de Franck Vigroux que j’ai acceptée tout de suite sans savoir quel était le sens du texte. Je l’ai abordée d’une manière strictement musicale, sonore, comme un timbre de plus, en me souvenant du grand nombre de personnes qui étaient venues me voir après mon solo en italien sur Pasolini. Ils entendaient cette langue qu’ils ne comprenaient pas comme un “son”, mais l’incompréhension du sens n’était en aucun cas un problème; elle permettait de percevoir la parole différemment, comme de la musique. Pour répondre à ta question (j’ai toujours tout de même un peu l’impression, y compris dans les précédentes, d’être un peu hors sujet), je commencerais par la renverser: “qu’apporte la musique au texte?”. En général, rien, me semble-t-il; un auteur n’a besoin de personne pour s’exprimer ou alors nous sommes dans le domaine de la tentative, par le son, du “sauvetage” d’un texte faible (là, c’est une autre histoire). Dans la façon dont j’ai joué chaque fois avec des mots, j’ai toujours essayé de fonctionner par addition, trouvant une musique qui ne “marche” pas en elle-même. Isolée, elle pose problème par sa transparence sans intérêt et justement, comme un acteur donne un corps (son corps) à un personnage, elle s’incarne par la juxtaposition, la confrontation avec le texte qui prend appui sur des strates plus profondes (sous-texte?). Avec Dans sa tête abaissée, la voix d’AGF vient prendre le relais d’une musique commençant volontairement à s’essouffler, à se perdre (se désincarner justement). Il redonne une chair et une existence nouvelle à cet espace sonore qui pourtant ne change pas, ne réagit pas à ce nouvel événement. C’est donc aussi au-delà du sens que, pour moi, le texte apporte, dans ce cas, “un corps” à la musique, quelque chose de profondément humain (dans le sens d’une “présence” humaine) et concret, élevant la musique. Toujours chez moi cette fascination pour les acteurs, pour ce qu’ils ont souvent de plus que les musiciens : une voix et un corps utilisés.

lundi 2 avril 2018

Les mots pour ne pas toujours le dire


Chaque langue, issue du passé et enrichie par les invasions, est toujours constituée de glissements de sens. Certaines expressions l'enrichissent, d'autres la réduisent. Notre époque n'a aucune raison d'échapper à la règle. L'artiste émergent serait-il un éphémère qui disparaîtra aussi vite qu'il fut lancé, produit Kleenex destiné au marché à court terme, ou représentera-t-il l'art officiel que certains modernes pensent actuel sans se rendre compte que la mode n'a d'intérêt que si on la fait et que l'actualité est un rideau de fumée qui n'a d'autre propos que d'enfumer le consommateur pour mieux manipuler ses goûts ? La musique actuelle n'a pas le temps d'arriver à la coda qu'elle est déjà dépassée par une autre lessive qui lave encore plus blanc. Défendons le noir !
La création s'oppose-t-elle à l'évolution, pensée réactionnaire qui laisserait croire à quelque génération spontanée, ou bien le statut d'œuvre d'art est-il devenu obsolète puisque chacun se rêve ou se croit artiste pour avoir pris les commandes de quelque application numérique ? Comme si un artiste avait le choix !
Downloader n'est que le terme anglais pour télécharger. Internet a révolutionné les échanges. Contrairement à ce qui fut annoncé, on n'a jamais tant écrit depuis l'avènement du numérique. Quant au piratage, Peer to Peer ou streaming, trois termes absents de la liste, n'est-il pas plus urgent de faire circuler les œuvres et les informations que de protéger les droits des auteurs, même si une rétribution est absolument nécessaire ? La culture n'a pas de prix. Emblématique du capitalisme sauvage qui amplifie les inégalités et rénove les mécanismes de l'exploitation de l'homme par l'homme, la filière musicale n'est rien d'autre qu'un marché parmi les autres, animé du même cynisme, vidant de leur sens les œuvres pour les transformer en produits.
Forwader, c'est faire suivre. Alors forwardons, forwardons, partageons, surtout les informations…
Au lieu de se diluer ou de se diviser, elles se multiplieront. Quant à l'improbable, c'est le réel. Tout est possible. C'est même certain. On souhaiterait pourtant plus souvent l'incontournable, la marque indélébile, le choc de la rencontre. Peu importe que l'on aime ou pas. Il y a un avant et un après. Encore faudrait-il que chacun sorte de la petite boîte où il s'est laissé enfermer. Les chapelles empêchent les grands mouvements de se réaliser et les indépendants de survivre à défaut de vivre. Ce serait ainsi jubilatoire si nous nous battions tous ensemble contre l'horreur et la stupidité, l'intolérance et la rivalité, non ? La mise en abyme est un chat qui se mord la queue. Est-ce une preuve d'immaturité, d'une grande souplesse ou la vue à long terme qui nous permet d'envisager le cosmos en nous ramenant à notre infiniment petite condition d'être humain ? La musique de niche est une bonne blague. Il n'existe plus aucun espace qui ne soit colonisé ou en passe de l'être. Les avant-gardes ont disparu avec le gros des troupes, faute aux professionnels de la profession de savoir encore reconnaître le bon grain de l'ivraie. On sème n'importe quoi, pourvu que les germes soient à la mode, actuels comme ils disent. Le bio est un marché juteux. Presque plus personne ne sait ce que signifie « faire sens ».
La normalité est devenue la norme. L'invention est mal vue. Les sourds ont gagné la première manche. Ce qui dérange est ignoré.
Heureusement les résistants n'ont pas d'autre choix que de continuer. Il faut vivre vieux, et debout ! Si le spectacle vivant s'oppose au spectacle mort, je rêve de faire se relever les zombies, pour que les révolutionnaires assassinés depuis la nuit des temps marchent sur les ruines d'une civilisation où la peau de chagrin est devenue si exiguë qu'on sera obligé d'inventer de nouvelles utopies pour continuer à partager la passion qui nous anime, dernier rempart contre la barbarie, avec l'espoir que nos sociétés, comme leurs langues, sauront se renouveler et éviter la catastrophe.
Il existe tant de nouveaux mots, certains plus gros que les autres. On aurait pu ainsi gloser sur parité, discrimination positive ou je ne sais quelle expression en vogue à la télévision et dans les grands médias. Les femmes, les homos ou les bronzés ont pourtant encore du chemin à faire avant que leur condition ne passe après leurs aptitudes individuelles. J'oublie les autres espèces que les uns comme les autres ne respectent aujourd'hui pas plus qu'ils ne se respectent eux-mêmes. Œuvrons donc pour inventer de nouveaux mots qui laissent entrevoir qu'un autre monde, plus juste et fraternel, est envisageable.
Jean-Jacques Birgé, compositeur touche-à-tout

Article thématique commandé pour le numéro 30 (2012) du Journal des Allumés du Jazz

vendredi 30 mars 2018

Claude Barthélémy, au large des pôles


Entretien paru fin 2006 dans le numéro 17 du Journal des Allumés du Jazz que j'ai mené sous la rubrique Pensez la musique aujourd'hui.

Si les mathématiques furent sous l'Antiquité considérées comme un art, pour certains la musique reste une science. Celui que l'on surnomma "la mitraillette" s'est affirmé au fil des ans comme un compositeur original, funky, sériel et prolixe. Le guitariste Claude Barthélémy, non content de jouer de la basse et du oud, a mené à la baguette dorée sur tranche deux ONJ et continue d'écrire pour des orchestres les plus divers, musique du monde ou contemporaine, voire les deux à la fois dans une théorie unifiée.

Dans ses Mémoires, Hector Berlioz écrit : « Me voilà donc passé maître sur ces trois majestueux et incomparables instruments, le flageolet, la flûte et la guitare ! Qui oserait méconnaître, dans ce choix judicieux, l’impulsion de la nature me poussant vers les plus immenses effets d’orchestre et la musique à la Michel-Ange ! »…

Quel qu'il soit, l'instrument de musique est un moyen efficace pour apprendre à se situer dans l'univers des sons. Cependant, selon telle ou telle configuration de ses techniques de jeu, chaque outil est marqué par ses facilités, difficultés, voire impossibilités d'accès ou d'enchaînement des hauteurs, nuances, attaques... Par exemple, faire un crescendo sur une note pour le piano.
Les facilités sont désignées par des termes en "-istiques", musique guitaristique, saxophonistique...
La découverte de, et l'habileté à se promener dans la musique, se font depuis l'instrument que l'on pratique, avec le plus souvent comme conséquence de percevoir comme "lointain" tout ordonnancement de sons peu aisé à exécuter sur l'outil. Le polyinstrumentisme oblige à multiplier les points de vue, à éprouver différentes perceptions de l'effort productif : il ne coûte rien aux cordes de ralentir le tempo pour répéter tel ou tel morceau peu aisé, ce qui n'arrange pas les vents qui ont tout de même besoin de respirer de temps à autre... L'idéal, si l'on se pique d'écrire pour orchestre, serait de n'avoir aucun instrument référent, ou bien de les avoir tous, deux infinis inaccessibles par définition. La vérité se situe comme d'habitude quelque part entre les deux, et, bravo Hector, être virtuose sur trois instruments est déjà tout à fait remarquable.
J'oserai cependant méconnaître "l'impulsion de la nature" qui opérerait un choix d'instrument poussant aux "plus immenses effets d'orchestre", car l'on sait bien que 1) la décision de pratiquer le tuba plutôt que le violon procède largement des données sociales initiales et de l'environnement du sujet, ne serait-ce que par la ou les musiques qui lui sont données à rencontrer. 2) je n'ai pas connaissance de basson, au hasard, qu'il suffirait de cueillir sur un arbre pour en jouer "naturellement".
Chapitre mauvais esprit : Michel-Ange étant devenu partiellement aveugle à la suite de la réalisation de la fresque du plafond de la Chapelle Sixtine, "une musique à la Michel-Ange" ne pourrait-elle pas être celle de Beethoven ? Ou peut-être Schumann ?

Y a-t-il quelque chose à voir ?

L'école ordonne : regardez ! Écoutez !... Mais, pour signaler un talent, on dit, il ou elle VOIT, il ou elle ENTEND TOUT !
À l'instar de la lumière blanche, somme de toutes les fréquences, la page blanche contient tous les sons, et ceux que l'on y dépose sont ceux choisis dans la rémanence de l'éblouissement, jamais la même - certains parlent aussi d'inspiration - l'étincelle au point exact de l'impertinente pertinence.

Dans tes compositions, existe-t-il des sons qui te manquent ?

(Hi hi ! En poussant à la limite, tiendrait-on pour musique une production sonore infiniment variée, sans mémoire, sans clôture ?) Composer consiste à se souvenir de ce qui n'existe pas encore, en rapetissant l'échelle jusqu'au micro détail. Quels que soient les objets sonores choisis, c'est l'ensemble de leurs RELATIONS qui constitue l'enjeu compositionnel : un, deux, trois, mille sons, mille bruits, mille notes, qu'importe ? L'agilité de l'orchestre en tout domaine (précision, variété de timbres, vélocité...) du plus grave au plus aigu, est le premier critère.
Rien ne me manque, j'est-ce-père juste garder le désir d'affiner sans cesse ma perception du fait musical, ne jamais oublier que la zique n'est jamais pure transe ou danse, voix ou chanson, de cour ou de rue... de la contempler plutôt que l'entendre ou l'écouter.
° Deux relations :
1) En deçà ou au delà de l'amour que je lui porte, le gamelan javanais m'intéresse non seulement pour la raison qu'il n'est pas tempéré, mais aussi parce que, à y écouter de près, les notes qu'il produit ne sont guère descriptibles en stricts termes de hauteur. Il interfère non les notes mais la distribution des harmoniques, subtilement actif dans le grain général du son de l'orchestre.
2) Pareil pour le oud : l'absence de frettes range les hauteurs en un continu dont c'est la dialectique avec les instruments à hauteurs discrètes qui en fait l'intérêt.

La dialectique peut-elle casser des briques ?

Projet : s'approprier toutes les briques-chapelles pertinentes afin de les dialectiquer impertinemment en cathédrale.

Le temps est-il élastique ?

Ce qui fait la force de la partition, c'est que le temps n'y existe PAS. Chaque page est contemporaine de n'importe quelle autre. Par extension toutes les partitions sont contemporaines. Quelle joie, lorsque après le concert des personnes viennent nous dire "mais vous n'avez joué que 20 minutes !" alors que le spectacle a duré cinq fois plus... Quel drame pas instantané de le sentir passer...
La matière crée l'espace, et l'espace est l'espace temps.
Il m'est arrivé de concevoir entièrement un morceau en un clin d'œil. Seule durée : celle de graphier une idée arrivée complète dans son développement, enserrée dans une boîte hors du temps (cf. Musique et architecture, I. Xenakis).
Et, dans un solo, je sais assez souvent la fin de la phrase avant de la commencer. "Au profond sommet du toit de l’âme, sur l’instant chaviré, serait-ce qu’il nous reste le temps de tourner l’esprit face au vent d’Ouest ? Méditer l’embrun, la vague, le phare, l’avenir... incertains ?" (Extrait de Tombola Planétaire, paroles et musique de C. Barthélemy orchestre) Alors OUI le temps est élastique, plastique, tout ce que l'on voudra. Je redis : composer consiste à se souvenir de ce qui n'existe pas en corps, à le désoublier.

mercredi 28 mars 2018

Inventer l'avenir, entretien avec Bernard Stiegler


Entretien avec Bernard Stiegler par Jean-Jacques Birgé et Jean Rochard, transcrit par Christelle Raffaëlli, paru début 2008 dans le numéro 21 du Journal des Allumés du Jazz.

Le philosophe Bernard Stiegler nous reçoit dans son bureau de l’IRI (Institut de Recherche et d’Innovation) dont les fenêtres donnent sur le Centre Pompidou où il est directeur du développement culturel. Nous l’avions connu directeur de l’Ircam, mais lors de notre entretien, nous apprenons son ancienne dévotion pour le jazz à l’époque où, jeune homme, il avait un club à Toulouse, période qui se soldera par son incarcération pour vols à main armée comme il le raconte dans son livre Passer à l’acte (Galilée). Ses deux derniers ouvrages, Économie de l'hypermatériel et psychopouvoir (entretiens chez Fayard) et Prendre soin : Tome1, de la jeunesse et des générations (Flammarion), abordent des sujets qui nous sont chers. S’appuyant sur ses recherches sur les nouvelles technologies et les usages qui en découlent, Bernard Stiegler pense que le capitalisme de production devenu capitalisme de consommation s’autodétruira à force de monopoles, de contrôles et d’uniformisation, engendrant une perte de la libido et donc du désir.

Jean Rochard : Qu'est-ce que la musique a apporté à l’humanité ?

Bernard Stiegler : Une première question pourrait se poser : “quand la musique apparaît-elle?”. L’humanité (mais tout le monde n’est pas d’accord là-dessus), existe depuis deux millions d’années si l’on appelle humain un être bipède qui produit des objets techniques. Si vous demandez aux préhistoriens, la musique a 40 000 ans. À s’en tenir à la documentation préhistorique, il n’y a pas auparavant de musique, ce qui est hautement problématique.

Jean-Jacques Birgé : Je tiens une bande directement d'André Leroi-Gourhan, enregistrée en Russie avec des os de mammouth...

BS: On assigne la musique au premier instrument de musique considéré comme tel, le rhombe en os, daté de 40 000 ans. Est-ce que ça signifie qu’il n’y a pas de musique avant? J’aurais tendance à penser qu’elle commence avec l’hominisation, il y a deux millions d’années, avec le travail pour être plus précis, avec la rythmologie du travail. On ne connaît pas de société humaine sans musique. Plus les sociétés sont anciennes, plus la musique semble être importante dans la relation sociale entre les individus. Aujourd’hui, paradoxalement, un de ses aspects majeurs est qu’elle est absolument partout. Mais dans quelle mesure constitue-t-elle encore une relation sociale ? Les conditions de diffusion dominent plus que la musique elle-même. La musique, en tant qu’objet temporel, pouvant envahir le temps qui est aussi une conscience vivante, a un pouvoir sur les êtres humains qui a été en partie agencé avec le cinéma et remplacé par lui: elle a comme le cinéma un pouvoir de capter le temps de l’attention humaine. C’est aussi sa fonction dans le travail, par ses capacités de coordination, de synchronisation des individus, de leur attention, de leurs gestes, etc. Elle possède aussi un pouvoir extatique, qui se traduit par ce qu’un grand anthropologue, Gilbert Rouget, appelle la transe. Elle seule offre ce pouvoir de sortir de ses gonds. En tout cas, elle a pu le faire pendant très longtemps. C’est en fait un objet extrêmement paradoxal parce qu’elle a un pouvoir à la fois de synchronisation et de contrôle, et de singularisation extrême. Le saxophone ne s’est pas développé grâce à l’armée par hasard - et ce n’est pas par hasard que l’armée a investi au XIXème siècle dans les cuivres comme moyen de contrôle non disciplinaire et par la pénétration des âmes. Albert Ayler est devenu musicien à l’armée, et ce n’est pas par hasard.

JJB: Depuis quelques décennies, on ne peut plus aller acheter un pantalon sans être massacré par la musique mais ce qui est bizarre en même temps, c’est qu’il semble qu’il y ait beaucoup d’acheteurs potentiels qui supportent très mal…

BS: De plus en plus de gens s’en plaignent et je pense qu’on va vers des décrochages à et égard. On ne peut jamais analyser la musique seule hors de son contexte. Je suis un adversaire de l’art pour l’art. Il y a cependant une époque où l’art pour l’art s’est constitué en réaction à l’instrumentalisation de la musique par la noblesse, par le clergé, par l’armée. Il y a eu un moment faste et beau de l’art pour l’art, mais on n’en est plus du tout là : aujourd’hui l’art est pour le marketing… La musique véritable, la musique en acte, si l’on peut dire, est une pratique de mise hors contrôle - y compris par les mêmes institutions et les mêmes dispositifs qui en font un dispositif de contrôle. Je ne suis pas croyant, mais il m’arrive quand même d’assister à des offices religieux et de me sentir sous le pouvoir de quelque chose qui me fait accéder effectivement à des états tout à fait anormaux. J’ai été un passionné de musique, mais vraiment archi-passionné, je rêvais de faire votre métier d’ailleurs à un moment donné.

JR: Pourquoi le dire au passé ?

BS: J’ai arrêté d’en écouter en prison - sinon à la radio : j’écoutais Le Matin des Musiciens. À l’époque où j’ai été incarcéré, la musique était pour moi absolument vitale. J’avais créé une sorte de bistrot jazz pour pouvoir y écouter de la musique tout le temps. J’y accueillais des musiciens, j’y faisais le “ DJ”, je considérais que mon métier était de faire découvrir la musique aux autres - tout en vendant de la bière. Je passais des heures dans les magasins de disques pour essayer de trouver de bonnes choses à faire écouter. C’était une période de ma jeunesse où j’avais une pratique de l’écoute rigoureuse. Puis j’ai arrêté, d’abord parce que je suis allé en prison, et que j’ai perdu presque toute ma discothèque, peut-être aussi parce que j’ai rationalisé la situation en me disant que de toute façon toute cette histoire du jazz qui m’avait complètement habité était sans doute un peu finie. À ma sortie de prison en 1983, il y avait encore disques magnifiques - par exemple, de Charlie Haden, Ballad of the Fallen, que m’a offert mon frère Dominique, mais j’avais l’impression que ce n’était quand même plus comme dans les années 60 ou 70 : pour moi ces années sont la grande époque du jazz moderne.

JR: Ça pourrait être une sorte de rapport d’addiction ?

BS : L’amateur est une figure du désir, et le désir est addictif. Quand vous vous retrouvez en prison sans vos objets de passion, c’est terrible, vous avez l’impression qu’on vous a arraché les bras, les jambes, la tête. Le pire pour moi, c’était la musique et l’alcool. Je ne pouvais pas commencer une journée sans me mettre un disque. Aujourd’hui, c’est totalement fini. Il y a bien là quelque chose qui est de l’ordre de l’addiction, mais c’est une addiction positive.
Pour revenir à votre question : la musique nous permet de sortir de nos gonds, elle permet à la fois le contrôle social et le passage hors contrôle. Elle est capable de produire en même temps de la synchronisation et du diachronique, c’est-à-dire de la singularité, de l’improbable, et de l’improvisation. La première musique que j’ai écoutée, c’était de la musique classique. Ma mère – dans ma famille, nous étions de condition modeste, comme on dit, mais mes parents, et surtout ma mère, faisait partie de ce monde populaire qui croyait à la culture et voulait que ses enfants soient bien éduqués – ma mère achetait ainsi des disques par l’intermédiaire de ce qui était alors la Guilde du Disque, et c’est ainsi qu’enfant, j’ai découvert, Schubert, Beethoven et quelques autres. Quant au jazz, je crois que j’ai commencé à en écouter en 64-65. C’était le début du free jazz, Coltrane était en pleine activité. J’habitais Sarcelles. Ce n’est pas très drôle d’habiter Sarcelles. Mais Sarcelles en écoutant Coltrane ou Mingus, c’est beau et grand, cela promet.

JJB : C’est une époque unique au niveau artistique en général et pour l’imagination.

BS : C’est vrai. Il n’empêche que je trouve que le jazz est à part. D’abord parce que cette musique est d’une qualité incroyable et littéralement miraculeuse. C’est une musique d’une très grande précision qui s’est inventée en très peu de temps. Il y a bien entendu aussi de belles inventions dans le rock, dans le rhythm and blues, mais dans le jazz, il se passe quelque chose d’incroyablement resserré, d’extraordinairement intense. C’est mon histoire : je vous restitue la chose comme je crois me souvenir de l’avoir vécue. Par ailleurs, un concours de circonstances a fait que je me suis retrouvé à habiter, après avoir quitté Sarcelles, à 300 mètres du Chat qui Pêche. Du coup, je me suis mis à rencontrer des musiciens, beaucoup de musiciens. C’est un peu après cette époque que j’ai monté mon bar musical à Toulouse, en étant passé par diverses aventures. De nos jours la musique est devenue un outil de contrôle extrêmement trivial. Autant les industries culturelles dans les années 40, même 30, aux États-Unis ont une grande inventivité, une grande intelligence, justement en matière de production et d’organisation de la production essentiellement américaine, autant aujourd’hui je pense que c’est la bêtise absolue qui domine de façon écrasante, non que les gens sont bêtes, mais on ne croit plus du tout à autre chose qu’au marketing.

lundi 26 mars 2018

GRRR allumé


À l'occasion des trente ans du label de disques GRRR que j'avais fondé début 1975, un article fut publié dans le n°14 du Journal des Allumés du Jazz de janvier 2006. Je le reproduis ici, prolongé des douze années qui nous mènent à aujourd'hui, donc 43 ans et encore presque toutes ses dents. Cette petite chronologie est loin d'être exhaustive en regard des 2000 pièces composées pendant cette période :

Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer
Guillaume d’Orange

En 1991, sur le livret du cd Urgent Meeting, la chanteuse Dominique Fonfrède citait Raymond Queneau : « Je suis inculte parce que je n’en pratique aucun et insecte parce que je me méfie de toutes. » 2006, une grande sauterelle, criquet bonne conscience photographié à 1500 mètres d’altitude, orne la pochette virtuelle de Ça ira, rencontre improbable entre les musiciens du Drame et le chanteur maoré Baco. Cinq ans séparent la prise de son instrumentale de l’enregistrement de la voix : « D’un côté les riches, les pauvres apôtres. Couchés, à la niche, mais pas dans la vôtre… Ça remue, ça ne bouge pas. Je suis nu, est-ce que ça ira ? Ça ira ça ira ça ira ça ira… » La musique n’a pas de frontières, elle n’aurait pas non plus d’époque. Bernard Vitet dit que leur musique n’a rien de moderne, puisqu’elle n’est pas à la mode. Millésimée.

Encore un anniversaire : en août prochain (nous étions donc en 2006), Un Drame Musical Instantané fêtera ses 30 ans. À force d’inventions polymorphes, de révoltes post-adolescentes et de persévérances, le groupe fondé à l’origine par Jean-Jacques Birgé, Bernard Vitet et Francis Gorgé est devenu une référence. « Serait-ce le sillon où se grave la vierge ou le microsillon poussiéreux des concierges » : Brigitte Fontaine, cette fois dans Opération Blow Up. L’histoire du Drame est traversée de chansons.
1976 : drame se réfère à la forme théâtrale de la musique, instantané réfute le concept d’improvisation au profit de celui de composition instantanée. L’article indéfini souligne l’unicité de chaque manifestation. En italien, melodrama, drame musical, signifie opéra.
1977 : Trop d’adrénaline nuit, Un D.M.I. relance la vague du ciné-concert. Un texte inédit du cinéaste Jean Vigo, Au pied de la lettre, préfigure la suite. Vingt-six films au répertoire !
1980 : Rideau ! Le Discours de la Méthode les pousse à composer avec les éléments constitutifs du studio : multipistes, effets électroacoustiques… Le loto arabe égrène ses chiffres mystérieux.
1981 : le trio forme un orchestre de quinze musiciens qui durera six ans. Obligés d’écrire. Musique à propos : lorsqu’il s’agit du trio, Francis Gorgé ajoute « … de chambre » ! Des chansons apparaissent.
1982 : L’invitation au voyage. Baudelaire, Duparc.
1984 : L’homme à la caméra de Dziga Vertov. Didier Petit s’accompagne au violoncelle. Geneviève Cabannes pose sa contrebasse. Vitet interprète le savant Cosinus.
1985 : Carnage, Birgé chante Rangé des voitures. Une fiction strictement vocale se nomme Passage à l’acte. Chez GRRR, sortiront également les albums d’Hélène Sage, Michèle Buirette, le trio Pied de Poule, où les chansons occupent l’espace.
1987 : L’hallali, premier cd, rassemble des chansons et un opéra-bouffe avec chanteurs d’opéra, acteurs et vocodeur. L’Ensemble de l’Itinéraire accompagne Martine Viard et Louis Hagen-William sur un livret du dessinateur de BD Régis Franc.
1990 : On saute les étapes. Une fois de plus, la voix hésite entre la mélodie et l’expérimentation échevelée. Le K avec Richard Bohringer écope d’une nomination aux Victoires de la Musique. C’est Walt Disney qui gagne.
1991 : Kind Lieder, première tentative de briser le moule des musiques confidentielles. Le percussionniste Gérard Siracusa rejoint le trio pour ces « 9 chansons qui font mal ».
1992 : Gorgé quitte l’orchestre, alors qu’ils viennent d’adapter à la scène le disque Let my Children Hear Music de Charlie Mingus, en reprenant des extraits de son roman, Moins qu’un chien.
1993 : Crasse-Tignasse, dont les paroles ont été traduites par Cavanna, remporte un beau succès avec ses « 9 chansons pour les enfants qui aiment avoir peur ». Auvidis est racheté par Naïve qui envoie toute la collection au pilon. Confort de l’indépendance !
1994 : Sarajevo Suite, Dee Dee Bridgewater accompagnée par le Quatuor Balanescu interprète la Prière de Sarajevo mise à musique par Vitet et Birgé. L’ensemble de l’album s’articule autour des poèmes d’Abdullah Sidran, le scénariste de Papa est en voyage d’affaires et du Temps des Gitans.
1996 : Elsa, la fille de Jean-Jacques, a 11 ans lorsqu’elle chante Vivan las Utopias ! sur le Buenaventura Durruti de nato. La chanson libertaire figure sur Le Chronatoscaphe qui vient de sortir.
1997 : Birgé et Vitet enregistrent Carton. Sur le cd-rom, un jeu interactif correspond à chaque chanson. Tentative de renouveler la chanson française.
1999 : Aki Onda demande à Birgé d’assurer la direction artistique de Un petit tour, un album tendre, tout en français. En japonais, les mots d’amour n’existent pas.
2000 : Machiavel live, photo !
2005 : Envoûtés par la voix de Baco, Birgé travaille à la direction artistique de son prochain album, arrangeur Vitet. Baco est né à Mayotte, seule île des Comores restée liée à la France. Sa démarche, entre reggae, Afrique et rock, est unique. Jusqu’à l’âge de 11 ans, il court dans la forêt pieds nus, avec un arc et des flèches. Il est auteur, compositeur, joue de la guitare, gère son studio, et il continue de courir. Pour Les Actualités, Birgé ajoute des paroles à une improvisation enregistrée cinq ans auparavant avec le guitariste Philippe Deschepper et DJ Nem. Vitet y joue de la trompette sans embouchure tandis que Birgé est au sampleur. Baco a entière liberté. Les œuvres du Drame réfléchissent l’esprit collectif. Solidarité qui dépasse largement le cadre professionnel. Une manière de vivre. De se révolter, à plusieurs. De mordre. GRRR.

Je reprends là le fil de l'histoire :
2007 : Établissement d'un ciel d'alternance. Je sors le duo avec Michel Houellebecq que nous avions enregistré en 1996, avant son explosion de notoriété, et créé à la Fondation Cartier pour le 10e anniversaire des Inrocks. À mon goût c'est ce que Michel a fait de mieux. Sa voix est superbe, je l'accompagne essentiellement au clavier. Sans budget de communication, l'impact n'est pas à la hauteur de nos espérances. De toute manière les ventes de poésie sont cent fois moindres que les romans.
J'abandonne la production de disques au profit d'albums en écoute et téléchargement gratuits sur le site drame.org. Cela coûte beaucoup moins cher et le rayonnement est au moins dix fois plus important qu'avec les albums physiques. Michèle Buirette sort tout de même trois CD de chansons entre 2005 et 2016, et Hélène Sage s'offre une Échappée Belle en 2010. Je me concentre sur le site où sont parus à ce jour 74 albums inédits pour un total de 142 heures en 966 pièces ! Les enregistrements couvrent la période de 1965 à nos jours. Je numérise les archives, mais dès 2006 ce sont 34 nouveautés qui paraissent avec Ève Risser, Yuko Oshima, Pascale Labbé, Didier Petit, Étienne Brunet, Éric Échampard, Nicolas Clauss, Sacha Gattino, Antoine Schmitt, Vincent Segal, Birgitte Lyregaard, Linda Edsjö, Antonin-Tri Hoang, Ravi Shardja (Xavier Roux), Alexandra Grimal, Edward Perraud, Fanny Lasfargues, Sylvain Kassap, Bass Clef, Pierre Senges, Joce Mienniel, Pascal Contet, Sophie Bernado, Médéric Collignon, Julien Desprez, Cyril Atef, Samuel Ber, Amandine Casadamont... Parallèlement je publie deux romans augmentés et des applications sur tablettes avec le collectif des Inéditeurs.
2017 : Le désir de fabriquer de beaux objets me taraude. Ainsi, avec la chanteuse danoise Birgitte Lyregaard et le polyinstrumentiste Sacha Gattino, nous produisons un nouveau CD, Long Time No Sea, sous une magnifique pochette d'Étienne Mineur. Comme souvent, les ventes ne suivent pas les articles dithyrambiques, mais aujourd'hui plus personne ne vend de disques, si ce n'est à la fin des concerts lorsque l'enregistrement restitue ce que le public vient d'applaudir. Pendant ce temps-là le label autrichien Klang Galerie sort les vinyles du Drame en CD, d'abord Rideau ! et À travail égal salaire égal ; les autres suivront à raison de deux par an. Le Souffle Continu aborde ma préhistoire en vinyle avec Avant Toute, duo de 1974 avec Francis Gorgé, et DDD commande des remixes de L'homme à la caméra à divers musiciens en plus de celui de Thurston Moore.
2018 : J'enregistre demain avec Antoin-Tri Hoang la dernière séance d'un projet initié il y a dix ans. Il me tient très à cœur et donne tout son sens à ce petit récapitulatif, voire le prolonge ! Même si une quinzaine de musiciens y participent, c'est le premier album sous mon nom seul. Ce n'est pas ce qui m'importe ni m'excite, mais cela correspond au concept de l'album qui devrait sortir en CD avant l'été. Je préfère vous réserver la surprise, elle est de taille !

mercredi 21 mars 2018

Les silences de Vercors


Silences date de 1937 et les vingt aquarelles de La nouvelle clé des songes de 1934. J’ignore comment ces deux livres de Jean Bruller se sont retrouvés dans la bibliothèque de mon père. Peut-être était-ce lié à ses activités d’agent littéraire ? La littérature occupait une bonne place parmi les dizaines de métiers qu’il avait exercés. Après la guerre, il fonde et dirige la Collection Métal (romans d'anticipation) avec Jacques Bergier. Contrebandier avec Eric Losfeld, il passe des livres pornos en Belgique. Agent littéraire, il lance Frédéric Dard (San Antonio) et Robert Hossein, il a les droits du Salaire de la Peur et de Fifi Brindacier, il est l'agent de Michel Audiard, de Marcel Duhamel et de sa Série Noire, de Francis Carco dont il produit les pièces. Il fait tourner Pierre Dac avec qui il s'amuse énormément mais c'est le bide absolu. Il finit par faire faillite en produisant la comédie musicale Nouvelle Orléans avec Sidney Bechet, Mathy Peters, Pasquali et Jacques Higelin dont c'est le premier rôle au théâtre. Il me terrorisait lorsqu’il rentrait sur scène en hurlant, déguisé en Indien, tandis que j’avais le privilège de l’enfance de boxer sur les genoux de Sidney et de souffler dans son soprano. La suite est une autre histoire.


Avant d'entrer en résistance et de publier clandestinement Le silence de la mer en 1942, écrit l'année précédente, l’écrivain Vercors avait été le caricaturiste Jean Bruller. Je ne l'ai appris qu'en 1983 lorsque nous avons choisi le Rêve de l'incompétence inopportune comme pochette du deuxième disque du grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané, Les bons contes font les bons amis. Recherchant l'autorisation de Jean Bruller, je tombai sur Vercors ! Symbole de la résistance à l'occupation nazie, pacifiste prônant la résistance civile, compagnon de route du Parti Communiste jusqu'à l'invasion de la Hongrie en 1956 (nationalité de son père), cofondateur des Éditions de Minuit alors clandestines, Vercors avait eu une autre vie, avant. La guerre a tout changé, son mode de vie, sa conscience, son métier. Il est devenu écrivain. Et là encore, il y a deux Vercors, le résistant (Le piège à loup, Armes de la nuit, La puissance du jour, Les yeux et la lumière, La bataille du silence) et l'humaniste (Les animaux dénaturés, Sylva, la traduction de Pourquoi j'ai mangé mon père de Roy Lewis...).
En 1990, Rita Vercors m'écrivait en parlant de lui, « mon mari - Vercors et Jean Bruller », et lui signait simplement Bruller. Il mourra un an plus tard à l'âge de 89 ans. Invité à l'émission Apostrophes, comme Bernard Pivot lui demande pourquoi il n'est jamais passé à la télévision depuis trente ans, Vercors lui retourne ironiquement la question. C'est un homme intègre, un philosophe qui défend ses idées par le biais de la littérature. Chargé d’établir la « liste noire » des écrivains collaborateurs, il plaide pour la responsabilité de l’écrivain. N’acceptant pas l’intransigeance partisane d’Aragon et ne voulant plus jouer le rôle de la « potiche d’honneur », il démissionne de la présidence du Comité National des Écrivains. Il s’éloignera de toute participation à la vie publique tout en restant fidèle à ses idéaux, s’engageant contre la guerre du Vietnam, après avoir été l'un des signataires de l’Appel des 121 réclamant le droit à l’insoumission pendant la guerre d’Algérie. La qualité des gravures est exceptionnelle, les couleurs banalisées par notre journal en noir et blanc tranchent avec les impressions habituelles. Bruller les réalise chez lui, à Villiers-sur-Morin au cours de l'été 1937, et précise que « le tirage, dépendant des loisirs de l'artiste et de son courage, s'est fait par tranches... ». Un dernier détail dont je me souviens, c'est la taille de ses oreilles, je n'en ai jamais vu d'aussi grandes.

Article paru à l'origine dans le numéro 17 du Journal des Allumés du Jazz en octobre 2006

lundi 19 mars 2018

Quel soin accordez-vous à votre image scénique ?


Dernier chapitre de La Question publiée à l'origine dans le n°20 (octobre 2007) du Journal des Allumés du Jazz. Les musiciens Sophie Agnel, Daevid Allen, Franck Amsallem, Guillaume de Chassy, Denis Colin, Pablo Cueco, Santi Debriano, Bruce Gertz, Hugh Hopper répondirent à ma question "Quel soin accordez-vous à votre image scénique (costume, gestuelle, relation aux autres musiciens et au public) ?".

Dès lors que les musiciens sont sur scène, ils produisent aussi une image. Le concert est un spectacle qui donne à voir. Les captations vidéo sont souvent cruelles pour celle ou celui qui l'oublie. Au delà des notes, l'intimité de l'artiste se dévoile par des petits riens qui contrastent souvent avec son œuvre. La théâtralisation peut insister sur ses intentions. Son absence est un leurre. L'image est omniprésente.

Sophie Agnel, pianiste
Dans une loge avant un concert. Quatre musiciens dont une musicienne, moi. Nous allons jouer dans quinze minutes. Je regarde ces trois hommes changer de chemises : elles sont belles, certaines colorées, d'autres très chics, d'autres à fleurs, d'autres me paraissent beaucoup moins jolies que celles portées dans la journée... Certains me demandent de choisir entre celle-ci et l'autre apportée au cas où. Je suis déjà habillée, je l'ai fait à l'hôtel et resterai comme ça jusqu'au retour à l'hôtel. Je me regarde dans la glace rapidement pour me mettre du rouge à lèvres pendant que les hommes discutent. J'enlève ma bague qui m'empêcherait de jouer. Dans une loge avant un concert. Deux musiciennes. Nous allons jouer dans trente minutes. Séance d'essayage et de rigolade. "Et comme ça, je ressemble à qui, comme ça ? Et maintenant ? Ha ha ha ha hi hi.... Tu me prêtes ton truc là ?..." Nous allons entrer sur scène jouer la même musique. Mais j'imagine ce que le public voit : deux femmes musiciennes.
Nous rentrons sur scène. Une heure de son sans penser au paraître. On dit qu'on ne voit pas mon visage... Ça ne fait rien. Ceux qui veulent s'accrocher à quelque chose ont de quoi voir. Les bras, les pieds, les objets dans le piano... Le concert se termine. Seul moment de face à face et sourire avec le public et les musiciens.

Daevid Allen, guitariste et chanteur
En ce qui me concerne, je pense que lorsque j'apparais sur scène face au public mon corps et mon apparence font partie de mon expression artistique. Je conçois mon corps comme un champ des possibles.
Je peux choisir d'essayer d'attirer l'attention ou de me rendre invisible et toutes les variations entre ces deux pôles. Mes vêtements peuvent vibrer en sympathie ou être sensibles à la lumière, ou ils peuvent réduire ses effets. Ils peuvent porter des mots, des images, des poèmes, des paroles de chanson. Certains interprètes portent des vêtements chers ou font comme moi...
rivalisant d'ingéniosité pour trouver des manières bon marché d'avoir l'air différent. Le choix existe également toujours d'arpenter une rue sans rien changer sinon l'image que l'on projette de quelqu'un qui ne fait aucune distinction entre la ville et la scène. En étant le même. Mais une fois que l'on est sur scène on marque une différence visible. Votre présence permet aux gens de projeter sur vous leurs idées et leurs fantaisies. Ils sont généralement si loin de votre réalité que vous pouvez vous en amuser.
Daevid Alien !

Franck Amsallem, pianiste
J'ai assuré tellement de "gigs" alimentaires, où il fallait bien s'habiller, que mon souci, aujourd'hui, est de ne porter ni veste ni cravate sur scène. Presque toujours, je suis vêtu de couleur sombre, avec un jean noir, parce que, selon moi, tout le reste relève du show-biz, qu'il s'agisse de la djellabah d'Archie Shepp ou de la tenue "boy scout" d'un Gerry Mulligan - pantalon gris, veste bleue. Avant tout, je souhaite que les gens m'écoutent sans attacher d'importance à ma tenue...

Guillaume de Chassy, pianiste
En concert, je pense que la musique se suffit rarement à elle-même, a fortiori lorsqu'elle est exigeante et complexe comme est le jazz. Cela demande une vraie réflexion de la part des musiciens vis-à-vis de leur attitude scénique : comment se vêtir ? Comment se comporter avec ses comparses ? Comment parler au public ? Un artiste élégamment vêtu, pour qui le concert est autre chose qu’un chouette moment entre potes, destiné à une poignée d’initiés, gagne en retour l’adhésion et le respect de son auditoire. Il ne s’agit pas, bien-sûr, de tomber dans la démagogie ni de transiger sur le propos musical, mais bien de rendre ce propos plus intelligible, en "prenant les gens par la main" et en tâchant de ne laisser personne sur la touche. Musique complexe ne doit pas être synonyme de musiciens repliés sur eux-mêmes, dans une bulle inaccessible. Je n’oublierai jamais ce concert où Herbie Hancock est arrivé, sapé comme un prince, pour nous parler de la chanson I Love You de Cole Porter, en tapotant la mélodie à un doigt sur son piano. En trente secondes, il avait mis 4000 personnes dans sa poche. Ensuite, il nous a embarqués sans effort avec son trio dans la version la plus extra-terrestre de ce standard : vingt minutes de folie furieuse, d’extrême complexité et de prises de risques jubilatoires : nous n’avons pas décroché une seconde…

Denis Colin, clarinettiste
Le costume, j'en ai d'abord besoin pour moi. Un différent sur scène et hors scène. Pour me préparer avant la scène et ne plus être en scène après. Sa nature n'est pas forcément spectaculaire. Je n'ai rien théorisé sur le sens que pouvait porter en lui tel ou tel costume. Cependant, je ne me présente pas en boubou ni en maillot de bain ou en tenue militaire. À force d'éliminer tout ce que je ne porte pas, j'arriverai peut-être à cerner l'image de mes costumes. Pendant une période, j'ai mis des costards alors que je n'en portais pratiquement jamais à la ville. En laine ou en lin. Sans gilet ni cravate. J'en ai eu assez. J'utilise en ce moment volontiers une veste en coton sur un t-shirt (couleur variable) et un jean noir. Les pompes sont bordeaux. Un truc plus décontracté que le costard. J'ai recyclé mes costards en les portant avec plaisir à la ville. En toute décontraction. Il y a les fringues que l'on porte et comment on les porte. On les porte d'autant mieux qu'elles correspondent à quelque chose en nous, mais on n'a pas toujours le recul ou l'initiative ou l'idée qui nous permettra de sortir du geste habituel et plus ou moins inhibé. J'écoute très facilement les remarques que l'on me fait. Je viens de loin, quand je regarde mes photos de scène d'il y a une trentaine d'années...
Il y a tout d'abord une gestuelle qui vise à trouver mes repères sur le plateau du jour : ma clarinette basse, le couvre-bec, l'anche, la position des micros, celle des autres musiciens, voire celle du pupitre. Je note tout de suite la jauge de la salle. Si j'estime qu'il y a trop de bruit pour commencer, j'attends. Parfois, c'est peine perdue (le cas extrême : un festival en plein air pas loin de l'aéroport à Milan !). Ma gestuelle est guidée par mon acte musical. Je me tords, me redresse, lève une épaule, grimace, le tout guidé par un équilibre entre inspiration et écoute d'un côté et le rapport à l'instrument de l'autre. Alors que depuis des lustres je jouais de trois-quart face, je préfère maintenant me positionner de face. J'aimerais m'émanciper de la fixité des micros, mais je n'ai pas encore trouvé de solution technique satisfaisante avec les cellules fixées sur l'instrument.
La gestuelle peut être utilisée pour communiquer entre musiciens. Entre les pièces musicales on s'adresse au public. Je porte de plus en plus d'attention à ces instants qui permettent de prendre contact différemment avec le public, d'alléger le rapport. Après tout, la situation de "concert" n'a rien d'évident. Certains la jugent d'ailleurs périmée. Moi pas. Lorsque je m'adresse au public je dois lutter contre le sentiment de me répéter. Cette peur peut me faire louper ce que le public réclame : apprécier sa décision de s'être déplacé jusqu'à la salle de concert, mieux connaître ce qui anime les musiciens, aimer ce moment. Des présentations sont nécessaires.

Pablo Cueco, percussionniste
Aussi étonnant que cela puisse paraître, je soigne mon image. Enfin, autant que possible. Par exemple, j'ai des vêtements spécifiques pour chaque occasion. J'ai même ces derniers temps établi un barème assez précis. Pour les concerts avec cachet au tarif « club », tee-shirt noir ; au tarif "gros club", tee-shirt noir propre ; au tarif « festival », chemise ; au tarif "gros festival", chemise propre... Il va de soi que pour les créations la chemise est neuve et que pour les créations « petit budget » le tee-shirt noir est également neuf. Pour les concerts avec chemise, j'agrémente parfois, selon l'humeur et le contexte musical, d'une cravate colorée. J'ai d'ailleurs un sponsor, la maison Steval Valor (18 rue Pastourelle), qui me fournit gratuitement des cravates remarquables (c'est-à-dire qui se remarquent facilement).
Ma mère pense que ça ne me va pas du tout. Elle a sans doute raison, mais c'est un mal nécessaire. En effet, si on observe les musiciens qui "réussissent" (ceux qui gagnent plus d'argent que moi, par exemple) on constate que le mauvais goût vestimentaire ostentatoire est leur principal signe distinctif. Pour les relations aux journalistes, aux institutions, aux programmateurs, cela semble même être un argumentaire indiscutable. Certains disent par exemple que l'usage du pantalon moulant de cuir noir convainc immédiatement le directeur de salle ou de festival du bien fondé de la démarche de l'artiste. Peut-être peut-on y voir l'expression de quelques fantasmes secrets, réincarnés dans le jazz culturel : le gros vase et le petit pot, la botte et le balai, le petit chaperon rouge et le crocodile de l'est, la belle d'un jour et la bête d'un soir... Pas besoin d'en dire plus, ils risqueraient de se reconnaître... Partant de ce navrant mais bien réel constat, j'essaie, par l'usage de la cravate de provoquer une hausse artificielle, mais la plus substantielle possible, de mes revenus. Bon, direz-vous, mais pourquoi la cravate ? Par quoi, ou par qui, s'est imposé ce choix ? C'est simple, une fois décrit le phénomène, il faut se l'approprier, l'arranger, le "mettre en musique"...
En effet, une tentative trop voyante est immédiatement vouée à l'échec, c'est connu. Et puis, que dire de ceux qui, par des artifices misérables tentent leur chance sur ce même terrain, mais sans la réussite ? Le ridicule nous guette à chaque pas ! Mais, Il faut aller jusqu'au bout ! Un costume, même coupé dans une étoffe réputée noble, ne fait pas la star. Surtout s'il vient d'une démarque à bas prix. De la radicalité, que diable ! Mais rien ne serait pire qu'une excentricité que personne ne remarquerait. Il faut donc rester dans le raisonnable et adapter, ou peut-être s'adapter. C'est pour cela que j'ai choisi un espace relativement réduit en surface et en investissement - la cravate - mais bien placé - juste sous le visage - pour mettre en scène mon désir de réussite sociale. Pour le reste, j'accorde une grande importance à la relation au public. Elle passe pour moi avant tout par le projet musical et la justesse de l'engagement de l'artiste. Le problème avec ce genre de déclaration, c'est que tout le monde pourrait la faire. Il faudrait donc préciser. Mais je ne pourrais éclairer les différences que par la comparaison et donc sans dire du mal de certains de mes collègues. Ici, je m'arrêterai donc.

Santi Debriano, contrebassiste
J'essaye de projeter une image décontractée mais élégante. Impossible de jouer en costume, cela m'emprisonne trop. Je préfère une tenue correcte et légèrement "tendance". Je ne joue plus souvent en jeans et en t-shirts, comme j'avais l'habitude de le faire à la fin des années 70 et dans les années 80. Vis-à-vis du public, je pars du principe que plus il sera "bon", meilleure sera notre prestation. Le public porte une certaine responsabilité dans la réussite d'un concert... Nous avons besoin de l'écoute attentive de notre public pour donner le meilleur de nous... Je demande aux musiciens qui jouent avec moi d'être au sommet de leur art. Pas question de planer ni d'être saoul. Une tenue correcte, une compréhension de ce qu'est le langage du jazz et des rythmes latins, une capacité à être créatif musicalement parlant. En tout cas, lorsque je joue avec d'autres musiciens, c'est le langage du regard qui prévaut.

Bruce Gertz, contrebassiste
Nous sommes avant tout des professionnels. Porter des costumes n'est pas nécessaire, en revanche avoir une apparence à la fois élégante et décontractée me paraît être un "plus", avec pourquoi pas un blouson de sport en certaines occasions... Je choisis délibérément la couleur dans mon aspect vestimentaire, une touche artistique... Et puis j'adore plaisanter avec le public et les autres membres du groupe. On est là aussi pour passer un bon moment, et une dose d'humour nous donne davantage confiance dans l'image que nous projetons.

Hugh Hopper, bassiste
Quelle drôle de question !
Je pense essentiellement à la musique lorsque je suis sur scène. Je suppose que la seule pensée concernant mes vêtements est de m'assurer qu'ils ne sont pas trop vieux, sales ou tristes...

mercredi 14 mars 2018

Le Grand Phylactère


Les dessinateurs humoristiques jouent sur les mots. Ils font passer la douleur en désignant l’objet de leur ressentiment. Les maux sont soulignés à dessein, l’essaim est destiné à démo. Ça pique, ça mord, ça pince, ça tord, ça rince, ça tape, ça va, ça vient. En tracer les contours, invoquant le sens interdit, unique ou giratoire, fait oeuvre de salut public, pour peu que la langue soit de bois, des arbres qu’on abat.
Les dessinateurs humoristiques ne sont pas des saints. Ils font grincer les dents, ils font danser les grains, du sablier de ta peur au tablier de sapeur. La gastronomie vient au secours du tueur poète qui l’aime gribiche ou trop grillée. La fraise ramenée au gras double provoque l’allégresse à plateaux. Pané et frit, dans la poêle qu’on tient dans la main, le free jazz n’autorise que les excès, du poil à gratter au crin du pinceau. Quel dommage de raser celui qu’on a sous les bras s’il donne les sels colorés qui ravivent le ton à l’unilatéral !
Les impatients gribouillent, les rêveurs laissent traîner leur plume, les révoltés la trempent dans le sang, l’assèchent dans les cendres. Tous pourtant transpirent, d’sueur saine, graissant les pages où sont autorisés les abus de langage, avec ou sans légende. Des siècles gravés dans le bois où Victor Hugo fixa son encrier avec du fil de fer.
Les dessinateurs humoristiques parlent des seins en regardant les leurs dans la glace, mais sans tain ne peuvent être les siens, si ce n’est lui c’est donc son frère, pleuvent de douces châtaignes. Ils se retrouvent donc autour d’une table pour savourer l’inceste avec leurs doigts, dégommant, taillant la serpe, recommençant sans cesse, jusqu’à l’épure, la ligne claire ou la torture. Les nôtres agissent en bande, en bande organisée, un pour tous, tous pour un, au refuge des canards, trempant le sucre dans le café et le petit beurre dans le vin rouge. Dans la mare on s’ébroue, en s’aidant de rames de papier, là où c’est si profond qu’il faut prendre le temps pour regagner la plage.
Les dessinateurs humoristiques suscitent avec simplicité. Le contraire d’une association d’idées, un rendez-vous de malfaiteurs. L’esprit mal tourné, la plume acérée, le trait assassin, ils sont vengeurs masqués derrière leurs créatures imaginaires. Elles nous ressemblent tant, Golems à l’encre de Chine, à la mine de plomb, au feutre mou, qu’on les prend pour les vrais et ceux qu’ils raillent passent au rayon des clones, tristes et sinistres comme un conseil de ministres.
Dessinateurs humoristiques, crachez sur nos tombes, dévoilez nos femmes, entretuez nos hommes, rappelez nos enfants, sonnez le glas de cette logorrhée, fouettez la crème, faites des bulles, raturez nos pages, graffitez les chiottes, souillez les nappes, rendez l’impossible au réel et vomissez l’horreur dans un éclat de rire !

Article paru à l'origine dans le numéro 16 du Journal des Allumés du Jazz en juillet 2006.

lundi 12 mars 2018

Quel est le meilleur support (le meilleur vecteur médiatique) pour diffuser ce que vous aimez ?


Nouveau chapitre de La Question publiée à l'origine dans le n°18 (janvier 2007) du Journal des Allumés du Jazz. Je m'adressais cette fois à des journalistes et un producteur pour connaître quel était le meilleur support (le meilleur vecteur médiatique) pour diffuser ce qu'ils aiment. Répondirent Philippe Carles, Bernard Coutaz, Frédéric Goaty, Franck Mallet, Francis Marmande, Stéphane Ollivier.

Serait-ce le sillon où se grave la vierge ou le microsillon poussiéreux des concierges ?
(Brigitte Fontaine, in Un Drame Musical Instantané, Opération Blow Up, GRRR 2020, disponible aux Allumés)

Depuis l'invention du premier système de reproduction de musique enregistrée en 1877, les modes de consommation de la musique ont beaucoup changé. Jusque-là, seule existait la musique vivante. Le public pouvait chanter les airs à la mode grâce aux petits formats, paroles et partitions distribués dans la rue. Les orchestres tenaient le haut du pavé. Le rêve de Charles Cros concrétisé par le phonographe d'Edison, le cylindre de cire de Bell et Tainter, le disque et le gramophone de Berliner provoquèrent une véritable révolution culturelle à l'échelon mondial. En 1947, le disque vinyle tournant à 33 1/3 tours par minute, plus solide, plus fidèle et offrant une durée d'enregistrement plus longue, détrône le 78 tours. Deux ans plus tard, le 45 tours propose deux ou quatre titres, mais sa durée le cantonne aux chansons. La cassette, le mini-disc puis le lecteur mp3 seront les formats nomades successifs. Inauguré en 1982, le CD, avec une durée accrue, une solidité apparente et une meilleure qualité que le vinyle, semblera pour certains le support idéal à la reproduction de qualité, tandis que nombreux amateurs regretteront l'abandon du culte de l'objet.
La transition se fit de manière abrupte, avec la même brutalité que le passage de la VHS au DVD. En un an, les anciens supports disparurent des rayons des magasins. Chaque fois, les marchands attendent la saturation du marché pour lancer un nouveau format, annoncé comme qualitativement tellement supérieur à son prédécesseur.
Avec le développement des nouvelles technologies, la possibilité d'une copie absolument identique à l'original devient accessible à tous les consommateurs. Les majors auront beau jeu de dénoncer cette "piraterie" pour justifier le déplacement de leurs investissements. Le téléchargement par Internet devient le système à la mode, même si, pour la première fois dans l'histoire du disque, l'évolution marque une régression qualitative. Le mp3 utilise en effet une compression des données qui se débarrasse des sons "inutiles", entendez par là les détails dont justement tous les audiophiles sont friands. On peut imaginer que des formats plus fidèles seront bientôt proposés. Mais le projet de mutation ne s'arrête pas là. Le téléchargement n'est qu'un système intermédiaire.

Il y a la règle, et il y a l'exception. Il y a la culture qui est la règle, il y a l'exception qui est de l'art. (Jean-Luc Godard, Je vous salue, Sarajevo, édition ECM avec un livre illustré de 120 pages et 4 courts-métrages)

Vous ne possédez aucun support autre qu’une machine de réception (un peu comme la radio ou Internet) et de diffusion (ampli et haut-parleurs, ou casque), plus un téléphone portable. Votre téléphone est une télécommande qui vous permet d’interroger à distance une médiathèque centrale et de commander ce que vous souhaitez écouter à l’instant où que vous soyez (A.O.D., Audio On Demand). Une liaison sans fil (wi-fi) vous offre la possibilité de diffuser ce flux sur le système de diffusion le plus proche de vous. Vous payez une somme modique à l’unité ou un forfait permettant de rétribuer les ayant-droits. Les informations relatives à l’enregistrement vous sont envoyées sur votre téléphone portable ou sur un écran situé à proximité. Prochaine étape, la greffe d’une puce (une pour chaque oreille ?) vous évite de transporter tout ce matériel encombrant et vous permet d’envoyer l’information à un groupe de personnes pouvant vibrer en sympathie sur la même longueur d’onde !
Ce n’est pourtant qu’un retour en grâce de la radio, mais à la demande, chacun pouvant composer son propre programme et l’envoyer à qui le souhaite. On pourrait y voir une sorte d’évolution mêlant webradio et podcasting (baladodiffusion par téléchargement automatique de fichiers audio ou vidéo sur ordinateurs personnels ou baladeurs numériques à l’initiative des utilisateurs).
Évidemment, les amateurs de beaux objets, ceux qui aiment tenir dans leurs mains un livret ou en regarder les images confortablement assis sur le canapé ou couchés dans leur lit, seront frustrés. Aussi des kits d’impression et de façonnage seront proposés aux « musicologues ». Les détracteurs de la culture kleenex, défenseurs d’une mémoire de l’humanité, y seront tout de même pour leurs frais.

Ni dans les formes anciennes, ni dans les formes nouvelles, mais dans la forme appropriée… (Lénine ou Brecht, au choix)

Disque objet contre réalité virtuelle. Est-ce le bon débat ? N’y a-t-il pas une possibilité de faire cohabiter différents modes d’écoute ? À chaque support correspond un type d’œuvre, pour chaque œuvre existe le support approprié. Les réalisateurs ne font pas le même film s’il est destiné au petit ou au grand écran : les gros plans sont mieux adaptés à la télévision que les paysages. Le format chanson actuellement largement adopté par l’industrie du disque et les sites de téléchargement est-il adapté à la musique contemporaine, au jazz et aux musiques assimilées ? À l’autre extrémité, la durée d’un CD pouvait sembler ne pas coller avec les possibilités d’écoute d’un auditeur moyen. Puisqu’il est dit qu’au bout de vingt minutes l’attention se relâche, le 33 tours, qui obligeait à se lever pour aller le retourner, était-il le format idéal ? Ne pourrait-on pas inventer différents supports adaptés à la variété de musiques que nous produisons ? Avec la révolution informatique, et au-delà du domaine musical, la question peut se poser pour tous les médias. Comment profiter au mieux de ses lectures (journaux, magazines, livres, tracts, supports électroniques, etc.), de ses écoutes (radio, disques, ordinateur, etc.), de l’audiovisuel (cinéma, télévision, Internet, mais aussi galeries, musées, etc.) ou des spectacles (vivants ou enregistrés) ?

Philippe Carles, journaliste
Jacques Réda, je m’en souviendrai toujours, avait imaginé (rêvé) que la musique pût être diffusée sous forme de comprimés effervescents à faire dissoudre dans un verre d’eau... Mais franchement, quelle importance ? J’ai adoré les microsillons et leurs pochettes riches d’images et d’informations (sans quoi tout un pan de ma “culture” eût été inexistant). Il m’est même arrivé, avec Comolli, d’acheter des 78-tours dans une boutique condamnée à s’adapter aux “nouvelles” normes phonographiques – j’ai échappé aux cylindres, mais j’ai eu l’occasion d’écouter avec délectation, chez un collectionneur fortuné, un piano mécanique actionné par du carton ayant été perforé par Scott Joplin. De mon meilleur ami, amoureux fou du jazz et des grandes heures de Blue Note, j’ai hérité une incroyable collection de cassettes sur lesquelles il avait copié tous les pressages originaux et autres collector’s items dont, pour cause de marasme économique, il avait dû se dessaisir. Comme (presque) tout le monde, je me suis converti au compact disc – d’autant qu’à France Musique on n’est jamais sûr que le studio sera équipé d’une platine à 33-tours. Pendant des décennies, la radio a été ma principale pourvoyeuse de découvertes et d’émotions musicales, et d’informations tous azimuts. Pour satisfaire certaines boulimies monomaniaques, j’ai mendié des copies démissions et/ou de concerts, sur cassette ou cd. Parfois même, le désir effréné d’en entendre davantage m’a amené à acheter ces enregistrements qu’on dit “pirates” puisque leur acquisition équivaut à du recel, les musiciens étant les principaux volés... Autant l’avouer, donc : peu m’importe le flacon... Le reste participerait plutôt des progrès (?) de l’électroménager et de son corollaire, la loi du moindre effort.

Bernard Coutaz, producteur
En 2006 et encore en 2007, le meilleur support a été et sera le support physique du CD.
En effet, si on en juge par la répartition du chiffre d'affaires constatée, la vente de musique par le support physique représente 95 % de notre chiffre d'affaires. Je m'étonne de cette véritable campagne de presse qui ne veut voir que le téléchargement. En ce qui concerne la musique classique et le Jazz, le téléchargement légal ne représente guère que 3% du marché.
Nous ne pouvons pas nous désintéresser, au point où les choses en sont actuellement, du support physique qui nous fait vivre et qui permet du travail à des milliers de personnes, depuis le pressage jusqu'au commerce de détail.
Quand on parle de téléchargement, il faut distinguer le téléchargement légal, on peut dire réservé aux gens honnêtes et le piratage. Le piratage qui est en fait une contrefaçon, qui ne peut guère être jugulée par des lois répressives. Il y a toujours des gens disposés à contourner la loi.
Par contre, pour le téléchargement de la musique, il en va de même que pour les bicyclettes. La loi interdit de voler les bicyclettes. Cela n'empêche pas qu'il y ait des voleurs de bicyclettes mais les gens honnêtes ne volent pas de bicyclettes.
Cette espèce de fantasme qui veut que dans la presse, dans les radios et dans tous les médias, on ne parle que du téléchargement ne tient pas compte de l'attitude du public.
A la fin des concerts, alors que les gens viennent d'écouter de la musique pendant une heure et demie, on vend des disques, et dans notre réseau de 43 boutiques, on vend des disques à tel point que le mois de décembre 2006 a été historique : notre meilleur mois de vente ! Tant que nous aurons cinq sens, il existera toujours le toucher et les amateurs de musique ont envie de toucher l'objet disque, de se l'approprier ; ils ont envie de lire les textes de commentaires qui les accompagnent et regarder les illustrations.
L'objet disque demeure désirable, d'autant qu'il existe aujourd'hui des collections économiques dont le prix est intérieur au coût d'un téléchargement. Pour toutes ces raisons, je crois que pendant quelques années encore le support physique du CD demeurera notre meilleur support.

Frédéric Goaty, journaliste
Trente lignes maximum ? Rassurez-vous, Fred le Phonomnivore ne vous retiendra pas longtemps. Le meilleur support ? VOS OREILLES ! (Bien entendu...)

Franck Mallet, journaliste
Certes, la diffusion des objets sonores et visuels s’est considérablement développée et accélérée depuis l’invention de supports comme la radio, le disque, la bande magnétique, la télévision, l’Internet… Mais, au fond, chacun de ses vecteurs, au-delà de la tentation de la monopolisation et l’exclusion de l’un ou de l’autre, a créé ses propres règles : on n’écoute pas de la même manière un nocturne de Chopin enregistré par un pianiste sur un 78 tours que joué face à une caméra relayée en direct sur un écran géant sur une place en plein air, ou une télévision, ou l’ordinateur. Je peux retrouver sur Internet un concert auquel j’assistais vingt ans plus tôt, et me remémorer ainsi l’époque et l’impression du moment, mais je peux aussi découvrir bien d’autres choses en chinant dans un marché aux puces, un magasin d’occasions où sur l’Internet, au contact d’autres amateurs, s’établit un échange, qui ne peut se réduire à une copie. Aux États-Unis comme en France, aidés ou non par l’argent public ou privé, des « petits » labels spécialisés prouvent tous les jours qu’on peut continuer à publier des disques de musiques ancienne, classique, contemporaine, marginale, ou autres, en toutes indépendances, sans aucune pression des majors. Pour preuve, le label Zig-Zag Territoires a récemment dépassé les 20.000 exemplaires vendus dans le monde avec son disque sur instruments d’époque consacré à Ravel, dirigé par Jos van Immerseel. La musique ne peut se réduire à l’écoute d’un flux, elle existe parce qu’elle invente à chaque fois ses propres moyens de diffusion : contact physique, salle de concert, relais radio, disque, relais Internet… Si l’élément humain disparaît, que reste-t-il, une machine à compresser les sons ? Effectivement, la tendance, la technique et le commerce voudraient que nous ayons une écoute plus nomade, voire superficielle de l’art sonore, mais la musique, elle, ne bouge pas : elle se détermine à partir d’un lieu, d’un espace, d’une histoire : elle ne peut donc pas être cantonnée à un format.

Francis Marmande, journaliste
« Support », « vecteur », « diffusion », toute réponse qui ne joue pas le jeu te condamne, vieux.
On devrait pourtant admettre, simple constat, que chaque progrès de la techné – nul n’a besoin de relire Heidegger et Deguy pour l’avancer – se paie d’une perte violente.
Le MP3 supprime, de façon « intelligente », certes, 10/11e des qualités initiales avant transfert. Et le CD (outre sa boîte dégueulasse, désobligeante) n’est une splendeur sonore (au regard du vinyle, qui déjà…) qu’à l’oreille des demis–niais. La punition, la vraie punition, c’est de devoir accepter ces progrès de la techné dans une joie totalitaire, glapissante, faute de quoi, vous êtes irrémédiablement condamné à la réprobation futée. Ou à vous retrouver éconduit, effacé comme sur une photo soviétique – ainsi que je le fus –, d’un magazine (Jazz Magazine), que pendant vingt-six ans vous aviez tiré vers la pensée critique, voire, allons-y, révolutionnaire. J’aime voir la musique. J’aime voir les musiciens. J’aime voir les instruments. J’aime le corps de la musique. J’aime chanter (bien) et jouer (moyennement). J’ai toujours, inadmissible, préféré les musiciens à la musique. Le comble de la distraction puérile, de ce point de vue, c’est ce qui va s’imposer partout : l’image, le DVD, la musique inaudible sans son petit scénar, la suite. Qui choisit ? Quel oeil ? Quelle régie ? Quel monteur spontané ? Quel caporal-chef ? Quel kapo ? Quelle Idée préside à ce programme : filmer la musique ? La rendre accessible au kilomètre ? La compresser ? La concentrer ? Et puis bon, très sincèrement, à l’heure du racisme généralisé, du triomphe de la pensée OAS, à l’instant des tentes de SDF en bas de Belleville où j’habite, la méditation sur le « support », le « vecteur », la « diffusion » de « la » musique (dont 10/11e sont un amusement d’enfant), ne m’empêche pas vraiment de dormir la nuit. Ne le prenez pas mal, surtout.

Stéphane Ollivier, journaliste
Il y a une réponse naïve à cette question — pourquoi l’éluder ? Mes plus grandes émotions musicales m’ont été fournies autant par le disque (33 t puis CD), dans une relation solitaire et intimiste à l’œuvre enregistrée, que par l’expérience collective de la musique vivante en concert… S’il y a bien quelques différences dans l’expression de cette émotion, c’est en revanche chaque fois la même expérience sensible : le sentiment d’être « pris » par surprise en quelque sorte, d’être soudain en présence de quelque chose d’inattendu qui d’un même mouvement comble absolument tous mes désirs informulés de musique et simultanément les dépasse immensément en ouvrant des horizons que je ne soupçonnais même pas… Le pic d’adrénaline, la gorge qui se serre, le frisson, les larmes qui montent aux yeux… : aucune préférence ni nostalgie chez moi d’un quelconque support idéal, du moment que la musique « passe » et « transporte »… Mais évidemment cette réponse n’est que partielle. C’est n’envisager la question que du simple point de vue du plaisir immédiat et ne prendre en compte ni ce qu’un support induit en matière de créativité formelle chez l’artiste amené inévitablement à s’interroger sur ses outils ni à l’autre bout de la chaîne chez l’auditeur dans la perception de ce qu’il reçoit… JJ Birgé dans son texte d’introduction fait (très bien) la synthèse de ces problématiques — inutile de se répéter. On n’insistera donc pas sur la progressive marginalisation à laquelle se trouve condamné tout discours articulé de vaste envergure (le processus est de toute façon en cours depuis belle lurette…) ni sur les multiples formules musicales (musiques improvisées et contemporaines notamment…) qui en n’entrant pas dans le format standard risquent tout simplement de ne plus trouver à se faire entendre… J’aimerais juste pointer les conséquences probables sur l’auditeur des deux principales tendances (faussement contradictoires) qui se dessinent de la généralisation des nouveaux types de diffusion liés à internet : la tentation du flux continu d’une part (la musique conçue et vécue comme bain sonore amniotique) et l’extrême fragmentation de l’autre générée par les phénomènes d’achat en ligne non plus d’œuvres phonographiques élaborées mais de simples chansons (avec la conséquence immédiate et inévitable de ne plus écouter que ce que l’on connaît déjà). Dans les deux cas, ce qui me semble de plus en plus fragilisé voire à terme interdit par ces pratiques si elles tendaient à remplacer définitivement l’objet disque, c’est l’intrusion de l’inattendu, le surgissement du corps de l’autre dans toute son intégrité et sa radicale étrangeté — bref l’acceptation par l’auditeur d’une voix, d’une parole, d’un discours qui vienne entrer en conflit avec une attente culturelle toujours plus réduite et prévisible… Il y a dans cette utopie (fabriquée et manipulée par l’industrie du spectacle) d’une satisfaction des désirs toujours plus précise et immédiate non seulement un leurre (on ne sait jamais ce que l’on désire avant d’être happé dans son champ d’attraction…), mais surtout une dérive totalitaire allant dans le sens d’une uniformisation purement marchande des goûts et des pratiques toujours plus poussée. Il n’y a d’autres alternatives pour continuer d’exister dans toutes nos différences que d’inventer des formes neuves et révolutionnaires liées à ces nouvelles contraintes de diffusion, sans jamais transiger sur nos désirs d’inouï et la nécessité de leur donner forme…

jeudi 8 mars 2018

À qui appartient une photo ?


J'avais posé cette question aux intéressés dans le numéro 15 du Journal des Allumés du Jazz consacré à la photographie en avril 2006 :
À qui appartient une photo ? À qui la prend ? À qui y figure ? À qui possède l'endroit où elle est prise ?
S’il a fait couler peu d’encre, le procès qui a opposé le producteur Gérard Terronès au photographe Yves Carrère a beaucoup fait parler de lui. Les Allumés du Jazz ont décidé de consacrer un numéro de leur Journal aux questions épineuses qu’il soulève car il est inutile de se voiler la face : le monde change, la solidarité s’effondre devant la loi alors qu’absolument personne n’a rien à y gagner.
Elle portait sur la paternité du cliché : l’artiste ou son modèle, le propriétaire du lieu ou le public ? Jamais la Question Flash n’aura si bien porté son nom ! Son éclat aplatit les réponses en leur donnant à toutes des yeux d’albinos. Rouges de colère, rouges de honte, rouges du sourire américain, rouges baiser, rouges sang, rouge-gorge, mais qu’est-ce que je raconte ? Suis-je ébloui ! Tout ici est noir et blanc. Échec sur toute la ligne. Rien à gagner, mat en trois coups. C’est trop flou, la confusion règne, le droit à l’image fait péter les plombs des uns, le droit de reproduction fait flipper les autres. Si on n’y prend garde, on ne pourra plus rien montrer, les images seront interdites. Seules celles du journal intime, de l’archive impubliable, auront grâce à nos yeux. On pensait le documentaire litigieux, la fiction ne vaut guère mieux. Penser à faire signer toutes les autorisations avant d’appuyer sur le bouton. Flash !

Flashback, témoignages.

Je commence par interroger des photographes pendant les Rencontres d’Arles de la Photographie, non des moindres, mais tous se défilent. Personne ne veut se mouiller sur les droits. François Hébel a la gentillesse de me renvoyer vers les juristes, mais la réponse viendra toute seule, sur ses pattes de colombe (voir l’article de Sandrine Erhardt).
Débat. Le réalisateur Valéry Faidherbe rappelle que la voix obéit aux mêmes lois, « c’est l’utilisation qui en est faite qui détermine le droit et non le fait de l’utiliser. » Son coéquipier, François Gilard, renchérit : « encore faut-il prouver qu’on est l’auteur d’une photo… Surtout avec l’arrivée du numérique. » Le responsable des Soirées d’Arles, Olivier Koechlin, ajoute que les photographiés disposent d’un droit moral si la publication nuit à leur image, mais qui ne saurait se confondre avec la propriété. Pas de photo s’il vous plaît pendant le spectacle, pour ne pas gêner les artistes !

Retour à Paris.

Les Allumés envoient la Question Flash par mail à tout va. Peu de réponses. Pas de surprise : à chaque numéro du Journal la majorité des interrogés semblent ne pas saisir l’importance de leur participation. Cette fois-ci, le silence se comprend mieux. Ça ne parle pas d’eux. Ça a pourtant à voir. Tous ceux qui répondent écrivent que le cliché appartient au photographe. Philippe Carles, rédacteur en chef de Jazz Magazine, ironise : « la Joconde était-elle propriétaire du tableau peint par Léonard de Vinci ? » Aujourd’hui, la législation, voire la procédure, prend le pas sur la morale. On gagne plus de fric en plaidant qu’en créant. Ask my lawyer !
Le guitariste Noël Akchoté demande « si le public du concert réclame des droits sur la musique lorsqu’il est chaud et que l’artiste en scène est un peu meilleur ce soir-là. » En ce qui concerne l’endroit où le cliché est pris, il ajoute que « le travail du photographe consiste à inventer un lieu. » Dans un élan de générosité, Jean-Baptiste Rubin, du label Circum-Disc, élargit le champ : « la photo appartient à celui qui la regarde, à celui qui figure dessus, à celui qui l'a développée, à celui qui l'a produite, à celui qui l'a achetée, à celui qui l'a découpée, à celui qui l'a affichée, à celui qui l'a collectionnée, à celui qui l'a transformée, à celui qui l'a montrée, à celui qui l'a photocopiée, reproduite ? » Pour se reprendre enfin : « à celui qui l'a prise aussi. À celui qui en a besoin pour vivre plus certainement. C'est ce qu'il y a de plus urgent. »
Jean-Louis Wiart, du label Axolotl, conclut : « peut-être que l’acte instantané qui caractérise la photographie, la possibilité d’en trafiquer le résultat, la rend par définition plus proche du vol dans sa réalisation ou du faux dans son utilisation… Le ce n’est pas une image juste, c’est juste une image de Godard illustre bien la vigilance dont il nous faut faire preuve dans un monde essentiellement visuel. Du dramatique au poétique, trop souvent l’image ment (des charniers de Timisoara au faux baiser de l’Hôtel de Ville pris au vol par Doisneau), il est donc naturel qu’elle devienne une affaire de morale. Comme le travelling pour rester fidèle au même auteur… »

Flashforward, une vision.

Nous voilà donc avec un numéro spécial sur la photographie qui se penche plus sur les droits que sur les devoirs. Devoirs de vacances, devoir de réserve, devoir de voir ? Plus possible de ne rien faire, les photographiés réclament qu’on les efface, pire, les ayants droit réécrivent l’histoire en censurant le passé défunt. Les musiciens décident de réaliser eux-mêmes les images par crainte de desiderata prohibitifs, ils interdisent les photographes pendant les concerts ou les font reculer de trois mètres, les journaux demandent des photos libres de droits. Même les dessins génèrent des pugilats… Les polices de caractères ont beau jeu (attention, à condition d’en avoir acquitter le prix, car là aussi il y a création et commercialisation). On se demandait bien ce que faisait la police. Do it Yourself !?
Le professionnalisme risque de se perdre, l’amateurisme gagne tous les terrains, c’est sympa, mais que vont devenir les visionnaires, ceux dont la profession est de peindre avec les yeux, avec le recul critique absolument nécessaire à toute œuvre d’art ? Tous artistes, donc plus aucun. Plus de parti pris, plus de morale, plus de valeur, la dissolution… Rentrerait-on dans l’ère du vrai-semblant ? Déjà qu’avec la télévision, les interviewés ne répondent plus jamais naturellement, prenant la pose, celle qu’ils imaginent qu’on attend d’eux… Retour à la case départ une fois de plus, la vitesse de l’obturateur et la sensibilité de la pellicule avaient affranchi les modèles de la pause…
On aurait pu aborder la question de ce que peut être une photo de musicien, arrêter le délire paranoïaque et produire un épreuve positive. Je fouille ma mémoire et me laisse porter par une douce rêverie, images et sons réconciliés… Il faut avoir assisté aux projections sur grand écran des Rencontres d’Arles avec sur scène Portal-Sclavis-Texier-Drouet (reprise historique en juillet prochain), François Tusques, Jef Lee Johnson, le Drame, Élise Caron - J-J. Birgé - Denis Colin - Philippe Deschepper, l’orchestre d’Anoushka Shankar ou les musiques préenregistrées qui rythment et complètent plus qu’elles n’illustrent les montages spectaculaires du Théâtre Antique. La musique donne un sens au montage photographique, le temps reprend ses droits. Les photographes se rendent-ils compte que l’on ne consomme pas une photo de la même manière lorsqu’elle illustre un article, qu’elle s’expose dans une galerie ou un livre, ou qu’elle se projette sur quinze mètres de base devant deux mille personnes ? Le silence deviendrait mortel.
La photographie est particulièrement présente sur quelques albums disponibles aux Allumés : les trois Le Querrec en quartet avec Sclavis Romano Texier chez Label Bleu ou 60 pages du Chronatoscaphe chez nato, Michel Séméniako dont les photos agitent les théâtres interactifs du CD-Rom Carton chez GRRR, le livre d’Hélène Collon pour Le Triton, etc. Après leur digipack sorti chez l’Arfi, le Workshop de Lyon avec les sud-africains Heavy Spirits présente Lightning Up ! en ciné-concert sur les photos de Jürgen Schadeberg. Et puis évidemment les 25 albums à prix réduit de la vitrine Blow Up (pages centrales de ce numéro 15) !
La photographie fixe les instants d’éternité, elle ravive le souvenir fugitif des émotions irreproductibles, révèle les acteurs au-delà des notes, leur arrachant leur masque ou les recouvrant d’une poussière d’étoiles…

lundi 5 mars 2018

Question en miroir à des journalistes et à des musiciens


Nouveau chapitre de La Question publiée à l'origine dans le n°19 (avril 2007) du Journal des Allumés du Jazz. Je demandais d'abord aux journalistes Michel Contat, Christophe Conte, Jacques Denis, Fara C., Bernard Loupias (et Siné !) pourquoi ils écrivent, et ensuite aux musiciens Noel Akchoté, Étienne Brunet, Médéric Collignon, Isabelle Olivier, Ève Risser, Stéphane Sanseverino ce qu'ils souhaiteraient lire sous la plume des journalistes.

AUX JOURNALISTES : "Pourquoi écrivez-vous ?"

Michel Contat (Télérama)
La réponse immédiate serait celle de Beckett: "Bon qu'à ça." Avec un peu de rétro-introspection, ce serait: "Quand je découvrais le jazz en disques, je lisais en même temps les chroniques de Boris Vian et je les trouvais drôles, de mauvaise foi, éclairantes. Par exemple, il n'aimait pas Jack Teagarden que je trouvais magnifique et lui préférait James Archer que je trouvais planteur de clous - mais Archer était noir et "Théjardin" (comme il l'appelait) était blanc. Ça m'a rendu aussi antiraciste que Miles Davis engageant Lee Konitz parce qu'il était le meilleur après Parker, et différent. Je voudrais pouvoir dire que je me suis fait le serment, à quinze ans, comme Victor Hugo décidant d' "être Chateaubriand ou rien": "Je veux devenir critique de jazz. Pour faire chier les musiciens." Mais non, ce serait hâbleur. En fait, le premier critique qui m'ait vraiment intéressé autant qu'un critique littéraire intéresse un étudiant en lettres, c'est André Hodeir. Il était musicien aussi. Je tiens aujourd'hui qu'un critique qui n'est pas du tout musicien ou qui est très mauvais musicien, amateur ou non, ne devrait pas écrire sur la musique, car ça se sent. Je jouais du saxophone, le premier article que j'ai écrit, c'était en 1962 pour raconter un concert de John Coltrane avec le quartet (McCoy, Jimmy Garrison, Elvin) qui m'avait foutu le feu. Cet incendie du corps et de l'âme, je trouvais qu'il fallait le faire connaître avec une certaine exaltation. Le quotidien de Lausanne auquel j'avais envoyé mon papier m'a offert de collaborer à une chronique des concerts locaux, j'ai décliné: je n'allais quand même pas juger mes collègues, et puis mes propres concerts, qui en parlerait? Beaucoup plus tard, à Paris, parce que j'avais eu le projet de tourner un film sur Sonny Rollins et le racontais, Louis Dandrel, qui dirigeait Le Monde de la Musique, m'a demandé de couvrir le jazz pour son magazine. J'avais besoin du sou, j'ai accepté, j'y ai pris du plaisir. Je recevais des disques, les écoutais, en rendais compte, rencontrais des musiciens, écrivais des portraits. De fil en aiguille, j'ai été chargé à Télérama d'annoncer les concerts en Ile-de-France, puis j'ai hérité de la chronique des disques. Ça continue de m'amuser, et d'aller écouter en club et au concert le jazz vivant est mon oxygène à moi. Avec la croissance de Télérama, j'ai pris conscience de l'influence que peut avoir sur les ventes d'un disque une chronique dans le magazine culturel le plus lu de France. Elle écrase un peu, cette responsabilité, mais j'essaie de continuer à me fier à mes propres réactions, elles évoluent avec la musique. Le jour où je me sentirai largué, j'arrêterai, j'espère. Sinon, quelqu'un finira bien par m'indiquer la porte de sortie. Mais la réponse de Beckett reste la bonne: "Bon qu'à ça." Je préférerais être musicien.

Christophe Conte (Les Inrockuptibles)
Je ne pose jamais la question en ces termes car j’ai le vertige et les « pourquoi » sont des gouffres au-dessus desquels j’évite de me pencher. En revanche, je me demande parfois si j’écris. « Ecrire sur la musique, c’est comme danser sur l’architecture » disait Elvis Costello, et je tente paradoxalement de faire de cette vanne venimeuse la clé du mystère qui me lie à la musique. Je n’écris rien d’autre, ni nouvelles ni romans, encore moins de la poésie, je gratte seulement (parfois dans la douleur, parfois jusqu’au sang) des articles de tailles variables sur des musiciens et chanteurs de valeurs également variables. Je ne suis surtout pas musicien, je n’en ai jamais rêvé, je me refuse à connaître tous les secrets techniques ou sorciers, toutes les articulations cartésiennes ou cosmiques qui transforment en notes et en sons l’imaginaire d’un être humain. Et c’est à ce prix-là, à cette étanchéité préservée, que je dois l’excitation qui m’habite encore lorsque je découvre une musique inconnue, un nouveau disque, un concert inattendu. Ma « vocation » de critique est née d’une anomalie géographicosociale. J’ai longtemps lu des articles sur des disques que je ne parvenais pas à trouver dans ma province, ou que je n’avais pas les moyens d’acheter. Il m’est arrivé d’en imaginer, voire d’en fantasmer, certains pendant des semaines, après en avoir lu la critique. Parfois, la déception du dévoilement était aussi cruelle que l’attente avait été ardente. Mais souvent, j’en remercie encore les « passeurs » de l’époque, la réalité était conforme au rêve. J’essaie de demeurer à mon tour ce filtre sensible qui laisse passer la musique mais en retient quelque chose d’indicible que je tente ensuite de transformer en phrases. Je ne sais pas si j’y parviens, certains pensent que oui et m’encouragent, et comme je ne sais pas faire grand-chose d’autre ça m’arrange. Je dois dire aussi que le traitement de texte m’a sauvé la vie. Au début, j’utilisais une machine à écrire défectueuse, qui perçait parfois la feuille, oubliait des lettres ou les inversait, mais surtout qui me renvoyait au visage, sous la forme de boules de papiers froissées et humectées par la rage, tout le laborieux cheminement de mon travail d’apprenti critique. La corbeille, réceptacle moqueur de cette impuissance, dégueulait parfois d’un trop plein d’hésitation. Aujourd’hui, rien de tel, et si ça ne fait pas mieux écrire, ça désespère moins. Cette parenthèse refermée, je voudrais conclure en revenant à la question liminaire, car j’ai oublié de préciser qu’écrire sur la musique fut le seul métier que j’envisageais à l’adolescence. Pourquoi j’écris ? Lorsque j’aurai la réponse, je consentirai alors peut-être à devenir un adulte convenable.

Jacques Denis (Jazzman, Vibrations)
Pourquoi écrire ? Pour partir à la rencontre d’histoires, si possible singulières, qui toutes racontent un peu, beaucoup, du monde. Il est donc conseillé d’aller vers l’autre, passer des heures, des silences, des sous-entendus, des glissements progressifs, des petits bouts de vie vécus, rêvés, drôles, pas franchement marrants… En gros vivre et converser, tourner autour du sujet, plus que simplement sortir une batterie de questions enchaînées. Après, il faut assembler ces fragments de discours, pour en tirer sa propre version des faits, nécessairement subjective parce qu’intimement liée à sa propre vision de la société, à son rapport au monde et aux autres, à soi aussi. Pourquoi choisir de parler de la couleur de la chemise plus que des senteurs de la cuisine ? Pourquoi garder tel détail saugrenu et pas ce fait archi-connu ? Pour quoi dire ?
Voilà pourquoi j’écris dans la presse : pour témoigner de mondes contemporains qui cohabitent, pour essayer d’en tracer une perspective pour mon futur, pour aussi me souvenir de tout ce qui s’est déjà passé. Avec un angle de tir politique, innervé de tous mes paradoxes, fautes de goût, trous de mémoire, parti pris… Comme tout un chacun. Et si possible avec un peu de style, sachant depuis longtemps que le style est les idées (merci Bardamu)… Mais bon, justement, voilà ce qui qualifie sans doute les artistes, sans doute un peu moins, ou plutôt autrement, les artisans. Ne pas se tromper : la littérature est un sport différent de l’écriture journalistique. Les auteurs racontent et inventent des histoires, tentent et transforment des essais, avec une plume et un style. Dans la presse - c’est bien de cela qu’il s’agit si j’ai bien compris à qui était destinée cette interrogation écrite - , c’est une autre affaire. Ne pas se prendre pour Ponge, Glissant ou Bataille. En toute règle, certains font exception : Alain Gerber, Francis Marmande… Vaste question que cette séparation entre écrivains et écrivants, brisons là et laissons-la en suspension…
J’écris depuis (déjà) une quinzaine d’années, principalement au rayon musiques. Le pluriel s’impose, parce que j’ai toujours autant de mal à discerner des personnalités comme Marisa Monte, Christophe, Sharam Nazeri, Skip James, Matthew Herbert et Henry Threadgill… A priori si éloignées. Au journaliste de cheminer justement contre les idées reçues, a posteriori. Belle destination. Ce qui les rassemble ? Sans doute cette fameuse histoire de style, deux secondes et on sait que c’est elle ou lui, et pas un autre. Et puis tout ce qui va avec, si on prend la peine d’aller un peu plus dans le fond, d’écouter les enjeux sous-entendus. Des idées du monde, toujours, induites ou explicites. Divergentes, dissonantes… D’autres manières de voir et de vivre à travers d’autres façons de jouer de la musique, qui décentrent une pensée univoque, la font voler en mille éclats. Se méfier d’un monde qui sait avant toute chose, qui classe la moindre des choses… Ne jamais pactiser avec la world music ! Détester les néo-colonialistes, à commencer par les plus couillons et pernicieux, ceux bardés de bons sentiments et mauvaises intentions comme les curés d’antan, les mêmes qui ont de la sphère une vision « square ». Aimer le monde des musiques, pour ses formes multiples, et se laisser surprendre par ses hydres hybrides, comme le lecteur aimerait tant l’être. Moi là-dedans, j’y projette tous mes désirs et délires, tout en ne perdant pas de vue le souci d’informer, de donner ce qu’on nomme dans la presse de la matière. À apprendre, à réfléchir, à alimenter le doute plus que les certitudes, à faire parler, à s’en parler, à se parler…
Pourquoi le petit monde magique de la musique ? Parce que c’est un formidable résonateur de notre société, parce que la musique est un média essentiel de ma génération. La musique tient en éveil (en tout domaine, ou presque), si l’on essaie de dépasser les questions de notoriété, si l’on attise encore un peu sa curiosité, si l’on oublie les vacuités de virtuosité… Les fausses notes font partie de la vraie vie d’un monde qu’on espère tout sauf parfait. Mais voilà, plus le temps passe, moins on a d’espace pour aller voir ailleurs, moins on a de place pour sortir de la ligne. C’est encore possible, mais à quel prix ? Il faut persister et signer. D’où mon refus quasi-systématique de rencontrer (du moins quand il s’agit d’un premier rendez-vous…) un artiste dans une chambre d’hôtel, en respectant les injonctions du chronomètre, les impératifs de planning. Au suivant ! À la limite, Internet permet de mieux remplir cet office. (nota bene : dans le jargon dudit métier, on a « fait » un musicien… Glissement sémantique qui en dit long sur la nature de la relation). Toujours est-il qu’au bout du compte, passer des heures éperdues avec un artiste, pour en tirer quelques lignes, c’est mal payé, et pas rentable… Quand on vit à Paris, on en mesure assez vite les conséquences. Tout comme il est économiquement difficile de mener des enquêtes de terrain multiplier les propos et paroles… Sans donner les moyens, comment s’en donner les moyens ? Difficile, pas impossible…
À chacun ses solutions : moi, je suis parti voir les musiciens qui peuplent le monde, un adolescent rappeur à Ramallah, un branché electronica à Oslo, une bande de gwo-ka et puis des pépés du fin fond du Nordeste brésilien. Chaque fois, des promesses de lendemains en chantier. D’autres mondes sont audibles. Sur la route, je suis allé voir ailleurs que le monde de la musique. La parole d’un enfant d’une favela, le parcours d’un trappeur amérindien, le témoignage d’un apprenti footballeur, l’avis d’un vigneron portugais, un tableau du Caravage, une syncope de Bruno Beltrao… Tous racontent eux aussi, leur univers, le nôtre, celui des musiciens. En outre, cela me permet de respirer, de prendre un bon bol d’air, de sortir la tête d’un univers un tantinet sclérosé… Et croyez-moi, plus on part loin, mieux on y revient.

Fara C. (L'Humanité)
Écrire
Écrire pour honorer Bud Powell génie électrochoqué
Dont le bebop ébouriffant a survécu
Aux bourreaux de ses neurones
Écrire le cri sublimé d’Archie Shepp sur son saxo salvateur
Allain Leprest transfigurant rêves chiffonnés
Et révolte hérissonnée
En des refrains guérisseurs
Écouter chaque parcelle du monde
La géographie de ses rythmes rites et rondes
Comprendre la différence
L’hier et l’ailleurs de l’immigrance
Botter le cul de l’indifférence
Et du plus fort
Qui pantoufle dans son confort
Hurler la colère de Nina la mélancolie de Billie
La prière de Fairouz pour le peuple éreinté
Boire leur blues bleu-nuit jusqu’à la lie
Écrire
Pour guérir
Des souffrances
De l’enfance
Écrire pour les oublier ne serait-ce qu’un peu
Mais écrire beaucoup encore et sous tous les cieux
Contre l’oubli
Défroisser les plis
De la mémoire une
Et indivisible qu’elle se nomme Shoa
Traite négrière Hiroshima
Ou peste brune
Dire les certitudes détroussées les barricades
Dressées contre l’art marchandisé sa horde
Bien pensante que Léandre envoie dans les cordes
Avec sa seule contrebasse en embuscade
Dire Abdullah Ibrahim son exil exorcisé
Répandre la Rumeur et son rap aiguisé
Qui exsude l’urgence et le verbe grenade
Écrire l’aube blottie dans le concerto
De Grieg les sonnets nourriciers de Nougaro
David Linx sa voix lactée son scat sensuel
Dire le djinn niché dans le violon cicatriciel
De Lockwood et d’une diva rousse le chant qui étreint le ciel
La musique dit la calebasse de la kora l’ébène du piano
La blessure de l’âme les doutes
Elle dit aussi ton spleen fortissimo
Tes interstices d’allégresse quand tu écoutes
Le Saxophone Colossus ténorisant l’espoir sur un calypso lyrique
Ou bien les noces radieuses entre mathématique
Et poétique que convoque
L’ovni vertigineux Herbie Hancock
Transcrire l’indicible les notes de Miles Davis
Aux confins d’un silence oasis
Et son pavillon braqué vers l’infini
Le génie généreux de Wayne Shorter l’évanescence
Émouvante de Charles Lloyd et l’inouïe
Aventure que forge son errance
Les harmonies solaires de Solal et Petrucciani
S’abreuvant à un swing sourcier de vie
En onze minutes d’un ultime ‘Caravan’
L’afrobeat frondeur de Fela qui ricane
Même quand les flics le foutent en cabane
Écrire pour les créateurs insurgés et aussi
Pour vous leurs enfants d’esprit jeunes artistes d’ici
Et de jours nouveaux jazz made in France
Écrire votre art débastillé
Les fleurs sauvages corolles d’impro que vous effeuillez
Jusqu’à la délivrance
Miraculeuse de l’extase
J’écris pour tous les allumés du jazz

Bernard Loupias (Le Nouvel Observateur)
Parce qu’on m’y a obligé, enfin presque ! Ça ressemble à une blague, mais c’est la vérité. En 1977, après diverses aventures (école de journalisme, chômage, vendeur au rayon jazz de Lido Musique et enfin secrétaire de rédaction – on dit SR dans le métier - dans un hebdo économique à partir de 1972 – et pigiste occasionnel à Jazz Hot), j’entre, toujours comme SR, dans l’équipe fondatrice du Matin de Paris, « le quotidien de toute la gauche » (c’est l’épique époque du Programme commun) que lance alors Claude Perdriel, le patron du Nouvel Obs. On bosse et on rigole comme des fous, tout le monde a une patate d’enfer, et petit à petit le journal fait son trou.
Et le jazz dans tout ça ? On y vient. Au début, c’est un peu la cinquième roue de la charrette. Claude Samuel est le critique classique, Hervé Muller s’occupe du rock et Richard Cannavo de la variété. Un jour, alors que je viens d’apprendre que Cecil Taylor et Archie Shepp vont jouer à Paris, je croise Perdriel dans un couloir : « Excusez-moi, mais je trouve un peu dommage qu’on n’ait personne pour suivre le jazz. Pas un mot dans les pages d’un quotidien comme le nôtre sur deux musiciens de ce calibre, ça ne me paraît pas normal. » Je ne lui fais pas cette remarque par hasard : je sais que Claude Perdriel est un fan de jazz (sauf du free, il est vrai). « Vous avez raison, trouvez-moi quelqu’un ! », me répond-il. J’évoque le nom de Francis Marmande, j’explique qu’on ne sait jamais, que je pourrais peutêtre le convaincre de quitter le Monde pour le Matin. Et Perdriel d’ajouter : « Mais dites-lui bien que je ne peux pas le payer ! » Là, je rigole. C’est vrai, le canard ne roulait pas sur l’or, Perdriel se battait tous les jours avec les banquiers pour faire tourner la boutique (il nous arrivait parfois de toucher nos sous avec une petite quinzaine de retard…), mais quand même, ça… Je le lui dis. Il me rétorque : « Eh bien, vous n’avez qu’à vous y mettre. » Ce que je fis, la peur au ventre. Je jugeais qu’il y avait un tas de gens - de Marmande à Alain Gerber (qui a travaillé un temps pour le Matin comme chroniqueur pour un supplément Musiques qui n’a pas tenu très longtemps), de Lucien Malson à Philippe Carles - nettement plus talentueux que moi pour écrire sur le jazz. Mais, là, j’étais coincé. Je m’y suis donc collé, avec passion. Ce travail venait en sus de mon boulot quotidien de SR, j’écrivais entre deux maquettes sur un coin de table, la nuit, le week-end. Ma récompense ? La satisfaction de voir traitées dans mon journal les musiques que j’aimais, le jazz bien sûr, mais aussi le reggae, la musique africaine et des machins inclassables (je me souviens d’avoir écrit sur Ghédalia Tazartès, précurseur des musiques électroniques « sauvages » dont un label italien vient de rééditer l’essentiel des enregistrements). Mon luxe ? C’était de choisir en toute liberté les gens dont je parlais, passer de Jac Berrocal à Mingus, de Monk à Jacques Thollot, de Bob Marley à Pierre Akendengue ou Linton Kwesi Johnson. Au Matin, personne ne m’a jamais obligé à rien. L’aventure s’est terminée au milieu des années 80. Quand Perdriel, qui avait brûlé ses derniers vaisseaux, a perdu le contrôle de son journal, une soixantaine de journalistes, dont votre serviteur, ont démissionné le même jour du Matin.
Après quelques mois de chômage, j’ai retrouvé du travail à Libération, encore comme secrétaire de rédaction. À Libé, je n’ai pratiquement pas écrit. Sauf sur le rap, à la demande de Bayon. Vers la fin des années 80, il était devenu clair, notamment pour des raisons sociologiques, que le mouvement allait devenir énorme en France. J’ai dit un jour à Bayon que je ne comprenais pas qu’un journal comme Libé, qui avait publié les premiers papiers sur le rap (ils étaient de Jean-Pierre Thibaudat, le critique de théâtre, qui avait côtoyé les premiers b-boys lors d’un long séjour à New York), ne suive pas cette histoire. Bayon détestait le rap. Mais le journaliste en lui savait qu’il aurait été idiot de ne pas le faire. Il me demanda donc de créer et de tenir une chronique (une fois par mois) des nouveautés rap, ce qu’aucun quotidien français n’avait encore fait. En janvier 1991, je quittais Libé, Perdriel m’ayant un jour proposé, comme à nombre d’anciens du Matin de Paris, de rejoindre le Nouvel Observateur. « Pour faire ce que vous faisiez au Matin », m’avait-il dit. Donc pour être à la fois au four (la fabrication concrète du journal) et au moulin (écrire sur ces musiques), situation que je trouve intéressante. Je suis aujourd’hui l’adjoint de Jérôme Garcin, qui dirige le service culture de l’Obs. Ce qui signifie que je l’épaule au jour le jour dans la gestion d’une vingtaine de pages hebdomadaires (« arts-spectacles » et « livres »), et que je suis l’actualité musicale hors classique (domaine de Jacques Drillon) et variété française (confiée pour l’essentiel à Sophie Delassein). Evidemment, dans un hebdo généraliste comme le Nouvel Obs, il est impossible de couvrir extensivement l’actualité du jazz, du rock, des « musiques du monde », des musiques électroniques et de tous leurs hybrides imaginables. Les lecteurs se plaignent régulièrement du manque de place que nous accordons à la musique, ils ont raison. Mais j’aurais dû écrire à « leur » musique préférée. Car, le problème aujourd’hui, c’est l’invraisemblable atomisation des musiques en genres, sous genres et micro-tendances. Prenez le jazz : vous avez de plus en plus de gens qui n’aiment qu’une période de son histoire (swing, bop, hard bop, free, jazz rock) à l’exclusion de toute autre, même chose pour le classique, le rock ou les « musiques du monde », pour ne pas parler des nouvelles musiques électroniques où ce syndrome prend des proportions quasi-pathologiques. Alors ? Alors, en-dehors du travail journalistique de base (rendre compte de ce qui se passe, de ’’phénomènes’’ comme la french touch, la brit pop, le rock des lycées, la mort de James Brown, etc.), mon vrai bonheur est de repérer dans la masse de ce qui paraît, pour les partager avec le plus grand nombre, les disques où, me semble-t-il, vibrent des étincelles de vie, un vrai désir de beauté. Je pense tout à coup à cette définition de l’art de Robert Filliou, que cite toujours Bernard Lubat : « L’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. » Voilà, l’idée. Ces dernières semaines, j’ai pu écrire sur The Gernika Suite du pianiste Ronnie Lynn Patterson, un admirable duo avec le percussionniste Didier Lasserre - imaginez la rencontre dans un studio de Morton Feldman et de Max Roach, et vous aurez une idée de la chose (c’est paru chez Amor Fati, précieux label bordelais indépendant, adhérent aux Allumés), et Clameurs, le nouveau disque du trompettiste, linguiste émérite et professeur de littérature antillais Jacques Coursil (enfin de retour au disque après une incroyable carrière d’enseignant dans les universités françaises et américaines), qui est à mon humble avis une des plus belles choses qui m’ait été donnée d’entendre depuis très longtemps. Voilà pourquoi j’écris : pour battre le tambour en l’honneur de telles splendeurs. Et rien d’autre.



AUX MUSICIENS : “Que souhaiteriez-vous lire sous la plume des journalistes ?”

Noel Akchoté
Moins de sport. Plus de cul ! Du swing, toujours et encore... Des Variétés (Paris Hilton & Robbie Williams, par exemple). Du Rire (on ose à Peine... ). Des Histoires, du savoir, plus de "trucs”. Pour le reste : Ça va, merci (bises). Et Vous ?

Étienne Brunet
Je n’en sais rien, c’est une question vicieuse ! C’est comme demander à des journalistes : que souhaitez–vous entendre sous la musique des artistes ? C’est comme demander à un boat people : dans quel monde voulez-vous vivre ? C’est comme demander à un touriste s’il cherche un coup de soleil. C’est comme demander à la télé pourquoi tout le monde la regarde. C’est comme demander à un musicien s’il a l’intention de jouer bien ou pas. Sous la plume des écrivains et journalistes, j’aime lire les contours de la réalité musicale actuelle. Je n’aime pas les polémiques inutiles et d’un autre âge. J’aime les textes précis, très documentés, clairs et concis. J’aime aussi les textes où le journaliste s’engage autant que le musicien dans un vertige psychédélique, à la manière de Lester Bang en apoplexie critique. J’aime quand les mots se transforment en substance musicale résonante et raisonnante. Une fine plume, nerveuse et sincère se doit d’écrire sa propre vérité sans baratin et de surmonter la contradiction entre la passion pour telle ou telle musique et l’aversion pour telle ou telle autre. Les bons journalistes traversent la rivière, là où il y a pied, entre subjectif et objectif.

Médéric Collignon
J'aimerais que le journaliste s'attache plus aux sons des mots, aux rythmes des consonnes et aux couleurs des voyelles. Je voudrais qu'il mette plus souvent en exergue sa capacité à jongler avec le verbe que clamer de tout son saoûl sa haine envers tel ou tel artiste et pour finir faire le donneur de leçons. Je suis donneur de sons ; qu'il soit donneur du papier "qu'en son"... tout en conservant ses humeurs, ses envies et ses goûts. Je préfère lire un article d'un journaliste très bien écrit fusillant/fustigeant de face un pauvre hère que de me taper un "gras de papier" qui me collera toute la journée aux doigts de la tête ! Au pied, la musique ! Tu vas jouer, Ouiiiii ??? Je t'en foutrais, moi, des fausses notes !

Isabelle Olivier
Je souhaiterais lire sous la plume des journalistes une envie irrésistible et communicative de parler d'un événement, d'un artiste, d'un sujet qui devient instantanément incontournable. Après la lecture, j'aime me sentir différente : éclairée, transformée, questionnée, interpellée, amusée, émerveillée, "allumée"... Et avoir une envie irrésistible de savourer cette lecture avec d'autres pour poursuivre la curiosité, la réflexion, la découverte, le plaisir des mots et des idées. Il me faut confesser un attrait particulier pour les articles parlant d'un ou de plusieurs artistes - si possible que je ne connais pas - qui me procure immédiatement l'envie de voir, d'écouter, de lire l'oeuvre de cet (ces) artiste(s).

Ève Risser
Peut-être une qualité d'un de mes nombreux défauts : la curiosité. Je veux tout savoir, tout sentir, l'animal même. À la moindre info, phrase, au moindre élan, celui qui ose, ou pas... Imaginer un portrait de celui qui écrit. Un portrait flou, mais qui peut très bien évoluer au fil des lectures si d'autres occasions de lire le même auteur se présentent. La vie. "VIVRE" titraient Les Allumés n°18. L'humain, l'animal, le vivant, le rouspétant, le criant, le kitsch, le beau, le vilain, le scato, l'illuminé, le souriant, le maudissant, le touché, le coulé, le rescapé, le libéré, le vacancier, le bûcheur, l'heureux, le désabusé, le conventionnel aussi why not. Tout, toutes les tensions de l'âme, du vivant. Quel régal d'imaginer l'état dans lequel se trouve le journaliste au moment où il écrit son article. Tout tout tout, pourvu qu'on sente. Sentir la rencontre du journaliste avec son sujet. Pour moi, c'est le meilleur moyen de découvrir le sujet lui-même. L'image qu'on retient de cette collision. C'est elle que je souhaiterais lire surtout. Peu importe quel type d'image, même si elle devait emprunter un masque, pourvu qu'il y en ait une ou même, plusieurs.
J'aime arriver à la fin d'un article en ayant oublier pourquoi j'avais commencé à le lire. J'aime lire CELUI qui écrit.

Stéphane Sanseverino
Une narration objective, pointue et détendue...!

mercredi 28 février 2018

Comment choisissez-vous le titre de vos œuvres ?


Retour de La Question dans le n°16 du Journal des Allumés du Jazz, en juillet 2006 après trois ans d'interruption. Il faut un bon carnet d'adresses et je m'y étais épuisé. Jérôme Bourdellon, Étienne Brunet, Pablo Cueco, Atom Egoyan, Jean-Rémy Guédon, Michel Houellebecq, Sylvain Kassap, Jean Morières, Jacques Thollot, Jean-Claude Vannier, Bernard Vitet avaient eu la gentillesse de raconter comment ils choisissent le titre de leurs œuvres. J'adore cet exercice, résumé imagé qui tient généralement du trope, et m'y suis souvent prêté pour des amis à qui j'ai offert le titre des leurs...

La Question fait son retour dans ce numéro dédié à l’illustration, avec une interrogation majeure générant une réponse courte, le titre. Doit-il résumer, attirer, rappeler, étiqueter, suggérer, surprendre ou rassurer ? Chaque témoignage en dit long sur les pratiques des créateurs lorsqu’ils abordent la gestion de leur image.

Jérôme Bourdellon, compositeur
En général, je choisis le titre des morceaux de façon assez simple, souvent les circonstances entourant la création y participent, d'autres fois c'est le style évoqué par l'improvisation elle-même qui donne le nom, mais en règle générale, il ne faut pas que cela devienne une préoccupation. Par exemple : dans Manhattan Tango avec Joe McPhee, nous enregistrons une improvisation qui ressemble à un tango, nous avons déjà le style, ensuite ça c'est passé à Manhattan, nous avons la situation géographique ; à la fin c'est un jeu d'enfant d'appeler ce morceau Manhattan Tango, qui est, de plus, le titre éponyme de l'album, étonnant non ?!
Un autre exemple : j'ai sorti un cd en solo et en cherchais le titre ; comme cet album parcourt mon univers de la flûte, je l'ai appelé Trajet solo et j'ai choisi l'empreinte d'un seul pied comme pochette pour résumer la notion de trajet et de solo.
Un dernier exemple : dans l'album Novio iolu encore avec McPhee, nous avons enregistré un morceau improvisé avec du didjeridoo et du shakuhachi ; nous étions en pleine mode du didjeridoo world music et new age, pour les bobos naissants (ce qui n'est pas notre genre) ; alors nous avons appelé tout naturellement ce morceau Please No World Music.

Étienne Brunet, compositeur
Bien sûr, la musique doit se suffire à elle-même, elle doit s’écouter avec joie et passion sans même savoir qui la joue et encore moins quel est son titre. Cependant, je souhaite et j’attends d’un titre qu’il me fasse rêver, qu’il m’interpelle et m’intéresse au même titre que la musique (composée ou improvisée). J’écoute. Super. C’est quoi ? Je me renseigne. Immense déception : le titre est trop tarte, banal à mort ! Dans une chanson, le titre renvoie au refrain. Dans une improvisation, le titre envoie à l’abstraction. Pour ma part, j’aime conceptualiser ma musique. Le titre reflète cette démarche. La Légende du Franc Rock & Roll (chez Saravah) joue sur la spéculation de douze formes répertoriées rock, issues du blues de douze mesures. Ce titre annonce le rock français comme une pure illusion, un conte pour grands enfants copiant de manière touchante les musiques noires américaines. Le mot « Franc » suggérait l’ambiguïté entre une monnaie (un mensonge) ou une révolte franche et sincère, on ne sait pas. Tune on tune : Zen for TV : ce titre implique la pièce dans la pièce, l’accord dans le désaccord. L’impression d’être untuned s’articule sur la réminiscence d’une œuvre de Nam June Paik, une sinusoïde plate et contemplative générée par un écran, le « Zen for TV ». J’appelle mon solo et mon groupe Ring Sax Modulator. J’utilise massivement le Ring Modulator et d’autres instruments Moog pour modifier le son de l’alto, principalement pour créer des drones. Le but est de transformer le saxophone en cornemuse (mélodie plus bourdon). Sonnerie contemporaine fascinante, résultante de l’addition et de la soustraction de deux fréquences. Le son du saxo finit par être mangé par le Moog comme gagné par une maladie électronique. Le répertoire de ce groupe utilise une série de règles et de méthodes pour l’improvisation intitulées Les Épitres selon Synthétique. En général, un bon titre se passe de commentaires, il doit être comme Evidence de Thelonious Monk, une des plus belles compositions du vingtième siècle.

Pablo Cueco, compositeur
Certaines actions, comme donner un prénom à un enfant ou choisir un vin dans un restaurant chinois, nécessitent un état d’esprit particulier s’apparentant à une sorte d’inconscience passagère ou à une suspension des facultés cognitives.
Le choix d’un titre pour une œuvre musicale en fait certainement partie, avec des nuances certes, mais pas tant qu’il n’y paraît. Pour reprendre les exemples précédents, un enfant aura tendance à se conformer aux attributs de son prénom - ou plutôt, l’entourage, soutenu par l’habitude, en aura rapidement la conviction - et les défauts du vin choisi au restaurant chinois seront généralement atténués par les saveurs vigoureuses des plats et par la quasi impossibilité d’une consommation excessive.
En revanche, l’œuvre ne se conformera jamais à son titre. Elle en prendra seulement le caractère anecdotique, limitant sa perception à de vagues images ou situations. Par exemple, si l’on écoute La lettre à Élise, on imagine généralement un porte-plume et un encrier, un facteur, une jeune fille (prénommée Élise de préférence) dont la poitrine opulente et fière s’échappe immanquablement d’un déshabillé vaporeux laissant à peine entrevoir, dans une lumière tamisée, un fragment de porte-jarretelles… Donc, La lettre à Élise évoque à la fois un porte-plume et un porte-jarretelles… Il aurait été plus judicieux de lui donner un titre plus simple, réunissant les deux images. Quelque chose comme Les portes. Ce titre a aussi l’avantage d’éviter l’évocation du facteur, toujours troublante sur le plan esthétique. Ce titre virtuel expliquerait aussi pourquoi ce thème est souvent utilisé pour les sonnettes de portes d’entrée et les sonneries de portable. En fait, la musique n’a pas besoin de ces images proposées par les titres. Cette mauvaise habitude, support de l’imaginaire contraignant l’écoute, vient probablement de la période romantique. Les musiciens se prenaient alors pour des poètes, chacun inventant l’amour ou le désespoir mieux que son voisin. Cela étant difficile à prouver par une simple écoute, il fallait « aider » l’auditeur à ressentir l’émotion juste, c’est à dire assez amoureuse ou assez désespérée, ce qui dans leur cas revenait souvent au même. L’autre fonction du titre c’est d’aider à gérer les droits d’auteurs. Là, c’est facile à comprendre, on est dans du concret. Si toutes les pièces pour trombone seul s’intitulent Pièce pour trombone seul, cela pose des problèmes de classement et d’identification de l’œuvre et donc de répartition des droits. Alors que si une est nommée Flatulence IV et une autre Le chant des profondeurs, on les différencie tout de suite, sans avoir besoin de les entendre, ce qui est quand même assez pratique. Le même raisonnement peut s’appliquer au hautbois solo ou à toute formation. On peut ajouter que l’habitude de donner des titres vient sans doute de la musique vocale et de la poésie chantée - la chanson - qui en général génère plus de droits que la musique instrumentale.
Une fois admis l’avantage pour une œuvre d’avoir un titre, il faut le choisir. Un premier problème se pose : la langue. En français ? C’est vite « franchouillard », impossible à l’export à moins d’avoir un accordéon dans l’orchestre et un titre incluant le mot « Paris », et encore… En Anglais ? C’est peu crédible et renvoie au problème précédent en inversé… En plus, on a tout de suite l’air un peu débile dans les interviews… En Espagnol ? On croit tout de suite que c’est du mambo ou du tango… Le russe, le grec, l’arabe, le chinois, l’araméen et le finnois sont trop difficiles à manier… Il reste le latin, mais ça fait musique contemporaine, ce qui est dangereux pour les ventes… Il y a aussi la solution des mots qui existent en anglais et en français… Réponse intéressante, mais limitée (satisfaction, révolution, constipation, etc.). On se heurte à la syntaxe qui identifie la langue dès qu’on dépasse l’usage d’un mot unique dans le titre - ce qui est peu. Un deuxième problème se pose, doit-on choisir ce titre en fonction du contenu musical de l’œuvre (presque impossible sans faire référence à d’autres compositeurs ou à du vocabulaire musical…), des circonstances entourant sa conception (référence aux saisons ou à la météo assez fréquentes, mais aussi à la peinture, à la poésie…), des événements qui entourent son élaboration (usage fréquent de prénoms féminins…), ou au contraire en contrepoint du contenu de l’œuvre (formules de chimie, références à l’astronomie, à l’astrologie, à l’économie, à la politique…) ou encore selon une logique propre au titre lui-même, indépendante de l’œuvre qu’il identifie (mots codés, palindromes…).
On voit donc que le choix d’un titre, s’il est aujourd’hui nécessaire, n’en est pas moins une opération d’une grande complexité. J’ai moi-même utilisé à peu près toutes les solutions possibles. Au final, rien ne me convainc tout à fait. J’envisage d’écrire la musique après le titre, et en fonction de celui-ci, pour voir si ça marche mieux, mais j’ai des doutes.

Atom Egoyan, cinéaste
Mes titres préférés sont graphiques, avec un sens de l'action décrite presque trop évident, laissant ensuite le champ libre à l'imagination pour une multitude d'autres significations. Dans cet esprit, mes meilleurs titres sont Family Viewing, Exotica et Ararat.
En anglais, family viewing est la présentation, en privé, du corps du défunt à la famille lors d'obsèques. Il suggère également un programme télé qui convienne à toute la famille. Enfin, il signifie, tout simplement, le regard porté sur une famille.
Exotica est extérieur à notre monde immédiat. Dans le film, ce qu'il y a de plus exotique, c'est la relation qu'entretiennent les personnages avec leur propre histoire.
Quant à Ararat, il est évidemment lié à une foule de significations, à la fois mythologiques et géographiques.

Jean-Rémy Guédon, compositeur
Je choisis très vite le titre de mes morceaux car, et c'est pourtant évident, cela les identifie ! Quand j'étais jeune musicien, je me suis retrouvé dans des situations "slamesques" ou ubuesques du genre "tu sais le morceau qui fait swip's la do di la de tré le few de swing"...
1) Impropre à l'impro : un titre qui porte bien son nom, j'avais écrit une carrure infernale et c'était très difficile d'improviser dessus... D'où le nom. En plus, on a une allitération "light", ce qui ne gâche rien.
2) Et Monk, C'est du poulet ? : nous faisions un hommage à Monk avec le collectif Polysons et voilà un exemple absolument navrant d'humour typiquement jazz entre musiciens, ça nous a valu une belle crise de rire (mais c'est pas du Flaubert).
3) Peur et religion : c'est le titre d'une des Sade Songs qui figure sur le dernier CD d'Archimusic. J'ai "collé" deux textes du Marquis dont les thèmes sont la peur et la religion, et donc associé les deux thèmes pour le titre de cette "chanson".
4) Balade mentale : j'ai trouvé ce joli nom... Mais je n'ai pas encore écrit de musique dessus, alors ne t'avise pas de le publier, on va me le piquer ! (Allez, ça va pour cette fois...).

Michel Houellebecq, écrivain
C'est une des seules questions dont je connais la réponse. C'est même une des seules questions importantes. J'ai écrit quatre romans et chaque fois, ça s'est produit de la même manière sans que je le fasse exprès, alors ça vaut le coup que je réponde. Je commence toujours sans avoir de titre. À peu près au tiers du roman, respectivement le tiers du temps que ça me prend, j'ai une sorte de crise où je n'y arrive plus. Quelque chose me vient en aide : j'écris un passage très bon, franchement très bon, qui contient le titre. Ça s'est produit avec Extension du domaine de la lutte et La possibilité d'une île. Et là, je suis très content, parce que je sens que je finirai le livre. Le titre est défini à ce moment. Ça s'est passé avec les deux autres aussi, mais c'est moins spectaculaire : Plateforme et Les particules élémentaires ne sont pas des titres composés.

Sylvain Kassap, compositeur
Il y a toujours un lien entre la pièce et son titre, mais comme la plupart du temps chez moi, il n’y a pas de règle stricte :
Certains titres existent avant ou au début de l’écriture, ils en sont même un des moteurs, ils sont presque « techniques » ; par exemple dans le disque Strophes : Palindrome(s), Palimpseste ou Bancal
D’autres associent une image mentale à l’écriture, ils sont peut-être plus « poétiques » : toujours dans Strophes : Molly Bloom ou Botrytis Cinerea ; ou encore « uno soave sono » pour 5 trompettes et « … e sparire » pour ensemble.
D’autres encore ont été donnés après réalisation. Ils peuvent être « descriptifs » ou pas, et si le lien existe, il est parfois très caché.
Pour plein d’autres, c’est le désordre le plus total !!!

Jean Morières, compositeur
Plusieurs démarches coexistent. Le titre est pour moi le plus souvent une description a posteriori d’un objet musical qu’il faut bien nommer. Deux solutions sont possibles, le titre de type technocratique : Requiem en ut pour six tronçonneuses, le type plus impressionniste : En bateau, enfin, celui faisant référence à un vécu personnel, les exemples qui suivent en faisant partie…
Premier exemple : Hommage de Normandie (Cd L’ut de classe, label Nûba).
Je trouve que l’on ne parle pas assez de la Normandie. Moi-même, à y réfléchir, finalement, je n’y pense jamais et n’en parle jamais non plus. Est-ce que quelqu’un y pense ? Probablement. Cependant, j’en ai un souvenir marquant qui remonte à plus de dix ans : la Ville de Condé-sur-Noireau. Cette bourgade du Calvados est implantée à la confluence de la Drouance et du Noireau, se situant au carrefour des routes menant à Saint-Germain-du-Chioult, Montigny-sur-Noireau, Proussy, Saint-Denis-de-Mère, Berjou et Athis de l’Orne. Rien que le nom de cette ville nous donne la couleur. Comment me suis-je retrouvé là ? Le Destin tout simplement. Je vécus là une sorte de Satori d’un genre très particulier : le Satori normand. Tout y était : l’hôtel improbable qui sent la soupe, le fatal papier peint façon années 70 à motifs vaguement circulaires beigeasse et orange de la chambre ; les rues vides à 19h ; la statue de Charles Tellier ; l’architecture quelconque (l’office du tourisme parle de Condé-sur-Noireau de la manière suivante : « agréable localité, joliment reconstruite à la Libération”)… Le Satori eut lieu à peu près vers 21h15, lors d’un événement exceptionnel pour Condé-sur-Noireau : un défilé de mode. Ce gala avait lieu dans la salle polyvalente, un vaste carré de béton aux murs recouverts de moquette beige. La scène, en béton elle aussi, était décorée sobrement de quatre arbres en pots de la maison Gauquelin (pompes funèbres & fleurs) et dominait à 2m50 au-dessus du sol dans un superbe isolement. Le défilé était probablement organisé par l’usine locale, compte tenu du look des habits présentés et de la plastique singulière des top-modèles, recrutés directement au sein de l’entreprise. Les trajectoires incertaines des mannequins, leurs gestes gauches et les sourires crispés produisaient une sensation douloureuse de désarroi. Un public clairsemé, où la ménagère de cinquante ans était bien représentée, regardait sans émotions excessives ce gala surréel rythmé par la musique de Michèle Torr, diffusée sur la sono Bouyer, et qui se décomposait dans l’acoustique vertigineuse de la salle. L’effet produit reste au-delà des mots : le son, les créatures improbables évoluant sur la scène comme en apesanteur, tout contribuait à une étrangeté totale issue de la banalité même de la scène, étrangeté qui porta un impact irréversible sur ma capacité de jugement. Ce phénomène ne céda que plus tard devant un verre de bière.
Deuxième exemple : Tu n’es pas Jim (cd Improvisation sur la flûte zavrila, label Nûba).
Je connus Jim il y a de cela quelques années. C’était un chien qui logeait chez ma voisine. Jim accumulait les singularités de manière surprenante : tout d’abord sa laideur ; très petit, le poil dur et rare, les pattes arquées, le museau écrasé, le chien était de surcroît prognathe et avait des yeux globuleux qui lui donnaient un regard halluciné. Il inquiétait ensuite par un comportement imprévisible : teigneux, vindicatif, prompt à mordre avec une détermination farouche, il pouvait par ailleurs être le plus câlin des animaux. Enfin, Jim possédait une intelligence très au-dessus de la moyenne canine, doublée d’un sens aigu de l’indépendance et n’était de surcroît absolument pas impressionné par le genre humain. Un chien anar, en quelque sorte. Nous avions sympathisé, de sorte qu’il s’invitait fréquemment chez nous au point de créer des incidents diplomatiques récurrents avec la voisine, qui prenait ses fréquentes escapades pour une trahison, à juste titre. Le chien accueillait sa mémère avec des grognements menaçants sans ambiguïté lorsque celle-ci tentait de le récupérer, quand elle y parvenait. Au fil du temps, le chien finit par exercer sur moi une fascination dangereuse : je voyais avec anxiété mes yeux se dilater, ma mâchoire inférieure s’avancer, je me surprenais à grogner à la moindre contrariété. Le maléfice prit fin lorsque, me surprenant en train de reluquer une charmante caniche, mon épouse hurla alors : « Tu n’es pas Jim ! » Puis vint notre déménagement, nos relations avec Jim cessèrent… Depuis, hélas, pas même une carte postale. Troisième exemple : Loisir (cd Un bon snob nu, label Signature). Loisir… Ce mot s’étale langoureusement au fond la gorge, puis s’échappe entre les dents dans un sourire plein de promesses… Loisir… Il est entouré d’autres titres qui sont eux-mêmes des verbes : polir, luire, blêmir, languir… Il a donc ici, lui aussi, une fonction verbale. On dit « loisir » (« Son travail achevé, il loisit dans la ville jusqu’à la tombée de la nuit. » Michel Houelbacq). Ou : « SE loisir » (« Son drink à la main, Betty Palmer alla se loisir dans la chaise longue avec volupté .» Frédéric Dart). On rencontre ce verbe pour la première fois dans les années 1970, lorsqu’une agence de voyages lance le célèbre slogan oh combien efficace : « Loisir, c’est pas moisir ». Il est assez amusant d’inventer sur le même principe d’autres verbes : plaisir, élixir, dépotoir, entonnoir, trépier, dubonner, cambouir, ou même, dans un registre plus scabreux : Julesferrir, jupper, devillier, sarkozir, mussolinir, nevièvetabouir… Laissons donc libre cours à notre imagination, sans oublier d’employer tout cela… À juste titre.

Jacques Thollot, compositeur
Les titres de mes “œuvres”... Mon dieu ! J’eus préféré morceaux, non pas morceaux, trop pot-au-feu… Compositions, voire lieds, suites ou pièces, peu importe. OK pour œuvres, mais que pour les bonnes ! Aucun de mes titres (comme la plupart d’entre nous, j’imagine) ne sont dénués de sens, qu’ils soient cachés, à double ou sans intérêt, énigmatiques parfois. 1883-1945, Heavens apparemment énigmatique. Pas pour Philippe Carles en tout cas, qui dans un Jazz Mag en révéla le sens : la durée de vie d’Alban Berg, compositeur de l’École dite de Vienne, qui nous légua, entre autres, l’incomparable Concerto à la mémoire d’un ange. Une de ses séries (agencement des douze notes selon d’autres critères que ceux de la musique tonale) est à la base de cette pièce que j’ai harmonisée et rendue tonale dans Watch Devil Go (Palm n°17) sous le titre Go Mind (à l’origine Glabros Moulard). Deux autres « kleine Stücke » (moins glabros) suivent la même technique : Sur douze notes approximativement (Cinq Hops, Free Bird, bientôt réédité en CD par Orkhêstra) et Marie (Résurgence).
Il va sans dire que la féminité m’inspire au plus haut point. L’ambiance de certains thèmes délivre leurs appellations sans équivoque. Certains de mes thèmes (que je nomme premier jet) apparaissent (en pleine improvisation) comme pré-écrits de la première à la dernière note, rien à changer, à rectifier, phénomène rare et imprévisible. Lorsqu’on lui demandait s’il croyait en dieu, Matisse répondait «oui, quand je travaille.»
Les couleurs, les odeurs, me mettent sur la voie. Dans Cinq Hops, par exemple, une pièce (super interprétée par Jean-Paul Céléa à l’archet) m’envoie systématiquement sur les bords de Loire. Elle s’est elle-même intitulée Une certaine lumière tourangelle bien que composée à Vaucresson (92).
À l’inverse, ce peut être l’endroit où je me trouve, le feeling de ce qui m’entoure dans l’immédiat instant, que je tente de transposer vite, l’instant volage vole l’âge mais il vole large. Le troc est équitable. Un style qui ne pourrait dissimuler (nulle envie) mes préfluences voire inférences, envers les surréalistes, Michaux of course, Breton, Éluard et tant d’autres. Samuel Becket Oh les beaux jours et bon nombre d’auteurs des Éditions de Minuit. Ou encore Entre Java et Lombook (le Bali, sa musique) dont un de ses modes m’a influencé. Vu dans le Larousse, source inépuisable pour compositeur en quête de titres ce qui, somme toute, est rarement le cas, j’aime et joue avec les mots, parfois mots de tête, mais je leur dois bien ça.

Jean-Claude Vannier, auteur-compositeur
Les chansons, c'est une liste de mots. Sans signification. Il arrive que ça prenne un sens, à force de les mettre dans un ordre. C'est quand je laisse tomber que ça vient tout seul. J'ai rien à dire alors je chante, c'est un titre. J'ai aussi écrit un bouquin qui s'appelle Le club des inconsolables...

Bernard Vitet, compositeur
J’aime bien les titres qui font des phrases. Comme Ils ont brisé mon violon car il avait l’âme française. Ou la phrase de Pascal : Le silence éternel des espaces infinis m’effraie. Sans être une citation, Trop d’adrénaline nuit est une phrase. Quand la pression est trop forte, les bouchons sautent. J’aime bien les citations.
Pour une série de sonneries de téléphone originales du site sonicobject.com, et ne manquant jamais l'occasion d'évoquer nos sœurs et frères de la création, j'ai intitulé chacune des sonneries du nom d'un animal. Je me suis inspiré pour ce faire de la forme graphique que présentait chaque sonogramme.

lundi 19 février 2018

Dans vos œuvres, vous êtes-vous dicté des règles incontournables, voire intransgressibles ?


Toujours La Question, celle-ci publiée à l'origine dans le n°8 (janvier 2003) du Journal des Allumés du Jazz. Merci à Serge Adam, José Maria Berzosa, Denis Colin, Luc Courchesne, Jean-François Pauvros, Françoise Romand d'avoir répondu à la question "Dans vos œuvres, vous êtes-vous dicté des règles incontournables, voire intransgressibles ?"

Depuis le n°1 du Journal, jamais question ne rencontra autant de difficulté à provoquer des réponses. Nombreux artistes ou penseurs sollicités invoquèrent leur incompétence plus souvent qu'un refus. J'eus beau accumuler coups de téléphone, courriels, cartes postales, évoquer la liberté de ton et du nombre de signes, rien n'y fit. Ce travail devint si pénible et laborieux que j'en viens à croire que l'heure est venue d'abandonner la rubrique, et d'imaginer d'autres formes (P.S.: ce que je fis, mais j'y revins plus tard comme on pourra le constater bientôt). Pourtant, la question des limites, du cadre, du "jusqu'où peut-on aller trop loin ?" chère à Cocteau (encore lui, n'en déplaise aux coupeurs de têtes) suggère l'existence d'un ailleurs, d'un hors d'œuvre comme on dit d'un hors-champ. Définir son champ d'action n'est-ce pas concevoir généreusement, lucidement ou exclusivement, qu'il existe d'autres formes de pensée que la sienne, des territoires étrangers, pour certains hostiles ou inhospitaliers, des gestes qu'on ne voudrait reproduire sous aucun prétexte ? Qu'on la conçoive techniquement ou moralement, la question souligne l'existence ou l'absence du choix. N'existe-t-il, en amont, aucun principe répulsif, aucune révolte qui poussent le créateur dans telle ou telle direction, voire tout simplement à se définir comme tel ? A une époque où les lois sont plus iniques que jamais, où seule règne celle du profit et du crime organisé, avec le mensonge et la manipulation d'opinion comme principaux corps d'armée, n'est-ce pas de son devoir que d'affirmer son indépendance de pensée en refusant la complicité du flou, qui ici, soulignons-le, n'a plus rien d'artistique. S'interroger soi-même sur ce qui est acceptable ou pas, et par conséquent, "que faire ?", n'est-ce pas ce qui dessine les œuvres, et, au-delà, la dignité de vivre, ensemble et seul ?

Serge Adam, musicien
Lorsqu’on est étudiant en composition, en orchestration, en arrangement, on apprend un certain nombre de règles " intransgressibles " (succession et structures d’intervalles, formes, fugues, séries). Ensuite, l’analyse des œuvres nous montre que le non-respect de certaines règles projette la musique ailleurs. La plupart du temps, les règles incontournables sont dictées par des contraintes extérieures : nomenclature et niveau de l’orchestre, temps de répétition, publics visés, technologies mises en place.
Ces paramètres intégrés, il est nécessaire d’établir un cadre de travail : plus il sera rigoureux, plus le travail d’écriture sera précis. Cela peut paraître banal, mais on ne peut se poser la question de la transgression des règles que si elles ont été posées. C’est la première étape du travail : développer les idiomes que l’on s’est fixés (une série, un module rythmique, une enveloppe de timbre par exemple).
Dans cette première étape, il s’agit de constituer " une base de données " des déclinaisons du cadre fixé, comme on le ferait pour un sujet de dissertation, en rassemblant les idées.
Ensuite, vient la deuxième étape : organiser la pensée pour dégager l’essentiel (sélectionner les meilleurs éléments et structurer). L’idée d’une transgression ne serait alors vécue que comme une trahison du cadre que l’on s’est fixé - librement. Mais la vie est ainsi faite : pleine de petites trahisons et d’heureuses transgressions…
Une œuvre musicale, si elle veut rester "juste et honnête", tentera d’échapper à ces petites transgressions mais ira-t-elle jusqu’au bout, au risque de ne pas séduire ?

José Maria Berzosa, cinéaste
Non.
Il y en a assez de ces règles qui nous sont dictées par les autres. Les contourner ou les transgresser presque tout le temps est l'occupation la plus épuisante, la plus "incontournable" et la plus salutaire de mon activité.
Si les règles deviennent incontournables, si l'on sent que l'obstination dans le refus va vous empêcher de commencer votre projet, vous les acceptez. Soyez patient. Le travail démarre et les rapports de force vous seront de plus en plus favorables. Et alors que la rétractation est très improbable, vous entrez dans la phase du DÉTOURNEMENT, longue et compliquée ; très souvent couronnée de succès. Ces manœuvres, qui n'ont rien de cynique, ne sont que de la légitime défense et on devrait les enseigner dans les écoles de cinématographe aux futurs cinéastes angéliques. Le détournement a été pratiqué par les plus grands : Stroheim, Eisenstein, Welles, Fellini, Godard... Nous aussi, malgré la modestie de nos talents, pouvons suivre cette méthode, à condition bien sûr, de procéder pour chaque travail comme s'il était le dernier de notre vie - selon le conseil de Maurice Pialat et de Guy Olivier - évitant ainsi les sirènes de l'avilissant "plan de carrière". Je ne voudrais quand même pas inciter au suicide : il est souhaitable de respecter la logistique contractuelle (rémunérations, moyens techniques, durée des étapes de production...) quitte à jongler avec les dépenses sans sortir du devis.
La transgression est un choc de plein fouet entre l'auteur insoumis et les valeurs établies protégées par les censures. Le front s'élargit, mais parfois, heureusement, industriels et financiers viennent à votre aide : la bataille a presque toujours lieu une fois que le film est fini ; le mal (les investissements) étant irréversible, on trouvera donc alliés les défenseurs de la liberté d'expression avec les responsables économiques qui veulent, au moins, récupérer leur mise. Je ne vois pas quel commandement pourrait m'empêcher de traiter un tabou, un mythe diabolique, un récit de mœurs insupportable afin de conforter une morale soi-disant universelle et permanente. Je ne peux pas accepter des règles générales. Une œuvre, personnelle par définition, est toujours une exception. Devant chaque problème moral, je réfléchis. Pour la forme, je me laisse aller à mes intuitions sans chercher à comprendre et encore moins à faire comprendre. Lorsque je me sens menacé par l'explication, je change de route... L'interprétation est ouverte. À chacun sa lecture. La merveilleuse ambiguïté s'installe. Le canular triomphe. Le rêve.

Denis Colin, musicien
Je me suis dicté des tas de règles. On m'en a dictées aussi, depuis si longtemps que je ne m'en souviens plus. Elles ne m'apparaissent probablement plus commes des règles, mais comme des choses naturelles, allant de soi. Je fouille avec nonchalance pour les détecter, les observer et les archiver. J'ai une étagère pour ça. Un vrai bordel. Je m'en dicte encore et "on" m'en dicte encore.
De toutes ces règles à œuvre dans mon travail, aucune n'est à l'abri d'un contournement voire d'une transgression. Parfois par décision, dans un mouvement libératoire abouti - une règle reconnue périmée ! - parfois à mon corps défendant, par une sorte de nécessité - une digue cède. L'œuvre parle d'elle- même, c'est sa fonction. Je ne suis pas tout-à-fait maître à bord.

Luc Courchesne, artiste, designer et professeur
Autant que possible, j'essaie d'éviter la décoration, les effets, l'artifice... Je cherche la plus simple expression d'une idée, au risque qu'elle disparaisse d'ellemême ou qu'il devienne inutile d'en faire un plat. Pour moi, le miracle se produit lorsque je me dis en voyant l'ouvrage : "Évidemment ! Comment n'y ai-je pas pensé avant ". La règle serait alors de se donner le temps d'y arriver, un luxe souvent inabordable.

Jean-François Pauvros, musicien
Je ne peux répondre qu'un mot à cette question : NON et je ne peux faire ni commentaire ni expliquer pourquoi. C'est viscéral : c'est vraiment non.

Françoise Romand, cinéaste
À chaque film documentaire une position déontologique.
Je filme mes personnages en me posant toujours la question des limites que je n'aimerais pas enfreindre. En m'imaginant à leur place, je sais ce que je n'aimerais pas que l’on m'impose. Paradoxalement j'ai douloureusement expérimenté mon dernier film comme un carnet intime et je suis allée beaucoup plus loin que ce que je ne m'autoriserais avec d'autres. J'ai été beaucoup plus dure avec moi-même que ce que je n'oserais jamais imposer à autrui. Une règle est quasiment récurrente dans tous mes films, pas de commentaire, pas de voix objective qui dicte ce qu'il faut penser.
Chaque spectateur est confronté à sa propre interprétation. À chacun de recréer le réel pour se l'approprier parce que sa vision orientera son comportement, il faut qu'il la forge lui-même. J'aime faire des films dérangeants où le spectateur est perdu et obligé de réagir. Remettre en question ses certitudes pour ne pas rester dans une position confortable avec des réponses dictées. Un film m'intéresse s'il sème le doute en moi, m'oblige à penser différemment, interroge ma propre morale, ma propre motivation. Une autre règle dans mes films, ne pas faire semblant de capter un évènement sur le vif parce qu’à partir du moment où une caméra intervient dans un milieu, elle le corrompt. Les gens ne se comportent plus de la même façon et ce qui est intéressant, c'est justement d'affirmer que la caméra a changé quelque chose de fondamental. Le rapport à la caméra - on l'affronte, on l'interroge, on l'apprivoise - implique la conscience des personnages face à la caméra, en fiction comme en documentaire, ils jouent avec elle, lui adressent des signes de reconnaissance qui placent le spectateur en position d'alter ego.

mercredi 14 février 2018

Quels rapports vous inspirent sexe et musique ?


Nouveau chapitre de La Question publiée à l'origine dans le n°7 (octobre 2002) du Journal des Allumés du Jazz. Je pensais provoquer Pierre Bourgeade, Noël Burch, Benoît Delbecq, Marie-Christine Gayffier, Francis Hofstein, Hélène Labarrière, Isabel Lechat, Andrea Parkins, François Raulin en leur demandant "Quels rapports vous inspirent sexe et musique ?"

Le jazz est étymologiquement lié au sexe. Alors si l'on est ce qu'on mange joue-t-on comme on baise ? L'œuvre qu'on produit se rapproche-t-elle de la personne qu'on souhaiterait être ?
Les rapports dans le travail sont-ils différents de ceux du groupe social, de la famille ? S'il est urgent et indispensable de changer le monde, inique, cynique, peut-on imaginer que cela soit possible sans le transformer au quotidien, dans la proximité ? La soi-disant liberté des mœurs actuels dans notre civilisation occidentale est-elle un signe de son déclin ? La recherche du bonheur individuel en est-il une autre manifestation ? L'industrialisation de la culture appauvrit-elle les échanges ? Dans quelle perspective fera-t-on l'amour en cas de conflit généralisé ? La censure est-elle en retour de grâce ? Qu'est-ce que la musique vient faire là-dedans ? Seules les questions relèvent les paradoxes et pulvérisent les conventions, engendrant une dynamique révolutionnaire. Pour celle ou celui qui y répond, avec autant de gentillesse que de zèle, peu lui importe la question, seules ses réponses font sens.

Pierre Bourgeade, écrivain
Lorsque le séducteur professionnel, type Gary Cooper, s’apprête à prendre dans ses bras l’héritière rebelle, type Katherine Hepburn, une musique sirupeuse s’élève. Elle n’est souvent fournie que par la bande-son, mais dans les films les mieux élaborés, elle intervient souvent “en situation”, sur un geste approprié du séducteur, qui met discrètement en marche le gramophone.
Dans les publicités de l’époque, le petit-chien fidèle, qui écoute “La Voix de son Maître”, l’oreille collée à l’immense pavillon, symbolise la femme, attentive elle aussi, à cette mélodie reconnaissable entre toutes.
Ce qu’Harpo Marx ne peut réussir à exprimer par ses yeux ou ses mains (quoique ce soit déjà beaucoup...), il le dit par sa harpe. Il n’est donc besoin sexuel si pressant que le délicat instrument ne puisse signifier, au point que, dans le fameux “musical” Fashions (1934), de blanches figurantes, idéalement dénudées et cambrées, sont devenues elles-mêmes des harpes, nous offrant, de la femme, l’image la plus sophistiquée qui ait été donnée. Or, si vue de profil, la femme est une harpe, son dos, vu “de face” n’a-t-il pas la forme épurée du violon, du violoncelle ? Dans un film italien dont je ne retrouve plus le nom, Antonella Lualdi prête ainsi, des épaules aux fesses, son dos parfaitement musical à l’archet de son amant.
Quant à Man Ray, dans une photo célèbre, il dessina directement sur le dos de son modèle les deux ouïes que le luthier découpe dans le bois précieux des instruments afin d’en parfaire la sonorité. L’oreille est au cœur de la vie sexuelle.
Des diverses parties du corps humain, elle est la seule qui soit à la fois l’image du sexe féminin, dont elle reproduit fidèlement les méandres, et du sexe masculin : pour certains linguistes, la racine du mot qui la désigne dans la plupart des langues indo-européennes, est la même que celle qui désigne l’orchidée, fleur ainsi nommée, précisément, à cause de sa ressemblance avec les testicules.
“L’orchite” n’est donc pas, comme le croient de naïves fleuristes, une maladie de l’orchidée, mais une maladie des testicules. Les mêmes jeunes filles ne doutent pas, d’ailleurs, que les “oreillons” sont une inflammation qui s’étend rapidement des oreilles aux testicules et qu’il est imprudent de se rendre à une rave-party ou un concert techno avec un garçon qui pourrait avoir les oreillons.
La nuit, dans le silence, l’oreille posée sur l’oreiller, nous n’entendons plus qu’un seul bruit : celui que fait le sang tapant dans nos veines. Ce n’est pas seulement un bruit : c’est un bruit rythmé. C’est notre lien premier au monde que, du tam-tam archaïque au rock, au rap, à la techno, nous cherchons à maintenir vivace.
Lorsque nous cesserons de percevoir ce rythme, nous aurons cessé d’exister.

Noël Burch, cinéaste et écrivain
Ma foi, ce sont, avec la mode au sens large (le ”look”) les nouveaux opiums du peuple et le peuple est devenu vaste. Il est évident que tout deux ont une belle place dans la vie de chacun, mais aujourd’hui où l’individualisme noie la conscience collective et que l’après-moi-le-déluge nous submerge via l’Amérique, ces exquis plaisirs deviennent une grande partie du problème... Et voilà qui est embêtant pour celles ou ceux qui les aiment tous deux passionnément mais qui lisent aussi Le Monde Diplomatique et voient bien que les fous de l’accumulation aveugle, de la production pour la production etc, etc s’en servent - oh certes “innocemment” - pour oublier que nous allons dans le mur... Ni la qualité des différentes musiques - toutes ont leurs qualités - ni assurément des sexualités nombreuses ne sont en cause, mais c’est la quantité, la saturation. Terrifiant...

Benoît Delbecq, musicien
Une histoire de Toto. Septembre 2001. Réunion de rentrée dans Major Compagnie. C'est Toto, le nouveau D.A. inspiré qui parle: "J'ai eu l'idée en boîte à Punta Cana. Osons produire une compilation MUSIC FOR SEX, double CD à prix spécial été, avec les artistes porteurs du moment, de préférence sous contrat avec nous : un poil de vrai jazz cool (une chanteuse bien sexy, Jojo tu y réfléchis STP), un poil de dance-floor, un poil de transe avec un sample de Johnny Hodges (Jojo, tu t'occupes des droits STP, je crois qu'on les a sur Ellington mais vérifie), le reste des titres c'est l'étude de marché qui dira. On prend Houellebecq pour écrire le livret de pochette (Jojo, tu appelles son agent STP). Livret photo ad hoc. On planifie 150 000 ventes en 8 semaines. Plan média. Vidéo-clip un titre, petit budget, bien hot, montage un peu hasardeux, genre caméra épaule tu vois (Jojo, tu appelles Miss Pik STP) : début avril 2002, on le fait circuler sur le Web comme un truc pirate. On crée une rumeur. Sortie du double CD: Juin 2003. Prix de revient total: 150 000 euros, bénéfice net prévisionnel 220 000 euros. Je vous ai fait un mail ce matin tôt avec le détail du budget. C'est béton. On fonce, patron ?" À part ça, dans "sexe et musique", on peut trouver "exquis", "muse", et bien d'autres mots encore.

Marie-Christine Gayffier, technicienne de surfaces
Pour ce que l'on en sait, le sexe, c'est à dire la reproduction sexuée, serait le moyen expérimenté, un jour déjà ancien, par le vivant (et le plus grand des hasards) pour favoriser plus sûrement la perpétuation de la vie par la diversité ainsi engendrée. Dans nos bagages et au fond de la culotte, le sexe fait partie de ce que l'on appelle l'infrastructure (lourde souvent). Pour être rentable en terme de survie de l'espèce, le sexe doit passer par la moulinette (aïe !) du complexe d’Œdipe (qui a limé les ergots de bien des jeunes coqs) et le tamis de multiples codes sociaux, variables selon les latitudes, qui font du coït le plus bestial une pratique intime harmonieusement intégrée à la vie en société (à quelques bavures près). La musique, elle, est une activité humaine culturelle, un art parfois, obéissant et désobéissant, selon les époques, à un certain nombre de règles périodiquement redéfinies, bref, selon l'indépassable matérialisme dialectique, c'est de la superstructure.
Et comment, nous demandons- nous, circule-t-on de l'infra à la super, et retour (et il faut bien que ça circule, si on ne veut pas cultiver jusqu'à l'orée du 4e âge, un acné réputé juvénile) ? Il y a mille et une façons et la musique peut y aider beaucoup. Par exemple, on est à la cour impériale viennoise à la fin du 19e siècle, on fait tournoyer sa belle robe d'organdi sous les lustres et l'on se retrouve soudain, mariée, dans le lit d'un officier de la garde de Sa Majesté qui monte à l'assaut : c'est la valse.
Ou encore, face à quelques centaines de jeunes filles au bord de l'orgasme, on caresse en transpirant fortement le manche d'une guitare électrique exactement placée à hauteur du sexe, en exécutant de violents mouvements pelviens, jambes écartées et genoux fléchis : et c'est le rock & roll.
Les exemples sont extrêmement nombreux et convaincants : nous avons tous à l'esprit les tambours rituels de Centrafrique, le flamenco des cabarets madrilènes, la transe vaudoue ou, pire, la bourrée poitevine, que ses débordements licencieux ont fortement contribué à faire disparaître de nos campagnes. En bref, la musique est un lubrifiant social mais pas seulement.
Quant au sexe, il a inspiré directement de bien belles pages musicales - que l'on songe seulement à l'admirable Marche Nuptiale de Monsieur Mendelsohn, sans laquelle la célébration de la prostitution bourgeoise qu'est le mariage ne serait qu'une vulgaire saillie.

Francis Hofstein, psychanalyste La Musique n’a pas de sexe. Ni masculin ni féminin. Et elle n’a pas de sexualité. Notes sur le papier, déplacement d’air, agencement de sons, elle est insaisissable, dépourvue de matérialité. Elle n’a de corps que du musicien qui l’exprime, dans toute la gamme de ses sentiments, de ses affects, de sa sensualité, qu’alors elle porte. Mais il n’y a pas de rapport direct entre le corps d’un musicien, son sexe, sa sexualité ou sa couleur, et la musique qu’il invente, prise bien plus dans la culture du musicien, son environnement, son histoire que dans son génome.
C’est à l’écoute, au savoir, à la connaissance que les liens se tissent entre une musique, ses musiciens et ses passionnés, où, pour parler comme Freud, passe la libido, c’est-à-dire ce qui, traversant le corps, pulsions, rythme, érotisme, harmonie.... donne à la musique toute sa force de séduction, ou de répulsion.

Hélène Labarrière, musicienne
Pour moi c’est exactement la même chose. Faire de la musique, c’est comme faire l’amour, tout est possible et c’est chaque fois différent.

Isabel Lechat, lycéenne
Ça me fait penser aux films. Un type distingué ramène une fille chez elle. Il est en costume, elle en robe de soirée. Dans la chambre, il met un 33 tours de musique jazzy, très langoureux. Ils dansent longtemps. Et puis ça devient chaud.

Andrea Parkins, musicienne
Il est vrai que certains musiciens improvisent ou jouent en public dans une sorte d'état de transe qui peut être perçue comme plus profondément reliée au corps qu'à l'esprit. A l'intérieur d'un orchestre ou en communion avec les spectateurs, il peut se présenter un type d'échange éphémère qui dans ce contexte pourrait exprimer une sorte d'énergie de l'extase, mais je ne pense pas que je l'appellerais sexuelle.

François Raulin, musicien
Je m'aperçois que sans clairement me l'être posée, j'y ai répondu progressivement et régulièrement. Quand j'étais petit, j'avais déjà confusément remarqué l'effet qu'avait sur les filles le fait de jouer Il était une fois dans l'ouest à l'harmonica au fond du car qui nous emmenait au ski. Bien que n'étant pas arrivé à mes fins (pourtant modestes à cette époque), je pressentais là tout un potentiel de séduction qui a sûrement influencé mon choix de devenir musicien. Quand j'écoutais Fats Waller pour son swing exubérant et incendiaire, je ne savais pas que les paroles des chansons qu'il interprétait étaient souvent torrides. Du swing à la danse, de la danse au sexe, le pas est franchi. C'est d'ailleurs ce que recherchait la bonne société new-yorkaise quand elle allait s'encanailler dans les dancings de Harlem. La musique noire n'a jamais caché cette fonction rituelle (une parmi d'autres). Elle a toujours su se servir de la charge subversive de sa musique. C'est là une des fonctions universelles de la musique. De la muzak d'ambiance pour lumières tamisées au slow de la dernière chance en passant par la frénésie rythmique des tambours ou de la techno...
Du moment qu'il y a spectacle, il y a voyeurisme et la mise en scène est parfois aussi importante que la musique elle-même. Le rapport physique du musicien à son instrument (saxophoniste, contrebassiste, mouvements ostensiblement baisatoires des guitar-heroes...) mais aussi, l'aura parfois sulfureuse de l'artiste, qu'elle soit fabriquée ou réelle, font venir au concert des gens qui ne viennent pas forcément que pour écouter. Il y a aussi des tas de choses inexplicables dans les deux domaines (qui ne les rapprochent pas pour autant) : que se passe-t-il pendant l'orgasme ? Que se passe passe-t-il quand on improvise et que la magie opère ? Pour mieux comprendre un champ d'activité humaine comme le sexe et la musique, il est recommandé de pratiquer. Bon,alors j'y vais.

jeudi 8 février 2018

Des disques agréables


Je reçois trop de bons disques. Envoyez les mauvais ! Ces derniers temps mon blog finit par ressembler à une rubrique musicale. Après avoir parlé de moi pendant des années le seul moyen de ne pas me répéter est d'écouter les autres, des autres que la presse spécialisée et généraliste laisse pour compte, comptes d'apothicaire liés aux annonceurs. Mon court sommeil me permet néanmoins de continuer à œuvrer quitte à les rejoindre sur les étagères en espérant la même attention. Quoi de plus agréable que les surprises émanant de collègues que l'on ne connaît pas et de partager leur passions ?
Ainsi le saxophoniste-clarinettiste basse Tom Bourgeois a-t-il créé à Bruxelles le quartet Murmures avec l'accordéoniste Thibault Dille, le guitariste Florent Jeunieaux et le chanteur Loïs Le Van, qu'un double album vient nous révéler tout en tendresse et détermination. La voix susurrée rappelle la fragilité de Chet Baker quand la musique souligne le cousinage velouté avec Robert Wyatt. Les comparaisons sont ici inévitables alors que la démarche est parfaitement originale. Si le premier CD propose essentiellement des compositions de Bourgeois sur des textes de Popp Eszter, Laura Kast et François Vaiana, le second est une adaptation inattendue du Quatuor à cordes de Maurice Ravel ! On croit parfois entendre le soprano de Lol Coxhill ou la guitare de Terje Rypdal, mais c'est le charme des mélodies et la suavité des arrangements que l'on retient.


J'ai gardé sous le coude plusieurs disques agréables en sachant que je devrai les réécouter, d'autant que je suis plutôt à la recherche d'œuvres hirsutes qui me prennent à rebrousse-poil, mais pas jusqu'à ressentir la douleur du cosmétique que ma mère avait eu l'idée de m'infliger pour me coiffer les cheveux en brosse quand j'étais tout petit. On y retrouve souvent une instrumentation plus européenne que les cuivres éclatants d'outre-atlantique soutenus par une puissante section rythmique. Ainsi l'accordéon considéré ringard il y a quarante ans a-t-il retrouvé ses lettres de noblesse dans ces musiques contemporaines influencées par le jazz et le classique, comme le bois de la clarinette et du violoncelle, tous les trois faisant bon ménage avec la guitare et la contrebasse dans le Silent Walk du guitariste Samuel Strouk. Ainsi Vincent Peirani, François Salque, Florent Pujuila et Diego Imbert y perpétuent une tradition mélodique où chaque instrument expose son timbre harmonique dans toute sa richesse expressive. Ce sont pour moi les musiques du soir qui reposent des journées hyperactives.


L'Ensemble Minisym étend son orchestration au théorbe du guitariste Charles-Henry Beneteau, à la vielle du batteur Alexis Degrenier, à l'harmonium ou aux Dents de Dragon d'Amaury Cornut qui se joignent au violon d'Hélène Checco, à l'alto de Gwenola Morin et au violoncelle de Benjamin Jarry pour interpréter des pièces de Moondog en les adaptant pour leur sextuor, déchiffrant des inédits du Viking aveugle de la 6ème Avenue dont Amaury est un des spécialistes. La musique de Moondog inspire aujourd'hui quantité de jeunes musiciens qui trouvent dans ses rythmes répétitifs inhabituels et ses réminiscences médiévales un terreau à leur sensibilité jazzy minimaliste. Après avoir moi-même été séduit dès 1969, j'avais participé à un Hommage paru sur Trace Label, aujourd'hui épuisé. L'Ensemble Minisym possède la candeur de la passion et la fraîcheur de l'original.


Musique répétitive, quatuor à cordes (Hélène Frissung, Fanny Kobus, Carole Deville), bois (Cassandre Girard à la flûte, Laurent Rochelle à la clarinette basse et au soprano, mais aussi Daniel Palomo-Vunesa aux saxophones et Rhys Chatham à la trompette), percussion plutôt que batterie (Jérôme Chinour, Loïc Schild), poésie vocale (Guillaume Boppe, Sophie M, Géraldine Ros, Justine Schaeffer), on retrouve encore ces références dans Rivières de la nuit du guitariste Denis Frajerman. Comme dans les autres disques, le jazz s'affranchit ici du swing en privilégiant néanmoins les expressions individuelles se dégageant d'orchestrations soignées. Les voix se font incantatoires ou simplement narratives. Les instrumentaux évoquent des paysages cinématographiques dont le cinéma ferait bien de se passer quand il joue les redondances ! La musique a un pouvoir évocateur inégalable, suggérant le hors-champ mieux que toutes les images.

→ Tom Bourgeois, Murmures, double cd NeuKlang, sortie le 9 mars 2018
→ Samuel Strouk, Silent Walk, cd Crescendo by Fo Feo Productions, dist. Caroline
→ Ensemble Minisym, New Sound, cd Les Disques Bongo Joe, dist. L'autre distribution
→ Denis Frajerman, Rivières de la nuit, cd Douxième Lune, dist. Allumés du Jazz

samedi 3 février 2018

Quel fut le déclencheur de votre vocation ?


Nouveau chapitre de La Question publiée à l'origine dans le n°6 (avril 2001) du Journal des Allumés du Jazz. Je demandais à Jean-Christophe Averty, Emmanuel Bex, Jim Black, Michèle Buirette, Jean-Rémy Guédon, Thurston Moore, Louis Sclavis, Gérard Terronès, Otomo Yoshihide "quel fut le déclencheur de leur vocation ?".

Les questions les plus simples ne sont jamais innocentes. Chacune en entraîne une autre à sa suite. "Pourquoi ?" répètent inlassablement les jeunes enfants, tandis que les phrases s'enchaînent comme des poupées gigognes. Plus tard, alors qu'ils ont grandi, avant même qu'ils aient eu le temps de s'interroger, on leur impose toutes les réponses. Parce que ceci, parce que voilà, et pire, voici, cela. Chacun y perdrait ses rêves, son imagination, sa créativité, si l'angoisse et l'espoir, les accidents et la pugnacité, ne venaient troubler ce bel ordre social. Cette fois l'intimité de la Question pousse à la confession et les réponses dessinent en filigrane autant d'autoportraits sensibles.

Jean-Christophe Averty, réalisateur
De quelle “vocation” souhaitez-vous que, sans vergogne, je vous entretienne ?
J’ai “vécu” plusieurs guerres de 14-18 professionnelles, et n’en ai que trop parlé... Bref, de “vocations” - “destination naturelle de quelqu’un. Penchant, attitude spéciale pour un genre de vie, une profession, inclination, goût” assure le Petit Larousse Illustré, deux - au moins ! - m’ont “accablé” :
a) celle d’être un fervent “amateur de jazz” - c’est un métier à part entière ! -. Ce qui la déclencha, en 1942 : l’écoute sur les antennes de la BBC, d’un enregistrement des Jelly-Roll Morton Red Hot Peppers : Kansas City Stomps...
b) celle d’essayer d’être “un jour”, réalisateur de cinéma, après avoir vu, vers 1941 ou 1942, quelques films de Georges Méliès présentés au Palais de Chaillot, dans une série documentaire destinée aux enfants et... aux adolescents, et intitulée Arts-Sciences et Voyages (tout un programme !). Je ne suis, hélas, devenu, qu’un méchant téléaste.
La seule activité que je ne regrette pas : celle d’être parvenu à “concilier” mon intérêt pour le jazz et l’histoire de ses origines (!!), et mes faits et gestes télévisuels ou radiophoniques. Près d’un demi-siècle durant.

Emmanuel Bex, musicien
Ça y est, je suis allongé, il fait noir, l'introspection est totale...
La musique n'existe pas !
Alors évidement pour moi, la question de la vocation ne se pose pas. On est ou on naît musicien, ou pas. "On n'explique pas une vocation, on la constate" (Chardonne). Ma seule façon de faire de la musique, c'est d'en jouer... Je n'ai pas été appelé par l'idée de la musique, j'en ai toujours fait, je suis issu d'une famille de musiciens. Ma vocation était sur un tout autre plan. J'ai pensé que l'expression musicale, faire du jazz en particulier, pouvait m'inscrire dans un mouvement de société, un mouvement de liberté, d'autonomie, quelque chose qui pouvait rediscuter le projet collectif, avec une meilleure qualité de rapports humains. Ce sont des choses qui sont fragiles, fuyantes et je ne peux être certain aujourd'hui que la réalité ressemble à ma fiction, mais j'y travaille encore... Peut-être que je pourrais dire maintenant que ces projets là ne sont pas spécifiques au jazz. Ça c'est plutôt une bonne nouvelle, ça élargit le champ des possibles. Finalement, le jazz est un prétexte et c'est très bien comme ça.
Je rallume la lumière, je vais aller faire un peu de vélo, ou un peu de piano...

Jim Black, musicien
Le carton joua un rôle important pour définir les aspirations de ma vie. À quatre ans je tripatouillais des jours entiers une guitare que mon père m'avait construite avec le carton d'un couvercle de siège de cabinet dont les cordes étaient des élastiques. Je jouais aussi ma batterie : deux seaux en plastique renversés, encore des boîtes en carton, et ma cymbale, un débouchoir dont une couverture recouvrait la poignée sur laquelle je pouvais placer le lèchefrite du grill circulaire électrique à volaille de ma mère. Je pouvais, pendant des heures, passer ma collection de disques découpés au dos des boîtes en carton de Post Sugar Crisp et d'Alpha Bits (de vraies céréales américaines pour le petit-déjeuner), où figuraient les œuvres d'un groupe nommé Les Sugar Bears et les Jackson Five (?!). - Le bonheur absolu.

Michèle Buirette, musicienne
Ma grand-mère ! Fille de cheminot du nord de la France qui, bien qu'ayant épousé un jeune aristocrate, n'a jamais oublié ses origines populaires ni la gaieté qu'engendrait l'accordéon : "Joue de l'accordéon, tu pourras le prendre partout avec toi".
J'étais pourtant destinée à jouer du piano, ce meuble alibi artistique qui trône dans tout salon bourgeois. J'ai choisi l'accordéon en fin de compte, non sans ambivalence, car mes doubles origines me faisaient tour à tour le haïr ou le chérir secrètement. Avant de devenir musicienne professionnelle, je recherchais le son rond, pur, sans vibration ; le son criard du musette ringard que j'entendais à l'époque me hérissait le poil. Heureusement j'ai découvert Gus Viseur, Tony Murena, Tommy Gomina. Une lente réconciliation s'est faite alors.
Toutefois l'accordéon reste l'instrument des classes populaires. J'entends toujours "J'adôôre l'accordéon" ou ce qui revient au même "Vous ne jouez pas aussi du bandonéon ?", instrument plus noble sans doute. Aujourd'hui je me sens avant tout musicienne et compositrice, considérant qu'un instrument de musique n'est qu'un véhicule.

Jean-Rémy Guédon, musicien
En préambule, je n'ai jamais senti de vocation, plutôt une "résonance" à plusieurs reprises (sic) :
1) Un groupe de bal
À huit ans dans un village vacances, il y avait un groupe de bal qui jouait, je me suis posté en bas de la scène et je me disais que là, ces hommes devaient forcément être heureux ! Je n'ai réalisé qu'assez récemment combien ce fait mineur (resic) avait été important. J'y pense toujours quand je joue devant les mômes.
2) La jalousie
Ma sœur s'est mise à la guitare quand j'avais neuf ans, je m'y suis mis aussi pour faire "mieux qu'elle".
3) Fip
À l'époque, c'était la seule radio qui diffusait de la musique en continu. J'aimais beaucoup improviser dessus à la guitare, j'étais fan d'Hendrix. Mon oreille me permettait d'improviser sur tout ce qui était rock. Par contre, quand ils diffusaient du jazz, ça se corsait. Ne comprenant pas pourquoi, j'ai décidé d'apprendre "sérieusement" la guitare mais malheureusement, mes doigts allaient plus vite que ma tête, c'est pourquoi j'ai décidé de repartir à zéro sur le saxophone (suite à l'écoute de l'album live de King Crimson Earthbound).
4) Chute libre
J'étais roadie de ce groupe de jazz rock en 1977 et à l'occasion d'une fête, ils m'ont proposé de taper le bœuf : j'étais mauvais mais qu'est-ce que c'était bon d'être sur scène au milieu d'un groupe, je sentais les énergies de chacun converger dans un même but. C'était pour moi l'apothéose du partage, entre nous (sur scène) et vers les amis qui nous écoutaient !

Thurston Moore, musicien
Des images dans les magazines musicaux de la contreculture : Iggy Pop transpirant de peinture argentée, Johnny Rotten crachant de la bière, Patti Smith et Richard Hell jouant les stars, les Ramones s'appuyant contre le mur de briques du 1er étage de The Bowery à New York. Voilà les cadres que je voulais habiter.

Louis Sclavis, musicien
Je dois ma vocation à beaucoup de gens.
Enfant, à ma famille, personne n'était musicien mais tous aimaient la musique, je la dois surtout à mes parents ; je parlerai de mon père. Ma vocation vient de mon père. Il aimait chanter et danser, il aimait nager et plonger, s'enrouler dans le rideau rouge de la salle à manger, mettre un sac à main sur la tête comme un chapeau de hussard et se faire une moustache avec un bouchon brûlé. Alors avec le pantalon dans les bottes en caoutchouc il devenait un cosaque et dansait une danse de cosaque. On sortait de sa pochette en gros papier (avec un trou au milieu) un grand disque de cire, avec une étiquette rouge sombre ou bleu nuit. On remontait le phono à fond. Il mettait mes pieds sur les siens et m'apprenait à danser la valse ou le tango. Il avait toujours au fond de sa poche son harmonica et il jouait Pampero ou Adios muchachos. Il sifflait aussi toujours le même air pour nous appeler de loin [sol do do ré mi do mi ré]. Il dessinait les gens autour de lui, et aussi des orchestres, des musiciens. J'ai toujours eu des instruments : une trompette en plastique (un dimanche où on allait voir les avions à Bron on me l'a piquée dans la sacoche du vélo), un violon, une guitare, toujours en plastique véritable et un tambour qu'on pouvait régler, avec un fanion devant comme ceux de la clique ! Et puis un vrai harmonica et plus tard un autre encore plus vrai, chromatique, avec la Méthode d'Albert Raisner. On est allé voir l'harmonie sur la place, un orchestre de bal au club de gym, avec les tubas éclairés de l'intérieur, les cors de chasse devant l'église, la clique (souvent), la nouba avec la chèvre... On écoutait les valses de Strauss, Armand Mestral dans l'air de Figaro, de l'accordéon, encore de l'accordéon et Adios muchachos. Il m'a emmené au théâtre et à des matchs de basket et c'était comme des concerts. Il m'a appris la chaleur des instruments et des paso doble, c'étaient les feux qu'il allumait dans le jardin. Un jour j'ai vu un aveugle très âgé, assis sur une chaise sur la place du marché, jouer de la clarinette, avec un bec blanc, j'ai trouvé ça moche, l'instrument, le bonhomme, la chaise ; ma vocation a vacillé. C'était bien avant qu'on m'inscrive à des cours de clarinette et de toute façon y avait qu'ça. Après mon premier cours, arrivé à la maison j'ai essayé Les oignons (le début) et puis Pampero (les deux premières mesures).
Mon père voulait toujours que je joue, alors toutes les occasions étaient bonnes pour sortir ma clarinette et jouer un air d'opérette de préférence, ou le menuet de L'Arlésienne, là c'était du sérieux. Plus tard il m'a acheté un sax soprano (un jour dans un festival pop on me l'a piqué dans l'estafette). Ma mère a supporté sans rien dire, pendant des années, des orchestres épouvantables qui jouaient toute la journée dans la cave juste en dessous de la cuisine. Depuis qu'on avait le chauffage au mazout j'avais enlevé le charbon de la cave et fais comme un club, juste pour nous, avec un bar et tout (je crois qu'il restait encore un peu de charbon)... J'ai toujours eu la vocation, cette sensation de chaleur peu à peu transformée en sons, comme les photos apparaissent dans le révélateur. Mon père était photographe. Je pouvais rester le soir quand il faisait des tirages assis en pyjama à la lueur de la lampe rouge. Je regardais arriver petit à petit les visages de mariés ou de communiants. Après, ils remplissaient la maison en séchant sur des cordes ou étalés sur les lits avant de passer à la glaceuse. Mais on savait qu'à la prise de vue, au déclic du Semflex, tout était déjà là.
Ma vocation est arrivée comme ces photos. Un jour j'ai emmené ma clarinette pour lui jouer Adios muchachos et j'ai pas joué. Adios.

Gérard Terronès, producteur
Né le 9 juin 1940. Les prémices entre 1952 et 1969
Sidney Bechet - Louis Amstrong - Hugues Panassié
Duke Ellington - Django Reinhardt - Hot Club de France
Big Bill Bronzy - Charlie Christian - La guitare
Charlie Parker - Dizzy Gillespie - Charles Delaunay, Jazz Hot
Charles Mingus - Max Roach - La ségrégation
Miles Davis - Art Blakey - Saint-Germain-des-Prés
Bud Powell - Dexter Gordon - Le Blue Note
Maxime Saury - Donald Byrd - La rue de la Huchette
Thelonious Monk - John Coltrane - La guerre d’Algérie
Ornette Coleman - Albert Ayler - La révélation
Eric Dolphy - Don Cherry - Le Chat qui pèche
Don Byas - Mal Waldron - Odile
François Tusques - Patrick Vian - Les Barricades
Jimi Hendrix - Sonny Sharrock - Eric
Archie Shepp - Frank Wright - La guerre du Viet-Nam
Charles Delaunay, Swing, Vogue - Bernard Stollman, ESP - Bob
Thiele, Impulse
Premier Jazz Club - Le Blues Jazz Museum en 1965
Premier disque - Label Futura en 1969

Otomo Yoshihide, musicien
Je ne peux pas répondre simplement. Trop de facteurs ont été des déclencheurs. J'ai presque oublié ce qui m'a poussé à devenir musicien. C'est une trop vieille histoire. Ce n'était probablement que pour avoir une jolie petite amie. Je me souviens seulement du jour de 1991 où est mort mon maître de musique... Je m'étais brouillé avec lui trois ans plus tôt, j'avais vraiment commencé à penser à produire ma musique à partir de ma propre culture musicale. Je suis toujours sur la voie.

lundi 29 janvier 2018

Autour de la musique gravitent des images, quelle est celle qui vous a le plus marqué(e) ?


Nouveau chapitre de La Question publiée à l'origine dans le n°5 (janvier 2001) du Journal des Allumés du Jazz. Je demandais à CharlÉlie, Violeta Ferrer, Daniel Humair, Michael Mantler, Chris Marker, Gérard Miller, Jacques Oger, Werner Penzel, Jean-Philippe Rykiel, Lara Saba "Autour de la musique gravitent des images, quelle est celle qui vous a le plus marqué(e) ?". Témoignages surprenants pour beaucoup !

Les musiques sont parfois légères. On y danse et on y pense. Les images qu’elles suggèrent sont toujours graves. Emotions résistantes à la guerre ou à la misère, images volées qui n’ont jamais pris corps. Cette fois le souvenir est forcé. Les voyants ont allumés. Tout est en place, mieux, à sa place : un concert de jazz, une danseuse espagnole, un film, la photo d’une femme, la mise en scène de la mémoire, deux amours, le cinéma, une contrebasse, la radio, et une sensation, dans le noir.

CharlÉlie, artiste audio-visuel
Sans réfléchir, je dirai que le free jazz fut la première musique rebelle que j'ai jouée. J'avais commencé le piano de manière assez classique à l'âge de sept ans. Je m'ennuyais à déchiffrer ce qu'il fallait savoir, les règles de l'harmonie me paraissaient trop complexes, et mis à part Satie, Debussy, Ravel, disons les nouveaux harmonistes français du début du siècle, je ne trouvais pas grand chose en connexion avec ma vie. Il y avait le rock bien sûr, mais le rock était plutôt social, et je le trouvais très sommaire à cette époque (je parle des années 70), et puis j'ai découvert Archie Shepp, Coltrane, Bobby Few, l'Art Ensemble et toute cette musique débridée qui s'est mise à faire exploser ma cervelle en me donnant le sentiment que tout devenait possible et que la musique c'était plus que du DEVOIR, mais aussi beaucoup de VOULOIR. À cette époque, j'avais 14, 15 ans, je faisais beaucoup de photos et notamment pour le Festival NJP, de la ville de Nancy où j'habitais à l'époque. Images et musique étaient alors liées par le fait. Je faisais des photos au début des concerts, je fonçais sur ma mobylette pour développer les films et faire quelques tirages et je revenais en toute urgence pour les proposer sur le trottoir aux gens qui sortaient ou à ceux qui revenaient pour la deuxième séance, ce qui arrivait parfois. Je me souviens de quelques uns de ces concerts prodigieux (Steve Lacy, Sun Ra, ...), mais un de ceux qui m'a le plus marqué, justement parce que je n'ai pas pu le quitter pour aller développer mes films, fut un concert extraordinaire de Dollar Brand, (qui a choisi de se faire appeler aujourd'hui Abdullah Ibrahim), pianiste sud-africain qui rendait un hommage merveilleux en piano solo, à Duke Ellington sorti en disque sous le titre Ode to Duke, je crois. Ce n'était pas à proprement parler du free jazz, non, mais il y avait dans cette musique toutes les aspirations que la world music développa des années plus tard.
J'allais dire donc que la première image qui me reste, est justement une image abstraite dans ma tête, une vision intense faite de concentration ultime, de joie exaltée et de fascination. Je regardais sa tête rentrée dans ses épaules, le dos rond et pourtant son attitude pleine de noblesse, sa main gauche qui routinait et sa puissante main droite qui inventait des accords qui me restent encore quand je travaille mes arrangements ou quand je compose.
Aujourd'hui la frontière entre le jazz,le rock et le hip hop est beaucoup moins marquée qu'elle ne l'était à l'époque. Les genres se confondent. Moi qui utilise en plus les mots pour exprimer les émotions qui m'étreignent, je laisse se mêler toutes ces influences sans filtre ni censure, pour défendre ma liberté, une liberté que les jazzmen du free m'avaient apprise, comme ce petit mot, petite dédicace que m'avait faite Bobby Few au dos d'une de mes photos : "Music was, Music is and..."

Violeta Ferrer, comédienne
Le passage de la frontière espagnole avait été un choc. Nous rencontrions l'hostilité, l'abandon ou l'indifférence. Après la guerre qui suivit la "nôtre", je vins à Paris. Un soir j'allais au Théâtre des Champs-Élysées voir danser Carmen Amaya. Cette image m'a secouée et me secoue encore. Je me sentais à nouveau espagnole. Ses pieds marquaient les cœurs de rythmes impensables en ces temps de grisaille stricte, comme pour nous souvenir que la couleur n'était pas morte. Ensuite nous nous sommes liées. J'allais la voir partout où elle passait. Elle était dans l'intensité totale. Elle brûlait en permanence. Elle donnait tout et tout le temps.
Le cinéma le plus tocard peut parfois comporter de bouleversants moments, des instants de vérité pure. Ainsi Taranto où dans un épouvantable mélo, la danse de Carmen transforme l'imitation de la vie en passion intacte.

Daniel Humair, peintre, musicien
Pour moi, l'image de musique la plus importante c'est Ascenseur pour l'échafaud de Louis Malle, qui est un film qui avec le temps se révèle quasiment nul, et qui a toujours été sauvé par la musique. Je crois que, dès le départ, la musique y a joué un rôle prépondérant.

Michael Mantler, compositeur, musicien
Je ne suis pas certain de bien comprendre la question, MAIS s'il s'agit d'images ayant trait à la musique - je ne pense PAS qu'aucune ne s'y rapporte, et personnellement je ne pense pas qu'elles le devraient en regard de la musique pure. Bien entendu de nos jours les images sont utilisées de façon obsédantes dans ce monde de musique PLUS images, ce qui s'exprime aujourd'hui le plus évidemment à travers le développement et l'INSISTANCE des vidéos musicales (qui EMPÈCHENT d'écouter de la musique sans qu'une image y soit associée...). Néanmoins, ayant moi-même intégré de nombreuses images dans une production quasi-multi-media (une sorte d'opéra, intitulé THE SCHOOL OF UNDERSTANDING), je dois plaider coupable en reconnaissant en avoir utilisé bon nombre du photographe Sebastião Salgado. L'une des plus émouvantes (PARMI D'AUTRES), et cela répondra probablement à votre question, est reproduite dans le livret de l'enregistrement CD de cette œuvre (sur ECM).

Chris Marker, réalisateur
"Celle qui vous a le plus marqué ?". Comme vous y allez, heureux enfants insouciants qui ne savez pas encore combien d'images marquantes peut accumuler une mémoire ? C'est vrai que généralement je ne réponds pas à ce genre de questions (comme "les dix films qui ?“, "les dix livres dans une île déserte ?", etc.) - et j'en aurais fait autant si justement une image n'avait pas surgi toute seule à la fin de ma lecture. Je ne suis pas sûr qu'elle entre exactement dans ce que vous aviez en tête, mais comme elle était là, je vous la livre, vous en ferez ce que vous voudrez, inutile de dire que je ne me sentirai nullement offensé si vous concluez que, comme il m'arrive souvent, je suis à côté de la question.
L'année serait facile à retrouver : c'était celle où les Exodus, rejetés par les Anglais des ports palestiniens, refusés par la France, erraient de côte en côte : certains se retrouvaient à leur point de départ, à Hambourg (pour un peu on leur aurait fait faire le reste du chemin en train, jusqu'à Treblinka, ça leur aurait rappelé des choses) -deux en particulier demeuraient en suspens au large de Juan les Pins, où nous voyions leurs feux s'allumer au crépuscule pendant que nous dansions en écoutant la musique de jazz. La guerre était encore assez proche pour que ce genre de collage incongru nous paraisse relever de la folie ordinaire, nous en avions vu d'autres. Dans cette boîte-là jouait Bernard Peiffer, le grand pianiste français qui devait peu de temps après nous quitter pour une carrière aux USA. Sa femme, Monique Dominique, chantait des spirituals, elle était une des rares blanches à pouvoir les interpréter avec le vibrato des grandes chanteuses noires. Et Danny Kane, remarquable joueur d'harmonica, complétait la formation avec un bassiste et un batteur que j'ai oubliés. C'est pendant une pause que j'ai vu Danny Kane aller s'adosser à une colonne, au fond de la petite scène où ils jouaient, là où la vue sur la mer était la plus directe, et doucement, presque inaudiblement dans le bruit des conversations qui venaient de succéder à la musique, tirer de son harmonica qui venait de dialoguer avec Bernard sur You go to my head les quelques notes d'une mélodie, celle de l'Hatikvah. Je suis prêt à jurer sur les Saintes Icônes que j'ai été le seul à faire le lien. Danny Kane était juif. De ce lieu de jeux insouciants, il envoyait un message aux autres, à ceux qui traînaient de côte en côte dans des conditions à peine meilleures que celles qu'ils avaient connues dans les camps. Il jouait pour lui, pour eux, tourné vers la mer, et personne ne l'écoutait, et personne sans doute n'aurait reconnu la mélodie. Aujourd'hui, cinquante et quelques ans plus tard, quand j'éprouve le vertige de ce temps-là et de tout ce qui a suivi, ce temps où l'Hatikvah n'était pas encore l'hymne d'un état qui n'existait pas encore, ce temps où les Six-Jours n'étaient pas le nom d'une guerre mais d'une course cycliste en un temps plus ancien encore, où le nom de Vel d'Hiv n'était pas encore celui d'une rafle, et où le mot rafle n'évoquait encore qu'une opération de police contre des truands, que d'ailleurs on n'appelait pas encore truands, ceux-là étaient des bandits du moyen-âge, c'est après-guerre que le mot reprendrait bizarrement sa place, quand j'éprouve le vertige de ce long enchaînement de chances et de gâchis, de promesses non tenues et de haines décidément insurmontables, je pense qu'il faudrait des livres et des livres pour en faire le compte, sans d'ailleurs convaincre personne, ou bien simplement réentendre au fond de la mémoire, imperceptibles et indestructibles, ces quelques notes fragiles qu'un joueur d'harmonica égrenait un soir d'après-guerre dans le crépuscule de Juan-les-Pins.

Gérard Miller, psychanalyste
Un air de musique et une image (Paris vu du ciel) se promènent dans ma mémoire, associés tous deux à une certaine perplexité. En effet, quand j'étais enfant, et à la différence de ma mère, mon père ne chantait jamais. Il semblait même ne connaître aucune chanson. Seule exception à la règle, il fredonnait parfois ces quelques mots d'une rengaine antédiluvienne : " J'ai deux amours, mon pays et Paris. "
Intrigué, comme on l'imagine aisément, par l'unique phrase de son répertoire, je me la répétais souvent, me demandant ce qui avait bien pu hameçonner ainsi mon géniteur dans cette mélopée. Et Paris, dont j'avais découpé dans je ne sais quel journal une photo aérienne, m'apparaissait comme la plus énigmatique des capitales du monde, car j'entendais non pas "mon pays et Paris", mais "mon pays est Paris".
Si Paris était le premier des deux amours avoués par la chanson, quel était donc le second ? Je ne l'ai jamais su.

Jacques Oger, producteur phonographique
(qui répond à cette question au moment même où sort le film La mécanique des femmes dont la musique est de Jean-François Pauvros). Chacun a ses associations d'images, plus ou moins scabreuses.
À quoi bon s'étendre sur sa propre subjectivité. En revanche, je trouve que les images gravitent de manière trop conventionnelle autour des musiques. Ainsi le cinéma, surtout ces trente dernières années, n'a que très rarement utilisé des musiques qui lui étaient contemporaines. Il se contente de la banale illustration sonore (dans ces cas-là, on cite toujours les poncifs du genre, tels que les couples Hitchcock/Hermann, Fellini/Rota, mais on pourrait parler aussi d'Ellington, utilisé dans certains films, y compris quelques polars français, ainsi Moonlight Fiesta chez Alain Corneau). On reste toujours dans la perspective du divertissement. Il me semble qu'il y a très peu de cinéastes qui ont pensé à des ambiances sonores extrêmes, comme celle d'Alan Splet que l'on entend par exemple dans le film Eraserhead de David Lynch, ou même Howard Shore qui a fait appel à Ornette Coleman pour la musique du film Naked Lunch. Je trouve symptomatique que Godard n'ait jamais employé des musiques un peu plus créatives de son époque. Pourquoi n'a-t-on jamais utilisé la musique de Derek Bailey ? Je ne suis pas trop attiré non plus par l'illustration a posteriori (par exemple Bill Frisell qui s'ingénie à commenter Buster Keaton). En fait, je suis intéressé par autre chose : une globalité images/musique et dans ce cas-là, j'adore la Cellule d'Intervention Metamkine qui fait des choses inédites, uniques et vraiment secouantes.

Werner Penzel, réalisateur
Ce n'est pas si facile de répondre à cette question tant la multitude d'images en musique et de musique en images est écrasante, comme un viol des images par la musique et de la musique par les images - mais c'est aussi difficile de se concentrer sur l'un des nombreux et superbes mariages entre ces deux médias qui existent à un moment et disparaissent l'instant d'après en nous laissant pourtant une très vive émotion au fond du cœur, même si nous en oublions les circonstances, simplement parce que nous avons "entendu" l'image et "vu" la musique comme si elles ne faisaient qu'une...
Il y a une image issue d'un documentaire en noir et blanc sur Charles Mingus, et après que nous l'ayons vu faire ci et ça comme jouer du piano avec sa petite-fille de quatre ou cinq ans il y a l'image d'une rue de New- York avec un camion et une voiture de police, et des gens chargent le piano de Mingus sur le camion avec ses cartons et les affaires de son loft, et je ne me souviens pas pourquoi il a été viré de chez lui mais je le vois debout dans la rue derrière la porte ouverte du camion avec les policiers qui tentent de le convaincre de s'asseoir sur le siège arrière de leur voiture garée derrière le camion, et Mingus se moque de tout cela mais toujours très gentiment, et là un des types sort de l'immeuble avec la basse de Mingus dans les bras et la jette dans le camion comme si c'était une vieux machin, et ce jour d'hiver, l'instrument a l'air d'être désemparé, dépouillé et hurlant sans aucun bruit - il n'y a que l'ambiance de la rue mais je peux jurer que j'entends Mingus jouer de sa basse tandis que je vois le camion quitter la scène...

Jean-Philippe Rykiel, compositeur-arrangeur
Notre rapport à la musique a changé. Elle ne provoque plus en nous d'effet physique. Il y a trop d'informations sonores, de bruit ambiant, il n'y a plus de silence, notre oreille est devenue blasée. Toute la panoplie d'émotions qu'on pouvait lire dans les chroniques musicales d'antan a disparu. Enfant, on est dans un état plus réceptif qui disparaît ensuite progressivement. Lorsque j'étais petit, il y avait une musique qui me faisait peur. C'était la Rhapsodie Hongroise de Liszt. Mes parents m'ont raconté que je l'appelais la vilaine musique, cela faisait certainement plus référence à la peur qu'elle engendrait qu'à la musique elle-même. Je peux l'écouter aujourd'hui avec grand plaisir. Ce n'est pas directement une image, plutôt une sensation.

Lara Saba, réalisatrice
Une petite radio, une seule fréquence, juste le temps que les geôliers la découvrent. Un chant angélique, les mots d'un poète qu'ils aiment. La voix de Majida El-Roumi les transporte. Ce sont des prisonniers politiques, ils rêvent, ils pleurent. Une prison en plein désert, du sable et du sel. Interdictions, privations, humiliations. C'est un poète communiste. Deux, cinq, quatorze ans. A peine quelques visites. Pas de quoi écrire. Entre deux séances de torture, dans les élucubrations de la douleur, la cellule, utérus de la mère, ultime désir. La poésie naît d'elle- même, comme une jouissance qu'on a retenue depuis des années, pour en souiller une feuille blanche, amante brûlée par le feu du désir, enfin. De plus loin encore, une atroce symphonie de la douleur, j'avais onze ans, mon cousin kidnappé depuis cinq ans, torturé, rendu mourant, on l'a installé dans ma chambre, je dormais dans une autre, toujours dormi dans une autre depuis. Pendant deux semaines, dans ses cris d'agonisant, tous les maux de la torture resurgis. La chaise allemande, les jets d'eau froide, la chaise électrique... On devinait au timbre et au tempo. Musique de la souffrance, mais aussi de la résistance. De l'amour aussi. Les larmes silencieuses de l'amante chaste, par la force des choses, avaient, elles aussi, une musicalité transcendant la souffrance et la déchéance de ce monde qui en était indigne. Beaucoup plus tard, j'avais presque vingt ans, cet amour m'a submergé. Chez moi, les canons venaient juste de se taire. Un garçon de mon âge, il disait être né depuis longtemps. Around Midnight. Encore et encore. Around Midnight. Et puis à l'aube, les oiseaux.

mardi 23 janvier 2018

Qu'évoque pour vous un allumé du jazz ?


Nouveau chapitre de La Question publiée à l'origine dans le n°3 (juillet 2000) du Journal des Allumés du Jazz. Je demandais à Noël Akchoté, Pascal Bussy, Henri Cueco, Violeta Ferrer, Gala Fur, Frédéric Goaty, Thierry Jousse, Olivier Koechlin, Jacques Mahieux, Yazid Manou, François Marthouret, François Méchali, Yves Miara, Xavier Prévost, Sylvain Siclier, Benoit Thiebergien ce qu'évoquait pour eux un allumé du jazz.

Noël Akchoté, musicien
Et bien, pour rendre un peu de féminin à cet énoncé : «Où s’est perdue l’allumette ?» Autre question : Est-ce que ça se consume, l’allumé, que de l’être «du» jazz (par, en, d’en, aussi bien) ? Pour s’avancer un peu, je regarde dans mon Larousse à Allumoir où j’y trouve ceci : «ensemble constitué par un détonateur et un dispositif d’amorçage et destiné à provoquer la déflagration d’une charge explosive». Ça s’entend ou ne s’entend pas, c’est selon. Et puisque c’est à moi que l’on pose la question, ici, j’ai envie de dire que c’est surtout «So Long» (on ne discute plus tellement du «selon», anyway).
Voici pour finir : «- Vous n’avez donc pas été terroriste ? - non - Et vous n’êtes pas devenu dévot ? - non plus.» (In Passion fixe, Philippe Sollers, Gallimard).

Pascal Bussy, responsable Jazz Warner France
Qualificatif forcément pluriel : il peut tout aussi bien définir un banquier RPR collectionneur de vieilles cires des années trente, un musicien remplaçant dans un big band de série B, les programmateurs de FIP à la veille d’un chômage technique savamment organisé, la tribu des bons organisateurs de concerts (subventionnés ou pas), un esthète anarchiste qui passerait sa vie entre la Knitting Factory et les Instants Chavirés, son compère journaliste en train d’écrire la saga de la black music du gospel au hip-hop, ou ces vendeurs de Fnac ou d’ailleurs qui savent vous faire découvrir avec la même passion le dernier Matthew Shipp ou telle réédition de Tommy Flanagan.
Marque de fabrique adaptée à l’industrie du disque, le terme d’"allumé du jazz" est tout aussi abstrait, car nulle confrérie (hum hum !) ne peut prétendre en avoir le monopole. Tel pianiste qui s’escrime à enregistrer un quinzième disque à compte d’auteur, tel chef de produit d’une major qui va s’escrimer à batailler pour vendre le dernier Marc Ribot ou un coffret de Duke Ellington, tel directeur de petit label qui sort en solitaire ses cinq disques-objets par an, tel compilateur qui a pour devise de faire connaître le jazz au grand public : tous sont des "allumés", à égalité devant le grand Dieu de la musique.
Puisqu’il me reste cinq lignes, voici mon "top ten" de mes allumés à moi. Tous ex-aequo : Jac Berrocal poète d’une marginalité sans cesse transcendée, Pierre-Jean Crittin rédacteur en chef de Vibrations, l’une des rares revues qui n’arrête pas de marier le jazz et les autres musiques, Philippe Carles chroniqueur éclairé de la geste libertaire, Monsieur Dupont amateur de musique qui ose prendre des risques en achetant 400 Francs de CDs chaque mois (les disques, c’est tellement cher !), Charlie Watts cogneur des Rolling Stones fasciné par le swing, Jacques, Alain, Vlad, Olivier, Dany (ils se reconnaîtront) grands maîtres des plus beaux rayons jazz de France, enfin Claude Nobs fondateur du Festival de Montreux, ami des stars et grand fan du catalogue Atlantic. Tous des "allumés du jazz", et bien plus que ça en fait : des "allumés de la musique", que dis-je, des "allumés de la vie" !

Henri Cueco, peintre
L’allumé déguste le jazz, comme un alcool, serait-il à brûler, rectifié ou synthétique. L’allumé parle de performances jazziques comme s’il s’agissait de courses cyclistes. Mais l’allumé qui se soigne se détourne des saxophones écholaliques. Il se souvient alors du jazz des origines empreint des souffrances de l’exil et de l’esclavage, chargé des mythes fondateurs d’Afrique. Il sait que sa modernité peut naître de l’archaïsme. L’allumé peut devenir un allumeur.
P.S. J’avais d’abord compris la question : «Qu’évoque pour vous un allumé du gaz ?» comme s’il s’agissait d’une enquête du gaz de France et je n’envisageais pas d’y répondre, ce qui explique ma première réaction lorsque vous m’avez téléphoné la question.

Violeta Ferrer, comédienne
(en écoutant Camaron de la Isla) Celui qui dépasse la compréhension pour devenir amoureux.

Gala Fur, écrivain
Je suis une allumée du jazz parce qu'une vraie épicurienne aime le présent, existentiel et vivant, tout ce qui fait vibrer et donne des émotions. Le jazz m'a donné très tôt tout ça "live", puisque j'ai eu la chance de voir en concert des personnes comme Roland Kirk, et m'a permis de me sentir toujours libre malgré les contraintes extérieures. Je me suis laissée emporter et distraire du réel fade ou pesant par ses émanations entraînantes, j'ai enrichi ma solitude grâce à des morceaux magiques qui s'écoutent mieux seule qu'à plusieurs, Ornette par exemple. Je suis riche aujourd'hui de les savoir là, pour les écouter tout à l'heure, bientôt, ce soir, riche de savoir que je peux les retrouver comme s'il s'agissait d'une famille. La famille jazz."

Frédéric Goaty, rédacteur en chef adjoint de Jazz Magazine
Quelqu’un qui n’éteint pas l’allume hier - je veux dire : quelqu’un qui continue d’aller de l’avant sans perdre la mémoire. Et pas forcément : d’innover (qui a vraiment innové dans l’histoire de la musique?), de chercher (de trouver), de «swinguer» ou de jouer «free», toutes ces choses qu’on voudrait imposer aux musiciens comme des passages obligés - musiciens qui (s’agissant des meilleurs évidemment...) ne sont justement pas sages (les vrais créateurs ne sont jamais «sages») et qui ne se sentent jamais «obligés». Aller de l’avant, donc, tout simplement, ne pas s’arrêter, écouter un peu ceux qui écoutent (qui aiment) avant de trop s’écouter soi-même (tout à fait d’accord, cher Didier P. : «mais où sont les producteurs? », on se le demande, on en redemande, on les implore, où sont-ils?!), bouger, marcher, (sans trop démarcher, si possible, quoique, je m’en doute, difficile d’éviter ça....), vivre, filer, voler plus haut que les autres. Rêver. Pour de vrai. Et puis enfin, les «Allumés du Jazz», on vous connaît, on vous aime beaucoup, mais cet intitulé, quand on y pense.... Remember : «La belle indépendance», labels, indépendance, c’était plus joli, non ?

Thierry Jousse, critique de cinéma, critique musical, réalisateur
Un allumé du jazz c’est un peu comme un cinglé du music-hall ou mieux encore un philatéliste. C’est-à-dire un collectionneur maniaque qui vit retranché dans un monde idéalisé où ne s’échangent que des objets sans valeur aux yeux du reste de la planète. Il y a à la fois une certaine grandeur névrotique et un ridicule tantôt aigre, tantôt sympathique dans cette attitude. Vivre comme un allumé du jazz suppose soit une nostalgie inguérissable, soit un positivisme imbécile quant à cette musique dans son existence contemporaine. C’est une posture fantomatique, funèbre, frelatée. Le jazz ne nourrit plus son allumé, sauf au passé. Il vaut mieux le savoir sous peine de vivre figé, fatigué, falsifié. Ou mourir de ne pas mourir… Comme le jazz lui-même…

Olivier Koechlin, musicien
Un allumé du jazz devrait choisir ses feuilles, mélanger avec soin les variétés, rouler lentement, coller avec précision, tasser légèrement, puis se glisser dans sa peau, et enfin faire passer...

Jacques Mahieux, musicien
À question floue, réponse nette :
Un allumé du jazz, c’est pour moi un vétérinaire de campagne qui fonde une association dévolue à la propagation de cette musique dans un bled perdu de la Thiérache profonde (900 habitants, 3000 vaches), qui fait venir 150 personnes au premier concert en payant le cachet des musiciens sur ses fonds propres (les débuts d’une association, c’est un peu comme la recherche d’un premier emploi, on vous demande d’avoir fait vos preuves d’abord...) , qui se farcit des himalayas de dossiers divers z’et variés destinés tant à l’éventuelle obtention d’hypothétiques subsides qu’à la mise en conformité vis-à-vis des douze mille organismes qui confondent parfois protection sociale et dissuasion d’initiative, qui, entre deux mammites et trois vêlages, prend rendez-vous avec tout ce que la région Nord-Pas-de Calais peut compter d’alliés potentiels, qui crée de ses rustiques mimines un site internet* consacré à la dite association, qui n’en revient toujours pas de pouvoir entendre «live» et côtoyer quelques uns des musiciens qui ensoleillent ses longues soirées d’hiver non perturbées par des appels d’herbagers en détresse, et dont le plaisir irradiant qu’il prend à chaque concert suffirait à me rassurer quant à la validité de mon choix de carrière...
Cet allumé-là existe, je l’ai rencontré, il s’appelle Pierre Normand et réside à Prisches (59550). entre autres mérites, il a eu ceux de m’avoir rendu plus indulgent vis-à-vis des organisateurs para-institutionnels, et de m’avoir rassuré quant au pouvoir d’ignition de cette musique, lorsqu’elle ne vend pas son âme aux éteignoirs multinationaux...
*http..//www.multimania.com/Bleuetvert

Yazid Manou, attaché de presse, enfant vaudou
À ne pas confondre avec illuminé (quoique l'expression pouvant aisément s'appliquer à certains...) ; être allumé selon mon Larousse (édition d'avril 1994) c'est être congestionné par la colère ! J'avoue que j'étais très loin de penser à toute idée de colère dans cette expression mais dans un sens général, je me rapporterais plutôt au terme originel : le feu, donc à la passion dévastatrice. Prenez au hasard le cas célèbre d'un défunt guitariste gaucher et noir, quasi inconnu au moment des faits, qui démontra devant 30000 freaks jusqu'où un parfait allumé de la guitare pouvait aller. On déconseille d'ailleurs aux enfants de faire la même chose à la maison (ou ailleurs). Bref, je digresse, excusez-moi ! Donc le feu disais-je, oui. En latin, allumer se disait illuminare (d'où illuminé... Tiens, tiens) et être allumé, ardere (d'où ardent, vous voyez, tout concorde). De là à traiter les pompiers d'allumés, il est un pas que je n'oserais franchir. Quelle était la question ? Ah oui, l'allumé du jazz est donc un dangereux personnage qu'il faut éloigner des zones inflammables (New Morning, Sunset, Blue Note, Ronnie Scott et consorts sans parler des pochettes en carton etc). C'est tout simplement un fou pour qui la camisole correspond au sax d'un Parker, au piano d'un Monk (autre allumé), aux visions d'un Sun Ra (encore un)... Bref, les exemples choisis n'ont pas été pris au hasard, bien au contraire.

François Marthouret, comédien
Cela donne envie d’improviser bien sûr déjà sur ce mot «allumé», ce qu’il a de rayonnant et inventant sa lumière justement du jazz. Est-ce le jazz qui enflamme l’allumé ou l’allumé qui met le feu au jazz ? Comme dans toute histoire d’amour et dans cet «intercourse», il y a sans doute libre échange.
En acceptant les fous, les singes savants, les drogués du jazz, en intégrant toutes sortes de touristes, tendres, snobs ou à boutons, j’imagine la vie, l’enfance, la générosité, la révolte, le risque, la folie, la jubilation, l’obsession artisanale, le vertige de soi etc. etc. qui habitent l’allumé du jazz, un peu comme l’histoire du papillon qui veut connaître le secret de la flamme, de sa vérité, en se jetant dedans, plus la grâce...

François Méchali, musicien
À cette question , deux types de réponses s’imposent. En tout premier lieu (et avant de vous définir professionnellement) un allumé du jazz est un amateur de jazz. Mélomane averti, il doit connaître cette musique, l’aimer, l’apprécier et bien en connaître ses composantes historiques. Même si cette musique a évolué, elle est empreinte de ses racines même si elle a puisé, grâce à son développement, dans d’autres cultures et s’est donc ouverte à d’autres formes. En second lieu vous êtes, à mon sens, des militants. Il est impossible, quelque soit notre rôle d’acteur, de ne pas avoir un sens politique dans notre démarche. Cela n’implique pas obligatoirement une marginalité (et je ne la souhaite pas) même si dans certains cas cela se confirme dans la réalité. En tant que musicien mon investissement professionnel correspond à des choix esthétiques. C’est à mon sens, un acte politique. Vous avez, vous aussi, en tant que labels indépendants, forcément la même démarche. Votre association représente un panel de la production qui se fait dans l’hexagone. Elle est heureusement très large et permet de représenter un certain nombres de courants différents. Vous êtes regroupés et votre action est bénéfique. Cependant pourquoi ne pas regrouper vos forces dans un problème majeur : la distribution. Puisque dans votre vie interne de label vous contrôlez toutes les étapes, la dernière (et pas la moindre!) vous échappe! Vous défendez bien cette musique et l’on sait que bien diffusée elle reçoit un accueil chaleureux. Ces musiques ont besoin d’une attention toute particulière et le dernier maillon de la chaîne doit aussi être contrôlé. Pourquoi s’investir autant pour en perdre le bénéfice au bout ?

Yves Miara, musicien
Prônant depuis toujours le simple et élémentaire classement alphabétique pour ranger les diverses œuvres discographiques disponibles sur le Marché (et en dehors de ce dernier, quoique beaucoup moins disponibles), je n'ai jamais vraiment pu me résoudre à prendre en compte les différentes étiquettes et genres musicaux. Peut-être que ces derniers ne répondent simplement qu'à une volonté marchande de cibler des publics (allumé du jazz, fou de tekno, fan de Céline Dion ou encore mordu de death-metal...). Cette mode actuelle de "métissage" de genres participe peut-être même de cette volonté de fusionner les publics et d'accroître ainsi le Marché. Sans doute est-ce aussi plus simple de limiter ses champs d'exploration à des genres bien définis, clos et sans surprises... Ou alors je me méprend: Certains pensent que le jazz est plus qu'un genre musical limité par des codes incontournables; que le jazz, par son recours fréquent à l'improvisation et son caractère revendicatif, représente plus un état d'esprit qu'un véritable genre. Mais n'est-ce pas le cas de beaucoup d'autres musiques où des individus passionnés et ludiques innovent, expriment et suscitent de nouvelles choses, de nouvelles sensations, de nouvelles façons d'appréhender et de réagir au monde qui nous entoure...Et pourquoi toujours cette nécessité de générer des familles, des écoles, voire des églises ? Ce qu'évoque pour moi allumé du jazz, fou de tekno, fan de Céline Dion ou mordu de death-metal...
Enfin, J'ouvre ici une parenthèse syntaxique, probablement inintéressante et anecdotique, mais qui toutefois me plonge avec délectation dans cette perplexité sans cesse renouvelée qui me saisit face au monde moderne. Deux majuscules (le A de "Allumé" et le J de "jazz") s'étaient glissées dans la première formulation de la question et un rectificatif est parvenu plus tard en remettant deux minuscules (le a de "allumé" et le j de "jazz"). Majuscule et minuscule sont des codes linguistiques formels (mais non dénués de sens puisque nécessitant un rectificatif). Et alors je m'interroge: n'y aurait-il pas d' "allumées du jazz". Et dans ce cas pourquoi ne pas ajouter le "e" manquant qui ouvrirait le jazz (et la musique) à la gent féminine bien minoritaire jusqu'à présent ?

Xavier Prévost, journaliste
Un allumé du jazz évoque pour moi une figure familière, mi-concrète, mi-rêvée : celui qui cultive une idée de constance dans le provisoire ; celui qui éprouve un désir têtu pour l’éphémère; celui qui guette l’émoi furtif, en se défiant de l’émotion définitive, pétrifiée ou embaumée. Bref un être vivant, en équilibre instable sur le fil du devenir, et qui préfère l’effervescence de la tension au douillet confort de la résolution.

Sylvain Siclier, journaliste au Monde, critique à Jazzman et l’Affiche
Dans son sens familier et communément admis le terme d' "allumé" est synonyme de fou, d'illuminé. Un allumé du jazz serait donc un fou de jazz, un passionné donc. Mais pourquoi se limiter au jazz ? Il me semble que pour les quadragénaires de ma génération (grosso modo qui ont découvert la musique dans les années 70), il était naturel de s'intéresser a de nombreux genres musicaux. Les artistes nous y encourageaient en établissant des ponts qui me semblaient assez naturels. En découvrant la musique par le biais essentiellement anglo-américain (déjà !) des Rolling Stones, de Frank Zappa, de Gong ou de Soft Machine on allait écouter sans a priori Muddy Waters, Eric Dolphy ou Charles Ives, la musique indienne ou John Coltrane.
Quitte à ne pas toujours s'y retrouver. De temps à autres un musicien français semblait rendre possible ces croisements (Léo Ferré, Serge Gainsbourg). Ce qui permettait de rester allumé à toutes les propositions tenait en grande partie au fait que chaque disque, chaque concert, chaque livre faisait figure d'événement. L'offre ne semblait pas aussi importante quantitativement et ma jeunesse me laissait penser qu'elle était systématiquement de haute qualité.
Aujourd'hui cette offre est réputée pléthorique. Pour qu'un post adolescent devienne un allumé de la musique il lui faut un soutien financier important, surtout d'autres propositions lui sont faites (jeux vidéos, vêtements, téléphone portable, Internet ?). La société de consommation oblige donc, probablement plus qu'avant, à choisir, d'autant que tout est théoriquement accessible en temps presque réel. Les mélanges surprennent probablement moins, ils sont entrés dans toutes les musiques (de divertissement, de réflexion). Dans tout cela où est mon propre enthousiasme ? Je ne sais pas. Variable, plus dispersé, plus sollicité aussi. Il faut y prendre garde. On devient vite un nostalgique blasé.
Accessoirement un allumé du jazz est aussi l'un des membres de l'association du même nom. Là aussi il y a un afflux de propositions. C'est autant sa force que sa faiblesse.

Benoit Thiebergien, directeur de festival
Apparu dans les années 70, l'allumé du jazz est un personnage atypique de la scène musicale, un peu illuminé, disons-le, qui irradie de son énergie brute les méandres subtils de l'improvisation. Provocateur par vocation, il met le feu aux poudres qui fardent les conventions du musicalement correct: l'antiphrase dans le phrasé, la démesure dans la mesure, le frisson dans le son... À tel point qu'il arrive parfois à l'allumé de fondre les plombs dans un court-circuit neuronal et de se consumer dans un processus de désintégration musicale. C'est le risque ! À force de se brûler les ailes aux portes de l'institution, il lui arrive de devenir acariâtre, chauffant les esprits par une intransigeance parfois déplacée, symptôme fréquent d'une générosité refoulée. On a cru l'allumé en voie d'extinction. Pourtant, on en distingue de nouveau, quelques spécimens dans la fumée de clubs et festivals pour initiés et amateurs éclairés... Pas de fumée sans feu, pas de renouvellement musical sans lui. Pas de retour aux sources de l'énergie pure sans étincelles de folie. À condition que le jazz accepte encore de se faire allumer... T'as pas du feu ?

mercredi 17 janvier 2018

Guy Le Querrec, derrière le rideau rouge


Entretien fleuve que j'ai réalisé à l'été 2006 pour le Cours du Temps du n°15 du Journal des Allumés du Jazz. Le Blog des Allumés ayant disparu de la Toile, j'ai pensé qu'il était passionnant de le republier.

Un des très grands photographes à avoir saisi le jazz dans son processus tout entier, Guy Le Querrec a su conjuguer l'instant décisif cher à Henri Cartier-Bresson au geste de l'improvisateur. Perceur de coffres secrets à la chignole Leica (l'âme fine), ce collaborateur de la prestigieuse agence Magnum est aussi auteur d'un livre exceptionnel, Jazz de J à ZZ. Compagnon essentiel de quelques musiciens, témoin exemplaire de la vie (du jazz), il aime à raconter, il se raconte.

Propos recueillis par Jean-Jacques Birgé
avec l'aide de Christelle Raffaëlli.

Mes trois premières photos

Quatre grands-parents de Bretagne, Côtes-du-Nord côté paternel, Morbihan côté maternel, ayant émigré dans la région parisienne pour cause de travail. Je suis un beur breton demi-celte, né le 12 mai 1941, 14 rue de Buci, Paris 14ème. C'est là que mon père et ma mère se sont connus. Elle était fille de la concierge. Il était cuisinier pâtissier à La Vieille France, puis plus tard cheminot, ce qu'il était au moment de ma naissance.
C'est sans doute pourquoi je suis devenu un bout-en-train. Ma mère était employée de banque, mécanographe à la BFCE. En 1953, au Noël du comité d'entreprise, j'ai choisi parmi les cadeaux proposés un appareil photo : c'était un Ultra-Fex 4,5 x 6 en bakélite noir. Dès l'âge de neuf ou dix ans, j'ai aimé tourner les pages de l'album de famille, regarder les images des moments et des lieux familiaux. J'avais demandé à mes parents l'autorisation d'en modifier la mise en page, d'en rétablir la chronologie, en y ajoutant des dates, des légendes et quelques découpages décoratifs. Mes parents avaient un Kodak à soufflet dont ils ne se servaient que pendant les vacances. Souvent la pellicule séjournait plus d'un an dans l'appareil et il fallait des promenades dominicales pour finir la bobine qui, se périmant, ressortait voilée et striée.
J'allais à l'école, du cours préparatoire à la 3ème moderne, rue du Pont-de-Lodi, près du Pont Neuf. L'atelier de Picasso était au bout de la rue, c'est là qu'il a peint Guernica. Mon père travaillait gare Montparnasse, à la manœuvre. Il accrochait les wagons. Le jeudi, souvent, j'allais avec lui. Ça me faisait peur de le voir se placer entre les tampons. Plusieurs de ses copains s'étaient retrouvés mutilés. Je me souviens aussi des machines à vapeur sur lesquelles on me faisait monter pour effectuer un petit trajet. Durant ces moments d'enfance, j'aimais bien aller tout seul en patinette rendre visite à ma mère à « sa » banque à la Chaussée d'Antin, tout près des Galeries Lafayette. Je revenais avec elle en métro. La patinette était vraiment mon moyen de déplacement, celui avec lequel je « goûtais le sirop de la rue ». J'allais aussi au jardin du Luxembourg où je pouvais filer à toute vitesse ou flâner en m'arrêtant devant les vitrines des boutiques. Mes vacances scolaires se passaient en général en Bretagne, parfois dans l'Oise où vivait ma grand-mère paternelle. À Pâques 1954, je me suis exceptionnellement retrouvé en Lorraine, à Creüe, dans la famille des voisins de mes parents. Je n'avais pas encore quatorze ans ; la fille, Monique, avec un physique à la Gina Lollobrigida, en avait dix-sept. Elle me troublait et j'espérais qu'elle me regarderait au moins comme un début d'homme. Mais avec un poil sous un bras, je n'avais aucune chance.
Ayant emporté mon Ultra-Fex, je la photographiais sous plusieurs angles, lui consacrant un film entier de seize vues. Premier reportage : celui de mes premiers émois amoureux. Il y a une dizaine d'années, une photo de cette série a été publiée dans le livre Ma première photo, édité par agnès b.
Mes géants de l'époque étaient ceux de la route, les coureurs cyclistes : Fausto Coppi, Robic, Louison Bobet… Et Attilio Redolfi, un équipier anonyme. On s'amuse souvent avec Michel Portal à énumérer des noms de coureurs. En juillet 1954, avec mes parents, en vacances en Bretagne, nous décidons d'aller voir passer le Tour de France à la Roche-Bernard. Nous nous y rendons avec le scooter acheté cette année-là. C'était un Bernardet bleu avec une banquette à trois places. Mon intention était de photographier Attilio Redolfi de l'équipe Mercier avec son beau maillot violet. Mais même avec un appareil très perfectionné, extraire un coureur… dans un peloton qui file à 50 à l'heure…! Alors avec un Ultra-Fex, c'était mission impossible. Mais Attilio Redolfi crève devant moi, je me faufile, m'approche et déclenche. À ce moment-là, je ne mesure pas le coup de bol que cela représente. Enfant, ça semble naturel qu'un rêve se réalise. Plus tard, je me dirai que pour l'emporter dans la compétition avec le hasard, il faut d'abord gagner au concours de circonstances. C'est une donnée constamment recherchée dans la photographie.
L'année suivante en 1955, j'achète à un élève de ma classe son appareil, un Photax 6 x 9, avec les sous resquillés sur les commissions. Les inondations menacent Paris, situation très proche des crues de la Seine de 1910. Toutes les Unes des journaux se font avec la photo du zouave du Pont de l'Alma, point de repère et d'inquiétude de la montée des eaux. Moi, je photographie mes territoires, notamment le square du Vert Galant, recouvert, situé au pied du Pont Neuf. Fausse manœuvre. J'entrouvre malencontreusement le boîtier avant de rembobiner la pellicule. Triste leçon technique. Morale de l'histoire : quand le film voit le jour, les photos ne le voient jamais. Il me reste tout de même trois vues.
À cette époque, la photographie n'était pas très considérée. Peu d'expos, peu de magazines spécialisés, mais il existait des cartes postales dans les tourniquets sur du vrai papier photo. Beaucoup étaient d'Albert Monier que j'allais rencontrer trente ans plus tard. Mon meilleur copain d'école, surnommé Mickey, avait un père photographe, en usine mais aussi en boutique. C'est à lui que je confiais mes pellicules. Il tirait les photos sur papier chamois à bords dentelés. Je lui demandais des conseils.
Le désir de devenir un vrai photographe s'installait en moi. J'avais envie d'agrandir l'album de famille. Mes trois premières photos sont en fait les racines de l'arbre généalogique qui va se constituer et sur lesquelles beaucoup de branches pousseront. La première, incarnée par Monique, responsable de mes premiers troubles sensuels, ne s'est pas tant développée : je n'ai jamais beaucoup photographié les moments intimes de ma vie. Par contre, la seconde, celle d'Attilio Redolfi le coureur, représentant des personnages qui m'émeuvent, se continuera avec les jazzmen : de Coltrane 1961 à Franck Tortiller photographié l'autre jour avec l'O.N.J. à Banlieues Bleues en passant par une tribu très peuplée. Enfin, les lieux traversés : le Vert Galant deviendra l'Afrique souvent, la Chine, l'Inde, la Mongolie, le Portugal, la France et principalement la Bretagne.

Gus viseur (sic)

Dans les petites classes, j'étais souvent vainqueur d'étape et toujours maillot jaune en fin d'année, un peu moins au cours complémentaire (de la 6ème à la 3ème ). J'entre en seconde au lycée Louis-le-Grand jusqu'à entamer Maths Elém. Mais le relief est plus exigeant et je n'ai pas su changer de dérailleur. Il faut pédaler plus fort et j'avais plutôt tendance à faire de la roue libre. Je ne m'adaptais pas aux exigences des études secondaires. La catégorie sociale des élèves avait changé. C'est sans doute encore plus difficile quand on vient d'un milieu ouvrier. J'allais d'ailleurs en mesurer et en subir les conséquences. Lors d'un chahut collectif, pendant le premier trimestre, pour l'exemple, je suis viré et transféré au lycée Voltaire. Je continue à décliner et échoue à la deuxième partie du baccalauréat.
Mais si on parlait un peu musique ! Tout petit déjà, j'aimais bien les musiques syncopées, rythmées, toutes tendances confondues. Rue de Buci, mes parents, quelquefois durant l'année et toujours à Noël et au réveillon, transformaient la salle à manger en guinguette. Ça dansait au son des 78 tours. Valses, polkas, rumbas, fox-trot, paso-doble… Les disques de Henri Salvador étaient souvent sur le phono. Le jeudi, seul à la maison, j'écoutais mon préféré, Gus Viseur. Pas mal, pour un gosse qui veut devenir photographe, de commencer par un musicien qui s'appelle Viseur. Mes toutes premières initiations au jazz continuent par l'achat d'un pick-up pour les vinyles et les 45 tours achetés d'occasion chez Gibert : Sammy Price, Emett Berry, Duke Ellington mais aussi Brassens, Armand Mestral, Elvis Presley, Fats Domino, le favori des surprises-parties.
À Voltaire, avec des copains aussi mal barrés que moi dans le travail scolaire, je me mets à jouer un peu de batterie dans un trio. Drummer très inconsistant et médiocre, je vais par contre écouter un jazz plus moderne : Charlie Parker, Monk et Ornette Coleman avec une prédilection pour la West Coast.
Revenons à la photographie : je me sentais mieux disposé l'œil dans le viseur qu'avec des baguettes à la main. Pour mon B.E.P.C., mes parents m'offrent un Semflex 6 x 6 neuf et pour le premier bac un Rolleiflex d'occasion acheté au tailleur qui habitait et travaillait au-dessus de chez eux. C'était leur façon à eux d'être à l'écoute de ma vocation naissante. Enfance heureuse aux envies modestes, sauf pour les appareils photos, sans privations mais sans grande attention aux formes culturelles. Mon père était plutôt tourné vers les luttes politiques, dans l'utopie d'une justice sociale. On ne parlait pas littérature, ni musique, ni peinture. Par contre, le mercredi soir, à la séance de 21 heures, on allait au Lux-Rennes devenu depuis l'Arlequin.
On arrivait tôt pour acheter les places les moins chères, 90 anciens francs, et se retrouver au cinquième rang. Au sixième, c'était 130 francs. Carné, Duvivier, Renoir, René Clément (La bataille du rail), Madame de... (Max Ophüls), Le voleur de bicyclette (De Sica), et Gabin, Michel Simon, Jouvet, Carette… À l'école peu d'élèves bénéficiaient d'un film hebdomadaire. À la récréation, je le rejouais pour les copains. J'étais assez bon imitateur de Galabru, Préboist, Dufilho que j'allais voir sur scène à la Galerie 55.
Ça me plaît toujours. Quand on joue un personnage, on fréquente une autre mentalité, un autre état d'esprit. Michel Portal disait récemment dans Jazz Magazine que j'aurais pu être acteur. En tout cas, cela fait partie de mes facilités et me permet d'être plus irrévérencieux, voire plus subversif. Sans le dire à mes parents, avec l'argent de poche, je m'accordais quelques films en exclusivité. Au Miramar, j'ai vu Mogambo de John Ford. Je suis resté trois séances d'affilée et suis reparti avec l'espoir d'aller un jour en Afrique. C'est ce qui se produira plusieurs fois. Un rêve réalisé.
Pendant les projections des films, je me disais que si chaque spectateur disposait d'un déclencheur sur le bras de son fauteuil, il arrêterait l'image à des instants différents. J'observais attentivement le jeu des acteurs. Pour qu'une photo soit bonne, il faut que, dans le cadre, les gens jouent juste, même les seconds rôles. C'est ce que je cherche. Je suis plutôt un instinctif qu'un réfléchi, en quête de l'instinct décisif. Ça me rappelle mon tonton Edgar qui habitait au rez-de-chaussée, sous l'appartement de mes parents. Dès tout petit, il me racontaitde drôles d'histoires à dormir debout, à propos de tout et de rien. Lors de promenades, passant devant le concert Mayol, il me disait : « C'est là qu'habitent les femmes à poil ». En visite au Musée Grévin, il m'expliquait que la nuit les personnages en cire bougeaient et allaient pisser. Il évoquait, comme le Graal, qu'il faut toujours être à la recherche du petit machin bordé de jaune. C'est sans doute ça la photographie, l'accord plaqué, le petit machin bordé de jaune.
Je fais part à mes parents de mon intention de devenir photographe mais, comme il n'existe pas d'école, ma vocation les panique. Leur préférence était de me voir exercer un métier plus rassurant, celui d'instituteur voire de professeur. Mais la vie en décide autrement. Après le deuxième bac raté à Voltaire, je redouble et opte pour la classe de philo, première expérience de mixité au collège Edgar Quinet rue des Martyrs près de la Cigale. Amour d'adolescent avec Edwige, élève de 2nde, qui se retrouve enceinte à moins de dix-huit ans. Branle-bas de combat dans le collège, on se marie une semaine avant mes vingt ans. J'échoue pour la seconde fois au deuxième bac et dois chercher un travail. J'envisage d'ailleurs de devenir instituteur dans un département déficitaire, métier accessible avec le premier bac. Mais l'enquête de moralité de l'Éducation Nationale m'est défavorable. Je lis les petites annonces de France Soir et deviens rédacteur, branche « sinistres » dans une compagnie d'assurances à la Providence rue de la Victoire, ce n'était évidemment ni l'une ni l'autre. Brutalement, j'apprenais à gérer les accidents de voiture et surtout à transformer l'adolescent en père de famille avec toutes ses responsabilités.
Je voyais s'éloigner et même disparaître les perspectives de devenir reporter-photographe.
Petit clin d'œil providentiel du destin. Dans un coin, dissimulé dans les archives des sinistres, je tombe sur une pile de la revue Le Leicaïste que j'emprunte et découvre que c'est l'appareil qu'il me faut. Je fais des heures supplémentaires. Mes beaux-parents constatant mes retours à la maison plus tardifs (nous étions logés au-dessus de leur appartement) sont persuadés que j'ai une maîtresse. C'est un peu vrai. Elle s'appelle Leica et me tient toujours compagnie depuis 1963, date où je deviens propriétaire de mon premier boîtier d'occasion, un modèle IIIG. Mes parents me prêtent de l'argent, remboursé au fur et à mesure avec mes heures supplémentaires. Le vendeur s'appelle Monsieur Robin, grand passionné de Leica et initiateur de mes premiers pas avec cet appareil 24 x 36 mythique. Robin des Bois était venu à la rescousse, ça me rappelle le premier film que j'ai vu, à 4 ou 5 ans. En septembre 1962, je pars faire mon service militaire échappant de peu à la guerre d'Algérie en tant que sursitaire chargé de famille. Je me retrouve au 22ème RIMA au camp de Satory près de Versailles. Au foyer du soldat, je prépare une conférence sur les saxophonistes dans le jazz et fais la connaissance de Jean-Louis Dumas, grand amateur de jazz et de photographie qui deviendra PDG d'Hermès. Il me fait rencontrer Philippe Koechlin, rédacteur en chef de Jazz Hot et Jean-Pierre Leloir, célèbre photographe de jazz. De l'autre côté du mur de la caserne, dans le régiment du 5ème Génie, dans la fanfare, je fais la connaissance de Jean-Luc Ponty, Jacques Di Donato, Pépin, Burton et Claude Lenissois qui faisaient tous partie de l'orchestre de Jef Gilson. Je les photographiais en bidasse et en civil lors d'une répétition de l'orchestre. C'est là que je rencontre et photographie pour la première fois Henri Texier qui va devenir ce que j'appellerais mon guide de haute montagne du jazz m'entraînant jusqu'à la cime Ornette Coleman.
L'équipe Koechlin, Leloir, Dumas avec Robert Baudelet a le projet de lancer un nouveau magazine, Mille, inspiré de la revue allemande Twen. C'était l'époque de la photo à grain dont le plus significatif était Sam Haskins. J'avais une chance après l'armée d'être engagé à Mille comme second photographe, après Leloir naturellement. L'éditeur contacté, Draeger, répond « votre projet est formidable. À vingt ans, je vous aurais suivi mais je n'avais pas d'argent. Maintenant j'en ai, mais je ne prends pas ce genre de risque ». Le projet est abandonné, mais de là va naître le magazine Rock & Folk, sans moi, avec Philippe Koechlin comme rédacteur en chef. Seule consolation, je me suis un peu fortifié en photographie. Tous les soirs, sortant de la caserne, en Solex, je rentrais dîner en famille près de la Place d'Italie puis me rendais dans l'atelier de Leloir. Je prends connaissance de ce qu'est l'archivage. La partie visible de l'iceberg photographique n'est qu'un petit morceau. Comme je le répète souvent, dans la photo, il y a à voir et à ranger. Beaucoup à ranger. J'insiste d'autant plus que nombreux sont ceux qui ne s'en rendent pas compte. Leloir m'explique que mon orientation photographique, pourtant à peine amorcée, n'est pas la sienne. En guise d'encouragement, il avait écrit dans son labo : « l'agriculture manque de bras, la photo en a trop ». Le service militaire terminé, je retourne dans les assurances, dans une autre compagnie où je gagne un peu plus. Jusqu'en 1967. Je traverse une période de découragement et de résignation jusqu'à la rencontre avec Mr H. qui m'empêche de renoncer. Pour m'y aider, il met en pratique la loi de Gauss et Maxwell : parler à dix personnes de mon intention de devenir photographe en demandant à chacun de le communiquer à dix autres, etc. Au troisième pallier de la chaîne, je rencontre un imprimeur qui me met en relation avec un de ses clients, l'Atelier 3 situé rue Daguerre dans le 14ème arrondissement pour un travail de labo et de petites prises de vues. Cette fois, ça y est, mon bulletin de salaire indique “photographe”, mais pas pour longtemps car la petite entreprise ferme boutique. Avec Philippe Mousseau, ancien assistant de Leloir, je poursuis difficilement l'activité photographique par un travail de labo et de reportage pour des petits magazines. Dans mon viseur apparaissent Gréco, Brassens, Ferré, Bobby Lapointe et je continue à photographier le jazz. Mais revenons dix ans en arrière…

L'éphémère, le rythme, l'improvisation, l'urgence

En 1957, je pars deux semaines d'été en Angleterre pour améliorer mon anglais, ce que je ne réussis pas du tout, et pour jouer « À nous les petites anglaises », ce que je ferai un peu mieux. Je vais prendre, sans m'en rendre compte, mon avant-première photo de jazz, celle de Brian Wooley, clarinettiste Nouvelle-Orléans. La vraie première est celle de John Coltrane, à l'Olympia, concert pour lequel j'avais acheté une place le 9 mars 1963. Un peu plus tard, le tandem Koechlin/Baudelet m'accorde un laisser-passer pour un concert de Thelonious Monk. N'osant pas m'approcher, je le photographie de dos. C'est l'époque où Texier va apparaître de plus en plus fréquemment dans le cadre. Je le suis à travers les différentes formations avec lesquelles il joue (Tabar-Nouval, Art Farmer, Dave Pike...). Je m'améliore, ose m'approcher au bord de la scène sans réussir encore à passer de l'autre côté du rideau rouge pour entrer dans les coulisses du jazz. C'est seulement le 29 mars 1968, date déterminante, que va s'effectuer la traversée du miroir. Je rentre dans la loge de Ben Webster à la Mutualité. Il est solitaire, serein et fatigué. C'est un moment intemporel, son attitude contient toutes ses années de tournées, de voyages, d'attentes. Posé sur une tablette, en partie recouvert d'une serviette telle un linceul, son saxophone ténor est similaire à son maître. Il ne prête aucune attention à ma présence. Tout comme je le fais pour d'autres métiers, les paysans, les ouvriers ou les hommes politiques, je cherche à raconter la vie des musiciens, leurs voyages, leurs fatigues, leurs rires, leurs séances de travail, leurs solitudes, leurs attentes. Cet aspect hors la scène est une partie importante de mon travail. Depuis 35 ans maintenant, je me suis toujours efforcé d'inscrire dans mes reportages ces instants intimes. C'est là que se situe la divergence avec Leloir qui choisissait de photographier le musicien dans sa représentation. C'est pour moi insuffisant : tout comme le jazz, la photographie prise sur le vif contient l'éphémère, le rythme, l'improvisation, l'urgence.
Mai 68 à Paris, je photographie là aussi plus les coulisses que l'événement. Une exposition organisée par le club des 30 x 40 rue Mouffetard réunit un grand nombre de photographes, très connus, connus et inconnus. Parmi eux, Henri Cartier-Bresson avec qui je me retrouve à plusieurs reprises notamment à la Sorbonne. Je ne le connais pas. Je crois que c'est un amateur et lui fais part de mes craintes quant à mon devenir de photographe. L'hebdomadaire Jeune Afrique, pour illustrer la critique de l'expo, choisit une de mes photos, celle d'un homme installé tout en haut d'un arbre sans branche au meeting de Charlety. En février 1969, cet hebdomadaire m'engage comme responsable du service photo et reporter-photographe. En juillet, premier grand reportage : le festival Panafricain d'Alger où se réunissent toutes les Afriques, noires et maghrebines ainsi que le jazz avec Archie Shepp et les siens. Le 6 août, au Tchad, je prends ma première photo sur le continent noir africain. Se succèderont des reportages sur la politique, l'économie, l'industrie, l'agriculture, la vie quotidienne au Cameroun, Dahomey, Niger, Mauritanie, Sénégal, Côte d'Ivoire, etc. Plusieurs de ces photos figurent dans le livret du coffret African Flashback (Label Bleu) avec un cd de Romano/Sclavis/Texier publié fin 2005. Alors que cinq ans me semblaient nécessaires pour apprendre le métier, je n'en effectuerai que deux. L'histoire avec Jeune Afrique va s'arrêter le 1er mars 1971. À la suite d'un conflit social après le licenciement d'ouvriers du livre, les journalistes en grève par solidarité sont tous virés. Assedic, chômage pendant plus d'un an ; je me demande comment je vais continuer ma route et crains même d'être obligé de retourner dans les assurances. Signe d'encouragement : Marc Riboud, un des membres majeurs de Magnum avait remarqué certaines de mes photos tirées dans le laboratoire Jules Steimetz dont il était lui aussi client. En fait, je rejoins l'agence Vu, propriété des éditions Rencontre, où se forme le groupe qui va créer l'agence Viva début 1972.

Viva !

Les commandes sont faibles, Viva va être avant tout un lieu de réflexion sur le rôle du photographe dans la société. Les réunions hebdomadaires de remise en question permanente sont interminables, souvent jusqu'à 4 heures du matin. On y gagne très mal notre vie ce qui entraîne des frictions incessantes. Je photographie beaucoup moins le jazz, produisant plutôt des sujets sociaux. Notre principal manifeste, Familles en France, constituera une référence pour les jeunes photographes. Notre engagement collectif nous rend un peu sectaire. Les conflits s'aggravent et m'usent. Viva était un cri, il devenait difficile d'en faire une agence. Marc Riboud me suggère de me présenter à Magnum. Compliqué. Martin Frank, l'une des fondatrices de Viva est la femme d'Henri Cartier-Bresson. Celui-ci m'accuse de trahison et fait campagne contre moi. Ce serait très long à expliquer. En raccourci, je quitte Viva en 1975 et n'entre à Magnum qu'au meeting de juin 1976. Dans cet intervalle critique, je ne suis en fait nulle part. Je réussis à joindre les deux bouts comme pigiste indépendant, notamment avec des commandes de la revue Réalité. Je suis élu membre associé de Magnum en juin 1976 et deviens membre à part entière au meeting de juin 1977. Étais-je vraiment prêt pour me retrouver dans cette prestigieuse agence ? Mais les dés sont jetés et cela fait maintenant près de 30 ans que ça dure.
En 1976 va démarrer une autre partie de ma vie de photographe : la pédagogie. Aux Rencontres d'Arles, Marc Riboud, encore lui, suggère de me choisir comme maître de stage. En une semaine de workshop, je deviens la coqueluche d'Arles. Je deviens un pédagogue très sollicité en France et à l'étranger. J'accepte pendant une dizaine d'années une série d'ateliers avant de tout arrêter puis de reprendre, de façon plus espacée, la fonction de pédagogue. Je me retrouve d'ailleurs cette année, 30 ans plus tard, à Arles, avec une exposition décidée par le directeur artistique Raymond Depardon et un spectacle le 6 juillet avec projection de mes photos ainsi que d'une séquence de Depardon et en live la musique créée par le quartet que je réunis pour la troisième fois : Portal, Sclavis, Texier, Drouet, comme en 1983 et 1993.
Quelques dates majeures. En 1972, le mensuel Zoom publie 16 pages sur la Bretagne. En 1974, je me rends au Portugal juste après la Révolution des œillets, à la rencontre des gens (ouvriers, paysans, pêcheurs) qui ont espéré et préparé cette révolution provoquée par le Mouvement des Forces Armées. J'y retourne en 1975 pour les premières élections législatives depuis cinquante ans dans ce pays. Je suis sélectionné dans un collectif de plusieurs photographes, avec Les banlieues de Paris (1975) pour le Centre Georges Pompidou, Les Français en vacances (1976), quarante ans de congés payés, bourse de la Fondation Nationale de la Photographie, La jeunesse à vingt ans et L'AFP a 150 ans, Centre Pompidou… La liste est longue.
Depuis 1976, je continue à effectuer des reportages sur le sculpteur Daniel Druet, d'abord au Musée Grévin pour lequel il réalise les effigies en cire des personnages retenus. Lorsque les modèles viennent poser, il en profite pour créer leur buste. J'ai ainsi vécu et photographié une série de séances de poses avec Gainsbourg, Coluche, Lino Ventura, Bernard Blier et bien d'autres. Avec une mention particulière, 1982-1983, pour François Mitterrand posant une dizaine de fois à l'Élysée pour Druet. Une de ces photos a été retenue dans les cent photos du siècle par Arte.
1984, premier voyage en Chine avec la journaliste Elisabeth Lherminier et un collaborateur de RFI qui m'entraîne ensuite de 1985 à 1987 en Afrique où je n'étais pas retourné depuis les années Jeune Afrique, années pendant lesquelles j'étais resté inhibé, intimidé, en retrait, sans bien trouver ma place. En octobre 1984, sur le stade de Bamako, pendant un concert du chanteur ivoirien Manfei Obin, sur le côté de la scène, une femme des ballets maliens me lance un foulard que j'interprète comme un défi à la danse. Je l'attrape au vol et me lance avec elle dans une chorégraphie improvisée. Les huit mille spectateurs crient, applaudissent. Je crois d'abord que c'est pour le chanteur, en fait, ils ovationnent ma prestation. Une caméra tourne en direct et cette séquence sera, pendant dix ans, un interlude de la télé malienne. En quelques minutes, je suis devenu l'idole de Bamako. Les gens qui m'ont vu sur l'écran tapent des mains pour me faire danser dans la rue. C'est Bébel dans un film de Philippe de Broca. Je comprends alors qu'en Afrique je pourrai donner libre cours à mon tempérament extraverti. Deux jours plus tard, je pars avec Salif Keita à Djoliba, son village natal. Il est devenu l'un de mes protecteurs. Nous nous voyons peu mais je sais qu'il veille sur moi. Il a dit un jour : « Maintenant que Guy Le Querrec a quitté Bamako, toutes les femmes sont veuves ». C'est ainsi que naissent les légendes bien au-delà des réalités.
Passons du chaud au très froid. Sur une initiative de Jean Rochard, en décembre 1990, par moins 30 degrés, parfois même moins 50, nous nous retrouvons sur la piste de Big Foot aux États-Unis dans le Dakota du Sud. Un reportage majeur. Tout comme le seront au Burkina Faso, dans le cadre du 50ème anniversaire de Magnum, mes trois semaines dans les villages Lobi lors des Fêtes de Retrouvailles. Voilà un peu en vrac quelques morceaux du puzzle de ma vie photographique. Il en manque : l'Arménie, la Mongolie, Beyrouth, La Guyane, le mur de Berlin, etc. J'en suis à plus de 36000 films. Je fonctionne un peu comme une boule de billard qui soit s'auto-propulse, soit se trouve propulsée par les autres. Je prends une trajectoire qui peut varier en ricochant sur une autre boule ou en rebondissant sur la bande. Il en est de même pour mes chemins en zig-jazz avec une préférence pour les formes les plus actuelles de cette musique, mais aussi une incursion dans une variété de pays jazz, plus traditionnels, en France mais aussi à l'étranger. Je ne peux évidemment pas énumérer tous les festivals où je suis allé, quelques-uns en désordre : Châteauvallon, Antibes, Nîmes, Uzeste, l'Europa Jazz au Mans, Jazz à Mulhouse, Assier, Jazz sous les Pommiers à Coutances, Jazz à Luz, Jazz à Porquerolles, Marciac, Montréal, Minnesota sur Seine, Sons d'hiver, Nevers, Bordeaux, Chantenay-Villedieu, l'un des plus confidentiels mais déclencheur de beaucoup d'autres, La Roche-Jagu, créé par Henri Texier, où en invitant Louis Sclavis à co-diriger un stage, j'ai pu expérimenter, l'évaluation des rapports entre l'improvisation du musicien et celle du photographe, Banlieues Bleues avec en 1989 la campagne d'affichage évolutive dans le métro Jazz comme une image
Je suis invité par Guy Maurette, directeur du Centre Culturel Français de Malabo, responsable du jazz pour l'Afrique Centrale, à suivre une tournée en février-mars 1990. Aldo Romano est prévu, il choisit Henri Texier, il reste une place. Je suggère Louis Sclavis et ainsi se constitue le trio qui existe toujours. Six pays traversés, huit villes. Hors des concerts programmés, je choisis des lieux pour des concerts impromptus en fonction des décors et des rencontres. Ainsi s'effectue cette histoire en parallèle du voyage officiel. En mars-avril 1993, deuxième tournée, en Afrique de l'Ouest cette fois. Même principe. Je fais des repérages pour emmener les musiciens vers des destinations inconnues. En 1995, Michel Orier, directeur de La Maison de la Culture d'Amiens, m'offre une carte blanche. J'inclus dans le projet l'idée de publier un livret chronique de ces voyages avec le cd de Romano/Sclavis/Texier (Label Bleu). C'est le premier album Carnet de routes avec la désignation, comme pour les musiciens, de mon instrument : le Leica.
Dans le suivant Suite africaine, sorti en 1999, le livret sera composé avec les photos prises pendant la troisième tournée de septembre-octobre 1997 à travers l'Afrique de l'Est et du Sud. Comme pour les précédents, il s'agit du reportage d'un voyageur pressé. Durant ces trois semaines de déambulations, je ne dispose en fait que d'une semaine effective pour photographier. Le dernier volet de ce triptyque africain intitulé African Flashback, qui vient d'être publié, est d'une autre nature. Après avoir envisagé plusieurs possibilités, Pierre Walfisz, directeur de Label Bleu, opte pour un retour sur l'ensemble de mes voyages en Afrique depuis 1968 au Maroc jusqu'en 1998 chez les Lobis. Walfisz doit me tirer l'œil pour que je le remette à l'étrier, puis à les trier, photos jamais revisitées depuis leur naissance. Après un long travail d'une dizaine de mois, je réduis la sélection à deux cents tirages environ, d'abord avec lui puis avec les graphistes Jérôme Witz et Gilles Guerlet pour construire deux livrets différents. Découpées en neuf thèmes et trois sujets, quatre séquences sont remises à chaque musicien qui choisit dans chacune d'elles une ou deux photos qu'il estime les plus incitatrices à la musique.
Je suis très content quand s'établit un projet, celui d'un cd avec livret. C'est avec Label Bleu que j'en ai réalisé le plus durant ces vingt dernières années. Inventer des rubriques, c'est ma préférence, je suis un chroniqueur. Tel a été le travail sur Oyaté (nato, 1990) avec Tony Hymas à Cerrillos au Nouveau Mexique pour les portraits musicaux de douze chefs indiens, pour Minneapolis produit par Universal et dirigé par Jean Rochard. Il s'agissait cette fois d'un lieu fixe, d'un huis-clos avec Michel Portal, Tony Hymas, Michael Bland, Sonny Thompson enregistrant en studio pendant dix après-midis. Les matins, on se promène avec Michel Portal dans la ville et les magasins. On est comme deux gosses, on pourrait jouer aux billes dans le caniveau. Pour Thisness, album de Jef Lee Johnson, enregistré (Hope Street/nato, 2005) en grande partie à Philadelphie, c'était une autre ambiance, studio lumineux éclairé par la lumière du jour. Pour les 25 ans de nato (2005), ma partie du Chronatoscaphe s'est écrite avec les archives des huit années de Chantenay. Chez Label Bleu, deux autres aventures dans lesquelles je me suis senti très à l'aise : d'abord avec Enrico Rava et ses groupes, une journée du petit déjeuner au dîner en passant par la promenade, la répétition, la balance et le concert enregistré pour le cd. Trois jours, trois disques, trois livrets d'un jour. Puis, avec David Krakauer à Krakow. Une semaine dans un club mais aussi des promenades dans la ville de ses origines. Je me suis aussi retrouvé assez souvent dans les tournages des films de Frank Cassenti, soit comme l'œil de l'image arrêtée, parfois comme fil rouge dans le documentaire.

Le château de cartes autour duquel les serpents se mordent la queue

Le jazz et la photographie sont de vieux compagnons de route, ayant toujours fait plutôt bon ménage. Dans sa nature même, le jazz incite à la photographie, offrant un espace de liberté correspondant à celui qu'il revendique. Cette mémoire visuelle a existé depuis les origines, laissant des traces documentaires et utiles, participant à la prise de conscience existentielle et esthétique de cette musique. En tout cas, il n'en a jamais desservi la cause. De Buddy Bolden, nous n'avons aucun enregistrement, seulement une photo qui contribue à sa légende. Herman Leonard a produit une vision plastique et raffinée érigeant des images élégantes. William Claxton a proposé une partition plus libre, sans artifice introduisant des zones plus claires dans le cadre. Roy de Carava, à l'œil feutré, a révélé de façon intériorisée des atmosphères intimistes. Et ple in d'autres regards, tels celui de Dennis Stock sans qui nous serions privés des climats « lumière du jour » des répétitions de Gerry Mulligan, Stan Getz, etc. On peut ajouter beaucoup d'etcaetera à propos de ces photographes amenant leur témoignage, plus ou moins inventif sur le jazz. J'y ai mis mon grain de sel d'argent, m'attelant de façon assidue à la tâche. J'ose dire avec motivation et désir mais aussi ténacité, courage, application et plaisir. J'aime avoir l'œil furtif et clandestin. Il m'intéresse autant de saisir les intervalles que les temps.

Jazz, ta photographie fout le camp

Cet équilibre d'une photographie intégrée, admise pour sa contribution à l'histoire du jazz semble être inquiétée et remise en question chez certains - managers, agents, directeurs, producteurs, tourneurs, organisateurs, service d'ordre, éventuellement musiciens bien que plus réceptifs que leurs représentants… - qui s'emploient à installer des mesures de plus en plus restrictives d'espace et de temps accordés aux photographes et donc à la photographie. Ils prétendent l'apprécier dans son amplitude alors qu'ils sont prêts à imposer, comme pour la pensée, la photo unique. Est-ce à cela que l'on veut aboutir sans se préoccuper des conséquences, de l'indigence de l'image et de ses présences médiatiques lisses et standardisées ? Il est pourtant de bon ton de prétendre aimer la photographie. Quel dommage quand on découvre la multitude et la diversité des témoignages, quand on mesure la richesse et l'utilité des photographies prises ! Limite de la durée photographique, les deux ou trois premiers morceaux du concert avec souvent un éclairage inexistant, désignation du point de vue imposé : si certains communiquent les consignes avec regret et embarras, d'autres le font de façon péremptoire et se réjouissent de ces interdits et du pouvoir que cela leur procure. La ressemblance avec certaines personnes existantes n'est ni fortuite ni pure coïncidence. Indéniablement un ordre nouveau de pensée s'installe. Le photographe doit rester à sa place ; s'il la quitte, il est invité sans ménagement à la regagner. Mais quelle est sa place (dans la salle, dans le jazz) ? Et la photographie où en est-elle dans tout ça ?
Doit-on considérer maintenant que la photo a mauvaise presse ? Doit-on s'indigner de la présence des photographes, de ces parasites qu'il convient de confiner par crainte de la grippe oculaire ? Comment jouer cartes sur table avec un château de cartes entouré de serpents qui se mordent la queue pour former un cercle qui contient une quadrature ? Je n'ai pas envie d'être transformé en presse-bouton, alors quand ça prend cette tournure je me barre. Par conséquent, si ça s'amplifie, mon parcours photographique s'amenuisera. Heureusement, il reste des alliés qui adhèrent vraiment à la photographie en en acceptant quelques inconvénients. Ils font en sorte qu'elle puisse se poursuivre dans les conditions nécessaires à sa réalisation.
Vous désiriez un point de vue. Tout au plus, j'évoque un angle, le plus droit possible. Je ne souhaitais pas le faire, préférant le statu quo précaire au risque d'une mise au poing plutôt qu'une mise au point. Il est exact que la photographie de jazz est, comme chez les paysans, en surproduction. Mais comment établir les quotas ? Les photographes sont trop nombreux, je l'admets. À Marciac, le festival le plus peuplé en objectifs, cela peut devenir une meute, dans une bousculade inextricable et irrespectueuse pour les musiciens en concert. Ça peut être pire qu'à la sortie du conseil des ministres avec certains spécimens peu précautionneux et narcissiques qui se regardent photographier. Fin des années 60, début des années 70, un mouvement, The Concerned Photographers, est apparu, des photographes préoccupés par les situations et les états de la planète. À de rares exceptions, sur les territoires du Jazz, ce sont tous des photographes concernés qui s'y engagent. Trop de déclics, trop de photographes, mais je n'ai pas non plus oublié que j'ai commencé comme amateur et progressant lentement. Ce parcours initiatique suppose de la patience. Un dernier point qui semble assez lourd à soulever avant de se quitter, participant au malaise actuel : la suspicion économique. Dans le domaine du jazz, très rares sont les commandes. Il s'agit la plupart du temps de financer avec nos propres deniers les productions qui se transforment en archives aux débouchés très aléatoires. Ce n'est à coup sûr pas un secteur producteur d'enrichissement. De plus en plus, les magazines en recherche d'économie s'efforcent de trouver des photos libres de droit. J'ai peut-être photographié plus de 5000 musiciens et à ce jour, peut-être 4542 ne m'ont jamais été demandés. Combien ont une idée, sauf les pratiquants, de ce que coûte un film, un développement, une planche contact, un tirage, la numérisation, un appareil, son entretien, ses réparations et le temps passé à photographier ? D'autre part, quel est le montant des droits d'auteur pour une parution ? Combien de photos sont publiées ? Malheureusement la résonance médiatique est faible, il suffit d'ouvrir les yeux pour s'en apercevoir. Faut pas confondre, ce n'est pas comme si Madonna me proposait de poser nue sur la trompe en érection d'un éléphant. Là, y a du fric au bout.
Tout irait sans doute un peu moins mal si on faisait l'effort de connaître les règles et les économies de chaque corps de métier. Pour ma part, je suis observateur, curieux et de ce fait pas trop ignorant de ce que représentent les dépenses de la fabrication d'un disque ou le coût d'un concert. Cela pourrait au moins aboutir à admettre que nous sommes tous embarqués sur le même bateau, parfois en forme de galère contre vents et marées et en totale dépendance interactive. Alors, à quoi bon préméditer d'en jeter par-dessus bord ?

L'affaire Terronès/Méphisto

Je suis pour le respect du droit d'auteur, sans réserve, et le défends comme les musiciens le font pour leur musique. Je comprends la position de Méphisto et ne la critique pas. Pourquoi accepter de payer l'imprimeur et pas le photographe ? Toutefois, je n'aurais pas fait de procès à Gérard Terronès. Je ne réussis pas à être intransigeant, peut-être devrais-je y parvenir ? De plus, je ne le connais pas très bien mais depuis longtemps et dans mes débuts, il m'accueillait à son club, le Blue and Jazz Museum. J'entends ses engagements et le sais en équilibre précaire. Peut-être aurait-il dû être lui-même plus vigilant pour stabiliser un peu plus sa situation. Mais il a choisi, certains préfèrent se maintenir dans un statut de poète maudit, c'est difficile et commode à la fois. Terronès a été blessé, affecté, mais je ne saisis pas pour autant sa violente attaque tous azimuts contre les photographes, les assimilant à des prédateurs s'enrichissant aux dépens des producteurs, des charognards qu'il faut chasser, généralisant son conflit avec Méphisto. Il a tenu un discours populiste avec des allures d'Emiliano Zapata. Se révèle à cette occasion en quelle considération il tient la photographie. Ce n'est pas une réponse de Normand mais bien de Breton.


Disponibles (alors) aux Allumés du Jazz :

Romano-Sclavis-Texier Carnet de routes, Suite Africaine, African Flashback, Enrico Rava Montréal Diary ; A, Montréal Diary /B chez Label bleu
Le Chronatoscaphe (25 ans de nato), Tony Hymas Oyaté, Fat Kid Wednesdays The Art of Cherry chez nato
Camel Zekri Venus Hottentote chez la nuit transfigurée
Denis Colin Trio In situ à Banlieues Bleues chez Transes Européennes

jeudi 11 janvier 2018

Archie Shepp, ténor du barreau


Entretien fleuve d'Archie Shepp que nous avons réalisé fin 2005 avec Jean Rochard pour le Cours du Temps du n°13 du Journal des Allumés du Jazz. Le Blog des Allumés ayant disparu de la Toile, il m'a semblé indispensable de le republier.

En créant récemment le label Archieball, le saxophoniste a suivi ses propres préceptes : que les musiciens afro-américains prennent eux-mêmes en charge la production de leurs oeuvres ! Archie Shepp a également plusieurs fois émis le souhait que les jeunes milliardaires noirs, enrichis par la mode ou le sport, réinvestissent leurs bénéfices en soutenant leur culture, exhumant leurs racines et arrosant les jeunes pousses. Ils donneraient ainsi les moyens nécessaires à ceux qui la défendent, tel ce ténor au son chaud et lyrique qui voulait devenir avocat des droits civiques, s’engagea dans son art, choisit d’enseigner la musique du peuple noir à l’université et continue de chanter le blues...

Propos recueillis par Jean-Jacques Birgé et Jean Rochard.
Transcription JJB.

Vous êtes né en Floride…

Fort Lauderdale, le 24 mai 1937. J’ai déménagé à Philadelphie à 7 ans où j’ai vécu avec mes parents jusqu’à ce que j’aille à l’université lorsque j’ai eu 18 ans. Après quatre ans, je me suis marié et j’ai vécu à New York pendant treize ans. J’habite dans le Massachusetts où j’ai enseigné à l’Université pendant trente et un ans et dont j’ai pris ma retraite il y a trois ans.

Avez-vous commencé la musique à Philadelphie ?

J’étais fasciné par la musique lorsque mon père jouait du banjo. Il m’apprit les accords de ce qui fut mon premier instrument, mais personne n’en jouait plus. Je faisais des charlestons, James P. Johnson, ce n’était pas facile, son banjo n’avait que quatre cordes comme dans les orchestres de Fletcher Henderson, pas comme celui à cinq cordes qu’ils utilisent en country. On devait faire avec quatre cordes les mêmes accords qu’on fait avec six sur la guitare. Je m’en sortais plutôt bien pour un gamin, mais j’ai préféré le sax. À 10 ans, j’ai pris des cours de piano lorsque nous avons déménagé vers le nord du pays. À 12, j’ai commencé des cours de clarinette au collège et avec un professeur privé.

C’était de la musique classique ?

J’ai travaillé la technique, la méthode de lecture, qui sont occidentales, mais très peu de théorie, c’est un de mes regrets. Heureusement, avoir fait du piano m’a donné quelques bases pratiques qui m’ont permis de faire des arrangements. Je vois les accords, les notes qui bougent. À l’âge de 15 ans, je suis passé au saxophone.

En découvrant le jazz ?

Mon père ne jouait que ça, si vous voulez appeler ça du jazz !

Comment l’appelait-il ?

C’était juste de la musique. Ses goûts étaient très éclectiques à l’intérieur de la sphère afro-américaine, d’Artie Shaw à Sonny Boy Williamson, Duke était un de ses préférés, Count Basie, Oscar Pettiford avec son groupe, The Cats and The Fiddle… Mon père adorait les cordes, mandolines, banjos, il pouvait presque tout jouer d’oreille. Il m’a transmis the sound of music, j’en étais entouré, dans les églises…

Vous alliez à l’église ?

Ma grand-mère, Mama Rose, m’y emmenait trois fois par semaine lorsque j’habitais le Sud, les Baptistes sont très actifs. Ça m’a même aidé, la prière ne me met pas mal à l’aise, je m’en sers quand j’en ai besoin. Cela fait partie de ma culture, ça m’a formé ainsi que ma musique. C’est utile d’avoir d’autres vecteurs d’inspiration.

Quelles études avez-vous suivies ?

Très conscient des questions sociales concernant les Afro-américains, je voulais devenir avocat, spécialisé dans les droits civiques. À force d’écouter mon père discuter politique tous les samedis après-midi, j’ai même écrit un devoir sur le problème racial aux États-Unis alors que je n’avais que 10 ans ! Lorsque mon père, qui travaillait en plein air, était sans emploi, et qu’il pleuvait ou neigeait, ma mère, coiffeuse et esthéticienne, rapportait les sous à la maison. Lui pensait que pour un noir la musique ne pouvait être qu’un hobby. Il n’y avait pas beaucoup de musiciens professionnels dans le voisinage. Le seul que je connaissais, tout le monde disait qu’il était fou. C’était faux ! J’ai découvert plus tard que c’était un bon compositeur et arrangeur. Mon quartier était très pauvre, on l’appelait Brik Yard, c’est toujours son nom. Pas The Brikyard, juste Brikyard ! C’était le lieu d’une ancienne usine de briques. Les noirs sont arrivés lorsque les Irlandais et les Italiens sont partis.

Il y avait beaucoup de musiciens à Philadelphie. Avez-vous rencontré des gars comme Lee Morgan ?

Oui, Philly était une grande ville, c’était facile de les rencontrer. Un des amis de mon père, Billy Myers, celui avec qui il discutait politique, louait un appartement dans le même immeuble. Mon père écoutait du blues, des ballades, des chansons, mais il n’aimait pas Bud Powell ni Charlie Parker. Il y avait une barrière générationnelle à l’intérieur de la communauté noire. Or Billy Myers, qui n’avait pas connu le racisme et la violence du Sud, était un peu plus jeune que mon père, il connaissait tout le monde, de Sonny Stitt à Bird… Un jour, il m’apporta un disque de Lester Young et Roy Haynes, Up ‘n Adam, et me parla d’un concert de Charlie Parker, c’était un an avant la mort de Bird. À la radio, ils ne passaient pas de noirs, jusque-là je ne connaissais que le style de Stan Getz ! Alors il m’emmena downtown à Philadelphie dans une salle qui s’appelait alors The Met et qui servait souvent aux cérémonies. C’est ensuite devenu une église, et maintenant un parking. À l’époque c’était central pour la communauté, mais ce jour-là, au lieu des deux mille personnes que la salle pouvait contenir, il y avait cinquante spectateurs à attendre Charlie Parker, dont plus de la moitié était des blancs. J’avais invité mon copain Reggie Workman qui habitait à côté de chez moi et avec qui j’ai grandi dans notre quartier très pauvre, à l’écart. Coltrane habitait au nord de Philly, Benny Golson, Jimmy Heath étaient dans le sud où ça se passait vraiment. On ne pouvait écouter de la musique que dans les night-clubs qui étaient à une heure de chez moi et il fallait avoir 21 ans. À 16 ou 17 ans, j’ai pu emprunter la carte de mon cousin et participer aux jam-sessions ! Les clubs étaient dans le quartier tenu par les gangs, les rues étaient dangereuses. Mais comme il y a heureusement une tradition de respect pour la musique dans la communauté afro-américaine, lorsque je portais mon sax je pouvais me sortir de situations délicates : le grand type disait « My man plays the saxophone ! » (mon pote joue du saxophone !) et je traversais sans encombre. Un présentateur de radio, Tom Roberts, organisa des séances pour les jeunes, il invitait les musiciens de passage à ses ateliers, Ben Webster, Art Blakey, le vendredi après-midi, juste après la classe. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Lee Morgan. À 16 ans, il jouait avec Coltrane, Johnny Coles, et super bien ! Il tenait le pupitre de première trompette dans l’orchestre scolaire de Philadelphie. J’ai demandé à Lee de m’apprendre des trucs, et grâce à lui j’ai rencontré Bobby Timmons, Henry Grimes, Odeon Pope, et le jeune McCoy Tyner qui n’avait que 15 ans et avec qui j’ai joué alors qu’il commençait le piano… Donc ce jour-là au Met, j’ai compris que Charlie Parker ne jouait pas une musique populaire. Les places étaient chères pour des jeunes. Incidemment, j’appris que l’organisateur du concert était le type de ma rue que tout le monde disait fou. Herb Gordie avait écrit trente-neuf pièces pour orchestre dans un style proche de Stan Kenton, et il amenait Parker à Philadelphie ! Ce jour-là, j’ai vu Oscar Pettiford, Red Rodney, Ray et Tommy Bryant, Fats Ride qui jouait dans le style d’Art Tatum, Butch Balard, toute la crème de Philadelphie. On a attendu Parker deux heures, sans bouger. Je suis sorti marcher un peu. Devant moi il y avait un grand type avec un costume élimé, aux talons usés, avec la première coiffure afro que j’ai jamais vue, car ses cheveux qui n’étaient pas coupés recouvraient ses oreilles. Il était très à l’aise, avec une blonde à son bras. Personne n’aurait osé se promener avec une blanche à Philadelphie, alors j’ai pensé que ça devait être Charlie Parker ! Je n’avais jamais vu quelqu’un comme lui. Par son attitude, il défiait le racisme comme tous les autres préjugés de savoir vivre qu’on m’avait enseignés. Je suis retourné m’asseoir, et dix minutes plus tard il a fait son entrée, il a attrapé son sax et a joué plus de musique que je n’ai jamais entendue. Il a commencé avec Ornithology, après je ne sais plus. Donald Garrett disait qu’on ne se rappelait jamais ce qu’il avait joué, on se souvenait seulement du son, énorme, quasi stéréophonique, partout dans la salle. Contrairement à Coltrane, Bird était comme une statue, même ses doigts ne bougeaient pas.

À l’époque vous jouiez de l’alto ?

Non, ma grand-mère Mama Rose m’avait offert un ténor Martin. Je suis allé prendre un cours avec Jimmy Heath, et il a joué tout le temps au lieu de m’apprendre, parce qu’il n’avait pas d’instrument à lui ! Ça m’a marqué. J’étais allé entendre Stan Getz et Jimmy Raney qui avaient un tube, Moonlight on Vermont. Étaient présents plusieurs centaines de noirs, je parle de la couleur parce que, quelques étages plus haut dans le même immeuble, le quartet de Jimmy Heath jouait génialement How High The Moon. C’est ce qui m’a décidé à prendre des cours avec lui. J’aimais l’écouter se chauffer, c’est rare d’entendre un musicien se chauffer, j’ai entendu Dexter, Trane et Jimmy, c’était très différent, très surprenant. Lorsque Jimmy eut fini, mon sax était passé du jaune à un orange éclatant ! J’ai beaucoup appris en regardant. La fois suivante, il n’était pas là, il avait été arrêté pour avoir fumé un joint à l’arrière d’une voiture, il est ressorti six ou sept ans plus tard. Philadelphie était très raciste à cette époque-là. Art Blakey avait été tabassé au New Jersey Town Pike, Sonny Stitt, Billie Holiday avaient fait de la prison en Pennsylvanie… Il n’y a que New York et San Francisco qui ne soient pas comme le reste des États-Unis. Les différences y sont mieux acceptées.

Lee Morgan ou Jimmy Heath étaient-ils concernés politiquement ?

Absolument. Déjà après la Guerre Civile, on trouvait les premiers hommes libres en Pennsylvanie. Les blancs qui venaient du Sud, de Géorgie, de Floride, étaient très réactionnaires. Comme à Chicago, ceux venus du Tennessee, du Kentucky, d’Alabama, du Mississipi. C’était particulièrement flagrant dans les classes laborieuses attirées par l’industrie à la fin de la Première Guerre Mondiale, et après la Seconde. Chicago et Philadelphie n’étaient pas des villes universitaires comme Los Angeles ou San Francisco. Il y avait des groupes très violents.

Philadelphie a par ailleurs vu naître un nombre incroyable de musiciens…

Comme Detroit ou Chicago. L’industrie et la technologie marchent main dans la main avec l’évolution d’une esthétique noire. En Afrique, un homme joue d’un seul tambour, en Amérique il en joue de cinq ! On ne fait que suivre le modèle Ford…

Quand la musique est-elle devenue pour vous une affaire sérieuse ?

Le samedi après-midi, à la sortie de ses répétitions classiques, comme Lee Morgan se plongeait dans la littérature jazz, jouant du Parker et d’autres trucs, il avait besoin d’un pianiste. Je l’accompagnais pendant qu’il travaillait. J’ai ainsi appris à compter et à jouer devant des gens. Morgan fut un de mes mentors les plus importants.

Coltrane était-il déjà par là ?

Non. J’ai découvert Trane pendant ma dernière année à l’université, il n’était pas si connu que cela. J’avais tenté de jouer au-delà de ce que permettait de faire la technique classique du sax, upstairs comme je disais, et un pote batteur m’a dit que John Coltrane jouait comme ça. Son nom a retenti comme par magie, il fallait que je le trouve, mais je ne l’ai rencontré qu’à New York, lorsque je suis entré à l’Université. J’allais au Five Spot écouter Trane et Monk. Une nuit, après la fin de la session, j’ai demandé à John si je pouvais venir chez lui pour qu’il me montre des plans. Il devait être 5 heures du matin, tout le monde rangeait. Je suis rentré de downtown à 6 heures parce que j’habitais Harlem, et j’étais chez lui à 10 heures ! Sa femme, Naima, Anita de son nom de baptême, m’a dit d’attendre parce qu’il dormait. J’ai attendu jusqu’à 13 heures qu’il se réveille, en face de son instrument qui était allongé sur le divan. Il sortait d’une période très dure, de drogue et d’alcool, tentant de se reconstruire physiquement, plutôt avec succès. Il n’avait plus que ses incisives, mais il soufflait, il soufflait, même si c’était douloureux. Il a commencé à jouer Giant Steps comme on prend le petit-déjeuner, avec des traits très rapides. Lorsqu’il eut fini, il m’a tendu le sax en me demandant si je pouvais le faire. Il m’a posé quantité de questions, il n’était pas condescendant. J’ai joué quelque chose à l’alto. C. Sharpe m’avait montré pas mal de trucs. C’est plus difficile de concevoir les accords au sax qu’au piano, on ne les voit pas. Depuis Buddy Bolden, Louis Armstrong, Jelly Roll Morton, King Oliver, la Nouvelle Orleans, les Afro-américains ont eu une manière bien à eux de négocier cette histoire d’accords. Beaucoup de musique était aussi créée dans le Nord-Est et dans le Midwest avec l’orchestre de Fletcher Henderson, Claude Hopkins à New York, sans oublier Eubie Blake, Lucky Thompson, James P (Johnson), Willy (Smith) The Lion, Fats (Waller), « la crème de la crème » au piano… Ce sont les gars qui ont commencé à réaliser des arrangements pour les grands orchestres dans les années 20. Quand Pops (Louis Armstrong) a été engagé en 24, c’est comme s’il venait passer son doctorat, parce que l’orchestre de Fletcher Henderson était alors le meilleur, le plus sophistiqué, bien plus que celui de Duke Ellington, il vendait ses arrangements aux autres. C’est un mythe que le jazz est né à la Nouvelle Orleans. Les grands solistes en venaient, King Oliver, Sidney Bechet, mais les plus grands pianistes étaient de New York, ou Pittsburgh comme Earl Hines qui innovait en jouant le blues.

Avez-vous émigré de Philadelphie à New York pour des raisons musicales ?

D’une certaine façon. Mais en réalité je suis parti à l’Université qui était dans le Vermont. J’en ai profité pour ne pas retourner à Philadelphie, allant vivre dans la maison de ma tante à New York, en 1957. Pour tous les musiciens comme moi c’était La Mecque, il y avait des jam-sessions toutes les nuits, je jouais au Count Basie le lundi, au Small le mercredi, au Blue Clarinet à Brooklyn le jeudi… J’étais jeune marié, mon premier fils était né, j’étais mal à l’aise parce que je ne savais pas quand j’allais rentrer. J’espérais que ma femme serait encore là, c’était une fille bien, elle est restée trente-cinq ans avec moi.

En 1957, il y avait le Five Spot…

Monk était avec Trane. Monk se mettait à danser, Trane jouait solo. Ce n’est pas Clint Eastwood qui a fait connaître Monk. Il était certainement très ésotérique, peu de gens pouvaient le jouer alors, trop difficile. On n’appelait pas ça du hard-bop, toute cette terminologie ne reflète pas la complexité du processus. Johnny Griffin, Horace Silver, Sonny Rollins se référaient au hard-bop, mais je n’ai jamais entretenu ces stéréotypes. À la même époque, Charlie Mingus faisait ses trucs. Ce qui était passionnant, c’était l’absolue diversité de systèmes originaux produits par des hommes et des femmes tout aussi originaux, comparés aux musiciens classiques. L’orchestre de Count Basie ou celui de Duke dans les années 40 avec Webster et Hodges, chacun avait son style, c’est la beauté de la chose. Trane jouant deux notes à la fois, est-ce du hard-bop ? Il ne s’arrêtait jamais de jouer, ça c’était nouveau. À la pause, il continuait dans la cuisine du Five Spot, un solo de vingt minutes, et rejoignait le groupe sur scène. L’intensité de Trane et Monk était la chrysalide de quelque chose qui n’avait jamais existé... Même s’il avait des différents personnels, Miles respectait énormément la musique de Trane.

Vous avez commencé à jouer avec ces gens-là…

J’ai commencé à rentrer dans la musique de Trane, ses solos… Mais je n’ai jamais vraiment réussi à sonner comme lui. D’autres comme Wayne Shorter y arrivaient bien mieux. Je venais de commencer à enregistrer aux Bell Sound Studios que possédait Art Christ, un copain de Roswell Rudd qui lui avait refilé le studio gratuitement, le soir tard après les séances professionnelles. On pouvait revendre les bandes, ce que je n’ai pas manqué de faire. Steve Lacy venait, Don Friedman au piano… Un soir que j’enregistrais Peace avec Bill Dixon, avec qui j’avais monté un groupe après avoir quitté celui de Cecil Taylor, j’ai commencé mon solo avec plein de notes en imitation de Trane. À la réécoute, ça ne me plaisait pas beaucoup, alors à la prise suivante j’ai joué de la manière dont je faisais normalement mes exercices, plutôt comme Ben Webster et les types que mon père écoutait. Mon son, bien ouvert, était bien meilleur qu’en imitant John. J’avais trouvé ma voix. Certains musiciens ne la trouvent jamais.

C’était après avoir joué avec Cecil Taylor ?

Au même moment. Le premier enregistrement avec Cecil, The World of Cecil Taylor, est plus dans le style de Coltrane, ça m’arrive encore de l’utiliser. Mais j’avais besoin de savoir qui j’étais et je commençais à avoir mon propre son.

C’était facile d’avoir des engagements ?

Pas plus hier qu’aujourd’hui ! Un soir au Half Note sur Spring Street, j’avais demandé à John de m’aider à décrocher une audition pour Bob Thiele que j’essayais de joindre sans succès depuis des mois ; il me répondit que beaucoup de gens se servaient de lui parce qu’ils pensaient qu’il était facile, c’est vrai qu’ils en profitaient parce que John était un type formidable. Comme je lui réassurai mon amour pour sa musique, qui n’a d’ailleurs pas bougé, il dit qu’il allait voir ce qu’il pourrait faire. Il répondait toujours ainsi. Le lendemain, j’appelai Thiele qui était absent, mais sa secrétaire dit qu’il attendrait mon coup de fil à 15 heures ! Bob essaya d’abord de me décourager : « je vous connais avec votre style avant-garde, sachez tout de suite que tout ce que vous ferez devra être des reprises de John Coltrane, pas votre musique. » Il pensait que ça me ferait fuir, mais je connaissais la combine, j’avais pensé à cinq morceaux de Coltrane que je voulais jouer, j’avais même parlé à Trane de mes arrangements. Bob n’était pas très chaud pour cette musique dite d’avant-garde, c’était son premier contact avant qu’il n’enregistre Albert Ayler et les autres.

Être sur Impulse représentait quelque chose d’important ?

Pour moi certainement. Ils me firent une avance plus importante que tout ce que j’avais eu et même encore depuis, ils me garantirent deux disques par an, ça faisait 15 000 $ par an plus les arrangeurs, les salaires, tout ce que je payais moi-même jusque-là… Après le second morceau, Bob commença à se dérider. Au troisième, il était tout excité. Il appela John pour lui dire que c’était formidable, qu’il devait venir écouter ça. Il devait être 11 heures du soir, John a conduit depuis chez lui, de Long Island au New Jersey où était le studio, la photo de la pochette a été prise lorsqu’il est arrivé. Lorsque nous sommes arrivés au dernier morceau, Rufus (Swung, His Back At Last To The Wind, Then His Neck Snapped), le seul que j’avais écrit, différent de tous les autres signés par John, Bob ne l’a pas aimé et il ne voulait pas le mettre sur le disque, mais John l’a défendu et c’est grâce à lui qu’il a été édité. Je lui suis éternellement dévoué, à lui, à ses idées et à sa musique. Il a été le Stravinsky de ma musique et de ma génération.

Vous avez ensuite été associé à sa musique avec des œuvres essentielles comme Ascension

Je n’étais pas si proche de lui, contrairement à des gars comme Wayne Shorter qui lui rendait visite tous les jours. J’étais marié, j’avais des enfants et j’habitais loin de chez lui. Mes occasions de discuter avec lui étaient rares et très particulières. Lorsqu’il m’a appelé pour Ascension, je ne sais pas d’où ça sortait, nous ne nous étions pas vus depuis quelque temps, j’ai été surpris et flatté. Marion Brown était avec moi, John m’a dit de l’amener aussi ! Il était éclectique, cherchant partout de nouvelles idées, découvrant des choses chez Albert Ayler dont Ayler même était inconscient. Il savait entendre le meilleur de chacun, en toute humilité. Il apprenait.

Comment vous êtes-vous retrouvé dans A Love Supreme qui est une musique très spirituelle ?

J’ai été surpris qu’il m’appelle. J’ai toujours été quelqu’un de spirituel même si la spiritualité n’a jamais été mon truc. Celle de John Coltrane, et Pharoah Sanders à sa suite, était particulière. Mon contact avec l’univers n’a jamais été différent de ce que ma religion m’avait enseigné. Je suis resté un Chrétien, Bedrock baptiste, ce que John n’a jamais cessé d’être non plus. Contrairement à nombreux de mes contemporains, je n’ai jamais rejoint le mouvement islamique même si j’y ai pensé sérieusement. L’islam aux États-Unis était un mouvement très politique qui touchait l’histoire du peuple afro-américain, sa négritude. Le Coran a produit des gens comme Malcolm X, ou Farakhan qui en était le disciple. Mon spiritualisme est plus connecté au quotidien, je n’en fais pas tout un plat.

Vous étiez marxiste…

Je ne voyais pas de contradiction. Le christianisme enrichissait ma spiritualité, mais il ne la dirigeait pas. La plupart des musiciens ne sont pas très branchés politiquement, et ce n’est pas une très bonne idée de discuter de Karl Marx aux États-Unis !

Quand avez-vous écrit The Communist ?

J’y ai travaillé quelques années depuis ma sortie de l’université jusqu’en 1969. J’ai reçu une subvention de l’Institut Rockfeller pour écrire la pièce, ils m’ont demandé d’en changer le titre.

Pour la pièce de Jack Gelber, The Connection, vous ne jouiez que la musique avec Cecil Taylor ?

Absolument. Je voulais initialement devenir avocat des droits civiques pour m’engager politiquement, mais pendant ma seconde année, j’ai rencontré le dramaturge Rosenberg qui enseignait le théâtre à mon Université et m’a poussé à écrire. Il n’était pas alors question de devenir musicien ! Mes origines sociales étaient sensées me pousser vers une profession plus pratique comme devenir médecin, où l’on gagne sa vie. J’ai pressenti qu’il y avait une autre voie pour moi. L’année suivante, au lieu du droit, j’ai choisi le théâtre, faisant l’acteur, écrivant… J’ai écrit des nouvelles. À la fin de mes études, je travaillais à ma seconde pièce. Mes poèmes étaient plutôt des paroles de chansons, j’en ai écrit aussi à l’époque où je vivais dans le Massachusetts.

Quand êtes-vous arrivé en Europe ?

1967, pour le Newport Jazz Festival in Europe de George Wein. Cette tournée a établi ma renommée en Europe. Il y avait tout le monde : Monk, Miles, Max, Roy Haynes, Stan Getz, Coleman Hawkins… J’ai fait des télévisions partout où j’allais, je n’ai jamais bénéficié d’une telle promotion depuis ! George Wein ne m’avait pas choisi, je n’ai jamais été parmi ses favoris, c’est Impulse qui a insisté. Lorsqu’on a une grosse compagnie derrière soi, elle pousse les disques, mettant de l’argent dans les festivals, les tournées…

Vous aviez déjà enregistré Mama Too Tight considéré par certains comme un jalon important du jazz moderne…

1965. C’était de bonnes compositions, inspirées par les événements sociaux et politiques du moment. Mama Too Tight était une figure mythique symbolisant à la fois mes racines, une joie de vivre, une certaine brutalité… C’était la cousine du batteur Bobby Durham, elle était une légende par son amour de la musique tout en étant une personne physiquement très combative ! Je ne l’ai jamais rencontrée, Lee Morgan m’avait parlé d’elle lorsque j’étais jeune.

Peu de musiciens puisaient dans le rhythm'n blues à cette époque…

J’étais influencé par Lee Morgan et son Sidewinder. Je voulais composer mon propre blues. Pendant les répétitions, le tubiste Howard Johnson me fit remarquer qu’il était en treize mesures ! J’ai conservé la treizième mesure sans l’avoir imaginée au départ, ce n’était pas simple. Je ne connaissais qu’un seul exemple chez Duke Ellington. Cet iconoclasme faisait partie de la nouveauté, ouvrir des portes, briser les vieilles énergies pour en créer de nouvelles.

Comment cela passait-il avec Bob Thiele pendant les séances ?

Bob était alors un véritable soutien à tout ce que je voulais entreprendre. Après Four for Trane, nous étions devenus très amis. Je pouvais choisir mes musiciens, il m’appelait pour des trucs en dehors de mon contrat, pour écrire de la musique qu’il souhaitait publier… C’est lui qui a composé la chanson qu’Armstrong chantait, It’s a Wonderful World. Il avait le sens des affaires en même temps qu’une esthétique bien aiguisée, très sensible. C’est comme dans la Bible, il ne suffit pas d’avoir du talent, il faut savoir l’exploiter. Il était parfaitement conscient de ce qu’il faisait, il a produit ces pochettes très élaborées à deux volets, il mettait son nom de producteur en bas, il a donné un nouveau style à A & R…

Certains musiciens vous ont-ils particulièrement soutenu ?

Pas vraiment d’un point de vue musical… Bill Dixon m’a donné des conseils pour ma carrière ! C’est lui qui a créé le Jazz Composer’s Orchestra dont il avait l’idée depuis le début des années 60. Il voulait coordonner la Révolution d’Octobre du Jazz qui a anticipé le Jazz Composers Orchestra. Il a appelé Carla Bley, Mike Mantler, Sun Ra, Albert Ayler, moi-même… Carla Bley et Mike ont poursuivi avec le JCO. Dixon était bourré d’idées. Nous sommes allés ensemble voir Savoy Records avec les bandes enregistrées aux Bell Sound Studios, il leur donnait des idées de production. Bill ne jouait pas tant, il faisait le copiste pour George Russell, il a un coup de patte extraordinaire, c’est presque de la calligraphie, il peignait aussi, travaillait aux Nations Unies, enseignait…

Comment avait tourné votre relation avec Coltrane au temps de Mama Too Tight ?

Trane s’intéressait à tout ce qui se faisait, aux harmoniques aigues d’Albert Ayler par exemple. Il s’est inspiré de cette musique quasi métaphysique pour Expressions et ses magnifiques derniers disques, il obéissait à une discipline technique. J’étais alors passionné d’arrangements, ayant toujours adoré le son des grands orchestres, le Duke Ellington des débuts, très expérimental, Black Beauty, Pretty and The Wolf qui est un dialogue parlé en musique…

Vous avez même une fois joué à ses côtés…

Salle Pleyel à l’époque où je sous-louais un appartement avec Don Byas et Cal Massey. Don et Cal partageaient la chambre du fond tandis que je dormais sur le divan du salon. Duke était de passage et j’espérais rejoindre l’orchestre. J’avais apporté mon instrument, mais j’avais seulement assisté à la répétition. Cal et moi avions accompagné Don que Duke avait invité. Il y avait cinq ténors, Paul Gonsalves, Harold Ashby, Ben Webster, Hank Mobley… Après son solo, Don revint en coulisses très désappointé. C’était un gars qui travaillait beaucoup alors que je restais plutôt au lit avec une fille… Il me dit qu’il n’arrivait pas à jouer du sax de Paul, qui en possédait toujours plusieurs. Paul bricolait ses instruments. Le bec sur lequel je joue depuis 1963 était à Paul, je l’ai acheté d’occasion au Danemark, c’est au moment où j’ai échangé mon bec en ébonite contre un en métal. On buvait tous pas mal, mais Don tenait bien l’alcool, moi aussi d’ailleurs. J’ai dit à Don de me passer le sax de Paul pour que j’en joue. J’ai cru reconnaître un signe de Duke qui m’invitait à les rejoindre sur C Jam Blues. J’ai alors compris ce que voulait dire Don : le bocal de Paul n’était pas fixé, il tournait sur lui-même, pas moyen de le stabiliser, je tournais ma tête dans tous les sens en paniquant, je ne savais même plus dans quelle clef j’étais, depuis le piano Duke me soufflait « C… C » (do). C’était C Jam Blues, évidemment que c’était en do ! À la fin de mon solo, je termine sur une harmonique, je croyais être en sol, comme je jouais un la avec la transposition du sax… Plus tard, j’ai entendu une cassette pirate où j’ai l’air d’être dans le ton, ça ne sonnait pas si mal… L’harmonique a continué de résonner même après que j’ai retiré le bec de ma bouche ! J’ai compris que Cat Anderson avait attrapé ma note et la tenait à la trompette… Je n’ai pas fait l’affaire, mais j’ai joué avec le maestro ! Dans je ne sais plus quel magazine il y avait une photo de moi en train de serrer la main de Duke avec en légende : « Un Black Panther rencontre Duke Ellington » !

Qui appartenait à votre premier orchestre, avec lequel vous avez commencé à tourner en Europe ?

Jimmy Garrison, Grachan Moncur, Roswell Rudd, Beaver Harris. On n’avait pas de pianiste. Le Newport Festival m’a donné une notoriété qui me sert encore aujourd’hui. En 1969, lorsque Impulse a découvert que j’avais pas mal enregistré pour Byg, cela a cassé mon contrat, ce qui n’était pas génial. J’avais une famille de quatre enfants. Impulse était généreux, mais je ne pouvais pas y arriver avec seulement deux disques par an, et pas question d’avance. J’ai retravaillé plus tard pour eux avec Attica Blues et The Cry of My People… Ce n’était pas simple non plus avec Byg, je n’ai jamais signé de contrat pour les bandes d’Antibes. Le concert avait été annulé, mais Byg l’a maintenu. J’avais refusé que ce soit enregistré, malgré cela ils l’ont édité en inventant des titres à mes morceaux, je n’ai jamais touché un sou ! C’est passé d’Actuel à Monkey Records, maintenant ça s’appelle Charly Records. Claude Delcloo et Jean-Luc Young avaient volé pas mal de bandes à Radio France, pareil pour Jean Karakos sur EMI. Ils ont transféré leur compagnie sur l’île de Man où ils sont intouchables. Je les ai poursuivis pendant des années. Ils ont tenté de s’attribuer les droits de Mama Rose, etc. J’étais pourtant coéditeur de tous les titres. Je devrais faire ce que Zappa a fait, les pirater à mon tour, éditer mes propres disques et les laisser m’attaquer !
J’ai rencontré Frank à Amougies en Belgique. Bob Thiele m’avait demandé de faire de la publicité pour les Mothers of Invention qui étaient alors moins connus que moi ! On avait fait des photos pour eux dans une salle du Village. Plus tard donc, à Amougies, Frank, qui était sans les Mothers, m’a demandé s’il pouvait se joindre à mon orchestre. Il y avait Herbie Lewis à la basse, Beaver Harris, le poète Art LeRoi Bibbs, Cal Massey… Je l’ai revu à mon université, ça n’a pas été facile de l’approcher. Il y avait des gros bras avec le crâne rasé, des badges oranges des Simpsons et des T-shirts « Frank Zappa ». On m’a amené à lui, il buvait un jus d’orange allongé sur un sofa. Il m’a prévenu que si je voulais jouer avec eux il enregistrait tout ce qu’ils faisaient (F.Zappa, You can’t do that on stage anymore, vol.4). J’ai répondu que ça ne pouvait pas être mauvais pour mon image !
Toute la série Byg était très symbolique d’un nationalisme tant politique qu’esthétique, c’était passer de la théorie à la pratique. Pas seulement émettre mes idées mais les jouer. Étudiant, j’avais entendu des disques avec des poètes comme Ezra Pound ou T.S. Eliot, et je m’étais dit qu’on pouvait enregistrer autre chose que de la musique, des mots pas forcément chantés, des récitatifs. Un enregistrement est pour moi comme une pièce de théâtre.

En 69, à l’époque de Yasmina, a Black Woman et de Poem for Malcolm, étiez-vous engagé auprès des Black Panthers ?

Non, jamais. J’en connaissais en Californie, et plus tard Eldridge Cleaver à Alger. Mon engagement politique était probablement plus à gauche que leur nationalisme même s’ils ne prônaient pas une nation noire séparée de la communauté blanche. À New York, ils ont créé pour les enfants de très bons programmes pédagogiques qui existent toujours. Leur internationalisme était trop national pour moi.

Vous étiez alors très provocateur. Blasé porte une charge politique et érotique incomparable…

Cette chanson s’adresse aux hommes noirs et aux femmes noires, c’est l’échec des hommes noirs à poser les fondations d’une structure familiale. Cela remonte à l’époque de l’esclavage. J’en avais écrit les paroles et j’avais choisi Jeanne Lee ! Sa voix me rappelait celle de ma mère. Les gars de l’Art Ensemble, Lester et Malachi, vivaient à Paris dans un camion qui appartenait à un Hollandais, Willem, qui plus tard ouvrira le club The Thelonious. Il a aidé beaucoup de musiciens, il est mort depuis. Ça a peut-être été le premier enregistrement de Lester et Malachi ici.

Vous avez commencé à tisser un réseau de contacts, à enregistrer pour de multiples compagnies…

Après ma rupture avec Impulse, livré à moi-même, j’ai enregistré où et quand je pouvais. J’y étais obligé, parce qu’à une période où je ne faisais pas de disques, je me suis aperçu que le peu d’audience que j’avais m’avait totalement oublié. Après la période Byg, là où j’enseignais, à l’Université de Buffalo, mes jeunes étudiants noirs ne savaient même pas que je jouais du saxophone. Pharoah Sanders était fantastiquement populaire, avec Jewels of Thought, et puis Karma avec Leon Thomas qui rappelait les Pygmées avec son jodling si contemporain. Tout ce retour à l’Afrique était dans la musique de Pharoah, magnifiquement réalisée. Ça a été une grande leçon : lorsque vous ne faites pas de scène, il faut enregistrer. Aussi, lorsque des gens me disent que j’enregistre trop, je réponds que je ne travaille pas tant que ça, je ne suis ni Michael Brecker ni Keith Jarrett ni Chick Corea. McCoy Tyner peut travailler 365 jours par an. Moi j’ai de la chance si je fais trois bons mois. Je devais survivre.

Des concerts comme ceux de Massy ont influencé de nombreux musiciens en France. Vous étiez attendus avec la même émotion qu’un groupe de rock ! Il y avait une puissance dramatique…

Je travaillais avec Terronès. Je ne me rendais pas compte de cet impact. Je structurais ma musique d’un morceau à l’autre. J’étais également influencé par Miles Davis et Dexter Gordon. J’ai regardé comment les autres se servaient de la scène. Les concerts de Miles avait une telle intensité sans qu’aucun mot ne soit prononcé. Chaque morceau semblait mener inévitablement au suivant. C’est comme écrire un livre en sachant où l’on veut le terminer.

Une nouvelle ère voyait le jour, le free jazz s’essoufflait…

J’ai commencé à me tourner vers le blues de mes racines. Attica Blues a été le pivot. J’enseignais déjà à l’Université de Massachussets. L’époque avait changé. Les jeunes étaient devenus plus pacifiques, acceptant le status quo. Il n’y a rien de plus authentique dans cette musique que le blues. Dans les années 60, à côté de Coltrane, les trucs les plus importants venaient de Johnny Walker, Aretha Franklin, Dionne Warwick…
Ils ont touché les masses populaires, pas seulement les noirs.

Vous attendiez-vous à plus de succès avec Attica Blues ou Cry of my People ?

Absolument. J’espérais attirer l’attention que Miles obtenait avec ses disques sur Columbia. Son producteur a mis le paquet dans la transformation de son image, sa coiffure, des talons hauts, ses vêtements. Auparavant, Miles portait des costumes italiens cintrés et soudain il se met à porter des tuniques indiennes. J’ai essayé de faire pareil, mais Impulse n’en avait rien à faire ! J’ai enregistré des 45 tours avec Money Blues pour qu’ils soient joués à la radio, mais ils me sont restés sur les bras.

Quelle était votre approche de la loft generation ?

Ça a démarré beaucoup plus tôt que ce que l’on croit. En fait, c’est moi qui l’ai commencée ! En 1963, revenant de Copenhague, j’ai rejoint The Organization of The Young Men qui était très politique, avec d’autres jeunes Afro-américains comme Amira Baraka, LeRoi Jones, Alvin Simon, Brenda Walker, Black Ray, Abbey Spelman, Larry Young, écrivains, peintres, musiciens, poètes... Nous avons changé le nom de l’organisation pour En Garde, comité pour la liberté. Pour ramasser de l’argent pour l’organisation, nous avons fait des concerts dans un loft où LeRoi Jones vivait avec sa femme. Dans le même immeuble vivait un autre saxophoniste que j’ai influencé, Marzette Watts. Le premier article écrit sur moi était d’ailleurs de LeRoi Jones dans Metronome. C’est là qu’eurent lieu les premiers loft concerts. J’avais Sunny Murray, Dennis Charles ou Billy Higgins à la batterie, Don Cherry à la trompette, toujours pas de pianiste, Don Moore à la basse. Je donnais cinq dollars à chacun, j’en prenais dix comme leader, c’est tout ce qu’on avait. Il y venait énormément de monde de l’East Side, des hippies. Dans les années 70, Ornette acheta un loft et y donna des concerts, c’est ce qu’on appela le loft jazz, mais ça avait commencé avec le mouvement des droits civiques.

Qu’est-ce qui a changé dans le monde depuis que vous avez commencé ?

Pas mal de choses. Les gens sont plus pauvres qu’alors. Les SDF sont un phénomène qui n’existait pas lorsque j’étais enfant. Il y avait bien une rue avec des clochards qu’on appelait Tenderloiner, mais aujourd’hui à New York, dans le Queens ou à Brooklyn, on voit des gens qui font les poubelles, portant des sacs en plastique, ce qui montre bien que les conditions socio-économiques se sont détériorées, particulièrement aux États-Unis. Le système social américain s’y est détourné de nombreux citoyens, les gagnants sont montés en épingle, mais il y a tant de perdants. Que faisons-nous pour eux, allons-nous les effacersimplement ? Ils sombrent dans le crack… Les riches sont de plus en plus riches. C’est de plus en plus dur pour ceux qui sont marginalisés. Notre société est de plus en plus réactionnaire. Nos libertés et nos droits civiques sont annihilés, les jeunes sont découragés. Le racisme évolue sous une forme plus maline, fasciste, avec les skinheads, plus doctrinaire et sinistre. Le racisme est submergé par l’ascension de la pauvreté et le problème de la drogue… On peut se poser la question d’une future confrontation cataclysmique entre les racistes et les pauvres dirigés par la drogue. En Californie, les Creeps et les Bloods peuvent être aussi dangereux que n’importe quel groupe nazi. Il faut trouver un moyen de résoudre ces problèmes. Nous aurons soit un monde comme celui que George Bush essaye de créer, soit un monde plus sympathique, comme celui que certains Français évoquent, qui tient compte des pauvres dans nos sociétés. Il est important de dire non au capitalisme occidental qui n’a aucune conscience sociale (l’entretien a eu lieu à la veille du référendum sur la Constitution européenne).

Vous avez souvent été un avocat des droits civiques avec votre saxophone. Est-ce que la musique peut changer les choses ?

Nous avons besoin de vrais avocats pour changer les institutions, rigides et corrompues. D’un autre côté, « I’m black and I’m proud » a bien fait évoluer la société dans les années 60. Mais c’est de la musique populaire. Ma musique atteint relativement peu de monde, sauf peut-être lorsque des gens comme vous m’interviewent, mais votre journal ne touche pas suffisamment de monde non plus. C’est un combat, on fait ce qu’on peut.

Il y a une relève dans le rap…

Ils sont devenus une voix nouvelle dans cet esprit de changement social. Même si certaines paroles sont très négatives sur la famille et la société, elles réfléchissent la réalité de leurs vies. Les rappeurs, des gens comme Russels Simmons, qui est comme un porte-parole des jeunes noirs dans le ghetto, essayent d’infléchir le rap vers la politique. Le rap est probablement l’équivalent de ce que nous étions dans les années 60, mais il évolue hélas dans un contexte social très négatif.


Les disques recommandés par Archie Shepp

- Fats Waller Lulu’s Back in Town et Handful of Keys
- Ferdinand “Jelly Roll” Morton interviewé par Alan Lomax (épuisé : un différent oppose hélas la succession de Morton aux producteurs du disque, Riverside, privant le public et les étudiants en musique de cet inestimable morceau d’histoire orale et de la musique renversante qu’il a inspirée)
- Folkways “Jazz Collection”, Folkways-Ash Records (20 volumes épuisés) : la succession de Folkways, Asch records, a annoncé la mort des petits labels de disques specialisés en ethnomusicologie et musiques non commerciales plus populairement appelées folk music. Par exemple, le morceau Maple Leaf Rag y reçoit un traitement classique du grand saxophoniste et clarinettiste Sidney Bechet, un Afro-américain pratiquement inconnu aux États Unis. D’autres performances incluent un volume entier consacré à l’orchestre de Fletcher Henderson. Certains de ces enregistrements remontent à 1924 lorsque Louis Armstrong quitta Chicago et les ensembles ‘Hot Five’ et ‘7’ pour rejoindre les orchestres de Fletcher Henderson et Don Redman, Ben Webster y figure dans des arrangements de Benny Carter des années 30. De rares exemples de chants de travail, blues, negro spirituals et prêches dont l’incroyable enregistrement de 1930 du sermon Dry Bones par le Révérend J.M. Gates devant une congrégation de seulement trois personnes, realisé par John et Ruby T. Lomax.
- Maple Leaf Rag, Sidney Bechet et Hank Duncan
- Struttin’ with some Barbecue, Louis Armstrong
- Mary’s Waltz, écrit par Herbie Nichols et interprété par Mary Lou Williams et Don Byas (rare)
- I got Rhythm, Don Byas, Art Tatum et “Slam” Stewart
- Salt Peanuts par Don Byas et John Birks “Dizzy” Gillespie
- Keep Off The Grass, James P. Johnson
- My Foolish Heart, Gene Ammons
- Along Came Betty écrit by Benny Gibson et interprété par D. Gillespie
- Shot Gun, Junior Walker
- Cryin’ in the Chapel, Sonny Till
- Walk On By et A House is not a Home, Dionne Warwick
- Respect et Dr. Feel Good, Aretha Franklin
- Sweet Sixteen, BB King
- Oh Mary Don’t You Weep, The Swan Silvertones
- Said I wasn’t Gone Tell Nobody chanté par Marion Williams et The Abyssinian Baptist Choir (2 volumes Columbia)
Ainsi que l’ensemble des œvres de Charlie Parker, Thelonious Monk, Bessie Smith (Anthologie Columbia), Robert Johnson (Columbia), Hudie “Leadbelly” Ledbetter, Art Tatum (Fascinatin Rythm), “Lucky” Thompson, Edward “Sonny” Stitt, Dexter Gordon, John Coltrane, Coleman Hawkins, Earl Bud Powell, Nina Simone, Ben Webster…
Il y en a tant auxquels j’ai contribué, et tous ne racontent pas seulement leur propre histoire mais aussi l’histoire d’un peuple. Je n’en ai cité que quelques uns, laissant de côté la foule de ceux et de celles qui sont les racines mêmes de la muse qu’ils servent. Qu’en est-il de Hank Mobley, Melba Liston et Mary Lou Williams, Dorothy Donegan, Hazel Scott, Jerome Richardson, Tadd Dameron, Kenny Dorham "Griff" and Rouse, les frères Jones, les frères Heath ; sans mentionner JJ Johnson, 'Philly Joe' et l’indispensable Horace Silver. J’ai même oublié de citer Ray Charles et James Brown ; j’ai écrit une chanson intitulée A Dedication to James Brown pour mon album Live in San Francisco vers 1966, et l’enregistrement par Ray Charles de Halleleuja How I Love Her So, et puis le solo emblématique de David Newman ! Etc., etc.

Les livres recommandés par Archie Shepp

- Le monde s’effondre, Chinua Achebe (Présence Africaine)
- People in Quandaries, S.I. Hayakama (Harper & Brothers)
- Treat it Gentle, autobiographie de Sidney Bechet (Da Capo)
- L’Autobiographie de Louis Armstrong (rare)
- Black Song (The Forge & The Flame), John Lovell
- The Palm-Wine Drinkard, Amos Tutuola (Grove Press)
- Collected Works, Paul Laurence Dunbar (University Press of Virginia)
- Othello, William Shakespeare
- The autobiography of an ex-colored man, James Weldon Johnson (IndyPublish.com)
- Music is My Mistress, Duke Ellington (Da Capo)
- Les frères Karamazov et Crime et châtiment, Dostoïevski
- Black Boy et Un enfant du pays, Richard Wright (Folio Gallimard)
- Chronique d’un pays natal, James Baldwin (Gallimard)
- Les élus du seigneur, James Baldwin (Robert Laffont)
- Homme invisible pour qui chantes-tu ?, Ralph Ellison (Grasset)
- La Bible
- Le Coran
- La Bhagavad Gita
- Histoire de la musique noire américaine, Eileen Southern (Buchet)
- The Souls of Black Folk (Les âmes noires), W.E.B. Du Bois
- Le peuple du blues, LeRoi Jones (Gallimard)
- L’homme qui ne voulait pas se taire, John A. Williams (André Dimanche)
- Poèmes de Gwendolyn Brooks B

Les disques d’Archie Shepp recommandés par lui-même
(depuis 2005 bien d'autres disques ont été publiés)

J’ai enregistré plus de 125 vinyles sans compter les CD, DVD et cassettes. Voici quelques exemples qui ont été bien accueillis par les gens qui écoutent ma musique.

Récemment :

- First Take, duo avec Sigfried Kessler (Archie Ball 0104 - EN VENTE AUX ALLUMÉS)
- St. Louis Blues (Pao 10430 ; Jazz Magnet 2006)
- Left Alone Revisited : A Tribute to Billie Holiday, duo avec Mal Waldron (Enja ; Synergy)

Chez Impulse! :

- The Cry of My People (ABC-Impulse!)
- Tribute to Duke Ellington, avec Earl May, Albert Dailey, Philly Joe, peut-être Walter Davis Jr. au piano ou peut-être que je confonds avec un autre album (Phantom)
- The Way Ahead, avec Ron Carter à la basse et Walter Davis Jr (A9170 ; Grp272)
- Things have got to change (Universal-MCA)
- Attica Blues, les versions américaine (A9222 ; Universal) et française (Blue Marge 1001)
- Mama Too Tight (A9134)
- New Thing At Newport (GRD105 ; Polygram)
- On this Night (A97)

Chez Actuel/BYG (actuellement sous le label Charly Records)
produits illégalement sans contrat :

- Blasé
- Yasmina, a Black Woman
- Early Bird, titre attribué à l’album par des producteurs véreux
- Brotherhood At Ketchaoua avec Philly Jo Jones et Hank Mobley, un autre titre produit malhonnêtement
- Black Gypsy, un cd où j’apparaissais en sideman, quoi qu’important, et qui est miraculeusement ressorti sous mon nom, œuvre du producteur Pierre Jaubert, sans contrat encore une fois !

lundi 8 janvier 2018

Pascale Ferran : Jardin d’hiver


Début 2001, pour le n°5 du Journal des Allumés du Jazz, je m'étais entretenu avec Pascale Ferran qui venait de terminer un film sur la rencontre en studio de deux musiciens de jazz... Depuis Ferran a réalisé le multiprimé Lady Chatterley en 2006 et le très beau Bird People en 2014.

En filmant avec pudeur la rencontre en studio du duo formé par Sam Rivers (décédé en 2011) et Tony Hymas pour le disque Winter Garden, en adoptant un dispositif rigoureux qui interdit toute digression hors propos, et en saisissant la fragilité de l'acte créatif, la réalisatrice Pascale Ferran, dans Quatre jours à Ocoee, offre à voir une chose rare : elle filme les notes plus encore que ceux qui les jouent. Pascale Ferran nous montre aussi comment il faut composer, lorsque la matière résiste, pour que chacun trouve sa place. Là encore, elle nous révèle ces petits arrangements qui permettent à la vie de continuer...

DISPOSITIF

Au début de Quatre jours à Ocoee, en voyant les techniciens installer le studio, je me suis tout de suite demandé quelle était la part de composition et celle de l'improvisation dans vos films ?

Dans mes films de fiction, il y a évidemment une part de volonté beaucoup plus importante avec une place plus ou moins grande laissée au hasard. Je n'aime pas du tout qu'on change le dialogue. Il n'y a pas d'improvisation sur le texte parce que je pense qu’il y a une musicalité du dialogue à laquelle mes scénaristes et moi travaillons beaucoup. Par contre, il y a toujours des choses qui viennent sur le moment au tournage. Autrement, si tout est programmé d'avance, ce n'est plus tellement la peine de tourner. Pour un documentaire, c'est évidemment autre chose. Au moment du tournage, on ne peut être que dans l'accueil le plus grand possible de ce qui va se passer ; on ne sait pas, par définition, ce que c'est puisque ça n'a pas encore eu lieu. Il y a quand même un endroit de mise en scène, constitué par toutes les questions que l'on s'est posé avant le tournage, longtemps avant ou cinq minutes avant. Par exemple, le lundi, les musiciens étaient censés arriver vers midi, mais mon travail a commencé vers 10 heures du matin, à l'heure où les techniciens entrent dans le studio. Leur travail m'intéressait autant que celui de Sam Rivers et Tony Hymas. Nous avons commencé par regarder un peu l'éclairage de la pièce, et on s'est mis à tourner au moment de l'installation des micros. Quand il y a cinq personnes en jeu, deux musiciens, Gary, l'ingénieur du son, son assistant, et Jean Rochard, le producteur du disque, chaque personne compte énormément, non seulement par le travail qu'elle accomplit, mais aussi par ce qu'elle est humainement. Il me semblait logique de considérer que le travail des séances ne se réduisait pas au moment où les musiciens étaient là, mais plus généralement à tout ce qui se passerait entre le moment où il n'y avait rien et celui où on aurait le matériau pour un disque.

Vous avez tourné à deux caméras ?

Nous n'avons sorti la deuxième caméra qu'au matin du deuxième jour. Ça n'allait pas complètement de soi de tourner directement avec deux caméras, pour la simple raison que je ne l’avais jamais expérimenté. Et puis j'ai un côté "vieille école", je considère comme une valeur le fait de n'avoir qu'une caméra et de choisir au moment du tournage ce que l'on filme, sans filet. Mais pour Quatre jours à Ocoee je me suis aperçu que c'était un peu idiot de raisonner comme ça, tout simplement parce qu'il y avait deux musiciens et qu'il était impossible de gâcher l'étape du montage et ne pas avoir la possibilité, sur les morceaux, d'avoir en même temps tout sur Sam et tout sur Tony. Si je n'ai pas sorti la deuxième caméra le premier jour, c'est aussi parce que je voulais que Katell Djian, la cadreuse, et moi soyons très près l'une de l'autre et puissions ainsi trouver nos marques et communiquer facilement sur le fait d'élargir ou de resserrer le cadre selon ce qui se passait. Il y avait bien sûr le risque que les musiciens jouent quelque chose de magnifique le premier jour et de n'avoir ça que sur une caméra, mais la mise en place me semblait plus importante pour la suite.

Comment était composée votre équipe ?

Notre équipe était constituée de quatre personnes. Nous avions considéré qu'il était primordial de privilégier le son, donc deux d'entre nous en avaient la charge, le perchman dans le studio et l'ingénieur dans la cabine. Ainsi, c'est moi qui ait dû tenir la deuxième caméra lorsque nous l'avons sortie. À partir de là, la communication est donc devenue beaucoup plus difficile entre nous, même si nous ne filmions à deux qu'aux moments où les musiciens enregistraient, et non quand ils étaient dans la cabine pour écouter ou qu'ils répétaient.

HUIS-CLOS

Le premier jour, Sam Rivers ne voit pas la caméra, il vit dans un monde intérieur et s'attribue un peu le rôle de la vedette. Tony Hymas, qui doit réagir à ses humeurs, semble plus embarrassé par la présence de la caméra. La relation qu'ils entretiennent peut-elle être comparée à celle que vous avez avec des acteurs ? Je n'aime pas du tout le mot "vedette". Cela enferme Sam trop vite dans une catégorie. C’est trop réducteur. Je suis sensible à la façon dont cet être humain, qui est dans une situation difficile, se défend, en étant de mauvaise foi, en étant à un moment un peu médiocre humainement, exactement comme on pourrait l'être tous. Ce qui m'a particulièrement émue dans cette aventure, c'est que ça parle de caractères humains assez universels. J'aurais envie de définir cette attitude comme une envie de marquer son territoire, une réaction en même temps humaine et assez animale. À ce moment-là, sans doute parce qu'il a peur que le disque ne se passe pas au mieux, ou de ne pas être à la hauteur, Sam affirme que c'est lui qui est important dans cette histoire, que bien sûr ils sont égaux mais qu’il l’est un peu plus que l'autre. Et Tony, ni en repli sur lui-même ni en surenchère d'ego, fait petit à petit en sorte que tout ça évolue. Le lendemain Sam a dû se dire qu'il avait quand même exagéré. Il est devenu beaucoup plus ouvert et généreux. C'est ce mouvement que je trouve beau.

Y voyez-vous un parallèle avec votre travail avec les comédiens ?

Il est évident que la comparaison des musiciens avec les comédiens m'est apparue très vite, c'est aussi une des raisons qui m'a donné envie de faire le film. J'avais l'impression que ce dispositif extrêmement resserré, sur quatre jours, en huis clos, pouvait permettre de raconter quelque chose qui, pour moi, est à l'œuvre dans toute création collective. À un moment, on ne sait plus si c'est la musique qui est première ou si ce sont les rapports humains qui sont en jeu. Il y a en permanence une interaction entre les deux. Cette beauté alchimique d'un processus artistique collectif me bouleverse. Le fait que le cinéma soit une activité collective a beaucoup compté dans mon choix d’en faire. C'est un dialogue permanent. Il faut arriver à construire un dispositif qui laisse le plus possible la porte ouverte à ces rencontres, à ces fluctuations, à l'apport de chacun. Dans ce sens-là, ce tournage a été une sorte de condensé de ce qui peut se passer sur un tournage de fiction avec des comédiens et une équipe. Une des choses que j'ai trouvée également très belle, c'était de s'apercevoir qu'être ou non regardé est quelque chose qui change tout.

IRIS

Pour les musiciens, il y a un temps pour le jeu et un autre pour l'écoute. Au montage vous jouez du paradoxe temporel en passant de l'un à l'autre dans la même scène. Cela crée un décalage onirique qui a à voir avec l'émotion musicale.

En tournant, je me disais qu'au montage nous aurions tous les droits, ce qui m'a évité de faire des plans en fonction du montage. Ensuite, en montant avec la monteuse, Mathilde Muyard, nous avons essayé que le film soit le récit du processus de création du disque et que ça parle vraiment de l'aventure humaine. Deux êtres humains sous le regard d'un troisième qui sont obligés de s'entendre. Ça parle donc très vite de frères ou de couple. Il y a quelque chose d'amoureux dans tout ça. Chaque fois qu'on avait un morceau de musique filmé intégralement, et que la matière filmique résultante permettait d'en faire quelque chose de bien, nous avons essayé de prendre la bonne prise au son et voir ce que l'on pouvait raconter des relations humaines et du travail y étant lié. Nous voulions que chaque morceau ait vraiment son autonomie, qu'il donne un éclairage différent sur le rapport à la musique. Nous nous sentions très libres, nous avons essayé des choses beaucoup plus folles que ce qui apparaît dans le montage final. L'idée que l'on puisse passer tout d'un coup du présent du morceau en train de s'enregistrer au présent de l'écoute nous a tout de suite intéressés. Nous nous retrouvions alors dans un temps flottant. Nous le faisons pour la première fois dans le film sur Iris, une des nombreuses déesses de l'amour, morceau qui fait se retrouver tout le monde. Sam Rivers est à la flûte. C'est vraiment le morceau réconciliateur. À ce moment-là, on avait l'impression que chacun se disait l'un après l'autre : "Ça y est, on va y arriver !".

En fait, en face du duo de musiciens, il y a un autre duo, celui de la réalisatrice du film et du producteur du disque ?

J'ai été sidérée de l'extrême proximité du travail de réalisateur, tel que je le conçois, et du travail de producteur, tel que Jean l'envisage. Il y a vraiment un regard en miroir entre le disque et le film. Les deux ont un côté work-in-progress. D'ailleurs, une des raisons pour lesquelles j'ai été aussi bien acceptée est que j'avais l'impression que c'était un projet extrêmement pensé de la part de Jean Rochard. Il m'a dit que, pour ce disque-là, ce serait une bonne chose qu'il y ait des témoins. Il y a eu un moment extraordinaire le premier jour. Tony et Sam sont sortis pendant une pause. Ils étaient vraiment en train de s'engueuler. Et Tony a eu cette idée de génie de se réconcilier avec Sam contre l'équipe du film. Alors qu'il vient de s'en prendre plein la tête, il dit à Sam : "C'est quand même difficile d'être filmés alors qu'on est en train de s'engueuler, non ?". Et Sam lui répond : "Tiens, je les avais oubliés ceux-là." Et Tony : "Ah, t'as bien de la chance". Finalement ils s'en vont tous les deux, lentement, très lentement, et ils nous laissent, nous, dans le studio, tout seuls, avec la caméra, le perchman, en nous montrant bien qu'on peut rester si on veut, mais qu'eux, ils partent. Tony a fait là un truc formidable. Dans l'heure qui a suivi, quelque chose a été regagnée entre eux deux. À ce moment-là, nous étions vraiment comme les animaux malades de la peste.

FILMER LE TRAVAIL

Quatre Jours à Ocoee serait un des arrière petits-enfants de Ceux de chez nous de Guitry, où il filme Renoir et Monet en train de peindre, Rodin sculptant, Saint-Saëns conduisant un orchestre... A ce moment-là, il y a un art nouveau qui naît, et Guitry se dit que ces immenses vieillards vont disparaître, et il les filme au travail. Ça parle d'eux, de chacun d'entre nous. Il y a un processus d'identification qui est très original parce qu'il est de l'ordre de l'évocation. Il y a là cette idée que plus on serait évocateur par des expressions artistiques circonlocutoires comme la musique ou la poésie, plus on se rapprocherait des choses, plutôt qu'en les nommant précisément.

Il est vrai que scénariquement, j'ai l'impression d'être tout le temps dans une tentative d'encerclement, de regarder les choses avec un regard diffracté, pour essayer de cerner le centre mais en ne pouvant jamais le regarder frontalement, en étant presque obligée de le regarder par reflet. La stylisation ramène la sensation de vérité.

SUSPENS

Hier, à Guy Le Querrec, pour parler de ses instantanés qui donnent souvent la sensation de voir un mouvement, je citais la phrase d'Eisenstein : "Il ne s'agit pas de représenter à l'attention du spectateur un processus qui a achevé son cours (œuvre morte) mais au contraire d'entraîner le spectateur dans le cours du processus (œuvre vivante)." Qu'est-ce que ça représente pour vous d'avoir la primeur d'une création en train de s'inventer devant vous ?

Ce qui m'a vraiment sidérée pendant ces quatre jours, et qu'on a tout fait pour conserver au montage et au mixage, c'est l'idée de suspens. Je me disais : " Qu'est-ce qui va se passer maintenant ? Est-ce qu'ils vont y arriver ? Comment vont-ils appréhender le prochain morceau ? Comment vont-ils réussir à résoudre tel ou tel problème, à le dépasser ? ". Musicalement et humainement, la sensation dominante était le suspens. Ça tombait bien puisque, pour moi, le cinéma est directement lié au suspens. Le truc le plus difficile était d'être dans une composition dramatique, pour arriver à restituer une forme de vérité de ce qui s'était passé, et en même temps que cette composition ne prenne jamais le pas sur l'impression de suspens et d'urgence. Le fait que souvent ce ne soit pas bien filmé, soit que la caméra n'ait pas été à la bonne place, soit que ce ne soit pas bien cadré parce que nous avions la caméra à l'épaule et qu'au bout d'un moment on n'en pouvait plus, n'est pas gênant parce que ça participe de la sensation d'urgence. Mais ce que j’aimerais surtout dire c’est que le simple fait de pouvoir être pendant quatre jours avec des musiciens de ce talent-là, de pouvoir les regarder travailler, de ne pas être en touriste, d'être là en ayant le droit d'y être, c'était un privilège incroyable.

Post Interviewum
Question à Jean Rochard :


Comment ce projet de filmer est-il né ?

Après Eight Day Journal en 1998, seconde collaboration entre Sam Rivers et Tony Hymas l'un et l'autre avaient émis assez spontanément l’idée de faire quelque chose en duo. J'en ai alors parlé avec Pascale Ferran, dont j’avais énormément aimé les films Petits arrangements avec les morts et L’âge des possibles. Son cinéma me touche beaucoup. Il me renvoie aux endroits précis qui constituent l’engagement, la fragilité et le questionnement que je peux avoir dans la musique. Il m’aide à me rappeler que je suis un être humain, l’état premier qui demeure ma seule boussole pour vivre. De plus je le trouve superbement musical (le moment de reprise de Peau d’âne dans L’âge des possibles est une scène d’anthologie). Il ne s’agissait pas pour Quatre Jours à Ocoee seulement d’un plus documentaire mais aussi de deux choses qui naissaient ensemble et qui s’influençaient mutuellement. On ne voit que rarement les musiciens au travail. Une fois Michel Portal m'a dit : “J'aurais bien aimé voir un petit peu Mozart avec Stadler, comme ça, dans un coin, pour voir comment ils faisaient“. Dans Straight no chaser, il y a un bout de studio avec Monk et Teo Macero, un moment extraordinaire, malheureusement un peu gâché par un bout d'interview de Charlie Rouse en plein milieu. Le fait de voir Monk au travail ne brise pas le mystère mais au contraire, c’est extrêmement libérateur, ça nous rapproche de lui. Le fait de filmer le duo Rivers/Hymas répondait à cette préoccupation à un moment où il y a de sérieux problèmes de transmission et d’usurpation (souvent simplement naïve) ; d’autre part cela aidait à répondre à la question " comment faire un disque de jazz aujourd’hui ?". Je suis allé au montage deux ou trois fois, j’étais épaté de voir qu'au montage d'une scène, si on enlevait un tout petit truc, tout d'un coup les choses se crispaient. Ça m'a paru assez incroyable cette manière de recomposer à ce point pour obtenir aussi précisément ce qu'on avait vécu. Je pense que ça a même pu influencer ma manière de produire des disques ensuite. Bakounine trouvait l'art supérieur à la science parce que par une technique particulière, il ramenait l'abstraction vers la vie. A la première, j'ai été étonné de voir la réaction des musiciens présents, à quel point les musiciens présents se reconnaissaient.

Entretiens réalisés par Jean-Jacques Birgé
avec l’aide de Nicolas Jorio.

→ Pascale Ferran, Quatre Jours à Ocoee, Agat Films
→ Sam Rivers / Tony Hymas, Winter Garden, cd nato, 1999

jeudi 4 janvier 2018

Comment entendez-vous l’avenir du jazz ?


Je poursuis la mise en ligne d'articles publiés jadis exclusivement sur papier. Dans le Journal des Allumés du Jazz dont j’avais assuré la co-rédaction-en-chef avec Jean Rochard pendant dix ans et parallèlement à la rubrique Le Cours du Temps où nous nous entretenions longuement avec des musiciens de jazz ayant marqué la seconde moitié du XXe siècle, j’avais également initié celle de La Question. À chaque numéro j'interrogeais ainsi des personnalités musicales ou pas sur une question-clé qui me tarabustait. Pour le n°2, Fabien Barontini, Étienne Brunet, Philippe Carles, Olivier Gasnier, Pascale Labbé, Joëlle Léandre, Jean Morières, Stéphane Ollivier, Didier Petit, Fabrice Postel, Dominique Répécaud, Jean Rochard, Jacques Thollot, François Tusques, Bernard Vitet avaient répondu à « Comment entendez-vous l’avenir du jazz ? ». Nous étions au printemps 2000. Ce retour dix-sept ans en arrière montre par exemple que, si nombreux sont inquiets, les regrettés Jean Morières et Bernard Vitet avaient vu plutôt juste…

« Comment ? » répète inlassablement le mal entendant, bien élevé. « Entendez-vous ? » dans nos campagnes, au milieu du brouhaha des nouveautés qui souvent ne se renouvellent guère, comment trier le bon grain de l’ivraie parmi la masse des CD, mort-nés, assassinés, perdus dans la forêt, mais aussi exilés, combattants de l’ombre, éternels résistants, infatigables concepteurs de nouvelles utopies.
« L’avenir » fait partie du Grand Jeu. Il est légitime de se poser la question au moment où nos disques disparaissent des bacs des grandes surfaces dites culturelles. Repli actif des combattants vers l’internet, la vente par correspondance, et retour aux petites boutiques spécialisées. Mais ici la question portant sur l’écoute a pour but de faire jaser. En la posant cette fois à des musiciens, producteurs, diffuseurs, journalistes, on désirait savoir ce qu’on avait dans la tête, la petite musique qui y trotte, les rêves qui s’y forgent, les voix de Jeanne, la résistante.
Les réponses oscillent entre l’ombre morose et la lumière béate, ou la lumière aveugle et l’ombre des maquis. Clair-obscur où, au bout du compte, apparaissent clairement les portraits de ceux et celles qui se sont prêtés à ce petit jeu de divination. Rallumez !

Fabien Barontini, directeur du festival Sons d’hiver
Louis Amstrong, Sidney Bechet, Duke Ellington, Charlie Parker, King Oliver, Thelonious Monk, Bud Powel, Art Tatum, Charlie Mingus, Django Reinhardt, Miles Davis, Roland Kirk, Lester Bowie… Et les bluesmen… Tous formidables créateurs, sujets autonomes et actifs d’un mouvement collectif qui a bouleversé le XXe siècle et qui s’appelle le JAZZ…Musique à l’héritage dilapidé par une bande de clones qui en singent le discours (manipulateurs d’esthétique comme d’autres manipulent aujourd’hui les gènes ou l’opinion), qui n’ont pas le courage d’exister des susnommés et proposent une musique fade, décors consensuels d’une société uniformisée où l’individu-sujet n’existe plus. L’avenir du jazz ne s’entend pas du côté de cet inventaire. Mais il s’entend du côté des musiciens qui continuent à inventer… Et qui écoutent l’histoire et leur époque, l’histoire de leur époque et eux dans cette histoire… Et qui inventent le rythme, les rythmes de notre désordre vivant.
Suggestion pour le prochain questionnaire des Allumés : Comment entendez-vous l’avenir du rythme ?

Étienne Brunet, musicien
Dans Les épîtres selon synthétique, il est improvisé qu’Albert, Charlie, Eric et John reviendront sur terre avec la plus belle musique de jazz. Tous les petits salopards de tricheurs qui font semblant attraperont des maladies virtuelles. Ils guériront instantanément en devenant vraiment sincères. La population fatiguée de la musique spongiforme se tournera à nouveau vers les héros du jazz.
Paix et amour, paix et amour mes frères, avec une antenne de télévision ressemblant à une lettre grecque dessinée à l’intérieur d’un cercle. Bref, j’en ai tellement assez que je deviens aigri, j’me brouille avec tout le monde et j’ai pas l’bon discours, celui qui colle bien à l’époque ! J’ai disjoncté, j’ai le coupe-circuit désintégré et les plombs fondus. Je n’entends plus rien à rien. J’ai une crise punk de cyber destroy. J’espère retrouver l’optimisme début janvier zéro zéro. Je deviens étranger à ce monde et presque sourd à son avenir. J’entends un bruit infernal en forme de pollution et de chômage musical au jus d’aromate. C’est l’impasse partout… C’est l’impasse partout !

Philippe Carles, rédacteur en chef de Jazz Magazine
Comment pouvez-vous imaginer que quelqu’un soit en mesure d’"entendre l’avenir du jazz" ? Même ceux qui ont le jazz – les musiciens – en sont incapables, et ceux qui aimeraient qu’il soit fait selon leurs goûts – certains producteurs, certains journalistes et autres spécialistes – sont heureusement impuissants à l’infléchir. D’ailleurs, chaque fois que quelque prophète ou théoricien a été assez imprudent pour lire l’avenir du jazz, celui-ci a gaiement démenti, voire ridiculisé, ses prédictions (liste sur demande). Et puis, si j’avais la moindre idée du jazz qui se fera entendre demain et au-delà, voire dans quelques secondes, où serait la surprise ?

Olivier Gasnier, vendeur FNAC, critique à Jazz Magazine et Classica
Aucune certitude face à une telle question, variante du Tomorrow is the question d’Ornette Coleman. Doit-on attendre "Quelque chose d'autre" ? Sans doute. Et à base de métissage comme le jazz l'a souvent fait. Mais peut-être qu’"entendre l'avenir du jazz", c'est être prêt à recevoir et à écouter toute proposition de la part des musiciens. Ce qui revient à dire que l'avenir c'est aussi le présent, et un présent varié et riche de tentatives voire de réussites. Libre à chacun, ensuite, de faire son choix - difficile - parmi les (trop ?) nombreux enregistrements paraissant chaque mois et la pollution d'un marketing déguisé ou pas (d'une couverture médiatique élargie à la pub TV, en passant par des sélections/guides en tout genre). Car l'avenir du jazz se joue aussi au niveau de la diffusion et de la production, c'est-à-dire sur le terrain de l'économie. Une économie que l'on nous impose trop facilement et pour laquelle ce n'est pas la réalité qui compte mais la façon dont "on" (les décideurs/dictateurs économistes et financiers de tous poils, véritables détenteurs du pouvoir aujourd'hui) imagine la réalité. Et là, le choix des major companies de continuer de produire du jazz ou pas (selon les sacro-saints critères de rentabilité) peut influencer le paysage jazzistique. Soit elles se retirent et on peut espérer une présence plus facile pour les labels dits indépendants, qui prennent souvent le risque de défendre des musiques en lesquelles ils croient et qui, souvent, portent en elles " l'idée de la révolte et de la liberté* ", soit les major companies continuent, et alors "ce n'est qu'un combat, continuons le début**", mais "le simple fait d'entamer un combat est déjà une victoire ***".
* : Philippe Carles et Jean-Louis Comolli in Buenaventura Durruti (nato,1996).
** : Bernard Lubat in Conversatoire (Labeluz,1999).
*** : B. Durruti in Buenaventura Durruti (nato,1996) et Abel Paz Un Anarchiste Espagnol : Durruti (Quai Voltaire,1993)

Pascale Labbé, musicienne, productrice pour Nûba
Je ne voudrais plus entendre un jazz travaillé comme un produit, soumis aux lois du marché, institutionnalisé, enseigné, diplômé, « festival formaté », collectionné, classifié, sectaire, identitaire, macho. J’ai envie d’entendre toujours et encore des musiques profondes, subtiles, des voix particulières qui sont le reflet d’une aventure intérieure, humaine, solitaire ou collective, des musiques malaxant irrespectueusement la matière, des musiques baignées d’influences, de mouvements corporels, sonores, poétiques, politiques ; des musiques façonnées, empoignées par ceux-là même qui la jouent. Des hurlements de rage, des chants de libération et de jubilation.

Joëlle Léandre, musicienne
Plus respecté, entendu, écouté et vendu, et non ce produit " agréable " devenu commercial… De joie et jubilation, réflexions aussi, mais de risques, musique urgente, dérangeante parfois, le jazz est une musique d’individus, donc riche et complexe, toujours en devenir, " work in progress "… Comme nous, non ? Attention aux "networks" qui arrivent à définir les styles, goûts, sorte de fédérations… Dangereux tout ça ! Plutôt des rencontres et chocs d’autres musiques… Essayons de défricher ces instants rares et parfois éphémères…Tant pis pour l’affiche !!! En soi, musique rebelle, qui résiste, laissons-la ainsi.

Jean Morières, musicien, producteur pour Nûba

En étant optimiste, et si les vilains capitalistes ne nous dévorent la moelle, nous assisterons à des rencontres tous azimuts, à l’émergence d’univers qui se relient, des rencontres de saxes avec de l’orgue d’église, du cymbalum avec des guitares électriques, des anklungs avec des clarinettes basses et des violons, des tambours bata avec des taragots, etc., en somme une musique de liberté et de jouissance, inventive, subtile et forte, une musique de risques et d’écoute. Je pense que les discours musicaux vont s’approfondir et se diversifier encore plus, créant DES jazz qui s’entrecroisent dans une grande créativité.

Stéphane Ollivier, journaliste pour les Inrockuptibles et Jazz magazine
J’"entends" bien qu’on cherche là à stimuler mes pouvoirs de divination, mais face à ce type de question j’aurais plutôt fâcheusement tendance à me crisper et répondre bêtement et au pied de la lettre, que l’"à-venir" non seulement je ne l’entends pas (c’est très clair qu’aujourd’hui personne comme l’homme à l’affût de Julio Cortázar ne peut proclamer : "Cette phrase là je l’ai jouée demain !" nous indiquant clairement la direction – et ce n’est peut-être pas plus mal, aucune voie n’est déjà tracée où s’engouffrer en masse et le front bas, l’étendue reste intacte, tout reste à faire, l’"avenir nous appartient !" en somme, aucun génie ne nous l’a encore confisqué…) ; mais qu’en plus je ne cherche pas spécialement à le projeter, parce que ce que j’aime par dessus tout c’est me laisser surprendre par ce qui, dans l’instant, finit toujours par surgir de neuf (même si l’on sait très bien que cet inouï qui affleure en fin de compte est le fruit d’un long travail " en cours " : pas de mysticisme là-dedans, juste une façon un peu naïve de sauvegarder de l’émerveillement face au monde des phénomènes en se gardant le plus possible des " bilans et perspectives" !). Enfin, et pour faire un peu de "deleuzisme" primaire, je ne suis pas loin de penser que c’est la dernière chose qu’on puisse lui souhaiter au jazz, finalement, un avenir… Parce qu’il en serait alors sans doute définitivement terminé de ses infinis devenirs et du cycle de métamorphoses dans lequel il est depuis l’origine engagé…

Didier Petit, musicien, producteur pour in Situ
"et bien par là j’entends pas grand chose" (Pierre Dac)
Il y a en fait au moins deux questions dans cette question ! "Comment entendez-vous l’avenir ?" et "Quel avenir du jazz ?". En premier lieu, j’entends l’avenir comme j’entends le présent et bien sûr le passé, soit une éternelle bataille entre les émotions standard des époques successives (on pourrait dire indispensable à la cohésion sociale pour faire moderne) et une tentative constante et joyeuse de révéler et poser les émotions rares et enfouies qui existent en chacun d’entre nous (indispensable au développement de la personnalité et moyen de lutte contre l’oppression). Parfois, à certaines époques, ces dernières, « les émotions rares », se diffusent aisément, tant la disponibilité à lutter contre l’aliénation est importante, parfois l’époque est plus sourde car préoccupée par d’autres événements. Dans ces moments précis, ces émotions gênent. Il ne me semble pas que l’avenir déroge à cette règle même si nous pouvons avoir la sensation aujourd’hui que la standardisation envahisse le monde. En bref, si notre époque n’est pas très propice à la production musicale privilégiant l’émotion rare, cela n’implique pas automatiquement la fin de la musique au profit de la pollution sonore généralisée. Dans le jazz, il existe dans le monde entier des musiciens, producteurs, diffuseurs, journalistes, publics et j’en passe… Des gens ayant une activité liée au jazz, dynamiques face à la rareté et à toutes formes d’oppressions. L’histoire du jazz étant irrémédiablement liée à l’oppression (même quand celle-ci est plus abstraite ou sournoise), il y aura toujours des humains pour proposer autre chose et autrement. Peut-être n’importe quoi mais pas n’importe comment. Cela peut continuer à se trouver sous la dénomination jazz mais peut-être pas, l’essentiel étant l’idée véhiculée par ce mot, pas le mot en lui-même. Tout dépend de la capacité de tous les acteurs à bousculer, jouer, danser et vivre !! Nous resterons heureux !

Fabrice Postel, producteur pour Label Hopi
Question où se dissimulent plusieurs questions et donc plusieurs réponses. La première réponse qui me vient à l’esprit : "Je n’en ai aucune idée". Que veux dire le mot jazz au XXIème siècle ? Je suis très optimiste en matière de création artistique, de rencontres et d’échanges entre les artistes (jazz, world, contemporains, classiques, baroques, européens, asiatiques, africains, sud-américains, cubains...). Les questions qui me préoccupent aujourd’hui sont liées aux problèmes de distribution, de diffusion, de la scène et d’une certaine politique dite culturelle mise en place par le ministère de la Culture et de la Communication. L’institutionnalisation du jazz depuis une vingtaine d’années n’a pas toujours été au service de la musique, et de ce fait beaucoup de questions se posent sur l’avenir du jazz ? Les nouveaux marchés, les nouveaux médias, lisez la dernière "Lettre du disque" et analysez cet avenir. Il fait peur... Épicurien né, la musique fait partie de ma vie, et tant que les artistes exprimeront leurs sentiments, leurs révoltes, leur philosophie... Le jazz restera l’expression libre de la musique. La création est la source de nos productions et la rivière est loin d’être tarie. L’esprit créateur reste l’élément majeur d’un avenir harmonieux, un avenir inconnu et un présent excitant.

Dominique Répécaud, musicien, producteur pour Vand’œuvre, directeur du Festival de Vandoeuvre-les-Nancy
N’ayant jamais considéré la musique comme devant disposer d’un passé et préparer un avenir (qui bien évidemment ne sera pas radieux économiquement), n’ayant jamais considéré ce qui se nomme jazz aujourd’hui comme devant bénéficier d’un statut à part (trop de statues), désireux surtout de me confronter à tous les jazz (ce qui n’exclut pas le jazz), je ne peux imaginer quoi que (couac) ce soit dans le futur. Jouez, jouons, il en restera toujours quelque chose. Les jazz, comme le son qui les définit, ne sont que de l’air en vibration (air connu et parfaitement vérifié physiquement). Tant qu’il y aura de l’air (ce qui est la véritable question, relative au futur : air social, air politique…).

Jean Rochard, producteur pour nato
Quatre semaines ! Quatre semaines que nous marchons au milieu des corps inhabités et des décombres. Nous suivons le vent, d’est en ouest, d’ouest en est. Il nous guide. Nous marchons pour échapper au Grand Pouvoir. Fatigués, nous avons soif. Nous allons passer la nuit dans une ville frontière, jadis recouverte de forêt. Nous cherchons une cache. Quelques notes presqu’imperceptibles étouffées par une grosse porte s’échappent d’un endroit sombre. Nous entrons. Sur une scène, un type qui ressemble à Joe Mc Phee rend hommage à Lester Bowie et joue "de l’ancien vers le futur". Quelques survivants abîmés mais le regard brillant l’écoutent. Nous nous asseyons. Du bar, où il n’y a plus rien à boire, un vieux situationniste, intact, nous glisse : "Il y a du Johnny Hodges là-dedans". La plus jeune d’entre nous sort de son sac une photo de Jimi Hendrix, puis une d’Albert Ayler. Elle pleure. La musique est partagée, la sécheresse disparue. Mais très vite les sirènes hurlent et la police cerne l’endroit. Ça ne fait rien, nous sommes sauvés.

Jacques Thollot, musicien
Une autre lecture de l’histoire en version originale.
Dans une ferme isolée de la campagne, au jour le jour s’aggrave l’agréable (prospérité économique et dépression de l’esprit). « J’ai les pieds sur terre moi Monsieur » « Oui mais c’est la Terre qui n’a pas les ailes au ciel ! » Un pied dans le passé, l’autre dans l’avenir, je pisse au présent. La superficie de la grande musique lâche du terrain, d’insidieuses et obscures forces destructrices s’unissent pour bouter hors d’Europe toutes les formes de langages. Les langues se créent par le parler de tous. La nouveauté peut être issue de l’approche d’une compréhension plus intime où d’autres développements inusités face à l’héritage démesurément riche que constitue le jazz. Le bebop ne peut montrer ses différences qu’à force d’être pareil. Que vox populi passe de tout à fait à quelque part. « Se réapproprier les textes de Goethe » se dit la mezzo soprano puis elle ajoute : « tout dire avec son coeur, être pleinement vivant, la radio et le jazz somme toutefont bon ménage ». Et Stendhal (Monsieur Moi-Même) de répliquer : « Je note le son que chaque chose produit en touchant mon âme ». I can’t give anything but love (le ratage : clef du sublime).
PS: Corneloup/Tchamitchian/Échampard plutôt super et les drums très plaisir.

François Tusques, musicien
Entendons-nous bien ! Les élèves des conservatoires font du jazz parce qu’ils ne savent pas en faire. Pour ma part je fais du blues instrumental et je continuerai à jouer du piano parce que je ne sais pas en jouer. Le jazz se développera parce qu’il n’a pas d’avenir.

Bernard Vitet, musicien
J’entends que le jazz reviendra, comme toutes choses, poussière d’étoiles. À supposer que nous ayons au préalable réussi à définir ce qu’est le jazz et en préciser les limites, j’ai du mal à choisir entre deux schémas. Le jazz a-t-il, en se mondialisant, abandonné progressivement sa fonction révolutionnaire au profit d’un académisme de bon ton, ou bien le jazz, grâce à son potentiel insurrectionnel basique, n’a-t-il pas pénétré en quelques décennies un large secteur de toutes les musiques du monde, qu’elles soient populaires ou non, leur léguant à des niveaux divers de sa vigueur dialectique et créatrice. On aurait pu aussi se demander : comment souhaiteriez-vous l’avenir du jazz ? À cette question, je répondrais en développant de préférence le second cas de figure.

vendredi 29 décembre 2017

Joëlle Léandre, en deux temps trois mouvements


Entretien fleuve que nous avons réalisé avec Raymond Vurluz fin 2004 pour le Cours du Temps du n°11 du Journal des Allumés du Jazz. Le Blog des Allumés ayant disparu de la Toile, j'ai pensé qu'il était intéressant de le republier.

Femme en colère, musicienne nomade, contrebassiste improvisatrice, soliste contemporaine, Joëlle Léandre est un modèle incopiable. Sa tchatche méridionale, ponctuée d’onomatopées et d’imitations, se prête d’ailleurs mieux au solo qu’à la forme de l’entretien. D’autre part, seules les années de formation épousent ici la chronologie adoptée habituellement au Cours du Temps, tandis que les portraits-souvenirs dessinent une activité professionnelle intense et une soif de rencontres intarissable.

Propos recueillis par Jean-Jacques Birgé et Raymond Vurluz.
Transcription JJB.

Mon histoire de la musique commence à 8 ans et demi avec un pipeau en plastique. Je mémorisais vite une mélodie, pi papa papa tactac poum, mémoire, et je suis rentrer voir les parents, un milieu tout à fait simple, prolo : « Quoi ? La musique ! Qu’est-ce tu me dis ? C’est pas pour nous ! » C’est très commun dans une famille, pas pauvre, mais il n’y avait vraiment pas beaucoup de sous… La musique, les études, ça représente beaucoup de choses. Il n’empêche que, fiers comme beaucoup d’ouvriers, ils nous ont mis, mon frère et moi, au Conservatoire d’Aix. Dans les couloirs de solfège, où tu t’emmerdes, il faut bien le dire, j’ai entendu un pianiste, ou une pianiste, derrière une porte. Murmuré : c’était, je ne sais pas quoi, une sonate, hop, Mozart ou un Chopin plutôt… « Maman, Papa, je voudrais faire du piano. – Quoi ! Du piano ! » J’ai commencé la musique sur la table en formica de la cuisine avec un clavier en papier, notes noires et blanches, c’était déjà très Cagien (Joëlle pianote sur la table devant elle : « ré mi fa do ré… »). Donc j’ai commencé par le piano, et c’est l’accordeur qui a dit qu’il y avait une classe de contrebasse qui s’ouvrait à Aix-en-Provence, « alors pourquoi pas votre fils, puisque vous avez mis votre fille au piano ? » Il y avait un pédagogue, Pierre Delescluse, je joue d’ailleurs toujours sa basse qu’il m’a léguée quand il est mort, un fou furieux, un dérangeur, un anar, cheveux mi-longs, un gêneur, un passionné de son instrument. J’ai fait de la contrebasse vers 10 ans, et pendant sept ans je jouais aussi du piano. On s’accompagnait avec mon frère qui a deux ans de moins que moi. Je suis la deuxième de trois enfants, je suis sandwich. Il se mettait au piano, moi à la basse, vice-versa. Évidemment c’était du classique. À cet âge-là tu n’écoutes pas Mingus, Jimmy Blanton ou Ray Brown. Tu singes le professeur. J’ai fini mes études de bassiste à 16 ans au Conservatoire d’Aix. Comme il y a des centaines de concertistes, d’accompagnateurs, Delescluse m’a conseillé d’abandonner le piano, de voyager, rencontrer des copains, découvrir ce que c’est qu’une masse orchestrale, des grandes œuvres, le métier. Il n’avait pas tort. J’ai présenté Paris à 17 ans et demi, c’est tôt pour une jeune fille, avec ma basse et ma valise, et depuis je suis là. Au Conservatoire, il y avait deux places, je devais faire six ou sept heures de basse par jour. J’y suis restée trois ans. Au milieu de ça j’ai sûrement écouté de la pop, je me souviens aussi des disques de mon père, Glenn Miller, Puccini et Tino Rossi…

Contre(basse)

Cet instrument m’a toujours dominée, la contrebasse m’a fait fouiller et chercher, son positionnement, son rôle, ses codes, son écriture, son répertoire, pourquoi les basses sont en bas sur une feuille de musique, qui a décrété ça ? Pourquoi les basses ne seraient pas au milieu de la partoche ? C’est très défini, avec, autour, contre(basse), ou sans, c’est un rapport au grave, ce poids, cet objet, ce corps, cette boîte à malice, cette boîte à sons, ce bazar aux grosses fesses et au cou long, t’as deux petites clefs d’f qui sortent, il faut y croire et mettre tout là-dedans… Très vite au Conservatoire, je suis allée vers le répertoire contemporain. Je remplaçais un collègue, j’avais un vélo Solex, rrrrrr, je filais l’archet à l’épaule, on aurait dit un pêcheur, aller gagner 100 balles pour trois répétitions chez Colonne ou Lamoureux, sur des basses pourries, crevées, pleines de colophane, avec des piques mortiers, des pieds de bahut. Si tu faisais 1m50 ou 1m82, c’était pareil, tu étais courbée au-dessus de la basse, ou bien tu tirais le bras gauche à te péter le muscle. C’est un instrument bâtard qui ne s’est pas fixé dans les dimensions, contrairement au violoncelle, à l’alto ou au violon. Ce qui fait que tous les bassistes ont quelque part une grande gueule, ou ils sont leaders. Chez Pasdeloup, à l’Orchestre National où je remplaçais, les bassistes s’occupaient du syndicat ; quand il y avait un pet de travers ou un projo trop chaud, Pah ! t’avais l’archet qui se levait du fin fond de l’orchestre, tu étais sûr que c’était le bassiste ! C’était comme ça dans la classe d’orchestre de Manuel Rosenthal, mais aussi à l’Orchestre de Paris ou au National. En faisant un peu d’harmonie j’ai eu la curiosité du positionnement de la basse. Il y a quatre contrebasses du côté des cordes, deux du côté des vents, deux du côté des cuivres et une ou deux du côté des percussions. Quand tu remplaces un bassiste (j’ai toujours été free-lance, je n’ai jamais passé de concours ou d’examen), tu es tantôt avec les cordes, lalala tiens je joue comme un violoncelle !, tantôt avec le percu quand tu fais poum comme la timbale, avec les cuivres tu es à l’unisson du trombone ou du tuba, même dans l’écriture…

Par manque de répertoire autour de la contrebasse, je suis allée vers la musique contemporaine

Ça m’a enrichi, ouvert des fenêtres sonores, mais comme je suis une polémiste, une gueule ouverte (le musicien doit se taire, joue et tais-toi ; sur le compositeur et l’interprète il y en a des choses à dire…), je me suis dit que je n’allais pas rester là toute ma vie. J’avais à peine vingt ans. Par manque de répertoire autour de la contrebasse, je suis allée vers la musique contemporaine. Je me souviens de Boris de Vinogradov, me glissant dans le creux de l’oreille, on aurait dit le KGB, il était russe d’ailleurs : « Joëlle, il y a un ensemble qui va se créer et pas d’argent, il y a dedans Tristan Murail, Gérard Grisey, Michaël Lévinas, il y aura cinq concerts dans l’année au Studio 103 de la Maison de la Radio… » J’ai de suite adhéré à l’Ensemble de l’Itinéraire, on faisait dix répétitions, on gagnait 100 balles, il y avait Amy Flamer, Artaud à la flûte… J’ai été aussi la première bassiste de 2E2M dirigé par Paul Méfano, et puis, plus tard, deux ans free-lance à l’Intercontemporain. C’est par amour, curiosité, ou boulimie du répertoire, ça continue d’ailleurs. Tu fais hiiiin deux f, tu ne liras jamais fffff dans Mozart ou Beethoven (mais Xenakis oui, ou Stockhausen), puis d’un coup pianissimo subito, aaaaah puis hhh ; tu apprends des gestiques, des relations, t’es dans l’aigu, tu écrases ff, et hop sur le fa en bas première corde trémolo ppppp. J’ai de suite adhéré à la musique de mon époque. Il y a eu explosion dans les langages, partout des laboratoires, on fouillait, cherchait sur nos instruments. Cage, Duchamp, les ready made, les chiottes à l’envers dans le musée, et en même temps j’allais écouter JF et Jeanneau au Riverbop.

Tiens, il est bizarre le bassiste, il joue avec les doigts, lui !

Tu crois que les classiques, ils me l’auraient dit. De ce moment-là, fin des années 70, il y a eu un chaos, heureux pour moi… Dès que je voyais une pochette de disque avec un bassiste, j’achetais Paul Chambers, tout Mingus, la méthode bleue de Ray Brown, Slam Stewart qui chante et joue arco… Quel mic-mac au Conservatoire, quand tu n’as pas fini tes études et que le professeur te trouve fatiguée avec des cernes, parce qu’il ne sait pas que la veille tu étais allée écouter JF et Romano !
J’ai beaucoup été interprète des autres. Quand on est arrivés à un tel niveau d’études, on est d’immenses lecteurs. On te demande un tango, tu joues un tango, même si tu n’es pas la reine du tango. Tu vas vite ! J’ai joué tout, mais j’ai compris seule.
Aux USA, presque tous les bassistes vont un jour être leaders de leur groupe, ou faire parler d’eux, Charlie Mingus, Charlie Haden, Scott La Faro, et tous les blacks… J’ai 53 ans, je ne suis pas au bout, mais la basse, si tu as l’arrogance de vouloir jouer ta propre musique avec cet instrument maudit qui nous harcèle, ça forme un caractère. Je parle du jazz parce que ça vient de là-bas, comme cette trilogie compositeur-improvisateur-interprète, tu les mets dans l’ordre que tu veux dont je me fous, on avait ça chez nous mais je ne sais pas pourquoi ni qui a mis le compositeur dieu tout puissant, comme ça tu regardes, oh « l’œuvre de… ». On l’a mis là-haut tout en haut, tu as l’autre dessous, le serf… Les bassistes aussi, nous sommes un peu les prolos. La société est bâtie comme ça… À la fin de mes études au Conservatoire de Paris, tout le monde s’arrêtait au Café de l’Europe rue de Madrid, sauf les pianistes, les violonistes, qui disaient avoir plus d’heures à jouer, et les chanteurs, des races à part ! Tout ça m’a posé des questions, et m’a fait partir. Très jeune, j’ai été proche des poètes, de la poésie sonore. Fin des années 70, je suis allée promener mes guêtres au Centre Américain où jouaient les blacks : Alan Silva, qui n’avait pas encore son école, tapait avec une trique en duo avec Bill Dixon, il chantait « aaaaah ». C’était le free jazz, les noirs débarquaient au Centre Américain, Bobby Few, Frank Wright, Braxton… Tout ça, ça fait un melting-pot. Verticalité, prolongement du cou de la basse… Plus tard, transversalité, on peut rentrer beaucoup de choses dans cette boîte… J’ai découvert tout ça seule, avec patience et curiosité…

Le départ

J’étais professeur de basse au Conservatoire pilote de Pantin chez Decoust où l’on avait une nouvelle approche, on commençait directement dans la matière sonore, on faisait moins de gammes, on tapait sur l’instrument de façon percussive, on lisait des partitions graphiques… En 1975 je pars à Buffalo dans l’état de New York, c’est le coup de pied aux fesses. J’avais approché Cage à Saint-Maximin à La Baule pour un stage autour de ses œuvres. La même année, le metteur en scène Stuart Seide m’avait proposé de composer la musique de Troilus et Cressida. Est-ce que c’est le fait que je sois en jean, la clope au bec, que j’ai une gueule sympathique, que je traîne au café ? J’avais rencontré Stuart à la cantine de la rue de Madrid, où traînaient aussi les comédiens de la rue Blanche, on se lançait des boulettes tellement c’était dégueulasse... Composer ce n’est pas rien, c’est mettre en forme ! C’est difficile la feuille blanche. Est-ce que je ne suis pas une nana un peu gonflée, une guerrière, à foncer en avant ? Avec la maturité, je m’aperçois qu’il n’y a pas de hasard, ça fait trente ans que je travaille avec des gens de théâtre, je suis en train de jouer La fin de Casanova au Théâtre de la Ville, là en 2004, je joue aussi en duo avec la danseuse Elsa Wolliaston et bien d’autres… Olga Bernal, une femme écrivain, pour moi comme une mère spirituelle, me dit de ne pas rester là, d’envoyer une dizaine de dossiers à des universités américaines. J’avais déjà travaillé avec Xenakis, avec Berio, avec Stockhausen, avec Kagel, avec des danseurs, les chorégraphes Hideyuki Yano, Elsa, Saporta, Boivin et Monnier… À Buffalo j’étais creative associate, et là-bas il y avait John Tilbury, Robert Dick, Frances Marie Uitti… New York ça a été l’éclatement, énorme. Downtown il y avait tous les blacks et le free jazz… En même temps, je joue les œuvres de Morton Feldman, les partitions graphiques et chronométriques de Cage… Je découvre de vraies performances avec la danse, la vidéo derrière… C’est la libération, une aventure extraordinaire, il y a là-bas une acceptation d’être qui tu es. Be you ! Go, and be free !

La musique des vivants

Je suis alors absorbée de création. À partir de là, j’arrête tout ce qui est nécrophile, et je n’ai plus qu’à adhérer à la contemporanéité, la musique vivante comme on dit, mais d’autres langages aussi, avec des poètes, des peintres, des danseurs… Mais ce n’est pas seulement les Etats-unis, je sors, je suis curieuse, je vais au musée, aux FIAC, je rentre dans les galeries… Tout acte de création me renverse, et depuis ça n’a pas changé. Ça ne m’empêche pas d’aimer le concerto pour double violoncelle de Brahms, tu chiales, ou un quatuor de Beethoven, tu pleures, ou La Tosca par la Callas, t’en peux plus, c’est beau ! Mais la notion du beau, je l’apprends au travers de Cage. Pourquoi (le son du crayon gribouillant la page), ce serait un son pas beau ? Qui peut le prétendre ? Avec lenteur mais précision et arrogance, je continue mon bazar ! J’enregistre mon premier disque à New York, Contrebassiste, avec le morceau Taxi, ma is aussi plusieurs compositions, des impros, un quatuor de basses en rere. Je joue la musique de Scelsi grâce au pianiste chez qui je vivais, Ivar Mikashoff. Ivar me dit : « Comment, tu ne connais pas le Comte ? ». En 78, je suis allée sonner à sa porte, à Rome. À 24 ans, je sais que ma vie sera la création, le contemporain, la transversalité…

Un instrument soliste

Je rentre à Paris en 78. Je donne mon premier récital à Paris-Villette. Je commence à jouer ma propre musique. L’improvisation, c’est le plaisir instrumental, seule avec soi, la rature. J’ai beaucoup appris de la lecture de nombreux compositeurs, des musiques forme ouverte. Sur une feuille blanche, il y a trois points, puis bzzzz, puis do ré mi en formule avec répéter quatre fois… Ça t’ouvre beaucoup plus que d’avoir joué ou prétendu jouer du jazz, parce que le rôle de la basse dans le jazz comme dans l’écriture classique est toujours le même, les rôles sont attribués et n’ont jamais changé… J’étais tellement révoltée, je suis une femme en colère, qu’au milieu d’une pompe ptou da da da ptou da tou tou da je vais faire du Léandre, jrveifhgbndcvryucwah ! J’aurais mis mon grain de sel, mon grain de basse, j’aurais été une mauvaise bassiste de jazz, a tempo comme on dit, il y en a beaucoup qui le font tellement bien, je me pense plus authentique dans mes tempi à moi, mes scraches, mes boums, mes arco lyriques, mes bouts, mes fragments. J’ai alors fait beaucoup de récitals solo, et aussi picoté une quarantaine de compositeurs qui ont écrit pour la basse, par souci historique, parce qu’on nous a oubliés dans les siècles passés alors que c’est un instrument aussi soliste que la flûte, le piano ou la guitare... Et je suis une des protagonistes en France grâce à qui il restera des partitions du XXe siècle, avec d’autres of course, mais peu.

L’improvisation, langage sans galons

Début 80, je joue, rencontre des musiciens, surtout à l’étranger, je file, j’organise à Dunois Les moines s’envolent. Il y avait déjà eu les Blacks avec les Européens, Hank Bennink avec Dolphy, nous aussi on a notre musique, Misha Mengelberg, Lol Coxhill, Pierre Favre, Irene Schweizer, Kowald, Brötzmann, Portal, Vitet… Écrit ou improvisé d’ailleurs, Globokar glglg bouihl qui fait ses trucs dans l’eau, Lubat qui à la Mutualité pêche dans son piano… On expérimente, c’est un laboratoire, on se fendait la pêche, maintenant on ne rigole plus… Tout ça éclate ; en peinture aussi… Quand la New School, l’école de New York, avec Earl Brown, John Cage, Morton Feldman, débarque à Darmstadt, tandis que Boulez est coincé dans ses mathématiques dodécaphoniques, c’est le choc. Ils sont très inspirés par la peinture, il y a du sens dans leurs partitions graphiques. Zimmerman demande à Brötzmann de jouer dans un combo jazz, je crois que c’est dans Les Soldats, ça éclate de partout.
Je suis plus jeune qu’eux, mais je prends acte de cela… Le jazz américain d’accord, mais nous aussi on est là, d’où le free en Europe, qui ne veut rien dire, parce que pour moi la musique libre ça ne veut rien dire, l’improvisation veut dire quelque chose, c’est le seul langage sans galons, il n’y a ni homme ni femme, il y a le musicien et ce qu’on contient, ce qu’on a à dire et les risques qu’on prend, ou pas, pipi caca, parce qu’il y a des jours où c’est un sacré coup de balai… Il n’y a pas plus naturel que deux ou trois musiciens qui passent un peu de temps ensemble, à faire un petit coup, un sale coup, un peu de musique, c’est une jubilation, une arrogance même de jouer ensemble sa musique, c’est aussi un savoir, de mettre en forme, donner du sens, l’improvisation c’est du collectif, c’est un art. C’était comme ça dans les siècles passés. Ensuite, on a hiérarchisé, les sons, le beau et le laid, les hommes et les femmes… Le maître, le roi, passait la bourse : « Cher Haydn, il me faut un ballet dans deux mois ! » Du coup, il y a eu la naissance des interprètes, leur paiement, « tais-toi t’es payé », on a perdu la richesse du musicien créatif.

Je ne me souviens plus de l’ordre de mes rencontres.

Est-ce que la première fois c’est avec ce sax américain Hugh Levitt, est-ce que c’est avec Irene Schweizer, ou bien Annick Nozati ? Notre trio de dames… C’est toute une période… Je ne me souviens plus… 1975 je brûle vive, ça te marque toute une vie, voilà du feu, accident de voiture… Avec Annick, on a fait tant de duos, avec ou sans sa tôle, et on n’a pas enregistré, t’imagines !
On jouait dans un petit club à Londres avec Lindsay, Maggie, Irene. George Lewis, adorant le quartet, vient me voir pour me dire qu’il faut que je rencontre Derek Bailey. Plus tard, tandis que je fais un solo à la Columbia University, il y a Derek dans la salle, et John Cage ! Mais en France, à part Dunois et Chantenay, qu’est-ce qu’il y avait ? Pourquoi je fous le camp ? Le voyage continue, Irene c’est la Suisse, Kowald m’invite à jouer avec lui en duo à Londres pour le premier festival Action, je rencontre Brötzmann, Günter Baby Sommer… Je suis partie, je vis seule à l’hôtel, comme tous les mecs, c’est une musique de gars… La rencontre de George et surtout de Derek est fondamentale. Dans son appartement à New York, où il y avait des matelas et des piles de disques Incus, on a tchatché pendant trois jours et improvisé. J’ai fait un Company là-bas avec Brötzmann, Bill Laswell, Cyro Baptista, Evan Parker, Derek… De jouer de la basse depuis l’âge de 9 ans, ça m’a donné une assurance… T’écoutes et tu joues…

On existe parce que les autres sont là et ont été là

Il n’y a pas de vieillissement de l’improvisation mais il peut y avoir des redites… Ce sont des rencontres. Je n’aurais pas pu rencontrer plus tôt Olivier Benoît, ou Joel Ryan avec son jeu en temps réel sur l’ordinateur, ou Matt Maneri et son microtonal… D’aller vers l’électronique, ça me pose des questions de mise en ondes ou d’extrapolation du son, de durées différentes, de modes de jeu nouveaux… Il faut écouter ce nouveau disque. Mais dans mon pays ça ne s’entend pas, il y a peu d’écho, je viens de faire quatre disques en Californie, où j’enseigne à Mills College, ce n’est pas rien, avec Pauline Oliveros, avec Fred Frith… Heureusement je joue aussi pour le théâtre, la danse, j’ai une commande de musique pour un documentaire… C’est d’abord une aventure humaine. Jouer avec ou faire jouer des jeunes m’intéresse ; l’année dernière j’ai fait un sextet pour Radio France… Je ne crois pas à l’improvisation en big band, quand il y a écriture il faut une direction, un vrai travail de répétitions. Mon travail est chambriste, ma démarche n’est pas de jouer devant deux mille personnes. Ce sont des musiques d’écoute, difficiles non je ne pense pas, mais d’une intensité, d’humanité, il n’y a pas d’ego, ce sont les rencontres qui font un tout. Donc duos, trios, quartets… Si c’est un sextet, j’écris, avec forme ouverte d’accord, mais alors j’écris. Dans la vie, il n’y a pas plus rapide qu’un improvisateur. Je pense aussi que dès qu’il y a émission d ‘un son il y a mise en forme, lois et harmonie, formes et structure. Ce n’est pas parce qu’on improvise qu’on doit annuler la mélodie, l’harmonie, la répétition, on déchiffre, on défriche, mais on n’invente rien. On existe parce que les autres sont là et ont été là, il y a l’histoire et la tradition, il faut rappeler leurs racines aux jeunes bruiteux intégristes. Mais la musique, c’est de la chair, c’est organique, c’est du plaisir, c’est de l’erreur… Et puis il faut beaucoup d’amour pour jouer avec les autres.


PORTRAITS-SOUVENIRS

John Cage

Je devais avoir 19 ou 20 ans. J’ai lu Silence en même temps que le bouquin de Robert Lebel sur Duchamp.
Dans son loft, il y avait des petites dalles où l’on pouvait circuler au milieu de 200 ou 300 plantes comme dans un jardin japonais. John c’était : « Hi Joëlle ! Where are you ? – I’m in town and I play – Where ? – Roulette. » Et il venait. Je jouais alors avec Zorn et Fred Frith.
John n’aimait pas immensément l’improvisation, chez lui tout était prédéterminé ou déterminé, mais à la fin de sa vie, il m’a dit, toujours en riant sous cape : « je me demande si je n’ai pas improvisé ».

Giancinto Scelsi

Lorsqu’on allait chez lui, il fallait rester au moins une semaine pour travailler ses œuvres. Tout était précieux avec lui, manger, regarder son palmier de méditation… Sa musique, qui n’a rien d’intellectuel, est universelle. C’est aussi un grand improvisateur. Ses pièces pour piano sont improvisées et retranscrites. Il avait son Revox A77 gris à côté de lui. Il m’a toujours dit : « improvise, peins, fais ce que tu as à faire ». Et puis c’était un coquin avec qui l’on allait manger des tartuffos Piazza Navone… Il avait beaucoup d’humour. À l’arrière de sa Bentley conduite par son chauffeur, il mettait deux trois petits coussins parce qu’il était petit. Il était vif, avec des yeux bleu foncé à la Picasso, très droit, il pratiquait le yoga. Il a beaucoup écrit pour les instruments graves, sa musique contient cette gravité de la vie et de la mort.

Irene Schweizer

Grande dame du piano européen, une des premières sur les routes avec toute la scène free… Et femme, dans ce monde d’hommes. Elle joue SA musique. C’est un exemple pour moi. Nous sommes très proches, on se téléphone très souvent. Ça fait vingt ans qu’on joue ensemble. Elle est aussi très suisse. C’est une horloge, avec ses crises d’énervement quand on arrive avec deux minutes de retard pour prendre le train.

Annick Nozati

C’est un phénomène. On riait et on buvait beaucoup. J’ai des souvenirs de pleurs avant de rentrer sur scène, je sais plus chanter, et subitement une crise de rire. Quelle puissance, quel drame intérieur ! Entre la basse et cette femme assez forte, il s’est développé un dialogue d’une grande intensité musicale, et souvent théâtrale. Un duel décadent, parodique, tragique… Après le tuba, elle tombait au sol, moi je me piquais, argh, c’était très scénique.

Steve Lacy

Je suis toujours allée à ses concerts, depuis tant d’années. Il a toujours eu des bassistes magnifiques : Kent Carter qui jouait aussi très bien arco, et puis Jean-Jacques Avenel que j’aime particulièrement, son rapport très physique de la contrebasse, sublime bassiste de jazz…
Il y a longtemps, j’ai demandé à Steve une pièce solo basse (Joëlle imite l’accent américain un peu traînant de Steve) : « ça s’appelle Vêtement, parce que tu peux le couper de temps en temps, selon les saisons… » Il a beaucoup travaillé sur les textes de poètes, ça me plaisait, on buvait du champagne, beaucoup… Dans un grand café, pour un de ses concerts d’adieu en Belgique, en duo avec moi, il y avait beaucoup de bruits de verre, il s’est mis à chanter « just once more ». C’était sublime, ça va sortir chez Leo. Juste encore une fois, et il est mort ces jours-ci.

Fred Frith

C’est un peu grâce à lui, qui enseigne aussi la composition et l’improvisation, et à Pauline Oliveros, que je vais donner des cours à Mills College. Passé par le rock, c’est un des plus grands gêneurs et empêcheurs de tourner en rond, surtout lorsqu’il est seul avec sa guitare. Il a été attiré par la grande sœur, la musique classique, et depuis il reçoit de nombreuses commandes. Le jazz, comme le rock, vient de l’autodidactisme et de l’écoute, mais la reconnaissance vient des grandes académies. Je pense qu’on a fait une des plus grandes conneries en institutionnalisant le jazz. Le jazz, ce n’est pas un style, c’est oser jouer sa musique…

Antony Braxton

C’est pareil, Braxton, lui, est déchiré entre être black et son goût pour la musique européenne. Ne se sentant d’ailleurs pas à sa place, il édite tout. Il souffre que, dans les conservatoires, on joue du Berio ou Dusapin, et pas du Braxton. Quand il m’a invitée dans son quintet, j’ai eu très peur, une blanche européenne sans les racines du jazz en face de ce compositeur black au swing et au blues naturels. Il m’a sorti un pavé de 2kg de partitions qu’il m’a fallu avaler en trois jours. Le disque enregistré à Victoriaville tient la route (rires).

Maggie Nicols

Une poète, un papillon, une fleur… Maggie qui perd son fric, qui paume son sac ou cherche un crayon, ailleurs ! Maggie en concert n’entend pas qu’il n’y en a que pour elle ; elle parle, chante, s'adresse au public… Irene sort la première, je suis rapidement. Maggie, seule sur scène, continue… Oh ce soir-là dans la loge, ça a fait des étincelles ! Beaucoup d’improvisateurs n’ont pas la notion du temps qui s’écoule. J’adore notre trio, les Diaboliques, ça fait presque vingt ans qu’on joue ensemble…

Daunik Lazro

Les grandes fidélités. Depuis tant d'années, nous avons fait beaucoup de trucs ensemble, rue Dunois et ailleurs. C’est un musicien rare, intègre, hurlant, criant, jamais satisfait, débordant sur la société, la vie… Beaucoup d'amour ! Sa musique contient tout ça.

Carlos "Zingaro"

Un autre grand ami, qui peut parler d’art, de peinture, de littérature, de politique. C’est mon alter ego, famille des cordes sans doute… Mal entendu dans son pays, un peu comme moi ! J’enregistre beaucoup, mais seulement cinq ou six productions sont françaises. Mon éclectisme ou ma diversité doivent poser question, tant pis ! Et je ne parle pas du fait d’être une femme, parce qu’on n’aurait pas fini ce soir… Ça fait des individus coriaces, fragmentés. Pour citer Godard, c’est pourtant la marge qui tient les pages.

John Zorn

Il s’occupait d’un magasin de disques dans le Village, New York début des années 80. On a joué quelquefois ensemble at Roulette. Il jouait des appeaux qu’il plaçait sur un drap blanc. C’est un fou furieux qui demande des milliers de dollars, mais qui vit dans un deux pièces. J’ai beaucoup de respect pour tout ce qu’il fait, à réinvestir ses sous pour enregistrer tant de musiciens.

Peter Kowald

Les bassistes meurent jeunes. Il faut faire attention à trop porter ! JF, Albi Cullaz, Johnny Dyani, Wilbur Morris, Kowald récemment… Je nous revois en voiture, pendant des centaines de kilomètres, la cassette de Ray Charles à fond, les deux basses tête-bêche, buvant des canettes de bière qu’il envoyait derrière les sièges, et on hurlait Giorgia… Peter m'a beaucoup invitée en duo, mais aussi solo, ou en groupe avec lui : Wuppertal, Berlin, Londres, New York. Il nous manque… Avec sa grosse voix.

Barre Phillips

Je l’ai entendu en solo au Centre Culturel d’Aix, ma ville, où j'ai fait toutes mes études, avant même que je sois montée à Paris. Il jouait une Suite de Bach et une partition de lui, tellement longue qu’elle s’étalait sur cinq ou six pupitres. Ça a été un choc, une autre basse, d'autres sons, Barre est très important pour moi, ça continue d'ailleurs ! Plus tard on a pas mal joué ensemble.

Bernard Heidsieck, Serge Pey, Joel Hubaut, John Giorno, Julian Blaine, Jean-Jacques Lebel

Tout ça, c'est le Centre Américain, boulevard Raspail. Aussi le Poliphonix Festival, au Centre Pompidou, organisé par Jean-Jacques Lebel, un gêneur, un empêcheur de tourner en rond. Il y avait les intellocs, les performeurs, les dérangeurs, Deleuze et Guattari venaient à toutes les performances, et tant d'autres. La fête ! Ça décrasse, ça décante, ça décolle. Vive la diversité ! Il n'y a pas plus sonore que le verbe, le mot, le dit…

Et la voix ?

Oh rien. Je n’ai pas grand-chose à dire (rires). C’est une autre corde.
Mais ouvrir le bec, c’est important !


10 disques de/avec Joëlle Léandre recommandés par elle-même

Je fais des disques parce que dans l’histoire ce sont toujours les hommes qui ont tracé. C’est politique. Le jour où je ne serai plus là il y aura une femme qui aura tracé. Mais je ne me pense pas un homme, qui trace avec son sperme. C’est du jeu. Si Francesco Martinelli a pu écrire ma Discographie (Ed. Bandecchi & Vivaldi, dist. Artis Diffusion), c’est que j’ai gardé toutes mes archives, classées en désordre année par année. Il faut que les femmes laissent des choses. Nous sommes moins persuasives tandis que les hommes, qui sont plus nombreux dans ces domaines, se serrent les coudes…
- Écritures avec Carlos Zingaro (in situ 038) aux ADJ
- L'histoire de Mme Tasco avec Carlos Zingaro et Rüdiger Carl (Hat art 6122)
- Les Diaboliques avec Irène Schweizer et Maggie Nicols (Intakt 033)
- No Waiting avec Derek Bailey (Potlatch 198) aux ADJ
- No Comment, solo (Red Toucan 9313-2)
- Contrabasses avec William Parker (Leo Records 261)
- Out of Sound avec Urs Leimgruber et Lauren Newton (Leo Records 337)
- Madly You avec Daunik Lazro, Carlos Zingaro et Paul Lovens (Potlatch 102) aux ADJ
- For Flowers avec Matt Maneri, Joel Ryan et Christophe Marguet (Leo Records 396)
- Sur la balançoire avec Gianni Lenoci (Ambiances Magnétiques 126)

Également disponibles aux Allumés du Jazz

- Urban Bass (Deux Z ED13041)
- Organic Mineral avec Kazue Sawaï (in situ 235)
- in Six séquences pour Alfred Hitchcock (nato 777763)
- in Un Drame Musical Instantané Opération Blow Up (GRRR 2020)

10 autres disques recommandés par (mais sans) Joëlle Léandre

- Barbara Streisand One Voice (Sony 40788)
- Giacinto Scelsi Œuvres complètes pour orchestre et chœur, dir. Jürg Wyttenbach (Accord 201692)
- Steve Lacy Seven Clichés (hatOLOGY 536)
- Frank Zappa, Läther (Ryko 10574/76)
- Gustav Mahler par Kathleen Ferrier, Orchestre Philharmonique de Vienne, dir. Bruno Walter (EMI)
- Cecil Taylor The Great Concert of Cecil Taylor avec Sam Rivers, Jimmy Lyons, Andrew Cyrille (triple LP Prestige 34003)
- Charles Mingus Jazz Composers Workshop (Savoy Jazz 17189)
- Paul Chambers et John Coltrane High Step (LP Blue Note Re-issue series)
- John Cage Sonates et interludes par le pianiste Kumi Wakao (Mesostics 0011, Japon)
- John Surman/Barre Phillips/Stu Martin The Trio (Beat Goes On 231)

Lectures recommandées par Joëlle Léandre

- Igor Strawinsky Poétique musicale (Flammarion)
- Confucius Les entretiens (Gallimard)
- Antonin Artaud Heliogabale ou l'Anarchiste couronné (Gallimard)
- Richard Kostelanetz Conversations avec John Cage (Ed. des Syrtes)
- Kawabata/Mishima Correspondance (Albin Michel / Poche)
- Andrei Tarkovski Le temps scellé (Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma)
- Robert Lebel Sur Marcel Duchamp (Centre Pompidou)
- Edgar Varèse Écrits (Christian Bourgois)
- Max Reithmann Joseph Beuys - La mort me tient en éveil (Ed. Arpap)
- Jorge Luis Borgès Nouveaux dialogues et ultimes dialogues (Ed. Zoé / Ed. de l'Aube / Coll. Littérature)

jeudi 28 décembre 2017

Vous reconnaissez-vous dans le jazz ?


Pour réaliser cette enquête dans le numéro 484 de Jazz Magazine de septembre 1998 entièrement consacré aux Allumés du Jazz, j'avais interrogé Beñat Achiary, Steve Arguëlles, Raúl Barboza, Lester Bowie, Étienne Brunet, Pierre Charial, Denis Colin, Pablo Cueco, Philippe Deschepper, Jean-Pierre Drouet, Fred Frith, Tony Hymas, Steve Lacy, Joëlle Léandre, Jeanne Lee, Denis Levaillant, Thierry Madiot, Didier Malherbe, Jean-Marc Montera, DJ Nem, Claude Nougaro, Jean-François Pauvros, Didier Petit, Michel Portal, Dominique Répécaud, Jean Rocahrd, Christian Rollet et les musiciens de l'ARFI, Hélène Sage, Irène Schweizer, Gérard Siracusa, Bernard Vitet, Jean-François Vrod, Robert Wyatt, Carlos Zingaro, John Zorn !
J'ai réussi à ouvrir le fichier Word sur un vieux G5 pour m'éviter de scanner l'article en utilisant un OCR. C'est vraiment scandaleux que la suite Office ne convertisse pas les anciens fichiers.

Il y aura donc vingt ans :

Le jazz, devenu d’un côté musique de répertoire, refleurit d’un autre et de toutes les couleurs. Il inspire une nouvelle liberté à des musiciens qui peuvent se réclamer des musiques traditionnelles, de la musique contemporaine, de la jungle (mouvement techno sans lien avec Ellington, mais qui emprunte parfois au jazz, par exemple, en l’échantillonnant avec des sampleurs), du “free”, d’une Europe de l’intelligence (évidemment pas celle de Maastricht) en inventant de nouvelles formes d’improvisation et de composition, ou qui se réfèrent directement au modèle swing américain...
Si le terme lui-même semble pour beaucoup le plus approprié ne serait-il pas alors plus juste de parler dorénavant des jazz. Le pluriel dresserait des ponts au-dessus des océans. Pour faire le jazz, singulièrement, il aura fallu découvrir l’Amérique, violer l’Afrique à son tour et réduire un peuple en esclavage, débarquer deux fois en Europe sous prétexte de la libérer du fascisme et du communisme, mais aussi revendiquer sa différence, résister à l’impérialisme, et être cool avec ça ! Pour faire les jazz il faut encore intégrer toutes les immigrations, durables ou passagères, revaloriser les cultures régionales (pour être de partout il faut être de quelque part), garder un pied dans le réel en multipliant les sources d’information, en d’autres termes regarder ailleurs si j’y suis.
To be or not to be... C’est bien la question que chacun ici, musicien, compositeur ou producteur, peut légitimement se poser, et toutes les réponses, sans exception, relèvent du paradoxe.

Beñat ACHIARY, chanteur
Oui, d’abord participant à une tradition culturelle en tant que basque je salue la trajectoire du peuple noir américain et sa capacité de se saisir de la tradition comme une mémoire en marche. C’est un concept de régénération de l’héritage par la création. Je me reconnais dans Albert Ayler quand il dit qu’il est l’héritier de Sidney Bechet. Il y a longtemps dans Jazz mag avait paru un article où était cité Jacques Berque : “L’authentique ce n’est pas l’antique comme rabâchage mais l’innové comme retrouvailles”. Je me reconnais aussi dans les rapports entre l’improvisé et le répertoire traditionnel, et dans la percée poétique au cœur des sons. Comme chez Dolphy “l’abstrait concret” est une notion poétique capitale de ma musique. Et on peut jouer avec le bruit du monde à la manière dont Cage a ouvert les voies, ce n’est pas du tout contradictoire.

Steve ARGÜELLES, batteur
Bien sûr, pour moi le jazz est une musique de communication et peut accueillir toutes les recherches de musiques spontanées et vivantes. Une très grande famille.

Raúl BARBOZA, accordéon
C’est une musique où il y a une liberté d’esprit. Je voudrais jouer avec des musiciens dans cet esprit de liberté sans frontières. Ce n’est pas du jazz, et en même temps c’est dans l’univers du jazz. Il y a des improvisations, des syncopes, du mystère.

Lester BOWIE, trompettiste
A l’origine le jazz était une grande musique générée par des afro-américains en Amérique. Nous nous référions au jazz comme à une “great black music”, une grande musique noire. A l’heure actuelle cette musique se transforme en “great world music” que nous pouvons appelée “great music” tout court. Dans tous les cas c’est de la grande musique.

Étienne BRUNET, saxophoniste
Je me regarde dans la glace et je me trouve ni l’apparence d’une tête de disquette, ni celle d’un parfum, ni d’une étiquette. J’ai l’air d’un être humain. Une gueule de français, et encore, à y regarder de près, je suis gris ! J’suis “blues” de peur. Oui je me reconnais dans le jazz. C’est le miroir de notre siècle. Le jazz est la musique dont découle, à flot continu, la plupart des musiques populaires du rock jusqu’aux délires technoïdes. Le jazz est la musique dont dérivent contre vents et “médias” les improvisations impopulaires de la “free music”. Maîtres ou esclaves du jazz, l’important est d’étudier les grands artistes du passé pour inventer encore et toujours le présent de la liberté.

Pierre CHARIAL, orgue de Barbarie
Dans la mesure où il m’arrive d’être programmé dans des festivals de jazz, dans la mesure où dans ma musique il y a une recherche d’énergie, de pulsation rythmique, ou parce que je travaille sur un répertoire qui lui est assimilé... Mais ce n’est pas une préoccupation pour moi d’être jazz ou pas jazz.

Denis COLIN, clarinette basse
En un mot : oui. En trois mots : oui mais non.
C’est une question de temps, rapport entre passé, présent et avenir (de géographie peut-être aussi). Je ne me sens pas dépositaire d’une tradition de jazz (y en a t-il une ?), ni Chevalier de quelque Ordre que ce soit. Par contre, je suis le mieux placé au monde pour vivre et reconnaître mes états. Ma musique peut les refléter ou les modifier; elle est en prise directe avec l’intériorité, m’y donne accès, et y agit. Cette relation “intérieur-extérieur” existe dans toutes les musiques, mais au moment déterminant de l’adolescence et de ma vie de jeune adulte, ce sont des jazzmen qui de ce point de vue, m’ont le plus bouleversé. Il était naturel que je m’y identifie, que je me reconnaisse. Mais seule la pratique de l’art commande, et on ne sait pas à l’avance où elle nous mène. Sinon pourquoi pratiquer ?

Pablo CUECO, percussionniste
Je reconnais dans mon travail et celui de certains musiciens des choses qui viennent manifestement du jazz. De là à se reconnaître dans le jazz... Il me semble que le jazz, de la même façon que la musique dite contemporaine, est un concept daté, historiquement déterminé (le ministère de la Culture ne s’y est d’ailleurs pas trompé : il commence à s’y intéresser depuis une dizaine d’années). Ce qui m’intéresse dans le travail de certains musiciens “classés” jazz, ce n’est pas ce qui les identifie comme tels, mais bien ce qui les différencie, ce qui fonde leur originalité. La définition de “nos” mouvements musicaux, comme faisant partie intégrante du jazz, ne me semble ni légitime, ni opérationnelle, ni porteuse d’espoir.

Philippe DESCHEPPER, guitariste
De moins en moins, même si je suis forcé d’admettre que le jazz m’a offert longtemps un terrain de jeux assez vaste. Comme j’ai souvent tendance à dépasser les bornes et que je ne suis pas très “famille”, le doute m’habite...

Jean-Pierre DROUET, percusionniste
Oui, même si je ne le pratique pas sous sa forme “pure”. Je le sens présent dans toutes mes activités musicales, improvisation ou composition, ou même dans ma façon d’interpréter la musique contemporaine. La venue au monde du jazz est pour moi un événement musical aussi important dans l’histoire de la musique que le Sacre du Printemps, plus même, parce qu’il n’est pas une seule manière de faire de la musique. Il est multiforme et transformable. Il est généreux.

Fred FRITH, guitariste
... je réponds, un peu hésitant je dois l’avouer : est-ce que le jazz se reconnaît en moi ?
Car cette musique est devenue le sujet de polémiques, de définitions et contre-définitions, de mini-guerres, au point que des gens demandent que des musiciens comme moi ne soient plus invités dans les festivals de jazz, alors si c’est dans leurs définitions du jazz je suis tout à fait d'accord avec eux... Néanmoins, si on pense au jazz comme Henri Cartier-Bresson a parlé de l'art de la photographie - une manière de hurler, de se libérer - alors je peux m’y reconnaître très bien...

Tony HYMAS, pianiste
Parfois, surtout lorsque je joue avec d’autres musiciens de jazz.

Steve LACY, saxophoniste
Oui, avec tout mon cœur, pour toute la vie.

Joëlle LÉANDRE, contrebassiste
Oui, sans doute, mais j’ai toujours refusé les étiquettes. Musique unique, violente parfois, comme un cri, elle refuse le définitif, elle est la liberté et les risques qu’il faut prendre... Elle se crée avec les musiciens qui la jouent, toujours changeante, vraie, impulsive, elle nous parle de la vie, du mouvement...Je ne sais pas ce qu’est le jazz vraiment... mais j’aime les gens qui ont fait l’histoire du jazz... pas ceux qui en font du commerce. Je n’en suis qu’une “école buissonnière”.

Jeanne LEE, chanteuse
Je me reconnais dans toutes les tendances du jazz, des spirituals à la world music, en passant par le blues, le swing, le post be-bop et le jazz sud-américain.

Denis LEVAILLANT, pianiste
D'abord, j'aime le jazz, et je reste un fan, cela me traverse toujours autant. J'ai appris à en jouer assez tôt, dès l'âge de quinze ans, après un cursus classique traditionnel, mais très nourri dès le début d'improvisations encouragées par ma professeur. J'ai joué sur la “scène du jazz et de la musique improvisée” jusqu'il y a à peu près dix ans (et si je n'avais pas dit mon dernier mot ?). Mais je suis plus aujourd'hui compositeur que saltimbanque. Je viens d'enregistrer avec un grand orchestre; pour expliquer un passage que les musiciens comprenaient mal, le chef leur a dit “jouez cela très jazzy”. Ainsi, penser que je suis proche du jazz aide les gens à apprécier ma musique et à la comprendre. Mais pour moi le jazz reste une expression noire-américaine, proche du blues, et après avoir vécu plus d'un an à Manhattan, Low East Side, je me suis dit que mes véritables racines n'étaient pas là, mais plutôt du côté de la musique française, de Ravel avant tout, et puis de Liszt, de Mozart, enfin les compositeurs que j'ai aimés et joués enfant. Je fais ma synthèse personnelle, et je sens profondément que ces catégories de musique disparaîtront avec le temps. En tout cas je crois aujourd’hui à la créativité des musiciens nourris de plusieurs cultures.

Thierry MADIOT, tromboniste
Non.

Didier MALHERBE, saxophoniste, flûtiste...
Ma vie active musicale commença par le jazz et l’étude du saxophone, à l’âge de treize ans. Tout ce que j’ai pu jouer ensuite sera marqué par le jazz - une forme de swing, respect pour la culture africano-américaine, et l’improvisation comme creuset majeur. Même dans mes récents disques (Zeff, Fluvius, Adouk) où le mot “world music” tente de représenter d’autres influences, via d’autres instruments (flûte indienne, doudouk, et pékou arméniens, tarogato hongrois, birbyni lithuanien...), pour moi c’est toujours du jazz.

Jean-Marc MONTERA, guitariste
Non. Pas seulement.

DJ NEM, platines
Les musiques dites “frontalières” n’en sont pas. Pourtant si elles sont assez proches pour être considérées comme telles, alors c’est qu’elles SONT le JAZZ... Qu’on se le dise.
P.S. : J'hésite entre jouer le lèche-boules qui se sent super honoré d'être interwievé par un mag de "JAAAZZ"... ou simplement, envoyer ch--- une bande de "plus royalistes que le ROY" enfermés dans un ghetto pro-jazzistique faisant semblant de s'intéresser au reste du monde qu'ils pensent avoir créé... Tu me dis si je suis à côté de la plaque... hein?... tu m'dis?? sinon j'me tais et j'continue simplement à faire... du jazzzzz!!

Claude NOUGARO, chanteur
Et comment ! C'est dans ce miroir noir que j'ai reconnu une partie de mon âme. À ce sujet-là, mon front n'est pas une frontière. Rythmiquement vôtre.

Jean-François PAUVROS, guitariste
Dans une France markétisée “plurielle” certaines musiques restent bien singulières et métissées... Quelle que soit l’étiquette, quand l’émotion naît du plaisir mélangé de la peau et des neurones je me connais mieux et te reconnais, toi, l’autre sans qui la musique n’aurait aucun sens... Et quel rêve de pouvoir se glisser quelquefois entre les deux Z finaux !

Didier PETIT, violoncelliste
La question ne se pose pas. Ce qui est important c’est si le jazz me reconnaît. Jusqu’à présent la famille du jazz a accepté ce qu’on était, on verra jusqu’où. Ce qui m’intéresse c’est la musique, le jazz n’est qu’un phénomène sociologique, pas un phénomène musical.

Michel PORTAL, saxophoniste, clarinettiste
Je ne me reconnais pas en tant que jazzman, mais le jazz m’a donné ma liberté, ma liberté d’expression dans la musique. Je danse avec le jazz et j’aime danser.

Dominique RÉPÉCAUD, guitariste
A 43 ans que peut-on prétendre avoir connu du jazz ? Trempé dès le début des années 70 dans les fureurs hendrixiennes, les saveurs de Robert Wyatt, les tendresses de Beefheart et les méandres de Zappa, seul le free (jazz et ses etc.) a retenu à cette époque mon attention : Albert Ayler, Sun Ra, les formations électriques de Miles, Ornette Coleman...puis très vite l'improvisation totale (maîtres Derek Bailey et Keith Rowe). C'est ainsi et me semble quelque chose comme logique. Ensuite, forcément, par curiosité on se plonge dans l'histoire et on déguste Coltrane et son avant et son après. Mais quand même, un peu d'électricité et d'énervement ne nuit pas. Par respect, je n'ai jamais interprété un seul thème de jazz. Si je ne me reconnais pas dans le jazz, je le reconnais.

Jean ROCHARD, producteur
Je ne me reconnais pas plus dans le jazz que je ne me reconnais dans la démocratie. Pourtant j’aime bien la démocratie (directe) et j’aime bien le jazz (direct ou indirect). Il y a belle lurette que le jazz n’est plus cette merveilleuse idée de pratique collective révélant des individualités affirmées mais non autoritaires, mais souvent une étiquette parfumée aux essences de nostalgie, une musique qui se laisse volontiers coloniser voire qui aime les grades, la compétition et les légions d’honneur. Ceci dit, ça reste un joli mot.

Christian ROLLET, batteur
C’est dans le jazz que j’ai senti que la musique pouvait être là soudain, et aussi qu’elle pouvait cesser d’y être sans que le son ne s’arrête. Je me reconnais dans le jazz, parfois le jazz me reconnaît. Je m’y retrouve souvent mais parfois non.

Les musiciens de l’ARFI, sauf quelques uns
On se reconnaît dans cette réponse.

Hélène SAGE, contrebassiste
Là où je me reconnais dans le jazz c’est qu’il est l’expression d’une révolte contre l’injustice, l’inégalité et l’oppression.

Irène SCHWEIZER, pianiste
Je suis une pratiquante de la libre improvisation, qui a ses racines dans le jazz car dans les années cinquante j’ai grandi au milieu de cette musique. Aussi le jazz a toujours un rôle important et une influence sur mon jeu actuel.

Gérard SIRACUSA, batteur, percussionniste
Je me reconnais dans le jazz en ce qu’il offre de pistes à une conception créative de la musique. Les plus déterminantes pour moi, celles à creuser, sont la mise en relation permanente de l’écriture et de l’improvisation, et l’appel incessant à l’énergie, à une forme d’instinct “cultivé”, une culture de l’instinct, de l’instant.

Bernard VITET, trompettiste
A peine. Le cliché est flou. On reconnaît mieux les personnalités placées au premier plan, mais moi, y suis-je ?... Il me semble cependant m’apercevoir tout au fond à gauche. Un recadrage s’impose.

Jean-François VROD, violoniste
Ce qui m’intéresse dans le jazz, c’est la question de l’improvisation. L’ornement et la variation mélodique des musiques traditionnelles ne sont finalement que l’antichambre à l’improvisation. C’est la même envie de liberté et de personnalisation du texte. Je suis très attentif à cet espace atypique initié par des improvisateurs européens et qui permet la rencontre de différents idiomes musicaux.

Robert WYATT, chanteur
Je me sens le rejeton illégitime né d’une brève rencontre entre Betty Carter et Hans Eisler dans un motel le long de l’Autoroute 61, et qui a été abandonné devant l’Orphelinat du Rock and Roll.

Carlos ZINGARO, violoniste
- Le vrai djazze, beaucoup de respect et de curiosité mais pas la vie ni l’expérience...
- Les revivals d’aujourd'hui, pas du tout !
- Les influences, quelques unes, avec beaucoup d’autres. Surtout dans les rapports d’énergie (drive) et de générosité (rares...). Il y a longtemps (’60/’70) quand il avait ce côté politique ou politisé, j’y étais, avec pas mal de questions.
-Aussi, dans le sens large de "jazz", quand on n’a rien à foutre des étiquettes, cela peut donner un mot/titre à une idée vague de liberté et d’ouverture. Un sac où on peut presque tout ranger...

John ZORN, saxophoniste
Seulement la première et la dernière lettre.

mardi 19 décembre 2017

L’art de désynchroniser


Pour le n°11 du Journal des Allumés du Jazz paru à l'automne 2004, je prenais la casquette de designer sonore et de compositeur pour effleurer les relations qu’entretiennent images et sons au cinéma et dans le multimédia. J'y expose certains aspects de ma démarche, en particulier celui de l’asynchronisme.

L’audiovisuel hémiplégique

Dans audiovisuel, le premier terme est audio. Or le son est paradoxalement ignoré par la majorité des acteurs de ce secteur, ou du moins sous-estimé et mal employé. Il est le plus souvent considéré comme de la post-production, là où il devrait intervenir dès les premiers stades de l’écriture. Son budget est d’ailleurs à l’image de cette conception bancale et inadaptée.
Ce qui est vrai pour le cinéma l’est également pour le multimédia, car tous deux appartiennent à la même histoire, celle de l’audiovisuel, qui commença à la fin du XIXe siècle avec Émile Reynaud, Thomas Edison et les frères Lumière. Ainsi devrions-nous tirer profit des découvertes réalisées tout au long du siècle dernier pour écrire et produire les œuvres audiovisuelles d’aujourd’hui et de demain, quels que soient les supports et les ressources qu’engendrent les nouveaux médias.

Pas illustratif mais complémentaire

Au commencement de l’histoire du cinématographe, les films étaient muets. En fait, ils étaient toujours projetés avec du son. Même dans les plus petites salles, il y avait toujours un orchestre, un pianiste ou un autre soliste, voire des bruitistes, un bonimenteur ou un simple Gramophone (c’est ce qui me donna l’idée d’accompagner des films muets avec Un Drame Musical Instantané, dès 1976 et pour plus d’une vingtaine de créations). Pendant toute la période du muet, pour raconter des histoires sans paroles, le cinématographe n’eut d’autre choix que de développer un langage très inventif. Les intertitres pouvaient éventuellement aider à la compréhension de l’histoire. Au début des années 30, les films devinrent parlants, plutôt que sonores. Une catastrophe ! Pendant les décennies qui suivirent peu de metteurs en scène comprirent l’importance du son, oubliant même l’extraordinaire potentiel des images, au profit d’un bavardage explicatif devant une caméra filmant au mieux de beaux plans soulignés par des musiques convenues.
Heureusement, de Fritz Lang à Jean-Luc Godard, de Jacques Tourneur à Luis Buñuel, de Jacques Tati à David Lynch, ils furent quelques uns à chercher à utiliser le son de manière complémentaire aux images, et non comme une redondance illustrative de ce qui se passe sur l’écran. Au début du Testament du Dr Mabuse, la musique du générique se fond dans le vacarme assourdissant de la presse à billets qui envahit tout l’espace sonore pour créer l’angoisse. Le spectateur ne peut deviner ce que disent les acteurs de Fritz Lang qu’en regardant l’action, suspense lent et étouffant, soutenu par l’impressionnant rythme répétitif de la machine. Dans M le Maudit, le thème de Grieg, issu de Peer Gynt, sifflé par l’assassin, est le moteur de l’intrigue. Dans La femme mariée, Jean-Luc Godard montre Macha Méril lisant un magazine de la presse féminine au café tandis que deux jeunes filles ont une conversation sur le sexe à une autre table. Godard pose la question du mixage censé privilégier le dialogue. Dans Lola Montes, Max Ophüls signale un flash-back par une phrase répétée en écho qui s’évanouit dans le lointain : « La Comtesse se souvient-elle du passé, s’en souvient-elle ? S’en souvient-elle ?… ». Jacques Audiard, dans Sur mes lèvres, nous fait entendre un autre monde, celui de celle qui n’entend pas, et exploite ce handicap pour écrire son scénario… Le son peut aussi élargir le cadre en faisant entendre ce qui n’est pas montré. Par exemple, à faire écouter le paysage pendant un gros plan, on peut suggérer un autre espace, un autre temps, que celui de l’écran. Les bords du cadre deviennent la frontière qui sépare l’image du son. L’acteur en gros plan, s’il est placé dans un espace qu’on ne voit pas, pourrait aussi bien imaginer qu’il est ailleurs, ou dans une autre situation. Au début de Psychose, Alfred Hitchcock montre Janet Leigh imaginant ce qui est supposé se passer à l’endroit qu’elle vient de quitter après y avoir commis un vol. Raoul Sangla me faisait récemment remarquer pourquoi, à la télévision, montrer celui qui parle plutôt que celui qui écoute ? Histoire de langage cinématographique. Le son suggère plus qu’il ne montre.
Pour un designer sonore, l’important n’est pas ce qui est montré mais ce qui est suggéré. Je me souviendrai toujours de ce que Jean-Luc Godard disait du montage : «l’important n’est pas ce qui est conservé, mais ce qui est supprimé». Comme les bords du cadre pour le son, il pointe ici la collure, l’ellipse, no man’s land qui n’appartient ni à un plan ni à l’autre. L’intérêt découle de ce que l’on devine. Nous sommes loin de la télévision actuelle, ou du cinéma le plus courant, qui mâche tout de façon à être certain que le spectateur a bien compris. Quelle place reste-t-il à l’imagination ? Quelle liberté d’interprétation est laissée au spectateur ? La leçon prend le pas sur l’émotion.
Alors que l’illustrateur sonore appuie ce qui est montré à l’écran, le designer sonore travaille sur la couleur du son, de manière à le rendre triste ou drôle, inquiétant ou rassurant, il joue des consonances et dissonances pour créer des effets dramatiques. Il peut produire des émotions, du désir, de la colère, de la légèreté ou du drame, donner des clefs sur ce qui est en train de se passer ou sur ce qui pourrait arriver…
Dans Raging Bull, Martin Scorcese sonorise le match de boxe avec des cris d’animaux, renforçant l’aspect bestial de la scène. Dans ses derniers films, Jean Epstein invente le gros plan sonore en ralentissant certains sons. Dans Lancelot, Robert Bresson semble ne jouer qu’une seule piste à la fois, en mixant tous les sons au même niveau, effet saisissant des armures et des pas qui agissent comme les rimes d’un poème, et le sang qui s’échappe d’un corps décapité coule comme une rivière. Dans tous ses films, Mizoguchi mixe les effets sonores et la musique comme s’ils appartenaient à la même partition. Michel Fano avança ainsi, pour les films d’Alain Robbe-Grillet, le concept de partition sonore, qui englobe tous les sons, voix, bruits, ambiances, musique. Écoutez les films de David Lynch ou même la bande-son d’Amélie Poulain !

Partition sonore et charte sonore

Il pourrait y avoir une charte sonore comme il existe une charte graphique. Tout projet audiovisuel devrait faire appel à un designer sonore comme l’image d’un film est travaillée par un créateur lumière ou que le projet multimédia est supervisé par un directeur graphique. Cela produirait une homogénéité sonore, une identité, exactement comme le chef opérateur façonne lumières et couleurs. Cela participerait à la forme et au style de l’ensemble. Si c’est de plus en plus courant aux États-Unis, il est encore extrêmement rare de voir au générique d’un film français le poste de designer sonore. Ainsi les voix, les bruits, la musique, composent tous la partition, et leur choix, la manière de les enregistrer, de les filtrer, de les traiter, de les monter, de les mixer, sont parties fondamentales de cet art audiovisuel.
S’il est rare que le designer sonore puisse avoir son mot à dire sur le casting, le timbre d’une voix peut pourtant être déterminant dans le mixage final. J’ai pris l’habitude de classer les bruits en deux catégories, les courts (effets) et les longs (ambiances). C’est techniquement plus simple, mais cela réfléchit également la différence entre action et situation. En ce qui concerne la musique, j’ai découvert très tôt que n’importe quel morceau pouvait fonctionner avec n’importe quelle scène de film. C’est fondamentalement le sens qui change ! Le rôle du designer sonore est de contrôler ce sens en fonction des besoins du scénario. Il y a aussi l’éternelle question de l’utilisation de musique originale ou préexistante. L’intérêt et le défaut de cette dernière est qu’elle apporte son lot de références. Cela peut être utile lorsqu’on recherche quelque référence culturelle : la cinquième symphonie de Beethoven dans Verboten de Samuel Fuller, la valse de Strauss dans 2001, l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, ou encore, je ne sais où, la Marche Nuptiale de Mendelssohn ! Méfions-nous par contre des références individuelles : un souvenir agréable pour les uns peut être un cauchemar pour d’autres (par exemple une chanson entendue lors d’une rencontre pourrait rappeler à quelqu’un d’autre une rupture). Sans parler du coût des droits qui peut carrément ruiner la production…
N’oublions pas qu’une musique, même du domaine public, appartient à son éditeur, celui qui a financé son enregistrement. Prudence donc, d’autant que tant de compositeurs ne demanderaient pas mieux que de composer des musiques totalement adaptées au propos du réalisateur, avec la durée nécessaire, la couleur exacte recherchée, la cohésion de l’ensemble, etc. Dans certains cas, la musique, préalablement composée ou enregistrée, peut même aider au tournage, comme le firent D.W. Griffith, Michael Powell, Jacques Rivette et bien d’autres. Synchronisme accidentel. N’y a-t-il rien de pire que les vidéo-clips où images et sons sont parfaitement synchrones ? Quel est l’intérêt de cette hypnose quasi militaire ? Redondance courante dans les films de long-métrage qui ressassent des musiques convenues en fonction des climax. Il est difficile d’échapper aux cordes sirupeuses dans les passages sentimentaux, et aux rythmes trépidants des scènes d’action.
De mon côté, j’ai souvent préféré suivre le synchronisme accidentel inventé par Jean Cocteau dans La belle et la bête. Cocteau avait commandé à Georges Auric de la musique pour les différentes scènes. Au montage, il permuta les morceaux, couchant la musique d’une scène le long d’une autre et réciproquement. La magie se fit, la musique correspondant à la pensée du film, et Cocteau joua ainsi d’effets d’annonce, de retard, d’écho, plus sophistiqués que toute redondance illustrative. Il n’y a en général aucune nécessité de synchronisme, sauf si l’on désire tel effet de suspense, coup de théâtre, ou une ponctuation particulière… De la même manière, lorsque je compose pour des médias audiovisuels, je m’intéresse d’abord aux idées générales, aux raisons des choix du réalisateur, puis, ayant mémorisé les images, j’écris ou je joue en me calant dans les temps chronométrés. La musique obéit à des lois temporelles, mesurées, telles que toute tentative de la soumettre à celles du montage image risque de saccager. Je ne regarde donc que très rarement l’écran au moment où j’enregistre, et cela colle toujours bien mieux que si j’avais suivi chaque mouvement, chaque respiration. Si le propos est juste, de nouveaux effets de synchronisme apparaissent comme par enchantement. Il est toujours possible, ensuite, de décaler la musique ; il est étonnant de constater comment un décalage d’une image ou deux peut changer le sens d’une scène. Le synchronisme est un leurre. Le design sonore n’a rien à voir avec. Si j’osais, je me résumerais en avançant qu’une plastique appropriée donne sa forme à une œuvre, mais que son fond vient de l’art de désynchroniser !

Medias interactifs

Le son dans les medias interactifs suit les mêmes règles que dans les médias linéaires comme la télévision ou le cinéma, même si certains aspects sont spécifiques, dus aux impératifs techniques. Mais les possibilités offertes par l’interactivité sont réellement déterminantes.
Les objets off-line comme les CD-Roms ou on-line comme sur Internet, sont soumis à des exigences de taille de fichiers, au nombre de pistes utilisables, à la vitesse des processeurs, des connexions ou du temps de chargement. Cela nous oblige à livrer chaque son séparément, en le fabriquant le plus petit possible, à faire des boucles plutôt que de longues ambiances, et ainsi, à composer spécialement pour le support. Mais ces contraintes nous poussent aussi à de nouvelles façons de penser et de composer.
Les questions techniques ne sont pas les plus passionnantes, et j’aime citer Jean Renoir lorsqu’il affirme que la technique n’a d’intérêt que pour pouvoir l’oublier. Selon les projets, j’utilise des instruments acoustiques et électroniques, des sons naturels et ma propre voix, des traitements informatiques et l’enregistrement en temps réel, des séquenceurs et des logiciels de son, etc. À chaque projet correspond une manière originale de procéder. Lorsque je commence un nouveau projet, je recherche d’abord l’orchestration appropriée (la charte sonore, la voici !) et cela ne peut jamais être arbitraire. J’ai différentes petites manies, l’une d’elles consiste, à un certain stade avancé du projet, de ne plus fabriquer de nouveaux éléments, mais de partir de ceux qui existent déjà, pour ne pas risquer d’altérer l’unité de l’ensemble. En dehors de cela, je crois en la rigueur, rigueur du sujet et de ses motivations, rigueur des méthodes de travail, etc.

Humaniser les machines

La question primordiale concernant les médias interactifs est de donner vie aux machines. Rien de plus stupide, de plus servile, qu’un logiciel informatique ! Un ordinateur ne se révolte jamais (en dehors des bugs qui sont, reconnaissons-le, une forme de révolte peu créative), un logiciel est toujours académique… Seul l’homme peut faire de ses erreurs un art. Errare humanum est ! Si un artiste suit parfaitement les lois qui lui ont été enseignées, il ne produira que des œuvres académiques. Ses erreurs forgent son style. Le guitariste autodidacte Hector Berlioz ne savait pas orchestrer, et ainsi inventa-t-il une nouvelle façon de le faire. Les symphonies de Mahler sont trop longues, c’est ce qui fait leur charme. Apollinaire imite Anatole France avec maladresse et invente les poèmes d’Alcools, etc. Comparez une œuvre interprétée par des musiciens vivants et la même programmée mécaniquement sur un séquenceur ! C’est ainsi que j’eus l’idée d’intégrer les erreurs dans le système, pour l’humaniser. Je décidai donc de placer trois sons plutôt qu’un seul pour la même action et de les jouer alternativement en aléatoire. Je choisis de faire de légères variations, et parfois certaines radicales, lorsqu’on revient dans une scène déjà visitée, car le temps a passé. Je trouvai des façons de construire mes boucles pour éviter toute lassitude, en les rendant banales mais en y ajoutant quelques événements sonores isolés, joués aléatoirement à des intervalles irréguliers. Chaque fichier sonore peut être considéré comme un début et une fin, ou appartenir au corpus, pour ne pas briser la continuité de la partition… J’ai ainsi fixé de nouvelles lois que je devrai plus tard à leur tour transgresser…



Musique interactive

Considérant tous ces sons (il y a par exemple 1500 fichiers sonores dans le CD-Rom Alphabet) comme une entité unique, travaillant sur l’interactivité pour éviter toute rupture de rythme, continuant à en découvrir toutes les possibilités au fur et à mesure des avancées technologiques, je fus amené à concevoir, composer et enregistrer de la musique interactive. De mon point de vue, très personnel, design sonore et musique sont très proches l’un de l’autre. Il est vrai que j’ai adopté dès mes débuts une conception varésienne qui consiste à penser que la musique est l’organisation des sons.
Pour produire de la musique interactive, je livre donc au programmeur (appelé aussi développeur) des fichiers sonores séparés et des principes compositionnels. Cette collaboration est une nécessité. Tous les grands programmeurs avec qui je travaille sont des ingénieurs de haut niveau et des mathématiciens totalement allumés : sans Antoine Schmitt, Frédéric Durieu, Xavier Boissarie, je n’aurais pu réaliser ce dont j’avais rêvé, car chaque fois j’ai dû traduire en mots ce qui était intuitif, pour qu’à leur tour, ils traduisent mes idées, concepts, mélodies, harmonies, en algorithmes. En bout de course, et après maints ajustements, c’est censé sonner comme je l’avais imaginé à l’origine ! Cela a réellement commencé ave la lettre L du CD-Rom Alphabet, un trio à cordes que chacun, chacune, peut interpréter à son goût. Cela s’est poursuivi sur le site Internet LeCielEstBleu.org avec les animaux virtuels du Zoo et les trois modules musicaux de Time, enfin avec notre dernière machine infernale, une étonnante boîte à musique programmable intitulée La Pâte à Son (commande de la Cité de la Musique). Je souhaite enfin citer le travail réalisé en collaboration avec le peintre Nicolas Clauss (entretien dans le précédent numéro du Journal et modules sur le site des Allumés) sur les sites flyingpuppet.com et somnambules.net, et avec qui je prépare un spectacle et des installations d’art contemporain.

N.B. : La Pâte à Son était alors exposée au Centre Pompidou (Atelier des enfants) ainsi qu’à Ars Electronica (Musée du Futur). Somnambules était également à Ars Electronica.
P.S. : l'accès à ces œuvres en ligne est devenu difficile aux nouvelles machines et surtout aux nouveaux systèmes. Comme les CD-Rom dont le patrimoine culturel a dramatiquement disparu à vitesse V, le format QuickTime, les plug-ins Flash et Director utilisés pour ces modules interactifs ont été abandonnés. Dans tout ce gâchis il reste des failles qui vous permettront peut-être de vous réenchanter. Cela dépend du système de votre ordinateur et des plug-ins que vous y avez installés...
Aujourd'hui on appréciera des œuvres sur tablette comme La machine à rêves de Leonardo da Vinci (téléchargement gratuit !) ou Boum ! réalisés avec l'équipe des Inéditeurs, ou encore mon travail pour les éditions Volumiques (World of Yo-Ho, La maison fantôme, la collection Zéphyr). Côté cinéma je recommande les DVD Thème Je ou, plus récemment, Baiser d'encre de Françoise Romand dont j'ai composé la partition sonore et la musique...

lundi 18 décembre 2017

Kurt Weill par Mike Zwerin avec Eric Dolphy conseillé par Robert Wyatt


Je reçois donc les disques méconnus conseillés par les uns et les autres... Le premier est Mack The Knife and other Berlin Theatre Songs of Kurt Weill arrangé et dirigé par Mike Zwerin pour le Sextet of Orchestra U.S.A., enregistré à New York en 2 sessions, le 10 janvier 1964 et le 1er juin 1965. À son propos Robert Wyatt m'écrivait : "Je placerais Kurt Weill entre George Gershwin et Leonard Bernstein, dans ce magnifique triumvirat d'auteurs de chansons inspirés par - et inspirant – les musiciens de jazz. Voilà qui garantit la qualité du matériel de base. Mais c’est pour moi un disque de Mike Zwerin, rempli d'idées harmoniques et rythmiques, rehaussé des solos de sa trompette basse. Il est joyeusement assis au milieu des autres musiciens, pas le moins du monde relégué dans l'ombre de gars comme Jerome Richardson, Thad Jones, Richard Davis et bien entendu l'éternel et électrique Eric Dolphy. Je ne me lasse jamais de ce disque et je suis surpris qu'il ne soit pas plus connu."
Vous avez bien lu ?! Alabama Song, Havana Song et As You Make Your Bed sont interprétés par Nick Travis à la trompette, Zwerin à la trompette basse, Dolphy au sax alto, à la clarinette basse et accessoirement à la flûte, John Lewis au piano, Richard Davis à la contrebasse et Connie Kay à la batterie. Malheureusement le diabète terrasse Dolphy à Berlin le 29 juin 1964 et l'ulcère de Nick Travis l'envoie le rejoindre le 7 octobre. Ils avaient respectivement 36 et 38 ans. Pour Mack The Knife, Bilbao Song, Barbara Song et Pirate Jenny, ils sont remplacés par le trompettiste Thad Jones et Jerome Richardson à l'alto et à la clarinette basse. Lewis cède aussi la place au guitariste Jimmy Raney. Le CD ajoute quelques prises alternatives.


Le Sextet of Orchestra U.S.A. est une émanation jazzy d'un ensemble de quarante musiciens fondé par John Lewis, directeur musical du Modern Jazz Quartet, capable de tout jouer, du baroque au contemporain, donc pas seulement du jazz ! C'est le premier orchestre de ce type. Quant au sextet, il ne s'est jamais produit sur scène. Le trombone Michael Zwerin arrangea les chansons de Kurt Weill en précisant qu'il ne s'agissait nullement de versions jazzy, mais d'un désir de transposer le style jazz des années 30 du compositeur allemand en quelque chose d'actuel, "comme si Weill avait modifié quelque peu ses harmonies après avoir écouté Duke Ellington !". Zwerin, connu pour ses chroniques au Village Voice, Rolling Stone, Down Beat et l’International Herald Tribune, signe un disque fondamentalement original qui sera suivi d'autres interprétations créatives par Marianne Faithful ou la compilation Lost In The Stars de Hal Willner avec Sting, Van Dyke Parks, John Zorn, Lou Reed, Carla Bley, Tom Waits, Elliott Sharp, Dagmar Krause, Todd Rundgren, Charlie Haden, etc. Sur cet album de studio où les musiciens doublent leurs instruments, Eric Dolphy y est étonnant, Zwerin passionnant à la trompette basse et tous les autres portés par ses arrangements inventifs.

→ The Sextet of Orchestra U.S.A., Mack The Knife and other Berlin Theatre Songs of Kurt Weill, cd RCA Victor/Legacy, 6,99€ !

vendredi 15 décembre 2017

Parlez-nous d’un disque méconnu…


Dans le Journal des Allumés du Jazz dont j’avais assuré la co-rédaction-en-chef avec Jean Rochard pendant dix ans et parallèlement à la rubrique Le Cours du Temps où nous nous entretenions longuement avec des musiciens de jazz ayant marqué la seconde moitié du XXe siècle, j’avais également initié celle de La Question. À chaque numéro j’interrogeais ainsi des personnalités musicales ou pas sur une question-clé qui me tarabustait.
Pour le n°4 William Banfil, Pierre Barouh, Steve Beresford, Michael Bland, Jean-André Fieschi, Sylvain Kassap, Guy Le Querrec, Alain Monvosin, Nicolas Oppenot, Noel Redding, André Ricros, Yves Robert, Sonny Thompson, Robert Wyatt avaient répondu à « Parlez-nous d’un disque méconnu ».
Dix-sept ans plus tard, j’acquiers presque tous les albums de cette précieuse liste alors introuvables. J'ai commencé avec le Kurt Weill par Mike Zwerin avec Dolphy, l'intégrale de Johnny Kidd and The Pirates, Donny Hathaway... On verra ça...

J’ajoute que ce n°4 du Journal des Allumés est le seul qui n’existe pas en PDF contrairement aux 35 autres téléchargeables gratuitement sur leur site.

J’appartiens à une génération qui a appris la musique à l’écoute des disques plus souvent qu’au concert. Mon appétit boulimique s’en trouvait plus tardivement rassasié. N’étant pas inféodé au phénomène de mode, je découvrais le passé et le présent dans un même mouvement et inventais librement man propre avenir. Ecouter la radio, fouiller dans les bacs des disquaires, compulser des catalogues, sont des jouissances d’explorateur. Un disque peut être méconnu, parce qu’il est passé au travers des mailles du filet mercantile, ou bien simplement parce qu’on a soi-même raté un épisode d’histoire ou de géographie. Cette fois «La Question» n’en est pas une, c’est une requête gourmande : partageons notre plaisir en révélant au grand jour des passions secrètes pour des objets de l’ombre.

William Banfil, ornithologue
Angola Prisoners Blues :
Robert Pete Williams, Matthew "Hogman" Maxy, Robert "Guitar" Welch, Roosevelt Charles, Clara Young et autres... enregistrés par le docteur Harry Oster (Arhoolie 419)
S'il ne devait rester qu'un disque, ce serait celui-là. Il est le lien le plus nécessaire entre l'homme qui trouve sa liberté au début de l'histoire et celui qui la cherche à la fin de l'histoire. Dans les années 50, le docteur Harry Oster a enregistré le blues des prisonniers d'Angola, une prison américaine réservée aux noirs, l'une des plus dures. Ici l'émotion est un fait loin de toute exhibition de Moi, de Surmoi ou de Sous-moi. Au son de guitares de fortune, aux rythmes des lessiveuses et des machines à coudre ou des cadences des travaux extérieurs, ils racontent leur quotidien avec l'énergie de la volonté et la puissance de l'esprit. Je passe ma vie à étudier les oiseaux et à chaque envol, je pense aux prisonniers d'Angola.

Pierre Barouh, chanteur, producteur pour les disques Saravah
Trio Ifriqya
En 1987, avec Oscar Castro et Aneta Vallejo nous étions invités à Hérouville-Saint-Clair pour monter le Kabaret de la dernière chance avec des amateurs de la région. Nous devions rester douze jours. Le maire me propose de profiter de ma présence pour projeter un de mes longs métrages et, pourquoi pas, faire un concert. D‘accord, mais le but de notre présence étant la rencontre avec des musiciens de la région, j'ai rencontré Martial Pardo et ses complices. Ils ont choisi eux-mêmes les chansons qui les inspiraient. J'ai découvert la passion et la rigueur de Martial Pardo, musicien de jazz pur et intransigeant. Nous avons prolongé la rencontre par un album enregistré à Caen, sur leur terrain. Cet album fut très apprécié au Japon, ce qui engendra plusieurs concerts à Tokyo avec Martial Pardo et Rénald Fleury, rejoints par Richard Galliano.
En 1989, ils ont enregistré, en public, un bel album, Ifriqya, qui n'a pas été vraiment diffusé, et dont le premier titre qui donne son nom à l’album est une pure merveille.
Chacun a repris sa route. J’ignore comment évolue le travail de Martial. Ce dont je suis certain c’est que jamais il n'a accepté (et n’acceptera) la moindre concession.
PS : Un ami peintre, Frédéric Brandon, vient de me faire parvenir un album "fait maison" de Léonard Le Cloarec. Il a seize ans, et des musiciens qui l’entourent, aucun n'a plus de dix-huit ans. Ils sont élevés à l’école des Petits Champs vers la Bastille qui, outre les études classiques, comprend également un atelier de théâtre et de musique. Léonard a également obtenu un Premier Prix de conservatoire de piano et, c’est flagrant à l’écoute, est imprégné de jazz.

Steve Beresford, musicien
Milford Graves (batterie, percussions) et Don Pullen (piano) : Nommo
(Yale University 1967 — SRP LP 290)

Le regretté Don Pullen était un très grand et impressionnant pianiste de jazz qui jouait très bien de l’orgue et pouvait tenir tout autant sa place parmi les musiciens latins. Mais quand je me suis installé à Londres au début des années 70, je ne le connaissais seulement que comme partenaire de Milford Graves dans Nommo et le disque du même nom - impossible à trouver - enregistré à l’Université de Yale. Sur ce disque ils jouaient de l'improvisation libre, incroyablement bien. Même si on peut faire le rapprochement avec Cecil Taylor, Don Pullen était plus relax, un peu plus appuyé et moins obsessionnel sur l’accord. Et Milford Graves sonnait comme aucun autre batteur. Pour moi, ça a été un disque très inspirant qui a suscité des réflexes chez tous les musiciens européens qui l’ont entendu (il est intéressant de noter que Milford Graves animait le groupe révolutionnaire New York Art Quartet qui reçoit enfin aujourd'hui le respect qui lui est dû). Ces deux-là avaient trouvé de vastes et nouvelles contrées à explorer, spécialement dans la manière de se relier à l'autre. S’il vous plaît, que quelqu'un le réédite !

Michael Bland, musicien
Donny Hathaway : Donny Hathaway (Atlantic)

Donny Hathaway était un type qui jouait du piano dans les séances des Staple Singers ou d‘Aretha Franklin et qui a eu une fin tragique en 1979. On n’en parle jamais alors qu'il est essentiel. Il était tout jeune, un merveilleux chanteur de gospel, un copain de classe de Roberta Flack avec qui il a chanté en duo ensuite. Plus tard, il a arrangé des séances de Lena Horne, The Impressions ou Freddie King. Il travaillait pour Curtis Mayfield avant de faire lui-même ses propres disques, encouragé par Curtis. La manière dont il chante est stupéfiante et son approche musicale d’une grâce infinie. Il a influencé Stevie Wonder ou George Benson qui a repris beaucoup de ses chansons. C’était juste avant que Stevie Wonder ne bouleverse tout avec tous ses claviers. Stevie a éclipsé Donny qui appartenait à l‘école précédente. C’est injuste, malgré tout le grand talent évident de Stevie. Le deuxième disque s’intitule Donny Hathaway, c’est celui-ci qu’il faut écouter en priorité (le premier est Everything is Everything), il y a là-dedans une grande source d'inspiration. Je l’adore !

Jean-André Fieschi, cinéaste
André Malraux "Antimémoires", entretien avec Pierre de Boisdeffre
(Archives sonores de l’ORTF, LP Adès 13110)

Ça crépite et ça trace, ça pulse, zigzague et touche au mille à l'improviste,
à l’imprévu (l’imprévu nous retiendra toujours)
ça parle
si vite, cette vitesse de la pensée inscrite en vinyle ancien à mortifier rappeurs à dictionnaires de rimes
Coltrane ? Bird ?
ces réminiscences
traces, preuves (mais de quoi ?)
va si vite la pensée la parole le geste
(qu’on ne voit pas)
l‘Avant inscrit si vite comme futur (Ayler ?)
il y en a un qui pose des questions pourtant, doctes et mesurées, pertinentes extrêmement, trop même, il s’agirait d’anges et de gnostiques, avec un rien de nasillement aristo-professoral qui les rend suspectes un peu, ces questions, mais l’autre n’en n’a cure,
semble-t-il
parlerait à son mur à son ombre
dévide sa pelote
diminuendo in blue Paul Gonsalves ?
c'est un entretien pas une interviouve
crescendo in blue Paul Gonsalves ?
un monologue donc
(y a que des monologues, la preuve : Socrate)
la voix dit (j'écoutais plus, j’y reviens) la voix dit
maintenant: « Reprenez les Mémoires d’Outre-tombe
que vous connaissez certainement très bien »
On a comme un coup au cœur
comme qui vous dirait : « réécoutez le Lover Man du 29 juillet 1946 », c’est pas par hasard que je dis ça, dans les deux cas il y a du stupéfiant qui vacille et du péremptoire qui foudroie
Alors soudain cette parole file vraiment une fois encore à la vitesse de la pensée, vite comme la pensée file rarement, mais cette fois vraiment vite, on aurait peine à la noter en sténo, il y a des associations, des appels, des dissociations, rejets, retours, échos, trop vite à être entendus maintenant mais perçus tout de même, de chic, au débotté, à la va
comme je te pousse, pour ma part je retourne aussi sec à Chateaubriand que je connais moins qu’il semble le croire, l'homme qui parle, mais tout de même assez bien, il se trouve que c‘est l'écrivain français que je préfère, presque, celui que je relis le plus souvent, presque au hasard diriez-vous, l’ouvrant comme d‘autres le Livre, chacun le sien, pour voir si cette ouverture tombe à pic, il est rare qu'elle tombe à plat, par exemple maintenant j’ouvre – mais vous allez croire que je triche - j’ouvre et lis ceci :
« Ah ! si du moins j’avais l’insouciance d'un de ces vieux Arabes de rivage, que j’ai rencontrés en Afrique ? Assis les jambes croisées sur une petite natte de corde, la tête enveloppée dans leur burnous, ils perdent leurs dernières heures à suivre des yeux, parmi l'azur du ciel, le beau phénicoptère qui vole le long des ruines de Carthage ; bercés du murmure de la vague, ils entr'oublient leur existence et chantent à voix basse une chanson de la mer : ils vont mourir. »
Comme faire mieux que cet entr'oubli ?
Il a raison, l'homme qui parle.
Mais me voici largué, quoique consentant : Dostoïevski (si le monde supporte le sacrifice d'un enfant innocent par une brute, je rends mon billet), la Chine (Mao, la religion des morts, les aciéries de Yunan). l’Inde à présent...
J’ai dû rater une marche.
J’attrape au vol que la chronologie ne rend pas compte de ma vie, pourtant le destin est un silex, Joyce et Faulkner et Kafka et mon oncle Jérôme qui était illettré le savaient, on revient à Chateaubriand qu'on n’a pas quitté d’un pouce, certes il commence à Combourg et finit par : « Ouvrez-vous, portes éternelles ! », mais entre les deux il fait ce qu'il veut. II ne dit même pas que Pauline de Beaumont était sa maîtresse, quant à ce qui concerne Madame Récamier, c’est une liberté absolue.
Alors si vous me demandez, dit maintenant l’opiomane, pourquoi le livre s’intitule Antimémoires
Chateaubriand, Malraux, Albert Ayler : jazzies le plus pour moi, ce soir.
Ou comme disait Duke de Lady Mac : « we suspect there was a little ragtime in her soul ».
Such sweet thunder ? Oui.
À jamais.
Et Monk. Tout Monk. Thelonious Sphere Monk.
(it's too crazy, outside)
C’est tout pour ce soir.
André Malraux s'entretenait des Antimémoires avec Pierre de Boisdeffre, le disque est rayé mais je l’écoute encore souvent. Les autres aussi (Duke, Bird, Trane, Monk...) parfois, souvent.
Ce soir c’était le ministre Malraux le plus jazzy, out of the world, things have got to change, j‘éteins la chose maintenant mais elle brûlera demain pareille, régénérée même, Mingus Mingus Mingus, demain matin.

Sylvain Kassap, musicien
Jimmy Giuffre : Clarinet

Je me souviens d’un disque de Jimmy Giuffre qui s’appelait Clarinet.
Je me souviens que dans ce disque, Jimmy Giuffre ne jouait que de la clarinette en si bémol, mais dans sept ou huit formules différentes.
Je me souviens que le premier morceau était un solo, juste accompagné par son pied marquant le tempo.
Je me souviens qu’à un moment le tempo flottait un petit peu.
Je me souviens d’un trio clarinette/cor de basset/clarinette basse.
Je me souviens de l’air incrédule et émerveillé de Bruno Chevillon écoutant ce disque chez moi.
Je me souviens d’un morceau en duo où Shelly Manne jouait sur les toms avec les mains.
Je me souviens d’avoir cherché à reproduire le son de Giuffre sur ma clarinette.
Je me souviens de ma rencontre bien plus tard avec Jimmy Giuffre, et d'avoir parlé de ce disque avec lui.
Je ne me souviens pas de ce que j’ai bien pu faire de ce disque.

Guy Le Querrec, photographe
Sam & Dave (n’importe quel disque)

Rencontré dans un ascenseur
J’ai pas trop le temps. Ah si ! Mettez Sam & Dave, n'importe quel disque. C’était quelque chose. Ouaaahh !!!

Alain Monvoisin, écrivain
Neuro(n)man Quintet : Heteronymus Minna Nivoo (voix / synthé), Silas Nivoo (trombone), Osin Minov (violons), AI Minan (oud), Sovioni (sample)

Minna et Silas Nivoo auraient pu obtenir leur diplôme du Conservatoire Supérieur d’Helsinki avant même de sortir du ventre de leur mère, la fille avant le frère, ce qui pourrait expliquer que Minna donna de la voix le temps que Silas put façonner son trombone suivant les tessitures de sa sœur. Ça devait déjà ressembler à l'accéléré d’un enregistrement de tempête dans les bois de bouleaux. Jumeaux spirituels et hyperoxygénés d’Arvö Part et de l’avorton Johnny Rotten, ils possèdent du premier la rigoureuse imagination et du second la brutalité monotonale et hagarde ; pourtant il ne faut pas voir dans cette violence une éructation décérébrée mais plutôt une sorte de transposition savante, quasi webernienne, des diphonies mongoles et des litanies juives... Se produisant peu, dans les lieux les plus inattendus et toujours selon un calendrier ésotérique, entretenant avec tous ceux qui les approchent des relations caractérielles, ils n’ont, à ma connaissance, que trois CD à leur actif, et proprement introuvables. Ainsi j’ai pu les entendre par le plus grand des hasards dans un bastringue tchuvara des environs de Budapest.
Le disque commence par des chuchotements et des bruits de pas dans la neige, puis Minna parle du nez et Silas massacre une Gymnopédie de Satie, la plus connue. Une plage de silence gratté d‘un vieux vinyle sans doute et lorsque se termine l’intro de Beuys as a baby dans laquelle la voix de Minna, le trombone de Silas et le violon d’Osin Minov se tressent comme en une suite de mouvements de taï-chi nordique, minéral et tendu, l’on assiste à une sorte de logorrhée chamanique qui semble pixéliser un paysage de steppe et psychopomper des âmes enfouies, incestueuses.
Avec Kaurismaki Reverse le mouvement prend une allure autrement gémellaire : tandis que Minna reprend à toute vitesse l’intégralité des dialogues d’un film ( ...goes to Leningrad) du cinéaste italien Sovioni, dont on se rappelle la magnifique prestation électronique sur des poèmes de Pasolini à Turin en 1998, nous en fait entendre l’enregistrement inversé et distordu, tantôt ralenti, tantôt accéléré mais durant, au bout du compte, le même temps. Ponctué de gimmicks enfantins et grinçants au trombone de Silas et accompagné de l’oud mélancolique du syrien Al Minan, Kaurismaki Reverse échappe à la performance pure pour atteindre des sources profondes.
Tressage encore, dans le Back to Dada créé et enregistré à Moscou à l’occasion de l’anniversaire de l’exposition Bulldozer (au cours de laquelle les œuvres d’artistes soviétiques dissidents, exposées dans un square, avaient été dispersées par la police à coups, justement, de bulldozers), dans lequel la radicalité des jumeaux Nivoo, voix atonale de Minna et souffle continu de Silas, distants de trois octaves, se heurte à la fureur du tigre de papier de Sovioni, monstre de froissement, de déchiquètement, samplés et fortement amplifiés (nous sommes loin des murmures soyeux du Han Bennink de l’lnstant Composers Pool des années 75 !), d’une pile de journaux : « Il n’y a que la Pravda qui produise un tel son ! », dixit Silas.
Entre ces pièces relativement longues, la ponctuation des Never More Songs (I, lI, III, et V) joue comme en creux. Créées à Gibraltar, à Palerme et à Naxos lors d’une sinistre croisière effectuée au cours de l’hiver 1997, elles apparaissent comme des épaves douloureuses : Minna interprète d‘une voix blanche, cocaïnée, rappelant parfois celle de la Nico de Desertshore («Je suis un petit chevalier...»), d’anciens chants lapons, Osin Minov (assassiné en février 1998 par un légionnaire dans une rixe de bar à Addis Abeba où il était parti sur les traces des musiciens éthiopiens de la grande époque d’Alemayeshu Eshete et son Shebelle’s Band !) écorche sur un violon aux cordes détendues des mélodies tsiganes tandis que Silas s’essaie à imiter, en rires graves et spasmodiques, des bouts de Steve Turre ou d’Albert Mangelsdorff.
Une étrangeté totale, une rareté tirée à une centaine d‘exemplaires par un certain label Lazlo Ferien de Budapest (Fekete Hanut n°257), tous les morceaux, à l’exception des Never More Songs, enregistrés en concert au Paris-New-York, ex-Hungaria Hotel.

Nicolas Oppenot, exportateur aux ADJ
Shä-key, a head näddas journey to adidi skizm
(1994 - Imago Rec.)

En 1994, shä-key jaillit de Brooklyn et dépose sa voix aux plus hautes cimes des rythmes hip hop. Une voix qui "représente" fièrement le peuple des ghettos américains, à la manière d’un Lester Bowie, par exemple, qui deux ans plus tôt témoigna de son effroi, par rapport aux émeutes tragiques de Los Angeles (The fire this time - In & Out – à rapprocher du fameux essai de James Baldwin). Son discours va au-delà du cri et modèle une poésie du quotidien qui tente de transformer la pauvreté en paradis (cf Naughty by Nature), tout en se débattant entre ses racines les plus profondes (mais où sont-elles passées ?) et l’Amérique égoïste d’aujourd'hui. Pour porter la tourbillonnante musique de ses mots, une succession d’atmosphères puisées dans de vieux sillons, un homme, Rahzel, bruiteur rythmique époustouflant (cf The Roots) et quelques interventions instrumentales qui enflamment le tout (notamment dans les versions live).

Noel Redding, musicien
Johnny Kidd and the Pirates

Le premier truc qui me vient a l'esprit c’est Johnny Kidd and Pirates. Johnny Kidd est mort en 1966 dans un accident de voiture. Il chantait avec un trio (guitare, basse, batterie) pionnier du genre, vous voyez ce que je veux dire. Le guitariste, Mick Greene, est un type très important qui a été complètement sous-estimé. Ça a été une influence très forte pour moi quand j’étais guitariste. D'ailleurs Paul McCartney l’a invité dans son projet Russia il y a quelques années. Aujourd’hui il est agent d’assurances. Le genre de truc qui arrive, n’est-ce pas, qui arrive trop souvent. Ces types faisaient du rock'n‘roll anglais en même temps que les Beatles. Ce n’était pas le truc américain. Ils n'ont jamais réalisé de LP, juste des super singles comme Shakin' all over ou I'll never get over you. En fait il y a des Français qui ont fait une compilation sur un LP. J’ai trouvé ça dans un journal de vente par correspondance. C’est marrant, j'ai reçu par la poste un LP fait en France d’un groupe anglais qui n’en avait jamais fait.

André Ricros, chanteur, producteur pour les disques Modal
Haut-Karabagh, Musiques du front, Arménie
(SiIex Mosaique Y 226 218)

- Comment faire pour être plus près de la musique d’un peuple ?
- Comment atteindre cette proximité qui touche à l’ultime trace, que celui - ou celle - qui interprète inscrit consciemment sur une bande de magnétophone, pour témoigner de son existence ?
En avril 1993, l'ingénieur du son Richard Hayon tente de rejoindre le Haut-Karabagh pour dénoncer à son retour, si retour il y a, l'assassinat des occupants de cet ilot arménien, dangereusement enclavé dans l’Azerbaïdjan.
Après avoir échappé aux tirs adressés en direction des hélicoptères qui franchissent le corridor de Latchine, seul couloir aérien censé être protégé, il ramène les voix d’hommes et de femmes qui, par leurs seuls chants et leurs seules musiques, peuvent ainsi s'adresser au monde et parler de ce conflit ou plutôt de ce massacre qui n’intéresse personne (pas de pétrole pour les pays riches, pas d'intérêt médiatique pour les soi-disant ambassadeurs de cette même communauté).
Si ce disque est difficile et douloureux, c’est qu'il est difficile et douloureux de mourir.
Si ce disque est déchirant et émouvant, c'est qu'il est à tout jamais chargé d’une vérité offerte par des artistes qui nous ont confié une part de leur vie. Des femmes qui pleurent, accompagnées par un violon, sur les tombes d’un cimetière rouvert après l’emprise du régime communiste, des hommes qui jouent de la clarinette, de l’accordéon, du doudouk, dans une tranchée avec au-dessus de leur tête, des balles de Kalachnikov rythmant leurs mélodies, une fillette qui chante sous le grondement des obus et les rafales de mitrailleuse... Autant de témoignages qui nous disent que la résistance de ce peuple abandonné est là, debout dans ce qui reste de plus cher à ceux qui savent qu’ils vont mourir : la dignité.
Un disque où l‘importance du temps est mesurée, car chaque seconde qui passe nourrit l’espoir insensé de cohabiter et de reconstruire.
Un disque où la musique nous apparait essentielle puisque vitale, puisque devenue le seul, ou le dernier, langage pour parler de soi et de sa différence.

Yves Robert, musicien
Robert Ashley : Improvement. 1992
(Elektra Nonesuch 7559-79289-2)

Voici ma référence en travail vocal parlé.
Un truc introuvable : Improvement. C'est un opéra, enfin pour moi c'est un coffret de deux disques avec un livret :
Sept personnages racontent une histoire, celle de Don et Linda, il se cavale alors qu'elle va pisser à une aire d'autoroute. Après elle raconte qu'elle est quelqu'un d'autre. Histoire étrange dont je me fous un peu. Moi ce qui me plaît, c'est ça : une science totale de la voix parlée monocorde, en unissons, en accords, rythmiques, variés, dialogues plus lointains, rapprochés, murmures, cris. La charnière idéale entre le chant et la parole.
Bref c'est particulier, inattendu et génial. On est très loin de la musique instrumentale. On est dans le récit, abreuvé de mots, embarqués par la musique des chants parlés. Moi qui veux travailler sur la parole, le récit intime, l‘aventure de soi. Désormais je vais étudier Improvement, débusquer les trucs, essorer la construction du bidule, analyser mon frisson, piller les recettes.
Avant de passer à un autre enregistrement de Robert Ashley que je commande sur le net.

Sonny Thompson, musicien
Donny Hathaway : Donny Hathaway (Atlantic)

Comme Michael a dit : Donny Hathaway. Je n’arrive pas à penser a autre chose. C’était un sacré type, Donny Hathaway !

Robert Wyatt, compositeur
Mack The Knife and other Berlin songs of Kurt Weill arrangé et dirigé par Mike Zwerin pour le Sextet of Orchestra USA, enregistré à New York en 2 sessions, 1964 et 1965
(RCA Victor - BMG France 74321591622)

Je placerais Kurt Weill entre George Gershwin et Leonard Bernstein, dans ce magnifique triumvirat d'auteurs de chansons inspirés par - et inspirant – les musiciens de jazz. Voilà qui garantit la qualité du matériel de base. Mais c’est pour moi un disque de Mike Zwerin, rempli d'idées harmoniques et rythmiques, rehaussé des solos de sa trompette basse. Il est joyeusement assis au milieu des autres musiciens, pas le moins du monde relégué dans l'ombre de gars comme Jerome Richardson, Thad Jones, Richard Davis et bien entendu l'éternel et électrique Eric Dolphy. Je ne me lasse jamais de ce disque et je suis surpris qu'il ne soit pas plus connu.

mardi 12 décembre 2017

Blue Suite : François Tusques


Entretien fleuve que j'ai réalisé fin 2000 avec le pianiste et compositeur François Tusques pour le Cours du Temps du n°4 du Journal des Allumés du Jazz. Le Blog des Allumés ayant disparu de la Toile, j'ai pensé qu'il était important de le republier, d'autant que c'est le seul des 36 numéros dont le PDF a été perdu dans les déménagements et autres migrations ! Tous les autres sont en libre téléchargement sur le site.

Devant l’abondance des revivals nostalgiques et du fait des lacunes culturelles qui occultent aujourd’hui l’origine des choses (peut-on comprendre le blues moderne sans connaître Robert Johnson ?), il nous a semblé nécessaire et passionnant de nous entretenir avec des musiciens qui, ayant traversé la deuxième moitié du XXième siècle, ont tous été confrontés aux courants de pensée et aux formes qui l’ont animée. Le pianiste et compositeur François Tusques est l’un de ces précurseurs.

Rencontre avec Jean-Jacques Birgé
avec l’aide de Nicolas Jorio.

JE N’ÉTAIS PAS D’ACCORD AVEC LA SOCIÉTÉ

Le disque Free Jazz (1), qui sort en 1965, est une première en France. Ton parcours, avant ce disque, est-il aussi polymorphe qu'il le sera par la suite ?

Ma mère, qui était chanteuse à l'Opéra de Paris, a essayé de me faire donner des cours de piano quand j'étais jeune mais je n'ai jamais voulu. C’était une très grande musicienne. Elle avait abandonné l'opéra à ma naissance, mais elle faisait de la musique toute la journée avec des tas de gens à la maison. J’avais horreur de ça. J’écoutais beaucoup de musique classique, mais je n'avais pas du tout envie d'en jouer. Mes parents m'emmenaient souvent à l'Olympia écouter les chanteurs de l'époque, Trenet, etc. C'est comme ça que j'ai découvert Sidney Bechet qui jouait avec Claude Luter (je devais avoir 11 ou 12 ans), je ne sais pas pourquoi mais ça a été une révélation. Je me suis mis à acheter ses disques, et de fil en aiguille, je suis devenu un grand amateur de musique de la Nouvelle-Orléans (je devais avoir à peu près 200 microsillons). Pour moi, le jazz s'arrêtait en 1930. Tout ce qu'il y avait après ne m'intéressait pas, ça a duré comme ça quelques années. Je n'avais pas du tout envie de faire de la musique... J'allais de plus en plus souvent écouter du jazz dans les clubs, aux Trois Mailletz ou à la Cigale, et un jour j'ai entendu René Urtreger et ça m'a vachement plu. Je me demandais d'où tout ça sortait. Un soir, Henri Renaud, qui jouait aux Trois Mailletz et qui était directeur artistique, vendait une pile de 45 tours de Charlie Parker. Je les ai achetés, et c'est en les écoutant que j'ai eu pour la première fois envie de jouer cette musique-là. J'ai découvert ensuite Bud Powell vers 16 ou 17 ans et j’ai essayé de reproduire non pas ses thèmes mais ses phrases. Je ne savais pas jouer de piano mais je passais des après-midi entiers sur ses chorus. Lorsqu’il est venu en France je suis allé l'écouter tous les soirs, je regardais ses mains pour voir comment il faisait. Sur les conseils de ma mère j'ai enfin pris quelques cours. C’est ainsi que j’ai découvert Messiaen. Comme je n'avais pas d'oreille, j'ai pris beaucoup de cours de solfège pendant un an ou deux à Nantes. À la même époque, j'y ai monté un Hot-Club et j'ai fait venir François Jeanneau, Luigi Trussardi et Michel Babault à la batterie pour jouer les dix thèmes que je pouvais jouer. Ce furent mes premiers concerts, il y avait pas mal de monde. Je jouais parce que ça me plaisait mais je n'avais pas du tout l'idée d'en faire ma vie. Je me suis intéressé à Webern, j’ai lu les livres de Boulez. Leurs idées et leur musique m'intéressaient plus que le classique, que je connaissais bien grâce à ma mère qui chantait Mozart, Debussy, et même Messiaen... Après, je suis parti en Algérie faire mon service militaire pendant la guerre. J'écoutais toujours des disques et je réfléchissais à tout ça. Quand je suis revenu je ne savais plus du tout jouer. J’étais très révolté, je ne voulais rien faire. Je me suis mis à la musique, non pas par goût ou par vocation, mais parce que j'espérais, surtout avec le jazz, pouvoir foutre la merde et montrer à quel point je n'étais pas d'accord avec la société dans laquelle je vivais. Je me suis retrouvé à Nantes avec Beb Guérin qui était étudiant, Trussardi et Babault avec qui nous jouions en trio. Je suis monté à Paris en 1965, où j'ai rencontré beaucoup de gens : Don Cherry, qui s'est intéressé à moi, Bernard Vitet, François Jeanneau, Michel Portal, qui essayaient de faire quelque chose, tous dans des histoires bien à eux. Jeanneau était dans Coltrane, Vitet était dans Miles... Portal gagnait sa vie comme musicien de studio, en-dehors de tout ça, mais il ne savait pas très bien comment sortir de sa situation... Ils ont vu que je composais des petits trucs et ils m'ont dit : « Fais quelque chose ». Alors j'ai écrit plein de morceaux qu'ils ont travaillés. Moi, j'étais vraiment étonné. C'est comme ça qu'est né le disque Free Jazz.

UNE MUSIQUE LIBRE

Dans les encyclopédies celui-ci apparaît comme le premier disque de free jazz en France, alors qu’il est beaucoup plus personnel que cette appellation générique...

Nous ne connaissions pas du tout le free jazz à l'époque. Et ça n'a rien à voir avec le free jazz américain. C'était la volonté de jouer une musique libre. Mais ça ne venait pas de moi. J'étais débutant, tout ce que je voulais, c'était jouer. On discutait beaucoup entre nous. J'ai découvert beaucoup de choses avec Jeanneau, Thollot, et Vitet qui s'intéressait aussi à la musique du Moyen Age et à Webern. C'est surtout Michel Portal qui nous poussait. Il avait déjà un métier et une culture immenses, alors que moi, je savais à peine jouer du piano. J'avais fait à peine une année d'harmonie à Nantes quand lui était déjà premier prix de clarinette de Budapest ou quelque chose comme ça. Il y avait en lui un désir très fort de créer des choses nouvelles, de trouver des formes. Moi, je n'étais pas dans des habitudes comme eux...

Parle-nous de ta rencontre avec Don Cherry.

Il m’a beaucoup appris. J'ai passé des après-midi entiers à jouer avec lui dans l'appartement de JF (Jenny-Clark). Il était très mal vu. A Paris les gens se moquaient de lui en disant qu'il ne savait pas jouer (alors qu'il savait tout jouer, mais il était déjà bien au-delà). Je crois qu'il s'est un peu appuyé sur moi parce que j'étais un des seuls pianistes qui étaient un peu “ailleurs”. Dans les concerts qu'on faisait ensemble Don me présentait comme le plus grand pianiste de jazz français, pour faire chier les autres. Alors les gens pensaient : « Ah oui, ça doit être lui le plus grand ! ». Ce que je jouais était sans doute assez significatif mais j'avais des moyens extrêmement limités.

Ta révolte, suite à la guerre d'Algérie, marque ta musique, comme celle des noirs américains dessine un nouveau jazz.

C’était en plein Mai 68, en plein dans l'histoire des droits civiques aux USA. On voyait rappliquer ici quantité de types qui jouaient du free. Mais, à part Clifford Thornton, Archie Shepp ou Max Roach, c'était un milieu qui n'était pas si politisé. Les autres faisaient ça parce que c’était ce qui se jouait à New York, c'était un produit de la société américaine parmi d’autres. Mais si on enlève le côté idéologique sur lequel tu insistes et qui est très important, nous avions des conventions musicales communes. J'ai beaucoup joué avec Sunny Murray. De sa personnalité, j'ai retenu le blues et la musique d'église noire américaine qui est très forte dans le jazz de Mingus ou même d'Archie Shepp.

Oink oink, la Suite des Black Panthers, sort à ce moment-là. Tu fais ce disque (2) avec Colette Magny, qui avait, en tant que directrice artistique, proposé au label Mouloudji de produire Free Jazz.

Je lui dois beaucoup. C’est aussi une formidable musicienne de free jazz. Il y a des gens à Marseille qui forment un club de soutien à Colette Magny, bien qu'elle ait disparu, et qui essaie de propager son œuvre, en chantant ses chansons, en exposant sa peinture, en diffusant ses disques. Ils m'ont commandé une suite de 3/4 d'heure, avec Hélène Bass au violoncelle, que je dois jouer au mois d'avril à Marseille, puis chez Colette. Et donc, je me suis mis à réécouter tous ses disques, et j'ai redécouvert cet aspect free jazz de sa musique.

La première fois que je t'ai entendu, c'est justement dans ce disque, Répression.

J'ai découvert une forme musicale très revendicatrice et très cohérente avec les paroles que chantait Colette. C'est un disque qui a très bien marché, beaucoup de gens s'y sont intéressés, nous avons beaucoup tourné avec ça. Mais il y avait aussi beaucoup de critiques. Et c'est vrai que par rapport aux Panthères, à l'époque, c'était assez idéaliste...

DES RAISONS ET DES RACINES

Plus tard tu as travaillé avec des musiciens bretons (3). Ton parcours a souvent été lié à des revendications culturelles.

Mai 68, contrairement aux autres, m'a calmé. Peut-être parce que les autres se révoltaient à ma place. Je me suis mis un peu à militer. J’ai commencé à utiliser la musique pour soutenir des organisations auxquelles j’étais rattaché. Je jouais dans des meetings, des usines, comme le faisait Colette. On était dans une période révolutionnaire, on s'imaginait tous que la société allait changer. On essayait d'être partie prenante. J'ai toujours eu besoin de raisons pour faire de la musique. Il faut que j'y trouve un sens, une motivation. Mais le free jazz commençait à m'ennuyer, je trouvais que ça tournait un peu en rond. À la suite des Black Panthers, j'avais commencé à monter l'Intercommunal Free Dance Music Orchestra, inspiré d'un mot d'ordre du Black Panthers Party, et qui tournait autour de l'idée, non pas de commune, mais de communauté. Il ne défendait pas seulement les intérêts des noirs, mais aussi ceux de toutes les communautés américaines. L'idée partait de là. Comme je me penchais beaucoup à l'époque sur les musiques africaines et arabes, j’ai commencé, via cet orchestre, à mélanger les musiques, à organiser des échanges. Je voulais en particulier faire découvrir un peu la musique africaine. J’ai rencontré Ramadolf, Jo Maka qui jouaient une musique très intéressante et que peu de gens connaissaient. C'est dans ce cadre que nous avons intégré des musiciens bretons. J’ai aussi beaucoup échangé avec Michel et Claude Marre, et Carlos Andreu avec qui j’ai un projet de disque pour l’année prochaine. Tout ça a eu une très grande importance pour moi, même si on n'est pas devenu des vedettes parce que nous n'étions pas dans le showbiz. De toute façon, nous n'avions pas du tout ce genre de motivation. Plus tard, la world music est devenue très à la mode. En dehors de toute considération idéologique et de toute analyse, d'un point de vue strictement musical, il y a certaines choses qui me sont primordiales : le swing, le blues, une façon de jouer, une tradition qui vient du jazz et qui me parle plus qu'une autre. En ce qui concerne la jeune génération, on se retrouve aujourd'hui en face de gens qui ont appris la musique dans les écoles et à qui il manque fondamentalement des raisons et des racines... Je cherche des gens en quête de la musique. J'ai appris à jouer pour trouver la musique, pas pour jouer du piano. C'est ce qui me paraît primordial. Et c'est pour ça que je joue du jazz. On ne trouve pas ça dans la musique occidentale où l'on a une pensée différente. En fait, mon truc, c'est une critique de la pensée occidentale.

BLUES SÉRIELS EN SI BÉMOL

Quand tu travailles avec un nouveau musicien, comment t'y prends-tu pour lui expliquer ce qu'est ta musique ?

J'ai beaucoup de mal. En ce moment je suis dans une période un peu délicate. Je compose beaucoup. Des blues sériels. J'en fais tous les jours. J'en ai à peu près deux ou trois cents, presque tous en si bémol. Enfin, je suis assez concentré sur ma propre musique. Or, quand on joue avec des musiciens, il faut s'intéresser à ce qu'ils font. Je suis dans une position très individualiste, bien que ce soit à l'encontre de mes idées. Par principe je serais plutôt contre le fait d'imposer aux autres ma musique. Mais pour revenir à la question, quand je commence à jouer avec quelqu'un, je n'explique rien. J'essaie de voir de quelle manière on peut communiquer, en jouant un standard par exemple. Plus ça va, moins j'accorde d'importance aux notes et aux harmonies. Ce qui m'intéresse, c'est la façon dont on joue, une question de désir. Jouer avec tel musicien plutôt que tel autre, c'est vraiment très subjectif.

À une époque, tu jouais du piano préparé.

Ça m'a beaucoup intéressé. J'ai découvert et écouté John Cage, et je me suis mis au piano préparé. J'ai vu récemment Sophie Agnel en jouer. C’était intéressant. Elle ne va pas du tout dans le sens de ma démarche. Je voulais reproduire ce que j'avais appris. J’ai fait un disque entièrement au piano préparé, paru au Chant du Monde (4), qui est influencé par le style de Don Cherry. Une tentative de changer les timbres de l'instrument pour en faire quelque chose de plus percussif.

UN ANTI-NATIONALISME

Et le tango ?

C'est une histoire de rencontre, comme pour la musique bretonne et Don Cherry. Toujours cette question de désir. Quand j'ai rencontré ma compagne, elle m'a fait découvrir cette musique qu'elle chante. J’ai écouté les musiciens de tango de la même manière que j'écoutais les musiciens de jazz. Il y a des pianistes de tango absolument extraordinaires, comme Salgan, ou Enrique Pasqual qui joue un peu comme Bobby Few... Il faut écouter le duo Salgan-Delio, un duo piano-guitare qui sonne étrangement comme le trio d'Art Tatum. Ce que je trouve remarquable dans le tango, c'est que tout est écrit à la triple croche près. Les musiciens de tango n'arrivent pas à improviser. Ils sont trop prisonniers de leurs chansons. Les jazzmen américains ont réussi à improviser sur les chansons américaines parce qu'ils s'en moquaient. Comme Armstrong, par exemple. Pour les Argentins, les chansons c'est sacré. C'est effectivement très beau. C'est de la grande poésie bien supérieure à toute la chanson américaine, notamment du point de vue du contenu. Il y a quelque chose de léger et de superficiel, par exemple dans les chansons de Cole Porter. Les Argentins sont trop respectueux de leur poésie pour improviser. Lorsque j'essaie de le faire on me regarde de travers. Si tu déformes cette musique, ça a un sens pour eux. Dans toutes les musiques populaires, le sectarisme est terrifiant, lié au nationalisme. Une volonté d'ouverture, c'est un anti-nationalisme qui s'affiche.

N’as-tu pas l’impression que nombre de musiciens manquent de culture générale ? Ils ignorent même souvent les racines et l’histoire du courant musical qu’ils suivent.

Je ne crois pas que l'on puisse jouer sur rien. Il y a forcément quelque chose avant vous, ne serait-ce que le chant des oiseaux. Il faut apprendre avant de faire. Moi, je me suis construit sur l'histoire du jazz, que je connais de A à Z. Mais paradoxalement je crois à l'invention. Je ne crois pas à cette idée biblique de création originelle totale, à ce que La Bruyère résumait en disant : “Tout est dit et l'on vient trop tard”. Lautréamont a ouvert les yeux à beaucoup de monde là-dessus, c'est l'histoire de la poésie renversée. Mais pour faire ça, il faut connaître beaucoup de choses. Ça m'inspire une idée un peu magique : je pense que les artistes reflètent le monde et qu'ils peuvent, au-delà de ça, ouvrir des voies nouvelles, mais je ne pense pas qu'ils en soient complètement responsables.

Discographie essentielle (dans le texte) :

(1) CD 1965, François Tusques, free jazz, Mouloudji, réédition In Situ 039, disponiible aux ADJ
(2) CD Répression, 1972, Le Chant du Monde, réédition Scalen’Disc CMPCDO3 SCA470
(3) LP Vers une Musique bretonne nouvelle, 1979, Le Chant du Monde LDX 74703 (épuisé)
(4) LP Le piano préparé, 1977, Le Chant du Monde LDX 74483 (épuisé)

Autres enregistrements disponibles aux ADJ (de/et/ou/avec Tusques) :

CD Blue Suite, trio avec Denis Colin et Noël Mc Ghie, 2000, Transes Européennes TE 026
CD Blue Phèdre, 12 thèmes de 12 pieds avec 12 musiciens, 1996, Axolotl AXO103
CD Octaèdre, jazz et tango, 1994, Axolotl AXO101
CD Le jardin des délices, parcourons ensemble le jardin musical de la grande incertitude enjouée, 1993, in situ 165
CD Un Drame Musical Instantané, Urgent Meeting, 1992, GRRR 2018
CD Violetta Ferrer, Poemas de Federico Garcia Lorca, 1981-83, nato 777 736

P.S. : Depuis cet entretien d'autres albums sont venus enrichir sa discographie...
CD Tusques & McGhie Topolitologie (Improvising Beings IB02)
CD Tusques & Isabel Juanpera Tango libre (Improvising Beings IB06)
CD Tusques L'étang change, mais les poissons sont toujours là (Improvising Beings IB15)
CD Grimal Tusques Guérineau La jungle du Doanier Rousseau (Improvising Beings IB24)
CD Tusques & Eric Zinman Laisser l'esprit divaguer (Improvising Beings Studio234010)
CD Tusques, Pablo Cueco, Mirtha Pozzi Le fond de l'air (Improvising Beings IB31)
CD Tusques, Juanpera, Claude Parle, Itaru Oki, Le chant du Jubjub (Improvising Beings IB43)

Lectures conseillées par François Tusques :

Jean Boivin, La classe de Messiaen (Ed. Christian Bourgois)
Vincent Cotro, Chants libres – Le free jazz en France (Ed.Outre Mesure)
Philippe Carles et Jean-Louis Comolli, Free Jazz Black Power (Ed.Folio)
Edouard Glissant, Le traité de tout-monde (Ed.Gallimard)

Disques conseillés par François Tusques :

Olivier Messiaen, Quatuor pour la fin du temps
Anton Webern, Intégrale Pierre Boulez (Deutsche Grammophon)
Sonny Rollins / Don Cherry, Our Man in Jazz (RCA/BMG)
Horacio Salgan et Ubaldo Delio, Tango Vol.1 (Mandala Man 4830)
Osvaldo Tarantino Solo Piano tango en Vivo (Melopea Discos CDMS5061)

jeudi 7 décembre 2017

Fred Frith, architecte déconstructeur


Entretien fleuve que j'ai réalisé début 2004 pour le Cours du Temps du n°10 du Journal des Allumés du Jazz. Le Blog des Allumés ayant disparu de la Toile, j'ai pensé qu'il était intéressant de le republier.

Dans le monde entier, Step Across the Border a eu un impact phénoménal sur la réputation de Fred Frith. Ce documentaire en noir et blanc, sorti en dvd, est l’un des plus beaux témoignages sur la vie de musicien, et sa mise en scène exceptionnellement créative dépasse largement le reportage sur le guitariste anglais. On devrait le projeter dans tous les collèges pour sensibiliser les jeunes gens à l'univers sonore et les initier à la création musicale. Caractérisé par la rigueur de son écriture et la liberté de son jeu, violoniste, bassiste, improvisateur, compositeur, enseignant, l'infatigable Fred Frith a poussé les recherches sur la guitare comme personne.
Dans le Journal, à côté de ses portraits par Guy Le Querrec, Fred nous faisait le cadeau d'images inédites de ses comparses, réalisées par la photographe Heike Liss, sa compagne.

Entretien avec Jean-Jacques Birgé.

Comment tout cela a-t-il commencé ?

De façon très classique : mon père était un pianiste amateur enthousiaste, nous avions un grand Bechstein dont il était très fier ; ainsi j'ai entendu Bach, Debussy, Chopin, Bartók presque tous les jours. Mon frère Christopher jouait du violon, plus tard il fit des études de piano, donc c'était mon tour... En fait, c'est ma grand-mère, pianiste exceptionnellement douée, qui a abandonné sa carrière d'accompagnatrice à son mariage, et a insisté pour que j'apprenne le violon à 5 ans. Nous avions déménagé de Londres à Richmond, une jolie petite ville du Yorkshire. Là, un peu plus tard, je me suis inscrit dans le choeur de notre église, où je suis resté quatre ans, une expérience formidable. À partir de mes 10 ans, nous avons emménagé à York.
Voici les racines de ma vie musicale. Mon prof de violon était une femme très jeune et assez expérimentale, elle a décidé que je ne toucherai à l'instrument que lorsque je pourrai vraiment me détendre. Donc, pendant les six premiers mois, j'ai dû faire comme du yoga, devant détendre mes doigts, mes mains, mes coudes, mes épaules, avant de commencer à faire de la musique ! C'est extraordinaire pour un petit de 5 ans, je reste totalement marqué par ce que j'ai appris, même si à l'époque je trouvais ça insupportable !
À la maison, mon père insistait pour qu'on joue ensemble, c'était aussi important - apprendre l'activité sociale - il était parfois impatient et ça me frustrait. Puis on a changé de ville, nouveau prof, un idiot que je détestais, plus ou moins la fin de mes études de violon. Hasard miraculeux, la guitare s'est manifestée à l'âge de 13 ans, tout a changé...
Trois personnalités assez fortes se côtoyaient : mon père et mes deux frères plus âgés, avec des goûts musicaux totalement différents. J'étais donc entouré de voix concurrentes à la platine : Delius, Britten, Debussy (mon père) ; Django Reinhardt, Alexis Korner, Pete Seeger, Lotte Lenya/Kurt Weill (Christopher) et enfin pop, Johnny Ray, Paul Anka, Elvis (mon frère Simon). À la fin des années 50 j'écoutais tout ça, que je le veuille ou non ! Lorsque j'ai commencé à avoir mes propres goûts ça a démarré avec les Shadows (la guitare !), puis les Beatles bien sûr, enfin le blues dans toutes ses manifestations. On arrive à 66/67, deux années extraordinaires pour la musique, Revolver, Visage de Berio, Safe As Milk, Absolutely Free...
Une chute d'eau comme à Niagara, j'étais bouleversé...

On retrouve toutes ces influences dans ta musique. Comment choisis-tu telle ou telle direction ?

Je suis pragmatique. Je tente toujours de mettre la chose la plus efficace à la bonne place au bon moment, dans les compositions comme dans les improvisations.

À partir de quel moment as-tu senti que tu allais devenir professionnel ?

C'est assez précis. Lorsque j'ai terminé mes études (en Littérature Anglaise à l'Université de Cambridge en 1970), Henry Cow existait déjà depuis 2 ans. Mon père a voulu que je continue mes études pour que, lorsque l'aventure du rock se serait effondrée, j'ai les qualifications pour devenir professeur et gagner ma vie. J'ai demandé à Wilfred Mellers, qui à l'époque était professeur à l'Université de York, si je pourrais tenter une thèse en composition, bien que je n'aie suivi encore aucune étude musicale. Wilfred était un grand pionnier qui défendait l’idée que la musique populaire méritait autant d'attention que d'autres musiques plus reconnues. Il a, par exemple, fait des analyses musicales qui comparaient les Beatles et Schubert ! J'ai eu un entretien avec lui, et, étonnant, il a dit : "Oui, viens !". Ça a été un choc ; pourtant je réalisai que je devais rester dans Henry Cow, et que cela serait plutôt le genre d'éducation musicale dont j'avais besoin. C'était une décision très difficile, car être accepté à York était inattendu et somme toute très flatteur. Mais je ne l'ai jamais regretté, et maintenant je suis Professeur de Composition de toute façon !

Comme avec Robert Wyatt, je suis surpris lorsqu'un anglophone parle si bien le français. Où l’as-tu appris ?

Plusieurs années à l'école, mais le parler est une autre affaire. J'ai participé à des échanges familiaux avec la famille Nicolle à Dijon qui était jumelée à York. J'y suis allé plusieurs fois, c'était fabuleux, je les aimais beaucoup. À 16 ans, j'ai fait un atelier scolaire intensif à Poitiers, expérience très forte pour plusieurs raisons : j'ai vu un film de Buñuel, La mort en ce jardin, qui m'a beaucoup marqué, et je suis tombé amoureux d'une guitariste... Et puis Henry Cow a tourné sans arrêt en France, Suisse, Belgique... Ça continue, car j'ai toujours beaucoup de connections partout en France, j'y travaille tous les ans. Je peux même dire que c'est la France qui a soutenu le plus de grands projets : Helter Skelter, Landing, Setaccio, collaborations avec François Verret, l'ARFI. Ce n'est pas à dédaigner !

La première fois que je t'ai entendu sur scène, c'était au Théâtre des Champs Elysées avec Wyatt sur une chaise roulante...

Je me rappelle très bien ce concert. C'était bourré de gens, à tel point que ceux qui ne pouvaient pas entrer ont cassé une vitrine ! À l'intérieur, il y a avait des gens qui détestaient ça, le public a failli se battre. On a souvent vécu ça à l'époque. Je me souviens aussi d'un concert avec Beefheart à Liverpool. Henry Cow assurait la première partie, et le public ne voulait rien savoir. Ils hurlaient "Beefheart ! Beefheart !" sans arrêt lorsque nous sommes arrivés sur scène. On a commencé en hurlant à notre tour, improvisant vocalement avec le public. Peu à peu, ça les a intrigués, je pense que ça leur a plu qu'on n'ait pas peur ! À la fin, ils étaient totalement captivés, un triomphe. J'aime bien ce genre d'expérience, quand on n'a aucune idée de ce qui peut arriver, on saisit simplement le moment. Comme Chris Cutler et moi devant 2000 personnes à Santiago du Chili où les organisateurs pensaient que ça en attirerait 200 : un concert d'improvisation devant des gens pas du tout préparés, quelle force de communication, c'était fantastique... Mes souvenirs les plus chaleureux d'Henry Cow sont tous un peu de ce genre - les prises de risque, et comment on s'en est sortis. Évidemment, parfois c'était catastrophique, mais tant mieux, comme ça on reconnaît que le danger est vrai, pas juste une attitude...
C'était une drôle d'époque. Je pensais, et je pense toujours, que Henry Cow était très isolé. Ce n'était pas vraiment du rock progressif comme on l'entend aujourd'hui - trop d'improvisations. Celles-ci étaient totalement en-dehors des courants free de l'époque - les papes de l'avant-garde anglaise étaient très méprisants envers nous, à part Derek Bailey qui nous a toujours soutenus - on faisait du rock, on n'avait pas peur d'utiliser n'importe quel "langage" si ça semblait marcher, on n'avait pas peur d'une mélodie ni d'une rythmique régulière. On n'était donc pas du tout "corrects" ! Même maintenant, Henry Cow est totalement marginalisé dans les histoires officielles de la musique expérimentale anglaise. On ne rentre dans aucune des cases à la mode...

Qu'est-ce qui t'a poussé à partir aux Etats-Unis ?

Un accident ! Henry Cow savait déjà, six mois avant, que août 1978 marquerait la fin. Nous travaillions comme des fous - tournées, enregistrements… La dernière (en plein air devant la cathédrale de Milan) fut triste car on ne savait plus pourquoi on avait pris cette décision. Je me suis retrouvé perdu, émotionnellement vide après dix ans d'une vie collective très intense. En septembre, j'ai fait une espèce de retraite sur une île grecque, j'ai entrepris des recherches musicales dans des monastères, et j'ai eu la bizarre expérience de me retrouver nageant en face de Jean-Baptiste Barrière (plus tard membre de l'Ircam, mais à l'époque auteur de deux disques que je connaissais). En revenant en Angleterre, j'ai reçu un coup de téléphone de Giorgio Gomelsky, personnalité clef dans l'histoire du rock (un temps manager des Rolling Stones et des Yardbirds, fondateur de Marmalade Records et producteur du premier disque de McLaughlin, Extrapolations, puis manager de Magma à leur grande époque). Il avait déménagé à New York et voulait monter un festival (le Zu Manifestival) qui présenterait les côtés les plus innovateurs des scènes américaines et européennes. Il voulait que je vienne, pas forcément pour participer, mais pour voir ce qui se passait. Il m'a acheté un billet, je ne pouvais pas vraiment refuser ! En octobre, en arrivant chez Giorgio, j'ai entendu Bill Laswell, dont il était le découvreur, et ses amis (qui allaient plus tard former Material) en train de répéter un morceau d'Art Bears. Tiens ! J'ai commencé à recevoir des coups de fil de gens qui m'offraient leurs guitares si je voulais jouer au festival. Ce qui fut fait ! J'ai donc entendu Branca's Theoretical Girls, les Muffins, Daevid Allen's New York Gong et plein d'autres. J'ai fait un solo et interprété aussi quelques chansons de Slapp Happy avec Peter Blegvad. Les Residents étaient là. À l'époque, Rhys Chatham était directeur de la Kitchen et il m'a invité tout de suite à venir faire un solo, formidable. J'ai rencontré Eugene Chadbourne à Paris, et je l'ai invité à m'accompagner à Londres dans mon bus Volkswagen pour un concert au LMC. Il m'a ensuite invité à New York pour un projet avec lui et Zorn, et là j'ai rencontré tout le monde - Zorn, bien sûr, mais aussi Tom Cora, Bob Ostertag, Lesli Dalaba, David Moss... J'étais ravi - tous ces gens devenaient des amis, je trouvais ça tellement plus chaleureux et vivifiant que Londres que je n'ai pas hésité à partir - nouveau début, psychologiquement très nécessaire.
L'amour aussi, mais ça, c'est une autre histoire....

Est-ce qu'à New York il y avait une différence entre la scène rock et celle assimilée ici au jazz, celle de la musique improvisée ?

Oui, mais ça changeait rapidement. Les gens comme Zorn et Elliott Sharp, qui avaient suivi des études supérieures de musique dans des universités américaines, avaient un côté bien plus puriste en 1978 que 2 ans plus tard. C'était très "avant-garde", vu de l'extérieur. Mais la diversité de personnalités créait des mélanges musicaux assez extrêmes : Bill avec ses racines dans le funk de Detroit, moi venant de la scène rock expérimentale européenne, Tom avec le côté country du sud, des improvisateurs austères influencés par la scène européenne comme Charles K Noyes ou Polly Bradfield, des "comédiens" comme Chadbourne et Toshinori Kondo... Les barrières ne faisaient pas que tomber, elles disparaissaient. Il y avait aussi l'aspect "free-rock" de groupes comme Blue Humans et Massacre, les gens qui voulaient "utiliser" le rock dans des musiques "sérieuses" - Peter Gordon, Glenn Branca, Rhys Chatham et d'autres qui étaient un peu Art School, le désir de secouer les définitions, ce qui mènera plus tard à Bang on a Can par exemple. C'était vraiment un moment très riche de l'histoire de la musique, pendant 3 ou 4 ans, tout semblait possible : on improvise au Danceteria et au Mudd Club (où Téléphone fait la première partie de Massacre !), Material se manifeste avec Derek Bailey, Sonny Sharrock et moi à la guitare, tout le monde voulait savoir ce qui se passait... C'est ironique, mais au moment où la Knitting Factory se révélait le pivot de tout ça, la scène était d'une certaine façon déjà finie...

Arrivé là-bas, as-tu enregistré des disques tout de suite ?

En 1979, par exemple, j'ai enregistré une partie de Gravity avec les Muffins, mon premier disque (With Friends Like These) avec Henry Kaiser, Winter Songs avec Art Bears, 2000 Statues avec Zorn et Chadbourne, j'ai participé au Commercial Album des Residents et au Rags de Lindsay Cooper, entre autres ! Ça continuait comme ça, des dizaines de disques - Massacre, Material, Speechless, etc. Grâce à Massacre, quand on faisait des concerts avec DNA, j'ai rencontré Ikue Mori, alors devenue une collaboratrice très importante, jusqu'à aujourd'hui. Tom Cora y participait aussi avec Zorn, on s'est compris tout de suite. On avait quelque part les mêmes racines - il faut dire que c'était tout de même clair que des gens comme Zorn avaient vraiment un pied dans le jazz, tandis que pour Tom et moi c'était beaucoup moins vrai - blues, tout à fait, mais pas vraiment jazz. Nous étions des musiciens folk. Je le suis toujours dans l'esprit. J'ai toujours été attiré par des gens qui ne venaient pas du jazz, car je n'aimais pas trop ses habitudes de jeu et ses hiérarchies - Zeena Parkins, Bob Ostertag, des musiciens extraordinaires, hors catégorie. René Lussier fut une autre grande découverte, encore des racines plutôt folk - on s'est reconnus... Mes premiers concerts étaient dans les "folk clubs" et "working mens clubs" du nord de l'Angleterre. Je suis beaucoup plus attaché à l'idée de virtuosité folklorique, à l'emporte-pièce, qu'aux virtuosités du classique ou du jazz, question de goût et de background, bien entendu.

Comment en arrives-tu à Skeleton Crew ?

Massacre s'est dissout quand Bill est devenu Le Grand Producteur (1981), j'ai essayé tout de suite un nouveau quartet (MayDay) avec Fred Maher, Tim Schellenbaum et Tom Cora. Mais Tim et Fred étaient tous deux hospitalisés pour des problèmes de poumons (fumeurs !) et ça a duré assez longtemps. À un moment, Tom et moi avons simplement décidé de continuer sans eux en jouant leurs parties ainsi que les nôtres !
À part une première tournée avec Dave Newhouse des Muffins, ça s'est passé comme ça jusqu'à ce que Zeena nous rejoigne, en 1985 je crois.

À partir de quel moment te mets-tu à composer pour d'autres ensembles que les tiens ?

Quand le ROVA Sax Quartet et Guy Klucsevek m'ont fait des commandes, vers 1986. C'était curieux, au même moment je suis entré dans le monde du cinéma (avec Top of His Head de Peter Mettler) et ça m'a intéressé de plus en plus. J'ai commencé un quatuor de cordes en 1989 et j'en ai été ravi...

Que représente l'expérience du solo ?

C'est comme raconter des histoires, ou voyager - c'est un rapport très intime entre l'instrument et moi, entre l'auditeur et moi. Simplicité. Théâtre. On est seul et chaque geste prend une signification. Listening, listening, where are we going, where will we end up ? J'adore ça.

À propos de voyage, le documentaire Step Across the Border de Humbert et Penzel (1990) est un des plus beaux films sur la musique, avec Straight No Chaser, les films de Monsaingeon sur Glenn Glould, celui de Pascale Ferran sur Rivers et Hymas... En France, il a eu un impact considérable sur la scène improvisée...

Partout. Même la télévision américaine l'a diffusé ! Il n'y a que la Grande-Bretagne qui l'ait refusé - jusqu'à aujourd'hui il n'a jamais été programmé, ni au cinéma, ni à la télé. Le dvd vient de sortir, c'est déjà ça, 15 ans plus tard ! C'est clair que ce film a changé plein de choses pour moi. C'est toujours un plaisir de parler aux gens qui viennent de le voir pour la première fois et qui sortent du cinéma en disant : "Tout sonne différemment maintenant !".

Le suivant, Middle of the Moment (1995) est pourtant passé inaperçu...

C'est un film très romantique, très lent. Il faut ralentir son métabolisme pour l'apprécier. Si vous pouvez faire ça, c'est merveilleux. Sinon, ça vous dépasse complètement. Il y a tellement d'amour et d'humour dedans. Le disque que j'ai fait avec le son et la musique de ce film reste un de mes favoris - nous allons le ressortir bientôt, maintenant que le film est aussi en dvd.

Ce n'est pas facile pour moi de mener ce Cours du Temps de façon chronologique. J'ai l'impression que tes aventures tissent une toile...

Il y a plusieurs chronologies, qui avancent à différentes vitesses, mais qui avancent quand même simultanément. Une chronologie de l'improvisation, une de la composition, une de l’écriture de chansons, et la collaboration avec d'autres gens. Parfois je développe assez rapidement des idées dans une de ces chronologies, parfois il ne s'y passe rien pendant un an ou deux, mais je poursuis tous les fils, et parfois ils se croisent...

Quand as-tu quitté New York ? J'ai perdu celui de tes allées et venues...

Je suis parti en Allemagne en 1991, puis en 1994 nous sommes allés pendant un an à Big Sur en Californie, puis encore l'Allemagne jusqu'au moment où j'ai pris le job au Mills College, à Oakland en 1999.

Sur ton chemin, as-tu ressenti des passages déterminants, de ceux qui vous font basculer radicalement ?

J'ai l'impression qu'il y a des cycles d'environ 10 ans - le voyage déterminant de Henry Cow, 1968-78 ; l'explosion new yorkaise 1979-89 ; Step Across the Border et le désir de retourner en Europe, 1989-99 ; et maintenant l'exploration de nouvelles frontières en tant que professeur d'improvisation, en parallèle avec la vie de compositeur. Mais évidemment ce n'est pas seulement ça, car les choses ne sont jamais si simples. Je pense que travailler à Marseille avec des "jeunes chômeurs des quartiers défavorisés" en 1990 a vraiment changé ma vie, tout ce que nous avons découvert ensemble reste la base de mes méthodes pédagogiques. Tourner en Amérique du Sud avec Chris Cutler m'a confirmé que cette musique n'est pas du tout difficile ou inaccessible, c'est plutôt une question de comment tout cela est présenté aux gens. Les media sont souvent horriblement protecteurs ou condescendants. Quoi d'autre ? Travailler avec l'Ensemble Modern et avec le Quatuor Arditti a été (est) très important - j'ai beaucoup gagné en confiance devant l'intensité de leur travail, mais aussi devant l'accueil chaleureux qu'ils m'ont offert tous les deux. Il ne faut pas sous-estimer l'insécurité de quelqu'un sans formation classique ! Un peu le même genre de feeling que j'ai ressenti quand Miles Davis m'a fait un compliment dans une interview de JazzMag. Ça m'a fait beaucoup de bien !

PORTRAITS-SOUVENIRS

Aqsak Maboul
J'ai adoré Onze Danses pour Combattre la Migraine, Marc Hollander était un drôle de personnage, l'invitation à tourner et enregistrer avec eux m'a excité. C'était assez court - nous avons répété quelques jours, puis concerts en Belgique, enfin une semaine au Sunrise en Suisse pour le disque. Marc et ses compatriotes étaient très amusants, c'était clair qu'ils jouaient pour s'amuser ! Je me rappelle qu'il faisait toujours très froid à l'époque, on se gelait dans le camion !

Sonny Sharrock
Un vrai gentleman - un des types les plus charmants que j'ai jamais rencontré. On a joué ensemble au concert de Material dont j'ai parlé, pendant que George Lewis dirigeait la Kitchen. Quel guitariste ! Sauvage mais très lyrique. J'ai eu le sentiment que c'était plutôt un guitariste de blues que de jazz, bien qu'il ait joué avec Herbie Mann (étrange !) et Miles (sans être reconnu, son nom ne figure pas sur le disque Jack Johnson par exemple, du moins pas au moment où c'est sorti). Oui, je sais que l'un est la racine de l'autre, mais quand même, il y a une attitude de jeu, "la virtuosité folklorique" - Sonny n'avait pas l'attitude concurrente et parfois agressive que j'ai souvent rencontrée dans le jazz.

Tom Cora
Tout ce que j'ai à dire sur Tom est dans Gusto (Traffic Continues), le morceau que j'ai écrit pour l'Ensemble Modern autour de lui dans tous les sens. On s'est rencontrés d'une façon assez absurde - nous allions séparément en métro uptown pour des répétitions de 2000 Statues en 1979. Tous les deux nouveaux à New York, moi venant d'Angleterre, lui de Virginie, avons pris le mauvais train ! À la même gare, nous sommes sortis pour en changer, mais on s'est retrouvés sur des quais opposés, lui avec son violoncelle, moi avec ma guitare. On avait le sentiment que probablement on allait dans le même sens, mais qui avait raison ? On a commencé à se parler et à réaliser qu'en fait on était sur le même projet...
Dès le début, j'ai voulu travailler avec Tom dans un contexte rock plutôt qu'improvisé - il avait quelque chose de très direct, et il n'était pas snob, aucune prétention. Il était fanatique du rythme - le violoncelliste le plus swing qui ait jamais vécu ! Nous avons monté une sélection de morceaux folkloriques du monde entier - Irlande, Equateur, Roumanie, Afrique du Sud - nous étions disponibles pour jouer ce répertoire aux fêtes de nos amis. Un grand plaisir... Ce que je garderai toujours de lui, c'est que nous pouvions toujours, dans n'importe quelle situation, nous faire rire comme des fous !

Lol Coxhill
Lol a été le premier à reconnaître Henry Cow. Nous avons souvent joué dans les mêmes contextes, il était toujours enthousiaste et chaleureux. Il a joué avec nous, avec ce "son" inimitable - vraiment un grand musicien. C'est Lol qui m'a encouragé à voir Derek Bailey. Lol a été d'une grande influence philosophique, car il ne refuse aucun contexte - c'est un grand improvisateur, tout est ouvert. J'ai même enregistré du reggae avec lui (sur un disque de Tom Newman). Il a remarqué, à ce propos, que quand un comédien endosse différents rôles, on dit de lui : "Quelle palette, quel talent, être capable de jouer autant de personnages" mais si c'est un musicien, c'est plutôt : "Il ne sait pas vraiment ce qu'il fait, il est trop dispersé !" Pour moi Lol était (est) un rôle-modèle parfait : habilité, diversité, intensité, humour...

Derek Bailey
Je suis allé l'entendre au Little Theatre Club en 1971 à Londres, j'étais seul dans la salle ! J'étais très touché, ça représentait à la fois un autre monde plein de potentiel, et je n'étais pas seul. Il m'a invité chez lui, il venait assez souvent voir des concerts - Henry Cow, même plus tard Skeleton Crew. Je crois qu'on se comprend très bien, j'étais très heureux d'être invité plusieurs fois à jouer dans Company. Derek reste une icône pour moi, sa créativité ne cesse jamais de m'étonner, toujours, toujours... J'apprécie aussi qu'il soit si ouvert à de jeunes musiciens, à des situations de jeu inattendues. Il vit l'improvisation, et son livre sur le sujet reste un classique du genre.

Phil Minton
Un autre qui « vit » sa musique. Je l'ai rencontré avec Mike Westbrook, juste avant la période où Westbrook et Henry Cow ont monté un projet ensemble, 1975. Phil est cinglé ! Quand on a tourné ensemble en duo - sur la côte est des USA, 1980 - on était souvent hebergés chez des gens plutôt que dans des hôtels, il continuait de chanter à tue-tête toute la nuit, on a eu des ennuis ! Les conditions étaient très mauvaises, la neige partout, j'étais le seul conducteur et il s'est mis à l'arrière car il avait peur. Le chauffage ne fonctionnait pas à l'avant, il voulait que je le baisse tout le temps. En arrivant à Boston, mes pieds étaient gelés au point que je ne pouvais plus marcher ! Je suis tombé par terre en sortant de la voiture... Je me rappelle d'une nuit à Barcelone, on buvait de l'absinthe, nous sommes sortis du bar à 4 heures du matin sans savoir trop où aller pour retrouver notre logement. Phil a vu un policier de la Guardia Civile, c'était juste après la mort de Franco et ils étaient très nerveux, qu'il a approché avec un Excuse me officer, could you tell me the way to this here street ? et tout d'un coup nous avons été encerclés par huit mitraillettes ; je pense que personne n'a jamais dessoûlé aussi vite...

Ikue Mori
Une alliée indispensable. Elle était présente dans nombreux de mes grands projets, la seule par exemple qui ait joué dans toutes les manifestations des scores graphiques (Stone Brick Glass Wood Wire). Peut-être le seul musicien (la seule musicienne) que je connaisse dont on puisse vraiment dire que c'est un génie - on peut compter sans faille sur elle pour faire la bonne chose au bon moment au bon endroit. Une grande pionnière qui a plus ou moins inventé un instrument et qui continue d'y développer un langage révolutionnaire, presque sans la moindre reconnaissance (ça change enfin maintenant). Elle me manque beaucoup depuis qui je suis parti de New York, mais chaque année on essaie de trouver l'occasion de jouer ensemble.

Zeena Parkins
Une autre grande musicienne - quelle passion ! Ça m'a fait tant plaisir de voir Zeena sur scène avec Björk, très logique, car elle pouvait vraiment tout faire - clavier, accordéon, harpe, percussion - c'était charmant ! Je pense que travailler dans un cirque l'a très bien préparée pour ce qu'elle a fait dans Skeleton Crew, ou Keep the Dog, ou avec Björk - on doit apprendre à tout faire avec conviction et énergie, sans tomber du fil. J'adore les disques qu'elle a sortis sur Tzadik, une belle oeuvre.

René Lussier
Le Trésor de la Langue est un des chefs-d'œuvres de la musique du 20ème siècle - pour moi ça se situe dans une séquence qui commence avec 4'33" de Cage et passe par In C de Terry Riley, des morceaux qui ont vraiment changé les règles, qui ont ouvert les portes à tout ce qui s'est passé après. Pour parler de René, on doit au moins commencer par ça ! C'est aussi un jongleur de talent - entre lui et Mark Stewart, il faut faire attention - quand on entre dans les loges, les fruits ont tendance à voler ! Je suis vraiment heureux d'avoir rencontré René, parce que c'est réellement l'âme soeur. Je pense qu'on était prédestinés l'un pour l'autre, pas parce que nous jouons du même instrument (nos styles sont même devenus très différents) mais parce que nous reconnaissons dans la musique de l'autre des racines communes profondes. Je voudrai toujours écouter ce que René fabrique, comme je voudrai toujours lire ce qu'écrit Eduardo Galeano, ou voir les photographies de Heike Liss - c'est comme essayer fondamentalement de comprendre quelqu'un en qui on a une absolue confiance.

Peter Mettler
Peter a été le premier à m'inviter à faire une musique de film, je lui en serai toujours très reconnaissant. Pour son long-métrage de fiction, The Top of His Head, il a mystérieusement décroché six semaines pour enregistrer au Centre National du Film à Montréal. Les compositeurs québécois que j'ai rencontrés étaient choqués que je puisse avoir tant de temps, ça m'a donné une idée complètement fausse de comment ça marche. Depuis, je suis heureux quand on me donne 5 jours ! Nous avons même recommencé après 2 semaines car quelque chose ne marchait pas. Ça m'a donné le temps de vraiment apprendre la technique, un luxe inattendu. J'ai travaillé avec Peter depuis, sur d'autres films, notamment Gambling, Gods and LSD qui est sorti il y a quelques mois et que je trouve fabuleux. De toute façon, comme avec les chorégraphes, j'ai tendance à travailler avec les mêmes réalisateurs, ceux en qui j'ai confiance, et réciproquement : Werner et Nico, bien sûr, ou Sally Potter, ou Thomas Riedelsheimer (son Rivers and Tides fut un énorme succès aux Etats-Unis et ça m'a marqué presque autant que Step Across the Border).

François Verret
C'est toujours un privilège de travailler avec François - il est très direct, très clair et il me permet de prendre des risques, ce qui est rare dans le monde de la danse. Quand je compose pour lui, ou pour Amanda Miller à Freiburg, c'est toujours une aventure, un voyage ; on discute, on invente, on découvre, il n'y est jamais question de "fournir" simplement une musique conforme à un cahier des charges, ou des effets. C'est toujours surprenant, j'ai l'impression que chaque fois je grandis.

Iva Bittová
Une performeuse incroyable. Pour donner un exemple de son effrayant charisme, en solo dans une discothèque de Gand, bourrée de gens, la techno à fond, tout le monde se parlant en hurlant, tu vois le genre, Iva arrive sur scène. La musique est coupée, tout le monde continue sans faire attention à elle. Il y a Iva, un micro, et le vacarme du public. Alors elle pousse le pied de micro sur le côté et commence à jouer du violon et à chanter d'une petite voix totalement inaudible. Dix secondes après, la salle est complètement silencieuse, magique ! Elle les a saisis, et après dix secondes elle pouvait faire tout ce qu'elle voulait. Extraordinaire! J'ai dédié mon premier quatuor de cordes à Iva en 1990, le Quatuor Arditti vient de l'enregistrer...

Chris Cutler
Difficile de parler de Chris, on a vécu tant de choses ensemble. Quand on a vu le pire et le meilleur de quelqu'un, ça passe à un autre niveau, c'est la famille, je l'aime, très simplement. Après trente ans, jouer avec lui c'est toujours une question plus qu'une réponse. Nous ne savons pas ce qui va se passer, pour de vrai, c'est à chaque fois différent, comme nos disques l'attestent. Entre autres, Chris est un batteur de rêve, mais aussi quelqu'un qui a réinventé l'instrument, comme Ikue mais autrement, et, comme elle, sans vraiment être reconnu. Son disque solo est un beau commencement, pas mal pour un vieux !

Robert Wyatt
Mes relations avec Robert sont toujours pleines de couleurs parce que c'était un vrai héros de ma jeunesse. Je voulais chanter comme lui, écrire des chansons comme lui. J'ai rencontré Ian MacDonald lorsqu'on était étudiants ensemble à Cambridge (c'était devenu un rédacteur et journaliste assez renommé dans le monde pop et rock avant de mourir tragiquement l'année dernière). À Londres il était voisin de Robert dont il m'a donné le numéro de téléphone. À l'âge de 18 ans, j'ai commencé à lui téléphoner pour lui dire que je pensais que Soft Machine avait besoin d'un guitariste, et moi je serai prêt quand ils voudraient... Il était très gentil ! Il m'a enfin invité à le rejoindre dans Matching Mole avec Bill McCormick (le frère de Ian MacDonald) et Francis Monkman. J'étais prêt, mais il a eu son accident. Plus tard, il est devenu un grand défenseur de Henry Cow, ce qui nous a beaucoup aidés à l'époque - c'est grâce à lui et à John Peel, à mon avis, qu'on a réussi à signer avec Virgin. Et c'est toujours un de mes chanteurs préférés !

Ivor Cutler
Quand j'avais 10 ans ou un peu moins, j'écoutais chaque lundi soir un programme à la radio qui s'appelait Monday Night At Home, une espèce de comédie typiquement britannique, sèche et absurde, un peu cynique... Le point culminant était pour moi le moment où Ivor Cutler lisait une de ses histoires - Eggmeat, How to make a friend... C'est devenu un de mes héros ! Alors, quand Robert Wyatt m'a invité à jouer sur le disque avec Ivor, j'ai été ravi. Ensuite Ivor m'a invité à jouer sur son premier disque Virgin, Velvey Donket, expérience inoubliable ! Je me rappelle qu'il venait de prendre sa retraite, après des années à faire l'instituteur, et je lui ai demandé si les enfants lui manquaient. Il a répondu avec cet accent unique : "Non, je déteste ces petits cons !". Après que j'ai déménagé aux USA, il a refusé de me parler, disant : “Maintenant, il parle comme un Yankee..." On ne s'est pas parlés depuis 1978...

Arto Lindsay
L'art du temps, et Arto en a à revendre...

Louis Sclavis
Louis est un phénomène. Ça m'a pris du temps pour comprendre comment jouer avec lui. Il a de grandes oreilles, et dès qu'il laisse de côté la tendance "virtuose" (tu connais mes préjugés !), il est étonnant, capable de tout - tendresse, invention, choc. Voilà, maintenant il va sûrement m'engueuler ! J'aurais voulu jouer avec lui un peu plus souvent tout de même.

Gavin Bryars
J'ai réalisé récemment comme j'avais été influencé par Gavin Bryars en tant que compositeur : le fait d'utiliser la tonalité d'une certaine façon, de créer différentes couches de réalité, de mixer des choses préenregistrées et live. C'est Brian Eno qui m'a fait jouer sur un enregistrement de son Squirrel and the Ricketty Racketty Bridge en 1976, avec Gavin, Brian et Derek Bailey. Ça a marqué un début important...

Eugene Chadbourne
Quand je l'ai conduit de Paris en Angleterre, je connaissais seulement son premier disque, et je pensais que c'était assez sec, surtout ce qu'il a écrit sur la pochette. Alors je lui ai dit : "Comment se fait-il que t'as tellement d'humour quand tu parles mais que dans le livret il n'y a rien de tout ça ?". Il a sorti la pochette de sa valise et il me l'a lue de la manière dont il voulait que ce soit compris. J'ai dû arrêter de conduire ! Eugene m'a fait rire sur scène, surtout dans ses concerts solo, à tel point que je ne pouvais plus rien faire. Sorti de scène, c'est pire ! Une fois une station de radio de New York lui téléphone pendant un programme sur moi pour recueillir ses commentaires. Il a répondu : "Tu sais, on est tous assez tristes, on ne sait pas trop quoi faire. Avec ce problème d'héroïne, c'est presque impossible maintenant, il est vraiment allé trop loin..." J'ai reçu des coups de téléphone pendant des mois après ça pour vérifier que tout allait bien !

Joey Baron
Je pense que je suis un peu gâté - dans ma vie j'ai croisé des batteurs assez extraordinaires. Si on pense à Chris Cutler, Ikue Mori, Charles Hayward, Phil Collins, Burhan Ocal, Guigou Chenevier, Evelyn Glennie, Willie Winant, Senba, Han Bennink, Paul Lovens, Jean-Pierre Drouet, etc., la liste est longue de ces musiciens aux convictions si variées. Ce qu'ils ont tous en commun et qui marque tous les grands musiciens, ce n'est à mon avis pas tant la technique que le SON. Je pense que je pourrais reconnaître n'importe lequel d'entre eux après deux coups de caisse claire, et Joey Baron est un maître du son des tambours. Ce fut un privilège de jouer avec lui dans Naked City, comme d'écouter Bill Frisell chaque nuit, et comprendre la vraie profondeur de leur talent, leur connaissance de l'histoire de la musique et leur adresse à se l'approprier...

Lindsay Cooper
Lindsay fut un grand professeur - elle participe à mon apprentissage de la vie ! Je l'aime comme compositrice, improvisatrice et amie ; son courage à combattre sa sclérose en plaques m'a inspiré depuis le début.

The Residents
Pendant au moins dix ans, nous avons travaillé ensemble sur un projet qu'on terminera peut-être un de ces jours.

Bill Laswell
Un des premiers à avoir énoncé que les catégories musicales étaient hors sujet, et qu'il suffisait de réunir des musiciens créatifs sans se préoccuper de leur origine pour produire de grands résultats. Ça a toujours été sa démarche de producteur comme de chef d'orchestre. C'est devenu naturel aujourd'hui, ce n'était certainement pas le cas en 1978...

John Zorn
Ce que John a accompli avec le label Tzadik, souvent face à l'hostilité des media, est tout bonnement magnifique. Où pourriez-vous trouver Milford Graves, Christian Wolff, Mike Patton et Carla Kihlstedt réunis sur le même label, avec le sentiment qu'il font tous partie du même continuum créatif ? Même s'il n'était pas un musicien et un compositeur extraordinaire, cela suffirait à gagner notre plus grand respect... John est un phénomène et, comme tous les personnages remarquables, il est plein de contradictions - généreux, chaleureux, vindicatif, mesquin, drôle, grossier, et perpétuellement passionné et créatif. Hasta la vista.

Lectures recommandées par Fred Frith

Eduardo Galeano Le livre des étreintes (La Différence) et Le football, ombre et lumière (Climats)
Paul Auster Le livre des illusions (Actes Sud)
David Sylvester Entretiens avec Francis Bacon (Skira)
Edmond Jabès Je bâtis ma demeure (Gallimard)

Écoutes recommandées par Fred Frith

Albert Marcoeur Album à colorier (www.marcoeur.com)
Ikue Mori Hex Kitchen (Tzadik)
Louis Andriessen De Tijd (Nonesuch)
Zeena Parkins Mouth=Maul=Betrayer (Tzadik)
Thelonious Monk Solo Monk (Columbia)
Conlon Nancarrow Studies par l'Ensemble Modern (RCA)
Annea Lockwood World Rhythms (XI Records)
Charles Mingus Live at Town Hall (OJC)
Carla Kihlstedt Two-foot yard (Tzadik)
Volapük Where is Tamashii? (Orkhêstra)

Une dizaine de disques que tu préfères parmi les 300 auxquels tu as participé ?

Henry Cow Unrest (ReR)
Art Bears Winter Songs (ReR)
Speechless (Fred Records/ReR)
Massacre Funny Valentine (Tzadik)
Freedom in Fragments pour le ROVA Sax Quartet (Tzadik)
Pacifica pour l'Ensemble Eva Kant (Tzadik)
Traffic Continues pour l'Ensemble Modern (Winter & Winter)
Rivers and Tides (Winter & Winter)
Middle of the Moment (Fred Records/ReR)
Keep the Dog That House We Lived In (Fred Records/ReR)
All is bright but it is not day, avec Jean Derome et Pierre Tanguay (Ambiances Magnétiques)
Clearing (Tzadik)

Au catalogue des Allumés du Jazz

Fred Frith / Jean-Pierre Drouet Improvisations (Transes Européennes 012)
Joyeux Noël (nato 777 742)
....... Les disques auxquels Fred Frith a participé disponibles aux ADJ sont un peu plus nombreux depuis cet entretien .......
Michel Doneda, Fred Frith (Vandœuvre 1440)
Jean-Pierre Drouet, Fred Frith, Louis Sclavis Contretemps etc... (in situ IS244)
32 Janvier (ARFI AM27)
MMM Quartet Oakland/Lisboa (Rogue Art ROG-0063)
Rova Channeling Coltrane Electric Ascension (Rogue Art ROG-0065)

vendredi 1 décembre 2017

Steve Lacy, l'inlassable


Entretien fleuve réalisé ensemble avec Étienne Brunet en juin 2001 à Paris pour le Cours du Temps du n°6 du Journal des Allumés du Jazz. Peu après, en but à des démêlés avec le fisc français, Steve Lacy retourne aux États-Unis où un cancer du foie le terrasse à Boston le 4 juin 2004. Le Blog des Allumés ayant disparu de la Toile, j'ai pensé qu'il était important de le republier.

Pas une note chez Steve Lacy n'est gratuite ou dépourvue de signification. Depuis Sidney Bechet, aucun musicien n'a mieux développé l'art du saxophone soprano. C'est avant tout parce qu'il est un grand compositeur contemporain, que nous avons choisi de le rencontrer pour ce troisième chapitre du Cours du Temps. Reconnu comme l'héritier prodigue et inventif de Thelonious Monk, Steve Lacy tient son savoir et son inspiration d'Anton Webern, de Duke Ellington, des peintres et des écrivains qu'il a aimés, lus et côtoyés.

Rencontre avec Étienne Brunet et Jean-Jacques Birgé.
Transcription de Nicolas Jorio avec l'aide de Vincent Lainé.

Les Allumés du Jazz : Tu as commencé dans le jazz comme photographe…

Steve Lacy : Je vendais mes clichés pour payer l'entrée aux concerts. Depuis tout petit, j'étais branché par le jazz. Cette musique était populaire à l'époque. Dans les années 40, le jazz était diffusé partout, il était dans l'air en Amérique. C'était en quelque sorte la musique pop. Populaire. On entendait partout des big bands de swing à la radio. Mais j'ai vraiment découvert le jazz quand j'ai acheté Ellingtonia, quatre disques de Duke Ellington datant de 1929. J'avais douze ans. Je les ai achetés sans savoir ce que c'était, intuitivement. C'était le début de ma vie. A partir de là, j'ai commencé à m'intéresser à l'histoire du jazz, Armstrong et tutti quanti. Finalement quand j'ai entendu Sidney Bechet, cela a déterminé le choix de mon instrument. Surtout parce qu'il jouait un morceau d'Ellington.

As-tu commencé par le soprano ?

Non. Je jouais du piano depuis l'âge de sept ou huit ans. De la musique classique, mais je n'étais vraiment pas doué pour le piano. Je n'avais ni le doigté ni le toucher. A l'âge de treize ans, mon professeur de piano m'a fait entendre un disque d'Art Tatum. J'étais vraiment sidéré. Un peu plus tard, avec mon frère aîné, je l'ai écouté au Café Society downtown. Je n'avais pas l'âge d'entrer en boîte, mais mon frère était marin et il m'emmenait avec lui. C'était quelque chose ! Juste après ça, j'ai arrêté le piano ! J'ai continué à en jouer, mais depuis ce jour, c'est devenu un laboratoire pour étudier la musique, pour entendre des choses.

Comment s'est fait le passage de Duke Ellington au New Orleans ?

C'est Sidney Bechet jouant The Mooche. L'école de Washington était plus riche en répertoire que celle de la Nouvelle Orléans. Tous jouaient les mêmes morceaux, mais avec un accent différent. Ellington était déjà un mélange de genres. Il y avait même chez lui des intonations qui avaient quelque chose à voir avec la Nouvelle Orléans. L'esprit était là. En route vers le Nord.

Tu jouais New Orleans ou Dixieland, comment dit-on ?

Quand j'ai commencé, je jouais un peu de clarinette et, presque tout de suite, du soprano. Je cherchais à jouer dans le style Nouvelle Orléans. On appelait ça Dixieland. Il y avait des concerts à New York, au Stuyvesant Casino ou au Central Plaza. C'étaient de grandes salles de bal. Beaucoup de bière. Des pichets à 6 $ le litre. Il y en avait assez pour six personnes. Il y avait deux quintets ou sextets chaque vendredi et chaque samedi dans chaque lieu. Ces deux endroits étaient assez rapprochés, downtown. Moi, je photographiais les quatre groupes le vendredi et le samedi. Je rêvais de jouer, mais... Finalement j'y ai rencontré Cecil Scott qui est devenu mon professeur de saxophone et de clarinette. C'est là que tout a vraiment commencé. Dans ces concerts, il y avait tous les géants : Billy Battlefield, Max Kaminsky, Buck Clayton, Dickie Wells, Jimmy Archey, Walter Page, Jo Jones, Willie The Lion Smith. Vous connaissez cette photo célèbre d'Art Kane, Jazz in Harlem, où il y a 125 musiciens devant The Marble à Harlem ? Et bien, j'ai joué avec au moins 35 d'entre eux dans les années qui ont suivi. C'était très fertile, j'avais vraiment de la chance d'être là. C'était relativement facile parce que personne ne jouait de soprano, je ne menaçais personne.

Puis en 1953, tu rencontres Cecil Taylor !

Oui. Tout en continuant à travailler avec Bobby Hackett, et parfois Max Kaminsky. Mais très vite ils m'ont viré car je ne jouais plus de clarinette. J'ai eu mes propres petits groupes dans le style de Benny Goodman. Au même moment, j'ai commencé à creuser sérieusement le be-bop. Puis j'ai commencé à fréquenter les jam sessions de New York. Là, on était obligé de connaître les morceaux de Miles Davis, Sonny Rollins, et au moins un morceau de George Russell… Autrement, on n'était pas admis.

Toutes ces directions coexistaient en même temps ?

Oui. Je jouais aussi avec Cecil Taylor, Gil Evans. En 1957, j'ai commencé à faire mes propres disques. Pendant cette période, j'avais des petits groupes avec lesquels je faisait les bals et j'accompagnais des strip-teaseuses. La musique a une fonction intéressante ! Concerts, bals, enterrements, strip-teases… Avec Cecil Taylor, on faisait beaucoup de bals. On jouait des fox-trots, mambos, rumbas, blues, etc. Et les gens dansaient. La première fois que j'ai joué avec lui, c'était dans un bal de la Columbia University. Tant que les gens continuaient de danser, on pouvait jouer n'importe quelle musique. S'ils arrêtaient de danser, on était virés ! On avait peu d'engagement parce que tout le monde détestait Cecil. Sa musique et la façon dont il jouait semblaient menacer les autres. Ça a duré à peu près 20 ans. Le fait de jouer ensemble était devenu une chose politique, c'était nous contre le monde ! Un champs de bataille ! Cecil avait beaucoup de courage. Il était pauvre comme tout, mais il luttait pour jouer sa musique. Quand on écoute les disques qu'il a fait à cette époque, on se rend compte qu'ils sont exceptionnels. Ils sont faciles à écouter, évidents. Mais à l’époque ils semblaient dangereux, interdits, explosifs. La plupart des critiques et même des musiciens pensaient que c'était un terroriste.

C'est lui qui t'a fait connaître Thelonious Monk ?

Oui, et Stravinski, et beaucoup d'autres choses, danse, cinéma, base-ball. C'est vraiment un génie. Il est devenu comme mon gourou, mon guide et mon chef d'orchestre. J'ai travaillé avec lui pendant 6 ans.

Après Taylor et Monk tu fais la connaissance de Gil Evans !

Duke Ellington était le lien entre eux, Miles Davis et beaucoup d'autres. On était tous amoureux d'Ellington y compris Monk. Pas de problème de changement de style, de changement de matière, on était sur la même longueur d'onde ! Gil Evans fut l'un des premiers à apprécier Cecil Taylor. Miles non. Gil était un connaisseur. Il avait un goût exquis. Il connaissait la musique ! Il était très inspiré ! Participer à ses répétitions était extatique et lumineux. C'était trop ! J'étais transporté !

Tu es considéré comme l'héritier de Monk pour sa parole musicale et sa pensée…

Hériter signifie que quelque chose est donné. J'ai beaucoup appris de lui, mais je lui ai aussi beaucoup apporté. Je suis tombé amoureux de sa musique. Je l'ai entendu pour la première fois en 1955 dans une petite boîte de New York. Il me semblait que les musiciens qui étaient là ne jouaient pour des musiciens. Ce fut une révélation ! C'était amusant, simple, compliqué, original, swinguant et d'une fraîcheur épouvantable. Depuis ce temps, je cherche cette fraîcheur épouvantable !

Était-ce facile de travailler avec lui ?

J'ai beaucoup travaillé et enregistré sa musique. Finalement j'ai eu la possibilité de jouer avec lui pour quelques semaines… C'était cinq ans plus tard. Ce n'était vraiment pas aisé… Un de ses trucs favoris était de dire aux musiciens juste après le concert : " Tu croyais que c'était facile ? " Il faisait exprès de faire des choses à la limite de nos possibilités. Il aimait le risque, le jeu ! Surtout le jeu. Ça va ensemble. Il était comme une sorte de missionnaire du risque. Il collectionnait les erreurs et les étudiait. Il adorait ça.

Ne penses-tu pas que ce sont les erreurs qui font le style chez un compositeur ?

Oui. On trouve des choses par erreur, par hasard. Mais il faut travailler beaucoup pour ça. Thelonious a d'abord fait des tas d'expériences avec des chanteurs, des danseurs, des magiciens, des revues, des jam sessions et des groupes. Chez lui, il avait un miroir au dessus de son piano ! Il faisait ses recherches en regardant ses mains à l'envers. Il a ainsi inventé toutes sortes de techniques qu'aucun autre pianiste n'utilisait. Les critiques imbéciles disaient " Oh, il n'a pas de technique !". Il a inventé des sons qui étaient comme des diamants, des perles, des émeraudes ou des rubis. Il y avait une brillance dans ses sonorités que personne d'autre ne pouvait obtenir. C'est pour ça que la baronne Nica de Koenigswarter l'appréciait tant ! Elle s'y connaissait en pianistes, et en bijoux... (rires)

Ta musique est-elle un lien entre celle de Monk et Webern ?

S'il y a un lien, c'est moi ! J'ai étudié la musique de Webern pour plusieurs raisons. D'abord parce que je la trouvais miraculeusement belle et intéressante. Il a écrit pour la voix des chanteuses soprano. Il n'y avait rien à l'époque pour le sax soprano. J'ai essayé de fouiller dans le be-bop, Charlie Parker, Ellington, Kurt Weill… Mais ça n'était toujours pas adapté au soprano. Alors je transposais beaucoup de choses et notamment les compositions de Webern pour voix. Il y avait aussi une autre raison. Quand j'ai travaillé dans l'orchestre de Gil Evans, en 57, j'étais très mauvais lecteur. On était toujours obligé de s'arrêter à cause de moi dans les répétitions. C'était très gênant. J'avais honte ! Je me suis mis à beaucoup travailler les pièces de Webern car c'étaient les plus difficiles à déchiffrer…

Côté musique contemporaine, y a-t-il des compositeurs avec lesquels tu as travaillé en marge du jazz ?

Oui, nombreux. Frederic Rzewski, Alvin Curran, Garrett List, John Cage, Takehisa Kosugi, David Tudor, Gordon Mumma. Chaque fois, c'était une expérience un peu différente. En 68-69, j'ai travaillé avec Musica Electronica Viva. C'était des compositeurs improvisant de la musique contemporaine. J'étais le seul qui venait du jazz. J'ai rencontré grâce à eux beaucoup d'autres compositeurs. Morton Feldman, Scelsi, Earle Brown. Peu de compositeurs peuvent improviser ! Frederic Rzewski est le plus fort que je connaisse, compositeur, pianiste et improvisateur. J'ai aussi beaucoup travaillé avec la claveciniste Petia Kaufman. Elle sort du conservatoire, joue de la musique baroque, elle improvise divinement.

Qu'est-ce qui t'a fait venir dans l'Europe de 1965 ?

Je suis venu pour un gig. J'ai découvert qu'en Europe, je pouvais vivre de la musique ! À New York c'était impossible. Là-bas, j'étais obligé de travailler le jour dans des librairies, chez des disquaires, pour des compagnies d'aviation, enfin toutes sortes de conneries ! La musique était devenue plus radicale dans les années 60. On ne pouvait plus vivre avec. Les gens ne pouvaient plus ni danser, ni chanter. On a perdu le public. Les gens ne dansaient pas sur Albert Ayler ni Ornette Coleman. Ils le pouvaient encore sur Horace Silver ou Art Blakey. À partir de 1960, avec Coltrane, c'était fini. Du coup, c'est devenu très difficile. De 61 au début de 63, j'ai travaillé en quartet avec Roswell Rudd. On ne jouait que des compositions de Monk. C'était l'époque de School Days. Il y avait des soirs où l'on ne gagnait que deux dollars, ou même rien du tout !. On était payés aux entrées. Il fallait faire la publicité nous-mêmes… Mais nous étions déterminés à jouer cette musique tous les soirs...

L'Europe ne danse plus sur la musique mais l'écoute !

Oui, il y avait des fans, des producteurs, des radios, d'autres musiciens, des festivals… Alors pourquoi retourner à New York ? Pour crever ? Je suis donc resté ici un an. J'ai rencontré Irene (Aebi). C'était à Rome, il y a 35 ans. Époque formidable ! J'avais un groupe avec Enrico Rava, Louis Moholo et Johnny Dyani. On ne jouait que du free hermétique ! Ça commençait à devenir difficile, même en Europe. On faisait scandale. On était viré de certains festivals parce que la musique était trop radicale. Mais c'était bon ! Nous sommes partis pour Buenos Aires. Un désastre ! Nous étions piégés, coincés sans fric pendant neuf mois ! On a fait un beau disque, The Forest and the Zoo. Puis nous sommes repartis pour New York. Back to zero ! Encore ! J'ai commencé à écrire des mélodies pour Irene. En 1967 New York était pire que jamais. Pas de travail. Irene faisait du baby-sitting, et moi je faisais des trucs idiots, comme des études de marché… C'était dur !

Dans ta démarche musicale même, on sent la présence de la peinture et de la sculpture…

J'ai toujours été intéressé par la peinture et par l'art depuis mon enfance. Il y a des parallèles entre les arts plastiques et la musique. D'abord il y a la ligne, l'espace, l'idée de temps et l'histoire. Il y a aussi l'idée de sujet, de thème, de proportion et de couleur.

Ta musique peut faire penser à une ligne…

Le soprano est un instrument linéaire. Il paraît difficile de faire des accords (rires). Ceci dit, Coltrane pouvait le faire. Coltrane travaillait sur un bouquin de harpe. C'est comme ça qu'il faisait tous ses arpèges. Il travaillait aussi sur le Thesaurus de Slonimsky. Une sorte de bible qui divise les octaves de toutes les manières possibles.

Es-tu sensible à la notion de conceptualisation, comme dans l’art contemporain ?

Il y a beaucoup trop de correspondances pour les énumérer ici. Par exemple, j’étais très inspiré par Fautrier au moment du post-free. On ne jouait plus exactement free et on classait la substance improvisée dans des catégories. Il n'y avait ni notes, ni accords, mais seulement des instructions. Jouer un peu, pas trop longtemps, j'entre ici… C'était la période structurée graphiquement. On trouve un exemple de partitions graphiques sur le disque The Gap. C'est une composition qui n'est pas vraiment composée ! C'est plutôt un arrangement. On a travaillé de cette manière pendant une courte période.

Est-ce qu'écrire des chansons était une tentative pour trouver un public ?

Je ne pensais pas à ça à l'époque. Je pensais plutôt au Tao que j'avais découvert en 59. J'ai beaucoup lu et étudié ce petit bouquin de Lao Tseu. J'avais le désir de le mettre en musique pour Irene. J’ai toujours eu ce désir. Les paroles me semblaient si claires et si musicales que je voulais les mettre en musique. Je ne savais pas comment faire. Quand j'ai rencontré Irene, j'ai trouvé la mélodie ! J’ai trouvé la basse et le rythme longtemps après. Pour pénétrer la structure et la matière, ça m'a pris 25 ans. Un disque est sorti en édition limitée de la première version de 68, enregistrée à Rome. Ce disque est tiré à 400 exemplaires et chaque pochette est peinte à la main. Il n'y a pas d'accompagnement à proprement parler. Irene chante a capella et j’improvise par-dessus avec Richard Teitelbaum.

Comment fais-tu pour faire swinguer la prosodie française avec autant d’entrain que Nougaro ?

J'ai beaucoup étudié la musique française, et beaucoup écouté Gainsbourg et Boris Vian, j’ai lu Gide, Cocteau etc. D'une certaine manière, je me suis imprégné de la langue française malgré moi. La poésie m'intéresse beaucoup.

Peux-tu nous parler de Brion Gysin ?

Brion était un grand ami, un collaborateur et comme un membre de ma famille. Je l’ai rencontré à Paris en 1973. Nous étions vraiment liés. On a fait beaucoup d’expériences et de performances ensemble ! Il écrivait des paroles sur mes musiques et j’écrivais des musiques sur ses poèmes ! Il a aussi réalisé plusieurs pochettes pour mes disques.

Somebody's special ou Nowhere street sont devenues des classiques !

J'espère que vous dites vrai. J'espère entendre quelqu'un chanter Nowhere Street avant de mourir ! (rires). Le grand chanteur, Nicholas Isherwood, s'intéresse à ma musique depuis des années. C'est un musicien contemporain qui connaît bien le jazz et la pop. Il travaille avec Stockhausen. Il chante une octave en dessous mes compositions écrites pour la voix d’Irène et ça lui convient tout à fait.

Revenons au moment où tu t'installes à Paris.

J'ai été invité à jouer au Festival d'Amougies. Une révélation pour moi ! Avec Irene on a décidé de quitter Rome pour s’installer à Paris et former un groupe avec Beb Guérin, Jerome Cooper, Ambrose Jackson et Kent Carter. Ensuite Steve Potts a remplacé Ambrose qui est reparti aux USA. L'Art Ensemble de Chicago nous avait piqué Don Moye… Ils avaient plus de boulot que nous, c'est logique ! Le boulot, d'abord le boulot. On était pauvres comme des rats. Nous vivions tous à l'Hôtel de Buci ou il y avait des musiciens du monde entier. La chambre coûtait 20 francs par jour et c'était beaucoup. À l'American Center, boulevard Raspail, on pouvait répéter, étudier, faire des performances et rencontrer du monde... C'est ce qui manque le plus maintenant : un lieu vraiment free. En 73, une fois par semaine, on y faisait un "free jazz workshop". N’importe qui était bienvenu. Ça coûtait 10 francs par personne, et on jouait tous en même temps. Infernal ! Ça durait trois heures. Je n'ai jamais dit un seul mot sauf "Chuuut !" lorsque quelqu'un jouait trop fort. Il y avait des musiciens, des chanteurs, des danseurs, des graphistes, des écrivains… Les gens se rencontraient, certains se sont mariés ! Irene et moi pouvions payer le loyer grâce à cet atelier.

Pour quelle raison as-tu enregistré pour plus d'une centaine de labels ?

On ne peut enregistrer beaucoup de disques qu’avec beaucoup de musique ! Lors de l'enregistrement de mon tout premier disque, pour Prestige en 57, j'avais préparé seulement quatre ou cinq choses… On les a enregistrées mais ce n'était pas suffisant. Le producteur a commencé à faire des suggestions. J'étais coincé et j'ai commencé à faire des conneries. À présent j'ai un tiroir rempli de choses écrites et jamais réalisées. Faire un disque est une manière de faire progresser la musique.

Tu commences en 1971 à jouer en solo…

J'avais organisé une sorte de marathon au théâtre de l’épée de Bois. Jazz, musique contemporaine, danse, peinture durant toute une journée. J'avais demandé à Anthony Braxton de venir avec son groupe et il m'a répondu qu'il jouait tout seul. J'étais étonné, mais c'était tout à fait convaincant. J'ai voulu faire pareil, avec mes propres moyens. La toute première fois, c'était en Avignon, au Théâtre du Chêne Noir. On a enregistré les deux premiers concerts et le disque est sorti chez Emanem. Depuis, je n'ai plus jamais arrêté de faire des concerts en solo.

Dans ce disque, tu joues avec un poste de radio branché sur une fréquence choisie au hasard !

Stations était une sorte de portrait de Thelonious Monk avec un poste de radio. Il y a aussi une version enregistrée avec le quintet en concert à Lisbonne. John Cage avait écrit des partitions utilisant des radios. J'ai écrit Stations en 72, au Portugal où les militaires étaient encore au pouvoir. C'est Irene qui jouait d’un poste de radio. Elle est tout de suite tombée sur de la musique militaire et des choses religieuses. Le public se demandait ce qui se passait, une rumeur commençait à monter. C'était vraiment "Whaaoh !" C’était précurseur de la révolution des œillets où une musique donnait le signal de la révolte ! Ce disque est beaucoup passé à la radio, maintenant c'est un classique. Le Portugal était dangereux à ce moment. Charlie Haden avait été arrêté après un concert…

Quels sont les événements marquants après ton installation en Europe ?

La découverte du Japon. J'y suis allé pour la première fois en 75. J'ai joué avec de très bons musiciens japonais et j'ai rencontré mon professeur de shakuhachi. C'est un instrument impossible, sans espoir ! J'y suis retourné maintes fois par la suite. L'influence de la culture japonaise et chinoise est très profonde dans ma musique. Littérature, peinture, musique, théâtre… Mon professeur de shakuhachi me fit une démonstration de l'unité du souffle, de l'oreille et de la voix. Il m’a fallut dix ans pour comprendre ! Il me demanda de chanter une note, puis il appela sa femme qui chanta la même note, j'étais abattu ! Il m'a dit de ne plus fumer, ce que j'ai fait cinq ans plus tard. Je fumais un paquet par jour depuis trente ans.

Comment as-tu décidé de transmettre ton savoir, en écrivant Findings ?

Les gens venaient du Japon, d'Amérique, d'Afrique et d’un peu partout pour prendre des leçons. Je faisais toujours le même cours… Ça commençait à être ennuyeux. Il faut dire aussi qu'ils étaient tous fauchés et j'avais des scrupules pour leur prendre le peu d'argent qu’ils avaient. Avec l’aide et la complicité de Vincent Lainé, j’ai décidé d’écrire et de réaliser ce livre. J’ai tout donné dans ce livre !

L’œuvre lyrique, The Cry, d'après les poèmes de Taslima Nasreen, est un chef d'oeuvre. Elle aurait pu être présentée à l'Opéra de Paris. Au lieu de cela elle a été produite en catastrophe au Théâtre Dunois. Gardes-tu une rancoeur vis-à-vis du nouvel establishment du jazz, avec ses conservatoires, ses festivals, et tout le tremblement qui va avec ?

C'est un long combat. En France tout est compartimenté. J'ai essayé de pénétrer plusieurs mondes différents sans succès. Par exemple, j'ai laissé mes partitions les plus sérieuses à l'IRCAM. Ils ont perdu les manuscrits. Incroyable ! non ? Il y a des cercles de gens qui contrôlent tout. Il n'y avait pas ça dans le jazz dans les années 70. Il n'y avait pas de stars, ni Michel Portal, ni Aldo Romano, ni Gato Barbieri, ni Keith Jarrett, ni moi, ni personne. Tout le monde était dans le même bateau. C'était formidable. On faisait des expériences, mais il y avait une certaine solidarité… Tout le monde était fauché. On devait lutter pour survivre. Ça s'est transformé à partir des années 80. Tu connais l'émission Les Guignols de l'Info ? Ce serait bien d'en avoir une sur le monde du jazz !

Et Berlin ?

J'étais en résidence en 96. Nous étions invités pour un an par une institution culturelle allemande. Ils nous offraient un appartement et un salaire, pour faire ce que l’on veut. C'est là que j'ai composé l'opéra avec Taslima Nasreen. Elle vivait dans le même immeuble que nous. J'espère recréer The Cry l'année prochaine, dans un grand festival en Amérique ou en France.

Certains événements historiques ont-ils marqué ton travail ?

La réponse est oui, un grand oui ! Par exemple, The Woe. Au moment de la guerre du Viêt-Nam, on a joué beaucoup de "protest music" contre la guerre. C’était en 71 et 72. C'était devenu insupportable. J'ai préparé un mélodrame de guerre, en quatre parties, qui décrivait la manière dont commence une guerre, sa durée, sa fin et le résultat. The Wax, The Wage, The Wane, The Wake. Nous n’avons joué que ce répertoire pendant presque deux ans. C'était terrible parce qu'on utilisait des enregistrements de guerre, bruits d'avions, mitraillettes, etc. On les diffusait très fort en jouant par-dessus. On a enregistré cette suite à Zurich, et par miracle ou par hasard c'était le jour de la signature de l'armistice ! Nous n’avons plus jamais rejoué cette musique par la suite. Nous étions si contents de ne plus la jouer ! Tout est possible dans l’art. Surtout dans la musique. Les événements politiques pénètrent la nature de la musique, à tel point, que celle ci en est complètement transformée. Aujourd'hui, nous avons le fisc après nous. Il veut nous ruiner. Un type du fisc nous en veut personnellement. J'attends le jugement. S'il est vraiment injuste je vais le rendre public, et je vais faire un scandale comme le faisait Mingus. Une chose publique, politique et radicale. Nous n’avons pas les moyens de payer. Il veut des millions. C’est stupéfiant !

Portraits-souvenirs

Mal Waldron
C’est un ami. Nous avons collaboré pendant 45 ans. Il jouait sur mon deuxième disque (Reflections, 1958). Avant, on accompagnait les poètes beatniks. Dès 79 nous avons fait beaucoup de concerts en duo. Mal est le meilleur accompagnateur. He makes me sound good. Avec lui, même si je joue mal, la musique sonne bien !

Don Cherry
Nous sommes devenus copains en 59, lors de sa venue à New York avec Ornette Coleman. J'avais un loft où beaucoup de gens passaient pour jouer et discuter. On y répétait. Parfois, avec lui, nous jouions une seule note qui durait très, très longtemps. C’était une révélation pour moi, parce que c'était la nature du son, son pitch et sa couleur. Il y avait quelque chose d'indéfinissable qui transpirait. Même longueur d'onde, même concentration, c'était fabuleux. Un jour de 1960, il me dit : on va jouer ! Qu'est-ce qu'on va jouer ? On va jouer ! Je ne pouvais pas imaginer qu'il proposait de jouer sans thème. C'était la première fois pour moi ! C'était…Whaoo ! il m’a fallut 5 ans avant d'arriver où il en était. Jouer sans thème, sans accord, sans rien.

Miles Davis
Il avait écouté mon disque avec Gil Evans, et il m'a invité à venir jouer au Birdland. Le morceau était très rapide. J'étais terrifié. C'était Oleo. Tout était rapide chez Miles ! Même son style de vêtements, et sa manière de vivre. C’était en dehors de mes possibilités. Je joué quand même, et finalement il a beaucoup aimé. Il m'a invité à revenir le lendemain, mais j'ai eu peur. Je suis revenu, mais sans instrument ! Il a dit Shit. Plus tard j'ai appris que j'aurais pu faire partie de son groupe, parce qu'il voulait remplacer Bobby Jaspar. J'ai commencé à jouer avec Thelonious deux mois après.

Eric Dolphy
Inoubliable. Des frissons. Je jouais avec lui dans l'orchestre de Gil Evans. Oh, c'était si beau. Mais c'était triste parce que le disque n'a jamais été terminé. On a fait deux séances, le travail était à peine commencé et Columbia a sorti un disque au milieu d'autres choses en quintet… Gil était furieux.

Elvin Jones
Elvin Jones était le seul batteur, à part Dennis Charles, qui n'ait pas refusé de jouer avec Cecil Taylor. Un autre batteur, dont je tairais le nom, a quitté la boîte où il jouait avec Cecil. Elvin a sauté sur scène et il a joué comme un fou. Il a un grand cœur…

Sonny Rollins
On jouait sur le Pont Williamsburg. Ensemble, on a beaucoup travaillé la musique de Monk pour laquelle nous étions fascinés. Il est le plus fort des saxophonistes vivants ! C'était mon héros. J'ai essayé de jouer comme lui, mais c'était impossible. Il y avait non seulement le bruit des voitures, mais aussi celui des trains, des hélicoptères, des avions et des bateaux. C'était incroyable. J'ai mis du temps pour m'entendre et trouver l'espace pour pénétrer ce brouhaha. Quand je rentrais chez moi, le son de mon saxophone était transformé. C'était comme une course d’obstacles.

Jimmy Giuffre
Il était très impressionné par Rollins, par les musiciens de New York et par la musique de Monk. Il avait entendu mon trio avec lequel je jouait Monk. Finalement, c'est devenu le Jimmy Giuffre Quartet ! Nous avons joué au Five Spot, mais ça ne marchait pas du tout. Nous n'étions d'accord sur rien. Alors il m'a viré. Et il a gardé le trio.

Derek Bailey
Je suis très content du duo sorti chez Potlatch (Outcome, 1983). J'ai écrit des choses pour Derek, mais il ne voulait absolument rien avoir à faire avec du papier à musique. Il joue free ou pas du tout !

John Cage
Il a ouvert beaucoup de portes à beaucoup de monde. J'ai appris beaucoup de lui. À Rome j'ai vu la Merce Cunningham Dance Company avec sa musique. C'était dans un beau théâtre, John faisait la musique avec sa voix, l’électronique et tout ça… Vers la fin de la performance, ils ont ouvert la porte derrière la scène, et le bruit de la circulation est entré brutalement dans le théâtre, ce fût le moment le plus fort de ma vie ! Un choc ! Tout le monde a fait Aaaah ! C'était tout simple : juste ouvrir une porte sur l’extérieur ! Il m'a donné beaucoup d'idées.

Eric Watson
On a eu un bon duo, et puis peu à peu, c’était moins bon. Ce n'était plus la bonne direction. Lui est formidable, mais ensemble ça ne marchait plus.

Roswell Rudd
Avec un bon partenaire on peut aller très loin. C'est toujours formidable quand on joue ensemble, notamment la musique de Monk.

Jacques Thollot
C'était un grand copain, j'ai joué avec lui au Chat qui Pêche en 1965, il remplaçait parfois Aldo Romano. Irène et moi l'avions invité à Rome pour jouer avec nous. Après 1969, nous ne nous sommes plus revus.

Irene Aebi
Le cœur, l'inspiration, l’entre-aide, la collaboration. Il y a beaucoup de puissance dans ce qu'elle fait. Elle est très originale dans son art . Nous avons fait des milliers de concerts et peut-être cinquante disques ensemble. Nous avons réalisé une centaine de pièces vocales. Nous apprenons toujours de nouvelles choses ensemble. C'est un miracle !

Enregistrements de et avec Steve Lacy disponibles aux ADJ

Scratching the Seventies, Saravah, SHL2082 (réédition des 5 microsillons Saravah en triple CD ), 1969-1977
Derek Bailey / Steve Lacy, Outcome, Potlach P299, 1983
Eric Watson, The Amiens Concert, Label Bleu LBLC 6512, 1988
Solo, In Situ, IS 051, 1991
Steve Lacy / Eric Watson, Spirit of Mingus, Free Lance FRL-CD016, 1992
Bye-Ya, Free Lance FRL-CD025, 1996
Findings (My experience with the soprano saxophone), 2 cd plus un livre en français et en anglais avec de nombreuses partitions des oeuvres de Steve Lacy, absolument recommandé pour tout instrumentiste, du débutant au professionnel distingué, Éditions Outre Mesure (1994)
....... P.S.: Il semble que seulement les 4 premiers soient encore disponibles aux ADJ. .......

Disques conseillés par Steve Lacy

Tout Ellington, tout Armstrong, toute l'histoire du jazz...
"Je refuse d'aller sur une île déserte !"

Lectures conseillées par Steve Lacy

Tous les écrits de Nicolas Slonimsky, par exemple Thesaurus of Scales and Melodic Patterns (inventaire de toutes les combinaisons tonales), Perfect Pitch (autobiographie) et Lexicon of Musical Invective (recueil de comptes rendus péjoratifs de chefs d'oeuvres musicaux pris au hasard)
The Art of Melody, d'Arthur C. Edwards (Philosophical Library)
Reminiscing inTempo, biographie de Duke Ellington par ses musiciens, managers, etc.
Mr Jelly Roll, d'Alan Lomax
Sinouhé l'égyptien, de Mika Toimi Waltari
Les livres de voyage, de Norman Lewis
Les livres de Georges Pérec et Fernando Pessõa

lundi 27 novembre 2017

Bernard Vitet, mémoire(s) d’un dilettante


Entretien que j'ai réalisé début 2001 pour le Cours du Temps du n°5 du Journal des Allumés du Jazz, retranscrit avec l’aide de Nicolas Jorio. Le Blog des Allumés ayant disparu de la Toile, j'ai décidé de republier ce témoignage exceptionnel de mon camarade Bernard Vitet disparu le 3 juillet 2013, tant pour son parcours extraordinaire que pour son témoignage sur les musiciens et musiciennes qu'il a côtoyés. C'est l'histoire d'un trompettiste à la sonorité inoubliable qui influença quantité de souffleurs, fabuleux mélodiste féru d'harmonie et de contrepoint, luthier inventeur d'instruments incroyables, compositeur expérimental. "Philosophe de bistro" encyclopédiste à la pensée paradoxale, il se moquait de la notoriété et militait contre ce qu'il appelait la mégalanthropie... Peu de gens le savent, mais il est à l'origine du pont de My Way (Comme d'habitude), chanson la plus rémunératrice du répertoire de la Sacem et pour laquelle il ne toucha jamais un sou et s'en fichait ! L'entretien s'arrête au début de notre collaboration qui allait durer 32 ans, c'est donc un Bernard Vitet que je n'ai pas connu qui se raconte ici...

Bernard, voilà vingt-cinq ans que nous avons fondé ensemble Un Drame Musical Instantané (1). Vingt-cinq ans que tu arrives en retard à presque tous nos rendez-vous, vingt-cinq ans que tu brûles la moquette, vingt-cinq ans que tu profères des idées pinchecornées (2), vingt-cinq ans et tu n’as trouvé qu’une seule affaire pour le groupe, vingt-cinq ans... et pourtant tu es toujours mon meilleur ami. Car de toi je continue à (en) apprendre tous les jours. Voilà pourquoi, dans le cadre de ce Cours du Temps, j’ai eu envie de faire partager à nos lecteurs quelques histoires de l’oncle Bernard... Ainsi lorsque j’improvise et que je ne sais plus quoi jouer, je me tais. Lorsque je parle j’évite les insultes animalières. Lorsque je rencontre un mur je le contourne. Lorsqu’une chose me paraît évidente je la reconsidère. Pourtant, aujourd’hui, nous parlerons peu de notre collaboration, mais nous aborderons plutôt ce qui l’a précédée...

(1) Le troisième cofondateur, Francis Gorgé, est parti en 1992 pour se consacrer à la programmation informatique.
(2) "pinchecorné" (page cornée ?) est la traduction du néologisme "pixilated" dans le film "Arsenic et vieilles dentelles".

Ta pratique musicale a-t-elle toujours réfléchi les grands mouvements historiques que tu as traversés : la Libération, la Guerre d'Algérie, Mai 68, et cette chose un peu molle qu'on appelle l'actualité ?

Ma pratique musicale a d’abord été celle d'un auditeur. En fait, si tu inclus dans l'idée de pratique celle de culture, alors on peut dire que mon histoire se déroule en trois temps : avant la guerre, pendant la guerre, et après la guerre. Ceci a beaucoup conditionné ma culture musicale.
Avant la guerre, bien que mes souvenirs soient un peu confus, je distingue deux sources principales. Côté maternel, une culture très populaire, Mistinguett, Maurice Chevalier, Reda Caire, Edith Piaf ; et du côté de mon père, il y avait plutôt une aspiration à la bourgeoisie, de l'opérette, un peu d'opéra mais pas trop pointu. Gounod ou ce genre de choses.
Au moment de la guerre, la musique qu'il était donné d'entendre, surtout par la radio, est devenue très différente. J'ai découvert Wagner, Peter Kreuder, un pianiste de variétés allemand, et puis Rina Ketti, André Claveau, Irène de Trébert, Raymond Legrand… On prenait ce qu’on trouvait. Il y avait un peu de jazz aussi, mais on ne l'appelait pas « jazz », parce que c’était censuré puisque américain. D'ailleurs, quand on voulait en passer, on dissimulait les vrais titres en les francisant. Par exemple, Saint Louis Blues devenait La mélancolie de Saint-Louis (quinze ans après, on faisait des vannes sur le même principe : I cover the water front devenait J’ai un haricot vert sur le front, ou Deep Purple devenait Dis, Popaul, et Pennies from Heaven, Les veines de mon pénis, sans parler de It had to be you, Y tâte du biniou, voire encore I remember April, Le camembert d’avril). Il y avait une série d'émissions à la radio qui s'appelait L’épingle d'ivoire, avec Jean Servais dont j'adorais la voix. C'était une très longue série qui a couru sur plusieurs années, une sorte d'aventure africaine. L'indicatif me fascinait, plus tard je me suis aperçu que c'était un riff de Benny Goodman. Je ne savais pas que c'était du jazz. A l'époque je ne jouais même pas de musique, mais j'étais très influencé par mon frère qui était un zazou. Je l'admirais beaucoup, d’abord pour ses activités dans les FTP (Francs Tireurs et Partisans), ce qui le conduisit à mourir en 42 au camp de Dora. Il était très cool, toujours bien sapé, avec le pantalon juste un peu trop court, semelles compensées, lunettes noires. Il aimait Trenet, et du coup moi aussi. Le « fou chantant » m'a énormément marqué. C'était des programmes vraiment très différents de ce qu'il sont devenus après la Libération. Par exemple, il était exclu d'entendre du Schoenberg à la radio. Au même moment j’écoutais quotidiennement Pierre Dac sur Radio Londres, il chantait : « Radio Paris ment, Radio Paris est allemand... ».

JE NE SAVAIS PAS QUE C’ÉTAIT DU JAZZ

Après la guerre commence ma troisième période musicale, lorsque j'ai finalement découvert Benny Goodman et que j'ai entendu en 1948 le concert de Dizzy qui m'a littéralement abasourdi. C'est là que j'ai commencé à vouloir jouer. A l'âge de quinze ou seize ans, je ne sais plus très bien comment j'ai eu une trompette entre les mains, je m'y suis mis sans ne plus jamais m'arrêter. J’écoutais du jazz Nouvelle-Orléans. J'allais au Lorientais avec les copains. J'aimais beaucoup Claude Luter. J'y allais parce que c'était la mode, mais cette ambiance potache me déplaisait. J'avais des copains qui me faisaient écouter Duke Ellington, que j'appréciais bien. Je me souviens en particulier d'un soir où j'avais fait une fanfaronnade dans la queue d'un cinéma : j'étais allé draguer une fille pour faire le malin, et contre toute attente ça avait marché. Je m'étais donc retrouvé au cinéma avec elle, et après le film, elle m'avait emmené au Tabou. Il s’y passait déjà quelque chose de plus. C’était Jean-Claude Fohrenbach qui jouait. J'y suis retourné souvent, j'y entendais Jimmy Gourley, Henri Renaud et beaucoup d'autres musiciens avec qui j'ai joué par la suite. Très vite, j’ai joué au Tabou dans l’orchestre de Jean-Claude, trois ans, et ce fut mon premier papa musical. En plus j’y ai fréquenté Pierre Dac, comme dans un conte de fées ! J'ai un peu laissé tomber le reste pour me consacrer à ce style-là, du jazz blanc, souvent juif américain, Woody Herman avec les Four Brothers : Stan Getz, Al Cohn, Zoot Sims, Herbie Stewart, les petits enfants de Lester Young. Le jazz noir était un peu violent pour moi. C'était aussi un effet de mode. Et puis il y a eu ce jour où j'ai entendu Miles Davis pour la première fois. J'ai eu l'impression que j'avais trouvé quelque chose d'intéressant à faire dans la vie, et j'ai commencé à essayer de jouer sérieusement de la trompette.

À tes débuts tu fais des baloches...

Oui, assez tôt. Je me suis marié, il fallait que je gagne ma vie. Dans un bal, il y avait une série tango, une série qu'on appelait typique, c'est-à-dire de la musique cubaine, une série jazz, et une série valse-pasodoble. On faisait des petites formations pour reposer un peu l'orchestre, j'aimais bien jouer de la basse pendant les tangos. J'avais appris quelques positions.

Qui étaient les musiciens avec qui tu jouais ?

Il y avait une sorte d'institution à Paris, le marché aux musiciens, Place Pigalle, le mardi après-midi, devant le bistrot Les Omnibus. Quand j'ai commencé dans le métier, j’allais y chercher mes cachetons. Généralement, les galas avaient lieu le samedi et le dimanche. On était pratiquement sûr de trouver. J’ai donc joué avec quantité d'orchestres différents. C'est ainsi que j'ai eu l'immense gloire de tourner avec Alix Combelle ainsi que de jouer avec Gus Viseur. Il revenait du Canada, il était vieux et en mauvaise santé. Je ne sais pas s'il avait besoin d'argent ou s'il s'emmerdait, mais il avait repris les galas.

Est-ce que la guerre d'Algérie a eu une implication sur la musique que tu jouais ?

La guerre d'Algérie était partout. Dans la musique qu'on jouait, aussi. Je me souviens avoir fait une manif contre la guerre à l'occasion du monôme du bac. Mais c'était quand même de grosses farces estudiantines. Il y avait des gens, comme Georges Arvanitas, qui avaient eu moins de chance que moi. Il avait passé trois ans en Algérie et avait dû se battre, tirer, il avait été gravement traumatisé. On en parlait entre nous, mais c’était moins fort que la guerre du Viêt-Nam. Ce sont deux guerres d’indépendance, mais la seconde a eu un plus grand retentissement international. Celle-ci nous a déterminés musicalement. A cette période je jouais avec des musiciens américains qui revendiquaient contre elle, notamment les musiciens du Black Panther Party. Mais le premier avec qui j'ai eu des échanges politiques, c'est François Tusques. Lui aussi avait fait la guerre d'Algérie, alors que moi j'étais déjà dans le métier. J’avais réussi laborieusement à me faire réformer. J'avais beaucoup joué au Tabou, au Caméléon, au Riverside, aux Trois Mailletz, puis au Club Saint-Germain. C'était l'époque du be-bop, et on ne jouait pratiquement que des standards. Rares étaient ceux qui jouaient des compositions originales, comme par exemple Martial Solal. Puis, autour de 1965/66, il y a eu pas mal d'initiatives collectives, voire collectivistes, qui se sont créées. Il y avait des bandes de musiciens qui essayaient des choses, qui faisaient des concerts, des performances. C'était une période d'intense activité souterraine. J'ai le souvenir d'assez nombreuses séances d'enregistrement, qui n'ont pas donné lieu à des disques mais auxquelles participaient Beb Guérin, J-F Jenny-Clark, Aldo Romano, Jean Vern, Mimi Lorenzini, Jeanneau, Thollot, Portal, Barre Phillips… C'était une petite société. Tusques a été un peu notre fédérateur. Lui et moi avions déjà joué ensemble en trio ou en quintet. Il habitait la région de Nantes, et il était assez entreprenant. Il se débrouillait pour organiser ou vendre des concerts. Donc on venait de Paris, avec Luis Fuentes, Michel Babault, Luigi Trussardi… Nous étions habitués à jouer du Miles, du Sonny Rollins ou du Monk, et François, lui, composait des morceaux originaux qui nous ont immédiatement intéressés. Il faut dire qu'à l'époque, c'était plutôt mal vu. Au Club Saint-Germain, par exemple, nous interprétions plutôt des tubes parce que c'est ce qu'attendait le public. Des succès des Jazz Messengers, Horace Silver, Miles Davis... Pendant la guerre du Viêt-Nam, beaucoup de musiciens américains sont venus s'installer en France. C'était pour eux une manière de déserter et de revendiquer leur opposition.

Avais-tu déjà joué avec des américains avant ça ?

Oui. J'avais joué avec Lucky Thompson, Kansas Fields... Avec Chet Baker, surtout. Pendant assez longtemps. Pour quelques concerts j'ai monté des groupes avec Alan Silva, Sunny Murray, Ronnie Beer et Ken Terroade...

Chet Baker ? Un orchestre avec deux trompettes ?

Oui. D'ailleurs quand il m'a demandé d'intégrer son quintet, je lui ai posé la question. J'avais eu une idée malsaine : je me demandais si je n'allais pas jouer un rôle de faire-valoir. Il s'en était indigné et m'avait simplement répondu qu'il s'agissait d'enrichir l'orchestre et qu'il aimait jouer avec moi. Par ailleurs nous avions en commun d'être joueurs d'échecs. Alors pendant les sets au Chat-qui-pèche, on plaçait entre nous un tabouret sur lequel on posait l'échiquier et, tout en écoutant chacun l’autre jouer, on préparait le coup suivant. Une partie durait un set. La tôlière lui louait généreusement une chambre au-dessus de la boîte. Je venais souvent le voir dans l’après-midi pour jouer avec lui quelques inventions à deux voix de Bach.

GRILLÉ A VIE

Mai 68 a-t-il changé ta pratique musicale ?

Ça m'a déterminé à changer de vie, ou plutôt de mode de fonctionnement. Avant ça, je jouais pas mal dans les boîtes de jazz, je faisais beaucoup de baloches, et beaucoup d'enregistrements avec des chanteurs ou des orchestres de variétés. En 68, je jouais avec Claude François. Je lui ai présenté ma démission. Il a d'abord cru que je plaisantais. Après, pendant quinze jours, j'ai reçu des coups de téléphone me disant : « Alors ? Qu'est-ce que tu fais ? Il faut être sérieux. Il y a du boulot. » Je leur ai fait comprendre que pour moi, c'était fini. Mais je ne prenais pas de grands risques puisque j'étais déjà engagé avec Tusques, avec des musiciens américains, avec Sunny Murray, etc. Et puis il faut dire que dès lors qu'on manifestait un intérêt pour l'action politique, on était en quelque sorte mis en marge du monde des studios et des variétés. Par la suite on s’aperçoit même qu’on s’est grillé à vie.

Y avait-il une coupure entre tes séances avec des chanteurs de variétés et tes activités nocturnes ?

Je ne savais pas lire la musique. Roger Guérin a réussi à me mettre le pied à l'étrier. Il m'envoyait faire des remplacements. Il m'a pris aussi dans l'orchestre de Jacques Hélian, sous la direction de Sadi. On est descendu à Madrid où on a joué pendant deux mois. Là j'ai commencé à apprendre à lire, empiriquement. Comme il était à côté de moi, Roger m'avertissait à l'avance des mesures à compter et des dessins rythmiques ! Je n'ai jamais été capable de jouer de deux manières différentes, et lire la musique n'y a rien changé. A ce titre, je ne peux pas dire qu'il y ait eu de coupure à l'intérieur de cette double activité.

Dans le monde de la chanson tu as été amené à travailler avec des célébrités. Gainsbourg ?

J'ai enregistré avec lui, mais comme il était aussi directeur artistique, il m'a plus souvent trouvé des séances. Vian était aussi directeur artistique chez Philips, mais c'est surtout Gainsbourg qui m'a aidé. Il avait de bons arrangeurs, Jean-Claude Vannier, Alain Goraguer...

Montand ?

C'est Hubert Rostaing qui m'avait mis sur le coup. J'avais pas mal joué avec lui. C’était un des trois chefs d’orchestre de variétés de la radio. Les deux autres étaient Jack Diéval et Léo Chauliac. Tous les trois m'avaient entendu jouer sur Soul Jazz de Georges Arvanitas, et m'avaient proposé de rejoindre leurs orchestres respectifs avec mes « copains ». J'ai dit oui aux trois, et du coup les trois orchestres étaient presque identiques : Jeanneau, Babault, Luigi, parfois Fuentes, et moi, certains nous appelaient « l’eau-l’gaz-et-l’électricté ». On avait monopolisé la RTF. J'ai beaucoup voyagé avec Diéval, qui produisait une émission quotidienne qui s'appelait Jazz aux Champs-Elysées, et qui l’a exportée dans toute l’Europe. J'ai eu à cette occasion le plaisir de tourner avec Art Taylor. J’ai aussi participé à la première jam-session en multiplex, avec un pianiste à Londres, le bassiste à Berlin, etc. Chauliac était un excellent arrangeur, il m’a permis d’enregistrer avec Jacqueline Danno, Jean-Claude Pascal et d’autres artistes Pathé Marconi. J’avais beau trouver que Montand avait beaucoup de feeling et de finesse, il m’énervait avec son américanisme de bazar. Il me parlait toujours de mon « beugueull ». Je ne jouais pas du clairon mais du bugle, en anglais flugel horn, il ne voulait pas le savoir.

68 est donc une date charnière pour toi, puisque tu arrêtes la variété. Mais très vite tu arrêtes aussi le jazz…

C'est un peu vrai. Mais en même temps je n’ai jamais cessé de jouer du be-bop et du free. C'est plutôt le contexte qui changeait, mais pas tellement mon jeu. D'ailleurs je ne crois pas que mon jeu soit tellement évolutif. J'ai toujours joué de la même manière, quel que soit le contexte ou les circonstances. Rétrospectivement, de toute façon, je crois que je n'ai jamais vraiment joué du jazz. Bien sûr je jouais des morceaux de jazz, dans des contextes jazz, mais je ne m’y suis jamais senti à l'aise. J’ai toujours eu l'impression d'y être un usurpateur.

Tu as très souvent eu un statut de sideman. Tu as très peu dirigé d'orchestres. Les gens qui t'ont engagé l'ont souvent fait pour tes qualités de provocateur.

Je ne me trouve pas si provocateur. Mais Portal, par exemple, aimait bien me faire faire des bêtises. S’il lit ces lignes, qu’il se souvienne du cri du hérisson !

Quelles sont les musiques fondatrices de ton jeu et de tes compositions ?

Varèse. Bartók. Webern. Monk. Gus Viseur. Miles Davis...

Effectivement, on entend Miles Davis dans ton jeu, par le son, et probablement parce que tu joues comme tu parles.

Si je ne me suis jamais senti dans le jazz c’est peut-être faute d’en avoir adopter certaines disciplines. Je n’ai pas systématiquement étudié et assimilé un style avant de trouver le mien. La pratique de la trompette incite à écouter, à répondre, à construire des phrases comme des bouts de dialogue. Mon jeu prend modèle sur ma rhétorique verbale.

On peut être étonné de t'entendre citer Varèse ou Webern. Comment cela influe-t-il sur ton écriture ?

J'ai une idée universelle de la musique. Je pense que toutes les musiques sont faites de la même façon, sur les mêmes principes. Il n'y a pas, pour moi, de différences fondamentales entre Bartók et le jazz. L'harmonie, le contrepoint, etc., ces choses sont toujours là.

LA RIXE DE MUSICIENS

La création du Unit a été un jalon dans l'histoire de l'improvisation en France et en Europe. Or, Portal a toujours déclaré qu'il regrettait la fin de ce groupe. Peux-tu m'expliquer comment ça a commencé, et comment ça s'est terminé ?

Ah ! Nous jouions souvent ensemble dans ces réunions de nouvelles musiques dont je parlais toute à l'heure. Nous faisions aussi tous les deux beaucoup de séances de studio, pour des chanteurs ou des groupes de variétés. Une amitié est donc née entre nous. Un jour, il m'a dit qu'il cherchait à monter un groupe, avec des musiciens que je ne connaissais pas, à part lui et Beb Guérin. Il a donc pris la responsabilité de ce groupe, bien qu'il parlât de « collectif ». C'est une question qu'on n’a jamais vraiment élucidée. C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles ce projet a pris fin. Michel signait tous les thèmes alors qu’il ne les écrivait pas tous, ça commençait à bien faire. Un jour nous étions passés dans une émission de télé à Hambourg (Karlheinz Stockhausen y dirigeait à l'époque un groupe de recherche, et la scène allemande en général était plutôt ouverte et prospective). Après notre prestation, il y avait une interview télévisée du groupe. Beb et moi avions à cette occasion posé la question, à l’antenne, de savoir qui allait signer quoi. Ce n'était d'ailleurs pas très sympa de notre part de choisir ce moment-là pour mettre ça sur le tapis. Mais nous étions allés très loin, jusqu'au sordide même, puisque nous avions carrément sorti les feuilles de droits d'auteur sur le plateau pour les remplir. On a fini par signer la feuille de SACEM sous l'oeil des caméras, en répartissant les droits après de laborieux calculs d’apothicaire. Je ne sais pas si ça a été le dernier concert, mais en tous cas, il y a eu dès lors quelque chose de brisé. J’avais d’ailleurs proposé La rixe de musiciens de Georges de la Tour comme pochette au disque de Chateauvallon, mais ça ne s’est pas fait. C’est devenu plus tard celle de l’album d’Un Drame Musical Instantané À travail égal salaire égal !

Dans ton disque La Guêpe, auquel participaient Jean-Paul Rondepierre, Jouk Minor, Beb Guérin, Jean Guérin, Françoise Achard, François Tusques, il y a la volonté de faire une musique savante. À l'époque, tu as aussi travaillé pour le GRM.

A ce moment-là, la musique savante m'intéressait beaucoup. A vrai dire, je me fichais de savoir si c'était ou non une musique vivante. La Guêpe m’est venue de l’envie de mettre le texte de Ponge, La rage de l’expression, en musique. Dans mon disque solo, Mehr Licht !, les environnements ambiants passent à l’avant-scène.
Au GRM, je faisais ce qu'on appelait de la musique « mécanique », je coupais et montais de la bande magnétique. Il y avait bien des tas d'appareils géniaux, mais pour profiter des avantages que pouvaient offrir les équipements du GRM, il aurait fallu que j'aille au charbon, que je fasse des petites conférences par-ci par-là, ce qui n'est pas vraiment mon fort. Par contre, on m'a donné à traiter des objets sonores de Pierre Schaeffer. Ça a été pour moi très formateur. Il y avait son livre, pour ainsi dire imposé, le Traité des objets musicaux, une méthode de classement des sons par leurs timbres et leurs traitements respectifs. On y apprenait aussi des notions d'acousmatique, il y avait même une dimension philosophique.

Tu a également créé le collectif de production Musique 1...

Je l’ai fondé entre autres avec Jac Berrocal. Ça nous servait à monter des petits festivals qui se déroulaient sur plusieurs jours, au Théâtre Mouffetard par exemple.

Ici tu fais l’effort de te souvenir, alors qu’habituellement tu parles rarement du passé. Quelles relations entretiens-tu avec le temps ?

Je pense que la musique, c'est l'art du temps. Et le temps, c'est la mort...

Tu es connu comme trompettiste mais tu as souvent joué d'autres instruments. Quel est ton propos quand tu joues du piano ou du cor ?

Malgré ma paresse, j'ai quand même travaillé la trompette. C'est donc un instrument avec lequel j'ai des contraintes. Lorsque je joue du violon, par exemple, je ne connais ni les techniques ni les positions. Cela me permet d'exploiter l'instrument sans vergogne. J'arrive à le faire sonner d'une façon qui me convient sans en connaître la moindre gamme. C'est dans le même esprit que j'ai inventé des instruments, dont certains dérivaient d’ailleurs directement du violon : le frein qui est une contrebasse à tension variable, ou l’arbalète, finalisée par Raoul de Pesters... J’ai agi dans l'idée d'un pur traitement du son. Je pense que même lorsqu'on improvise, s’il s'agit de notes, on ne peut que penser à de la musique écrite. C'est de la musique écrite du moment qu'on peut l'écrire. Avec ces instruments et la méconnaissance qu'ils induisent, c'est tout à fait différent. C'est beaucoup sous l'influence d'Alan Silva que je l'ai fait. Quand je lui ai dit que j'avais un violon chez moi, il m'a immédiatement proposer de faire une section de cordes. C'est comme ça que je me suis habitué à toucher le violon. J'ai aussi fabriqué des instruments parce qu'on m'en a commandés, pour Aperghis, ou Tamia et Françoise Achard : une vielle à roue dans un caddy qui joue quand on le pousse, des claviers de limes, de poêles, de pots de fleur, des flûtes, le cor multiphonique, l’orgue à feu... A l'époque, le théâtre musical était très à la mode. Un concert, même le plus banal, est un spectacle. Je trouvais navrant celui qu'offraient alors les musiciens. Je pensais qu'il fallait « spectaculariser » les prestations musicales, et donc avoir ses idées de mise en scène à chaque concert. Je continue à le prétendre.

La trompette plongée dans l’eau, avec un timbre en aluminium, avec un bec de saxophone, ça procède de la même intention ?

Pour la trompette à anche, le spectaculaire ne réside que dans la contradiction entre l’image et le son : on entend du baryton alors qu’on voit une trompette piccolo. La trompette dans l’eau, c’est une sourdine. Mais le son est matérialisé, on voit les turbulences de l’eau, surtout si les on éclaire astucieusement.

UN COLLECTIF A TROIS

Nous nous rencontrons, Francis, toi et moi, en 76, et nous décidons de monter Un Drame Musical Instantané. C'est un changement radical dans ta vie musicale.

Je n'avais plus besoin d'aller à droite, à gauche, pour suivre mon chemin. C'était l'opportunité de me poser un peu. Monter un groupe, ce n'est pas mon truc. C'était pour moi une occasion inespérée puisque ça ne se présentait pas comme le groupe d'untel, mais comme un collectif à trois. J'ai été tenté de tout y investir.

Comment expliques-tu que notre collaboration tienne toujours après 25 ans ?

D'abord, la formule, à l'origine, était très solide parce que c'était un trio, et qu'un trio, c'est vraiment démocratique, dans le sens où il y a toujours une minorité et une majorité. Ça a beaucoup marché sur cette dynamique de groupe. Après le départ de Francis (Gorgé), on avait un passé sur lequel on a pu continuer à construire. Mais il faut dire qu'au départ, ce n'était pas n'importe quelle association : il y avait un protestant, un juif, et un catholique. Euh... Je parle de culture. Je ne parle pas de confession. Il y avait donc au sein de notre collaboration une diversité occidentale intéressante.

La première fois que je t'ai vu, c'était pour un concert de soutien à la clinique anti-psychiatrique de Laborde. Nous étions une quinzaine de musiciens sur scène dans le cadre d’Opération Rhino. J'étais à côté de Daunik Lazro, qui m’a gentiment prodigué quelques conseils car je jouais du saxophone comme un pied, j’avais aussi mon synthé mais à l’époque cet instrument angoissait les musiciens de jazz, sauf toi qui les provoquais beaucoup plus que moi : tu étais à l'autre bout de la scène et tu entrechoquais des bouteilles de bière vides jusqu'à ce qu'elles explosent. Il y avait des éclats de verre tout autour de toi. À la fin du concert, après quelques hésitations, je suis venu te voir. Pendant deux jours, nous avons discuté de Varèse et Webern. Pour Francis et moi, qui venions du rock, tu étais à la fois un musicien de jazz, un précurseur et un initiateur. De ton côté, comment nous percevais-tu ?

J'éprouvais un soulagement. Parce qu'il restait quand même, à l'intérieur de notre projet, cette pratique du jazz qui impose de jouer en place, de bien jouer les grilles, etc. Mais vous n'aviez même pas l'idée, qui pour moi est rédhibitoire, d'interpréter des grilles en prétendant qu'on improvise. Vous faisiez de la musique avec toute la naïveté souhaitable. Tout ça correspondait très bien à mon malaise vis-à-vis du milieu du jazz. J'étais paresseux, je n'avais pas envie d'être le meilleur. Si j'étais en compétition avec un autre musicien, j'avais envie de me sauver en courant. Bref, je me sentais horriblement mal avec ce qui constitue les fondements du jazz, la compétition, la lutte pour la vie, etc. Et puis vos instruments me fascinaient. Un type qui jouait du synthétiseur sans clavier, juste en tournant des boutons, je trouvais ça génial. Quant à Francis, je n'avais pas remarqué au départ qu'il était handicapé, et je trouvais qu'il jouait très étrangement. Un jour il m'a expliqué qu'il s'était mis à la guitare précisément pour rééduquer son bras. Tout ça conjugué assouvissait bien mon goût du nouveau.

L’essentiel c’était que, comme nous, tu t’intéressais à tout, la politique, la science, les autres arts, la vie en général. La musique coulait de source...

Dans le Drame, elle est la traduction d’une réflexion commune et non une illustration. Nous avons inventé à cette occasion le concept de musique à propos.

Si un jeune musicien sollicitait tes conseils, que pourrais-tu lui dire ?

Je valorise beaucoup la constance, la fidélité et l'acharnement. J'aime citer cette phrase de Guillaume d'Orange : « Il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ».

Peux-tu me parler de la trompette et des différentes manières d'en jouer ?

La trompette est issue de la culture militaire. En France, dans le temps du moins, la plupart des premiers prix de conservatoire étaient tous des gens du Nord qui avaient joué dans des fanfares, et qui avaient réussi à sortir de la mine grâce à ça. C'étaient des gens qui avaient beaucoup travaillé leur instrument, mais un peu à coups de pied dans le cul. Au conservatoire on n'expliquait pas vraiment le comment. Si on n'y arrivait pas, c'est qu'on était nul. Quand j'ai donné des cours, j'ai essayé de me démarquer de cette méthode. J'arrive facilement à expliquer ce qui se passe dans le corps quand on joue. Je n'ai eu de cesse de faire comprendre que ce n'est pas un instrument qui requiert plus de tonus physique ou d'agressivité militaire que d'autres. Bien sûr, on parle d' « attaque ». Mais si l'on joue en ayant à l'esprit quoi que ce soit de vindicatif, ça ne marche pas. Quant à la manière de respirer, je me suis confectionné une technique, que j'ai un peu enseignée, et qui marche très bien. Il y a l'idée, par exemple, qu'on ne projette pas le son, que l'on n'a rien à projeter. On provoque un choc qui est situé à un endroit très précis du corps, entre la langue et le palais, et tout le reste n'est que l'organisation d'une pompe, assez complexe, de façon à distribuer l'air avec la tension, la compression et la quantité nécessaire et suffisante pour produire l'effet voulu. Évidemment ce discours est, d'une certaine manière, une démystification de l'idée militaire de l'instrument. Finalement, ce que j'ai cru comprendre d'un secret supposé, c'est qu'il doit y avoir une furieuse concentration vers l'infiniment central qui est nécessairement en opposition avec une détente de ce qui est infiniment périphérique. Peut-il y avoir là une explication du monde physique ?... Si tant est qu’il y en ait un autre !

Tu as un sens aigu du paradoxe.

Chaque fois qu’on rajoute une ligne on tend vers l’exhaustivité. L’important n’est pas d’avoir tout dit mais que tout ce qu’on a dit contribue à donner un sens global.



PORTRAITS-SOUVENIRS

Eric Dolphy
Il m'avait appris un bon truc. Je m’étais blessé le bras droit, et je m’étais en quelque sorte échappé de l'hôpital avant la fin de ma convalescence pour aller voir du monde dans les boîtes. J'étais tombé sur Eric Dolphy à qui j'avais raconté que ma main droite ne fonctionnait plus très bien et que je n'étais pas certain de pouvoir rejouer de la trompette. Il m'avait répondu : « tu n'as qu'à jouer avec ta main gauche ! Le corps est symétrique. Il n'y a pas de raison que tu n'y arrives pas ». J'étais rentré chez moi, et je m'étais aperçu qu'effectivement la main gauche faisait exactement les mêmes gestes que la droite. Ce soir-là, il m'avait aussi dit : « La seule chose qui soit grave dans la vie, c'est de mourir ». Le destin a voulu qu’il meurt le lendemain, à Berlin.

Lester Young
Un soir de 1956 au Tabou. C'est LA boîte de Saint-Germain-des-Prés que fréquentaient quotidiennement Boris Vian, Juliette Gréco, Gainsbourg et tous les jazzmen américains de passage. A la suite d'une jam avec le Président, Lester Young, celui-ci me complimente sur mon jeu. Je trouvais ça super mais j'attendais le mais...
L.Y. : - Tu connais les paroles ?
B.V. : - Pourquoi, y a des paroles ?
L.Y. : - Ah bon, tout s’explique...
L'explication est venue quelques années plus tard avec Chet Baker. Chet me dit que nous, en Europe, nous appelons ça des standards mais que pour des américains ce sont des poèmes qui racontent chacun une histoire ou un certain état d'âme. Ce sont des chansons populaires, des souvenirs d'enfance, des airs qui ont été à la mode et que tout le monde connaît aux Etats Unis. Chet trouvait que nous jouions ces morceaux d'une façon abstraite, comme de la musique classique mais pas comme des airs populaires. On jouait la grille, les 32 mesures, le thème pas toujours, ou plutôt jamais puisqu'on ne connaissait pas les paroles. Moi, et les pianistes aussi, je pouvais jouer imperturbablement le pont d'un morceau à la place de celui d'un autre, sans même m'en apercevoir. C'est comme les valses de Strauss, on peut mélanger les parties des morceaux, c'est toujours aussi bien. Sauf pour les Autrichiens ! C'est toute la différence entre un jazzman français et un américain. Il y a un sens à ces notes de musique, la mélodie que Lester joue, sur laquelle il improvise, il en connaît le texte, la partition complète.

Archie Shepp
Archie Shepp, c'est un sampler. Il n'a créé aucun style. Il a utilisé des éléments de l'histoire du jazz en les samplant, en quelque sorte. Il ne fabrique pas de mélodie géniale. Il prend des éléments stylistiques classiques qu'il réutilise plutôt à la manière d'un sampler.

Anthony Braxton
C'est vraiment un universitaire. Il m'avait proposé de monter un quintet. Et il est arrivé chez moi avec une partition en accordéon, au moins quinze pages noires de notes, en me disant : « Je voudrais qu'on joue ça, mais très précisément », alors que moi, j'avais dans l'idée de faire un concert de musique improvisée. De toute façon, vu la partition, je ne pouvais pas faire autrement. C'est ce qu'on a fini par faire.

Sunny Murray
Il m'avait conseillé d'aller à New York. Il trouvait qu'ici nous avions la vie douce. Il m'avait proposé de m'héberger là-bas. Il pensait qu'il serait bon pour moi de me frotter un peu à la compétition. Or, c'est vraiment tout ce que je déteste. J’ai dit : « Oui, peut-être »...

Alan Silva
Après un concert du Celestrial à la Maison de la Radio, en dînant, Alan m'avait dit : « On va faire un maximum de blé ! » Il m'avait fait part d'un projet de faire construire un building sur deux étages où loger tous les musiciens ensemble, avec des studios, et au dernier étage, une banque ! Il pensait vraiment faire de l'argent avec ça. Mais quelque temps plus tard, il s'est fait spolier, via l'IACP. C'est donc resté à l'état de rêve.

Don Cherry
Il avait une encyclopédie de la musique d'où il tirait tout son savoir et toutes ses idées. Il s'intéressait surtout à Chopin. Sa manière de coller de petites formes les unes contre les autres vient peut-être de là. C'était une méthodologie assez répandue à l'époque. On la retrouve aujourd'hui dans la technique du sample. Mais plus tellement dans la pratique de la composition.
Je lui ai vendu ma pocket trompette. C'était un petit bijou incrusté d'émaux qui avait été fabriqué pour Joséphine Baker au Casino de Paris où elle faisait semblant de jouer. C'est avec cette trompette que j'ai enregistré pas mal de disques, notamment Free Jazz. Don louchait dessus depuis longtemps. Je lui ai vendu pour 200 dollars un jour où j'avais besoin d'argent. Il en a joué jusqu'à sa mort. J'étais très fier.

Gato Barbieri
Je me suis fait avoir par Don Cherry. Avec Gato, je voulais monter un orchestre un peu dans la veine de ce que cherchait à faire Don, à savoir une sorte de cocktail fait de souvenirs, une manière de couper des choses pour les remonter différemment. Puis Don est arrivé, a engagé Gato, et mon projet a avorté.

Jean-Louis Chautemps
La première fois que j'ai joué avec lui, je n'étais même pas marié, je devais avoir 19 ans. Je me souviens d'un bistrot qui n'existe plus, le Dupont Latin, boulevard Saint-Michel, où on allait en sortant du lycée. Lacan y faisait ses séminaires au sous-sol. Quand je pense que j'ai passé un bon bout de mon temps là, sans savoir que Lacan enseignait dans la pièce du dessous... La salle du dessus servait l’après-midi à des jam-sessions. J'ai énormément joué avec Jean-Louis, notamment sur Jazzex, une pièce de Parmegiani. Ce fut la première œuvre mixte, jazz et musique électroacoustique. Jean-Louis était un bosseur, il s’étonnait de ma façon instinctive de jouer et me décrivait comme un musicien « hallucinatoire visionnaire ».

Jacques Thollot
Je l'ai rencontré pour la première fois au Club Saint-Germain. Il était habillé en costume de collégien d'autrefois. Son père, un grand gaillard très extraverti qui jouait très bien du sax, était là aussi, pour le vendre. À côté de lui, Jacques avait l'air d'être un peu à côté de ses pompes, tout timide, tout pâle. Il avait alors 12 ou 13 ans. Evidemment, à cet âge-là, il n'était pas capable de conduire un orchestre. Il jouait tout comme Max Roach. Il avait visiblement beaucoup travaillé, il faisait de beaux solos mais ralentissait tous les tempos, c'était infernal. Il était très gêné par la présence de son père. Il nous regardait avec l'air de dire : « Ne faites pas attention ». Je me disais que ça allait être dur pour lui, et effectivement ça a été dur.

Peter Brötzmann
Nous étions en train d'enregistrer avec le Global Unity d’Alex von Shlippenbach, il était juste à côté de moi. Il s'est mis à jouer avec un son titanesque (il était aussi sculpteur et peintre). Il sortait des sons énormes, des harmoniques dans les aigus, avec une puissance vraiment impressionnante. A un moment deux jets de sang ont jailli de ses narines. Il a simplement sorti un mouchoir de sa poche, s'est tamponné le nez, et il s'est remis à jouer en repartant dans un continuum ! A l'époque, on jouait comme ça, dans un continuum collectif, mais organisé. Chacun y allait à fond la caisse.

Steve Lacy
Un jour, en descendant au Festival d'Avignon, pendant lequel j'habitais chez Gelas, le metteur en scène, je me promenais dans les vignes autour de sa ferme, et j'écoutais la nature, le vent, etc. J'étais pris par le plein soleil. J'entendais se mélanger au chant des cigales des sonorités extraordinaires que je n'arrivais pas à identifier. Je croyais même rêver. Plus tard, j'ai appris que c'était Steve qui était sur une colline en train de travailler son soprano. C'était une impression très zen.

Barney Wilen
Barney était un ami très proche. Je l'ai rencontré quand il avait 13 ans. Il jouait d'un vieux saxo baryton qui était aussi grand que lui. Un jour, il est venu faire le bœuf au Tabou, et il est revenu plusieurs jours de suite. La première fois que je lui ai parlé, je lui ai demandé : « C'est vrai que tu as 13 ans ? » Ça me semblait ahurissant qu'un type de cet âge joue comme ça. Il m'a regardé et il m'a dit : « Qu'est-ce que ça peut te foutre ? ». On est devenu très copains à partir de ce jour-là.

Albert Ayler
Je n’avais jamais entendu parler de lui, ni écouté une telle musique. C’était au Caméléon, il avait l’air de quelqu’un de spécial, vêtu de cuir rouge, les musiciens qui jouaient là, Aldo et J–F, l’ont pris pour un débile et ont atrocifié. J’ai longtemps regretté de n’avoir pas pu rejouer avec lui ni continuer la discussion passionnante que nous avons eue après, très poétique.

L’Art Ensemble
Ornette Coleman avait organisé un concert à la Mutualité. Il y avait son orchestre, celui de François Tusques, l’Art Ensemble, Barney, Roger Guérin... A l’issue du concert qui s’était très bien passé, l’organisateur est parti avec la caisse. On a provoqué une réunion avec l’Art Ensemble. Il nous ont répondu : « non, mais attention les mecs, vous savez de qui vous parlez, c’est Ornette, total respect ! », et c’en est resté là. Dans l’Art Ensemble, à part l’extraordinaire diversité de leurs compositions, j’étais très intéressé par la théâtralisation de leur musique.

Claude François
Jeanneau et Mimi Lorenzini connaissaient bien la pop. Ils ont montré Triangle peu après. C’est Claude qui m’a initié au rhythm’n blues en m’emmenant écouter James Brown, Otis Redding, Aretha Franklin... Il aurait voulu qu’on sonne comme ça. On a même accompagné les Supremes pour une télé.
Nous étions payés en liquide, pas déclarés, sauf les télés. Il fallait, en plus, réclamer son pognon vite fait. Le premier soir, Lederman m’a repris ma paye au poker.

Brigitte Bardot
J’ai fait un disque avec elle, très sympa, très tendre. Par la suite je me suis trouvé parfaitement solidaire de ses positions passionnées sur la condition animale. J’ai même adhéré. En manifestant j’ai constaté que la majorité des militants, surtout leurs représentants, étaient d’extrême-droite. J’en avais parlé avec Cavanna, lui-même interloqué.

Beb Guérin
Il était comme un frère. Nous faisions des concerts en trio avec Tusques dans sa région de La Rochelle. Au matin, en me faisant visiter son plat pays, il me disait : « Tu vois, ici il n’y a que l’horizon et des bourines à un étage. Voilà deux siècles que ça se dépeuple. Rien de plus déprimant. Dans ma famille un oncle et d’autres se sont pendus pour rajouter quelques verticales. Moi aussi je me pendrai ». Beb s’est pendu en 1980.

Jouk Minor
Il est très gestuel. Il avait joué de la guitare flamenco avant de se mettre au baryton. Il a trouvé le lien physique entre les deux. C’est aussi un acousticien. Il poursuit sa recherche avec des instruments d’exception comme le sarrussophone contrebasse. Il est revenu à la guitare en se fabriquant empiriquement la sienne.

Hubert Fol
C’était un mythe. Il était ouf. On a été engagés ensemble, avec son frère Raymond, dans le quintet de Guy Lafitte. Ça me navre de m’apercevoir que je n’ai pas grand chose à dire de lui, si ce n’est qu’il était super cool et qu’il jouait génialement de l’alto.

Babar
J’étais un peu enrobé. En vacances un connard m’avait affublé de ce sobriquet qui en valait un autre. Au retour, quand je suis entré dans le monde des musiciens, ils me nommaient ainsi. Je n’ai jamais compris par quelle mystérieuse dénonciation ! Les vieux m’appellent encore comme ça.

Discographie (partielle) de/et/ou/avec Vitet

Dans l’ordre d’apparition au cours de l’entretien :
LP Georges Arvanitas, Soul Jazz, Columbia FPX 193, 1960
CD 1965, François Tusques, Free Jazz, Mouloudji, réédition In situ 139 - catalogue ADJ
LP Michel Portal Unit, No, no but it may be, Le Chant du Monde LDX 74526, 1972
LP Un Drame Musical Instantané, À travail égal salaire égal, GRRR 1005, 1981 - ADJ
CD Bernard Vitet, La guêpe, sur un texte de Francis Ponge, Futura Son 05, 1971
LP Bernard Vitet, Mehr Licht !, GRRR 1003, 1979
LP Jac Berrocal, Parallèles, Davantage 01, 1976
CD Bernard Parmegiani, Pop’eclectic incl. Jazzex (enr.1966), Plate Lunch PL08, 1998
LP Sunny Murray, Shandar 10.008, 1968
LP Sunny Murray, Big Chief, Pathé Marconi 1727561, 1969
LP Alan Silva, Luna Surface, Byg 529.312, 1969
LP Alan Silva, Seasons, Byg 529.342-43-44, 1970
CD Celestrial Communication Orchestra, My country (enr. 1971), Leo LR 302, 1989
LP Art Ensemble of Chicago, Go home, Galloway 600502, 1970

Autres enregistrements disponibles aux ADJ :
4 LP et 9 CD d’Un Drame Musical Instantané, chez GRRR et In Situ de 1977 à 2001
CD Hélène Sage, Comme une image, GRRR 2014, 1989
CD Hélène Sage, Les araignées, GRRR 2022, 1997
CD Gorgé Meens, Paysage départ, In Situ 121, 1992
CD François Tusques 1992, Le jardin des délices, In situ 165, 1993
CD François Tusques, Octaèdre, Axolotl AXO101, 1994
CD François Tusques Blue Phèdre, Axolotl AXO103, 1996
2CD Buenaventura Durruti, Un d.m.i., Nato 777 733, 1996
CD audio/rom Birgé Vitet, Carton, GRRR 2021, 1997
CD audio/rom Un Drame Musical Instantané, Machiavel, GRRR 2023, 1998

Recommandons aussi les titres :
Barbara (Ni belle ni bonne, Madame), Brigitte Bardot (Un jour comme un autre, À la fin de l’été), Yves Montand (Il n’y a plus d’après, Quand tu dors près de moi), Serge Gainsbourg (En relisant ta lettre), Jazz in Paris : Jazz et cinéma vol.2 La bride sur le cou (cd Universal 013044-2), Jean-Luc Ponty The beginning of... (lp Palm 19), Jef Gilson Enfin (cd FD 151922, 1962-63), Ivan Julien Paris année zéro (lp Barclay), Jean Guérin Tacet (lp Futura Son 14, 1971), Colette Magny Répression (cd Scalen’ CMPCD 03, 1972), Sylvain Kassap L’Arlésienne (lp Nato 109, 1983), Aki Onda Un petit tour (cd All Access 07, 1999), Michel Pascal Puzzle (cd Ina 275 742, 2000)...

Retrouvez aussi les musiciens cités, dans le catalogue des Allumés du Jazz
(attention, les disponibilités ont changé depuis la publication de cet entretien) :
Hubert Rostaing et Alix Combelle (RDC), Georges Arvanitas (Black & Blue, Label Bleu), Jac Berrocal (Bleu Regard, In Situ, Nato), Jean-Louis Chautemps (Evidence, GRRR), François Jeanneau (CC, In Situ, Label Bleu, Pee Wee), J-F Jenny-Clarke (Celp, Deux Z, Hopi, JMS, Label Bleu, Nato), Steve Lacy (Free Lance, In Situ, Label Bleu), Mimi Lorenzini (Axolotl, CC, Hopi), Sunny Murray (Bleu Regard), Barre Phillips (Bleu Regard, Celp, Emouvance), Michel Portal (Label Bleu), Aldo Romano (JMS, Label Bleu, Pee Wee, Pygmalion, RDC, Seventh), Alan Silva (In Situ), Martial Solal (Charlotte, Gorgone), Jacques Thollot (In Situ, Nato), Luigi Trussardi (RDC), Barney Wilen (Deux Z, Nato)...

Lectures conseillées par Bernard Vitet

Paul Hindemith, Pratique élémentaire de la musique, Ed. J-C Lattès
Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, Ed. Seuil
E. Leipp, Acoustique et musique, Ed. Masson
L-F. Céline, Voyage au bout de la nuit, Ed. Gallimard
J-L. Borgès, Fictions, Ed. Folio

lundi 6 novembre 2017

Podcast de notre tapage nocturne


Le podcast de l'émission Tapage nocturne de Bruno Letort qui m'était consacrée, enregistrée l'après-midi du 2 novembre et diffusée le lendemain soir, est en ligne ! Avec Samuel Ber et Antonin-Tri Hoang qui ont été formidables, nous improvisons en trio au Studio 107. Le reste des pièces est issu d'albums sortis sur le label GRRR, distribués par Orkhêstra et Les Allumés du Jazz. Bruno Letort s'est appuyé sur mon parcours atypique pour m'interroger. Bruno Riou-Maillard a réalisé l'émission en effectuant un astucieux montage, Soizic Noël a pris les photos et fait en sorte que la séance se déroule dans les meilleures conditions.


1. L'isthme des ismes (2017)
Antonin-Tri Hoang - sax alto, piano
Jean-Jacques Birgé - piano préparé
Samuel Ber - percussion

2. Fascisme (2017)
Jean-Jacques Birgé - clavier, harmonica, varinette, guimbarde, anche
Antonin-Tri Hoang - sax alto, piano
Samuel Ber - percussion

3. A French Letter (extrait du CD d'Un D.M.I. Kind Lieder, 1991)
Jean-Jacques Birgé - chant
Bernard Vitet - trompette
Francis Gorgé - guitare
Gérard Siracusa - percussion

4. Contretemps (extrait du CD d'El Strøm Long Time No Sea, 2012)
Birgitte Lyregaard - chant
Jean-Jacques Birgé - Theremin, (reed) trumpet, Tenori-on
Sacha Gattino - sampler

5. Radio Sandwich (extrait du CD d'El Strøm Long Time No Sea, 2012)
Jean-Jacques Birgé - Mascarade Machine
Sacha Gattino - sampler
Birgitte Lyregaard - chant

6. Mémé (extrait du CD d'Un D.M.I. Kind Lieder, 1991)
Jean-Jacques Birgé - chant, clavier
Francis Gorgé - guitare
Bernard Vitet - trompette
Gérard Siracusa - percussion

7. Établissement d'un ciel d'alternance (extrait du CD éponyme, 1996)
Michel Houellebecq - voix
Jean-Jacques Birgé - clavier


8. Communisme (2017)
Jean-Jacques Birgé - clavier
Antonin-Tri Hoang - sax alto, clarinette basse, piano
Samuel Ber - percussion

9. Anarchisme (2017)
Jean-Jacques Birgé - clavier
Antonin-Tri Hoang - sax alto, clarinette basse, piano
Samuel Ber - percussion

10. Capitalisme (2017)
Jean-Jacques Birgé - clavier, voix, varinette
Antonin-Tri Hoang - sax alto, clarinette basse, piano
Samuel Ber - percussion

Si je connaissais Antonin depuis ses premiers balbutiements de transe indienne, je n'avais jamais entendu Samuel avant la balance. C'est probablement les situations que je préfère dans la composition instantanée. Ce serait chouette de nous retrouver bientôt sur scène, mais comme je ne fais aucun effort pour trouver des concerts, cela dépend maintenant des organisateurs. Sans les attendre, je me replonge dans mon travail de laboratoire sur un projet qui me tient à cœur, commencé il y a plusieurs années...

vendredi 3 novembre 2017

L'isthme des ismes (Tapage Nocturne ce soir sur France Musique)


La précocité est une denrée périssable. J'aurai 65 ans dimanche. Antonin-Tri Hoang a déjà 27 ans. Samuel Ber est le benjamin de notre trio du haut de ses 22 ans. J'avais allumé les jeunes musiciens et musiciennes que je défends entre autres sur ce blog depuis une douzaine d'années parce que s'ils ignorent les anciens, ils connaissent encore moins bien ceux et celles qui les suivent. Antonin, piqué au vif, m'a donc présenté Samuel, percussionniste belge encore au C.N.S.M. Je privilégie ces rencontres intergénérationnelles, parce que si nous avons parfois les mêmes objectifs, les méthodes pour les atteindre diffèrent d'une époque à une autre. Aujourd'hui, que ce soit en les écoutant ou en jouant avec eux, j'apprends plus des jeunes que des vieux. D'autre part, je ressens une nécessité voire un devoir de transmettre ce qui me fut légué.
J'ai donc proposé à mes deux acolytes de participer au Tapage Nocturne produit par Bruno Letort sur France Musique et diffusé ce vendredi soir à 23h. Il y a six ans le précédent Tapage figurait mon duo avec le violoncelliste Vincent Segal. Comme nous improvisons le plus librement possible j'ai suggéré un cadre canalisant nos débordantes imaginations. J'ai donc proposé quatre pièces éminemment politiques regroupées sous le titre critique L'isthme des ismes :
1. Fascisme (Chaque fois que l’un de nous exprime sa singularité , il est réprimé jusqu’à l’annihilation totale de l’ensemble)
2. Communisme (Organisation de l’ensemble dans un esprit productiviste, ça roule!)
3. Anarchisme (Liberté de chacun dans le respect de l’autre, en toute complémentarité)
4. Capitalisme (Exploitation des ressources jusqu’à leur épuisement)
5. L'isthme des ismes (qui m'a causé bien du tracas, car mon disque dur se démontait et remontait sans cesse et sans que je comprenne pourquoi, peut-être pour me suggérer qu'aucun système ne fonctionne face à la multiplicité des interprétations ?). Car il ne s'agit pas de chaque fois composer une métaphore musicale du système énoncé, mais de générer les réflexions intimes qui nous échappent lorsque nous improvisons. C'est un des effets circonlocutoires que j'affecte particulièrement. Nous tournons autour du pot, troublés par les ambiguïtés que chaque "isme" produit sur les populations et sur soi-même en l'occurrence. Ces prétextes génèrent ainsi un échange de propos sonores que nous affinerons verbalement l'enregistrement terminé, sur le chemin du retour !


Antonin-Tri Hoang est au sax alto, à la clarinette basse et au piano. Samuel Ber joue de la batterie et d'un set de percussion incluant woodblocks, gongs chinois et thaïlandais, bol tibétain, tam-tam symphonique, bongos et djembé. J'ai été raisonnable en n'emportant qu'un clavier, plus un harmonica, une varinette, un appeau et une guimbarde ; par contre mon ordinateur est rempli d'échantillons, percussions à clavier, guitare électrique, aboiements de berger allemand, sons inouïs, et même un orchestre symphonique quasi varésien !
Pour une fois Françoise a pris la photo de nuit, logique pour un Tapage Nocturne ! On a l'impression d'être dans un hôtel à Hawaï. Soizic Noël a ensuite immortalisé notre trio au Studio 107 ! J'ai toujours imaginé la musique composée collectivement comme une conversation où chacun écoute les autres tout en s'exprimant, exercice complexe qui ne livre son suc plus ou moins objectif qu'à la réécoute. Je syntoniserai donc comme vous la modulation de fréquence de mon poste de radio ce soir en direct sur les ondes.

L'isthme des ismes, France Musique, Tapage Nocturne, vendredi 3 novembre à 23h

lundi 30 octobre 2017

Le n°36 des Allumés du Jazz dépote


Ce n'est pas tous les jours dimanche et le dimanche le facteur est en vacances, c'est dire si chaque nouveau numéro du Journal des Allumés du Jazz est une chose rare que l'on n'attend plus même si l'on sait qu'un jour mon prince viendra. Et déjà la couve dessinée par Stéphane Levallois annonçant le départ de Jean Aussanaire me contredit et contrarie. Christian Rollet et Jean Rochard évoquent ce musicien adorable récemment disparu, François Corneloup l'illustrant d'une tendre photographie, et un jeu des mots croisés lui rend hommage. Zou, Jop, Matthias Lehmann, Gabriel Rebufello croquent les mots d'Albert Lory comme le Grand Cric me le joue à son tour : Bisounours, To Do List, Gérer, C'est dans son ADN sont décortiqués avec un humour et un mordant propres au Journal salué en son temps par Francis Marmande dans Le Monde Diplomatique («Les Allumés du jazz sont le seul journal de jazz à maintenir un point de vue politique sur cette musique»).
L'économie du secteur est le sujet d'un texte analytique sur la production indépendante actuelle tandis que Bruno Tocanne s'insurge en publiant une pétition contre le formatage du marché qui tend à faire passer la culture du service public à l'industrie. Maryline Bihao rappelle les productions jazz du Parti Socialiste. Pic et J.R. offrent une bande dessinée caustique sur la fainéantise, poursuivie plus loin par une analyse d'Aristide Glandasson (ça sent le pseudo à plein nez et la résistance par tous les pores de la peau) sur le sujet, augmenté du cynisme et de l'extrémisme honteusement fustigés par le produit de marketing que les banques nous servent en président de la chose publique. Hasse Poulsen, Noël Akchoté, Jean Méreu, Sarah Murcia, Christian Tarting, Étienne Brunet, Marcel Kanche, Jean-François Pauvros, Jacques Rebotier, Claude Barthélémy, Pablo Cueco, le Riverdog, en profitent pour dénoncer leurs disques le plus fainéant, le plus cynique et le plus extrême.
Toujours autant de petits mickeys rageurs accompagnent les articles puisque c'est la marque du Journal de faire appel à des illustrateurs, comme Julien Mariolle, Rocco, Johann de Moor, Andy Singer, Efix, Jop, Thierry Alba, Nathalie Ferlut, Jeanne Puchol, Cattaneo, Sylvie Fontaine... Jean-Paul Ricard revient sur les rééditions CD et vinyle du Workshop de Lyon, du Cohelmec Ensemble et bientôt du Dharma Quintet, orchestres de jazz libre qui ont marqué les années 70 et dont les protagonistes se souviennent à l'occasion d'un come back célébré en fanfare au Théâtre Berthelot de Montreuil. Pablo Cueco développe des brèves de comptoir toujours aussi spirituelles autour d'un dessin de son papa Henri, disparu cette année comme Alain Tercinet salué cette fois par J-P.Ricard. Elisa Arciniegas Pinilla et Guillaume Roy dialoguent autour de leur instrument, le violon alto. Raphaëlle Tchamitchian interviewe le rappeur Mike Ladd sur son actualité, pas seulement la sienne, mais aussi celle des USA. Il évoque les mouvements Occupy Wall Street, Black Lives Matter, Black Arts Movement et le Mouvement des droits civiques, l'élection de Trump, et une éventuelle révolution prolétarienne... Roland Dronssevault (!) s'entretient avec le compositeur Benjamin de la Fuente, membre également du quartet Caravaggio. Jean-Louis Wiart rivalise d'imagination pour réinventer le passé. Pablo Cueco, qui a demandé à une quarantaine de musiciens (dont ma pomme), producteurs et journalistes de livrer un vers qui les aurait particulièrement marqués ou touchés, encense les poètes mis en musique. Ajoutez quelques photos de B. Zon et de Guy Le Querrec dont celle en quatrième de couverture commentée par Mauro Basilio et vous obtiendrez 28 pages dont j'espère avoir rendu la densité.
Vous pouvez vous abonner gratuitement aux prochains numéros en leur envoyant votre adresse, et même télécharger tous les anciens au format PDF. Vous pouvez aussi commander des disques sur le nouveau site des Allumés en cours de reconstruction. Je déplore seulement la disparition du blog et de la radio aléatoire qui donnaient un peu plus de vie à cette association qui rassemble aujourd'hui pas moins de 98 labels et dont la nouvelle formule Internet n'est pas plus pratique que la précédente, mais l'on sait que Rome ne s'est pas faite en un jour. Quant à la nécessité de continuer la lutte, on sait aussi que la chute et le déclin de l'empire romain sont d'autant plus prévisibles que l'arrogance de nos dirigeants au service exclusif des riches finira par faire tomber leurs têtes. Faut que ça swingue !

vendredi 1 septembre 2017

Biche, ô ma biche…


La nature nous renvoie une image critique de notre humanité. Car là où l’homme passe la nature trépasse. Si les minéraux, immuables depuis des millénaires, du moins à l’œil nu, un peu comme les étoiles qui trouent le linceul qui nous recouvre à la nuit tombée, rappellent notre éphémérité, les autres animaux que nous-mêmes impliquent un changement d’angle. Les végétaux ne sont pas en reste dès lors que l’on a un peu d’imagination ou d’ouverture d’esprit. Les végétariens réagissent simplement par mimétisme et anthropomorphisme. Un arbre naît, vit et meurt, il peut souffrir et certains communiquent entre eux sans rhizomes apparents par l’on ne sait quel mystère. L’hyperactif que je suis en milieu urbain devient contemplatif face à la beauté des paysages naturels et je n’ai pas de plus grand plaisir que d’admirer les bestioles qui s’y meuvent.
D’habitude lorsque nous prenons nos quartiers d’été dans la montagne, loin de la foule et de la lumière électrique, entendre que la vallée offre un panorama sans trace humaine et que la nuit le ciel sans lune s’allume de milliers d’étoiles, je n’évoque là que ce que je vois, les voisins les plus proches parlent des biches qui passent le soir devant ou derrière notre grange sans que j’en profite jamais. Il y a bien les buses et l'aigle royal, les vautours fauves, les gypaètes barbus et les percnoptères d’Égypte, le grand duc d'un soir, les chocards à bec jaune et les perdreaux, les lézards et les mouches, un isard par ci par là, les vaches ou les moutons quand le vacher ou le berger leur font tondre le gazon abrupt, mais ces damnées biches, jamais ou presque. Nos deux chats font un carnage en chassant campagnols, mulots et musaraignes, dont ils font souvent ripaille, et cette année le compost attire des dizaines de mésanges nonnettes. Le vent qui soufflait vers nous nous a permis de surprendre deux grands renards en train de jouer. Mais les biches ?


Et bien cette fois nous avons été vernis. Chaque soir elles sont sorties du bois, accompagnées par un ou deux cerfs, s’approchant très près de nous. La nuit ma nouvelle lampe torche à led m’a même permis d’allumer leurs yeux dans l’obscurité. J’ai d’abord cru à notre chat Django, mais alors ils étaient deux. En grimpant quelques mètres je suis tombé sur une dizaine de paires de billes brûlantes qui me fixaient sans bouger, se remettant tranquillement à brouter comme si nous n’étions pas là. Magie de l’aube et du crépuscule où leurs silhouettes graciles s’élancent soudain, magie de la nuit où les photophores sont remplacés par un cul blanc si l’on peut s’en approcher assez. Nous avançons discrètement et les suivons pendant un quart d’heure tandis que minuit a sonné depuis longtemps. Django nous accompagne. Nous rentrons nous coucher, croisant Oulala qui rejoint son copain pour une danse macabre qui se termine chaque matin lorsque je ramasse les corps intacts ou dévorés dans le salon carrelé. Il restera toujours l’ours puisque la grange est située sur son passage et que l’abreuvoir est un point de ralliement de tous les mammifères dont nous faisons partie. Quant au grand tétras ou coq de bruyère qui justifie que nous soyons en Natura 2000, mieux vaut ne même pas y penser… Encore qu’ici on aura tout vu, même une vache voler, pour de vrai, mais ça c'est une autre histoire !

lundi 10 juillet 2017

Thollot in extenso


Un nouveau disque de Jacques Thollot est un évènement rare. Il n'en a enregistré que cinq sous son nom de son vivant. Chacun développe une poésie unique qui s'inspire autant du jazz que de la musique classique française, un territoire de l'enfance que le batteur ne put jamais abandonner. Enfant précoce, il le restera jusqu'à sa mort le 2 octobre 2014. Nombreux musiciens lui avaient rendu hommage à la Java, et j'avais de mon côté demandé à Fantazio et Antonin-Tri Hoang d'improviser avec moi sur des poèmes de Henri Michaux que Jacques adorait. Jean Rochard a rassemblé les ultimes enregistrements de son quartet et des interprétations originales de divers musiciens qui reprennent avec brio quelques titres en perpétuant l'équilibre incroyable de cet oiseau blessé à qui les baguettes servaient de balancier lorsqu'il avançait léger sur les fils de la portée.
Au début du disque, Sunny Murray laisse un message sur le répondeur de Jacques Thollot qui n'est déjà plus là. Sa fille Marie chante, joliment accompagnée par un quatuor à cordes dirigé par Tony Hymas, avant que le pianiste anglais rejoigne le nouveau quartet où figurent le saxophoniste Nathan Hanson et le contrebassiste Claude Tchamitchian. Il n'y a déjà plus de temps. Les époques se confondent conférant à Jacques l'immortalité des grands artistes. Avec To Neneh by Don from Jacques le cornettiste Kirk Knuffke et le vibraphoniste Karl Berger rappellent le lègue d'une génération à une autre et la tendresse de toute cette musique. Hanson convoque un chœur de saxophones, Jacques joue en duo avec Tony Quand le son devient aigu, jeter une girafe à la mer ou improvise aux claviers avec le guitariste Noël Akchoté. La clarinettiste Catherine Delaunay souligne l'originalité du compositeur inspiré par toutes les musiques du XXe siècle. Autre magnifique surprise, le quartet formé à l'occasion de l'hommage à la Java et réunissant le saxophoniste François Jeanneau, la pianiste Sophia Domancich, le contrebassiste Jean-Paul Celea et le batteur Simon Goubert interprète Cinq hops, Go Mind, Seven. D'autres saynettes musicales où réapparaissent Akchoté, Berger, Jacques et son dernier quartet constituent la troisième partie de l'album intitulée Ce sont, où nous sommes, après Infiniment et La voie des rythmes.
Comme tous les albums du label nato, Jacques Thollot In Extenso bénéficie d'un packaging extrêmement soigné dont les illustrations ont été confiées à Gabriel Rebufello et le graphisme à Marianne T. Deux livrets de 28 pages chacun l'accompagnent : le premier est Faits d'images de Chenz, Philippe Gras, Jean-Pierre Leloir, Guy Le Querrec, Jean Rochard, Christian Rose, Sami ; le second est l'entretien (en français et en anglais) que j'avais mené avec Raymond Vurluz pour les Allumés du Jazz n°7 les 24 juin et 4 juillet 2001, un Cours du Temps chronologique complété par des commentaires sur des musiciens qui avaient marqué le parcours de Jacques.
In Extenso est une anthologie composée exclusivement d'inédits offrant de se promener dans l'œuvre de Jacques Thollot, moitié jardin anglais aux contours sinueux révélant des points de vue cachés, moitié jardin à la française que les rythmes quadrillent en de majestueuses perspectives. L'ensemble est enrobé dans un paquet cadeau soulignant l'amour indéfectible de ses amis.

→ Jacques Thollot, In Extenso, label nato, dist. L'autre distribution, sortie le 22 septembre 2017

jeudi 1 juin 2017

Le technicien prend la main


Il y a des jours où l'on devrait être occupé à autre chose. Mais voilà, ce matin-là j'avais du temps à perdre. C'était censé m'en faire gagner à l'avenir. J'ai donc tenté de résoudre un des 1001 problèmes domestiques laissés de côté et pour lequel il faut parfois attendre dix ans avant de s'y pencher. Ou bien jamais. Peu adepte de la procrastination, j'aurais plutôt tendance à laisser tomber instantanément l'affaire en cours pour répondre à un appel à l'aide. Je ne suis pas non plus du genre à m'avouer vaincu, comme cette fichue clef du coffre-fort si bien cachée que nous sommes toujours à sa recherche trois ans plus tard. Ce n'est pas qu'il abrite nos économies, il y a juste ma modeste collection numismatique d'enfant, mais c'est rageant.
Alors voilà, contrarié de ne pas réussir à synchroniser le Calendrier sur mes MacBook Pro, iPad Pro et iPhone 6S, j'ai tenté de les synchroniser via iTunes plutôt que iCloud qui résistait à mes injonctions. Ayant fait chou blanc et revenu à iCloud, j'ai simplement bloqué mon Calendrier dont une fenêtre était ouverte avec le panneau "Déplacement des calendriers vers le serveur". J'eus beau forcer à quitter, redémarrer, après avoir décocher, recocher, les flèches n'atteignaient jamais leur cible.
J'ai donc composé le 0 805 54 00 03, numéro d'Apple Assistance qui m'a répondu aussitôt. Après m'avoir fait jeter quelques 100 000 fichiers (je n'exagère pas, mais les manipulations furent heureusement beaucoup moins nombreuses), mon ordinateur est redevenu tout neuf ou plutôt frais comme un gardon. Le service est gratuit (pas le coût de téléphone, mais ce n'est pas grand chose, vous pouvez aussi vous faire rappeler et là c'est vraiment gratuit), même à y passer des heures comme avec Françoise dont les problèmes semblent plus complexes que les miens. Le technicien a donc pris la main sur mon ordinateur, ou plus exactement, avec sa flèche rouge à lui, il m'indiquait les manipulations que je devais exécuter, condamnant à mort des fichiers devenus inutiles avec le temps. Après avoir brillamment résolu mon problème, il me conseilla de me connecter désormais à iCloud en cas de pépin similaire. Pour compléter ma formation, il me suggère de régulièrement réinitialiser le contrôleur de gestion du système (SMC) de mon Mac et réinitialiser sa mémoire NVRAM. Je ne résume rien, le plus sûr est que vous cliquiez sur ces deux liens. Il ajouta que pour mon tour Mac Pro il était par contre nécessaire de débrancher tous les câbles, pas seulement l'électricité, et ensuite d'appuyer 15 secondes sur le bouton d'allumage... J'allais oublier de souligner qu'il ne faut jamais jeter à la poubelle ou transformer de quelque manière que ce soit des sauvegardes de Time Machine sans provoquer une catastrophe menant au formatage de l'ordinateur, rien que ça !
En tout état de cause je n'ai pas perdu ma matinée, et pour fêter cela je suis parti avec Armagan faire des emplettes gastronomiques à l'Istambul Market de Noisy-le-Sec. Le petit bistro d'à côté y fait de délicieuses lahmajouns qui ne coûtent que 2,50€. Sur la route la file de voitures faisant la queue aux pompes à essence encore pourvues s'allongeait à vitesse V. Nous sommes rentrés tranquillement par Romainville et Les Lilas où les petits pavillons fleuris respiraient un air de vacances. Ayant presque tout dévoré avant de penser à illustrer mon article, il ne me restait que les çig kofte moulées à la main (on reconnaît la trace des phalanges sur la photo), où la viande crue est remplacée par de la semoule comme on le pratique à Istambul...

vendredi 7 avril 2017

Un Télérama sans télé ?


Comme de nombreux lecteurs encore abonnés à Télérama, il y a longtemps que je ne lis plus que les pages magazine, laissant collées celles consacrées à la télévision. Habitant Paris, je feuillète également le Petit Journal, mais depuis quinze ans j'achète une incroyable quantité de papier dont je n'ai aucun usage, préférant la matière des quotidiens pour allumer le feu dans l'âtre. Cela ne coûterait-il pas moins cher de fabriquer une édition plus mince, moins d'arbres à couper, moins de poids à la Poste ?
Les jeunes ne regardent plus la télévision, préférant le replay sur Internet, mais ce ne sont pas les seuls ! La multiplication des chaînes a joué contre elle : avec les chaînes thématiques s'est constitué un communautarisme des programmes là où dans le passé la pauvreté quantitative de l'offre obligeait à un universalisme de qualité. Internet assume dorénavant cet encyclopédisme œcuménique. Avec la recherche en ligne, le programme quotidien du magazine est devenu également inutile, sauf pour les personnes âgées attachées à leur fauteuil.
Il n'existe à ma connaissance plus beaucoup de magazines culturels embrassant la presque totalité du champ. Les quotidiens comme Le Monde et Libération passés idéologiquement à la réaction sont trop énervants pour que je puisse encore les lire et leur offre culturelle s'est considérablement réduite à force de suivre la loi du marché. Il est étonnant que Télérama ait résisté jusqu'ici au rouleau compresseur du Monde qui a racheté le magazine en 2003, affichant une ouverture d'esprit dans sa tradition catho de gauche, devenue rare aujourd'hui, les pages culturelles du Monde Diplomatique, très anecdotiques, restant bien en dessous de ce que l'on pourrait en espérer.
Me voilà donc surpris d'attendre mercredi pour feuilleter l'actualité artistique de la semaine ou du mois à venir. Profitant de rabatteurs (parmi mes amis) qui m'indiquent de temps en temps des sujets susceptibles d'alimenter mes articles, je fus récemment heureux de découvrir Chinese Man sous la plume de Frédéric Péguillan ou Sons of Kemet sous celle d'Éric Delhaye dans le Petit Journal, deux groupes qui m'avaient échappé et tournent depuis sur ma platine.


Petit a parte sur Sons of Kemet, quartet de jazz anglais dirigé par le saxophoniste Shabaka Hutchings, Londonien d’origine caribéenne, à qui l'on doit deux albums, Burn et Lest We Forget What We Came Here To Do, à la croisée du rock et de la musique africaine avec un jeu de jambes irrépressible venu des îles. Leur côté roots résume la musique à l'indispensable. Accompagné par le tubiste Oren Marshall (ou Theon Cross) et les batteurs Seb Rochford et Tom Skinner, Hutchings joue avec une fougue communicative, au ténor ou à la clarinette, interrogeant l'identité des Caraïbes dans ses compositions. Sans qu'il ressemble à aucun d'eux, je n'ai pu m'empêcher de penser à Dolphy, Rollins, Ayler, Coleman, quand le soleil vient frapper nos peaux décolorées. Hutchings est aussi féru de musique contemporaine et a initié depuis d'autres projets comme le trio, electro free, The Comet Is Coming. Les clips vidéo sont ici !
Retour à Télérama où les articles de société sont toujours intéressants quel que soit le regard critique que l'on porte soi-même sur le monde qui nous entoure. La présentation des sorties cinématographiques est exhaustive. Le choix de certains chroniqueurs est parfois catastrophiquement restrictif lorsqu'il se focalise sur un genre très convenu comme Michel Contat pour le jazz, mais on peut suivre des pistes ici ou là, que ce soit pour les sorties de livres, les expositions, les sorties ou des musiques qui ne sont pas a priori dans notre champ de vision...

mercredi 5 avril 2017

Totale grippe


J'ai perdu mes pétales. La grippe me terrasse. Facile de comprendre que les vieux puissent y succomber. Heureusement que l'on sait qu'à mon âge cela passe. La fatigue est si plombante que je préfère ne pas bouger plutôt qu'attraper ma tasse citron-miel qui est à portée de main. Pas moyen de lire, a fortiori d'écrire. Je profite d'une petite rémission pour taper ces mots. Mes symptômes ressemblent à un sandwich tunisien, un nuage de rhume, une toux à déchirer la cage thoracique, la gorge au papier de verre, 39°C, saupoudrer de frissons, courbatures, aphtes, et même quelques hallucinations ! Je sais que cela va vraiment mal lorsque je n'ai pas faim.
Dimanche après-midi je suis passé voir ma mère à l'hôpital avant son transfert en maison de repos. J'étais déjà patraque. Ce n'est pas tant l'antichambre de la mort qui me rebute en milieu hospitalier que l'uniformité dépersonnalisée des lieux qui me terrifie. En 1979, après que l'Idhec ait déménagé à Bry-sur-Marne dans les locaux de l'INA, j'avais suggéré que l'on repeigne les couloirs, mais la direction m'avait aussitôt convoqué pour m'expliquer que nous n'étions que locataires ! Les bureaux, guichets, les portes aux couleurs maussades, me font le même effet. Qu'y a-t-il de plus déprimant qu'une banque ? Un hôpital, peut-être. J'ai besoin de m'approprier les lieux où je travaille, raison pour laquelle j'ai choisi de bosser chez moi. Le studio de musique est une pièce comme une autre et ses fenêtres donnent sur un jardin quasi tropical avec bambous et palmier. Les chats font vivre les lieux même en notre absence.
Maman s'est cassée la figure en allant chercher du papier hygiénique, dont elle n'avait pas besoin, sans son déambulateur. Ces dernières semaines elle s'est retrouvée plusieurs fois par terre sans pouvoir se relever. Rester seule chez elle semble de plus en plus compliqué. Elle perd aussi la mémoire, après avoir fait de multiples mini-AVC. Pour la tester, un médecin lui a posé quantité de questions où, paraît-il, elle a eu "tout bon", mais quand ma sœur lui a demandé lesquelles, elle a répondu qu'elle ne se souvenait plus, et elle a ri. Maman paie surtout le déficit des années antérieures. Elle n'a jamais aimé marcher. Mon père la déposait devant le restaurant avant d'aller se garer. Elle n'a plus jamais voulu évoquer le passé. Pas du genre à radoter, non, mais comme l'avenir est bouché et le présent en boucle, chaque jour ressemble au précédent sans qu'elle puisse y laisser de traces. Le temps zéro. Chez elle ou à l'hosto, elle "s'emmerde", laissant la télévision allumée toute la journée, de préférence les informations. S'il n'y a pas un tremblement de terre quelque part, elle dit qu'il ne se passe rien. Sinon elle irait bien. L'endroit où elle est maintenant est censé la remettre sur pieds, mais sa paresse légendaire risque de la rendre réfractaire à toute amélioration. Il y a ma mère d'avant, et celle d'après. Avant, elle m'a permis de devenir ce que je suis, très attentive pendant mon enfance et mon adolescence. Après la mort de mon père il y a trente ans, elle n'a fait que décliner, sa misanthropie agressive se transformant en égocentrisme amorphe. J'ai cherché vainement le secret de famille qui handicape les trois sœurs dont ma mère est la seconde. Dans "leur" famille, le passé semble tabou.

mercredi 29 mars 2017

EL STRØM sort LONG TIME NO SEA


Long Time No Sea est ma première nouveauté en CD depuis 20 ans.

El Strøm signifie le courant en danois.
Trois ruisseaux forment une rivière.
Au premier barrage l'énergie électrique favorise le voyage.
Birgitte Lyregaard chante en se moquant des frontières (jazz, pop, punk, contemporain, classique…) pour survoler les continents en feu follet. Babylone dans un mouchoir de poche.
Sacha Gattino cuisine rythmes pointus et objets sonores cueillis sur la planète, transformant ses jouets avec la gravité des enfants qui se prennent au jeu.
Je joue ici d'instruments rares, acoustiques (trompette à anche, xaphoon) ou électroniques (Mascarade Machine, Tenori-on, Theremin), je n'avais jamais rencontré autant de complicité avec des musiciens depuis Un Drame Musical Instantané.
Chansons cousues main ou improvisation libre, instruments faits maison ou technologie dernier cri, chant des sirènes ou révolte des machines, l'électrochoc produit une bonne humeur plus vraie que nature.

Depuis Machiavel en 1998 avec Un Drame Musical Instantané, j'ai publié 70 albums inédits sur drame.org, mais ils sont exclusivement en ligne, objets virtuels en écoute et téléchargement gratuits. Trop d'adrénaline nuit, enregistré en 1977 par Un D.M.I., était une réédition d'un vinyle en CD. Établissement d'un ciel d'alternance avec Michel Houellebecq, sorti en 2006, datait de dix ans plus tôt. Les rééditions de Défense de de Birgé Gorgé Shiroc (LP et CD) et Rideau ! d'Un D.M.I. (CD) sont sorties sur d'autres labels, et le vinyle préhistorique Avant Toute en duo avec Gorgé vient du Souffle Continu... C'est donc bien ma première nouveauté en CD depuis 20 ans !

Il fallait marquer le coup en emballant nos 77 minutes dans un bel objet que l'on ait envie de tenir entre ses doigts. Le graphiste Étienne Mineur a peaufiné pochette et livret en jouant avec des vidéoprojecteurs et des matériaux réfléchissants. Il a intégré des gravures de J.-J. Grandville de 1844 et même une autre, non identifiée, de 1774, toutes issues de la collection particulière de Sacha Gattino. Le mélange réfléchit le nouveau baroque que constitue l'association du passé et du futur. S'y côtoient composition et improvisation, acoustique et électronique, français, anglais et danois chantés, instruments originaux, traditionnels ou objets brut... Si vous trouvez des analogies avec des musiques existantes, je suis preneur ;-)


El Strøm, Long Time No Sea, CD 77 minutes, GRRR 2029, dist. Orkhêstra et Les Allumés du Jazz, 15€
→ Tirage limité : premières commandes, premiers servis ! Vous pouvez envoyer 15€ par chèque ou payer par PayPal et même par CB. Envoyez un mail à cette adresse pour la marche à suivre... Ou encore passez par votre disquaire favori qui aura commandé chez Orkhêstra, cela va souvent aussi vite, car il faut que je pédale jusqu'à la Poste !

jeudi 29 décembre 2016

Le nouveau Michel Houellebecq est un Cahier de l'Herne


À nos premiers contacts, de visu, mais surtout au téléphone, ce qui m'avait le plus marqué chez Michel Houellebecq était ses silences. Moi qui suis d'un naturel exubérant, je devais faire preuve d'une patience inimaginable, car il pouvait se passer trente secondes entre deux mots. Il a depuis notablement resserré les espaces ! Sauf pour nos échanges où peuvent défiler quelques années sans nouvelle. Mais chaque fois qu'il appelle, il se comporte comme si nous nous étions quittés la veille. La première fois, en 1996, Radio France avait enregistré notre live au Théâtre du Rond-Point. Agathe Novak-Lechevalier, qui a mené un remarquable travail de titan en réalisant le Cahier de l'Herne qui sort le 4 janvier, évoque cette soirée au travers de mon témoignage, de ceux d'André Velter qui l'avait organisée, d'un spectateur dans la salle, Michka Assayas, et d'un auditeur lors de la retransmission sur France Culture, Aurélien Bellanger. Je n'ai publié qu'en 2007 le second CD datant de quelques mois plus tard et remis ensemble méticuleusement sur le métier. Dans le texte manuscrit reproduit dans le livret d'Établissement d'un ciel d'alternance, Michel écrit : « J’ai donné pas mal de lectures de poésie réussies ; c’est peut-être même ce que j’ai le mieux réussi dans ma vie, les lectures de poésie. J’ai commencé comme ça, je finirai comme ça, probablement. Mes collaborations avec les musiciens ont par contre été souvent ratées. Ceux qui étaient là lors de ce concert auront donc assisté à quelque chose d’assez rare dans ma vie : une collaboration avec un musicien, réussie.»
En lisant les 384 pages du Cahier de l'Herne qui peut être considéré comme un nouveau Houellebecq tant il recèle de pépites, inédits ou parutions confidentielles, entretiens ou réflexions passionnants, je me suis dit que j'aurais probablement écrit autre chose si j'avais su qu'autant de témoins rapporteraient qui est véritablement Michel Houellebecq et ce qu'ils en lisent à travers son œuvre. Aurais-je osé Miches, elles, où est le bec ? en réponse à ses confessions sexuelles qui choquaient à tout le moins mon féminisme ? J'avais préféré arrêter la scène après qu'il ait été incapable d'articuler un mot de ses poèmes au Glaz'Art en 1998 après avoir vidé la moitié d'une bouteille de whisky pour vaincre le trac, mais nous avions adoré jouer ensemble à la Fondation Cartier ou aux Instants Chavirés. Ci-dessous le selfie où Michel disait aimer les feuilles tel que je le relate dans mon texte de l'Herne...


Je l'avais interviewé pour Les Allumés du Jazz. À la question « comment choisis-tu le titre de tes œuvres » il avait d'abord répondu que Dieu lui faisait un signe, et puis se rendant compte à qui il s'adressait, il avait éclaté de rire en me demandant de ne surtout pas retranscrire cette blague. « C'est une des seules questions dont je connais la réponse. C'est même une des seules questions importantes. J'ai écrit quatre romans et chaque fois, ça s'est produit de la même manière sans que je le fasse exprès, alors ça vaut le coup que je réponde. Je commence toujours sans avoir de titre. À peu près au tiers du roman, respectivement le tiers du temps que ça me prend, j'ai une sorte de crise où je n'y arrive plus. Quelque chose me vient en aide : j'écris un passage très bon, franchement très bon, qui contient le titre. Ça s'est produit avec Extension du domaine de la lutte et La possibilité d'une île. Et là, je suis très content, parce que je sens que je finirai le livre. Le titre est défini à ce moment. Ça s'est passé avec les deux autres aussi, mais c'est moins spectaculaire : Plateforme et Les particules élémentaires ne sont pas des titres composés.»
Passent encore une dizaine d'années avant qu'il me demande de découper les deux disques en morceaux correspondant aux poèmes pour remplir le juke box de son exposition au Palais de Tokyo. Notre collaboration occupait les 2/3 des slots de la machine aux côtés de Jean-Louis Aubert et Iggy Pop qui sont d'ailleurs présents dans le Cahier de l'Herne.
L'ouvrage est un trésor pour quiconque apprécie ses livres ou souhaite savoir qui est cet homme aussi aimé que détesté. Son humour et sa perspicacité s'étalent à longueur de pages. Les portraits croisés avec Maurice G. Dantec ou Bret Easton Ellis, les entretiens avec Agathe Novak Lechevalier ou Jean de Loisy, les témoignages de ses camarades de jeunesse, ceux de Bernard Maris ou Yasmina Reza, de Guillaume Nicloux ou Emmanuel Carrère, et de plus de soixante autres personnalités, alternent avec des textes rares ou inédits de l'auteur, y compris une étonnante pièce de théâtre écrite avec un camarade des premières heures, Pierre-Henri Don. L'ensemble est d'une richesse fabuleuse.

→ Michel Houellebecq, Cahier de L'herne, Editions de l'Herne, 39€, parution le 4 janvier 2017

lundi 19 décembre 2016

Game of Thrones en Syrie


En lisant les appels pour Alep provenant de camarades avec qui je partage souvent quantité points de vue sur la géopolitique, je n'ai pu m'empêcher de douter des informations délivrées parce qu'elles venaient essentiellement de quotidiens comme Libération (j'ai cherché les bios de ses deux principaux actionnaires Bruno Ledoux et Patrick Drahi sur Wikipédia, site conspirationniste mondialement connu, et je n'en croyais pas mes yeux !) et Le Monde (là c'est Xavier Niel, Pierre Bergé et Matthieu Pigasse, c'est un peu moins énorme, mais ça vaut son pesant de cacahuètes), tombés aux mains de milliardaires et banquiers associés. Les chaînes de télévision étaient BFMTV et France Infos, ce qui revenait à peu près au même quant à leur fiabilité. Après avoir lu récemment Crépuscule de l'Histoire (la fin du roman national ?) de l'historien israélien Shlomo Sand, il était facile de comprendre que chaque État s'invente une histoire qui justifie ses actes, manipule l'opinion pour ne pas avoir à en rendre compte et s'en sert de plus pour éviter les questions embarrassantes. Dès que l'on met en doute la version officielle de notre pays nous sommes taxés de conspirationnisme, un terme inventé par les Américains pour faire taire les critiques au moment de la guerre du Vietnam. Pour comprendre ce qui se passe où que ce soit, le seul moyen logique est d'écouter ce que revendiquent toutes les forces en présence, car chaque gouvernement protège ses intérêts économiques en falsifiant la réalité. Vous remarquerez qu'en général seuls des faits nous sont livrés, mais pratiquement jamais les causes et les enjeux. Il est indispensable que nous acquiescions sans poser de questions, manière aussi de rendre notre cerveau disponible aux vendeurs de lessive et de Coca-Cola. Pour avoir vécu des expériences professionnelles en Algérie (1993), en Afrique du Sud avant et après Mandela, à Sarajevo pendant le siège, au Liban, etc. j'ai pu apprécier le grand écart entre ce que les médias racontaient ici et la réalité sur le terrain. J'ai même été témoin d'une falsification énorme de l'Histoire que l'on m'interdit de révéler de manière convaincante ! J'ai cru longtemps qu'avoir un regard distancié sur l'Histoire permettait d'éviter cet enfumage que l'actualité nous sert religieusement. Je me trompais, l'Histoire est seulement le résumé des actualités d'alors, aux mains de ceux qui détiennent le pouvoir, que ce soient les vainqueurs ou ceux qui savaient écrire. Ainsi, en voyant s'exciter la Toile autour des massacres à Alep, j'eus le sentiment que mes camarades se fourvoyaient comme jadis avec Solidarność, les charniers de Timisoara, les armes de destructions massives en Irak, la dictature de Khadafi, le Dalaï Lama, Je suis Charlie, etc. Cette liste doit déjà en faire bondir plus d'un ou une, et je pourrais détailler ultérieurement si besoin... Passé le fait que charger Poutine et ne voir en Castro qu'un dictateur permet de descendre Mélenchon en hausse dans les sondages, tout sondage qui de mon point de vue devrait d'ailleurs être interdit pour être systématiquement anti-démocratique. Je cherchai donc des informations venant des diverses forces en présence en Syrie. Les réseaux sociaux sont une source très riche, pas moins fiable que les journaux aux mains de professionnels qui ont montré par le passé qu'ils ne vérifiaient pas souvent les informations qu'ils divulguaient (depuis des faits divers comme l'affaire Grégory, Outreau, la fausse agression de Marie L. dans le RER jusqu'aux images envoyées d'Alep alors qu'il n'y avait absolument aucun journaliste occidental sur place). Le journalisme d'investigation coûte cher, d'où le succès de Mediapart grâce à son indépendance et ses nombreuses révélations. J'appelai aussi des camarades résidant en Irak et faisant accessoirement des incartades en Syrie.

Il ne fait aucun doute que les Russes ont bombardé Alep, mais les Américains, les Turcs, les Irakiens, les Kurdes, Daesh et d'autres groupes intégristes commettent eux aussi des massacres dans d'autres villes syriennes sans que l'opinion française s'en émeuve. À noter que les Syriens se fichent totalement des bougies que les occidentaux allument en protestation contre leurs bourreaux, histoire de se donner bonne conscience ! Il est certain qu'Assad est un dirigeant sanguinaire, mais les autres protagonistes sont tous des dictateurs en place ou potentiels. Il n'y a pas plus de liberté d'expression en Irak, au Kurdistan, en Turquie, en Arabie Saoudite, etc. Les rebelles "démocrates" contre le régime syrien ont été rapidement mis hors d'état de lui nuire et pas seulement par ses sbires. À Alep flottaient les drapeaux noirs de Al Nosra et d'autres groupes intégristes, même si ce n'est pas Daesh, et ceux-là bombardaient la partie ouest de la ville, plus riche que le quartier est. Le point de vue kurde livre un éclairage intéressant sur la question. Il existe en Syrie quantité de milices. Ce qui se prépare à Mossoul risque d'être bien plus meurtrier et les Russes n'y participent pas, du moins pour l'instant. Les images envoyées d'Alep provenaient de Syria Charity, basée à Paris, ex "Pour une Syrie libre", ONG en accord avec Al Nosra et Al Qaida. The Syrian Campaign, basée à Londres, est financée par la famille Asfari qui dirige Petrofac, et par la Fondation Rockfeller. Le journaliste américain Bilal Abdul Kareem présent sur toutes les télés et vivant sur place est converti au Salafisme depuis 1997. Pierre Le Corf qui défend le régime syrien depuis Alep Ouest est lié à l'extrême-droite chrétienne. L'AFP est un organe totalement inféodé aux intérêts français. Etc. Presque toutes les ONG sont financées par des états impliqués dans le conflit. Comme la presse elles font partie de ce quatrième corps d'armée qu'est la communication.

La guerre au Moyen Orient est une guerre économique, comme le fut par exemple la première guerre mondiale, elle concerne les hydrocarbures, gazoducs et oléoducs. Les populations locales paient le prix de cette bagarre pendant que les plus puissants attendent que la situation pourrisse pour ramasser les marchés. On sait les profits juteux que les Américains font de la reconstruction comme par exemple dans les Balkans, et la vente d'armes bat son plein. Les Russes qui viennent de passer un accord avec les Turcs semblent avoir réalisé dans le même temps la plus grosse livraison d'armes jamais reçue par les Kurdes, et les Chinois ont fini par comprendre qu'il fallait aussi profiter de cette aubaine au Moyen Orient. La guerre concerne d'abord l'Arabie Saoudite et l'Iran : Sunnites et Chiites se détestent plus qu'ils ne haïssent Israël ! L'Arabie Saoudite est associée au Qatar, aux USA et accessoirement à la France et autres pays européens impliqués. Poutine soutient l'Iran et Assad qui lui octroie son seul accès à la Méditerranée, il s'oppose évidemment aux USA dont les bases militaires sont installées tout le long de la frontière russe. Erdogan tire probablement les ficelles en faisant semblant d'attaquer Daesh pour mieux pilonner les Kurdes, car son but primordial est d'empêcher la création d'un état kurde. Il livre des armes aux Sunnites pendant qu'il fait ami-ami avec Poutine ! C'est un imbroglio incroyable d'alliances et de traîtrises ressemblant terriblement à Game of Thrones. On peut apprécier le bilan de nos guerres en Lybie où il n'existe plus aucun gouvernement, mais une ribambelle de tribus qui s'entredéchirent. C'est plus ou moins ce qui est à l'œuvre en Syrie, après le démantèlement de l'Irak. Le nombre de factions belligérantes dépasse notre entendement. Nous avons d'une part les intérêts pétroliers des consommateurs occidentaux et d'autre part ceux des vendeurs qui s'entretuent pour remporter la mise. Les soldats français n'ont d'autre mission que de zigouiller leurs concitoyens engagés dans le Djihad, car il n'est pas question qu'ils infectent les prisons françaises à leur retour. Idem pour les Anglais, les Belges, les Hollandais ou les Allemands. La seule attitude possible n'est pas de dénoncer telle ou telle exaction d'un des protagonistes, mais de faire en sorte d'arrêter la guerre. C'est d'ailleurs le sens des propos de Jean-Luc Mélenchon à qui les médias aux ordres essaient de faire dire n'importe quoi qui lui soit défavorable pour les élections présidentielles, par exemple en sortant des extraits de leur contexte. Or pour arrêter la guerre nous devons remettre en cause nos modes de consommation, en particulier tout ce qui concerne l'énergie... En attendant, l'Europe va devoir faire face à un afflux gigantesque de réfugiés qui fuient la destruction de leurs pays et dont nous sommes complices, entre autres, en tant que consommateurs d'énergie et fournisseurs d'armes.

P.S.: Pierre Le Corf m'écrit :"Bonjour Monsieur, permettez moi de vous demander, qu'est-ce qui vous permet d'écrire que je suis lié à l'extrême droite chrétienne? Je suis chrétien d'éducation mais n'ai pas été dans une église depuis 1 an et suis encore moins un adorateur de la droite, étant plutôt à gauche, désolé de vous décevoir. Quant à me placer à la droite d'un terroriste sans faire de jeux de mots ça ne passe pas."

vendredi 16 décembre 2016

Joëlle Léandre, le travail d'une femme en 8 CD


Pour ses 40 ans sur les routes, les amis polonais de Joëlle Léandre lui ont fait une belle surprise en produisant un coffret de 8 CD enregistrés pour la plupart en 2015 et 2016. Un solo emblématique date seulement de dix ans en arrière. Le premier disque est signé par Les Diaboliques avec la pianiste suisse Irène Schweizer et la chanteuse britannique Maggie Nicols que j'avais écoutées aux Bouffes du Nord en 2011 lors du festival La Voix est Libre. Suivent des duos avec le violoniste Mat Maneri, la chanteuse Lauren Newton, tous deux américains, le trompettiste Jean-Luc Capozzo et le guitariste anglais Fred Frith. Les deux derniers sont consacrés à un quartet figurant le saxophoniste anglais Evan Parker, le pianiste espagnol Agusti Fernández et le percussionniste slovène Zlatko Kaučič. Je précise la nationalité de chacun de ses partenaires de jeu pour exprimer le nomadisme de la contrebassiste qui a toujours revendiqué de gagner sa vie grâce aux concerts à l'étranger !
Nous avions l'habitude de nous croiser au 28 rue Dunois, et en 1981 Joëlle Léandre déclina notre offre de participer au grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané en tant que soprano. Pas question pour elle de laisser tomber sa grand-mère, comme certains appellent le gros instrument à cordes, pour venir s'égosiller, bien que nous adorions comme elle utilisait sa voix de temps en temps. Nous enregistrâmes néanmoins en 1992 avec grand plaisir un Urgent Meeting dans l'album Opération Blow Up... Bien qu'elle fasse partie d'un courant radical de l'improvisation, où un rythme soutenu ou une mélodie en do majeur semblent de mauvais goût, nous avons toujours apprécié son talent de performeuse où la théâtralité fait partie intégrante de sa virtuosité. Tout dépend évidemment du choix de ses interlocuteurs, elle-même étant prête à toutes les expérimentations. Il y a dix ans le Journal des Allumés dont je m'occupais alors avec Jean Rochard l'interviewa dans le cadre du Cours du Temps, rubrique que j'avais initiée pour conter le trajectoire de musiciens qui avaient marqué la seconde moitié du XXe siècle. Après ce Joëlle Léandre, en deux temps, trois mouvements, elle s'exprima avec la même liberté l'année suivante dans un livre que je chroniquai sous le titre Joëlle Léandre a capella. L'Aixoise est intarissable quant il s'agit d'évoquer sa carrière ou d'enregistrer quantité d'albums avec d'autres improvisateurs...
Huit CD, c'est donc peu comparé aux dizaines d'enregistrements déjà publiés, mais pourtant assez représentatifs de ses qualités, tant dans la variété des façons d'attaquer l'instrument que de dialoguer avec ses camarades de jeu. Après avoir écouté non-stop ce joli cadeau d'anniversaire musicalement quadragénaire, j'avoue préférer les spectacles où la théâtralité fait sortir la musique de sa stricte interprétation formelle, souvent grâce à la voix comme avec Maggie Nicols, Lauren Newton ou celle de Joëlle (remarquable solo plein d'humour), permettant d'échapper à un free jazz européen devenu conventionnel avec le temps. Des musiciens comme Derek Bailey ou Joëlle Léandre ont en effet imprimé leur style, transformant une démarche qui leur était personnelle en genre musical lorsque d'autres se sont engouffrés à leur suite. Les CD sont bien indexés, mais aucun titre n'est spécifié, ce qui insiste sur l'aspect live des enregistrements, caractéristique de cette mouvance de l'improvisation libre.

→ Joëlle Léandre, a woman's work..., coffret 8 CD, Not Two Records, 80€

mardi 29 novembre 2016

Robert Desnos en musique


Robert Desnos n'a jamais cessé d'inspirer les musiciens. Poulenc, Milhaud, Wiener, Kosma, Lutoslawski, Dutilleux, Reibel et bien d'autres n'y ont pas résisté. Sur le label GRRR l'accordéoniste Michèle Buirette en chante plusieurs dans l'album Le Panapé de Caméla, et du spectacle Comment ça va sur la Terre ?, ma préférée reste Le zèbre chantée par Elsa. J'ai moi-même accompagné à l'orgue et effets électroniques les comédiens Arlette Thomas et Pierre Peyrou disant du Desnos lors du spectacle d'inauguration du Théâtre Présent à La Villette en 1972 ! Desnos prête à jouer. Les amateurs de facéties trouvent facilement dans ses poèmes matière à interprétations et digressions. En 1983, avec Un Drame Musical Instantané, nous avions intégré dans notre création policière La peur du vide le rêve que Desnos avait lui-même mis en sons pour la radio en 1938 :


Le trompettiste Serge Adam, la guitariste Christelle Séry et la chanteuse Tania Pividori ont choisi d'adapter le recueil Corps et biens pour leur spectacle Journal d'une apparition. Les paysages sonores et les évocations inventives accompagnant les textes déclamés me convainquent plus que les chansons à trois voix pas toujours très justes, mais l'ensemble se tient, surtout lorsque l'électronique ou l'électricité viennent assumer l'intemporalité de la poésie de Desnos. Pistons, cordes et effets vocaux donnent aux poèmes des allures animales de dessin animé dont l'espièglerie ne cache jamais la gravité.


Publié par Desnos en mai 1930, après son éviction du groupe surréaliste par André Breton et la mort de son amour impossible, la chanteuse Yvonne George qu'il n'oubliera jamais, Corps et biens rassemble des poèmes écrits pendant les dix années précédentes, manière de passer à autre chose. Breton lui reproche son narcissisme, ce qui est plutôt cocasse venant de lui. Desnos refuse ses oukazes. Aragon en remet une couche : « Le langage de Desnos est au moins aussi scolaire que sa sentimentalité. Il vient si peu de la vie qu'il semble impossible que Desnos parle d'une fourrure sans que ce soit du vair, de l'eau sans nommer les ondes, d'une plaine qui ne soit une steppe, et tout à l'envi. Tout le stéréotype du bagage romantique s'adjoint ici au dictionnaire épuisé du dix-huitième siècle. […] Les lys lunaires, la marguerite du silence, la lune s'arrêtait pensive, le sonore minuit, on n'en finirait plus, et encore faudrait-il relever les questions idiotes (combien de trahisons dans les guerres civiles ? ) qui rivalisent avec les sphinx dont il est fait en passant une consommation angoissante. Le goût du mot « mâle », les allusions à l'histoire ancienne, du refrain dans le genre larirette, les interpellations adressées à l'inanimé, aux papillons, à des demi-dieux grecs, les myosotis un peu partout, les suppositions arbitraires et connes, un emploi du pluriel […] qui tient essentiellement du gargarisme, les images à la noix... »
Mais ce que ses anciens camarades lui reprochent, n'est-ce pas ce qui en fait tout le suc ?!

→ Robert Desnos, Journal d'une apparition, par Serge Adam, Tania Pividori, Christelle Séry, CD Quoi de neuf Docteur, dist. Muséa et Les Allumés du Jazz, sortie le 15 décembre 2016, puis plateformes iTunes, Qobuz, Deezer, Spotify dès le 13 janvier 2017...

lundi 21 novembre 2016

Faut-il se réjouir de la fermeture d'un site comme What.cd ?


Jeudi dernier, la Gendarmerie Nationale, plus précisément les militaires du centre de lutte contre les criminalités numériques (C3N), a saisi 12 serveurs du tracker torrent privé What.cd chez l'hébergeur de sites OVH à Lille et Gravelines, ainsi qu’une machine chez Free, sur plainte de la Sacem. En page d'accueil, What.cd annonce avoir fermé définitivement et ne jamais revenir sous sa forme initiale. Notez l'ambiguïté ! Le site nie pourtant que sa base de données ait été saisie, mais que l'intégralité a été effacée, y compris la liste des utilisateurs. Le site pirate comptabilisait plus de 2,6 millions de torrents regroupant 1 050 000 albums de 860 000 artistes. Sur sa page FaceBook, le producteur Jacques Oger se demande s'il faut se plaindre de cette fermeture ?


Le manque à gagner des producteurs n'est pas si évident.
1. D'abord parce que la plupart des jeunes sont abonnés à des plateformes comme Deezer ou Spotify qui leur offrent légalement un choix incroyable de disques qu'ils n'auraient pu acquérir avec leurs minces revenus, d'autres vont sur YouTube & Co qui ont passé des accords avec la Sacem qui ne profitent qu'aux majors et nullement aux artistes. Cela pose aussi la question du prix du disque. Par exemple, les intermédiaires trop gourmands sont en train de tuer le retour du vinyle.
2. Les sites illégaux comme What.cd sont des encyclopédies vivantes (pour What.cd c'est plutôt mort !) qui permettent de trouver des disques qui ont disparu de l'offre légale, dont les producteurs ou les distributeurs ont fait faillite, etc. Grâce à ces sites, certaines œuvres sont sauvées de l'oubli, réhabilitées... Ce sont des médiathèques incomparables pour un chercheur. Discogs, site marchand spéculatif, rassemble quantité d'informations, mais sans une note de musique.
3. Les disques que nous produisons, petits indépendants d'œuvres de niche, sont rarement piratés. C'est le mainstream des majors qui en souffre essentiellement, ceux-là-mêmes qui ont en douce assassiné le disque en favorisant la dématérialisation des supports parce que cela leur permettait des compressions de personnel et la suppression des stocks...
4. Si nous voulons vendre des supports matériels, fabriquons des objets incopiables en soignant le graphisme et tout ce qui n'est pas directement la musique, comme le font par exemple le label nato ou le Surnatural Orchestra. Le disque est un support, l'album est un objet, ce n'est pas la musique.

Le label GRRR que je dirige depuis 1975 a choisi d'offrir 138 heures d'inédits en écoute et téléchargement gratuits, multipliant ses auditeurs et élargissant son audience aux confins de la planète. Ce ne sont que des mp3, un format qui formate hélas gravement les oreilles des auditeurs. Les vinyles et CD sont toujours en vente sur le site, distribués en France par Orkhêstra et Les Allumés du Jazz, mais c'est à l'étranger, essentiellement aux USA et Japon, que nous en vendons. La plupart des musiciens écoulent efficacement leurs disques à la fin des concerts, mais les ventes ont considérablement chuté pour tout le monde. Je tiens à préciser que, perfectionniste, j'ai très rarement gagné de l'argent avec la production discographique. À de rares exceptions près, j'en aurai plutôt perdu. Aujourd'hui comme hier, hors show-biz le disque est avant tout un outil de communication.

Le système de la licence globale ayant été repoussé par les sociétés d'auteurs et l'État, des accords ont été passés avec de gros acteurs du marché comme Universal au détriment des artistes et des petits producteurs indépendants. Les auditeurs, qui ont toujours copié les disques, ont été criminalisés. Comme dans tous les secteurs de l'économie, l'État entretient un flou qui n'a rien d'artistique pour ne pas débattre honnêtement de ce qui est en jeu. D'un côté les majors voudraient se débarrasser des sociétés d'auteurs, privant les ayant-droits de leurs revenus ou les tenant à leur merci, et d'un autre côté ces sociétés privées continuent à privilégier les gros acteurs qui rapportent (la Sacem touche, par exemple, environ 18% en moyenne de ses perceptions), condamnant trop souvent les petits à réclamer leur dû s'ils en ont le courage et l'opiniâtreté. Le secrétaire général de la Sacem, David El Sayegh, évalue le préjudice causé par What.cd à plus de 40 millions d’euros pour les créateurs qu'elle représente, mais sa fermeture rapportera-t-elle le moindre kopek ? La fermeture de MegaUpload n'a rien changé au piratage. Le site What.cd était apparu après la fermeture de Oink. On peut prévoir que naîtra d'ici peu un nouveau site qui protégera ses serveurs dans quelque paradis informatique à l'instar des paradis fiscaux dont le Capital a le secret. L'État, ici sous pression des sociétés d'auteur, a trois métros de retard. On l'a vu avec Hadopi qui se polarise sur l'échange de fichiers PeerToPeer tandis que les internautes sont passés au streaming.
Nombreuses questions soulevées ici mériteraient un débat ouvert, car comme partout l'ignorance et le story-telling font les choux gras du Capital.

mardi 4 octobre 2016

La musique, éternel espéranto - 2


Hier j'écrivais : Il y a du revival dans l'air, mais ce retour aux sources s'expose sous les couleurs de la mixité. Puisque, depuis le free jazz, le rap, le reggae ou l'électro, aucune révolution musicale n'est sorti des haut-parleurs, c'est en mélangeant des ingrédients jusqu'alors étrangers les uns aux autres que la cuisine se renouvelle. Au lieu de défendre leurs prés carrés, les musiciens ont appris à s'écouter en allant voir ailleurs s'ils y sont. Ils ont découvert d'autres styles, d'autres modes de jeu, d'autres règles, d'autres accents. Nombreux ont compris que la musique est la forme rêvée et aboutie de l'espéranto...
Ainsi TOC, initiales du trio de Jérémie Ternoy (Fender Rhodes), Peter Orins (batterie), Ivann Cruz (guitare) s'est une fois de plus adjoint une ribambelle de camarades pour traduire leurs impressions en musique. Pour ce nouvel album, le vague alibi du jazz de la Nouvelle Orléans les rapprocherait plutôt de la transe de l'Art Ensemble de Chicago quand ceux-ci singeaient le rock avec souvent plus d'à propos que les originaux. Ils se débrouillent pour que les uns assurent une continuité dans la pulsation pendant que les autres jouent des riffs répétitifs sans ne jamais perdre de vue une certaine idée du free, la liberté de jouer ensemble. Le trompettiste Christian Pruvost, les saxophonistes Sakina Abdou (alto et soprano) et Jean-Baptiste Rubin (baryton et ténor), le tubiste et trombone Maxime Morel sont les derviches tourneurs de The Compulsive Brass. Si les références aux ancêtres Jelly Roll Morton et Kid Ory sont explicites, j'ignore d'où sortent certains sons d'apparence électronique dans les introductions. Pour le reste, c'est à vous flanquer le vertige : musique répétitive d'obédience jazz, pop-rock d'influence free, danses de cinglés communicatives, hurlements de joie sur rythmique à même la peau... En plus, vous avez le choix du support, car le collectif sort l'album en vinyle 12", CD digifile, téléchargements mp3, Flac HD 88,2 kHz/24bits. Si la prochaine fois vous pouviez écrire vos notes de pochette autrement qu'en pattes de mouche anorexique blanches sur fond beige, j'aurais encore des yeux en plus de mes oreilles !


TOC & The Compulsive Brass, Air Bump, Circum-Disc, dist. Allumés du Jazz / Musea / CDBaby

mardi 27 septembre 2016

Ursus Minor : What Matters Now


Aucune surprise. Je m'y attendais. En fait c'est le contraire. Le nouvel album d'Ursus Minor est un chef d'œuvre. C'est la surprise ! Ce n'est pas une contradiction, juste un poil de dialectique. Un poil de raton laveur, un "chat sauvage" que la Communauté européenne a scandaleusement décidé d'éradiquer, ici avec un bâillon rouge sur le museau pour éviter les puanteurs de nos sociétés sous contrôle, les gaz lacrymo de la ZAD et des manifs engrillagées de Paris. What Matters Now file la pêche parce qu'il est d'une énergie débordante et qu'il invente de nouvelles utopies. Le livret de 140 pages, bourré d'illustrations et de photographies, est un pavé dans la gueule de celles et ceux qui n'y croient plus ou qui font la sourde oreille. L'affirmation aussi de l'objet physique contre la dématérialisation de la virtualité vampirique.
Ce qui compte maintenant se décline en quatre parties : The Living Present, Land of The Tree, Talking Drums et A Simple Chronological Series. Au début la voix de Serge Quadruppani lance "la joie et la colère sont les deux passions de ce mouvement" pour qu'enchaînent et se déchaînent les rappeurs minnesotiens Desdamona et deM atlas. Leurs syllabes sont des cocktails Molotov, leurs vers des cris d'espoir. Mais Ursus Minor c'est d'abord le compositeur Tony Hymas, toujours aussi discret et efficace au clavier. Il est entouré du trio de choc constitué du sax baryton François Corneloup, du batteur Stokley Williams et d'un nouveau guitariste, Grego Simmons, encore plus hendrixien que ses prédécesseurs, Jef Lee Johnson et Mike Scott. De Jef Lee, passé dans un pays de nulle part, il reprennent le Move avec son dernier batteur, Patrick Dorcéan, parmi d'autres covers comme Notre Dame des Oiseaux de Fer de la bande Hamon Martin, Brown Baby d'Oscar Brown Jr ou Rythme Futur de Django Reinhardt... Plus rock que jazz, plus funk que pop, le double CD me fait danser sur ma chaise. Il rappelle les meilleures heures de l'Histoire de la musique populaire, quand elle épouse ou annonce les temps à venir, sans jamais désarmer parce qu'on n'a pas le choix, qu'on ne l'a jamais eu et qu'on ne l'aura jamais. On peut préférer dormir, calfeutré dans son petit confort, mais la mort est au bout du chemin. Pour chacune et chacun. Il reste peu de temps.
Seconde partie après un tendre intermède par Le Pont sur la Vézère où la clarinette de Manon Glibert rappelle que l'enregistrement s'est tenu à Treignac, berceau du festival Kind of Belou, complice de cette équipée ravageuse. La chanteuse soul Ada Dyer entre en scène avec un I Don't Live Today, Hendrix de circonstance. Puis c'est au tour de Dominique Pifarély de rejoindre le quartet et les Américaines. Son violon allume de nouvelles mèches, clins d'œil aux USA, parce qu'il est évident que c'est à leur rythme qu'Ursus Minor nous fait vibrer, même si le duo du Bénéfice du Doute, Mael Lhopiteau à la harpe celtique et Timothée Le Net à l'accordéon, et le Chœur des Belous viennent renforcer la ZAD Song qu'ouvre Sylvain Giro : "Nous n'héritons pas de la terre de nos parents, nous empruntons celle de nos enfants". Le premier disque s'achève avec un tendre et bel hommage à Val, Valérie Crinière qui nous manque cruellement, murmuré par la jeune Anna Mazaud.
Après les revendications anarchistes de The Words of Lucy Parsons, le comédien Frédéric Pierrot déclame La meilleure des polices de Mohamed Bourokba (La Rumeur), le jeune Léo Remke-Rochard slame de l'autre côté du miroir noir, le limousin Bernat Combi à son tour excitant occitan, Stokley toujours aussi Wonder, et les illustrateurs Zou, Laurent Lebot, Emre Ohrun, Florence Dupré la Tour, James, Val K, et toute la bande au groove impeccable, à la tchatche qui raconte comment le monde est et comment il pourrait être, sans la gabegie des profiteurs du Capital... J'oubliais : et un raton laveur ! What Matters Now est un disque dense d'un groupe qui danse, un pansement qui pense, une sentence qui fait sens...

→ Ursus Minor, What Matters Now, Hope Street, dist. L'autre distribution

mercredi 20 juillet 2016

Polyfree, free poli


Héberlué de ne pas trouver le nom d'Un Drame Musical Instantané ni le mien dans l'index de l'ouvrage Polyfree, la jazzosphère, et ailleurs (1970-2015), ensemble de textes réunis par Philippe Carles et Alexandre Pierrepont chez Outre Mesure, je m'étais un peu fourvoyé alors que nous étions présents, mais l'éditeur avait juste mal fait son boulot en omettant nos noms, hélas pas que les nôtres, dans son index. Pierrepont, véritable responsable de cette somme, qui s'avère de temps en temps se muer en soustraction, avait préféré traiter la chose par le mépris et l'arrogance plutôt que s'excuser simplement de ces petites erreurs, ce que j'ai attendu également en vain de son éditeur, Claude Fabre. Les journalistes et autres analystes supposés ont toujours mal supporté "la critique de la critique", version littéraire de L'arroseur arrosé telle que la pratiqua longtemps Pablo Cueco dans le Journal des Allumés du Jazz. Or un index est à un livre ce qu'un générique est à un film ou les crédits à un disque : oublier certains de ses participants est une faute grave alors qu'un peu plus de rigueur aurait permis d'éviter ce genre de bévue. L'un et l'autre se sont donc focalisés sur cette indexation lacunaire espérant décrédibiliser mon intervention (il est certain que j'avais l'air un peu stupide de nous avoir cherchés en vain alors que nous étions cités par l'exemplaire Xavier Prévost dans son article sur les tendances hexagonales) plutôt que sur l'absence incroyable de certains musiciens là où ils auraient du fondamentalement figurer.

Ainsi André Hodeir apparaît pour son rôle pédagogique dans l'article de Lorraine Roubertie Soliman, seule femme parmi 30 contributeurs (saluons tout de même Jean-Paul Ricard qui traite de la place des musiciennes dans ce monde machiste), mais Hodeir est absent de celui sur les rapports du jazz et de la musique contemporaine signé Ludovic Florin et ne figure pas non plus dans l'index qui comporte malgré tout 1700 noms. Dans cet article manquent également à l'appel Heiner Goebbels, Fausto Romitelli ou même Leonard Bernstein, pour ne pas parler de Stravinski ou Gershwin antérieurs à la période analysée. Idem pour les rapports du jazz avec le rap où le rôle de Tony Hymas est escamoté malgré Ursus Minor et quantité de projets où le caractère cross-over mêlant rock, jazz, rap, chanson, musique contemporaine en fait un héros exemplaire de ce que ce livre voudrait marquer. Il est compréhensible que les goûts de certains rédacteurs les poussent à ignorer des musiciens, mais il est inadmissible qu'ils réécrivent l'Histoire, surtout lorsque leurs articles se targuent d'une universalité encyclopédique.

C'est en cela que l'on reconnaît les origines scolaires des universitaires, victimes du storytelling des institutions qu'ils ont fréquentées. Lors d'un colloque de l'Ircam auquel j'assistai, toutes les dates avancées par les conférenciers étaient en retard de dix ans sur la réalité. Cela explique probablement mon absence de l'article de Marc Chemillier sur les rapports du jazz et des musiques électroniques que je ne manquai pas de souligner dans le blog où je rappelai les faits par le menu.

Mais les limites de l'ouvrage tiennent essentiellement à la longueur des articles, trop longs pour obliger le rédacteur à aller droit au but, trop courts pour développer ses idées sans aligner de fastidieuses listes à vous coller mal à la tête. Les fines plumes que sont Guy Darol (spécialiste de Frank Zappa), François-René Simon (avec l'abécédaire de l'AACM) ou Philippe Carles (évoquant Bill Dixon, Joe McPhee et Evan Parker) s'en sortent avec brio. D'autres alignent les faits en suivant laborieusement la chronologie, ce dont Wikipédia s'acquitte avec plus de clarté. Enfin les pires à mes yeux, brûlés par tant de pédanterie, cherchent à justifier leur prose universitaire en multipliant les références littéraires ou philosophiques et les citations, délayage propre à ce formatage. Nous nous éloignons alors de la musique, pourtant le sujet de cet ouvrage dont l'inégalité tient au manque de direction évidente. Polyfree réfléchit une nouvelle fois ses limites, nombreux articles ne pouvant intéresser que les lecteurs déjà embarqués dans le free et ailleurs, et laissant sur le bas côté les néophytes qui se perdront dans les détails. Les articles survolant les spécialités européennes, italiennes, sud-africaines, japonaises et les monographies sur Anthony Braxton, Julius Hemphill, Steve Coleman, William Parker ou la West Coast sont moins risqués, et Yannick Séité sait même dissiper les malentendus lorsqu'il s'agit de John Zorn. Mais trop peu des textes présents prennent la hauteur nécessaire pour laisser entendre véritablement les tenants et aboutissants de tout ce tumulte. Question de style aussi probablement.

Polyfree est une auberge espagnole où chaque rédacteur a été convié à enfourcher son dada sans qu'aucun ne communique jamais avec son voisin. En gros chacun joue de son côté. Cette course d'obstacles manque d'une vision d'ensemble, en amont comme en aval. Les perspectives politiques sont diluées, les ressorts qui agissent les créateurs fatigués, mais on peut tout de même s'y référer à l'occasion, en évitant soigneusement de faire comme moi, le lire de la première à la dernière page en attrapant la migraine. Comme avec la plupart des encyclopédies, on a parfois l'impression de s'instruire quand on n'y connaît rien, et l'on est souvent irrité lorsque l'on maîtrise l'un des sujets...

lundi 11 juillet 2016

Aujourd'hui je sors définitivement de la jazzosphère

...
La semaine dernière j'ai reçu Polyfree, la jazzosphère, et ailleurs (1970-2015), l'ouvrage dirigé par Philippe Carles et Alexandre Pierrepont, publié par Outre Mesure. Le petit duo a rassemblé les textes d'une trentaine de journalistes, universitaires, etc. autour de sujets passionnants, des rencontres transgenres (musiques traditionnelles par Pierre Sauvanet, contemporaines par Ludovic Florin, électroniques par Marc Chemillier, rap par Christian Béthune, rock par Guy Darol) aux grands courants américains (West Coast par Bertrand Gastaut, AACM par François-René Simon, free et assimilés par Franpi Barriaux, Edouard Hubert, Xavier Daverat, Nader Beizael, Yannick Séité et Philippe Carles), des tendances hexagonales (par Xavier Prévost) aux spécialités exotiques (Afrique du Sud par Denis-Constant Martin, Japon par Michel Henritzi, jazz féminin par Jean-Paul Ricard !), posant questions sur l'improvisation, le silence, le rythme, la voix, la transmission, etc. (par Alexandre Pierrepont, Yves Citton, Frédéric Bisson, Matthieu Saladin, Bertrand Ogilvie, Jean Rochard, Bernard Aimé, Lorraine Roubertie Soliman - tiens une femme !?)... Je les cite tous d'autant que ces rédacteurs de jazz se signalent explicitement, bénéficiant seuls d'une biographie (pas les musiciens) dans ce joli pavé sans illustration de 352 pages.

Je vais me plonger dans leur prose de ce pas, mais je n'ai pu m'empêcher d'y chercher mon nom et celui de mes camarades. Or il ne figure pas dans l'index, pas plus que celui d'Un Drame Musical Instantané, Bernard Vitet seul bénéficiant de leur écoute à condition de se cantonner à sa période strictement jazz qui se clôt en 1976, à la création de notre collectif ! Nous en avons hélas l'habitude, même si un chapitre "inclassables" figure dans cette somme qui revendique ailleurs dans son titre. Ce type d'omission est courante et la déception des oubliés légendaire, mais j'ai du mal à accepter que des chapitres abordent des contrées que nous avons défrichées à l'avant-garde du mouvement sans que notre travail n'y soit salué. Je ne connais pas les universitaires Ludovic Florin ou Marc Chemillier dont la curiosité est limitée à ce qu'on leur a enseigné, mais le manque de rigueur des uns et des autres me blesse en semant une ombre sur la leur.

Ainsi pour mémoire si notre rencontre avec les musiques traditionnelles fut épisodique (pièces avec Bruno Girard, Youenn Le Berre, Valentin Clastrier, Jean-François Vrod, Baco...), nos accointances avec la musique contemporaine et l'électronique nous marginalisèrent suffisamment pendant 40 ans pour être signalées. Que le Drame compose pour le Nouvel Orchestre Philharmonique de Radio France, l'Ensemble de l'Itinéraire, cosigne avec Luc Ferrari ou Vinko Globokar, que Bernard Vitet fabrique des instruments invraisemblables pour Georges Aperghis, passe encore ! Mais je me souviens du mal que j'eus, à mes débuts en 1973, de faire accepter le synthétiseur par tous les jazzeux en activité. Combien de joueurs de cet instrument peuvent être comptés en France ? Qui improvisa librement sur ARP 2600 pendant une décennie, si ce n'est quelques cousins d'Amérique comme John Snyder ou Richard Teitelbaum qui lui était sur Moog comme Sun Ra ? J'enchaînai ensuite à l'inimitable PPG, programmai le DX7 en le comparant à la 4X de l'Ircam qui nageait dans les choux, jouant encore aujourd'hui sur VFX, V-Synth, Tenori-on, Kaossilator, etc. Je créai surtout des machines virtuelles à partir de mes œuvres interactives, de Machiavel à la Mascarade Machine, de la Pâte à son à FluxTune, de DigDeep à La Machine à rêves de Leonardo da Vinci. Contrairement à la plupart des musiciens cités dans l'ouvrage, l'électronique et l'informatique ne furent jamais pour moi des suppléments à une instrumentation classique, mais mes outils de prédilection. Pourtant, à force de polymorphisme, de transversalité, d'universalité, de multimédia, nous semions les critiques à la recherche d'étiquetage. Les classificateurs n'aiment pas les touche-à-tout. Même lorsqu'ils les rangent parmi "les inclassables" la référence américaine les aveugle. Incroyable par exemple qu'Étienne Brunet ne figure nulle part dans cette somme que je ne peux qu'assimiler à une soustraction. Ses albums sont autant d'ouvertures qu'il y a de chapitres dans ce livre. Aucune trace des voix de Frank Royon Le Mée (mort trop tôt ?), Dominique Fonfrède, Birgitte Lyregaard, Greetje Bijma ou Dee Dee Bridgewater (avec qui nous enregistrâmes avec le Balanescu String Quartet !), ni du vielliste Valentin Clastrier, de l'organiste de Barbarie Pierre Charial, de la harpiste Hélène Breschand, des accordéonistes Raúl Barboza, Michèle Buirette, Lionel Suarez, Vincent Peirani... Ces instruments sont-ils aussi bizarres que mes synthétiseurs pour être méprisés à ce point par les crocs-niqueurs de jazz ? Tandis que je commence à lire l'ouvrage j'y reconnais la même distribution paresseuse que celles des festivals français qui se copient presque tous les uns les autres, reproduisant chaque année à peu près le même programme... Pas de trace, par exemple, de Tony Hymas dans les rapports au rap, etc.

Pour les ignorants et les amnésiques, je rappelle que depuis 1976 le Drame mélangea instruments acoustiques et électroniques, occidentaux et traditionnels, rock et jazz, musique savante et populaire (avec Brigitte Fontaine et Colette Magny, deux chanteuses également absentes de l'ouvrage, pourtant déterminantes dans cette histoire !), il initia le retour au ciné-concert (24 films au répertoire, les mêmes qui sont utilisés régulièrement depuis par quantité de performeurs !), travailla avec nombre de comédiens pour associer la littérature à la musique (Buzzati avec Michael Lonsdale, Richard Bohringer, Daniel Laloux ; Michel Tournier et Jules Verne avec Frank Royon Le Mée ; je continuai avec Michel Houellebecq, Dominique Meens, Pierre Senges, etc.)... Dès 1974, bien avant les plunderphonics je créai des radiophonies en zappant comme un fou. Bernard Vitet et moi-même influençâmes la Sacem pour faire accepter l'improvisation jazz, le dépôt sur cassette, la signature collective. À nos débuts tous nos collègues sans exception critiquaient le fait que nous composions collectivement, à trois. Portal ou Lubat préféraient garder la direction des opérations. Nous étions politiques jusqu'à notre quotidien. Cela ne plaisait ni aux individualistes ni aux encartés. Quand je pense que j'ai enregistré avec Texier, Léandre, Chautemps, Petit, Zingaro, Lussier, Sclavis, Boni, Malherbe, Cueco, Tusques, Robert, Colin, Carter, Labbé, Grimal, Perraud, Delbecq, Hoang, Segal, Arguëlles, Atef, Collignon, Desprez, Risser, Mienniel, Contet, Kassap, Échampard, Deschepper et tant d'autres... Dans notre domaine nous fûmes aussi les premiers à enregistrer un CD, puis à créer un CD-Rom d'auteur. En 2009 j'avais déjà exprimé ici l'orgueil d'avoir inventé pas mal de choses récupérées ensuite. Lorsque qu'avec Antoine Schmitt nous exposions partout notre opéra Nabaz'mob, si peu de jazzeux se déplacèrent (70000 visiteurs en 4 jours à New York, 59000 à Paris, 4 mois au Musée des Arts Décos, 5 ans de tournée internationale...). Quelle absence de curiosité ! Alors que je vais me coltiner ce bouquin entièrement... Au moins les chapitres où je n'y connais pas grand chose...

J'ai longtemps brigué la reconnaissance du monde du jazz (bien que je sache bien ne pas en jouer), elle est venue d'ailleurs. Sans étiquette. Cela m'a longtemps déçu. Je ne veux plus l'être. Du moins par les camarades qui ne connaissent que le sens unique. Je quitte la jazzosphère, même si je continue à jouer avec les jeunes musiciens et musiciennes que j'ai nommés les affranchis. J'apprends plus d'elles et eux que des vieilles barbes qui se réfèrent paresseusement aux modèles américains ou à ce que leurs homologues encensent. C'est un petit monde où les salaires sont si bas qu'il leur est nécessaire de jouer les aristos. Lorsque l'on me demande mon métier je réponds que je suis compositeur. Si l'on insiste je précise "de musique barjo" et j'ajoute "mais j'en vis merveilleusement depuis 42 ans". Fuck le jazz qui se mord la queue (figure de style étymologiquement acrobatique) !

Séance de rattrapage :
Les disques (27 albums, dist. Orkhêstra / Les Allumés du Jazz / Le Souffle Continu...)
Les inédits (70 albums, 138h en écoute et téléchargement gratuits)
Radio Drame (tirage aléatoire de 840 pièces)

P.S.: Xavier Prévost (auteur multimédia / ancien producteur de radio, pas journaliste : jamais perçu une pige de presse de sa vie, seulement des droits d'auteur....) a la gentillesse de m'écrire :
Un livre ne se lit pas seulement par l'index..... incomplet semble-t-il, mais qui n'est pas mon fait !... Je te cite, ainsi que Francis Gorgé, et Un DMI, page 203 :
"(Bernard Vitet) fonde en compagnie de Jean-Jacques Birgé et Francis Gorgé UN DRAME MUSICAL INSTANTANÉ, collectif inclassable dont la constante sera, d'écart en écart, d'explorer toutes les facettes de l'aventure sonore."
Sur FaceBook Jean-Yves commente : "Ah non, c'est un peu court, jeune homme..." En effet, à part me réconcilier avec Xavier dont je m'étonnais du silence, mais qui a bonne mémoire et continue à être curieux), cela ne change pas grand chose au fond des articles sur la musique contemporaine, l'électronique, etc. Et les absences incroyables et absurdes de quantité de musiciens déterminants... Plus j'avance dans ma lecture plus je me dis que ce genre d'ouvrage n'est pas sérieux, parce qu'il manque d'une subjectivité explicite et se pose en référence encyclopédique. Il y a malversation sur le fond.

P.P.S.: Je me suis énervé parce que je ne supporte pas qu'un journaliste se plante et t'insulte (par mail) au lieu de s'excuser. Entre l'élégance de Xavier Prévost et Franpi Sunship, et la mauvaise foi de Pierrepont imbu de lui-même il y a un précipice... Avec cette histoire je me suis fait un ennemi, mais pas mal d'amis ;-) Je reprécise que j'avais lu les chapitres qui me concernaient directement, ceux en lien avec la musique contemporaine et l'électronique qui commencent l'ouvrage et l'index qui le termine, mais en effet pas tout le bouquin que je n'ai pas la prétention d'avoir chroniqué. Sinon j'ai toujours du mal avec les compilateurs qui se font un nom sur le dos d'auteurs non payés et qui, de plus, n'assument pas leur responsabilité éditoriale.

vendredi 10 juin 2016

Tony Hymas joue Léo Ferré au piano


Je l'ai déjà dit, je ne suis pas fan du piano solo, qu'il soit classique ou jazz. Alors pour m'enchanter il faut une patte bien à soi, une émotion et un style qui transcendent le genre. Glenn Gould me donne ce plaisir quoi qu'il interprétait. Comme pour les Sonates et Interludes de Cage, Ève Risser ou Benoît Delbecq me renversent lorsqu'ils préparent leurs pianos, mais est-ce encore du piano ou une sorte de gamelan ? Tony Hymas a la simplicité d'un Satie. Sa sensibilité habille chaque note d'une couleur qui lui colle à la peau. Pour ces quinze chansons il nous fait partager cette incarnation, nous offrant de vivre la musique du bout de ses doigts, effleurant les touches avec le c?ur.
Brassens, Brel et Ferré étaient trois anarchistes dont on a vanté les vers plus que la musique. Dommage qu'aucun des trois n'est fustigé la misogynie de l'époque, mais ils furent trois formidables pamphlétaires, se moquant allègrement des pratiques de leurs congénères. En orchestrant les chansons de Brassens, Jean-Claude Vannier a su montrer la subtilité et l'inventivité de ses harmonies que la guitare rendait discrètes. Cette fois Hymas souligne l'attrait des mélodies de Ferré. Qu'il soit l'auteur des textes ou inspiré par les poèmes d'Aragon, Léo Ferré savait les mettre en musique pour souligner ses joies et ses colères. En réduisant pour piano ses mémorables chansons, Tony Hymas fait délicatement et généreusement ressortir la tristesse du misanthrope et les blessures de l'âme plutôt que ses révoltes.

? Tony Hymas joue Léo Ferré, CD produit artisanalement par Jean Rochard pour nato, dist. L'autre distribution, 15? - extraits

jeudi 5 mai 2016

Siné part en musique


Siné nous a quittés ce matin. En 2006 il était déjà mal en point et nous avions réalisé tous nos entretiens par mail pour la rubrique Le cours du temps dans la cadre du Journal des Allumés du Jazz... Parmi tous ses admirateurs, les musiciens pensent très fort à lui...
Le chapeau disait alors : " À 78 ans, Siné a cru en tout sauf en Dieu, tout ce qui nous a fait avancer ; tout ce qui nous a déçus aussi parfois. Et comme il a cru en tout, il a aussi défendu le jazz qu'il a aimé passionnément (et aime encore), qu'il a croqué, critiqué et associé à ses luttes nombreuses. Siné est de ceux qui ont fait avancer le monde, ceux qui ne l'ont pas trahi."

Lire la suite

mercredi 10 février 2016

J'ai seulement froid, mais non


J'ai seulement froid. Mais non, je ne dois pas penser ainsi. Je respire profondément pour éviter à mes muscles de se contracter sous l'assaut du vent glacial qui vient lécher les jambes de mon jean trempé. Il pleut des hallebardes. Des gouttes moins grasses qu'en pleine mousson et sans la tiédeur asiatique, d'autant que nombreux restaurants sont fermés pour cause de nouvel an chinois. Il est de coutume de passer ces fêtes en famille. Les touristes éviteront donc de se trouver là-bas pendant cette semaine morte. Nous nous réfugions dans le premier restaurant ouvert, un libanais où je n'arrive pas à sécher. C'est en sortant que le froid me saisit. La pluie a fait chuter la température. Vêtu d'un simple anorak, je marche les bras ballants le long du corps en cherchant à ne pas me crisper, seule façon que je connaisse pour ne pas attraper la crève. Rentré à la maison, je me change et devant le feu que j'ai allumé dans la cheminée je tape ces lignes en alibi et chauds habits. Pour donner le change ? En réalité je fais semblant de ne pas travailler. Le soir, comme j'éternue malgré tout, je prends trois granules d'alium cepa 4CH. En principe, ça marche. Les dernières braises s'éteignent. Je m'enfouis sous la couette.

mardi 12 janvier 2016

Over The Hills, une renaissance


J'avais acheté Escalator Over The Hill en 1971 probablement sur les conseils de François qui travaillait chez Givaudan, magasin de disques le plus pointu de l'époque, situé 201 boulevard Saint-Germain. Grâce à lui j'ai découvert très tôt Harry Partch, le reggae et quantité de compositeurs de jazz. L'enthousiasme fut tel que j'usai les trois disques du coffret jusqu'au fond du sillon. De plus, sur les photos du livret, Carla Bley ressemblait à s'y méprendre à la femme dont j'allais être fou, amours clandestines de mes 20 ans. J'en restais bouleversé. L'opéra, composé avec le soutien déterminant de Michael Mantler, rassemblait tout ce que le jazz, le rock et les musiques du monde pouvaient m'offrir de meilleur. Toutes les pièces de ce puzzle surréaliste d'une originalité renversante s'emboîtaient parfaitement, le livret éclaté de Paul Haines cimentant un ensemble que l'on aurait pu croire hétérogène, mais dont l'unité tenait probablement à l'engagement de tous les participants que Carla Bley avait su réunir. Jack Bruce, Don Cherry, John McLaughlin, Gato Barbieri, Don Preston, Viva, Jeanne Lee, Linda Ronstadt, Paul Jones, Sheila Jordan, Charlie Haden, Roswell Rudd, Karl Berger, Leroy Jenkins, Jimmy Lyons, Howard Johnson, Paul Motian, Enrico Rava, Michael Snow... Excusez du peu ! Si Mantler continua sur sa lancée en composant des pièces monotones d'une rare invention, jamais la belle Carla n'égala ce chef d'œuvre qui amorçait pourtant une carrière pleine de succès. En pleine période de revendications féministes, une femme prenait le pouvoir, chef d'un orchestre de stars. Mais je suis loin d'avoir été le seul subjugué par la musique de la compositrice-arrangeuse.


En 2015 le batteur Bruno Tocanne et le bassiste Bernard Santacruz ont rassemblé neuf musiciens pour une recréation à partir des partitions d'époque. Ils ont réussi à trouver un nouveau son d'ensemble, le leur, sans trahir les intentions originales. Over The Hills ressemble à un concentré de l'opéra, sorte d'oratorio où Antoine Läng incarne toutes les voix, accompagné par le saxophoniste Jean Aussanaire, le clarinettiste Olivier Thémines, les trompettistes Rémi Gaudillat et Fred Roulet, le guitariste Alain Blesing, la pianiste Patrica Mansuy et les deux initiateurs, Tocanne et Santacruz. L'esprit est là, mais la lettre porte le cachet du jour. Les arrangements signés principalement par Gaudillat ou Blesing reproduisent l'enthousiasme qui avait salué cette œuvre maîtresse du XXe siècle. Ce nouvel album s'écoute sans faim, quasiment en boucle tant sa richesse est généreuse et les agapes partageuses.

Over The Hills, IMR, dist. Musea et Les Allumés du Jazz, 15€

mardi 15 décembre 2015

D'Edison à Internet


Faut-il le voir pour le croire ? Pour la plupart des auditeurs la propagation du son reste un mystère. Y a-t-il une différence qu’il soit produit par un instrument de musique, sorte d’une enceinte ou soit dématérialisé sur Internet ? Porté par quantité de supports qui ont fait leur temps et continuent d’évoluer en fonction des découvertes scientifiques et des lois du marché, une chose est sûre, le son nous transporte !
Edgard Varèse ayant suggéré il y a un siècle qu’il y a musique dès lors que le son est organisé, on y assimilera donc toute création sonore, composition et improvisation, enregistrement de studio et concert live, field recording et soundscape, comme son apport aux autres arts dans ses diverses formes appliquées.
La révolution informatique et le bouleversement social qu’initie Internet permettent d’envisager des formes nouvelles de diffusion de la musique, voire des créations d’un genre nouveau. Condamnent-ils pour autant des systèmes qui ont fait leur preuve et dont les qualités n’ont pour l’instant pas été remplacées ? Les enjeux sont considérables, les décisions économiques influant directement sur la création. Que gagne-t-on et qu’y perd-on ?

Good Vibrations

Il s’agit d’abord de vibrations, des bonnes vibrations ! Les ondes sonores se propagent et se déforment en traversant un fluide, l’air en ce qui nous concerne. Notre cerveau les interprète selon des principes de psychoacoustique, savant mélange de science et de culture. La variation de pression se propage dans l’espace, mais aussi dans le temps. La durée est ainsi l’élément que nous percevons le mieux dans notre appréhension de la musique. Et lorsque l’on parle de durée il est indispensable également d’envisager sa pérennité, les supports qui la font voyager devenant une question aussi fondamentale que les œuvres de l’esprit qui les nécessitent.
Longtemps la musique ne s’est transmise qu’oralement. L’improvisation était courante puisque chacun et chacune devait s’approprier ce qu’il entendait, et ce qu’il ou elle imaginait était transformé à la manière du conte arabe. L’invention du papier et celle de l’imprimerie ont révolutionné les expressions artistiques. La notation permit de la faire voyager toute seule dans le temps comme dans l’espace. L’enregistrement et sa reproduction changèrent une nouvelle fois la donne. Depuis le début du XXème siècle la musique peut s’affranchir du papier, de la partition, pour se propager sur toute la planète. Le cylindre et le disque, la radio et la télévision ont élargi les audiences, et les transports rapides ont permis de jouir partout des musiciens en concert. La révolution d’Internet constitue, comme pour les autres arts et la circulation des idées et des biens en général, une nouvelle étape dans l’histoire de la musique. Mais comparons d’abord ce qui l’a précédée et qui reste à notre portée…

Une brève histoire de la musique enregistrée

Comparons donc les supports encore accessibles en remontant le temps.
Le MPEG-1/2 Audio Layer 3, dit mp3, que les jeunes privilégient, compresse les informations de manière fort différente selon les taux qui lui sont appliqués. À 128 kbit/s la destruction est parfaitement audible, plus difficile à percevoir à 320 kbit/s. Le principe revient à supprimer les fréquences qu’on n’entend pas, soit les détails pas vraiment importants. Or ce sont ces finasseries qui donnent sa réalité à un enregistrement, son humanité à un artiste devenu virtuel par le biais de la reproduction. Les transitoires, comme les sons de percussion, en prennent un bon coup. Ce modèle psychoacoustique de compression est basé sur un effet de masque qui supprime des fréquences lorsque deux sont présentes simultanément et sur des effets de temporalité comme les artefacts du pré-écho sur les attaques. Aujourd’hui la musique de grande diffusion est conçue aussi bien pour être compressée pour le format mp3 que pour sa diffusion radiophonique. Les musiques qui jouent sur la finesse du timbre comme le classique ou les courants issus de l’improvisation s’en tirent beaucoup moins bien. Les audiophiles qui adorent s’imaginer transportés dans la salle de concert sont forcément déçus. Il existe d’autres modèles de compression plus ou moins destructifs comme l’AAC ou l’OGG, mais leur avantage est avant tout l’allègement de leur poids quant à leur stockage et les débits d’envoi qu’ils nécessitent, sans compter l’ajout des métadonnées apportant les informations tels que titre du morceau et de l’album, interprète, pochette, paroles, etc.
Le CD comportait déjà une réduction d’informations par rapport au microsillon. Il découpe le son en 44100 échantillons par seconde limitant à 20kHz les fréquences les plus hautes alors que le disque noir offre une réponse linéaire qui peut monter à 30kHz, ce dont profitent certains instruments comme les trompettes ou la percussion. L’enregistrement numérique procède d’un échantillonnage, d’une quantification et d’un encodage qui transforme le résultat en une séquence binaire de 0 et de 1. L’analogique reproduit mécaniquement le signal électrique qu’elle représente en gravant le sillon. Le CD a été vendu abusivement comme inusable, alors que la moindre pétouille l’envoie à la poubelle. Si le microsillon intègre les bruits de surface et les petites rayures, il est objectivement plus résistant. Obsolescence programmée, le neuf reste neuf jusqu’à ce qu’il meurt alors que dans le passé on pouvait souvent réparer les vieux clous.
La différence audible entre ces supports tient à la restitution de l’acoustique du lieu où ont été enregistrés les musiciens. Or il est encore plus troublant d’écouter un 78 tours avec un matériel adapté comme une platine Garrard 301, telles celles qu'utilisait Radio France, et une cellule Pierre Clément ! On s’y croirait. Dynamique incroyable, espace restitué dans ses moindres détails ! Les disques 78 tours étaient néanmoins fragiles et extrêmement lourds. À partir du milieu des années 50, les 33 tours les remplacèrent, offrant une durée d’une vingtaine de minutes par face contre quelques unes pour les 78 tours. De même le CD monte à 74 minutes, ce qui peut être appréciable pour écouter un opéra, et le mp3 finit par constituer un flux interrompu où le passage d’un morceau à l’autre ne se perçoit même plus ! Les 45 tours correspondaient à un choix strictement commercial, pensé à l’origine pour les juke-boxes, sélectionnant deux ou quatre titres selon les pays.

Le choix du support

Amateur de toutes les musiques et de toutes les situations, je ne souhaite privilégier aucun support contre un autre. Chacun possède ses avantages et ses inconvénients.
Intéressé par les vieilles cires non rééditées et les interprétations historiques, si je possédais le matériel adéquat et l’espace de stockage et si je ne craignais pas le lumbago, j’opterais comme mon camarade Vincent Segal pour les 78 tours, dynamique inégalée due à la vitesse de rotation, espace restitué conforme aux conditions d’enregistrement, une expérience incroyable de voyage dans le temps.
On connaît l’engouement récent pour le retour au vinyle chez les amateurs de musiques de niche, jazz, avant-garde, punk, électro, etc. Initié par les DJ, en particulier par leur pratique du scratch, il s’est récemment étendu à la consommation courante lorsque les auditeurs ont été pris de nostalgie pour les belles et grandes pochettes qui habillaient les 33 tours. Le boîtier cristal des CD n’est ni pratique ni beau. Les pochettes en carton des digipacks restent riquiqui pour les amateurs de beaux objets. Depuis que le téléchargement a supplanté la production discographique, une des bonnes raisons de continuer à acheter des disques est justement la valeur ajoutée que représente la création graphique et le contenu du livret. Un label comme nato propose ainsi de vrais petits livres de 160 pages fortement illustrées, rendant intelligemment incopiables ses meilleurs productions.
Mais ce n’est pas la seule raison d’apprécier les 33 tours 30cm. Sachant qu’un auditeur lambda ne peut exercer sa concentration au delà de vingt minutes, se lever pour changer de face est une garantie de maîtrise tant de la qualité de son écoute que du choix réfléchi du disque en fonction du moment. L’excellence supposée du vinyle est par contre très relative. Si l’on a à faire à des éditions originales d’avant 1991, il est possible, là aussi à condition de posséder une très bonne chaîne hi-fi, de préférer sa dynamique. Hélas les pressages actuels sont rarement au niveau. Nous passions une après-midi entière à peaufiner la gravure avec un orfèvre comme l’était Christian Orsini chez Translab. Le pressage qui en découlait sonnait mieux que la bande originale ! Même chose avec l’impression des pochettes où nous allions surveiller la mise en machines pour que couleurs et contraste soient respectés. Aujourd’hui tout est le plus souvent fabriqué dans un pays de l’Est à partir d’un master numérique. Dans ce cas l’on vogue en plein fantasme.
Avec le CD chaque écoute est identique à la première, si l’on en prend soin. Il accepte les œuvres longues. L’absence de bruits de surface encourage les silences dans la musique. Il est encore moins lourd et moins volumineux que ses prédécesseurs.
Le mp3 est pratique pour faire son jogging, s’abstraire de la cohue des transports en commun, laisser s’écouler le flux si l’on se fiche de savoir ce que l’on écoute. La playlist a remplacé l’album, le hit a supplanté l’œuvre. On a au moins l’avantage sur la radio d’éviter l’insupportable publicité.
J’ai commencé par enregistrer Salut les copains et le Pop Club de José Artur sur France Inter. Je ratais souvent les premières mesures. Lorsque j’étais adolescent j’enregistrai systématiquement sur bande magnétique les discothèques de trois de mes camarades : le premier avait plein de fric, le second volait chez Lido Musique, le troisième était vendeur chez Givaudan. Recopiant à la main les notes des dos de pochette je me fabriquai inconsciemment une culture. Plus tard, passé à la cassette audio, je cochai les programmes de France Musique et France Culture dans Télérama. Quand mes moyens le permirent j’achetai des 33 tours, puis des CD. GRRR , mon label de disques, fut le premier en 1988 à en publier. C’était L’hallali. Plus tard nous fumes également les premiers à oser un CD-Extra, combinaison de CD-Audio et de CD-Rom. Carton, recueil de chansons composées avec Bernard Vitet, et Machiavel eurent un succès retentissant, entre autres grâce à la partie interactive de l’œuvre multimédia qui fit date. Le CD-Rom disparut en 2000 avec l’explosion de la bulle Internet. Mon site date de 1997, à une époque où la création artistique était florissante sur le Web, détrôné depuis par le commerce et les services. Lorsque l’on souhaite innover librement il vaut mieux investir les nouveaux supports dès leur avènement.
En tout cas, c’est la musique qui prime et non son support. Ainsi sa dématérialisation ne devrait poser problème qu’aux amateurs de beaux objets. Elle profite pourtant essentiellement aux majors qui ont résolu le problème du stock et licencié à tours de bras. Les grandes compagnies avaient tout à gagner, les indépendants ont presque tout perdu. Les majors ont fait semblant de se cabrer, comme les gros industriels face au piratage alors que ce sont souvent eux qui mettent en ligne leurs applications piratées pour qu’elles deviennent la norme, incontournable.
Aujourd’hui la plupart des jeunes ne téléchargent même plus, illégalement cela va sans dire. Ils sont abonnés à Deezer ou Spotify, ou bien ils cherchent leur bonheur sur YouTube ou DailyMotion. Les plus gourmands, férus de tout ce qui peut enrichir leur culture et produire du plaisir, téléchargent donc sans céder au diktat d’iTunes ou Amazon, sur des sites spécialisés, clubs très fermés où ils trouvent l’impossible, disques rares ou épuisés, concerts live et inédits. Certains sont très bien faits, proposant les notes des pochettes et affichant maints commentaires éloquents. En tant que compositeur je défends les droits d’auteur qui rétribuent une grande partie de mon travail, mais les accords passés avec les sites autorisés dont YouTube ne profitent qu’aux majors, laissant pour compte les auteurs. La licence globale aurait pu empêcher l’arnaque, mais les lobbys sont puissants et la loi protège essentiellement les plus riches.

drame.org

Si je dressais seulement un portrait noir de la production dite discographique (dite, puisque le disque s’efface au profit d’un nuage) je serais injuste et incohérent. La musique, seule, compte, de même que, pour un auteur ou un interprète, le partage est plus important que la perception, du moins tant que l’on a assez pour manger, se loger et continuer à donner corps à nos rêves. Car, à côté du partage et de la solidarité, le plus important réside dans la persévérance et les moyens d’exercer son art. Je me suis toujours intéressé aux nouvelles technologies sans ne jamais négliger les anciennes. Spécialiste des rapports du son aux autres arts, je me suis enthousiasmé de chaque trouvaille. Ainsi l’interactivité, l’imminence de la Toile, l’universalité rayonnante du World Wide Web m’ont accaparé dès leur émergence.
Après avoir fondé GRRR en 1975 et produit des dizaines d’albums physiques, vinyles d’abord, numériques ensuite, entre autres avec Un Drame Musical Instantané, j’ai choisi depuis plusieurs années de produire des albums virtuels d’une part, et de publier nos archives d’autre part, le tout gratuitement en écoute et téléchargement, y compris une radio aléatoire offrant 126 heures en 850 pièces inédites, réparties également en albums thématiques. J’ai pris la précaution de ne diffuser qu’en mp3 avec un débit réduit dans l’espérance naïve qu’un producteur les publie autrement, ce qui commence, ô surprise, à se concrétiser. Les coûts de fabrication sont devenus dérisoires et l’audience s’est considérablement accrue, avec en bémol le refus quasi absolu de la presse papier d’évoquer notre travail depuis quinze ans. Pendant la même période leur audience a considérablement baissé, suite à leur surdité générale face à ce qui se passe sur le Net ! Après m’être occupé du catalogue, du site, de la radio, du blog et du Journal des Allumés, j’ai milité pour que ce Journal devienne bilingue et soit transformé en édition quotidienne sur Internet, lié à l’épatant catalogue de la soixantaine de labels qui font la richesse de l’association. Troublé de n’avoir pas réussi à convaincre mes camarades, j’ai continué mon travail ailleurs, en chroniquant, entre autres sur Mediapart, les œuvres déterminantes de musiciens et musiciennes méconnus, en particulier la nouvelle génération extraordinairement inventive que j’appelai Les affranchis. Je suis néanmoins heureux de témoigner ici sur les feuilles que vos doigts étreignent, car tous les moyens sont bons pour défendre ce en quoi nous croyons et que nous aimons.
Même si mes prochaines sorties discographiques se feront en vinyle, produites par Le Souffle continu et DDD/La Source, je ne peux plus imaginer me passer des avantages du site. Possédant mon propre studio depuis mes débuts, acquis grâce à mon travail, j’adore enregistrer un vendredi et mettre en ligne le lundi suivant, après avoir rédigé les notes d’accompagnement et réalisé l’iconographie. Les réseaux sociaux font le reste. Combien d’attachés de presse ne travaillent plus qu’avec FaceBook et combien d’artistes ne communiquent plus que par newsletter ? Et les organisateurs de concerts de demander les liens vers des captations audiovisuelles ! Internet est devenue une fabuleuse réserve d’archives. Je n’ai plus besoin d’envoyer de bio, photos ou vidéos, tout est accessible en ligne. L’indépendance a toujours été ainsi garante de ma liberté d’expression. Depuis dix ans j’ai donc continué à produire, mais sur le Net, enregistrant avec Vincent Segal, Antonin-Tri Hoang, Edward Perraud, Alexandra Grimal, Birgitte Lyregaard, Linda Edsjö, Ève Risser, Yuko Oshima, Joce Mienniel, Fanny Lasfargues, Ravi Shardja, Médéric Collignon, Julien Desprez, Sophie Bernado, Pierre Senges, Bass Clef, Sylvain Kassap, Sacha Gattino, Vyacheslav Ganelin, Didier Petit, Pascale Labbé, Étienne Brunet, Éric Échampard, etc., rien que du beau monde ! Encore une fois, pourquoi faisons-nous de la musique ? Pour jouer ! L’origine de notre passion n’avait aucun but lucratif et nous étions heureux. Retrouver ce goût est un combat quotidien que seule la liberté octroie !
L’avenir risque de nous faire encore une fois avaler par le monstre de la concentration capitaliste. Posséderons-nous encore nos archives ou seront-elles localisées quelque part dans un désert sécurisé qu’ils nomment déjà le cloud (le nuage) ? Nous dépendons des industriels qui fabriquent nos instruments, qui ne délivrent plus de pièces détachées, qui ferment les usines. Seules nos voix sont susceptibles de perdurer. Le cri. Pour le reste, qu’importe, ce ne sont que des outils…

Article paru dans le n°34 du Journal des Allumés du Jazz, illustré par Zou et une photographie de Guy Le Querrec où figurent Dee Dee Bridgewater, Bernard Vitet et moi-même... Journal téléchargeable gratuitement.

vendredi 11 décembre 2015

Les Allumés du Jazz interrogent la Toile


Les Allumés du Jazz m'ont fait un beau cadeau en illustrant mon article sur le son et Internet avec une photo de Guy le Querrec que je n'avais jamais vue, prise au cours de l'enregistrement de la Prière de Sarajevo avec Dee Dee Bridgewater et Bernard Vitet (en écoute ici) pour l'album Sarajevo Suite dont j'assurais la direction artistique. Nous l'avions composée à partir d'un poème d'Abdullah Sidran et revenions de Londres où le Quatuor Balanescu avait, entre autres, assuré l'accompagnement.
En lisant le chapeau de ma participation à ce numéro 34 du Journal, Elsa ajoute qu'il constituerait un bon résumé de mes activités : "Jean-Jacques Birgé aime le temps, l'avance sur son temps et les découvertes des relations instantanées, recherches d'un quotidien idéal. Ce très actif pionnier, designer sonore, musicien polyglotte, passionné d'images, s'agite et agite depuis 1975 avec, ou contre vents et marées, tous les moyens de diffusion musicale." (article à découvrir la semaine prochaine !)
Le dessinateur Zou a également illustré ces deux pages. Mais nous ne sommes heureusement pas seuls ! Luigi Critone a réalisé la couve, et Jeanne Puchol, Jazzi, Sylvie Fontaine, Johan de Moor, Pierre Ouin (récemment disparu), Thierry Alba, Julien Mariolle, Andy Singer, Gabriel Rebufello, Pic, Cattaneo, Nathalie Ferlut, Efix, Rocco, Faujour y sont également allés de leur plume, pinceau ou rotring, sans compter Le Querrec et Sergine Laloux pour les photographies.


Si Jean Rochard m'avait demandé un texte "sur mon rapport à l'internet en tant que musicien (rapport à l'œuvre enregistrée, possibilités et limites, différence avec le 78tours, le 33tours, le CD, la radio etc.), mais aussi comme utilisateur et amateur de musique", ce numéro offre quantité d'articles sur la musique confrontée aux nouvelles pratiques.
Albert Lory se moque des néologismes à la mode, Christophe Rocher chronique l'ouvrage d'Alexandre Pierrepont sur l'AACM de Chicago, Gontran de Mortegoutte (dont le vrai nom est une secret de polichinelle, sinon donnez votre langue au chat !) interroge les musiciens Rémi Charmasson, Bruno Tocanne, Noël Akchoté, Hasse Poulsen, Hélène Breschand, Matthew Shipp, Sylvia Versini, Jean Aussanaire, Denis Colin, Stephan Oliva, Thierry Balasse, Thomas de Pourquery, Sarah Murcia, Benoît Delbecq, Guilaume Séguron, rien que du beau monde, sur ce qui les motive à puiser dans le répertoire en cette époque de grande confusion. Mathieu Feryn aborde la question YouTube d'un point de vue très universitaire. François Cotinaud ouvre un champ œcuménique au soundpainting en rencontrant les praticiens Sylvain Kassap, Andy Emler, Serge Bertocchi, Serge Adam, François Rossé et Alain Grange. Jean Rochard s'entretient avec Guillaume Saint James sur son album Mégapolis et Anne Choquet sur son Foehn. Raymond Vurluz fait de même avec la clarinettiste Catherine Delaunay, puis Jacques Oger avec le trompettiste Louis Laurain. L'inénarrable Pablo Cueco livre ses visions humoristiques en brèves de comptoir tandis que Jean-Louis Wiart revient sur des définitions peu orthodoxes du jazz. Après la flopée de nouveautés discographiques distribuées en ligne par Les Allumés Patrice Soletti ferme le ban en commentant un cliché de Le Querrec. Toute l'équipe du Journal rend un dernier hommage à Valérie Crinière, cheville ouvrière et Jiminy le criquet de l'association, dont la disparition en février dernier est particulièrement cruelle.

Journal téléchargeable gratuitement !

jeudi 10 décembre 2015

Survol pour ne pas y passer la nuit


Très vite parce que je ne voudrais pas y passer la nuit, ni manquer un seul jour (ça fait onze ans que je blogue quotidiennement sans faille, contre vents et marées...) !
Excellent concert de Das Kapital à l'Ermitage pour le lancement de leur nouvel album, Kind of Red, qui s'étoffe avec la scène ; son chaud et mat des saxophones de l'Allemand Daniel Erdmann, précision de jongleur du batteur tourangeau Edward Perraud, jeu incisif du guitariste danois Hasse Poulsen ; ils interprètent pour la première fois leurs propres compositions en s'inspirant du jazz, du rock, du blues, du folk, etc., tout en livrant une musique très personnelle, à la fois riche et épurée ; ils terminent en rappel avec une sensationnelle version ivesienne (néologisme relatif au compositeur américain visionnaire Charles Ives) de l'Internationale qui aurait dû être de saison, mais comme on marche sur la tête cela sonne comme du siècle dernier...
Passionnante rencontre avec la créatrice radiophonique Amandine Casadamont dont nous avons admiré la prestation live aux platines la semaine dernière au Silencio et qui devrait aboutir à une collaboration en 2016, excellente nouvelle... À cette occasion j'ai ressorti FluxTune, La pâte à son, Alphabet, Somnambules et surtout la Mascarade Machine !
Presque terminé le n°34 du Journal des Allumés du Jazz, excellente cuvée dans laquelle je me suis fendu de deux pages sur l'histoire du son d'Edison à Internet. Pas encore commencé le n°9 de la Revue du Cube sur le thème de la refondation qui devrait paraître aujourd'hui et pour lequel j'aborde La question sans réponse (nouveau clin d'œil ivesien). Dévoré une flopée de polars dont tous les Bernard Minier et Ian Manook, parfaitement adaptés aux transports en commun. À peine entamé le nouveau Schnock autour de Choron et Cavanna, mais il doit être aussi chouettement schnock que les précédents. Lu chaque lundi la newsletter du spirituel Philippe Dumez. Toujours en plein Crépuscule de l'Histoire de Shlomo Sand, forcément indispensable. Passé trop de temps à lire les commentaires des FaceBookiens. Désespéré devant le manque de perspectives politiques de trop de camarades qui n'ont plus que des visions à court terme...
Quitte à ne pas dire grand chose aujourd'hui, autant m'arrêter là, je développerai plus tard, la suite au prochain numéro...

Rappel : si vous désirez m'attraper au vol je serai ce soir à 20h30 au Cin'Hoche à Bagnolet pour la projection de Baiser d'encre, le film de Françoise Romand avec Ella et Pitr

mardi 3 novembre 2015

Taper n'est pas jouer


La semaine dernière j'ai passé plus de temps à taper sur mon clavier d'ordinateur, dans le passé on disait à la machine, que sur mes touches noires et blanches. Certains jours, en me levant de bonne heure, je suis monté jusqu'à quatre articles : sur le thème de la refondation pour La Revue du Cube, sur ma collaboration avec Michel Houellebecq pour Les Cahiers de l'Herne, pour le Journal des Allumés du Jazz sur les rapports musique et Internet, dans cette colonne évidemment, pour le vinyle que publiera Le Souffle Continu réunissant des pièces en duo avec Francis Gorgé datant de 1974-1975, pour le site drame.org où j'ai ajouté ici et là de nouvelles pièces inédites retrouvées dans mes archives, etc.
Certains me prennent pour un journaliste, alors que cette activité périphérique est militante. Je me bats pour mes idées, pour défendre mon travail, pour aider les beaux projets des uns et des autres que les plumitifs professionnels négligent. Philippe Ochem a annulé la table ronde qui devait se tenir ce mois-ci à Jazzdor sur la presse et les blogs, dommage ! Mais comme disait Bourvil, "quand on est artiste, il faut faire tous les genres !" Mon rôle de producteur implique que je connaisse tous les postes, de la comptabilité à la direction artistique, de la vaisselle à la scène. Compositeur, je mets les mains dans le cambouis en interprétant mes propres ?uvres.


Je dois ainsi préparer le concert du 12 novembre au Triton où je reprends le spectacle Un coup de dés jamais n'abolira le hasard avec l'accordéoniste Pascal Contet et le saxophoniste-clarinettiste Antonin-Tri Hoang qui n'y ont encore jamais participé. Comme nous faisons tirer au public les thèmes de nos improvisations au hasard, je ne peux que fourbir mes armes en choisissant les instruments que j'emporterai ce soir-là. J'ai "posté" la newsletter pour l'annoncer. J'ai également envoyé au Triton le texte de présentation du concert de janvier prochain où je jouerai avec Bumcello ! Il ne reste que des petits détails à régler pour les projets en cours, au Louvre, à la Maison de l'île de la Réunion, à la Cité des Sciences et de l'Industrie, ainsi que sur tablette et plateau de jeu...
Je remets sans cesse au lendemain le gros projet personnel que j'ai entamé il y a cinq ans et qui devrait me donner beaucoup de travail dans l'année à venir. J'ai numérisé une vingtaine de films dont j'ai composé la musique dans les années 70-90, les supports VHS ayant commencé à se dégrader. Grande surprise de découvrir des partitions sonores que ma mémoire avait totalement effacées. Les premières sont souvent enregistrées au synthétiseur ARP 2600, les dernières avec un échantillonneur, mais j'utilise quantité d'instruments acoustiques si besoin, intégrant parfois des bruitages, m'associant aussi avec d'autres musiciens comme l'accordéoniste Michèle Buirette ou mes deux acolytes d'Un Drame Musical Instantané. Les incroyables Archives de la Planète montées par Jocelyne Leclercq pour la Cinémathèque Albert Kahn y tiennent une place importante, mais il y a aussi les clips de lancement de la Vidéothèque de Paris, celui du Congrès de Marseille de la Sacem, l'habillage qu'Étienne Mineur avait conçu pour Europrix à la télévision autrichienne, des films institutionnels qui imaginent un futur que nous avons dépassé depuis, des films d'entreprise qui en disent long sur la démagogie patronale, un documentaire sulfureux de Michèle Larue, etc.
Lorsque j'exécutais ce genre d'exercice à voix haute, je faisais rire ma regrettée camarade Brigitte Dornès qui disait que je révisais. En laissant ces traces, plus de 3200 articles rien qu'ici, j'édifie un gigantesque aide-mémoire qui vient rejoindre mes quatre-vingt cahiers intimes (pré-blog), mes archives et celles du Drame, mes bibliothèque, discothèque, bandothèque, vidéothèque, etcéthèque. J'ai très tôt compris l'importance que revêtirait de les organiser au delà de leur simple conservation. Les systèmes sophistiqués de recherche informatique m'ont rendu négligent. J'ai laissé tomber mes fiches en carton, mais je ne remplis plus ma base de données, sauf lorsqu'un nouveau projet l'exige. Le temps du partage suit celui de l'acquis. La possibilité que j'enchaîne encore quantité de créations me fait redouter une accumulation qui semble exponentielle malgré la miniaturisation des supports de sauvegarde. Plus la maison est grande plus on l'encombre, or elle arrive à saturation. Les perspectives existentielles que cette pensée engendre me fiche un peu la trouille.

Illustration : Arman, Infinity of Typewriters and Infinity of Monkeys and Infinity of Time = Hamlet (1962)
Extrait : Jerry Lewis, The Typewriter in Who's Minding The Store? (Un chef de rayon explosif), musique de Leroy Anderson (1950), film de Frank Tashlin (1963)

jeudi 1 octobre 2015

Comme un blog


Le plumbago a certes des qualités médicinales, mais Ulysse s'en est collé plein les poils et je ne suis pas certain d'arriver à l'en débarrasser sans les couper ! La faculté des chats à comprendre les limites d'un terrain est étonnante. Il suffit néanmoins qu'il nous suive chez les voisins pour qu'il annexe aussitôt ces nouveaux territoires. Journée calme. J'écris un long article sur la musique, Internet et la qualité des différents supports que me demande Jean Rochard pour le Journal des Allumés du Jazz. Cela me fait plaisir, d'autant que l'association des labels indépendants continue de boycotter mes albums virtuels comme le reste de la presse papier. Depuis que j'ai mis en ligne 63 albums libres en écoute et téléchargement mon audience s'est pourtant considérablement accrue alors que celle de la presse papier décline inexorablement. Cette surdité face à ce "nouveau" support est incroyable...


L'après-midi, nous allons à Marseille visiter l'exposition Prétexte #2 à la Friche Belle de Mai où Nicolas Clauss expose Agora(s). Je reconnais instantanément son travail au bégaiement de ses images, scratch génératif produisant de drôles d'effets lorsque les figures s'envolent. En me promenant au milieu des cinq grands écrans j'ai parfois l'impression de participer à cette longue marche de l'humanité. Le corps de chaque individu semble interrogé par la caméra de Nicolas. Il a filmé ses foules dans une douzaine de lieux très fréquentés de la planète, donnant à l'ensemble de sa fresque une impression d'universalité. Ce travail de fourmi(s) me renvoie au calme de la solitude face à mon écran ou ébloui par la couleur verte du jardin qui m'entoure.
Le soir je m'ennuie terriblement devant Marguerite, le nouveau film de Xavier Giannoli qui avait pourtant si bien réussi À l'origine. Les films réduits à une situation ne sont pas ma tasse de thé. Il ne suffit pas d'avoir de bons acteurs, une débauche de décors et de costumes, une anecdote amusante. J'ai besoin de rebondissements dans le scénario. Comme dans la vie j'aime les surprises, les bonnes surtout. J'anticipe les mauvaises nouvelles pour que celles-là ne me surprennent pas, comme un client qui ne paie pas ce qu'il me doit. Heureusement ici les éléments naturels ont raison du reste. L'horizon oscille entre le mystère et le rappel à l'ordre. Un fort vent d'est secoue les vagues...

mercredi 22 juillet 2015

Polémique


Qu'il est doux d'écrire quelques lignes qui ne prêtent pas à polémique ! Si les commentaires sont fermés sur drame.org pour cause de spams invasifs, ils restent ouverts sur mon mur FaceBook et aux abonnés de Mediapart. Il aura suffi que je me méfie de l'union sacrée sous la bannière "Je suis Charlie", que je m'interroge sur la névrose à l'échelle d'un pays, en l'occurrence l'Allemagne, ou imagine frapper au porte-feuilles le maître de l'Europe en en suggérant le boycott, pour que je crois devoir me justifier de n'être ni complotiste, ni xénophobe, essuyant un nombre effarant d'adjectifs insultants. L'empilement des commentaires n'arrange rien lorsque l'on ne sait plus très bien s'ils s'adressent aux précédents ou à l'article initial. D'un autre côté un clou chasse l'autre, les polémiques s'estompent en disparaissant de la une. Il m'a pourtant semblé indispensable de dissiper les quiproquos, car si j'assume ce que j'écris, quitte à parfois revenir sur mes positions à la lumière des échanges courtois, il est injuste de me prêter des intentions qui ne m'ont pas effleuré. Je passe ainsi un temps considérable à m'expliquer, demandant à mes détracteurs d'avoir l'honnêteté de me relire, au lieu de vaquer à des travaux plus créatifs. Certes, c'est le lot de tous les blogueurs comme de toutes les personnes publiques quel que soit leur métier ou leur fonction et cela explique que pendant très longtemps j'ai préféré laisser à d'autres le soin de répondre aux insultes et méprises dont mes écrits peuvent faire l'objet. J'en profite pour les remercier ici. Mon silence fut souvent interprété pour du mépris alors qu'il ne s'agissait souvent que d'une question de disponibilité, donc de choix dans les urgences, et plus certainement le désir de ne pas jeter de l'huile sur le feu. Or certains phénomènes de société nécessitent parfois que l'on y accorde plus de temps pour préciser sa pensée et dissiper les quiproquos, voire un engagement militant sans répit.
De même que je me suis toujours méfié des individus qui me rappelaient aimablement mes origines sans qu'ils ne les partagent, je suspecte par exemple ceux qui m'accusent de xénophobie d'être inconsciemment préoccupés par ce vieux démon alors que cette pensée m'est totalement étrangère au point de ne pas imaginer une seule seconde que l'on puisse m'en affubler. J'applique bêtement le principe lacanien que l'inconscient ignore les contraires. Ainsi le seul fait de suggérer que ma critique de la politique allemande puisse exprimer quelque xénophobie me fait douter de mes accusateurs, ne pouvant m'empêcher de penser que si le terme leur est venu à l'esprit, c'est qu'il y était fortement implanté. Ce n'est pas un simple "celui qui dit c'est celui qui y est", mais une ampoule rouge qui s'allume lorsque telle intention est bizarrement évoquée. Un exemple, car j'imagine que ma démonstration peut paraître tirée par les cheveux pour certains : lorsqu'un quidam avec qui je suis en affaire me dit qu'il ne va pas m'arnaquer, je m'en méfie comme de la peste, car cette notion m'était totalement étrangère ; j'entends que le mot important de la phrase est "arnaque" et non la négation qui l'encadre. C'est pourquoi certaines accusations dont je fus récemment l'objet se retournent automatiquement contre ceux qui les ont proférées.
Comme ces personnes ne connaissent pas forcément mon histoire, je me crois donc obligé de me justifier en rappelant mes liens avec l'Allemagne par exemple, mon engagement comme Citoyen du Monde depuis ma tendre enfance, ou le sens de ma critique qui ne confond pas la politique d'un gouvernement (ou du système qui le tient sous sa coupe) avec les citoyens qui l'ont élu ou pas. Il n'empêche qu'au cas par cas il existe dans chaque pays ou chaque situation des individus qui la cautionnent et d'autres qui s'en démarquent. Partout et de tous temps sévissent des criminels, intimidant des collabos qui préfèrent penser qu'il n'y a pas d'alternative, tandis que se lèvent des résistants qui ne peuvent faire autrement que de défendre leurs idéaux, parfois au péril de leur vie. Dans les pays dont la ligne politique est la plus inique et cynique la résistance intérieure s'organise, même si les médias l'étouffent sous un amas d'informations insipides et mensongères. Le rôle de chacun est de soutenir les initiatives de ceux et celles qui n'ont pas remiser la lutte des classes au profit d'une logique stratégique qui a fait long feu. Toute autre démarche consistant à laisser nos idées de côté ne peut être comprise et risque d'entraîner les moins formés politiquement vers des démons populistes et démagogiques brisant une solidarité essentielle à tous les exploités. L'Histoire a montré que les promesses à première vue séduisantes de l'extrême-droite ont toujours été mortifères. De même la mollesse de notre engagement au profit d'un petit arrangement avec le Capital nous entraîne irrémédiablement vers un déclin que les écologistes assimilent avec raison à la sixième extinction. Je fais évidemment là des raccourcis que d'autres billets se chargeront d'éclaircir par la suite... Idem pour mon billet doux qui ne sera donc pas pour aujourd'hui !

mercredi 10 juin 2015

Uber à l'aise


Depuis un mois j'ai eu recours plusieurs fois à Uber pour me déplacer. C'est un système de taxi dérégularisé qui concurrence redoutablement les taxis traditionnels. Il suffit de télécharger l'application sur son smartphone, donner son numéro de carte bleue une fois pour toutes et le tour est joué. À l'allumage l'appli vous localise et inscrit à combien de temps est la première voiture disponible. On commande. Le chauffeur est instantanément joignable par SMS ou téléphone. Vous pouvez suivre sa progression sur le plan. Il vous appelle lorsqu'il est à proximité. Le compteur ne fonctionne qu'à la prise en charge. Rien à payer sur le moment. Inutile d'avoir le moindre sou en poche ou de carte de paiement. Vous recevez la note sur votre mail ou sur l'appli dans les quelques minutes qui suivent.
Il existe différentes formules : UberX est un peu en dessous du tarif des taxis traditionnels, mais UberPop qui permet à des non-professionnels d'arrondir leur fin de mois est à moitié prix ! Uber Pool permet de partager une voiture, Berline et Van correspondent à des véhicules spécialisés. Contrairement à notre expérience avec les taxis appelés à une borne qui n'arrivent jamais et vous font manquer votre train, aux grandes compagnies qui surtaxent en venant de loin, à l'attente délirante à la sortie de l'aéroport, au refus d'être pris en charge parce que le trajet est trop court ou que ce n'est pas le leur, à la saleté et à la puanteur de certains habitacles, à l'arnaque dont ont été victimes certains amis étrangers qui ont fait du tourisme involontaire, à la rudesse de certains chauffeurs, l'expérience s'est avérée enthousiasmante. Une seule fois la conductrice semblait si novice que nous avons été transformés en moniteurs d'auto-école ! Quant aux cinq questions que pose le Figaro elles méritent réponses : Quel degré de formation du chauffeur ? Si je me réfère à mon expérience des taxis en général je ne vois hélas pas de différence. Quelles preuves de sa sobriété, de son sérieux, de ses «intentions», etc. ? Pour l'instant Uber est beaucoup plus rassurant et probant, on aurait même l'impression d'être un VIP. Quel degré d'entretien de son véhicule par opposition aux taxis et VTC ? Ici encore il n'y a pas photo, propreté exemplaire sur laquelle les taxis parisiens feraient bien de prendre modèle. Quelle couverture en termes d'assurance ? Je ne sais pas répondre à celle-ci, j'imagine qu'en tant que personnes transportées on est couverts... Comment éviter ce type de taxi clandestin hors toute déclaration contrôlable ? Là repose toute la problématique...
Plutôt que d'attaquer Uber qui court-circuite le système frauduleux de la licence monopoliste ne vaudrait-il pas mieux en profiter pour remettre à plat un mode scandaleux qui remonte au début du siècle dernier ? La responsabilité de l'État est entière. Une licence parisienne coûtant actuellement 240 000 euros et se repassant comme une charge de notaire, on comprend la colère des taxis. À noter que la plupart ne peuvent être indépendants, et sont salariés ou franchisés de sociétés qui les exploitent autant, si ce n'est plus, que les 20% de commission d'Uber (le groupe G7 affilie près de 11 000 des 17 000 taxis parisiens !). Cela me rappelle les critiques de certains graphistes reprochant son pouvoir à la Sacem au lieu de prendre modèle sur les musiciens pour défendre leur corporation. L'État limite également de manière absurde le nombre des taxis. À New York où il suffit de lever le bras pour obtenir un taxi jaune on peut constater que les problèmes de circulation liés aux véhicules individuels peuvent être réglés par le nombre de taxis et leur tarif, mis à part le réseau de transport collectif qui fonctionne là-bas 24 heures sur 24.
Quant aux attaques contre les dirigeants d'Uber qui délocalisent leurs profits pour ne pas payer d'impôts en France elles sont justifiées, mais elles concernent l'ultralibéralisme qui profite au capital sur le dos des citoyens et des états. Si l'on veut qu'Amazon, Google, Apple ou nombreuses sociétés et individus cessent de profiter des paradis fiscaux c'est un autre combat, autrement plus grave et plus sérieux que la guerre des taxis. Celui-ci nous verra prendre la rue et nous le ferons à pied !

mardi 9 juin 2015

La presse condamnée ?


Lorsqu'une chronique de disque est payée 5 euros le journaliste professionnel n'a d'autre solution que de bâcler pour gagner sa vie. Lorsque le blogueur bénévole s'attèle à la tâche il ne le fait que par passion et y passe le temps qu'il faut. Si en plus le pro voit son texte réécrit, coupé, agencé, défiguré par sa hiérarchie, la différence de 5 euros vaut-elle l'enjeu ? À de rares exceptions cette presse est condamnée.
Lorsque les revues spécialisées font leur une sur des stars disparues et négligent les jeunes artistes émergents elles se coupent du nouveau lectorat qui grandit avec les artistes de sa génération. Cette presse est condamnée.
Le papier coûte cher à fabriquer, distribuer, envoyer. Il n'a d'avantage que sa conservation. Internet offre une actualisation immédiate. Passé quelques jours, les quotidiens et les hebdomadaires qui collent à l'actualité font de bons allume-feu, au sens propre, encore que Le Monde prend moins bien que Libé. Cette presse est condamnée.
Les journaux appartiennent pour la plupart à des banquiers et des marchands d'armes, eux-mêmes liés au gouvernement qui leur fournit la plupart de leurs informations politiques et économiques. S'ils ruent dans les brancards on leur coupe les tuyaux qui les alimentent. Ils dépendent aussi des annonceurs par la publicité. Mêmes conséquences. L'information qu'ils délivrent est forcément gauchie par le système qui les tient en vie, sous perfusion. Cette presse est condamnée.
Seule pourra survivre et se développer une presse libre et indépendante, soutenue par son lectorat et par celles et ceux qui se sentent réellement investis dans leur action investigatrice, analytique ou critique. La participation des citoyens est également déterminante, on le constate dans des modèles tel Wikipédia qui a relégué l'Encyclopedia Universalis aux oubliettes. Dans ce cas particulier on pouvait trouver les articles passionnants lorsqu'on n'y connaissait rien, mais ils devenaient ridicules et truffés d'erreurs pour un spécialiste. Le participatif permet de corriger instantanément les à-peu-près, même s'il est perfectible. L'amateurisme, issu étymologiquement du verbe aimer, gagnera les professionnels qui retrouveront les raisons qui leur firent choisir cette voie lorsqu'ils débutèrent. Il faudra leur donner les moyens de travailler correctement en les rétribuant conformément à leur apport. L'investigation prend du temps, une bonne photo comme un bon article dépendent aussi du style. Formater les articles selon les règles apprises dans les écoles de journalisme ne produit pas toujours les meilleurs résultats. Cette presse est condamnée.
Tout reste à inventer, et la solution réside toujours dans l'énoncé de la question. Il faut remonter aux sources. Se souvenir du pourquoi et affiner le comment. Cette presse a de beaux jours devant elle.

lundi 8 juin 2015

Edward Perraud, séducteur patenté


Chez un artiste la reconnaissance vient rarement d'où on l'attend. On a probablement commencé par ses parents, mais aucun enfant ne répond jamais à leurs aspirations. Il faut du moins l'espérer, même si la névrose s'alimente de cet écart. La création artistique permet de contourner l'obstacle en se servant de ses faiblesses, équivalent intellectuel de l'aïkido ! Mais l'équilibre reste précaire. Il suffit d'un papillon pour faire chuter le fildefériste. Le miracle tient au fait que rien n'est jamais définitivement joué jusqu'à l'ultime saut où tous se retrouvent égaux, quel qu'il ou elle soit. S'il n'a pas eu l'orgueil de faire ôter le filet, l'acrobate remonte sur le fil, comme il est possible de reconsidérer sa vie à chaque instant. Il suffit parfois d'une rencontre, d'un trop plein, d'un vide cruel, d'un accident, d'une thérapie ou d'un bon copain. Mais l'ambition est tenace et son manque tout autant. À vouloir trop gagner on peut tout perdre. Au risque de tout perdre la réussite n'en sera que plus glorieuse.
Reprise. Miles Davis voulait la reconnaissance du Great Black People, mais elle se portait sur James Brown. Seule la bourgeoisie blanche allait aux concerts de celui qui inventa deux fois le jazz. Du point de vue de Miles, il vivait un échec. Edward Perraud voudrait être un grand batteur de jazz alors qu'il est Edward Perraud. Son jeu ne ressemble à aucun autre. Il jongle avec ses instruments comme avec les sonorités inouïes qu'il en extrait. Grand improvisateur, il compose aussi d'exquises petites mélodies. Mais dès lors qu'il se conforme au moule des usages il ne fait que grossir la queue des prétendants qui partagent le même fantasme alors que la distribution des prix est terminée depuis le siècle dernier.
La légitime nécessité de remplir son frigo pousse la plupart des professionnels à des compromis. L'essence même du succès est de se partager, mais ce partage s'effectue avec toute une faune d'intermédiaires, organisateurs de spectacle, producteurs, subventionneurs, journalistes, qui décident de ce qui est bon ou pas pour le public. Ils inventent des catégories ; aux musiciens de s'y conformer. Les dés sont pipés pour celles et ceux qui sortent des sentiers battus. La tentation devient forte de rejoindre les grandes allées. Nombreux y perdent leur âme. Les résistants prennent le risque de l'isolement, fut-il splendide.


Synaesthetic Trip, le quartet d'Edward Perraud, est constitué de virtuoses exceptionnels parmi les meilleurs instrumentistes chacun dans son domaine, soit Benoît Delbecq au piano et au synthé, Bart Maris à la trompette, bugle et trompette piccolo, Arnault Cuisinier à la contrebasse et le maître jongleur à la batterie et effets électroniques. Les mélodies sont belles et simples, autant que possible. Alors pourquoi toutes ces tergiversations devant un disque somptueux qui enthousiasmera inconditionnellement la critique ? Parce qu'à désirer la reconnaissance du milieu du jazz Edward Perraud se fourvoie en banalisant son art ! Chaque fois qu'il échappe au genre il rehausse ses couleurs, comme sur Entrailles qui ouvre la marche comme jadis Xiasmes, ou sur Nun Komm, interprétation brillante de J.S. Bach qui rappelle le travail de Carla Bley à la meilleure époque ou Uri Caine (clin d'œil mahlerien de Maris sur Te Koop Te Huur). Tout est parfait, trop parfait justement pour me plaire. Or c'est dans les maladresses que le style se forge. À force d'accepter toutes les propositions en accumulant les rôles de mercenaire, Edward Perraud apprend à tout jouer, mais finit par faire du "à la manière de" alors qu'il n'est jamais aussi extraordinaire que lorsqu'il oublie le reste du monde pour se concentrer sur le sien (écoutez Bitter Sweets, duo fabuleux avec la chanteuse Élise Caron).
Le concert de lancement de Beyond The Predictable Touch à l'Ermitage égratigne heureusement la perfection de l'enregistrement. L'ajout des saxophonistes Thomas de Pourquery et Daniel Erdmann apporte une nouvelle dimension, particulièrement en live, où l'altiste sonne paradoxalement comme un ténor aylerien et le ténor comme un altiste West Coast ! Le trompettiste Fabrice Martinez les rejoint pour clore en fanfare une très belle soirée malgré les bémols que je n'ai pu m'empêcher de proférer en pensant à tous les musiciens sincères qui risquent leur âme à vouloir trop séduire. Comme écrivait Jean Cocteau en exergue d'une Histoire féline dans le Journal d'un inconnu : "ne pas être admiré, être cru".

mercredi 27 mai 2015

La contempop' de Jacques Thollot


Ça passe trop vite. Tenga Niña est si actuel que je ne l'imaginais pas daté de 1996. J'ai tant écouté ce cinquième et dernier disque de Jacques Thollot que j'étais persuadé d'en avoir écrit une chronique, mais ni le Journal des Allumés du Jazz (entretien du Cours du Temps par Raymond Vurluz et ma pomme en 2002) ni le magazine Muziq (première mouture) n'existaient encore et je n'ai commencé ce blog quotidien qu'en 2005. Leurre du temps. Tempo d'un cœur. À cent à l'heure. Toute l'œuvre de ce compositeur unique, batteur de jazz icônique, reflète cette élasticité chronique, ombres portées où chaque train peut en cacher un autre. Jacques Thollot est avant tout un poète. S'il versifie du bout de ses baguettes, faisant rimer cassures avec collures, il compose des mélodies d'un lyrisme renversant où la répétition explose sous les éclats métalliques, ici les cordes du guitariste Noël Akchoté, du contrebassiste Claude Tchamitchian, du pianiste Tony Hymas, plus la trompette d'Henry Lowther. Le jazz émerge ça et là, mais sa musique ne ressemble à aucune autre, si pop et contempo qu'on pourrait la néologer contempop, glissant l'instrumental au rayon rare des chansons inventives ! Sa fille Marie l'insinue en bouclant l'album par L'au-delà qu'elle chante en renversant le temps, comme le présage d'un passé ineffaçable. Jacques est mort le 2 octobre 2014 sans avoir le temps d'enregistrer un ultime opus que nous pouvons seulement rêver à l'image des anciens. Nous lui avons rendu hommage à La Java en début d'année, mais rien ne peut remplacer le plus-que-réel du poète.
Le label nato réédite Tenga Niña en conservant la couverture de Pierre Cornuel, mais avec un nouveau livret de 28 pages axé sur l'album alors que l'édition originale se référait au passé de Thollot. Les mots sont empruntés au journalistes qui saluèrent sa sortie ou à l'artiste lui-même. Les nouvelles photographies sont signées Christian Rose, Guy Le Querrec, Mephisto, Philip Anstett, Jean-Luc Karcher, Caroline de Bendern... La célébration est complète. Si vous l'aviez raté à sa sortie, le moment est bien choisi pour découvrir cet album majeur d'un éternel enfant.

lundi 16 mars 2015

Bientôt la quille !


Nous entamons notre quatrième semaine. J'ignore si cela tient du pari stupide ou d'un sport de l'extrême, mais nous sommes sur les genoux. Je combats la fatigue en redoublant d'effort. Ne jamais faire un pas les mains vides. Je vis gainé. Effectuer des travaux dans une maison pendant qu'on y habite est une épreuve que j'avais jusqu'ici évitée. Déménager avait été chaque fois préférable ! En l'état il ne devrait plus y avoir de nouvelle poussière, mais l'ancienne refait surface dès que l'on déplace le moindre objet. J'ai rangé la bibliothèque et nous avons rempli les placards de la nouvelle cuisine. Il faut encore changer les brûleurs pour du gaz Butane, faire les joints de l'évier et de la plaque cinq feux, couper quelques planches et poncer le plan de travail. Après quantité de petites retouches, seconde couche et finitions qui n'en finiront probablement pas, il restera à ragréer et peindre le sol avec de la résine conçue pour les parkings. On couchera dehors. Je fais semblant de savoir où nous allons, mais chaque jour réserve ses surprises. Ma To-Do List est en perpétuelle mutation, c'est son propos, mais je suis trop fatigué pour m'en apercevoir. Je m'endors sur le clavier, incapable de faire autre chose que de m'occuper du chantier.
Ce soir nous irons fêter le septième anniversaire de Mediapart, histoire de rompre le rythme infernal et hypnotique qui nous aspire... Samedi, nous sommes allés au Triton voir Ma grande histoire du rock'n'roll de Evelyne Pieiller avec les comédiens Jacques Pieiller, Jean-Marc Hérouin et le groupe Rise People, Rise! composé de Lucas de Geyter qui chante en jouant de la batterie, Frédéric Talbot à la basse, Johan Toulgoat à la guitare. C'est aussi une histoire de famille, un passage de témoin, le refus de rendre les armes. Très beau texte tranchant comme un coupe-papier, démarquage musical électrisant qui sait jouer discrètement des références en mettant la gomme, inextinguible allumage des comédiens refusant de jeter l'ancre, une rage de jouer communicative...
De temps en temps des amis nous invitent à manger pour nous éviter le catering au fond du garage ou le pique-nique sur le divan du salon. Mais à cette heure-ci je rêve d'un brancard qui me porte jusqu'à mon lit.

lundi 23 février 2015

Valérie s'est éteinte


Sentiment de profonde injustice. La petite flamme des Allumés s'est éteinte cette nuit. Valérie Crinière avait un cœur d'or, il a cessé de battre. Se battre, elle en avait l'habitude, trop probablement et sur tous les fronts. C'était aussi sa force. La période de rémission de cinq ans était écoulée, mais le crabe n'a pas respecté le planning. Elle l'avait chassé, il est revenu par la fenêtre. C'est pourtant le sourire de Valérie que je préfère évoquer. Et les rires que nous piquions lorsque nous militions tous ensemble aux Allumés du Jazz. La photo a été prise lors d'un bouclage marathon du journal de l'association en 2007 avant que Val tombe malade. Elle tenait le secrétariat, mettait en page le Journal, s'occupait du site Internet, coordonnait les relations avec les labels, tenait le stand de disques dans les festivals avec Cécile... À cette époque je passais au moins une heure tous les matins à discuter des affaires courantes et à refaire le monde. Paris-Le Mans. Elle y avait sa famille, mais ses amis étaient partout. Nous sommes nombreux à qui elle va cruellement manquer. Ce n'est pas juste, c'est le cri que j'ai poussé lorsque j'ai appris son départ précipité pour l'hôpital la première fois. C'est le même qui m'étrangle aujourd'hui. Ce n'est pas juste. Mais on ne choisit pas. Il faudrait tout reprendre depuis le début. Mais on ne sait pas. On ne sait jamais rien.

vendredi 6 février 2015

Le cinéma américain dans de beaux draps


Aujourd'hui c'est blockbuster. Si tant de cinéastes se répandent en niaiseries, propos indigestes, conventions maladroites, lourdeurs de style, la presse spécialisée porte une lourde responsabilité. Leur fascination pour le pouvoir les fait encenser Clint Eastwood ou Martin Scorsese dont les réussites sont très loin derrière eux. Ainsi le scénario de American Sniper, boursouflure patriotique va-t-en-guerre porte en étendard le meurtre de résistants à l'envahisseur yankie en Irak, avec une paresse répétitive. Dans sa lunette borgne Eastwood passe à côté de son sujet en cadrant son obsession sans visionner les raisons de l'adversaire ni entrevoir le paradoxe qu'il inscrit sur un carton en fin de film, la mort de son héros assassiné quelques années plus tard par un autre vétéran en pétage de plombs.


Il n'est pas étonnant que Whiplash ou encore Foxcatcher de Bennett Miller plaise aux machos bagarreurs ou à leurs admirateurs timorés, fascinés par le struggle for life, et les fantasmes du pouvoir. Ce film est d'ailleurs produit par Megan Ellison, fille de Larry Ellison et vice-présidente d'Oracle Corporation ! Megan, c'est True Grit, Lawless, The Master, Zero Dark Thirty , American Hustle, The Grandmaster, cherchez leur point commun ! Même Her s'y inscrit en creux lorsqu'on le rajoute à la liste. Quant au papa Ellison, c'est la cinquième plus grande fortune mondiale et Oracle tient son nom de ses connexions directes avec la CIA. Le film met en scène des lutteurs abrutis et un milliardaire pervers qui s'invente des jouets humains pour combler son ennui. Aucun recul ne permet d'imaginer un contre-champ idéologique à ces complaisances brutales.


Birdman, la dinguerie d'Alejandro González Iñárritu, est un miroir de cette gloire passée qui rend fou. Rayon nostalgie qui passe à côté de son sujet, ajoutez les biopics Get On Up de Tate Taylor et Jimi All Is By My Side de John Ridley, réciproquement sur James Brown et Jimi Hendrix, superbes numéros d'acteurs, mais révisionnisme politiquement correct à la clef.
Entretenant la peur, peur de l'autre évidemment, celui qui n'est pas comme nous, l'apocalypse nous est également servie à toutes les sauces de Dawn of The Planet of The Apes à These Final Hours en passant par The Machine, Automatica et Edge of Tomorrow qui ne sont pas ce qui s'est fait de pire dans le genre. Interstellar de Christopher Nolan (Memento) n'échappe pas au vide interstellaire : après un début lent et intrigant on sombre dans un trou noir où l'on n'apprend rien et où les liens père-fille encombrent le récit de la même manière que dans le ratage Gravity. Comme Radiguet se moquant d'une peinture de bataille (tout est en acier, excepté les cuirasses), on pourrait dire que tout est en acier, excepté le robot, qui mérite sérieusement un prix d'interprétation. Je vous épargne les thrillers John Wick, Cold in July, The Drop, etc., que l'on oublie aussi vite la lumière rallumée...


Heureusement J. C. Chandor réussit A Most Violent Year, polar très personnel, où l'hémoglobine est accessoire (il aurait pu même s'en dispenser complètement), et surtout d'où le cynisme insupportablement propre à notre époque est exclu.
De même, la grande randonnée pédestre d'une jeune femme qui cherche à se refaire une santé en remontant la côte ouest des États Unis dans Wild de Jean-Marc Vallée (Dallas Byer's Club) laisse entrevoir des perspectives que le cinéma américain cadenasse systématiquement, en noyant le poisson dans un sirop symphonique redondant, aussi gras qu'un double Mac Do (par contre, la bande-son de Wild mixe habilement des bribes de musique filtrées très bas, comme des réminiscences dans la tête de Reese Witherspoon).
Autre canadien passé de l'autre côté de la frontière, Philippe Falardeau présente The Good Lie, un film plein de bonnes intentions sur les réfugiés soudanais aux États-Unis, mais il perd progressivement l'originalité de ses premiers films (La moitié gauche du frigo, Congorama). Idem avec Selma de Ava DuVernay, sur un épisode du combat non-violent de Martin Luther King en Alabama, qui souffre des défauts habituels aux films démonstratifs à message politique explicite. Préférons Nightcrawler de Dan Gilroy, critique virulente du milieu morbide qui a engendré la télé-réalité. Jake Gyllenhaal y interprète un photographe prêt à tout pour se sortir de la misère et accéder au pouvoir, et là on n'échappe pas à la mise en scène du cynisme poussé à son paroxysme.


Fidèle à lui-même, pour Boyhood Richard Linklater installe un protocole de tournage qui colle à son sujet, ici la vie d'une famille filmée vraiment sur douze ans, les comédiens vieillissant en même temps que leurs rôles. Beau portrait de l'Amérique où les évènements glissent élégamment dans le réel recomposé. Autre film tendre à résonance familiale, Love is Strange de Ira Sachs met en scène un couple âgé de deux hommes en butte aux difficultés que pose leur homosexualité après l'âge de la retraite.
Sinon, on a toujours la ressource de regarder des films d'autres continents en espérant qu'ils ne calquent pas scénarios et traitements sur le modèle dominant, ce cinéma de divertissement conçu pour rendre nos cerveaux disponibles au storytelling et à la désinformation, jouant sur l'émotion au détriment de la réflexion, excitant nos pulsions consuméristes et patriotiques, amnésique aussi car il fait fi des histoire(s) du cinéma en n'offrant plus que des produits pré-mâchés. There is no business like show business.

vendredi 23 janvier 2015

Birgé Collignon Desprez (9/10) - Dans l'obscurité totale


Nous avions vraiment les cartes pour nous ce 28 novembre 2014 au Triton, Les Lilas, pour le spectacle Un coup de dés jamais n'abolira le hasard. Comme nous annonçons le dernier morceau, la carte que je tire indique Dans l'obscurité totale ou dans une très grande salle, tout doucement. Nous éteignons les lumières, la plupart des machines et dans le noir nous nous lançons. Je dévoie l'application DigDeep publiée par les Inéditeurs pour composer des nappes de cordes. La voix de Médéric Collignon semble lointaine, mais nous n'y prêtons pas particulièrement attention. Julien Desprez se fond dans l'orchestre ou s'en extirpe en accords tranchants. Mais une surprise nous attend lorsque la lumière se rallume à la fin de notre improvisation...


Une colonne de fumée s'élève à l'emplacement de Médéric. Tour de magie à la Méliès ! Notre facétieux chanteur avait passé tout le morceau derrière l'épais rideau rouge qui recouvre le mur du fond, suant comme un damné et s'inquiétant de la durée de la pièce. Ce n'était évidemment pas terminé, le public réclamant un rappel...

lundi 12 janvier 2015

Birgé Collignon Desprez (3/10) - La répétition est une forme du changement



Toujours aussi délicat de publier autre chose que chacun son commentaire sur les événements politiques qui nous chamboulent. Il est pourtant indispensable de prendre quelque distance, et, pour ce, penser à autre chose pour éviter de se retrouver en boucle sur soi-même. Le travail, qui revient tout de même à soi mais sans la boucle, est un bon moyen pour lâcher du lest. J'appelle cela faire la vaisselle, même si c'est la tête que ça lave. Pour tout dire j'avais rédigé ce billet avant que tout explose...

La troisième carte de notre expérience tritonale indique La répétition est une forme du changement : je conserve le Tenori-on pour improviser une musique répétitive accumulative. Le public peut suivre le mouvement de ses notes grâce aux leds qui s'allument synchroniquement. Julien Desprez transforme le son de sa guitare avec une panoplie de pédales d'effets. Médéric Collignon fait de même avec son porte-voix. Je m'y colle à mon tour en faisant passer ma voix dans le H3000. Après quelques notes stridentes d'une flûte roumaine j'attrape une grosse flûte en PVC construite par Nicolas Bras.

C'est la troisième mouture du projet Un coup de dés jamais n'abolira le hasard. La première a donné l'album Game Bling enregistré en studio avec la pianiste Ève Risser et le flûtiste Joce Mienniel. On retrouvera en vidéo la chanteuse Birgitte Lyregaard et la vibraphoniste Linda Edsjö pour la seconde, d'une part en intégralité sur le site de Radio France pour le concert enregistré au Studio 106 lors de l'émission À l'improviste et d'autre part dans un petit extrait filmé à l'Atelier du Plateau...

lundi 5 janvier 2015

2015, nouvel album avec Birgé Collignon Desprez


On ne chôme pas chez GRRR ! Un nouvel album est déjà en ligne, en écoute et téléchargement gratuits. Un coup de dés jamais n'abolira le hasard est l'enregistrement public du spectacle qui nous a réunis avec la chanteur-cornettiste Médéric Collignon et le guitariste Julien Desprez le 28 novembre 2014. Le thème de chaque pièce est tiré au hasard par les spectateurs dans le jeu de cartes imaginé par Brian Eno et Peter Schmidt : Accrochez-vous à un espace sécurisant / Court-circuit / La répétition est une forme du changement / Distordre le temps / Humanisez un sans faute (enfant) / Renversez / Soyez extravagant / Sur la voie / Dans l'obscurité totale / À fond.


Nous n'avions jamais joué ensemble, mais les cartes étaient avec nous ce soir-là au Triton. À l'annonce du dernier morceau la carte nous suggéra de jouer tranquillement dans l'obscurité totale. Les lumières s'éteignirent, les écrans disparurent. À la fin, quand la salle se ralluma, Julien et moi, qui étions à chaque extrémité de la scène, nous nous regardâmes avec stupeur : à l'endroit de Médéric il n'y avait plus qu'une colonne de fumée. Notre facétieux camarade était allé se cacher derrière le rideau, chantant sans micro sans que nous nous en aperçûmes. De même lorsqu'il avait tiré "Soyez extravagant" il avait fallu que cela tombe sur lui! Au rappel la carte indiquait de réclamer un conseil. Le réalisateur Jean-Denis Bonan qui assistait au spectacle cria "À fond !" et nous nous lançâmes dans une dernière improvisation sans filet. Julien avait disposé un éventail de pédales d'effets devant lui. Médéric jonglait avec ses borborygmes ou jouait de petits instruments électroniques comme avec son smartphone. J'alternais clavier, Tenori-on et divers instruments acoustiques telles une flûte, des guimbardes, la trompette à anche ou un ballon de baudruche. Ce soir-là le public semble s'être amusé presqu'autant que nous...
À suivre avec très prochainement les 10 vidéos du concert à raison de une par jour, soit un feuilleton musical en 10 épisodes !

vendredi 28 novembre 2014

Ce soir un coup de dés jamais n'abolira le hasard


De quelle musique s'agit-il ? Personne ne le sait. Si les musiciens n'en ont pas la moindre idée, comment le public pourrait-il l'imaginer ? Pour celles et ceux qui me connaissent, rien de surprenant à jouer la surprise. Aucun concert ne ressemble au précédent. Quant à mes deux comparses, leur réputation de performeurs explosifs n'est plus à faire. Médéric Collignon chante avec des lames de rasoir dans la bouche ; rassurez-vous, c'est une image. Mais son jeu de trompette peut être des plus suaves. Tendre et cruel, réel et surréel, dirait Pierrot. À force de tordre sa guitare Julien Desprez l'a transformée en montre molle. Son jeu virtuose semble courir sur les abscisses et les désordonnées. C'est carré comme une tête sans les bosses. Pourtant ce soir ils devront se plier aux injonctions des cartes tirées par le public. Celles du jeu inventé par Brian Eno et Peter Schmidt dicteront les ambiances, susciteront des histoires sans paroles, et pourtant... Allez savoir comment nos lascars interprèteront les cartes ! Les consignes de jeu ne sont pas des contraintes, mais elles nous renvoient aux questions que chaque compositeur devrait se poser avant de se mettre à l'ouvrage. Quant à celles et ceux qui ont choisi l'instantanéité ils marchent sur un fil tendu entre la salle et la scène, s'enroule autour de l'orchestre pour les lier comme on lie une sauce, doucement, avec l'amour du cuisinier, à petit feu. Enfin je n'en sais rien, peut-être faudrait-il craindre l'incendie ? J'ai apporté des allumettes en plus de deux claviers et de toute une panoplie d'instruments bruiteurs. De quoi souffler dans le micro. Si vous n'aimez pas les sentiers battus, changez vos projets pour ce soir, oui pour l'inouï venez au Triton à 20h. Nous jouons dans la nouvelle salle, celle qui se partage entre la fosse et le balcon plongeant...

Vendredi 28 novembre à 20h
Le Triton, 11 Bis Rue Coq Français, 93260 Les Lilas (Métro Mairie des Lilas) - Évènement FaceBook


Si le poème typographique de Stéphane Mallarmé a certainement influencé notre travail, ce n'est pas du tout le texte qui sera joué ce soir ! Nos cadres sont beaucoup plus prosaïques...

vendredi 24 octobre 2014

Les machines veillent, bonnes gens dormez en paix !


Dans la nuit de samedi à dimanche nous allons passer une fois de plus à l'heure d'hiver. La simple gymnastique de comprendre s'il faut reculer ou avancer les montres bouleverse mon métabolisme déjà perturbé par les soubresauts saisonniers. Que l'on allume et que l'on éteigne le chauffage une semaine sur deux me donne chaque fois mauvaise conscience. Pourtant, qu'il pleuve ou qu'il vente, que le soleil ou la brume enveloppent le quartier comble mes aspirations de jardinier. Aurait-on cassé la machine à redescendre le temps ? Avant ce choix mécaniste j'aimais sentir la nuit s'allonger par petites touches glissantes. De prétendues économies d'énergie justifieraient ce saut brutal. C'est sans compter notre rythme biologique. Qu'il n'y ait plus de saison est un choix qui incombe bien à l'humanité. S'il faut attendre six mois pour remettre les pendules à l'heure ce jetlag horloger sonne irréversible. Les saisons deviennent affaire de calcul au lieu de nous apprendre à vivre avec la nature. Le changement d'horaire a le même goût que les poissons carrés. Pendant que j'écris ces lignes je me laisse porter par les ragas jazzy qu'Étienne Brunet a mis en ligne sur Bandcamp. Le temps s'écoule inexorablement sans à-coup. Pourtant dimanche matin les dormeurs penseront avoir gagné une heure. Les machines connectées aux satellites auront seulement bégayé pendant leur sommeil. Elles dictent chaque jour un peu plus nos faits et gestes. Plus besoin de montre ! Le planning est calé. Tout est orchestré. Qu'il est pourtant doux d'oublier le temps ? Et comment jouir de l'espace ? Sans alarmes béquilles, sans garde-chiourme informatique, sans obéir aux choix absurdes d'une technocratie qui compte sur ses doigts ? La question ne se poserait pas si vous n'étiez pas à même de me lire. Le ciel est devenu une vue de l'esprit. Peut-on y deviner encore les ailes d'une chauve-souris en regardant les nuages se faire et se défaire ?

vendredi 17 octobre 2014

Misère du réel et fantaisie visionnaire


Pour vouloir obéir à ce que la morale officielle leur dicte les fictions cinématographiques diffusent le plus souvent des scénarios éculés où les effets de surprise sont rares. Luis Buñuel déjà avait inventé une grille où il pouvait deviner la chute d'après le caractère des principaux personnages. Les blockbusters américains, conçus pour des ados attardés, mettent en scène des super-héros assumant les rêves douteux des populations démissionnaires. Quant au cinéma français il se complaît dans un misérabilisme de bonne conscience où les personnages réfléchissent le quotidien banal de tout un chacun, hélas sans point de vue ni changement d'angle, dans des états stationnaires où la psychologie remplace l'action. Rares sont d'ailleurs les œuvres qui marient ces deux composantes.
Les documentaires obéissent à des règles équivalentes. Effets spéciaux outre-atlantique, misère du réel de notre côté. Les films joyeux semblent réservés au grand public consommateur de fast-food culturel. Les comédies intelligentes sont rares et l'on comprend le choc que procure P'tit Quinquin de Bruno Dumont et les perspectives qu'il ouvre si le succès se vérifie en salles.
Les préjugés sont encore pires du côté des documentaires. La fantaisie est stupidement taxée de légèreté. Il faut qu'un documentaire soit lugubre pour justifier de son statut de réel. De même que la fin du capitalisme semble une utopie à la plupart, le refus du misérabilisme ambiant est considéré comme une vue de bobos (comme si les autres réalisateurs étaient issus du monde ouvrier !). Le rôle prétendument pédagogique des documentaires les enferme dans un classicisme de la forme. La plupart sont des reportages sur des sujets sociaux, mais manquent au statut d'œuvre cinématographique, à savoir une vision d'auteur, à la fois politique et esthétique. La forme et le fond étant indissociables pour parvenir à l'excellence ou à l'originalité du propos, rares sont les films réputés du réel à effleurer cette forme ni ancienne, ni nouvelle, mais que Brecht appelait appropriée.
De même que l'utilisation générale de la musique formate les longs métrages actuels, celle du commentaire écrase les sujets. Les questions que devrait se poser tout réalisateur semblent hélas réglées une fois pour toutes dès lors que la caméra se met en marche. Idem au montage où l'absence flagrante d'imagination donne à la plupart des allures de magazine télé, ce qui est abusivement péjoratif pour les magazines de télévision où pouvaient œuvrer des cinéastes avant que les producteurs ne soient remplacés par des décideurs. Les premiers venaient du cinéma, les seconds ont été formés dans des écoles de commerce. On saisira la nuance et le marasme que cette déviance engendre.
D'autre part le documentaire devenant synonyme du réel, le concept de cinéma-vérité, qui se rapproche aujourd'hui de plus en plus de la télé-réalité, n'autorise pas la liberté d'interprétation du réalisateur, ses partis-pris. Il impose le plus souvent une prétendue objectivité, ou du moins la nécessité d'embrasser tous les points de vue au détriment d'une véritable vision, un point de vue documentaire (voire documenteur, comme le suggérait Agnès Varda !). Or dès lors que la présence d'une caméra est détectée les individus se mettent à jouer devant son objectif, pensant que c'est ce qui est attendu d'eux. Certains cinéastes résistent à cette mouvance fade en revendiquant l'héritage de Flaherty qui mettait en scène ses personnages. Ainsi, de même que je n'allume plus jamais la télé, je ne peux et ne veux plus regarder de documentaires dont le classicisme de la forme écrase le propos, où la morale s'efface devant les usages. Comme Cocteau disait qu'une œuvre est une morale, les films qui ne peuvent prétendre au statut d'œuvre ne peuvent se targuer de quelque morale que ce soit. Ils ne sont que des produits culturels voire promotionnels, quelle que soit l'idéologie ou les intentions qu'ils sous-tendent et qui les ont engendrés.

Capture-écran : DigDeep de Sonia Cruchon

vendredi 3 octobre 2014

Jacques Thollot : le poète a rendu ses baguettes


Jacques Thollot s'est éteint hier, mais sa lumière est restée allumée. Avant d'être un batteur exceptionnel d'une originalité folle il était compositeur et avant d'être compositeur c'était un poète, avant tout un rêveur. S'il était encore en culottes courtes lorsqu'il commença à accompagner Bud Powell, Chet Baker, Art Farmer, René Thomas, Lee Konitz, Guy Lafitte, Donald Byrd, il avait gardé ce plaisir du jeu qui vient de l'enfance. Certains appellent cette musique du jazz, mais la sienne n'avait pas de nom, mélange insolite d'influences de musique classique et contemporaine, de pop, de sons d'ailleurs, musique des sphères qui s'entrechoquent et se laissent caresser.
Au début le père sévère l'accompagnait dans les boîtes. J'avais joué à cinq ans sur les genoux de Sidney Bechet ; l'année suivante à son enterrement, les baguettes de Jacques, qui en avait dix, rendirent hommage à cette légende de la Nouvelle Orléans qui avait illuminé nos jeunes années. Jacques s'affranchit de Kenny Clarke, qui avait été son maître, pour inventer son propre ballet de petit bois. Bernard Vitet l'engagea dans son orchestre avec Gato Barbieri et Jean-François Jenny-Clark. Don Cherry prit la relève.
On le retrouve ensuite avec Eric Dolphy, Barney Wilen, Sonny Sharrock, Joachim Kühn, Alan Silva, Steve Lacy, Pharoah Sanders, Rolf Kühn, Barre Phillips, Michel Portal... Mais c'est sous nom que Jacques Thollot sort ses albums magiques qui échappent aux qualificatifs : Quand le son devient aigü jeter la girafe à la mer en 1971 (disque culte où il joue aussi du piano, de l'orgue et de l'électronique), Watch Devil Go (1975, avec J.F. Jenny-Clark, François Jeanneau...), Resurgence (1977, avec Beb Guérin, Nana Vasconcelos, Siegfried Kessler, Jeanneau...), Cinq Hops (1978, avec Élise Ross, Jeanneau, Michel Grailler, François Couturier, Jean-Paul Céléa, Chris Hayward), A Winter's Tale (1993, avec Tony Hymas et Jenny-Clark), Tenga Niña (1996, une merveille absolue avec Hymas, Henry Lowther, Noël Akchoté, Claude Tchamitchian) et, avec Sam Rivers, Akchoté, Paul Rogers et Hymas, Configuration. Les disques nato l'accompagneront toute la dernière partie de sa vie...
Hélas l'alcool le mine. Il lui arrive d'annuler un concert à la dernière minute. Pourtant derrière ses fûts il continue de faire chanter ses rythmes. En 2002 nous l'avions interrogé sur son Cours du Temps pour le Journal des Allumés. Pendant l'entretien, au demeurant extraordinaire, Jacques se roulait de gros pétards qu'il fumait tout seul. À la fin j'ai tiré une bouffée du dernier et la suite de ma journée est tombée dans un pli du temps. Lui continuait de rêver. Ses images alimentaient la musique qui réfléchissait à son tour des formes, des couleurs, des mots, évocation d'un monde à part, architecture à quatre dimensions où nous étions de petits bonshommes qui courrions après le temps. Hier il a fini par le rattraper.

Photo © Caroline de Bendern, sa compagne pour qui nous avons une pensée tendre ainsi que pour sa fille Marie qui chantait sur Tenga Niña...

jeudi 31 juillet 2014

Fin de la saison 9, épisode 2905


Comme annoncé en colonne de droite, les vacances se profilent en marge du blog. Nous quittons la Méditerranée pour remonter vers Montpellier avant de regagner les Pyrénées où nous serons loin du réseau, loin du téléphone, loin d'Internet. Les mercredi et samedi, jours de marché à Bagnères-de-Luchon, je ne pourrai pas m'empêcher de descendre squatter l'Office du Tourisme pour relever les mails qui se seront amoncelés par centaines. Le climat sera nettement plus frais.


Avant de quitter La Ciotat nous sommes allés rendre visite à Philippe et Marie dont la maison de famille surplombe la rade de Toulon. Sur le fronton de la bicoque est inscrit 1665, date de la Jeune fille à la perle de Vermeer. Perchée sur l'une des restanques de ce coin encore sauvage, elle m'évoque celle de Peau d'Âne dans le film de Demy. D'en haut nous regardons le paysage urbain qui s'allume le soir avec les ferrys enguirlandés navigant vers la Corse. Le temps semble ralenti.

lundi 14 juillet 2014

Parades


À 4h34 j'ai momentanément résolu mon problème de sommeil. Après avoir allumé ma lampe de chevet je l'ai écrasé avec le doigt. Ensuite j'ai nettoyé la tâche rouge sur le mur blanc. Couverte de petites bosselettes l'aine gauche me démangeait encore, mais je me suis rendormi, rassuré. Le lendemain il était 7h37. Plus besoin d'allumer, il faisait jour et mon coude me grattait terriblement. Je suis allé chercher la tapette à mouches que Christiane avait eu la délicatesse de glisser dans le tiroir de la commode. La veille au soir j'avais raté le culicidae posé sur le clavier de mon ordi. Après ce second crime je me suis demandé si je ne devrais pas acquérir cette arme diabolique qui rallonge mon bras pour surprendre l'animal. Il m'est impossible de dormir en sa présence. Le bzzz qui résonne près de mon oreille provoque en moi une danse de Saint-Gui que seule l'approche du meurtre peut calmer. Si je finis par comprendre que ma respiration asthmatéiforme vrombit comme les ailes de la femelle en pleine parade nuptiale, il n'empêche que mon dioxyde de carbone l'attire redoutablement vers mon AB+. Me concentrant sur les surfaces claires je scrute la moindre tâche noire. Le calme succède à la tempête. La victoire me permettra de me rendormir. Je déteste tuer des bêtes, mais les moustiques qui me tournent autour sont incompatibles avec ma propre existence. Je tente toujours de les éloigner avec un répulsif, mais ils reviennent à la charge lorsque je baisse ma garde. Il paraît que les femelles sont particulièrement sensibles à la chair dont le propriétaire a consommé du fromage ou de la bière !


Michel m'en avait offert un verre après la Parade qui clôturait cette semaine de représentations au Théâtre antique d'Arles et dont il a dessiné l'affiche. La pleine lune éclairait Le Syndicat du Chrome au milieu des ruines. L'hommage à Lucien Clergue avait été particulièrement émouvant. Le souvenir de Bernard refaisait surface brusquement ; déjà un an. Le succès des Nuits des Rencontres de cette année gomme la fatigue qui m'assaille. J'avais choisi pas mal des musiques qui accompagnent les projections, avais traité quantité de fichiers imparfaits, choisi les musiciens qui interviennent en direct, joué le porte-paroles des intermittents et sonorisé l'exposition sur les monuments aux morts... Combien de fois ai-je arpenté les mêmes rues, dévoré les expos, cherché un resto correct, corrigé mes articles avant ou après parution ?


Le dernier son enregistré dans ma chambre d'hôte fut le premier diffusé, il accompagnait la photo de groupe de l'équipe des Rencontres. Reconnaîtrez-vous ces zombies dirigés par Joan Fontcuberta ? Le glissando de cordes menaçant se termine par un coup réverbéré tandis que la prise de vue sort du noir. Suit la sélection des meilleurs moments des douze années de la direction de François Hébel montrant la diversité des spectacles mis en forme par Coïncidence. L'humour y rivalise avec la passion. Sam Stourdzé, nouveau directeur dès la prochaine édition, imprimera à son tour sa marque sur les Rencontres qui nous réserveront d'autres surprises. Quant à moi je n'aspire aujourd'hui qu'à me reposer, si les moustiques me fichent la paix !

mardi 8 avril 2014

Arnaque contre arnaque


Fin 2010 j'avais bien travaillé, ou plus exactement "gagné ma vie" car les artistes savent faire la différence entre travail et salaire (mes activités me prennent en effet 15 heures par jour, mais rares celles qui sont rétribuées !). J'en ai donc profité pour acheter une voiture neuve. Âgée de 25 ans l'Espace est partie direct à la casse. Ainsi après étude appliquée et quarante ans de bonne conduite, tant la presse que les vendeurs automobiles m'ont prescrit ma première voiture au diesel en insistant sur son caractère économique et écologique. Lancé en 2007, le label eco², toujours affiché sur le pare-brise arrière, était censé définir trois critères écologiques en termes de fabrication, d’usage avec les émissions de CO2 et de recyclage.
Dès la prise en main nous eûmes quelques doutes en sentant les émanations de gaz qui s'échappaient à l'allumage. Depuis, le discours écologique s'est inversé. Hier le journal Libération titrait "Sus au diesel" en détaillant les inconvénients meurtriers de cette source d'énergie. Nous qui étions fiers de moins polluer rejoignions la foule des criminels. Comme si les laboratoires découvraient soudainement l'existence des particules fines qui participent à mes crises d'asthme ! L'industrie automobile étant un lobby hyper-puissant prêt à tous les mensonges comme celui du tabac, comment discerner le vrai du faux ?
Les règles de santé s'affinent-elles ou le parc automobile étant arrivé à saturation il est profitable de le changer pour que les usagers soient obligés de racheter une nouvelle voiture ? On va interdire les cheminées à bois et les barbecues, mais on laisse les diverses industries polluer dans les grandes largeurs. On nous a fait le coup plus d'une fois : les ampoules économiques dix fois plus chères que les ordinaires se sont avérées encore plus toxiques, irrecyclables, et pas plus durables, les CD étaient censés être inusables et dynamiques, les ordinateurs deviennent incompatibles à vitesse V, les médicaments se révèlent dangereux lorsque se pointent les génériques sur le marché, etc., sans compter les haros sur la viande, le poisson, les fruits, les légumes selon les époques ! L'intoxication n'est pas seulement dans l'air que nous respirons, elle est aussi dans l'air du temps. Lorsque la population est entièrement équipée d'une machine l'industrie lance aussitôt un nouveau produit, incompatible avec les précédents qu'elle se déclare incapable de réparer. Pour la plupart des matériels les lois européennes fixent à cinq ans l'obligation pour un constructeur de fournir les pièces de rechange ! De qui se moque-t-on ?
Comme l'obsolescence programmée la réglementation de nouvelles normes est affaire de marketing planifié de longue date. Où se situe l'arnaque ? Lorsque l'on m'a vendu mon véhicule au diesel écologique ou lorsque l'on m'intime l'ordre de revenir à l'essence ? Il est à craindre que les deux soient vrais. L'industrie automobile formate nos vies en façonnant nos villes et nos campagnes. Le bitume et le ciment sont les rois du pétrole. La nature dont nous faisions partie disparaît peu à peu. En privilégiant le véhicule individuel et la route à tout autre moyen de locomotion collectif le lobby automobile influe sur nos us et coutumes, sur nos manières de penser et d'être ensemble. On nous interdira le purin d'ortie, de planter des graines d'espèces rares ou de se faire griller un poulet à la broche dans son jardin, pendant que l'on nous fera changer encore combien de fois de polluant pour voyager ? On apprendra bientôt à la une des journaux comment le solaire, l'électricité ou les éoliennes n'ont pas que des avantages... Une seule solution, laisser le plus souvent sa voiture au garage et pour être certain de ne pas aller respirer les émanations toxiques des autres en pédalant dans le brouillard, rester chez soi, et pourquoi pas, s'enfermer dans sa bagnole, car il faut bien trouver un moyen de la rentabiliser en la recyclant...

mardi 31 décembre 2013

Bernard Vitet couve des Allumés


Qu'espérer de mieux après la disparition d'un grand artiste qu'il inspire les vivants? Sur la couverture du Journal des Allumés du Jazz l'illustrateur Thierry Alba a croqué Bernard Vitet un chat sur l'épaule tandis qu'un orchestre de matous l'accompagne avec mélodica à pavillon, shalmaï (bouquet de trompes) et bugle en valise. Rien d'autre le concernant à l'intérieur que la recommandation de notre CD Carton parmi d'autres alléchants albums se rapportant aux articles de ce n°32... Le trompettiste influença des générations de musiciens, il inventa quantité d'instruments originaux ou de manières de dévoyer les usages, fabriqua un système d'étoiles modales à transpositions limitées, réfléchit l'univers en contemplant une simple boîte d'allumettes (sic) et composa des mélodies merveilleuses qu'il harmonisait à l'ancienne devant son piano avec papier, gomme et crayon. Dans les années 1990 il m'arrivait de rentrer les notes sous sa dictée pour ensuite les orchestrer avec des machines toujours plus performantes. Elles le fascinaient tant que je me battais aussi pour engager de véritables instrumentistes dont il se méfiait. S'il adorait les chats il ne toucha jamais une souris. Trente-sept ans de compagnonnage quasi quotidien, c'est plus de temps que je n'ai passé avec personne. Les trois dernières furent douloureuses. Pas un jour sans penser à lui.

La phrase écrite en une n'est pas son meilleur aphorisme (ils auraient pu m'appeler, je les collectionne). Heureusement, en tournant les 28 grandes pages mises ensemble par Valérie Crinière, vous découvrirez les Roms et la vocation de Patrick Williams, les évocations du guitariste auteur-compositeur Marcel Kanche, le Cours du Temps de la contrebassiste Hélène Labarrière, les pensées du guitariste Olivier Benoît, la rencontre de Bruno Tocanne avec Yves Dorison et des collégiens de Lyon, les poèmes de Billy Collins et Yusef Komunyakaa, les colères de Pablo Cueco sur la Fnac et celles de Dexter Sacco (reconnaissable sous son pseudo libertaire ;-) sur la détérioration de l'écoute, les considérations du disquaire de Poitiers, Les Mondes du Disque, les comparaisons de Jean-Louis Wiart entre la peintre Fabienne Verdier et la maladie de Keith Jarrett, la nouvelle kafkaïenne d'Étienne Brunet, les photos de Guy Le Querrec, Sergine Laloux, François Corneloup, Jeff Humbert, Olivier Longuet et Cécile Salle (ci-dessus), les illustrations de Stéphane Cattaneo, Efix, Faujour, Nathalie Ferlut, Sylvie Fontaine, James, Julien Mariolle, Boris Mirroir, Ouin, Pic, Jeanne Puchol, Gabriel Rebufello, Rocco, Andy Singer et Zou... J'en oublie forcément.

Pour la musique on pourra choisir entre l'une des quatre webradios du site, et si cela ne vous suffisait pas Brunet a mis tous ses disques en écoute gratuite sur son site comme celui du Drame offre 50 albums inédits, une radio aléatoire de 104 heures, 720 pièces sur 45 ans d'archives et 11 nouveaux albums mis en ligne cette année ! Et la presse spécialisée continuant d'ignorer le travail des artistes qui ont choisi la Toile pour s'exprimer librement et partageant leurs ?uvres avec le plus grand nombre...

vendredi 11 octobre 2013

Analyse au fil d'1/2


Francis Gorgé a retrouvé un dessin qu'il avait fait de notre trio avec Bernard Vitet. Nous étions au début des années 80. Un fil magique reliait Un Drame Musical Instantané. Si le cordon ombilical alimentait la guitare de Francis en sauteur façon Pete Townsend il passait par une oreille de Bernard et ressortait par l'autre tandis que j'y faisais le funambule. Mon corps abritait mille et un mots, la carapace de Bernard le laissait allumer une énième Bastos. La forêt de sapins rappelait la FranSuisse, le scarabée l'animal adoré, le téléphone une fâcheuse manie, et le public rêvé à la mode Hetzel d'applaudir nos facéties improvisées !
Nous avions tôt compris qu'il fallait accompagner nos inventions musicales de tout un matériel graphique qui, au moins, attire l'attention. Les journalistes qui ne comprenaient pas grand chose à notre travail nous faisaient toujours des compliments sur nos pochettes de disques. Dans les années 70 seule la pop avait saisi l'importance de l'adéquation entre la musique et le visuel qui l'habillait. La Fnac, avant de devenir le fossoyeur de la culture, nous offrait ses vitrines intérieures de 122x78cm lorsque nous proposions une création plastique réalisée par les décorateurs avec qui nous travaillions, comme Raymond Sarti ou Marc Boisseau. Kind Lieder, Sous les mers ou L'homme à la caméra sont restés affichés jusqu'à un an, une chose incroyable aujourd'hui. Sur scène c'était la même chose. Bernard disait que nous proposions toujours une image et qu'il fallait donc la contrôler. Son look était impeccable, la cigarette coincée entre l'annulaire et l'auriculaire pendant qu'il appuyait sur ses pistons, lunettes noires ou monocle, bottes cirées.
En octobre 1977 Francis avait réalisé pour Libération une petite bande dessinée qui annonçait notre résidence de trois semaines à La Vieille Grille. Il nous avait campé en Pieds Nickelés à qui nous ressemblions étonnamment. Bernard était évidemment Ribouldingue, Francis Croquignol et moi Filochard. Je vais fouiller dans les archives pour la retrouver. J'y ai mis le nez après qu'une étudiante de Toulouse ait émis le désir de remonter L'homme à la caméra avec la partition que nous avions composée pour grand orchestre. Nous jouions à Paris tous les jours enchaînant le Riverbop, le Théâtre Mouffetard, la Maison de la Radio, le Musée d'Art Moderne, etc. Il y avait évidemment dix fois moins de musiciens et dix fois plus de lieux où jouer ! Tout était plus facile, il y avait une vraie curiosité pour des expériences originales. Le formatage est venue ensuite, lorsque les décideurs, avec l'âge, sont devenus cyniques ou qu'ils ont été remplacés par des personnes formées dans des écoles de commerce. On voit bien le résultat dans les majors ou à la télévision. Heureusement une époque effervescente semble renaître, mais les conditions économiques sont nettement moins favorables.

mercredi 9 octobre 2013

Miaulique


Sacha Gattino, avec qui je termine le design sonore de l'exposition Le Gameplay s'exhibe qui ouvrira ses portes le 22 octobre à La Cité des Sciences et de l'Industrie et dont le site perso révèle quantité d'informations et de liens précieux sur le son et les instruments de musique inhabituels, me suggère de commander Miaulique, un livre sur les musiques de chats accompagné d'un précieux CD.
Je possédais déjà Le mystère des chats peintres publié chez Taschen, acquis sur les conseils d'un autre ami de la gente féline, Jean-Pierre Mabille. J'imagine qu'ils avaient respectivement partagé leurs studieuses lectures avec Cache-cache et Poussière comme je le fais moi-même avec Scotch à qui je lis régulièrement l'Histoire féline de Cocteau sans que cela lui fasse ni chaud, ni froid. Ne serait-il pas concerné par les titres de noblesse ? Chez déjà chat !
Miaulique, le livre rédigé par Jean-Claude Lebensztejn (Le Passage) est illustré de fabuleuses peintures et estampes où se reconnaissent, entre autres, Téniers, Jan Brueghel, Watteau, Grandville, Halsman, et autant d'orchestres où figurent des chats. S'intéressant à la musique féline en littérature comme dans les arts, l'auteur cite Mme d'Aulnoy et les frères Grimm, Hoffmann, Champfleury et Paradis de Moncrif ! La comparaison du miaulement avec la dissonance est injuste (à moins que l'injustice s'exerce envers la dissonance !) et les malheurs qu'on leur a fait subir dans les foires et sur les terrains vagues sont évidemment atroces et débiles. C'est joué avec le Diable. Je sais, Nicolas, nous avons fait tourner des chats par la queue comme des rhombes une nuit de grand vent, mais ce n'était qu'en rêve ! Le passage à l'acte est une ligne jaune que l'on ne franchit pas, même sur des pattes de velours. J'ai souvent enregistré ou mimé des chats dans mes créations et pour Crasse-Tignasse je chantais "Miaou Miaou Mi, Miaou Miaou Miac" sur les cendres de Pauline et les allumettes.
Si vous trouverez quelques partitions, j'ai un petit faible pour le CD accompagnant cette "fantaisie chromatique". D'Adriano Banchieri (1608) à Paul Whiteman (1928) le Concert miaulique est un ravissement. Un duo de Leonardo da Vinci, le duo des chats de Rossini qui n'est pas de lui mais de l'Anglais Robert Lucas de Pearsall dit G. Berthold, l'autre duo miaulé de Ravel dans L'enfant et les sortilèges, une Berceuse de Stravinsky, Felix The Cat de Whiteman avec Bix Beiderbecke et Franky Trumbauer, un Capriccio de Farina, Kitten on the Keys de Zez Confrey... Un très joli cadeau pour quiconque pense qu'une maison sans chat est comme un violon sans âme !

mercredi 25 septembre 2013

Lindsay Cooper, compositrice et bassoniste


Lindsay Cooper s'est éteinte le 18 septembre. Je l'avais découverte au Théâtre des Champs Élysées en 1975 avec Henry Cow et Robert Wyatt. Corinne Léonet me l'avait présentée en 1994 lorsque nous avons réalisé le disque Sarajevo Suite. Lors des séances à Londres, Lindsay semblait fragile. Elle n'avait pas encore révélé la sclérose en plaques qui allait l'affecter terriblement. Elle avait choisi Nightmare comme poème d'Abdulah Sidran à mettre en musique et demandé à Phil Minton de le chanter avec Dean Brodrick aux claviers et Brian Abrahams à la batterie. Il lui manquait un percussionniste au marimba et surtout un joueur d'ondes Martenot. Je lui avais proposé Gérard Siracusa et Thomas Bloch. Nous avons enregistré ce cauchemar au studio The Premises. Lindsay jouait évidemment du basson, elle interprétait également le rôle de la mère et tenait le synthétiseur. Elle avait enregistré la voix d'Ademir Kenovic sur son répondeur. Cette pièce magnifique fut rééditée sur son dernier album, A View From The Bridge, et sur un disque de Thomas, et lorsqu'elle fut créée au Cargo à Grenoble le 30 novembre 1994 dans le spectacle que j'avais mis en scène pour les 38e Rugissants, l'orchestre la développa merveilleusement en improvisant. Gérard était cette fois à la batterie et Thomas avait apporté en plus son cristal Baschet.


Son quintet succédait à la projection du Sniper et clôturait en beauté cette longue soirée. Je garde un souvenir ému de notre collaboration. Nous la savions malade. Les nouvelles alarmantes nous étaient parvenues plus d'une fois. Lindsay était une musicienne exigeante et tendre à la fois, elle pratiquait un instrument rare et contribua à donner au basson des perspectives contemporaines qui ouvriront la voie à de nouvelles expériences.

jeudi 19 septembre 2013

Au chevet de l'Europe


Prenez votre courage à deux mains, un marathon nous attend. Une amie octogénaire devait se faire opérer à l'Hôpital Ambroise Paré de Marseille, mais jumelé avec l'Hôpital Paul-Desbief, les deux sont remplacés par l'Hôpital Européen, un établissement privé qui serait en voie de cotation boursière. Avis donc aux spéculateurs de tout poil !

Notre amie appelle pour prendre rendez-vous, tapez 1, musique, tapez 1, sique, tapez 3, etc. , le standard est saturé, impossible de joindre le nouvel hôpital. Bien qu'elle soit handicapée avec son pacemaker, elle se résout à traverser la ville pour qu'en définitive on lui remette un simple questionnaire médical. Rentrée chez elle, elle épluche la page 1, la 2, la 3, tiens ça saute directement à la page 5 ! Il manque une page. Le lendemain elle reprend le chemin du métro. On lui donne un nouveau questionnaire avec, cette fois, le fascicule de conseils, ça peut toujours servir !

Convoquée un dimanche entre 15h20 et 15h30 en vue d'une opération sévère, c'est qu'elle est anxieuse et cardiaque, l'un peut expliquer l'autre, elle monte à l'accueil situé au quatrième étage. En l'absence de ticket d'arrivée numéroté, c'est la foire d'empoigne : il n'y a qu'une seule personne au guichet pour deux salles d'attente bondées et une quarantaine de personnes débordant dans le hall. Le personnel est dévoué, mais pas assez nombreux. Une infirmière explique qu'elle fait 8h-20h, soit douze heures d'affilée sans aucune pause ! Arrivée en avance, anxieuse de la précision de la convocation, notre amie est enfin reçue à 17h. Comme c'est le bordel intégral elle se fait engueuler par des patients qui pensent qu'elle grille la queue. La tension est extrême.

On lui explique que l'hôpital étant non conventionné sa mutuelle couvrira néanmoins le complément pour une chambre simple. Comme les chambres ont deux lits on lui facture donc le double puisqu'elle y sera seule ! 80 euros, mais pour ce prix-là vous n'avez pas vue sur la mer. Les prix sont variables selon les prestations. Pas de téléphone branché et le portable ne passe pas, c'est pratique. Sa feuille de soins précise qu'elle ne doit manger ni crudités ni laitage, on lui sert donc une quiche aux poireaux, du fromage blanc et une salade verte ! On lui explique que l'anesthésiste qui la réveillera ne sera pas le même que celui qu'elle a rencontré...

Son opération est prévue le lendemain à 8h au bloc. On vient la chercher à 10h. Le temps passe. Vers 14h, direction la salle de réveil. Cela ne veut pas dire que ce soit terminé, pas du tout, ils vont pouvoir commencer. Il est prévu qu'elle soit sortie d'opération à 17h30, ses amis attendent le chirurgien qui se pointe à 19h30. Comme il était prévu qu'elle soit opérée tôt le matin, qu'elle ne répond pas au téléphone et qu'ils n'ont pu avoir aucune information ils sont persuadés que cela a mal tourné et qu'elle est morte à cette heure-là ! Mais non, tout s'est bien passé. Je dois être mauvaise langue. On peut pourtant s'attendre à tout. Une amie médecin avait trouvé plus prudent d'écrire directement au feutre sur sa peau "Ceci n'est pas la hanche à opérer" et sur l'autre "C'est la hanche à opérer". On ne sait jamais.

Enfin, ce n'est pas terminé. Un ami qui l'attend décide de retourner à sa voiture. Les couloirs semblent longs de 200 mètres. Il faut descendre au rez-de-chaussée. Il appuie sur le 0 de l'ascenseur, les portes se ferment, la cabine ne bouge pas. Il insiste. Une information s'allume : "appel désactivé". Il tente d'appuyer sur 2e étage ! Rien. Il ne reste plus que l'alarme, mais ça la fiche mal dans un hôpital. Appuyons sans forcer. Rien. Personne. Il insiste de plus en plus. Vraiment personne ? Bloqué, il tente le 1, le 2, le 3, le 4. "Appel désactivé" s'affiche chaque fois. Enfin quelqu'un répond pour lui poser des questions préalables d'une urgence extrême : votre nom ? Votre numéro de portable ? À 81 ans cela n'a rien d'extraordinaire de ne pas s'en souvenir. Il attend patiemment le technicien. Tout à coup les lumières s'éteignent. Dans l'obscurité totale il finit par s'asseoir par terre. Au bout de 45 minutes la porte s'ouvre enfin. C'est le neveu de notre amie qui vient d'appeler l'ascenseur : "Mais tu es encore là ?" Explications rapides... Ils prennent évidemment un autre ascenseur et appuient sur le 0 : "appel désactivé". Notre ami exténué a le temps de crier : "Sors vite !" Les voilà tous les deux dans l'escalier de service. Labyrinthe de couloirs et de salles désertes. Ils croisent enfin quelqu'un. C'est un très vieux monsieur qui s'est perdu. Plus loin des membres de l'hôpital : le personnel ne sait pas où est la sortie !? Nos deux héros finiront tout de même par la trouver. Il ne faudrait pas que j'abuse de votre patience, ça commence à être long !

Comme j'ai l'habitude de vérifier mes sources je googlise l'Hôpital Européen, ce complexe de 600 lits, pour avoir la surprise de trouver aucun site web sous les liens indiqués. C'est incroyable, mais leur site est en panne ou n'est pas terminé. Je vous laisse conclure.

lundi 2 septembre 2013

Puissance de feu américaine


Gérard Terronès m'ayant signalé un article de Jazz Magazine sur la mort de Bernard Vitet j'ai pédalé jusqu'au marchand de journaux pour acheter le numéro de septembre. Philippe Carles y évoque Un autre virtuose en le comparant à Miles Davis, son modèle, et Chet Baker avec qui il joua six mois à deux trompettes, certains affirmant que Chet modifia son style après cette collaboration. Les trois quarts de l'article font référence au premier quart de la carrière de mon camarade, chacun contant l'histoire selon la sienne propre, et Carles relate son siècle avec toujours autant de classe que de sincérité.

Comme j'ai plusieurs fois attaqué cette revue pour sa préférence à enfoncer les portes ouvertes par l'armée américaine plutôt qu'à défendre la jeune génération des artistes hexagonaux, je me suis plongé dans sa lecture studieuse et constaté qu'en effet les 10 pages consacrées aux Français font difficilement le poids contre les 60 des anglo-saxons. N'ayant pas tenu compte de la publicité je n'en ai pas moins fait le rapport avec le contenu rédactionnel, mais aucune publication ne peut résister aux pressions de ses annonceurs, d'où l'importance des médias qui s'en passent comme Médiapart, ou dans le secteur abordé aujourd'hui Le Journal des Allumés du Jazz.

Le dossier sur John Zorn qui fait la couverture et occupe à lui seul 32 pages est particulièrement bien fait. On sait la difficulté à convaincre le New Yorkais à se livrer en interview. Contournant l'obstacle, David Cristol interroge le guitariste Marc Ribot et quelques autres musiciens, tandis que Stéphane Ollivier recueille le témoignage du producteur Jean Rochard, l'un des premiers à avoir mis le pied à l'étrier au compositeur-saxophoniste ; il demande aussi au jeune Antonin-Tri Hoang de commenter le jeu du souffleur sur quatre disques choisis. Pascal Rozat qui supervise l'ensemble, secondé par ces deux-là plus Lionel Eskenazi, classe l'œuvre en dix sections regroupant les albums majeurs de l'imposante discographie : Impro (pas si) libre / Zornifications / Cinéma à la carte / Naked City : Peur sur la ville / Cris d'orfèvres / Radically Jewish / Easy Zorning / Initiations rituelles / Contemporain / Les inclassables. Il faudrait ajouter le concert de louanges qui accompagne ce dossier sans aucune distance critique, car si les chefs d'œuvre abondent, il y a tout de même un paquet de ratages et de roueries opportunistes.

L'équivalent européen de Zorn est inimaginable tant l'investissement financier est disproportionné. Entendre qu'il est difficile de lutter contre la force de frappe des banques et des fondations politiquement insidieuses qui soutiennent tant son travail de créateur que de producteur (Tzadik). Ici comme ailleurs, les institutions étatsuniennes savent que l'art est un pied dans la porte à l'exportation et que l'industrie culturelle est l'avant-garde de leur impérialisme. La promotion de la moindre de ses marges est un pion essentiel dans le jeu de go que livrent les États-Unis avec le reste du monde. Que les journalistes de notre pays ne tempèrent pas ce déséquilibre économique est de l'ordre de la collaboration. Raison pour laquelle je mettais récemment en valeur Les Affranchis, des dizaines de jeunes artistes locaux qui, pour certains à talent égal avec les meilleurs Américains, n'auront jamais les moyens de promouvoir leur travail et donc ceux de créer des œuvres à la mesure de leur ambition. Une œuvre comme celle de John Zorn est impensable en dehors des USA car pour s'épanouir elle nécessite d'une part des financements importants et d'autre part une communication cohérente, communication que leur offrent, le plus souvent gracieusement, les médias étrangers fascinés par le modèle d'outre-atlantique. Ceci est valable pour la musique, le cinéma, la littérature, les arts plastiques, etc. Sans la collaboration servile ou aveugle d'une partie d'entre nous cette inégalité des chances se perpétuera à moins que la résistance solidaire s'organise et remette les envahisseurs à leur place, soit un partage qui n'exclut personne, mais revalorise tous les terroirs sans exclusivité ni favoritisme exacerbé. Et que l'on ne s'y trompe pas, j'apprécie les artistes étatsuniens comme les autres.

Le reste de Jazz Magazine évoque, entre autres, la triste disparition de deux autres musiciens que j'ai beaucoup applaudis, George Duke et Alain Gibert, et la tournée de l'ONJ au Maroc (concert unique le 28 septembre à l'IMA). Il y a de belles photos, de grands écarts chronologiques dans les disques chroniqués et des annonces de concerts tels celui qui rendra hommage à Bernard Vitet le 16 septembre à La Java.

mardi 16 juillet 2013

Philippe Gordiani, conducteur d'électricité


Si le rock est un enfant du jazz, les jazzmen semblent aujourd'hui de plus en plus s'inspirer du rock.
Après les douceurs de Charlie Christian, la guitare électrique acquit ses lettres de noblesse dans les délires psychédéliques des années 60. Les rockers s'en étaient saisis, mais il aura fallu un Jimi Hendrix pour lui faire véritablement rendre son jus. Il connaissait l'histoire pour l'avoir récitée dès ses premières années dans des groupes de rhythm & blues. Les doigts dans la prise, continu ou alternatif, le courant ne s'est plus jamais tari, électrocutant la planète qui recracha sa rage de vivre à la figure du vieux monde. Plus tard l'électronique tentera de le renverser, mais le geste instrumental lui fera toujours défaut. C'est par l'improvisation que le joint se fera entre ces faux frères ennemis. Les grands guitaristes du rock savent ce qu'ils doivent au jazz, une liberté qui fait éclater le format chanson pour privilégier les instrumentaux flamboyants. Le va-et-vient éclaire tous les espoirs. C'est un peu vite résumé, mais on n'a pas que cela à faire. L'été rallume les feux. Le conteur s'emballe. Les fusibles sautent comme des pois mexicains. La pochette du nouveau Lynch est explicite.
21 est le nouvel album de Philippe Gordiani à paraître en septembre sur le label collectif Coax. S'il vient du rock le plus inventif, celui de Frank Zappa, Hendrix, Soft Machine ou King Crimson, le guitariste a trouvé plus souvent des compères dans le milieu du jazz. C'est pratiquement le lot de tous les musiciens qui veulent s'affranchir des raideurs structurelles pour retrouver la liberté de la conversation. S'il apprit à dialoguer à bâtons rompus il est aussi fortement influencé par la scène new-yorkaise et par les minimalistes. Nombreux jeunes musiciens se prennent actuellement d'affection pour les répétitions de dervishes tourneurs de Terry Riley ou Steve Reich, et la nouvelle génération américaine, à l'instar de l'ensemble Bang on a Can, a su intégrer les guitares électriques à leurs compositions. Accompagné par un second excellent guitariste, Julien Desprez, et par le batteur Emmanuel Scarpa, Gordiani marie les distorsions de base à l'acidité d'autres cordes, toutes soutenues par un martèlement qui les pousse de temps en temps à certaines euphories paroxystiques. 21 pour 2 guitares et 1 batterie, 21 comme une ancienne majorité visée par les éternels adolescents que seront toujours les musiciens de rock, 21 comme ce siècle qui marche à reculons, 21 c'est renverser "1, 2..." pour commencer une nouvelle vie par la fin. Les parasites des pédales d'effets viennent s'ajouter à la rigueur des morceaux, du 220 volts à la découpe, un power trio sans les basses, mais avec les références tordues que l'instrument et la musique exigent...

jeudi 30 mai 2013

Saint Joseph charpentier (Georges De La Tour)


Pierre Oscar Lévy jouait le rôle de Saint Joseph charpentier dans le tableau de Georges de La Tour, soufflant comme un bœuf face à l'enfant interprété quelques jours plus tôt par Sonia Cruchon (bon anniversaire, Sonia !). Pour les bruitages, il plia sa ceinture pour imiter le bruit des semelles, mouilla la mèche de la bougie avant de l'allumer et fit un trou avec une vrille dans mon tambour de bois. Tout est très délicat, les souffles sont proches du silence.

De La Tour m'est cher, un peu trop si je me souviens de la correspondance avec le musée Paul Getty à Los Angeles lorsqu'en 1981 nous avions voulu illustrer la pochette du disque À travail égal salaire égal avec la Rixe de musiciens. Bernard Vitet avait auparavant suggéré ce tableau pour un album du Unit mais Michel Portal avait refusé la proposition, trouvant probablement que la scène était trop proche de ce que le Unit vivait alors et qui allait le pousser à l'éclatement. Quelques années plus tard, cela ne pouvait par contre qu'enchanter Francis Gorgé et moi qui trouvâmes que cela collait parfaitement avec notre propos, critique que nous avions entamée avec la constitution de notre grand orchestre composé de 16 musiciens.


Scénario et réalisation - Pierre Oscar Lévy
Direction artistique - Jean-Jacques Birgé
Partition sonore - Jean-Jacques Birgé, avec la participation de Pierre Oscar Lévy et Sonia Cruchon
Assistante - Sonia Cruchon
Conseil historique - Luis Belhaouari
Post-production - Snarx-Fx
Production déléguée - Dominique Playoust, Pixo Facto
Droits photo © RMN / Gérard Blot
À l'origine, le film produit par Samsung Electronics France fut conçu pour être joué en boucle dans le cadre de "Révélations, une odyssée numérique dans la peinture".
Exposé au Petit Palais en septembre-octobre 2010.

samedi 4 mai 2013

‪Les ambassadeurs (Hans Holbein)‬


Aujourd'hui j'ai choisi Les ambassadeurs d'Holbein Le Jeune en référence à la manifestation de demain dimanche. S'installer dans un rôle quasi immuable, au service de l'État, exige une honnêteté que le pouvoir érode avec le temps. Les mandats ne devraient pas être reconductibles et les élus (ou tirés au sort, c'est à débattre) devraient avoir des comptes à rendre à la population, qu'elle puisse juger si les promesses ont été tenues. Cette sanction freinerait peut-être les ardeurs de certains lobbyistes qui ne craignent pas les conflits d'intérêt.

J'avais livré mes notes sur l'enregistrement de la musique sans hélas pouvoir montrer le film. Je crois que c'est un des préférés de Pierre Oscar Lévy, peut-être pour son idée de regarder le tableau sur la tranche par un mouvement en 3D, quatre minutes après le début. Car, "pour voir le crâne et l’identifier comme tel, celui qui regarde doit se placer sur la gauche du tableau, plus bas que son cadre, quelque chose comme à genoux de côté". Si le visiteur s'agenouillait au pied du petit crucifix il verrait le Christ regarder "la configuration obscène…" Les deux crapules s'effacent devant le Christ en relief que trop de reproductions recadrent honteusement tandis que le crâne d'Holbein retrouve son inéluctabilité biologique.

Je me demandais si toute œuvre n'est pas une anamorphose. Entendre que nos motivations et les moyens pour les atteindre relèvent d'un mystère plus grand que notre prétention à maîtriser notre art, même en prenant la clef des chants les plus désespérés. De là à tordre notre fiction pour faire apparaître le réel enfoui sous des couches de savoir ou de savoir faire il n'y a pas loin. J'imagine que l'inconscient guide notre main comme un mille-feuilles hypnotise le gourmand. Voyez-y pour preuve le synchronisme accidentel que nos rêves les plus fous n'auraient jamais osé invoquer.


"En m'endormant je savais qu'un truc ne collait pas. J'avais prévu de sonoriser Les Ambassadeurs d'Holbein avec un solo de trompette à anche, instrument inventé dans les années 60 par Bernard Vitet qui utilisait un bec de saxophone sopranino sur sa trompette en si bémol aigu. Aussi, dès 1976, lorsque nous avons commencé à jouer ensemble, j'ai adapté le bec de mon alto à ma trompette de poche. Quelque chose me chagrinait. Je pensais qu'il manquait une ambiance derrière les phrases entrecoupées de silence, mais le problème venait du fait qu'ils étaient deux, ces brigands ! Dans mon sommeil, j'ai imaginé inviter un autre musicien à jouer en duo, mais aucun instrument ne me convenait. Je me suis demandé comment j'aurais fait si Pierre Oscar ne m'avait pas dit qu'il n'aimait que les instruments acoustiques. D'un coup, la musique a résonné dans ma tête, le timbre du rythme cardiaque, les souffles du Christ derrière le rideau, le Waldorf MicroWave XT que je n'avais pas allumé depuis des lustres... J'ai filtré les graves et rosi le bruit blanc, mais je n'étais pas au bout de mes peines. J'ai commencé par enregistrer tous les instruments ensemble, parce que j'aime que la musique sonne comme on respire. À 8 heures du matin, j'avais quatre excellentes prises dans la boîte. Manque de chance, je ne devais pas être tout à fait réveillé, les sons synthétiques étaient trop bas dans le mixage. Tout reprendre. Je les ai enregistrés seuls et j'ai recommencé à souffler par dessus, en faisant du bruit avec les clefs, en respirant, j'ai même poussé un gémissement sur le crucifix. Entre temps j'avais suffisamment répété en regardant le film pour en connaître toutes les subtiles articulations et me souvenir de l'analyse que Luis en avait faite. La première prise était la bonne ; juste remplacer la dernière phrase par une seconde. Tout est calé à l'image près, naturellement. Le son de la trompette à anche ressemble à celui d'une clarinette basse. Dominique compare mon solo à Roland Kirk sans connaître mon attachement au saxophoniste aveugle. Je pensais à quelque chose de grave, à la mort dont les signes sont partout cachés dans le tableau jusqu'au célèbre crâne anamorphosé. J'ai trouvé un moyen de boucler mes 4'51" et j'ai envoyé le fichier son. La tension était telle dans le studio que j'en avais encore la tremblote. Le soir, Pierre Oscar me dit qu'avec la musique on dirait du Scorsese. Les Ambassadeurs ont l'air de deux crapules. La vanité est devenu un film noir."

Scénario et réalisation - Pierre Oscar Lévy
Direction artistique et musique - Jean-Jacques Birgé
Lutherie - Bernard Vitet
Assistante - Sonia Cruchon
Conseil historique - Luis Belhaouari
Post-production - Snarx-Fx
Production déléguée - Dominique Playoust, Pixo Facto
Droits photo © The National Gallery, Londres, dist. RMN
À l'origine, le film produit par Samsung Electronics France fut conçu pour être joué en boucle dans le cadre de "Révélations, une odyssée numérique dans la peinture".
Exposé au Petit Palais en septembre-octobre 2010.

lundi 29 avril 2013

Winshluss décape au Musée des Arts Décos


Donner le sous-titre d'Un monde merveilleux à l'exposition consacrée au dessinateur de bande dessinée Winshluss par le Musée des Arts Décoratifs à Paris est évidemment un euphémisme. En interprétant les contes pour enfants de la manière la plus critique l'artiste revisite ses classiques comme Spike Jones le faisait en musique. Rien de pervers dans cette cruauté sarcastique, car ces histoires terribles n'ont jamais eu d'autre objectif que de préparer les gosses au monde qui les attend, autrement plus violent que les élucubrations hilarantes de Winshluss. Celui-ci remet simplement les pendules à l'heure, déréglées par l'angélisme puritain américain dont Walt Disney est le dieu. Qu'il aime le monde dans lequel il a grandi ne l'empêche pas d'en souligner ses horreurs et son absurdité suicidaire. Winshluss le réalise avec un talent exceptionnel, variant ses interventions selon les projets, de la bédé Pinocchio (Fauve d'Or du meilleur album au Festival d'Angoulême 2008), déjà chroniqué dans cette colonne, à ses remarquables films d'animation, sculptures, installations, sans oublier les films Persepolis (Prix du Jury du Festival de Cannes, Césars du meilleur premier film et de la meilleure adaptation) et Poulet aux Prunes, tous deux réalisés avec Marjane Satrapi sous son véritable nom, Vincent Paronnaud !


Pour l'exposition Winshluss, un monde merveilleux, présentée dans la Galerie des Jouets du Musée des Arts Décoratifs jusqu'au 10 novembre 2013 par son audacieuse commissaire Dorothée Charles, l'artiste a imaginé quatre grandes vitrines dont les grands magasins feraient bien de s'inspirer pour le prochain Noël afin de rompre avec l'ennui qu'ils déversent désormais. Dans la première, Barbapatomique, une pieuvre rose proche de The Host s'attaque aux petits soldats de son enfance. Et de citer Umberto Eco : « Tu te libéreras de tes rages, de tout ce que tu réprimes en toi, et tu seras prêt à accueillir d’autres messages, qui n’ont pour objet ni mort, ni destruction. » Le jeu guerrier pourrait donc n’être que simulacre et exutoire nécessaires. La seconde passe à la moulinette sept contes de Perrault, Andersen et des frères Grimm, dioramas aux plans superposés et joliment éclairés révélant la cruauté à conjurer de ces histoires monstrueuses que l'on raconte aux enfants pour qu'ils s'endorment ! Après la salle des petits écrans où sont montrés de formidables films d'animation, Il y a 5000 ans disparaissaient les dinosaures est une allégorie amusante mettant en scène les exclus de toute société avec son Arche de Noé affichant complet. La dernière vitrine est la plus méchante avec ses poisons de consommation courante exposés en rayonnages, raviolis au cyanure (spécial crise), foie gras de chômeur (élevé en HLM, nourri à la bière et aux pâtes), Minou Minou (aliment pour chat difficile contenant une famille entière de souris), Subutex Mex, saucisse de hamster, etc.
Malgré cette vision éminemment corrosive et "politiquement incorrecte" le rêve ne perd pas une once de son pouvoir. Pour une fois, retomber en enfance ne trahit pas sa réalité complexe. Quiconque a joué un jour avec des allumettes reconnaîtra dans la propre effigie de Winshluss transpirant dans les flammes que jouer n'est pas souffler, mais brûler, brûler le carcan que la société impose pour être capable de grandir et penser par soi-même. Quel soulagement de découvrir une œuvre humoristique qui fait la part belle à l'intelligence et explose de couleurs et de formes. En sortant de l'expo, Françoise suggère que c'est à des gens comme Winshluss que le Front de Gauche devrait s'adresser pour renouveler les images de la résistance !

mercredi 6 mars 2013

L'île roumaine du Balanescu Quartet


Alexander B?l?nescu n'inonde pas le marché de son quatuor comme le Kronos, mais chaque album est une jolie surprise. Après un passage de quatre ans au sein du Quatuor Arditti le violoniste s'était fait connaître avec Possessed pour lequel il avait arrangé pour quatuor à cordes les tubes du groupe électronique allemand Kraftwerk et avec le superbe Luminitza qui marquait son retour dans son pays après les années Ceauce?cu. Suivirent de remarquables interprétations de Michael Nyman, David Byrne, Robert Moran, John Lurie, Michael Torke, Kevin Volans, Gavin Bryars, etc., de nombreuses collaborations avec le cinéma dont celles avec Phil Mulloy, et trois albums du Quatuor composés par le violoniste. Le plus récent est un duo entre la chanteuse-comédienne Ada Milea et B?l?nescu à la tête de son quatuor à cordes augmenté d'un percussionniste. The Island est une adaptation humoristique de l'histoire de Robinson Crusoé où l'orchestre, toujours aussi lyrique, dessine le décor et l'action face aux dialogues absurdes joués en anglais avec un accent roumain à couper au couteau. On se laisse porter jusqu'à leur île, quitte à attendre le prochain navire...


En 1994, le Quatuor B?l?nescu avait enregistré Sniper Allée, une pièce que j'avais composée avec Bernard Vitet pour le CD Sarajevo Suite et dont j'ai récemment retrouvé un enregistrement vidéo réalisé au Cargo à Grenoble pour les 38e Rugissants.

mardi 5 mars 2013

Zappeurs-Pompiers 2 (1989)


Comme un condensé de mouvements passés à la moulinette des mots, le programme annonçait : "Dans les quartiers d'isolement toutes les chaînes se valent. Le nombre passe l'uniforme, plus y en a moins y en a. La télécommande brûle les doigts, on finit par zapper sa vie et celle des autres. Et puis on allume la musique, pour que ça glisse. En couleurs. Quand l'objectif est un miroir l'arroseur arrosé s'écrit sur le noir du ciel avec un micro de lumière. Vertige du direct. Les pirates hachent le programme qui rend son jus. Plein feu, salut."
Zappeurs-Pompiers 2 faisait évidemment suite à un numéro 1 qui s'était improvisé avec la chorégraphe Lulla Card (aujourd'hui Lulla Chourlin) et le comédien Éric Houzelot. Le 12 juin 1989 le second volet est créé pour l'ouverture des 38e Rugissants au Cargo à Grenoble. Lulla Card danse une paluche à la main, Guy Pannequin (des Macloma) fait le clown et Un Drame Musical Instantané signe musique et zapping en direct sur grand écran à cette époque des tout débuts de la télévision par satellite.


Zappeurs-Pompiers 2 était un spectacle sur la télévision, un spectacle dont la règle d'or était le direct. Il prétendait répondre à l'envahissement de nos vies par cette étrange lucarne, mystérieux trou noir qui aspire tous ceux qui passent à sa proximité. Non contente de ravir tous les publics, la télévision était censée générer de nouvelles pratiques de vie. Il ne restait plus aux créateurs qu'à s'y insérer ou bien encore à produire des spectacles vivants où le gigantisme et le risque sont la caution d'un instant différent et immédiatisable. Les temps ont changé, les médias aidant, mais le formatage des ciboulots est toujours au programme.
La captation n'est pas fameuse, mais elle permet d'entendre et de voir cette incroyable création où Bernard Vitet (trompette, voix, trompette à anche, flûte), Francis Gorgé (instruments de synthèse, guitare, programmation, flûte) et moi (instruments de synthèse, voix, zapping, flûte) n'avions froid ni aux yeux ni aux oreilles. C'était aussi le temps où le théâtre musical était à la mode. Nous en publiâmes une version CD intitulée Qui vive ? dont la pochette, une de mes préférées, est de Massimo Mattioli.

lundi 25 février 2013

Sarajevo Suite (live 1994)


Je fouille, dépoussière, éternue, exhume, exulte enfin lorsque je découvre les archives vidéographiques laissées de côté depuis tant d'années. J'avais bien mis en ligne sur YouTube, DailyMotion ou Vimeo quelques petits machins, extraits "vus à la télé", entretiens, conférences, home movies, répétitions, témoignages divers et variés d'un workaholic, mais certains documents m'avaient échappé. Ou bien leur durée semblait incompatible avec le Web... 66 minutes pour L'homme à la caméra, 57 minutes pour J'accuse, 2h16 pour Sarajevo Suite, 3h14 pour L'argent ! La progression est exponentielle. La chasse au trésor se révèle plus miraculeuse que la création d'emplois. Raison de plus pour prendre le temps de numériser ces VHS rangées sur une étagère inaccessible sans une dangereuse escalade. Je pense à Charles Valentin Alkan, le Berlioz du piano, écrasé par sa bibliothèque en cherchant à attraper un exemplaire du Talmud !


Claude Piéplu accepte de jouer le récitant de l'unique concert donné à l'occasion de la sortie du CD Sarajevo Suite au Festival des 38e Rugissants à Grenoble le 30 novembre 1994. André Dussollier et Jane Birkin avaient tenu ce rôle sur le disque dont je m'étais occupé avec Corinne Léonet. Je mets donc en scène la soirée. Interviennent par ordre d'apparition : Piéplu, Pierre Charial, Un Drame Musical Instantané, Bernard Vitet, Kate Westbrook, le Balanescu String Quartet (Alexander Balanescu, Clare Connors, Andrew Parker, Sian Bell), Henri Texier Azur Quintet (Bojan Z, Noël Akchoté, Sébastien Texier, Tony Rabeson), Gérard Siracusa, Mike Westbrook, Chris Biscoe, le film Le Sniper de J-J Birgé, Lindsay Cooper Quintet, Thomas Bloch, Phil Minton, Dean Brodrick, la voix d'Abdulah Sidran, auteur bosniaque des poèmes qui ont inspiré les divers compositeurs...

Dix-huit ans plus tard, la Planète Sarajevo qu'évoque Claude Piéplu a d'absurdes résonances Shadok. La prophétie s'est vérifiée. Le monde marche sur la tête. Le siège aura marqué le retour d'une barbarie décomplexée, le blanc-seing aux pires atrocités sans que quiconque ne bouge. Au moment de l'enregistrement l'heure est grave. Il s'agit de reconstruire la ville, mais qu'en est-il des habitants ? Ce qui était le sujet de la série télévisée Chaque jour pour Sarajevo à laquelle j'avais participé se retrouve dans le ton des artistes présents sur la scène du Cargo. Ils se succèdent sans temps mort. C'est réglé comme du papier à musique, sauf qu'ici tout se fait de tête et avec le c?ur.

vendredi 15 février 2013

Les Allumés sur la brèche


Saine lecture que celle du n°31 du Journal des Allumés du Jazz (20 000 exemplaires papier et gratuitement téléchargeable) ! Ça attaque fort sur deux pages d'entretien avec Paul Jorion, l'un des rares commentateurs économiques à avoir prédit la crise des subprimes de 2007 et la récession qui s'en suit. Interrogé par Philippe Schoonbrood, il s'y révèle grand amateur de musique. De Duke Ellington à Albert Ayler il glisse doucement vers des considérations plus politiques qui font plaisir à lire. Plus loin l'évocation de Notre-Dame des Landes par Cattaneo, Timothée le Net et Jean Rochard fait miroir à l'expulsion récente des Roms contée par Patrick Williams. La résistance s'organise, du magasin de disques Le Souffle Continu au kiosque à journaux face au 119 avenue de Flandres. La bassiste Fanny Lasfargues commente le hug policier de Guy Le Querrec. Pablo Cueco tire sur la corde sensible du violoniste Régis Huby, Jacques Oger laisse improviser le percussionniste Seijiro Murayama jusqu'à sa plus simple expression, la voix. Les documentaristes Frank Cassenti, Samuel Thiébault et Christine Baudillon évoquent leurs films sur quelques jazzmen et Jean-Louis Wiart leur absence du petit écran. Hommage aux trompettistes Ted Curson et Jean-François Canape, édito disco des Allumettes, illustrations de Stéphane Cattaneo, Efix, Faujour, Sylvie Fontaine, Julien Mariolle, Boris Mirroir, Ouin, Pic, Jeanne Puchol, Rocco, Andy Singer, Zou jusqu'à la couve de Gabriel Rebufello, tout ce qui tient chaud aux oreilles est compilé.

lundi 11 février 2013

Seconde Nature invite Clauss-Birgé-Kassap


Si je travaille avec Nicolas Clauss depuis le début du siècle, du site Flying Puppet à La machine de Leonardo da Vinci en passant par Somnambules et Les Portes, j'ai connu Sylvain Kassap en 1976, mais nous n'avions encore jamais joué ensemble en public si ce n'est au sein de la Compagnie Lubat à la fin des années 70. Dans une intimité partagée avec quelques autres Allumés il nous est arrivé d'improviser lors de rencontres inopinées, mais il aura fallu trente-sept ans pour croiser nos univers sonores sur une scène. L'occasion est trop belle.
Dans le cadre de l'exposition de Nicolas organisée par Seconde Nature du 22 janvier au 15 mars à Aix-en-Provence, nous présenterons donc en trio une performance audiovisuelle ce mardi 12 février à 19h. Improvisant (sur) huit tableaux interactifs, nouvelles versions de Jumeau Bar et Fès, plus cinq inédits dont Pozzallo, Entraves, Arpettes et Bâches, nous réfléchirons ces espaces abritant d’étranges rituels : autour d’un zinc, sous le soleil marocain, dans un cimetière sicilien, au milieu de danseurs, dans un atelier de couture, sur une mer imaginaire… Les clarinettes et le chalumeau de Sylvain dessineront de merveilleuses mélodies tandis que je caresserai mon nouveau clavier ou les boutons lumineux du Tenori-on. Il transformera ses sons avec un KaosPad, je tordrai le cou de l'un et l'autre avec mon éternel H3000, et nous inviterons le public à rejoindre nos évocations somnambuliques sous les trois écrans où se formeront et déformeront d'hallucinantes images, beauté convulsive et prisme critique.

Sur réservation ou 3 € pour les non-adhérents.

mercredi 6 février 2013

ilo lympia de Camille


Camille prend toute sa dimension en spectacle. CD et DVD en témoignent dans son nouvel album, double et doublé, audio seul, visuel ajouté sur la seconde galette. ilo lympia reprend les chansons de ilo veyou plus les précédents Ta douleur, Janine, Paris, Cats and Dogs, Pâle septembre, Au port, Wet Boy, Le banquet... En prime sur la version vidéo, un délicat Que je t'aime qui souligne le lien de la chanteuse inventive avec le rock et la chanson française. Après la disparition physique ou artistique de Bashung, Rita Mitsouko et Noir Désir, elle incarne la relève la plus authentique et la plus originale. Je n'oublie pas les chanteuses plus expérimentales qui ont montré la voie comme Brigitte Fontaine, Élise Caron et toutes les géniales improvisatrices déjantées, mais on sent ici l'énorme potentiel d'une jeune femme qui allie musiques savante et populaire, toujours prête à nous surprendre. Espérons-le après la déception du médiéval Salon des refusées de Claire Diterzi, très en retrait du foisonnant Tableau de chasse et même de Rosa La Rouge.
Le film montre une Camille galvaniseuse de foule, exubérante, drôle et généreuse. A capella ou soutenue vocalement par seulement trois complices, son compagnon et musicien contemporain Clément Ducol (guitare et piano) ainsi que le fidèle Martin Gamet (contrebasse et piano) et l'éclectique Christelle Lassort (violon et piano), elle allume un superbe feu d'artifice dont elle assure elle-même la mise en scène sous la lumière de Damien Dufaitre et scénographiée par l'extravagante Robyn Orlyn. De plus, ce spectacle cousu main est remarquablement filmé par Jérémiah, ce qui ne gâte rien !

mercredi 9 janvier 2013

Nouvel album / Birgé - Hoang - Segal


Les Allumés du Jazz proposant à ses labels adhérents de leur produire trois albums sur le thème de la REPRISE, nous avons aussitôt envoyé une proposition intitulée "dans tous les sens du terme". Je rédigeai donc un programme que je fis suivre à mes camarades, le violoncelliste Vincent Segal et le saxophoniste-clarinettiste Antonin-Tri Hoang.

1. de contact : 30 ans après l'écoute d'Un Drame Musical Instantané par Vincent aux Musiques de Traverses de Reims / 23 ans après la naissance d'Antonin-Tri, nourrisson voisin de Jean-Jacques / 13 ans après le dernier album de celui-ci avec Un Drame Musical Instantané / facile et agréable)
2. (signes de) : musique répétitive et évolutive s'appuyant sur la programmation en temps réel d'un Tenori-on
3. de risque : improvisation avec des instruments qui ne sont pas ceux des musiciens habituellement
4. (manque de) : drône / encéphalogramme plat
5. après le gong : sportif
6. de bec : jeu sur les anches
7. d'otages : citations dévoyées comme base de dialogue
8. de sang : citations assumées comme base à l'invention
9. de courant : transformation du son du violoncelle et du saxophone alto au travers d'effets électroniques en temps réel
10. des hostilités : affirmation brutale de chaque individu et du groupe face au formatage
11. des négociations : sur la pointe des pieds
12. du travail : enthousiasme
13. d'une entreprise en difficulté par ses salariés : solidarité et jeu d'ensemble

Puisque nous avions choisi d'enregistrer le 23 décembre dernier, autant commencer par là, pensèrent Antonin et Vincent. Et nous voilà lancés dans toute une série d'improvisations sans autre concertation que les notes que je leur avais imailées !
À la réécoute je supprimai les deux derniers morceaux qui réfléchissaient surtout notre extrême fatigue et réordonnai ceux qui semblaient mériter de figurer dans ce premier jet. Mixage terminé, ambiance très cool, 43 minutes en accès libre, écoute et téléchargement gratuits sur le site drame.org, comme les 93 autres heures dont chacun/e peut profiter, soit aléatoirement sur Radio Drame, soit en choisissant parmi les 39 albums inédits offerts par le label GRRR. Les fichiers sont en mp3, leur version audiophile (44.1/16) étant réservée à une éventuelle production physique ou payante. Pour celles et ceux qui préfèrent tenir entre leurs mains de belles pochettes et d'astucieux livrets, quantité de vinyles et CD sont d'ailleurs toujours en vente sur le site.

mercredi 19 décembre 2012

Playing with the Dead de Pierre Bastien


À l'issue de chaque représentation de Pierre Bastien, les photographes amateurs envahissent la scène, le public se pressant autour du Mecanium pour admirer ou comprendre l'orchestre miniature que le musicien améliore ou transforme petit à petit depuis 1977.
Lors d'une historique nuit des solos au Théâtre Mouffetard, Pierre expérimenta sa première machine construite avec des éléments de Meccano tandis que le trio d'Un Drame Musical Instantané détournait le programme, Francis Gorgé cachant Bernard Vitet et moi-même d'un ample drapé sous lequel nous jouions à deux sur un saxophone rallongé, Bernard au bec, mes mains actionnant les clefs. L'année précédente, nous participions tous à Opération Rhino pour un concert de soutien à la clinique anti-psychiatrique de La Borde ; c'était la première fois que je rencontrais Pierre et Bernard, mais aussi Jac Berrocal et Daunik Lazro au milieu d'une dizaine d'autres allumés. Je retrouvai Pierre en 2009 au Musée des Arts Décoratifs pour Musique en Jouets, il présentait un petit ensemble de machines musicales tandis que dans l'autre salle s'ébrouaient les cent lapins de Nabaz'mob. Si nous nous vîmes à d'autres occasions, ces trois dates marquent des jalons notables de nos deux parcours parallèles. Aussi étais-je ravi d'aller assister hier soir au spectacle Playing with the Dead au Théâtre Berthelot à Montreuil, lieu qui vit la création du grand orchestre du Drame en 1981, notre premier grand succès, et plus récemment la création de Dépaysages avec Perconte, Segal et Hoang.

Pierre Bastien, accompagné du batteur Steve Arguëlles au phrasé toujours aussi élégant et du jeune bassiste néerlandais Bruno Xavier Ferro da Silva dont le swing rappelle la période électrique de Miles Davis, a enrichi son orchestre automatique miniature deux lecteurs DVD passant en boucle de courts extraits d'archives musicales. Les images de ces films se mêlent sur le grand écran aux captations en direct du Meccano tandis que leur bande son s'intègre au trio. Lors du rappel, l'incessante rythmique quasi technoïde devient lyrique sous les pistons de la trompinette de Pierre Bastien. Excellente soirée, d'autant que je n'avais pas revu Steve Arguëlles depuis belles lunettes, et que je garde un souvenir mémorable de sa prestation sur le CD Machiavel. Dans la salle, je ne fus pas surpris de croiser David Fenech, Vincent Epplay ou Ravi Shardja...

Alors qui rencontrerons-nous ce soir mercredi ? Car nous retournons au même endroit assister à la projection des premiers films de Jean-Denis Bonan dont Françoise fut l'assistante et dont je fus l'élève au montage lors de ma première année d'études à l'Idhec. Cerise sur le gâteau de cette semaine du bizarre à Berthelot, Bernard Vitet, qui ne pourra hélas pas être des nôtres pour raison de santé, composa en 1968 la musique de La femme-bourreau, l'un des deux films inédits de Jean-Denis proposés par Choses Vues à 21h. Comme hier soir l'entrée est gratuite, mais il est prudent de réserver.

lundi 3 décembre 2012

Le Drame reconstitué pour quelques heures


Il était plus sympa d'aller voir Bernard à l'Hôpital Tenon avec Francis que si nous y étions allés chacun de notre côté. Réunir le trio original d'Un Drame Musical Instantané trente-six ans après sa création ranimait des souvenirs réjouissants plutôt que nous morfondre sur l'état de santé alarmant de notre vieux camarade. Notre visite lui réchauffa le cœur et nous permit à tous de dédramatiser la situation. Bernard étant en isolement, nous avons commencé par enfiler des combinaisons en papier et des gants en plastique qui nous faisaient ressembler à des cosmonautes enceintes tandis que son pyjama le faisait bercer du côté du nourrisson. On aurait pu penser à un remake de notre 20000 lieues sous les mers...
Lui qui a toujours prétendu ne jamais rêver a commencé à se souvenir de ses rêves. Sont-ce les médicaments ou quelque phénomène psychologique, allez savoir ! J'ai entendu cette semaine à la radio un spécialiste du sommeil affirmer que faire des cauchemars est le lot des personnes créatives. Bonjour l'angoisse !
Nous avons bien rigolé tous les trois, malgré la faiblesse de notre ami qui ne pèse plus que quarante kilos. Bernard ayant toujours soigné les apparences plus que la réalité, il vit une période très difficile depuis ces derniers mois. Une infirmière avait tressé ses longs cheveux blancs. Comme il ne répond que rarement au téléphone, il est compliqué de lui parler ou de lui rendre visite. J'ai récemment retrouvé quatre heures d'entretien inédits où Bernard évoque ses premières années de trompettiste, sorte de complément au Cours du Temps réalisé en 2001 pour les Allumés du Jazz. Ce témoignage recueilli quelques années plus tôt n'aborde toujours pas la période vécue ensemble, la plus longue, qui reste encore à écrire.


J'aurais pu choisir un de ses magnifiques chorus avec Gainsbourg, Montand ou Barbara, un de ses nombreux disques de free jazz ou l'une de nos élucubrations, écoutez-le avec Bardot dans Un jour comme un autre... Une histoire de Bernard Vitet...

jeudi 22 novembre 2012

Beefheart en boucle à l'écran


J'étais parti acheter un cadeau pour l'anniversaire d'un ami au Souffle Continu, mon magasin de disques parisien préféré. Un groupe de rock jouait live dans la boutique saturée de spectateurs. Je me suis faufilé jusqu'à la caisse en ajoutant pour moi le DVD des Lost Broadcasts de Captain Beefheart and His Magic Band. Depuis quelques jours je le joue sur l'écran du salon que je n'allume presque jamais. Click Clack, Golden Birdies, Steal Softly Thru The Snow et surtout trois versions de I'm Gonna Booglerize You Baby, enregistrés le 12 avril 1972 par la télévision allemande qui n'en avait diffusé qu'un titre. Trois jours plus tard j'assistais médusé au concert du Bataclan, sans que soient révélés les noms réels des musiciens qui portent tous des pseudonymes.


Captain Beefheart (Don Van Vliet) chante, souffle dans l'harmonica et le soprano, Rockette Morton (Mark Boston) alterne guitare et basse, Zoot Horn Rollo (Bill Harkleroad) et Winged Eel Fingerling (Elliot Ingber) jouent de la guitare, Orejon (Roy Estrada) est à la basse et Ed Marimba (Art Tripp) à la batterie. Je connaissais pourtant bien les trois derniers pour avoir fait partie des Mothers of Invention de son vieil ami Frank Zappa. Lorsqu'il m'arrive d'arpenter le territoire du rock, c'est exactement l'ambiance dont je cherche à m'approcher, particulièrement la rythmique, sorte de contretemps bègue comme si on retenait les bras qui tiennent les baguettes. J'imite d'ailleurs Morton en grattant ma cythare inanga comme un malade, c'est la seule fois où j'ai vu un bassiste jouer ainsi, en méchants accords. Un peu court (moins d'une demi-heure), ce DVD est une perle rare car il existe peu de films avec Beefheart.

jeudi 18 octobre 2012

Pépites en clips


Préparer un concert ne rime pas forcément avec répétition. Comme prévu, Vincent Segal et Antonin-Tri Hoang sont venus discuter du concert de vendredi au Pannonica de Nantes les mains dans les poches. Lorsque l'on va improviser ensemble il est plus important d'être sur la même longueur d'ondes que de griller ses cartouches. Le premier fixé au violoncelle, le second au sax alto et aux clarinettes, la variété de mon instrumentation structurera la soirée. Si la démonstration de mon piano préparé virtuel les convainc ils me font abandonner le Kaossilator de l'iPad pour l'original en dur. Ils adorent son côté brut et vintage quand sa version numérique sonne trop proprette. Le plaisir de nous retrouver en toute amitié nous fait digresser vers moult sujets extra-musicaux qui constitueront probablement le terreau de notre inspiration. Avant de nous quitter nous évoquons les dernières trouvailles de chacun.
Je lance le mouvement avec le folk rocker Sixto Rodriguez découvert grâce au Glob de Jean Rochard. L'arrangement de Sugar Man est étonnant. J'ai l'impression de me reconnaître dans les effets spéciaux ! Je dégotte ses deux albums de 1970 et 1971, un live de 1998 enregistré en Afrique du Sud où le Mexicain fut un héros anti-apartheid sans le savoir, trois singles, et surtout le film suédois de Malik Bendjellouls qui sortira en France le 26 décembre prochain. J'y reviendrai forcément...


Vincent sort de sa manche une version live de ‪L'enfant, la mouche et les allumettes‬ de Jean-Claude Vannier dans un show de Roland Petit accompagnant la collection automne/hiver 1971 d'Yves Saint-Laurent. Décoiffant ! Et ça passait à la télé... Cette version est encore meilleure que celle de L'enfant assassin des mouches, l'album écrit sur un conte de Serge Gainsbourg. Quel couturier aurait aujourd'hui un tel toupet pour choisir la musique de son défilé ?


Je n'ai pas l'habitude de faire suivre les séquences YouTube, mais Vincent continue avec la version de Gangster of Love enregistrée à Brême en 1976 par son auteur, Johnny "Guitar" Watson, ahurissant ! Ce morceau écrit en 1957 avait été repris par le Steve Miller Band dans le magnifique album Sailor qui est un de mes préférés de l'époque psychédélique. L'extrait explique bien pourquoi Johnny "Guitar" Watson était le guitariste préféré de Frank Zappa. Appréciez aussi les silences !


On termine pour aujourd'hui avec Sam's Boogie de Magic Sam, disparu en 1969, histoire de remettre les pendules à l'heure dans l'histoire de la guitare électrique. Du papier de verre !

lundi 17 septembre 2012

Après le CNM, l’An 01 ?


Contrairement à ce qui est étrangement par trop affirmé dans la presse il n'a jamais existé de consensus du monde musical pour la création d'un Centre National de la Musique. De nombreuses associations représentatives de la vie musicale ainsi qu'un mouvement spontané comprenant de nombreux musiciens avaient refusé de cautionner la mise en place du Centre National de la Musique. Les Allumés du Jazz, regroupement de 58 maisons de disques indépendantes, ont signifié cette opposition dès février puis le 1er juillet dans un communiqué intitulé "Il n'existe pas de filière musicale". Afin que la parole ne soit pas volée, les Allumés du Jazz réaffirment leur position dans le communiqué de ce jour, alors que la Ministre de la Culture a annoncé l'abandon du projet de Centre National de la Musique...

COMMUNIQUÉ DES ALLUMÉS DU JAZZ : Après le CNM, l?An 01 ?

Le projet Centre National de la Musique, serait abandonné, on s?en réjouira. L?association de préfiguration de ce Centre National de la Musique, elle, continuera a être entendue, on se demande bien pourquoi et au nom de quelle compétence.

La sinistre aventure du Centre National de la Musique, entreprise de normalisation faisant émerger un dérisoire concept de « filière musicale », mot béquille dont chacun se gargarise à foison comme si il signifiait quelque chose, aura réussi un triple but : confusion, désarroi et faux-semblants sont devenus les pénibles atours de nos activités.

Comment considérer une industrie qui a été incapable d?imposer le prix unique du disque ou la tva réduite à 5,5%, pour faire de ce disque un objet comparable au livre (qui lui bénéficie de ce régime depuis 30 ans) ? Comment considérer une industrie qui n?a eu de cesse de s?emparer des plus petits dénominateurs communs, brocardant la musique pour des profits toujours plus forts, la minimisant à l?extrême, la staracadémisant, pour en faire au mieux un objet-cadeau de la technologie soudain plus juteuse ? Comment pardonner une industrie, si peu soucieuse de création, qui soudain s?en prend à des gamins-pirates pour excuser son infinie négligence ?

Décidément non ! Comme nous l?écrivions dans notre communiqué du 1er juillet, nous n?avons rien à voir avec cette supposée « filière musicale », nous avons à voir avec le monde, ses joies et ses souffrances, avec tous ceux qui ?uvrent en ce sens. Là est notre « corporation » ! Là est l?endroit où notre petitesse est grande, où nous pouvons être reconnus, défendus, aidés.

L?abandon du Centre National de la Musique génère un concert de protestations effarouchées ou faisant mine. On y reconnaitra peu de musiciens. Impossible de nous associer à ces cris si peu musicaux et vaguement criminels qui prétendent que « La France est en retard sur les autres pays qui eux n'ont pas peur du marché, l'avenir de la culture c'est le marché ».

Pour nous cet abandon est la moindre des choses. Mais la moindre des choses ne permettra rien de plus tant que nous ne serons pas considérés pour ce que nous sommes : de véritables artisans amoureux de leur authentique métier et conscient de ce qu?il peut encore pour le monde.

À ce titre, nous souhaitons être entendus, véritablement entendus.

Les Allumés du Jazz, le 13 septembre 2012

jeudi 2 août 2012

Illuminations


Les longs trajets automobiles favorisent la concentration auditive. Tandis que défile le paysage, du port bleu de Marseille aux collines vertes du Languedoc, en passant par la Camargue où gambadent chevaux gris et taureaux noirs, j'enchaîne les débuts de Brigitte Fontaine (... est folle !) arrangé par Jean-Claude Vannier, Le voyage dans la lune, probablement le meilleur disque du groupe Air, les Blues and Haikus du poète de la Beat Generation Jack Kerouac accompagné par les saxophonistes Al Kohn et Zoot Sims, l'album rock de reprises Way Out West de l'hypersexy septuagénaire Mae West, et enfin Illuminations de Buffy Sainte-Marie.


En écoutant cet époustouflant disque de l'amérindienne Cree canadienne, je fais le lien direct avec le passionnant livre de Philippe Robert et Bruno Meillier, Folk et renouveau, une balade anglo-saxonne, que j'ai commencé à La Ciotat (Le mot et le reste, Formes). Lorsque Illuminations est sorti en 1969 je ne connaissais que le poème God Is Alive, Magic Is Afoot de Leonard Cohen mis en musique par Buffy Sainte-Marie entendu par hasard au Pop-Club de José Artur. J'avais été marqué par l'originalité du traitement électroacoustique pour une chanson folk. C'est l'époque où je recherchais tout ce qui sonnait résolument moderne dans la pop comme les Silver Apples, White Noise, les manipulations de Frank Zappa pour Uncle Meat, Electronic Sound de George Harrison, mais aussi Pink Floyd, Soft Machine, Vanilla Fudge, etc.


Surtout connue pour l'hymne à la paix Universal Soldier et son hit Until It's Time for You to Go repris entre autres par Elvis Presley, Buffy Sainte-Marie a ensuite totalement abandonné cette voie, expulsant même cet incroyable album expérimental de son catalogue. À l'exception d'une guitare électrique sur un morceau et d'une section rythmique sur trois des derniers, tous les sons du disque, soit la voix et la guitare sèche de Buffy, sont trafiqués par un synthétiseur Buchla. Illuminations fut de plus le premier disque à sortir en quadriphonie ! Si la voix des premières chansons rappelle Joan Baez la suite ressemble plutôt à Grace Slick, la chanteuse du Jefferson Airplane, mais dans tous les cas elles se seraient envolées vers les plus hautes sphères, là où le psychédélisme vous fait complètement chavirer... D'où ces Illuminations tripantes qui donnent son titre à l'album, le sixième de cette artiste engagée, transformé par son producteur Maynard Solomon, les arrangements de l'allumé Peter Schickele et du musicien folk-jazz Mark Roth. Fortement conseillé pour léviter dans des paysages minimalistes dignes de la meilleure science-fiction !

mardi 31 juillet 2012

Évocation de Chris Marker


La disparition de Chris Marker, le jour-même de son anniversaire de 91 ans, est le dernier tour de cet artiste immense qui sut se jouer de la mémoire et du futur dans un univers quantique où l'impossible faisait partie de son quotidien. On ne sera donc pas surpris de le voir réapparaître au détour d'un plan, du moins en ombre fugitive tant il détestait se montrer en public, énième réincarnation de Guillaume-en-Égypte.
Au printemps 2001, alors corédacteur du Journal des Allumés du Jazz, je posai La Question, entre autres, à Chris Marker :
" Autour de la musique gravitent des images. Quelle est celle qui vous a le plus marqué ? "
Ce n'est pas vraiment un inédit puisque sa réponse parut dans le n°5, mais elle figure à elle seule une petite nouvelle, un court-métrage, une histoire comme seul il savait les raconter. Il a semé tant de graines que nombreuses plantes ne manqueront pas de refleurir après lui.

-------------------------------------------

" Celle qui vous a le plus marqué ? ". Comme vous y allez, heureux enfants insouciants qui ne savez pas encore combien d'images marquantes peut accumuler une mémoire ? C'est vrai que généralement je ne réponds pas à ce genre de questions (comme " les dix films qui ? " " les dix livres dans une île déserte ? " etc) -et j'en aurais fait autant si justement une image n'avait pas surgi toute seule à la fin de ma lecture. Je ne suis pas sûr qu'elle entre exactement dans ce que vous aviez en tête, mais comme elle était là, je vous la livre, vous en ferez ce que vous voudrez, inutile de dire que je ne me sentirai nullement offensé si vous concluez que, comme il m'arrive souvent, je suis à côté de la question.

Amitiés, Chris Marker

L'année serait facile à retrouver : c'était celle où les Exodus, rejetés par les Anglais des ports palestiniens, refusés par la France, erraient de côte en côte : certains se retrouvaient à leur point de départ, à Hambourg (pour un peu on leur aurait fait faire le reste du chemin en train, jusqu'à Treblinka, ça leur aurait rappelé des choses) - deux en particulier demeuraient en suspens au large de Juan les Pins, où nous voyions leurs feux s'allumer au crépuscule pendant que nous dansions en écoutant la musique de jazz. La guerre était encore assez proche pour que ce genre de collage incongru nous paraisse relever de la folie ordinaire, nous en avions vu d'autres. Dans cette boîte-là jouait Bernard Peiffer, le grand pianiste français qui devait peu de temps après nous quitter pour une carrière aux USA. Sa femme, Monique Dominique, chantait des spirituals, elle était une des rares blanches à pouvoir les interpréter avec le vibrato des grandes chanteuses noires. Et Danny Kane, remarquable joueur d'harmonica, complétait la formation avec un bassiste et un batteur que j'ai oubliés. C'est pendant une pause que j'ai vu Danny Kane aller s'adosser à une colonne, au fond de la petite scène où ils jouaient, là où la vue sur la mer était la plus directe, et doucement, presque inaudiblement dans le bruit des conversations qui venaient de succéder à la musique, tirer de son harmonica qui venait de dialoguer avec Bernard sur You go to my head les quelques notes d'une mélodie, celle de l'Hatikvah. Je suis prêt à jurer sur les saintes icônes que j'ai été le seul à faire le lien. Danny Kane était juif. De ce lieu de jeux insouciants, il envoyait un message aux autres, à ceux qui traînaient de côte en côte dans des conditions à peine meilleures que celles qu'ils avaient connues dans les camps. Il jouait pour lui, pour eux, tourné vers la mer, et personne ne l'écoutait, et personne sans doute n'aurait reconnu la mélodie. Aujourd'hui, cinquante et quelques ans plus tard, quand j'éprouve le vertige de ce temps-là et de tout ce qui a suivi, ce temps où l'Hatikvah n'était pas encore l'hymne d'un état qui n'existait pas encore, ce temps où les Six-Jours n'étaient pas le nom d'une guerre mais d'une course cycliste en un temps plus ancien encore, où le nom de Vel d'Hiv n'était pas encore celui d'une rafle, et où le mot rafle n'évoquait encore qu'une opération de police contre des truands, que d'ailleurs on n'appelait pas encore truands, ceux-là étaient des bandits du moyen-âge, c'est après-guerre que le mot reprendrait bizarrement sa place, quand j'éprouve le vertige de ce long enchaînement de chances et de gâchis, de promesses non tenues et de haines décidément insurmontables, je pense qu'il faudrait des livres et des livres pour en faire le compte, sans d'ailleurs convaincre personne, ou bien simplement réentendre au fond de la mémoire, imperceptibles et indestructibles, ces quelques notes fragiles qu'un joueur d'harmonica égrenait un soir d'après-guerre dans le crépuscule de Juan les Pins.

Note aucazoù : Exodus, You go to my head et Hatikvah doivent être en italiques.

-------------------------------------------

Chris Marker sur drame.org :
Chris Marker, moires et mémoires
Le 1er mai 2009 vu par Chris Marker
Immemory de Chris Marker (version anglaise pour OSX)
Le souvenir d'un avenir
Regarder Chris Marker dans les yeux
Chris Marker et les syndicats
Etc.

jeudi 24 mai 2012

Patience et impatience sur iPad


Je ne suis pas un gamer ! Non, ce n'est pas un refrain de Daniel Balavoine, mais le fait est qu'après avoir imaginé un nombre étonnant de jeux de société et d'en avoir pratiqué autant je changeai de hobby lorsque j'eus 15 ans pour me consacrer à la musique... Pourtant, de temps en temps, je me laisse prendre. Les dernières fois j'avais offert une Wii puis une Wii-Fit à ma compagne, mais cela fait deux ans que nous ne les avons pas allumées. À l'arrivée de l'iPad j'avais bien essayé quelques jeux gratuits, téléchargé les applications réalisées pour le Biophilia de Björk, conçu le design sonore de Balloon avec Sacha pour Les Éditions Volumiques, mais aucun jeu ne m'avait encore fait oublier le dîner. Adolescent, je pensais que mes copains perdaient leur temps au flipper. Me voilà donc régresser ! J'avais apprécié Labyrinth sur iPhone, mais sa déclinaison en Labyrinth 2 sur l'iPad me tient éveillé tard dans la nuit. Pour 5,99 € on peut télécharger un nombre incroyable de plateaux, il est même possible de créer les siens et de jouer à plusieurs. Avec ses billes multiples, bumpers, canons, barrières, aimants, ventilateurs, redimensionneurs, manèges, duplicateurs, lasers, ce jeu tient à la fois du labyrinthe à bille... Et du flipper ! Hypnotisant.


Comme si cela ne suffisait pas, Nicobuq m'indique Zen Bound 2, un jeu méditatif de boundage consistant à ficeler des figurines en bois ou en pierre. La 3D et le multitouch rendent la partie très sensuelle. Pour 2,39 € j'aurais eu tort de m'en priver, même si je ne suis pas certain que ces patiences m'accaparent plus d'une semaine. On ne se refait pas, car quitte à jouer je préfère de loin la musique... Quant à l'iPad, Gwen Catalá (publie.net) m'annonce les avancées dont va bénéficier mon prochain roman, farci de photos, de musique, de vidéo et de liens hypertexte ! Cette fois je piétine d'impatience...

jeudi 19 avril 2012

Les Allumés, politique et numérique


« Les Allumés du jazz sont le seul journal de jazz à maintenir un point de vue politique sur cette musique », écrivait Francis Marmande dans Le Monde Diplomatique de décembre 2004. Avec l'arrivée du printemps et le regain d'intérêt des Français pour la politique, bien que les grands médias nous serinent douteusement le contraire, faisant scandaleusement l'impasse sur le mouvement de résistance qui grossit de jour en jour, il est agréable de constater que le journal de l'association de 58 labels indépendants de jazz et (le plus souvent) assimilés consacre presque tout son numéro 29 à des musiciens engagés et à des réflexions replaçant la musique dans son contexte social et politique. Passé les témoignages des musiciens grecs Thamos Lost, Dimitra Kontu et Kostas Tzekos, ainsi que du professeur Nicolas Spathis, sur les arnaques dont leur pays fut la cible et qui préfigure ce qui nous attend, on souhaiterait un dossier plus complet sur leur paysage musical, mais le canard de 28 pages est déjà bien rempli. L'éthique titille les producteurs Jean-Louis Wiart et Jacques Oger, le saxophoniste François Corneloup et le disquaire Olivier Gasnier ; l'équipe du journal titille Daniel Yvinec, directeur artistique de l'Orchestre National de Jazz ; la Garde Civile espagnole titille Larry Ochs sur ce qui est jazz ou pas, question que se posent aussi les précédents contributeurs cités ! Suit un gros dossier sur le scandale de la création du Centre National de la Musique (CNM) par un ministre de la culture sur le départ sans concertation avec les intéressés, et pour cause, l'institution servant essentiellement les intérêts des grands groupes industriels. Témoignent encore les musiciens Hélène Labarrière, Sylvain Kassap, Benoît Delbecq, ainsi que Sud Culture Solidaires, Fabien Barontini (directeur du festival Sons d'Hiver) et Jacques Pornon, sans oublier ceux qui préfèrent lutter de l'intérieur au risque de se faire berner méchamment, Philippe Couderc (président de la Fédération des Labels Indépendants) et Françoise Dupas (présidente de la Fédération des Scènes de Jazz). Petite pause de quatre pages avec Le Cours du Temps que j'initiai à l'époque où je partageais la rédaction en chef du journal avec le producteur Jean Rochard aux multiples et amusants pseudonymes, cette fois avec le violoniste Dominique Pifarely qui repasse en détails son parcours musical et ses engagements politiques. Eh oui, ça continue, encore et toujours, puisque le batteur Bruno Tocanne évoque ses rêves et résistances. Même la photo de Guy Le Querrec qui s'étale sur une demi-page en quatrième de couverture est commentée par le batteur Edward Perraud, membre fondateur de Das Kapital, entre autres. Ajoutons les nouveautés discographiques commentés par Jean-Paul Ricard, qui font hélas l'impasse sur les albums numériques gratuits uniquement accessibles sur Internet, et les petits mickeys originaux d'une ribambelle de dessinateurs chevronnés (Ouin, Nathalie Ferlut, Johann de Moor, Jeanne Puchol, Rocco, Percelay, Pic, Efix, Andy Singer, Zou, Sylvie Fontaine, Jazzi, Cattaneo) plus de belles photos noir et blanc, et vous n'aurez pas perdu votre temps (ni votre argent puisque c'est gratuit).
Et tout cela lu sur iPad, allongé sur un divan moelleux, puisqu'on peut le télécharger sur leur site comme tous les précédents numéros, et que j'ai ouvert le fichier PDF directement dans iBooks. Pas d'encre sur les doigts, une définition graphique exceptionnelle, et si les ADJ voulaient faire des économies d'impression et de postage, un moyen de rayonner bien au delà des 18 000 exemplaires régulièrement distribués dans les boîtes aux lettres. Seul inconvénient, on ne peut pas le lire dans le bain sans risquer de bousiller sa tablette numérique.

mercredi 18 avril 2012

Transformation


À la réécoute, dès les premières secondes de chaque morceau, Alexandra Grimal a l'idée d'un titre à lui donner. Elle a tout de suite choisi celui de l'album, Transformation. Je ne lui ai pas demandé pourquoi. Alchimie d'une démarche qui lui est propre, rencontre musicale dont les conséquences nous échappent, mouvement fugace et vectoriel sous-tendant ce samedi après-midi au studio, essai réussi à la manière d'une équipe de rugby ? La mutation du papillon s'est imposée toute seule lorsque j'ai imaginé la pochette. L'animal épinglé sur le ciel donne à l'image l'impression du relief. C'était l'heure du déjeuner à Kho Phayam. La table exhalait des parfums de noix de coco et de piment costaud. Je ne perçois la 3D virtuelle qu'à la relecture comme je n'entends nos improvisations qu'à la mise en ligne le lendemain. Les sept pièces sont accessibles en écoute et téléchargement gratuits comme les 36 précédents albums numériques que Radio Drame débite aléatoirement sur la page d'accueil du site drame.org. Si l'on préfère n'écouter que ce nouvel album, une page est dédiée à Avant que la cité..., Depuis les arbres, Bienvenue derrière le miroir, Les éléphants rencontrent les girafes, Assimilation culturelle, Désirs lucides, En éponge.
Sur toutes, Alexandra joue du saxophone soprano tandis que les synthés développent leurs variations de timbres. Avant de jouer, je lui raconte l'histoire qui me relie à son instrument, mes premières notes sur les genoux de Sidney Bechet, les tentatives empesées avant que je ne passe à l'alto, mes rencontres avec Steve Lacy ou Lol Coxhill... On attaque direct. À peine le temps de réécouter quelques secondes de chaque morceau qu'Alexandra doit filer. Comme cela m'arrive de plus en plus souvent avec les jeunes musiciens elle avait eu l'initiative de la session, suggérant que nous improvisions ensemble. Il y a quelque temps d'autres m'avaient avoué chercher à jouer avec des vieux. Comment le prendre ? Forcément bien. L'expérience n'a rien à voir avec l'âge du capitaine. Ce n'est pas non plus un gage de qualité. Aujourd'hui j'apprends plus avec eux qu'avec ceux de ma génération et ou de celles qui m'ont précédé. Mes pairs ont plutôt eu du mal à comprendre où j'allais. Ils se sont trop souvent figés dans des formules confortables. Les jeunes me retrouvent au tas de sable. Le risque évite pelles et râteaux. Échange de bons procédés. Quand les grains sont tous tombés on retourne le sablier.
Alexandra tient son jeu du lépidoptère. Elle étale ses ailes pour exposer ses desseins colorés et ses six pattes tracent une écriture en bâtons qui siéent si bien au soprano. Sa chrysalide se transforme parfois en ténor quand le souffle en caresse le bec. Mais c'est par la trompe que passe le nectar. Quelles que soient ses rencontres elle cherche la métamorphose.
Elle enregistre Owls Talk (dialogue de chouettes) en leader avec Lee Konitz, Gary Peacock, Paul Motian, Dragons (ils renaissent de leurs cendres, une autre métamorphose !), avec Nelson Veras, Jozef Dumoulin, Dré Pallemaerts, Andromeda (qui dirige les hommes) avec Todd Neufeld, Thomas Morgan, Tyshawn Sorey... Je l'avais entendue butiner la première fois sur Blue Anemone de Birgitte Lyregaard avec Alain Jean-Marie au piano, sobriété et opportunité du jeu. J'aime bien Shape (une autre forme !) avec Antonin Rayon et Emmanuel Scarpa, Ghibli (vent chaud du désert) avec Giovanni di Domenico auxquels se joignent Manolo Cabras et Joa Lobo pour Seminare Vento (qui sème le vent), et ces drôles de 45 tours bleu marine où le trio You Had Me At Hello composés avec Adrian Myhr et Chistian Skjødt rencontrent Ab Maars, Michael Moore, Oliver Lake... Ouverte à toutes les musiques on l'attend avec impatience dans des contextes moins jazz comme lorsqu'elle est invitée par le violoniste Frédéric Norel au sien des Dreamseekers (chercheurs de rêves) avec Jean-Marc Foltz, Benjamin Moussay, Arnault Cuisinier, ou pour une prochaine Transformation puisque c'est sur ces mots que nous nous sommes quittés, mais Alexandra sera cette fois au ténor...

mercredi 22 février 2012

23. Freak Out


(Musique 12 : Francis Gorgé, Éric Longuet, Jean-Jacques Birgé,
Marc Lichtig, Five Hundred Micrograms, 1971)

Pour descendre au Fillmore West, Peter conduit comme un fou. Il nous la joue Bullitt ! Le film ne sortira que dans trois mois, mais ce sont les mêmes tremplins : les rues très en pente croisent des rues planes, si bien qu'à chaque intersection les quatre roues de la voiture décollent et vont s'écraser plus loin sur la chaussée. Je n'en mène pas large et je suis soulagé d'arriver entier au concert du Grateful Dead, d'autant que je suis en compagnie de Bretta. Dans l'obscurité le théâtre me paraît immense, tapissé des projections du light-show Holy See.

Deux ans auparavant, je fus passionné par la conférence d'un journaliste de Rock 'n Folk, probablement Alain Dister, à la Maison des Jeunes et de la Culture du XVIe arrondissement sur les light-shows californiens et je me suis aussitôt attelé à brûler des diapositives sous-exposées, à les asperger de laque piquée à ma mère et à y mettre le feu, toujours plus de lumière, les grattant, les repeignant et tout ce que je pouvais inventer pour créer des tableaux projetables sur écran géant. Au retour des USA je monterai mon propre groupe de light-show, H Lights, avec Michel Polizzi, Antoine Guerreiro, Thierry Dehesdin, Jean-Pierre Laplanche, et plus tard Luc Barnier et Michaëla Watteaux... Nous inaugurerons nos spectacles psychédéliques sur Red Noise, le groupe de Patrick Vian, fils de Boris, Crouille-Marteaux avec Pierre Clémenti, Jean-Pierre Kalfon et Melmoth, aux multiples pseudos dont celui de Dashiell Hedayat pour Chrysler rose, et sur mon propre groupe, Epimanondas, avec Francis Gorgé, Edgard Vincensini et Pierre Bensard ! Nous accompagnerons ensuite régulièrement Daevid Allen Gong et quantité d'autres orchestres. L'imprimerie Union, spécialiste des livres d'art, publiera même notre Light-Book en 1973, tirage de 777 exemplaires numérotés, envoyés, entre autres, aux membres du Collège de Pataphysique et Picasso le recevra quelques jours avant sa mort !

Alors que nous pénétrons au Fillmore, le groupe Kaleidoscope est déjà sur scène, mêlant différentes influences pour accoucher de longs solos distordus. Mais le clou du spectacle est le Grateful Dead avec Jerry Garcia à la guitare. Le concert dure des heures. On plane. Les improvisations dessinent des arabesques sensées rappeler un trip de LSD. Combien de fois écouterons-nous bientôt leur Dark Star, Happy Trails du Quicksilver Messenger Service, et bien entendu les Doors, Hendrix, Janis Joplin ? Je ressors abasourdi de l'expérience. Comme je raconte à Peter mon émoi à l'écoute du disque des Mothers of Invention découvert à Cincinnati, il me fait cadeau de ses exemplaires des deux précédents, Freak Out et Absolutely Free, qu'il trouve trop farfelus. Ce tryptique aura sur moi des répercutions considérables. De son côté, Peter construira sa cabane au Canada du côté de Vancouver pour échapper au service militaire et à la guerre du Viêt Nam, Bretta étudiera les civilisations mayas et incas, Masa deviendra toubib comme ses parents.


La révélation des Mothers of Invention bouleversera ma vie. Tourneboulé par leurs trois premiers albums, galvanisé par leur humour et leur inventivité, rentré en France je déciderai de faire de la musique. Sans ne jamais tenter de les copier, j'en suis de toute façon incapable, je serai influencé par leur leader-compositeur Frank Zappa qui deviendra l'idole de ma jeunesse. À Saint-Germain-des Prés, Adrien Nataf qui dirige le magasin Pan, me vendra Stricly Personal de Captain Beefheart quand je lui demanderai s’il a d’autres trucs dans le même genre. Nouveau choc. En octobre, les Mothers seront à l’Olympia, public clairsemé, spectacle sarcastique où Jimmy Carl Black joue un vampire assoiffé de sexe. Les disques se suivent, mais ne se ressemblent pas, Lumpy Gravy, Ruben & the Jets, Uncle Meat, Hot Rats, tous aussi inattendus. Octobre 1969. La France interdira au premier festival pop de se tenir sur son territoire et nous nous retrouverons tous en Belgique, au Festival d’Amougies. Enfoui dans mon sac de couchage, avec un petit magnétophone, j’enregistrerai Frank Zappa, venu seul, faire le bœuf avec Pink Floyd, Caravan, Blossom Toes, Sam Apple Pie, Ainsley Dunbar Retaliation et Archie Shepp ! L’Art Ensemble de Chicago m’ouvrira le champ extraordinaire du free jazz, Joseph Jarman, nu, pastichant les guitaristes de rock, mieux que tous les guitar heroes. Zappa arrosera de whisky l’harmonica excité de Beefheart. À leur sortie de scène, j’enjamberai la barrière et harponnerai Zappa, l’abreuvant de questions pendant trois quarts d’heure. Moment fabuleux que je reproduirai à chacune de ses visites jusqu’au concert du Gaumont Palace. Je tenterai la pareille avec le Capitaine qui me traversera comme un ectoplasme, mystère.

Août 1970, festival maudit de Biot-Valbonne. Je serai le premier, et peut-être un des seuls à payer mon billet. Je donnerai un coup de main à l’Open Light qui assurera les projections. Personne ne reconnaîtra Zappa, je lui demanderai s’il a sa guitare et sa pédale wah-wah. Il lui manque un ampli et un orchestre. Je chercherai l’un et les autres. Le concert se fera en quartet avec Jean-Luc Ponty, Albi Cullaz et Aldo Romano ! Face à la vague des resquilleurs, le festival sera écourté, puis annulé. Passage par la Fondation Maeght où auront joué Cecil Taylor, Sun Ra et Albert Ayler, avant de me retrouver à faire le bœuf avec Eric Clapton dans la villa de Giorgio Gomelsky, l’impressario des Stones. Lorsqu’il piquera sa crise et virera tous les parasites, il épargnera le gamin qui balaie et m’embarquera pour la villa de Pink Floyd. À cette époque, l’invention règne dans tous les arts, pas seulement chez les Mamans ! Décembre 1970. Ma dernière rencontre avec Zappa se situera au Gaumont Palace où il improvise de petits gestes virtuoses de l’index et du majeur pour diriger Ponty. Sur la vidéo de l’INA on me reconnaîtra au premier rang.

Pendant les années 80 je m’éloignerai un peu d’une musique devenue trop typiquement rock à mon goût, mais les pièces pour orchestre me fascineront à nouveau, même si l’interprétation de Boulez sera catastrophique. Zappa sera si furieux qu’il devra se faire prier pour venir saluer. Il aurait réussi à se faire jouer en envisageant l’achat d’une 4X, l’ordinateur développé par l’IRCAM. Il optera pour un synthétiseur Synclavier et, malgré d’intéressants enregistrements dirigés par Kent Nagano, trouvera l’orchestre idéal en l’Ensemble Modern pour The Yellow Shark. Printemps 1993. Devant réaliser un film de la série Vis à Vis pour France 3 sur deux musiciens qui se parlent par satellite pendant trois jours, je contacterai Robert Charlebois qui me suggèrera un guitariste américain qui joue sur son premier album, un chum du nom de… Frank Zappa. Pourtant très malade, Zappa acceptera, mais la chaîne répondra qu'il n’est pas assez médiatique. No commercial potential. Le film se fera entre Idir et Johnny Clegg !

Décembre 1993. Je tournerai Chaque jour à Sarajevo pendant le siège. Mille obus par vingt quatre heures ! Je m’endormirai chaque soir en comptant les explosions, me laissant bercer par cette partition digne de Ionisation d’Edgard Varèse. Un soir, en rentrant à l’Holiday Inn, j’allumerai CNN. Sur le générique de fin du Journal, Zappa, barbu, fatigué, à la tête de l’Ensemble Modern. Je comprendrai qu’il vient de mourir. Le monde s’écroulera autour de moi. Je m’effondrerai à mon tour. Zappa restera le père de mon récit, du moins pour la musique. Chaque fois que je « découvrirai » un nouveau compositeur, je courrai voir s’il appartient à la liste d’influences que Zappa livre dans son premier album. Ainsi je vérifierai les noms de Schoenberg, Kirk, Kagel, Mingus, Boulez, Webern, Dolphy, Stockhausen, Cecil Taylor, et mon favori, Charles Ives… Je serai surpris de ne pas y lire les noms de Conlon Nancarrow, Harry Partch ou Sun Ra. Ma mémoire fait défaut. Écrire sa vie au présent est une gymnastique incongrue et déstabilisante. Je m'y applique avec allégresse. Tout a commencé à Cincinnati il y a quelques semaines. C'est ma seconde naissance.

lundi 13 février 2012

19. Pacifique 1968


Nous pataugeons dans le Pacifique. J'aurais imaginé l'eau plus chaude. Elle est glacée. Il me faut beaucoup d'imagination pour envisager l'Asie de l'autre côté de l'horizon, comme si je devais tourner la tête du mauvais côté pour appréhender la mappemonde. Rien d'étonnant à ce que nous voyons le monde à l'envers, j'ai toujours adoré réfléchir la tête en bas les pieds en l'air. En faisant le poirier sur mon lit les idées dégringolent des orteils vers les genoux, en restant suffisamment longtemps dans cette position elles finissent par rejoindre la tête et je trouve la solution à toutes mes questions. Plus tard Freddie m'appellera Monsieur-tout-à-l'envers, me donnant l'idée d'écrire une chanson là-dessus. Je passe du coq à l'âne, bien que mon esprit de l'escalier ne soit pas étranger au changement de repères : Papa disait souvent "monte là-dessus et verras Montmartre !". Ici, avec un petit effort, on apercevrait plutôt Hawaï qui n'est qu'à quatre mille kilomètres !

En 1993, j'écrirai donc "sɹǝʌuǝ,l à ɹǝsuǝd" pour l'album Carton. Trop longue et maladroite, cette chanson est restée à l'état de maquette, Bernard et moi ne l'avons jamais terminée.
(insérer ici la chanson Penser à l'envers enregistrée en 1995)
Extrait : ˙˙˙ǝlûossǝp sǝlnoɟ sǝp / sɹǝʌuǝ,l à ɹǝsuǝd / ǝllıʇsɐd 'ʇuǝɟɟnoʇé snoʌ ınb xnoʇ sǝl ǝɹʇuoɔ ʇǝ / sɹǝʌuǝ,l à ɹǝsuǝd / sǝllıɟ sǝl 'ǝllıɐʌ ınb uǝıɹ ʇuǝsıp ǝɯ ǝu sǝıɐld sǝl / sɹǝʌuǝ,l à ɹǝsuǝd // ʇuǝuƃıolé,s sǝɯoʇɐ sǝl snɥɔoɹɔ / ɹıpuɐɹƃ ɹnod ǝɹʇîoɹɔ ʎ sɐd ǝu / sǝɹɹnǝl sǝl suɐs ɹıuǝʌɐ,p sɐd ɐ ʎ / ǝsɐɹ ǝlqɐʇ ʇuoɟ slı,s séssɐd sǝp / ʇuǝuƃıoɾǝɹ ǝs ınb sʇuǝuıʇuoɔ sǝl / ǝɹıʌɐɥɔ ınb ǝlnoq ɐl ʇsǝ,ɔ ʇǝ / ɹnǝʇɹoddɐɹ ǝl ɹns éɹƃǝp ʇıʇǝd un / sǝsɐq sǝl ʇǝ sǝpıɔɐ sǝl ǝɹpuǝɹdǝɹ // ˙˙˙sǝlnoɟ sǝp ǝlnoɟép / sɹǝʌuǝ,l à ɹǝsuǝd / ǝuıǝd suɐs 'ǝɟɟnoʇé snou ınb ǝɔ ʇnoʇ ǝɹʇuoɔ ʇǝ / sɹǝʌuǝ,l à ɹǝsuǝd / ǝuêƃ ɐl 'ǝllıɐʌ ınb uǝıɹ ʇuǝsıp ǝɯ ǝu sǝıɐld sǝl / sɹǝʌuǝ,l à ɹǝsuǝd // oléʌ à ǝdɯod ʇǝ sǝʇɹnoɔ sǝpuo ɹnod / ʇôʇ uıʇɐɯ ǝl ǝnbısnɯ ʇnoqǝp / ɹıɯɹop à sǝɹıoʇsıɥ sǝllǝʌnou ǝp / ʇuǝıɐsınƃép ǝs ǝɹqɯɐɥɔ ɐɯ suɐp ʇǝ / ǝɹnllɐ ǝʇnoʇ à ʇuɐuɹnoʇǝɹ sǝl uǝ / sʇǝnoɾ sǝɯ sıɐʇuǝʌuıéɹ ǝɾ ʇuɐɟuǝ / ɹıɥɔélɟéɹ sǝnǝıl ǝllıɯ ɹıoʌnod ɹnod / ɹnɯ nɐ spǝıd sǝl ʇıɐɟ sɹnoɾnoʇ ıɐ,ɾ

Sur mon éternelle chemise jaune soleil et mon pantalon bleu océan, j'arbore fièrement l'insigne de la paix. Magellan baptisa "pacifique" la mer du sud pour le beau temps dont il profita pendant sa traversée de la Terre de Feu aux îles Mariannes. Lorsque je pense à la faille de San Andreas qui court sous la Californie je me demande si c'était si bien choisi. Le ciel, que je passe mon temps à scruter comme un oracle, aujourd’hui sans nuage, laisse pourtant augurer des jours paisibles. Wouldn't it be nice, if we were older chantent les Beach Boys. Quarante ans plus tard je porterai encore certains vêtements de cette époque. J’exagère à peine, quinze kilos de supplément bagage interdisant certains tours de taille.

Le slogan Peace and Love correspond mieux à ma nature que la violence révolutionnaire, mais je continue à danser d'un pied sur l'autre lorsque la révolte me fiche en colère. Je n'accepterai jamais de faire mon service militaire, comme mon oncle Roger qui fut objecteur de conscience. Chanter, même faux, l'Internationale me colle des frissons, mais je préfère de loin Le déserteur de Boris Vian par Mouloudji et les envolées des guitares électriques m'emportent au nirvana.

En 1975, après avoir bénéficié d’un sursis grâce à mes études de cinéma, je serai convoqué aux "trois jours" pour être éventuellement incorporé dans l’armée. En plus de mon antimilitarisme et de ma non-violence, je n’aurai aucune envie d’obéir à des ordres imbéciles de sous-off incultes et de perdre un an à faire le zozo alors que je serai déjà à pied d’œuvre. Je ne me verrai pas non plus postuler au Service Cinématographique des Armées, jugeant la Coopération obscène. Certains camarades péteront les plombs en Afrique autour de leur piscine entourée de boys, d'autres joueront le jeu sur ordre du groupuscule trotskyste auquel ils auront adhéré. Une psychanalyste militant contre le service militaire obligatoire me composera donc une ordonnance de complaisance visant à me faire réformer, alors que je sors d’une grande école et serai évidemment sollicité pour devenir officier. Elle écrira que ma "schizophrénie dissociative avec inversion du rythme nycthéméral" et ma spécialisation dans les films de vampires rendraient ma vie nocturne incompatible avec le rythme militaire. Le comique sera de me retrouver assistant de Jean Rollin quelques mois plus tard sur Lèvres de sang. À Blois où se passeront les tests je ne parlerai à personne, ne cocherai aucune case impliquant des actes guerriers et feindrai mon homosexualité en refusant de dormir avec d’autres hommes. Exigeant de passer la nuit seul au cachot, la lumière allumée et la porte ouverte. je me serai empêché de dormir depuis déjà plusieurs jours avec des médicaments. Un vrai zombie. Je ferai mon cinéma à l’officier de service de nuit, mais, ivre, il ne fera pas son rapport. Deuxième tentative ratée le lendemain : je me prépare à exploser sur un trip parano juif, mais le sergent extrêmement brutal, arrivé à moi, me dira gentiment "alors, ça va pas, mon petit gars ?". Dernier essai dans le bureau du psychiatre : je ne dirai pas un mot, feignant de chercher une aiguille par terre. Il n’en prononcera pas un non plus et me tendra une demande d’hospitalisation quinze jours plus tard. Catastrophe, tout sera à recommencer, alors que je me serai juré de ne pas franchir les grilles de la caserne sans ma réforme. À l’Hôpital Percy de Clamart, même mutisme en m’identifiant aux esclaves du Metropolis de Fritz Lang. Le nouveau psychiatre me demandera si je m’entends bien avec mon père, je compterai deux minutes avant de bégayer un oui dubitatif. "Et votre mère ?" Je lancerai un « oh oui ! » victorieux où l’amour filial transpirera par tous les pores de ma peau. Un quart d’heure plus tard je serai dehors, débarrassé de cette corvée. J’y serai resté moins d’une heure ! Incroyable. Je courrai jusqu’à ma voiture que j’aurai planquée dans une rue adjacente et je mettrai trois semaines à m’en remettre. Sur mon certificat de réforme ils écriront "P5, exempté du service actif, réserviste service de défense sauf inaptitude à tout emploi". P signifie Psychologique et P6 équivaut à la camisole... Cette désignation pourrait m'empêcher de faire carrière dans l'administration, projet très éloigné de mes aspirations.

Hier soir samedi, nous sommes allés à l'Ivar Theatre voir You're A Good Man, Charlie Brown, une pièce inspirée par la bande dessinée Peanuts avec évidemment Snoopy et Lucy. Lorsqu'elle ne regarde pas la télé, Agnès dévore leurs petits fascicules que nous trouvons partout, en particulier dans les gares quand nous avons du temps à tuer. Elle aime répéter "do you like my naturally curly hair ?" et adore Linus et sa couverture ou Schroeder avec son buste de Beethoven. Je préfère les délires de Snoopy qui se fait du cinéma à cheval sur sa niche, avec son casque de cuir, ses lunettes noires et son écharpe : Curse you, Red Baron! Nous sortons emballés par le dynamisme de la troupe de jeunes comédiens.


La maison des Benjamin est située sur Hillcrest Road, en face de celle où vient d'être tourné The Graduate qui n'est pas encore sorti en France. La chanson du film composée par Simon & Garfunkel, Mrs Robinson, passe tout le temps à la radio. Nous avons acheté le 45 tours. Les villas de Beverly Hills sont d'un luxe à couper le souffle. Nous ne sommes évidemment pas habitués à ce style de vie, mais nous en profitons largement pendant notre séjour dans la cité des anges. La cuisine des Benjamin est immense, hyper moderne. Ils ont une piscine superbe et une maison construite dans les arbres pour les enfants. Agnès se balance dans l'une des nacelles suspendues aux grosses branches. Sur une table basse est posée une petite statue qui vaut la modique somme de six millions de dollars. Morley est un architecte de renom qui a construit des centaines de buildings. Il a la réputation de conclure des contrats importants sur une poignée de main. Lui et sa femme Janet sont actionnaires du musée d'art moderne. Ils se sont mariés et remariés plusieurs fois et ont eu un tas d'enfants. Plus tard, Agnès réépousera d'ailleurs aussi son mari après en avoir divorcé. Nous sommes allés à un cocktail chez Mrs Goldberg, la mère de Janet, qui possède une maison encore plus luxueuse avec une piscine invraisemblable entourée de colonnes grecques. Les femmes sont toutes en robe du soir et Agnès trouve les garçons trop mignons. Toutes ces dames jouent sans cesse au tennis. Partout où nous passons nous tentons de nous plier aux coutumes locales (sauf sportives !) et nous faisons beaucoup de progrès en anglais. Chez les Benjamin on n'a pas le droit de fumer à l'intérieur, mais leur vieux chien pète sans arrêt dans la ventilation. C'est infect, mais cela nous fait bien rigoler. Quand je pense qu'on a failli se retrouver à la rue je n'en reviens pas.

mercredi 8 février 2012

17. Chimères

...
Peut-on imaginer l'éblouissement des deux enfants devant le monde qui s'offre à leurs yeux ? Des paysages lunaires, les grands espaces, une lumière incroyable, une population qui se rêve unie sous la bannière étoilée mais qui revendique partout ses clivages communautaires, la guerre du Viêt Nam qui fait rage dans l'ancienne Indochine et les jeunes qui brûlent leur livret militaire en refusant d'y partir, la musique électrique qui explose partout en volutes psychédéliques, rose vert et jaune fluorescents, la voiture qui fait corps avec son chauffeur, même pas besoin d'en descendre pour passer à table, des jeunes gens vous servent à la guérite, l'opulence de la bourgeoisie blanche, chacun sa piscine, une collection d'automobiles incroyable... À El Paso, chez des amis des Bornstein, j’ai pris en photo un tableau intriguant. C'est une Rolls Royce vue au travers d'un prisme qui dédouble sa calandre tant et si bien que l'ange, l'enjoliveur fameux dit Spirit of Extasy, se transforme en deux aigles américains qui se prennent le bec, le symbole U.S. aux prises avec lui-même en tête de proue d'un temple grec sur une importation anglaise, signe absolu de la richesse. Le modèle n'a qu'une banquette, pas de place pour les gosses à l'arrière ! Le plus petit, pieds nus, mal coiffé, porte une salopette et s'amuse avec une petite voiture rouge. Cette couleur inspire la peur. Les communistes sont le mal incarné. Les années trente des grandes grèves sont refoulées. La crise de 1929 n'a pas ruiné tout le monde. Les plus retors se sont enrichis. L'adolescent qui se tient à une barre de peinture rouge, tiens tiens, revêt une certaine élégance mâtinée d'une forme de déchéance. Il est habillé d'une veste croisée, sans col, surpiquée, mais il n'a pas de pantalon. Stars and Stripes cachées dans le décor et les costumes. Son caleçon rayé est incongru. Moins que le lance-pierres qu'il tient en main, avec une ficelle qui pend comme un fil à plomb. Garder l'équilibre ? Le sol est recouvert d'une mosaïque figurant un banc de poissons dont certains semblent porter des lunettes. Si le motif grec renvoie aux calendes est-ce le signe d'une époque révolue ? La Rolls semble parquée dans un garage. Il y fait plutôt sombre. Le fil se déroule. Les trois Parques se nomment Nona, Decima et Morta. La signature indique Siegfried Reinhardt, un Luthérien de Saint-Louis ne sachant pas sur quel pied danser, car c'est probablement le mélange de styles qui m'a attiré, réalisme, surréalisme, expressionnisme abstrait, cubisme... Je relis mon jeu de mots sur l'ange Oliver : on a celui qu'on peut, les miens marchent par deux, l'autre s'appelle Stan, "si tu m'aimes comme je t'aime tu m'aimes plus qu'un chou à la crème", prononcé en clignant des yeux et en se grattant la tête avec l'accent anglais ! Les jeux de mots s'imposent d'eux-mêmes, avec les allitérations, les jeux de kyrielles, les ruptures de rythme, les images, la musique...

(Musique 9 pour clarinette basse, violoncelle et orchestre)

Lors de mon premier voyage aux États Unis, en croisière sur le yacht de Henry et Sylvia Birge (aucun lien familial, j'insiste) où j'avais passé trois semaines, autre impression d'opulence voire de naïve arrogance, le merveilleux s'était progressivement transformé en écœurement, too much. Je m'étais assis sur un coussin représentant l'aigle américain orné de la devise "E pluribus unum" avec mon slip de bain mouillé. Mes hôtes ne m'avaient plus adressé la parole pendant trois jours. J'avais douze ans. Ils avaient aussi voulu me faire signer un papier jurant que je n'étais pas communiste et que je soutiendrai plus tard les Américains au Viêt Nam. Je mis mon âge en avant en rigolant, mais ils prétendaient que les rouges arrosaient Paris de tracts de propagande depuis des hélicoptères ! Tout cela me paraissait absurde. Le séjour avait parfois été tendu, mais j'étais très jeune. Je m'étais fait engueuler parce que j'avais posé le drapeau américain sur la pelouse pendant que Henry démêlait les nœuds autour du mât. Je me revois ce matin-là avec les deux mains à plat tournées vers le ciel, fatigué de porter le drapeau soigneusement plié et m'impatientant. Henry hissait les couleurs chaque matin et les redescendait chaque soir. Il avait un flingue dans la boîte à gants de son auto et un fusil sur le bateau, des fois que les Noirs "qui sont tous communistes" viennent s'emparer de ses biens. Il tirait sur les chiens qui violaient sa propriété dont je n'ai jamais aperçu les limites. La devise américaine du coussin gris que j'avais souillé d'eau de mer renvoyait pourtant à la multitude de peuples immigrants qui avait construit cette nation, "un à partir de plusieurs", c'est la traduction du latin. J'en ai fait jusqu'à cette année. En 1956, elle fut remplacée par "In God We Trust". La confiance en Dieu s'est substituée à la pluralité des sources. Comble de l’hypocrisie et principe fondateur de l’État négationniste, elle fait scandaleusement abstraction des nations indiennes. Le premier livre que mon père m'a donné à lire est L'or de Blaise Cendrars, mais la colonisation du continent à l'est avait précédé la conquête de l'ouest. J'ai oublié les frictions avec les Birge, sinon je n'aurais pas prévu de passer les voir dans le Connecticut d'ici quelques semaines lorsque nous serons revenus sur la côte atlantique.


Le premier roman de Cendrars, écrit lors de son voyage au Brésil, m'a peut-être plus influencé que je ne l'imaginais. Il m'a donné le goût de l'aventure. J'y repense en roulant vers le Pacifique. Le soleil tape sur le toit du bus comme sur un tambour de métal. Si ses vitres faisaient loupe on pourrait allumer les cactus qui ressemblent à des candélabres rien qu'en les admirant. Un vent sec et poussiéreux fait traverser la route désertique à d'étranges pelotes de ronces. Éteindra-t-il nos velléités incendiaires ou embrasera-t-il le ciel du couchant ? Pendant le trajet deux étudiantes françaises passent la nuit à parler avec nous des États Unis. La France n'a pas bonne presse. Il faut que je me défende lorsque l'on m'attaque avec des "De Gaulle, dirty old man! (De Gaulle sale vieillard sénile !)". Je dois expliquer que tous les Français ne partagent pas ses vues. Nous critiquons sa politique actuelle en sachant pourtant ce qu'on lui doit de résistance contre l'hégémonie américaine. À la Libération des dollars français auraient déjà été imprimés. De Gaulle s'est imposé et avec lui l'autonomie de notre pays. Je dis cela, mais je ne me sens pas plus français que parisien, ou de ma rue, de mon immeuble, de mon étage et de ma chambre. Il a aussi réussi à éliminer les Communistes qui formaient alors en France le parti le plus important. Je n'ai jamais appartenu à aucun et cela ne se fera probablement jamais, trop indépendant pour ne pas ruer dans les brancards, trop critique, trop attaché à développer de nouvelles utopies, trop indiscipliné. Allez savoir maintenant, je soutiendrai peut-être un jour quelque nouveau tribun dont les paroles rimeront avec mes aspirations… Papa m'avait expliqué le référendum pour la Constitution de 1958 initiée par De Gaulle en me proposant à la fois une gifle et un bonbon. Comme elle lui donne les pleins pouvoirs Papa compare notre président de la république à Hitler. Il a promis de nous inviter tous les quatre au Bistro 121 manger une truffe sous la cendre le jour où le grand Charles passera l'arme à gauche. Ce n'est pas tous les jours dimanche ! C'est vrai, on est vendredi, nous approchons de l'océan.

samedi 28 janvier 2012

Petite France


Ma mère me demande si je regarde le Président de la République demain soir à la télé. Comment lui faire comprendre que je m'en fiche complètement alors que je suis passionné de politique ? Pour la même raison que je ne regarde jamais la télé je n'écoute aucun candidat à la prochaine élection faire son show démagogique. La société du spectacle ne m'intéresse que lorsqu'elle produit de l'art ou de la culture. Autant dire que j'ai une vision ancienne, mais que c'est la seule qui m'offre un avenir. L'électoralisme est une plaie qui a supplanté tout discours idéologique. C'est ce qui a tué le PCF, programme commun aidant. L'extrême-gauche y a succombé à son tour. On peut toujours promettre monts et merveilles ou le grand soir lorsque l'on sait que l'on ne tiendra pas sa parole ou que l'on ne risque pas d'être en position de la tenir. Je préfère admirer la Terre depuis la lune, principe philosophique du recul dans l'espace-temps. Un mensuel comme le Diplo prend ses distances avec l'actualité, cela me convient mieux que de devoir réagir à la seconde, sans parfois même vérifier ses sources. Ou alors privilégier le journalisme d'investigation comme à Mediapart. Dans mon métier de compositeur de musique je préfère les programmations réalisées par des directeurs de festival curieux et inventifs plutôt que par de vieux cyniques qui cèdent aux pressions locales. Au lieu d'imaginer des solutions pour se sortir d'une crise qui fait les choux gras des banquiers et de leurs principaux actionnaires la France a le nez dans le guidon des élections. Comme si le vote allait changer quelque chose... Le système représentatif a fait long feu. Je me méfie des professionnels de la profession comme de la peste. Il faudrait que le candidat élu rende des comptes à l'issue de son mandat, que l'on vérifie si son programme a été respecté, qu'il soit sanctionné. On pourrait imaginer que les élus soient choisis comme les jurés d'un procès, parmi la population, au hasard contrôlé. Pas grand monde ne semble comprendre ce qui nous attend, ce que signifie la crise, la catastrophe annoncée... Elle revêt tant de formes, politiques, sociales, économiques, écologiques, démographiques, etc. que j'entends partout que c'est trop complexe. De qui se moque-t-on ? Ce serait sympa d'écrire un article intitulé "La crise pour les nuls", non ? À suivre.

Nous sommes rentrés crevés de Strasbourg. Cinq cents kilomètres en voiture mercredi avant de décharger le matériel au Musée d'Art Moderne et Contemporain ; le lendemain, installer, brancher, faire la balance et jouer sur trois scènes différentes devant quelques milliers d'étudiants excités ; vendredi remballer, autoroute dans l'autre sens et remettre le studio en état pour l'enregistrement de demain. Notre concert tenait du happening, on a changé notre fusil d'épaule, la finesse passait inaperçue, on a sorti l'artillerie lourde, du rythme, des instruments visuellement étonnants, on a monté le volume. Lorsque je jouais de la trompette à anche le flot des visiteurs s'écoulait inexorablement devant la scène. Dès que je me mettais à jouer du Theremin ça les freinait. En faisant tourner le rhombe devant la scène je dansais d'un pied sur l'autre en m'approchant des antennes si bien que les sons électroniques semblaient provenir de mon arc géant que je faisais tourner en évitant de décapiter quiconque. Les mimiques de la chanteuse Birgitte Lyregaard me faisaient rire intérieurement alors que je pensais interpréter un rôle sérieux de prince des ténèbres. Sa voix me portait aux nues tandis que le marimba et le vibraphone de Linda Edsjö me donnaient des ailes. On était là pour une séance de spiritisme et j'avais l'impression de naviguer sur un vaisseau fantôme. Un des moments que j'ai préférés fut la traversée de la foule compressée sous la nef. Je remuais mon tube à ressorts comme un fou en jouant de la trompette de l'autre main, Birgitte faisait sonner l'orage en écho et Linda fermait le ban comme une ouvreuse avec son panier de friandises à percussion. Il y avait trop de monde pour que j'aperçoive quoi que ce soit de la chorégraphie de Jean-François Duroure qui suivait. Une heure plus tard, un zozo aviné grimpé en haut de la verrière par les filins a servi de prétexte pour terminer la soirée plus tôt que prévu. Dommage ! Redescendu de ses vingt-cinq mètres et viré illico, le danger était passé. Organiser une soirée aussi allumée dans un musée est gonflé. On aimerait que d'autres s'en inspirent pour rompre avec les habitudes qui tuent beaucoup plus de gens que tous les risques pris intelligemment. Françoise Romand a tout filmé, c'est donc une affaire à suivre, elle aussi !

Le soir on était morts. On a regardé Millénium, les hommes qui n'aimaient pas les femmes (The Girl with the Dragon Tattoo). J'ai sorti un alibi en annonçant que l'art est un crayon et l'entertainment une gomme. On a besoin des deux. Trop de crayon finit par faire du gribouillis, trop de gomme par dessiner un désert. Hier soir, on avait besoin d'un coup de gomme pour pouvoir embrayer ce matin sur de nouvelles aventures.

vendredi 6 janvier 2012

3. Noir et blanc


À peine arrivés voilà que cela sent déjà le roussi. Le ciel est plombé. Il faut toujours que les Américains en rajoutent. Comme une overdose de tout. Des automobiles longues comme dans un film de Tex Avery, des steaks qui débordent de l'assiette, des glaces au litre, des géants nourris au lait et aux corn flakes, des pointures de godasses qui frisent le cinquante, des écrans énormes, et cette gare aux proportions démentes... On a l'air tout petit. Nous le sommes pour de vrai, mais nous devons agir comme des grands. Des types à la mine patibulaire rôdent autour de Grand Central. C'est épais, visqueux, glauquard. Des mendiants, des junkies, des gens pressés. On se croirait sur la Bowery. Quoi faire ? Comme disait Lénine... Ce n'est pas une référence à citer par ici, le pays de la libre entreprise. Il est 18 heures, 6 p.m. Nous nous promenons tranquillement sur les grandes avenues qui sont toutes parallèles et bien rangées, avec des numéros pour que l'on s'y reconnaisse, quand nous entendons tirer des coups de feu à un peu plus d'une centaine de mètres. (courte ambiance polar à recréer avec musique idoine) Très vite, sirènes de police perçantes, blocage de la rue, nouveaux tirs, nettement plus fournis. New York. Ma curiosité doit s'effacer devant mes responsabilités de grand frère. Broadway, ce sera pour une autre fois ! J'attrape Agnès par la main et nous filons vers la gare routière à deux pas sur la Huitième. Nous nous engouffrons dans la station de bus. Nos bagages y sont déjà, enfermés dans un des coffres de la consigne. Le plafond me donne l'impression d'un truc lourd et oppressant.

Les émotions ça creuse ou cela donne envie d'aller aux chiottes. J'attends ma petite sœur qui va faire pipi. La foule du soir s'affaire, se croise et se bouscule. Agnès ressort furieuse, un peu froissée. Elle me raconte qu'un gros noir l'a embêtée dans les toilettes des femmes. C'est le bouchon qui fait déborder le vase. Ma petite sœur n'arrête pas de se plaindre que tout est crasseux. Je ne sais comment gérer l'agressivité de cette ville qu'en la fuyant illico presto. Cherchant une destination cohérente avec notre idée de faire le tour des States, je jette mon dévolu sur le premier Greyhound qui se dirige vers le nord, ce sera Buffalo. Un lévrier filant vers un bison ? Le nom sonne sympa ; en plus, c'est sur la route des chutes du Niagara.

En fait de sympa, c'est surtout moche, gris et sordide. Il faut dire qu'il est cinq heures du mat'. Après une sorte de petit déjeuner que nous avalons dans le self de la gare, nous remontons dans un bus qui se dirige vers la frontière, puisque les chutes sont de l'autre côté, au Canada. Notre abonnement aux Greyhound rend les choses faciles. Je fais attention que nos valises suivent bien et hop, en voiture Simone ! Nous dormons pendant le trajet, segmenté par les étapes. Le conducteur annonce les villes où nous nous arrêtons. La nuit, c'est un peu brutal. Toutes les lumières s'allument, ça gueule dans le haut-parleur, nous faisons quelques pas avant de remonter. Un Japonais, qui compte faire le tour des États Unis comme nous, apprend des mots à Agnès qui connaissait déjà ohio (ça se prononce comme l'État où l'on doit se rendre bientôt), sayonara, domo aligato, odozo, omedetto koursimasu gozaïmasu, je la vois qui compte sur ses doigts, ichi, ni, son, shi, go, roku, shichi... Lorsqu'elle s'endort, j'apprends qu'il est musicologue et se passionne pour la musique africaine. Il m'explique comment sont construites les phrases, avec des articulations syntaxiques comme le langage. Je n'y comprends pas grand chose, mais ses yeux s'illuminent lorsqu'il me raconte comment ça marche. Le mélange africain-japonais est surréaliste, on dirait un film de science-fiction avec des gros monstres en carton-pâte style King Kong ou Godzilla. Mes yeux se ferment comme le soleil se lève.

Précédemment :
-2. Introduction à mon second roman

-1. Tour, détour, deux enfants
0. La révolution
1. J'ai 15 ans
2. Long Island

mercredi 12 octobre 2011

Revue de vues et entendus


Nous hésitons parfois entre un film de divertissement et une œuvre qui nous nourrisse. Tout dépend de l'heure et de l'humeur. En cas de fatigue nous aurons tendance à choisir une comédie, un polar ou un blockbuster qui vous prend en charge et vous déconnecte d'une journée trépidante, alors que d'autres soirs nous prenons notre courage à deux yeux pour regarder un documentaire, un drame, un muet, un film réputé difficile ou un a priori qui nous fait repousser la projection sans cesse à demain. Heureusement nous nous trompons souvent. Ainsi la série Borgia de Tom Fontana sur Canal + est aussi bavarde que la version avec Jeremy Irons et engluée dans un sirop musical qui nous empêche de réfléchir. J'en viens à me demander si la musique omniprésente au cinéma n'est pas une démarche politique pour nous abrutir en détruisant toute profondeur et ne laisser à l'écran qu'une surface bien lisse.
Dans Brève rencontre (1945) David Lean, dont Carlotta édite un coffret des premiers films, n'utilise la musique qu'en situation, comme Jean Renoir. La finesse de son analyse et sa maîtrise du montage révèlent son influence sur Michael Powell. Ses personnages, sortes de Monsieur ou Madame Tout Le Monde à qui rien n'est censé arriver, sont confrontés au désir de vivre autrement et à la nécessité de préserver celles ou ceux que nous aimons. Les femmes en particulier, écartelées entre une passion inattendue et les interdits sociaux, sont poussés à sacrifier la possibilité d'un rêve à la sécurité d'une vie stable. Sa comédie L'esprit s'amuse s'en affranchit mieux que ses mélodrames, de Heureux mortels (1944) à Madeleine (1950), peut-être parce qu'une fantaisie autorise à braver certains tabous. Excellent technicien, David Lean se banalisera avec la couleur en réalisant des films à grand spectacle tels Jivago ou Lawrence d'Arabie qui ne posséderont plus la finesse psychologique de ses débuts. Ce qui corrobore l'absurdité de nos choix le soir après dîner !
Au Cin'Hoche de Bagnolet, j'ai récemment vu trois films. Sean Penn en rock star décatie y est comme d'habitude formidable, mais There Must Be The Place n'est pas mon préféré de Paolo Sorrentino. Peut-être justement le travail sonore n'est-il pas à la hauteur des précédents ? Il se rapproche des Conséquences de l'amour dans sa torpeur patiente et son rapport à la vieillesse et à la mort. C'était de toute manière tellement mieux qu'avec L'Apollonide, souvenirs de la maison close de Bertrand Bonello avec lequel j'ai enchaîné dans la petite salle. Les actrices sont bien, le climat est juste, mais la paresse du scénario et les clichés me feront l'oublier au bout de 24 heures, si ce n'est l'utilisation branchouillée de musique actuelle qui me fait évoquer un syndrome Marie-Antoinette qui risque hélas de perdurer. La guerre est déclarée me fait osciller entre la déception prévisible et l'admiration envers la légèreté du traitement d'un sujet aussi pénible, la maladie d'un enfant. Malheureusement les clichés s'accumulent jusqu'à la séquence ralentie finale sur la plage, artifice que je n'apprécie que dans Appelez-moi Madame tandis que le travesti en robe de mariée court vers nous. Le film de Valérie Donzelli me rappelle plutôt Claude Sautet et la Nouvelle Qualité Française, une de mes bêtes noires. Là encore les morceaux musicaux choisis pour leur opportunité de sens me hérissent le poil devant tant de banalité.
Quitte à voir une bluette, Tomboy de Céline Sciamma est un film fragile et tendre qui nous laisse à nos réflexions lorsque la réalité reprend ses droits, quand la lumière se rallume. Au cinéma le silence laisse la place à l'émotion intime du spectateur plutôt qu'à celle que le réalisateur veut lui imposer. C'est pourtant à la diversité des interprétations que se reconnaît un chef d'œuvre.
Meek's Cutoff nous endort, la rétrospective perso de Tom DiCillo nous laisse sur notre faim, celle de David Mamet nous fait passer le temps, mais deux films dits grand public retiennent notre attention. D'abord Death at A Funeral, le dernier Neil LaBute (remake d'un film britannique de 2007 !?), comédie burlesque et cinglante, qui a l'extrême mérite de dresser le portrait d'une famille bourgeoise afro-américaine sans insister sur ses origines raciales. Comme j'en parle à Jonathan Buchsbaum il me conseille Attack The Block, film anglais de Joe Cornish, une bande de voyous du sud de Londres aux prises avec une invasion d'aliens dans leur immeuble, drôle et punchy, qui donne pour une fois à de jeunes blacks le beau rôle. Intéressant de constater ici comment la musique générationnelle peut fonctionner avec tel film et figurer une insupportable manipulation dans d'autres... Ce film de science-fiction se rapproche plutôt des Gremlins et des autres œuvres de Joe Dante par ses sous-entendus socaux-politiques. Fortement recommandé aux quelques lecteurs qui pensent que j'ai souvent des goûts trop intellos ! Comme Les beaux gosses de Riad Sattouf dont nous craignions que ce ne soit qu'une grivoiserie potache avant que nos éclats de rire rincent la moquette... Il y a tout de même un temps pour tout.

mercredi 21 septembre 2011

Step Across The Border à La Gaîté Lyrique


Benoît Hické, qui est responsable d'un cycle de projections de documentaires musicaux à la Gaîté Lyrique intitulé musiquepointdoc, m'a demandé de présenter ce soir le film de Nicolas Humbert et Werner Penzel, Step Across The Border, documentaire-culte consacré au musicien anglais Fred Frith. Peut-être est-ce parce que j'avais interviewé le guitariste-compositeur pour le Journal des Allumés dont je me suis occupé pendant dix ans ? Peut-être parce que nous nous connaissons depuis longtemps grâce à l'ami Robert Wyatt ? Peut-être parce que ma musique est directement issue de mon passé cinématographique ? Ou pour toutes ces raisons à la fois ! Car Step Across The Border (publié en DVD chez Winter & Winter et en CD chez Recommended Records) est un film dont la forme est directement inspirée par la musique, calqué sur l'improvisation libre que pratiquent les musiciens que Fred Frith rencontre pendant ses concerts autour du monde. Ce road movie rappelle les inventions rythmiques de Vertov et Vigo, travaille le son sans hiérarchie à la suite de John Cage et profite de la cuvée exceptionnelle de 1990 dans la carrière de Frith. La semaine dernière comme je lui demande comment il appréhende le film vingt ans plus tard il me répond, fidèle à sa position d'alors : "I confess I haven't seen it lately! But I think it's wonderful (took me a long time to learn to see myself without being annoyed or critical (about myself that is) but after that I just enjoy it for what it is..." Traduction : "Je confesse ne pas l'avoir vu depuis longtemps ! Mais je pense qu'il est formidable (cela m'a pris du temps à apprendre à me voir sans m'ennuyer ou être critique (à mon propos, s'entend), et j'ai fini par l'apprécier pour ce qu'il est..." Mais ne grillons pas nos cartouches. C'est ce soir mercredi à 20h.

mardi 2 août 2011

Projetés sur un drap blanc


Malgré quelques invraisemblances scénaristiques Code Source (2011) de Duncan Jones (fiston de David Bowie) avec Jack Gyllenhaal se laisse regarder. Dans un mois on l'aura oublié, mais le suspense de cet exercice de science fiction, cousin de Memento, nous aide déconnecter d'avec le monde réel et ses tracas.
Pour continuer dans l'ordre de programmation soir après soir, Gone Baby Gone de Ben Affleck (2007) est un polar social que les ultimes rebondissements rendent plus intéressant que le vulgum americanum filmum ; personnages attachants joués par Casey Affleck (le petit frère), Michelle Monaghan, Ed Harris, et climat torve à souhait, avec le mérite de nous poser une question quand les lumières se rallument.
L'espagnol Même la pluie de la réalisatrice Icíar Bollaín (2010) qui, par l'astuce du tournage d'un film en Bolivie, déroule en parallèle la résistance des Indiens à la conquête de Christophe Colomb et à une multinationale accapareuse de l'eau vitale est plein de bonnes intentions, mais la tension permanente et la musique hollywoodienne empêchent une pleine adhésion ; à force de vouloir éviter le manichéisme des personnages l'ultime volte-face en devient peu crédible.
Aucun d'entre nous n'avait jamais vu Gueule d'amour du sous-estimé Jean Grémillon. Tourné avec les remarquables Jean Gabin et Mireille Balin, ce film de 1937 est une énième démonstration du refoulement de l'homosexualité masculine sous couvert de jalousie, femme fatale et différence de classes ; copie rénovée aux noirs et blancs superbement contrastés.
À la sortie du coffret Pierre Etaix personne n'a semblé s'étonner de l'absence de L'âge de Monsieur est avancé tourné pour France 3 en 1987 dans le cadre de l'excellente collection Cinéma 16. Film bavard en hommage à Sacha Guitry, cette brillante comédie tranche avec le comique d'observation quasi muet des films sonores d'Etaix. Les longs plans séquences entrecoupés de contre-champs sur la salle du théâtre où est censée se passer l'action offrent au réalisateur accompagné de Nicole Calfan et Jean Carmet un formidable terrain de jeu où fusent les mots d'esprit sans oublier les artifices que permet le cinématographe. Certaines VHS enregistrées il y a fort longtemps, ici 1987, autorisent le tour de magie de découvrir quelque film aujourd'hui introuvable, en attendant la résurrection créée par les DVD.
Franche rigolade pour You Don't Mess with the Zohan (Rien que pour vos cheveux) de Dennis Dugan (2008) avec Adam Sandler et John Turturro, dans la lignée des films de Judd Apatow qui a cosigné le scénario avec Sandler et Robert Smigel. Ce comique potache est supportable lorsqu'il est équilibré par un scénario délirant qui pousse la situation dans ses extrémités. Le criminel conflit israélo-palestinien en devient absurde, l'humour ravageur apportant un message de paix salutaire.
Lorsqu'ensuite nous nous sommes retrouvés seuls au milieu de nulle part, la brume nous emprisonnant pendant sept autres jours, nous avons regardé plusieurs épisodes de Nurse Jackie (2010), David Golder (1930) de Julien Duvivier d'après Irène Némirovsky avec Harry Baur (critique cinglante de la bourgeoisie au moment du passage au parlant), Capitalism: a Love Story (2009) de Michael Moore (fouillis édifiant), un documentaire passionnant sur Boris Vian, le dramatique Funny People (2009) de Judd Apatow, et, seul, j'ai regardé les rushes inédits de Cinéastes de notre temps avec Capra, Mamoulian et Kazan, et me suis avalé la série In Treatment qui m'a fait plonger dans les méandres analytiques de mon enfance et dans celle de ma fille, suscitant des rêves qui m'empêchèrent de dormir en attendant que les étoiles refassent leur apparition.

jeudi 23 juin 2011

Le zouave


C'est à n'y comprendre rien. Les malaises chroniques justifient-ils le recours à l'homéopathie ou à la psychanalyse ? 4CH d'oxygène et une saison de In Treatment avec Gabriel Byrne ressemblent à des fictions télé que je n'imagine même pas allumer. Vous avez vu les programmes ? Les granules ne peuvent donc rien à l'embouteillage et le divan parqué derrière un grillage risque de s'envoler avant que je fasse le saut périlleux. Leitmotiv quotidien, je cours après le temps, fuite aussi extravagante que tenter de se dépasser soi-même. Croche-patte assuré. Fuyant toute procrastination, je traîne ma carcasse comme un isard en sortir de table, rebondissant lourdement de pièce en pièce, pour répondre aux sollicitations à l'instant où elles se présentent. Une porte se referme qu'une autre est déjà ouverte. Courant d'air. Mon shoot au blog devient de l'alpinisme, ginseng des montagnes de Changbai et miel de La Ciotat en guise de piolets. J'assure mes prises. La note est salée. Je l'envoie aux praticiens, qu'elle étanche leur soif. Un griffon sur un point d'orgue vaudrait mieux qu'un bémol dans un concert de loups-anges. Je taille les boucles d'Atys pour l'Opéra Comique et cherche à contourner l'aube de Peer Gynt quand midi sonne à ma porte. Le facteur apporte la pièce détachée que je finis par visser au plafond des couverts. Succès. Pas de blâme. Les dernières tomates sont rouges de confusion, mais si petites qu'on n'en fait qu'une bouchée. Je pense à la viande pour ce soir. Donnez-moi du lard, je te dis. Les enfants viennent dîner. Vous l'entendez, il ne pense qu'à l'amour. Ils sont si grands que je rétrécis. À l'Alma l'eau m'arrive aux genoux. Je replonge sur la planète. Dans quel état ? Pierre Oscar a désigné quatre parties : le conte de fées, la tension, l'horreur et les propositions. On n'a pas le choix, mais l'espèce humaine est insondable. J'enfile un paletot pour ne pas avoir froid au dos. Inquiet, je voudrais tout faire le jour-même. Croiser mes listes organise le chaos. En avance sur son temps, un pétard de 14 juillet nous allonge le temps de dire ouf. C'est bon. Le divan aura au moins servi à quelque chose.

vendredi 10 juin 2011

Buenaventura Durruti : Vivan las utopias !


Elsa avait onze ans. Nous lui avions fait chanter ¡ Vivan las Utopias ! en référence au ¡ Vivan las Cadenas ! (Vive les chaînes ! À bas la liberté !) anti-napoléonien repris par Luis Buñuel au début de son film Le Fantôme de la liberté. Bernard Vitet avait mis mes paroles en musique. J'aimais le décalage entre la voix d'enfant, la détermination du texte et la musique festive.

Quinze ans plus tard, le label nato réédite l'album Buenaventura Durruti, œuvre collective à l'initiative et sous la houlette de Jean Rochard. Un superbe livret de 136 pages accompagne le double CD : nouveaux textes, nouvelle présentation, mise en page noire et rouge pour ce sublime hommage à l'anarchiste espagnol mort à Madrid en 1936. La musique est la même, trente six plages où viennent naître et mourir les vagues de la révolution espagnole.

Mon père s'était engagé dans les Brigades Internationales, mais une crise de rhumatismes articulaires aigus l'empêchèrent de partir. Aucun de ses camarades n'en est revenu. Nous avons boycotté l'Espagne jusqu'à la mort de Franco en 1975. En souvenir de sa jeunesse et de la Résistance je n'ai jamais eu d'autre choix que de m'engager lorsque les occasions se sont présentées.

Si je sens plus de nostalgie que de rage dans ces deux heures incandescentes, n'est-ce pas à cause de l'occasion manquée, du gâchis impardonnable dont sont responsables les "démocraties" européennes et, pire, la trahison de Staline ? Hitler en conclut qu'il aurait les coudées franches. Il n'empêche que les artistes présents sur les deux galettes sont merveilleusement inspirés. Les nommer tous est impossible, alors je me souviens des voix d'Abel Paz, Violetta Ferrer, Nathalie Richard, Lucia Récio, Anna Vilás, Beñat Achiary, Phil Minton, Kader L'Aktivist, des pianos de Tony Hymas et Benoît Delbecq, des guitares de Noël Akchoté, Marc Ducret, Jean-François Pauvros et Raymond Boni, des clarinettes de Tony Coe, Carol Robinson et Sylvain Kassap, des saxophones d'Evan Parker et Guillaume Orti, des instruments basques de Michel Etchecopar, du oud d'Alla, des contrebasses d'Hélène Labarrière et Dave Green, des percussions de Steve Arguëlles et Mark Sanders, du duo Pifarély Couturier, du Ladybones Trombone Quartet et de la Marmite Infernale... Sans compter ceux qui accompagnèrent Elsa au sein d'Un Drame Musical Instantané : François Corneloup au soprano et au baryton, Herné Legeay à la guitare, Michel Godard au tuba, Xavier Desandre-Navarre aux percussions, Bernard à la trompette et moi rythmant tout cela à la machine à écrire, chatouillant ma fille qui épata tout le monde en filant la chanson d'une traite, mais demandant à reprendre le troisième pied de tel vers qu'elle ne trouvait pas assez juste !... Près d'une centaine de musiciens célèbrent la résistance, des auteurs aussi, de Durruti, Emma Goldman, Carl Einstein, George Orwell, Lucia Sánchez Saornil à Philippe Carles, Stéphane Ollivier, etc. Mais il est une chose terrible, je suis incapable de me souvenir du nom de tous les Espagnols présents sur les deux disques. L'oubli est criminel.

Buenaventura Durruti est un album incontournable, une des plus belles réalisations de nato dont les compilations sont légendaires, ?uvres à thème rassemblées par MC JR, tels Godard ça vous chante ?, Vol pour Sidney, Les BO du journal Spirou, Les films de ma ville, Joyeux Noël, la trilogie amérindienne de Tony Hymas et mon préféré, nouvellement réédité également, Les voix d'Itxassou de Tony Coe, sans oublier Le Chronatoscaphe, livre-objet d'une densité inégalée dont je réalisai les cinquante interludes !

En bonus, les paroles de ¡ Vivan las Utopias ! en tapant sur "Lire la suite"...

Lire la suite

mercredi 1 juin 2011

La quête du Graal, de ppp à fff


Le remix minimaliste des disques du label ECM par Ricardo Villalobos et Max Loderbauer sied parfaitement aux productions de Manfred Eicher. Là où le formatage planant de chaque album pris séparément m'endort, Re: ECM introduit une délicate dialectique slalomant entre des sources aussi variées qu'Arvo Pärt, Alexander Knaifel, John Abercrombie, Miroslav Vitous, Louis Sclavis, Bennie Maupin, Paul Motian, et plusieurs morceaux de Christian Wallumrød. Si je suis fan de la linéarité monotone de Michael Mantler, friand des inventions brechtiennes d'Heiner Goebbels ou de la trompette veloutée d'Arve Henriksen, rares sont les disques ECM que j'arrive à écouter sans avoir l'impression d'être dans un salon de massage.
La difficulté des DJ est d'obtenir les droits de ce qu'ils triturent ou l'astuce de malaxer ce qui les y autorisera. Lorsque l'on n'appartient pas à l'écurie d'une major, s'associer avec un label est une aubaine que Villalobos et Loderbauer ont su saisir au bond. J'accordai jadis à DJ Nem l'autorisation de se servir des disques GRRR sans que je sois d'ailleurs capable de reconnaître, la plupart du temps, les échantillons prélevés parmi mes productions ! Le double album Re: ECM, très reposant sans être soporifique, est une parfaite équation entre les différents termes qui le composent.


Comme j'évoquais White Noise et Silver Apples, deux disques qui m'inspirèrent à mes débuts, Théo me conseilla Golem du groupe allemand Sand enregistré en 1974. Les entêtantes guitare et basse des frères Papenberg rythment la voix de Johannes Vester pour un minimaliste et psychédélique krautrock où les synthétiseurs ont fait leur apparition. Klaus Schulze, auquel Philippe Labat aimait me comparer pour me taquiner, fait une apparition aux congas.
Je continue néanmoins à préférer les délires électroniques de David Vorhaus, Delia Derbyshire et Brian Hodgson qui, avec le percussionniste Paul Lytton (sur Black Mass Electric Storm in Hell) et les chanteurs John Whitman, Annie Bird, Val Shaw, me firent "tripper" plus d'un samedi soir. Acheté en 1969 à l'intuition pour sa pochette, An Electric Storm, premier album du groupe White Noise, n'a pas pris une ride tandis que les suivants n'ont malheureusement aucun intérêt.


Également acheté au Souffle Continu, où je jouerai le 17 juin à 18h30 de mes drôles de machines en duo avec Antonin-Tri Hoang (sax alto, clarinette et clarinette basse), The African Twintower Suite est la musique composée par Hanno Leichtmann pour un film du provocateur metteur en scène Christoph Schlingensief. Mélange de rythmique allemande pour percussion et échantillons bouclés (Leichtmann), de musique indienne (Ravi Srinvasan et Vandana Sharma), de claviers électriques (Sir Henry), le résultat tient d'un capharnaüm composant la bande-son d'un film remonté pour le disque, mais impossible à se figurer tant ses éléments semblent délicieusement incongrus.


De son côté, Franck Vigroux me conseille Massacre de Wolfgang Mitterer, dont l'argument s'inspire du massacre à Paris de Christopher Marlowe. Saint-Barthélémy de la musique classique, son opéra est resitué dans une perspective politique actuelle, guerre de religions mêlant l'électronique à cinq voix lyriques et au Remix Ensemble, neuf instrumentistes remarquablement dirigés par Peter Rundel. La richesse de l'œuvre ne se découvre qu'à une écoute attentive, où les éléments disparates se démasquent, malgré la surabondance de références savantes qui parquent le massacre dans le ghetto estampillé "musique contemporaine". Exige d'y revenir pour en saisir toute la richesse.
Je termine par une compilation réalisée par Vigroux sur son label D'autres cordes intitulée Archipel électronique vol1. Christophe Ruetsch, Erik M, Annabelle Playe, Bérangère maximin, Jérôme Montagne, Kasper Toeplitz, Sébastien Roux, Samuel Sighicelli et le maître de cérémonie se succèdent en une débauche électro-acoustique qui doit plus au GRM qu'à l'Ircam si je compare avec Massacre. Entendre des conducteurs de machine les mains dans le cambouis plutôt que des musiciens cravatés. Très belles pièces, l'électricité règne, la saturation n'est jamais loin, l'énergie est intacte, rien ne se perd, rien ne se crée.
C'est peut-être le bémol que j'ajouterais à tous ces univers si personnels, cités depuis le début de cet article. On ne quitte jamais les écoles, qu'elles se nomment microhouse, krautrock, classique contemporaine, électro-acoustique, etc., toutes pourraient être logiquement affublées d'une étiquette alors que je cherche désespérément l'innommable. J'évoque le Graal, seule motivation qui continue à me faire acheter des disques. Il apparaît en de rares occasions. D'après ma petite enquête, il semblerait que mes collègues musiciens sont toujours aussi peu nombreux à se ruiner dans les magasins de disques, à quelques exceptions près. C'est à ce prix pourtant que s'opèrent nos révolutions intérieures.

jeudi 26 mai 2011

La voix est libre aux Bouffes du Nord


Crime de lèse-Duchamp, Hélène Sage (photo 1) tapait allègrement sur sa collection de Ready Made tandis que Pierre Meunier sautait sur place pour scander son texte. J'étais hélas incapable d'écouter le flot de ses bons mots, accaparé par l'improvisation musicale dont les outils bruts sonnaient comme un poème électronique que n'aurait pas renié Edgard Varèse.
Suivaient les peintures noir et blanc de Vincent Fortemps qui venait de recevoir le Prix belge du Meilleur Livre et qu'accompagnaient Jean-François Pauvros à la guitare électrique et Alain Mahé électro-acoustique délivrée par ordinateur. Les dessins maculés, grattés, malaxés, projetés en transparence sur l'écran se transformaient sans cesse, créant de magnifiques abstractions dont l'ultime était étalée sur le visage barbouillé de l'artiste au moment du salut !


La première partie de cette seconde soirée des Jazz Nomades aux Bouffes du Nord se termina par un incroyable numéro chorégraphique de Jeanne Mordoj (photo 2) jonglant avec des jaunes d'œuf. La voix de Catherine Jauniaux et le violoncelle de Gaspar Claus jouaient les blancs avec la grâce d'une montée en neige pour réussir la plus belle omelette qu'il m'ait été donné de déguster au théâtre.
Après l'entr'acte de la soirée intitulée Glissements progressifs du désir en référence à Robbe-Grillet, la comédienne Cécile Duval éructa avec rage et humour un texte corrosif de Charles Pennequin que la chanteuse Guylaine Cosseron reprenait en écho, malaxé par les effets spéciaux de sa voix virtuose.


En guise de conclusion, le trio des Diaboliques (photo 3) fit corps, et d'esprit. Cela faisait des décennies que je ne les avais vues sur scène. La chanteuse Maggie Nicols, dans une forme éblouissante, ponctua ses sauts périlleux d'alertes claquettes et de son célèbre humour british dont les balles étaient merveilleusement rattrapées par la pianiste Irène Schweizer et la contrebassiste Joëlle Léandre, a piece of cake ! Entendre une tranche de gâteau plutôt qu'une tranche de vie...
Toute la soirée on aura été dans l'accompagnement magique de solistes bien allumé(e)s, ce lustre de bougies incandescentes rendant ses ors à la magnifique salle du Théâtre des Bouffes du Nord, toujours brute dans son jus.

P.S. : la soirée est intégralement en ligne jusqu'à fin décembre 2011 sur le site d'Arte !

mercredi 11 mai 2011

Alain Bashung dilué dans les limbes


Tels des fantômes flous flânant sur la tombe du rock, Tels de vagues rêves dans son chant insomniaque, les amis d'Alain ne savent pas retrouver l'articulation de Bashung. L'hommage rendu est enveloppé des voix des survivants, mais le timbre reconnaissable de chacun ne suffit pas à faire foi pour qu'on y lise les dates effacées par les anniversaires, enquillés jusqu'à plus soif. L'à-peu-près se note aux paroles inentendues quand tout est là pourtant, des airs secs au sable des portugaises, des mots liquides qui devraient la gorge enflammer, mais ne laissent que le parfum suranné des "jeunots" affamés. La petite entreprise, certes sympathique, vibre sans que leurs cordes s'y frottent ni s'y piquent ; il ne reste hélas que des ombres, la lumière s'est éteinte, les allumettes humides.
Bashung ne commençait ni par les paroles, ni par la musique, il les menait de front et soignait l'articulation dont il avait le secret. Sans vagues pas de risque de noyade. Les choix des copains sont explicites : Aucun express pour Noir Désir, Gaëtan Roussel 'passe pour une caravane, M rêve de Madame, Biolay n'a pas l'envergure de l'entreprise, Kerenn Ann fume pour oublier que tu buvais, Johnny Depp tient tous les instruments de son angora Vanessa, Stephan Eicher part en volutes, Dionysos saute en 2043, BB Brunes court après Gaby, Miossec rate Joséphine, Raphaël se pique d'apiculture et Christophe alcaline pour qu'il revienne. On a les disques. Le DVD Faisons envie (55mn) de Thierry Villeneuve qui accompagne le CD Tels Alain Bashung, est un double making of, de la compilation et du disparu. L'alternance des archives, des témoignages et des extraits n'évite pas le formatage attendu. On rêverait que ce genre de bonus nous accompagne aussi longtemps que l'audio. Pourquoi les maisons de disques soignent-elles au mieux le packaging, mais banalisent les reportages glissés dans le quatrième volet ? Une chanson est un court métrage, une petite fiction qui nous emporte, comme un clip que l'on se repasserait en boucle. Lorsque les paroles sont lues à plat, elles réveillent soudain la poésie de Bergman, Grillet, Fauque, Bashung et la musique se rappelle à notre bon souvenir, un instant diluée dans les limbes.

lundi 2 mai 2011

Le casse du siècle


Ce n'est pas une crise, c'est un casse ! Plusieurs films récents montrent comment une bande mafieuse a pris le contrôle des ressources planétaires à son profit. La théorie du complot explose devant les faits qui parlent d'eux-mêmes. Pas de parano, ce n'est plus de mise, mais une interrogation sévère sur comment s'en débarrasser.
Le film Solutions locales pour un désordre global de Coline Serreau montrait l'absurdité criminelle de l'industrie agroalimentaire (et ouvrait quelques perspectives de résistance). La collection de DVD "Docs citoyens" éditée par les Éditions Montparnasse rassemble également La Stratégie du choc, We Feed the World - le marché de la faim, Tchernobyl - la vie contaminée - vivre avec Tchernobyl, Plastic Planet, Les Médicamenteurs, Disparition des abeilles - la fin d’un mystère, Ces fromages qu’on assassine, Écologie - ces catastrophes qui changèrent le monde, etc. Inside Job de Charles Ferguson décortique l'escroquerie internationale qui a abouti au crash économique de 2008. La dépression mondiale a coûté plus de 20 000 milliards de dollars, engendrant pour des millions de personnes la perte de leur emploi et leur maison, et d'un autre côté permettant à quelques uns de s'enrichir au delà de l'imaginable. L'industrie et surtout les banques ont mis la main sur le pouvoir politique, faisant partout passer les lois qui les arrangent, dérégulation leur permettant chaque fois d'engranger plus de profits, en ruinant les petits et s'attaquant à la classe moyenne encore solvable ! Dommage que le film de Ferguson ne bénéficie pas d'une analyse marxiste, il aurait été encore plus saisissant. Le seul énoncé des faits rapportés par des économistes, journalistes et politiciens suffit à démontrer le crime dont sont responsables les banques. Les Français Dominique Strauss-Kahn et Christine Lagarde, qui font partie de l'éloquente distribution du film, ont l'air de gentilles brebis à côté des assassins patentés, c'est tout dire ! Le journaliste Denis Robert, qui avait montré comment les chambres de compensation camouflaient les échanges économiques inavouables, a finalement eu gain de cause...
Face au hold-up bancaire, à la destruction systématique des ressources naturelles, à l'appauvrissement des populations et à la famine qui continue de sévir, la prétendue démocratie en prend un coup. Dans le passé on vous concoctait une bonne guerre qui envoyait au casse-pipe les laissés pour compte pour rééquilibrer la société, mais depuis que les armuriers ont trouvé le moyen de vendre leurs armes aux pays pauvres, le front a changé de lignes. En réalité cela se perpétue, mais à une plus grande échelle. La guerre que nos gouvernements à la solde de l'industrie mènent contre le monde fait moins de dégâts sur nos territoires nationaux sans savoir se débarrasser de ses indésirables. Et lorsque la Novlangue évoque les effets collatéraux, qu'est-ce que 2000 victimes en un jour quand 30000 enfants meurent toujours de malnutrition dans le même temps, et ce 365 jours par an ? Les chiffres n'ont jamais voulu rien dire. Ce ne sont que des images, des images distillées par les Informations pour nous abrutir.
Nous sommes tous complices, confortablement assis devant nos écrans hypnotiques. Nous ne serons pourtant pas indemnes. Les armes de destruction massive (économie confisquée, nucléaire aux retombées planétaires, massacre des espèces animales et végétales, etc.) sont à l'image de ce que les générations précédentes craignaient avec les bombes atomiques, personne n'est plus à l'abri ! Les assassins sont suicidaires, mais nul ne peut présager des réveils des peuples. Les révolutions sont parfois rouges, parfois brunes, et elles aboutissent souvent à des massacres, passé l'enthousiasme des premiers jours. Quoi qu'il arrive elles sont inéluctables. Le printemps arabe montre que rien n'est immuable et que les femmes et les hommes peuvent se révolter et changer la donne. Le mensonge qui entoure la catastrophe de Fukushima finira par se dévoiler, petit à petit, avec tact ! Mais la mafia des banques a de la ressource. On a cru longtemps que la télévision était devenue le nouvel opium du peuple, c'était sans compter l'esprit communautaire et la peur. Plutôt que d'assumer nos responsabilités qui nous condamnent comme complices, plutôt que d'affronter la mort devant laquelle nous finissons tous égaux, plutôt que de nous mettre au travail pour chasser les cyniques profiteurs, nous préférons nous enfermer dans des replis communautaires où les encensoirs diffusent leurs messes soporifiques. La religion fait son come back. Il ne manquait que ça ! Rappelez-moi où est l'interrupteur pour allumer la lumière... L'obscurantisme n'annonce pas de bonnes nouvelles. Sans éducation, la démocratie est un canular. La loi du plus grand nombre est dictée par les marionnettistes.
Le pire est arrivé lorsque le Capital est devenu marxiste et que les peuples ont oublié une fois de plus de se battre pour leurs intérêts de classe. L'ultralibéralisme est une révolution internationale telle qu'imaginée par Trotsky, sauf qu'elle profite aux riches qui ont compris le mécanisme. Le crime organisé a pris le pouvoir sur nos gouvernements. Le communautarisme et le nationalisme sont la réponse des indigents. Il n'y a plus beaucoup de solutions. S'enfoncer dans l'entropie autodestructrice ou arrêter brutalement le hold-up dont est coupable une bande de cols blancs toujours plus avides, drogués au nombre de zéros sur leurs comptes offshore ? Il n'y a rien de bien nouveau dans ce casse de quelques uns au détriment de l'ensemble. Sauf que les proportions sont devenues planétaires, les dégâts irrémédiables. Jamais dans l'histoire de l'humanité les risques n'ont été si grands. Le seul progrès dont nous pourrions être fiers est celui qui supprimerait l'exploitation de l'homme par l'homme, et sa mégalanthropie détruisant avec lui toutes les autres espèces. Le reste est de la poudre aux yeux. Il y a du choix sur le marché de la drogue. Que souhaitons-nous défendre ? Quels sacrifices sommes-nous prêts à faire pour que cela change ? Quelles histoires pouvons-nous raconter à nos enfants ? Sera-t-il une fois ?

mardi 22 mars 2011

Mourir ? Plutôt crever !


Mourir ? Plutôt crever ! de la réalisatrice Stéphane Mercurio, sur son père Maurice Sinet dit Siné, est un film drôle et politique. La longue vie d'empêcheur de tourner en rond du dessinateur pamphlétaire offre suffisamment de rebondissements pour alimenter les 95 minutes sans ne jamais s'essouffler. De la guerre d'Algérie jusqu'aujourd'hui en passant par mai 68, Siné fut sur tous les fronts de résistance, liant amitié avec Prévert et Malcolm X, ne se laissant jamais museler malgré les procès et les menaces. Entouré par une bande de potes dont la solidarité s'exprimera magnifiquement avec le lancement de Siné Hebdo après son éviction scandaleuse de Charlie Hebdo par le fat dictateur Val (passé depuis à France Inter), il fait partie de ses vieillards indignes qui n'ont jamais déposé les armes tel Stéphane Hessel, capable de faire encore scandale pour oser remettre en question l'état colonialiste d'Israël. Ma mère avait vendu ses chats pitres en cartes postales. Plus tard j'achetai chaque semaine L'Enragé dont je conserve également pieusement la collection complète. Nous l'interviewames sur son lit d'hôpital pour le Journal des Allumés et je rempilai avec son dernier canard devant la stupidité de la Licra, BHL et consort, et même qu'on les sorte... La bande-annonce rend bien le feu d'artifices d'intelligence du vieil anar...


Le DVD des Éditions Montparnasse qui sortira le 5 avril offfre en plus deux dessins animés, Le monde de Siné et Ah ah ah ah ah..., le bouclage du dernier numéro de Siné Hebdo et quelques réactions à la sortie du film. Le CD des musiques de jazz accompagnant le long métrage ne me paraît pas indispensable hors contexte, mais il fait certainement tant plaisir au provocateur patenté. Je vois mal comment on pourrait refuser un bon swing au maître de l'uppercut.

mercredi 2 mars 2011

Yobi le renard à 5 queues


Face au conformisme généralisé du cinéma contemporain, l'imagination des cinéastes d'animation nous offre une bouffée de fantaisie salvatrice. Le réalisateur sud-coréen Lee Sung-Gang fait partie de ces équilibristes allumés tels le Japonais Hayaho Miyazaki qui ravissent tant les grands que les petits. Yobi le renard à 5 queues s'inspire d'une légende coréenne où se croisent une bande d'aliens poilus qui portent des couches métalliques, un jeune garçon romantique, une ombre mystérieuse, un chasseur féroce, et surtout un petit animal capable de se transformer en n'importe quelle autre créature, y compris une petite fille ou sa maman.


Le scénario merveilleusement abracadabrant laisse la place à l'imagination des spectateurs tout en défendant, à la fois, le droit à la différence et la nécessité d'être soi. Le thème de la tolérance est un classique de ce genre de cinéma, du Géant de fer au Voyage de Chihiro, la ville mettant ici en péril la forêt et ses hôtes. Les inventions graphiques découlent naturellement des nombreux rebondissements scénaristiques et l'on retrouve le rêve, composante indispensable à l'appréhension de la réalité. Dans un style très différent, Lee Sung-Gang avait reçu le Premier Prix du Festival d'Annecy en 2002 pour Mari Iyagi, également publié en DVD par les Éditions Montparnasse.

dimanche 27 février 2011

Moustoques (17)


Un soir à Kompong Chhnang j'ai réalisé une série de photographies sur une nuée d'insectes. C'est le genre de bestioles que l'on préfère voir en peinture que de les entendre vrombir à vos oreilles en plein milieu de la nuit. J'allume brusquement pour localiser le vampire. J'éteins. Je rallume. Je claque. Je serviette. Badigeonnage à l'Insect Écran. Rampage sous moustiquaire. Tous les moyens sont bons selon les endroits et les ressources. Parfois on se réveille boursoufflé, parfois les yeux gonflés de fatigue. D'autres fois l'on ressent un sentiment de victoire alors que l'on a occis un animal qui ne pensait pas à mal, mais voulait simplement se nourrir. S'il ne risquait pas de nous refiler une saloperie et que son anesthésiant ne démangeait pas on se laisserait peut-être aller à jouer à True Blood.
Rentrés à Paris depuis un mois, nous ne comprendrons pas comment hier soir, malgré le climat hivernal, un moustique pouvait avoir l'audace de vrombir autour de nos oreillers ?

mercredi 2 février 2011

À l'horizon la Birmanie (2)


il n'y a que quelques pas à faire dans le sable pour plonger dans l'Océan Indien. Par temps clair on peut apercevoir la Birmanie (Myanmar). Les grands bateaux ressemblent à des vaisseaux pirates faits de bric et de broc comme dans les élucubrations hollywoodiennes du cinéma australien. Ils pêchent les calamars de nuit avec de puissants projecteurs.


Après avoir traversé des plantations d'hévéas et de noix de cajou nous avons rejoint à pied la côte est. Des aigles de mer et de petits échassiers nous surveillent comme nous attaquons les pentes douces de l'étroit bitume qui sert de route aux scooters. En Thaïlande on roule à gauche. Sur l'île les automobiles sont interdites. Nous rentrons en taxi-mob à temps pour profiter du soleil rouge s'enfonçant sur l'horizon comme dans une boutonnière.


Je dévore L'ombre du vent de Carlos Ruiz Zafon qu'Elsa m'a offert pour Noël. Nous sèmerons nos lectures au fur et à mesure sur notre route pour alléger nos bagages et faire de la place pour de nouveaux trésors. Françoise fait une cure de sommeil pendant que je me laisse aller à la rêverie annoncée. Hélas, à cent mètres, les sub-basses du bar psychédélique nous réveillent, techno allemande comme la plupart des touristes de cette île paradisiaque non répertoriée par le Routard. Nous préférons aller faire un tour pour voir ce qui se passe sur la plage à minuit plutôt que pester contre cette pollution nocturne.


Deux jeunes Thaïs font s'envoler des montgolfières de fortune en allumant un feu sous une haute lanterne de papier blanc. L'étoile incandescente brûle au large au-dessus des vaisseaux qui marquent une ligne d'horizon fictive comme la corde d'un arc formé par la baie que nous arpentons dans le noir. La nuit s'avérera agitée. Après les décibels de quatre débiles abrutis je surprends le gecko dans la salle de bain, souple comme un gros gant de toilette grisâtre qui fait autant de bruit que la veille, mais chaque fois trop brièvement, et une seule fois par nuit, pour que je parvienne à l'enregistrer. C'est ensuite autour d'un rongeur de faire la nouba au-dessus de nos têtes. Il grattera et rongera le plafond toute la nuit.
Le matin je plonge dans l'eau redevenue bleue pour chasser un cauchemar, reste de l'an passé et du temps exclusif où le travail occupait mes pensées. Le ciel fait la couleur de l'eau...

mardi 14 décembre 2010

À quoi rêvent les têtes de veau


Hier soir au Brady était projeté le court métrage de Sonia Cruchon, À quoi rêvent les têtes de veau, une fiction freudienne de 16 minutes où elle règle le sort du loup en deux coups de fourchette à peau, et même de seconde peau... Car sa tête de veau, Sonia l'a mitonnée aux petits oignons. Attrapant le taureau par les cornes, elle a soigné son premier film comme le meilleur praticien, comprenant que nous nous faisons tous et toutes du cinéma. On se raconte des histoires, comme jadis nos parents pour que nous nous endormions. Le film, bouleversant de poésie brute, dresse un pont entre les interrogations de l'enfance et les énigmes de l'âge adulte. Entre les deux, on esquisse des réponses, qui, si elles rassurent, se révèleront forcément fausses.


Alors si vous désirez tout savoir sur le sexe des anges, pourquoi Dreyer aimait les moulins à vent, combien de visages peut prendre une vie sage, si la mémoire nous joue des tours, vous ferez chou blanc. Le film est une œuvre ouverte que chacun assaisonnera à sa sauce. Rite de passage ou jeu de cache-cache avec les sens, le cinéma est la réunion d'images et de sons qui se complètent, le montage jouant à saute-mouton avec le temps et la lumière se gardant bien de mépriser les zones d'ombre. À quoi rêvent les têtes de veau est un film personnel nous permettant d'y trouver nos propres références, et de rêver, longtemps après que la salle fût rallumée.

dimanche 7 novembre 2010

L'aventure intérieure


Je marche dans la nuit. Les jeunes allemands ont presque tous une bière à la main. C'est samedi. Certains trottoirs sont hérissés de bouteilles, souvent vides, le cul par terre, jamais renversées. Le raccourci passe par une rue sombre, mais les lumières des porches la rendent interactive. Au fur et à mesure que j'avance elles s'allument et s'éteignent derrière moi. Comme une énième installation. Le monologue des deux machines a reçu le prix mérité du Lab et les lapins ont tenu leur promesse, sauf un qui est resté de marbre. La fatigue me rend ivre.
Je m'étais pourtant reposé au concert de Lynn Pook et Julien Clauss, allongé sur un matelas, équipé de 15 petits haut-parleurs qui me collent à la peau au travers de ma chemise et de la camisole dont ils nous ont affublés. Stimuline n'autorise que vingt-huit places, vingt-huit spectateurs, dont certains s'endormiront, rassérénés par cinquante minutes de musique enveloppante. Un haut-parleur derrière la tête, deux sous les omoplates, deux sur les hanches, deux sous les genoux, deux sur les coudes, deux sur les pieds, un sur la colonne, un sous le coccyx, le système audio-tactile imaginé par Lynn fait vibrer la musique à la surface du corps. Le squelette fait circuler le son. Nous entrons en résonance avec les graves. La piqûre des aigus vient nous asticoter. Le point d'écoute varie sans cesse. Nos oreilles sont obstruées par des bouchons pour que nous ne soyons plus sensibles qu'au contact. L'atmosphère rougeoyante s'éteint pour qu'aucune image ne vienne perturber notre écoute. L'expérience fait oublier le côté un peu décousu de la composition musicale que j'aurais suggérée plus structurée et par conséquent plus variée. La variété n'est pas très en vogue chez les jeunes musiciens si j'en crois tous les concerts minimalistes auxquels nous avons assisté depuis quelques mois.
Stimuline n'est pas un coup d'essai. Lynn Pook est passionnée par l'audio-tactile depuis plusieurs années et Julien Clauss aime interroger le son en le déplaçant de sa fonction vers des nouveaux espaces. Ils nous offrent une nouvelle façon d'entendre qui intéressera forcément aussi les sourds et les aveugles. Même si nous restons à fleur de peau et que la promiscuité fait ressembler ces trois quarts d'heure à une communion, nous entrons dans le monde de l'aventure intérieure.
Mais il est tard. À cette heure-ci la mienne sombre dans celui des rêves. Mes yeux se ferment. La musique ne consiste plus qu'en un battement de cœur, la circulation du sang dans mes veines, une vague respiration et les canalisations que la chambre d'hôtel ne réussit pas à filtrer dans la ville endormie.

jeudi 9 septembre 2010

Touché !


Une amie s'interrogeait récemment sur son intérêt pour la décapitation, bien qu'elle ne soit nullement tentée par sa pratique, rassurons-nous. Notez tout de même qu'à l'appel d'embauche du dernier bourreau, avant la suppression de la peine de mort en 1981, trois cents personnes se proposèrent pour faire fonctionner la guillotine. Il eut été passionnant de faire une enquête pour savoir ce qu'étaient devenus les candidats malheureux !
Comme nous marchions dans l'obscurité, je remarquai que la coupure partageait nos cinq sens au niveau du cou de manière inégale. La vue, l'ouïe, l'odorat et le goût roulaient dans la sciure tandis que le toucher restait à genoux. Approchons-nous du crâne et du cerveau qu'il abrite pour constater que notre sensibilité s'exerce essentiellement par la vue et l'ouïe, laissant loin derrière l'odorat perdu au fil des siècles et le goût dont la marge de man?uvre se réduirait à quatre paramètres, sucré-salé-acide-amer si les Japonais n'ajoutaient l'umami qui permet d'identifier le glutamate et le kombu. Dans nos sociétés policées on touche peu, sauf les travailleurs manuels à qui leur profession évite d'être accusés de pelotage ! L'outil n'est pas non plus le doigté. Les masseurs, médecins, coiffeurs, etc. ont ce privilège. Une Italienne me confirmait hier soir que lorsqu'elle touche ses interlocuteurs, pratique courante dans son pays, les Français regardent sa main, ce qui devient pour elle embarrassant. On caresse son chat ou son chien, mais aujourd'hui on prend de dangereux risques avec les enfants, même si ce sont les siens ! Les mères indiennes massent les leurs, mais s'appuyer sur le bras de votre voisin ou de votre voisine produit souvent un malaise et sème la confusion... On tombe vite sur un tabou que la sexualité saura braver dans l'intimité. Les ébats sont d'autant plus frénétiques ou sensibles que "le toucher nous est ravi", comme je l'écrivais dans la chanson Camille du CD Carton. Contrairement aux autres sens, le toucher n'est pas raisonnable. Il ne s'expose vraiment que dans la sublimation du corps, peau à peau.
Mon amie touche donc du doigt un sujet épineux. Sans le savoir elle identifie la ligne pointillée qui sépare le corps du cerveau. Il ne s'agit nullement de la question de la mort qui pourrait s'exprimer de mille autres manières, mais de la relation qu'entretiennent le senti et le réfléchi. Ainsi le corps s'abandonne au chaos tandis que le cerveau prend le contrôle.

Illustration : Exécution sans jugement chez les rois maures de Henri Régnault (1870) par Pierre Oscar Lévy pour l'exposition Révélations au Petit Palais à Paris (2010).

jeudi 5 août 2010

Le Château des Carpathes


Une semaine après avoir téléchargé sur mon iPhone 4 l'application qui permet de recevoir gratuitement un étui pour régler le bug de l'antenne du téléphone, j'ai reçu le bumper, un cadre en caoutchouc tout simple qui a l'avantage de protéger un peu l'appareil et, surtout, plus agréable en main que la froide tranche en métal. Le signal de réception est enfin stable quelle que soit la façon de tenir le combiné. J'en profite pour faire un tour du propriétaire en testant les applications auxquelles mon iPhone 1 ne me donnait pas accès.
La définition des chaînes de télévision est incroyable. Je ne pouvais imaginer qu'il soit possible de suivre des émissions sur un aussi petit écran. Dommage que je ne la regarde jamais, bien que je sois encore en-dessous de l'âge moyen d'un téléspectateur d'Arte ! Ajoutez en dix de plus pour les chaînes du service public ou TF1 et vous comprendrez que la retraite a sonné depuis belles lurettes... Contrairement à ce que nous avions imaginé, les jeunes délaissent la télé au profit d'Internet ou d'activités plus saines que l'encloîtrement. Dans un accès de jeunisme caractérisé qui en irrita plus d'un avant que je ne déserte les réunions de producteurs indépendants, je vais donc dehors faire un tour. Comme il faut toujours que je pousse le matériel dans ses retranchements, j'ai raison du GPS d'Orange Maps en désobéissant systématiquement à ses injonctions vocales. Même s'il me court derrière, c'est assez époustouflant pour moi qui n'avais encore jamais testé la prise en charge automatique. Il sera dans ce cas indispensable d'utiliser un adaptateur sur l'allume-cigare, l'application dépensant vite son énergie. L'appareil-photo 5 Mo pixels et la caméra HD sont évidemment d'une qualité incomparable, comparés à la première version, mais je n'ai pu encore tester Face Time qui ne fonctionne qu'avec un autre iPhone 4, restriction limitant considérablement l'intérêt de la communication visiophonique, entendu que la plupart de mes camarades ne sont pas aussi timbrés que moi avec les nouvelles technologies.
L'alimentation externe occupe moins de place, mais le reste des améliorations est surtout dû au dernier système, l'iOS4 que Françoise a installé sur son 3G (donc la version 2) devenu hyper lent depuis.
Conclusion, c'est épatant, surtout si je me remémore Le Château des Carpathes ou toutes les élucubrations de Jules Verne qui constituaient la base de notre culture de science-fiction lorsque nous étions gamins. Un Drame Musical Instantané adapta ce roman pour la scène en 1987 avec Frank Royon Le Mée dans le rôle du récitant de cette "cantate enflammée". Dominique, qui nous accompagnait, et Bernard ayant pris une cuite au genièvre la veille, ce dernier fut pris d'une colère disproportionnée contre les fusées du feu d'artifice qui risquaient d'affoler les pigeons et déserta le parvis de l'église de Marcq-en-Barœul où nous étions installés pour jouir du spectacle auquel nous participions. Frank s'emballa, ne laissant plus aucun espace pour les instrumentaux que Francis et moi étions condamnés à interpréter en assumant la partition de notre camarade trompettiste en plus des nôtres. Plus ça allait, plus Frank accélérait. Je ne me souviens plus de grand chose si ce n'est du roman que nous avions habilement rajeuni avec nos machines du XXe siècle !

jeudi 15 juillet 2010

Silence on tourne


À peine avais-je le dos tourné que S. inonde la cave en voulant changer la pompe de la chaudière. Interrompu alors que je plaçais mon ambiance piscine sur le Manet qui fit scandale au salon des Refusés en 1863 (Mais que fait la police ? Elle arrive ! Sifflets à roulette et sirène pin pon d'avant l'Amérique...), je me retrouve devoir bouger des centaines de kilos de disques, éponger à quatre pattes et juguler la crise. Comme je vide les seaux d'eau encrassés par la suie je fais un vol plané à plat dos sur les planches de la terrasse. Il est trop tard pour réparer, je n'aurai pas encore d'eau chaude avant vingt quatre heures !
La journée avait commencé drôlement, en stéréophonie, à droite le réel, à gauche le virtuel. Un impressionnant orage éclate sur Paris tandis que je sonorise La tempête avec Pierre Oscar. Le tableau de Giorgione est une pure mise en scène de théâtre. Je jongle entre le tonnerre et la plaque de tôle. Les trois coups résonnent avant que la femme nue ne gronde. Le public applaudit le véritable éclair qui zèbre le ciel peint, mais en fait c'est la pluie...
Plus tard, Pierre Oscar jouera le rôle de Joseph dans le tableau de Georges de La Tour, soufflant comme un bœuf sur son labeur de charpentier face à l'enfant interprété il y a quelques jours par Sonia. Il plie sa ceinture pour imiter le bruit des semelles, mouille la mèche de la bougie avant de l'allumer et fait un trou avec une vrille dans mon tambour de bois. Tout est très délicat, souffles proches du silence.
Il m'attrape dans le mouvement avec son appareil tandis que je lui propose des sons pour le Zao Wou-Ki. Je pense utiliser un rhombe et des grains de riz tombant sur différentes percussions. Nous faisons le tri parmi les différentes ambiances que j'ai préparées pour Poussin, Courbet et Gauguin. Je cale toujours sur Vermeer.

jeudi 8 juillet 2010

La route parallèle


278. Chaque documentaire porte un numéro. Chaque commentaire peut en cacher un autre. 280. Chaque son est à sa place. Les documentaires numérotés sont quasiment muets. Le peu de musique, superbe. 185. Les cinq hommes sont alignés derrière la table. Ils prennent des notes. Le Secrétaire, chargé de les rappeler au règlement, ne supporte pas qu'on l'interrompe lorsqu'il projette les documents. 293. Une lumière s'allume. Une autre s'éteint. Les commentaires suggèrent que les associations d'idées recèlent le secret de l'énigme. 147. Le film de Ferdinand Khittl (1924-1976) commence lorsque s'achève la seconde partie. Le premier plan est un cadre noir avec un montage radiophonique coupé cut. 242. Je l'avais oublié. La route parallèle, qui date de dix ans plus tôt, nous fut projetée un matin de 1972 dans la grande salle de la Cinémathèque Française au Trocadéro. J'avais 19 ans. Depuis, je n'ai eu de cesse de rechercher cet OVNI, un film qui ne ressemble absolument à aucun autre. Chercher les similitudes et les antagonismes. C'est pareil. Le raisonnement par l'absurde représente probablement la seule réponse possible à l'énigme de l'existence. Il n'y a même pas de question. Comparons les faits. 253. Les cinq encyclopédistes de circonstance jouent leur vie. Ce n'est pas la première équipe à se plier à l'exercice. Ce ne sera hélas pas la dernière. Saurons-nous à notre tour nous identifier à leur quête ? Un kaléidoscope d'illusions. Sur 308 documents, nous n'en verrons que 16. Le texte des documents forme toujours dialectique avec l'image. Nombreux sont en couleurs, mais la salle de projection est en noir et blanc. Le puzzle est inextricable, les dés sont pipés. 205. Changement de repère. Ce casse-pipe kafkaïen tient de la science-fiction et du "thriller philosophique".
Francis Lecomte, directeur des éditions DVD Choses vues qui [importait] le label autrichien Filmmuseum dont c'est le 47e numéro, me confirme que les véritables films expérimentaux n'ont pas fait le deuil de la narration. D'autre part, le cinéma rétinien, farci de conventions, a toujours bénéficié d'un circuit parallèle lui permettant de survivre aux assauts du temps tandis que les circuits commerciaux ne pardonnent jamais aux films extra-ordinaires. S'ils font un bide à leur sortie, ils peuvent disparaître corps et âme dans les plis du temps. Il faut un fou, l'ayant-droit parfois d'un des protagonistes, un amateur éclairé (à la lampe de poche), pour exhumer les chefs d'œuvre inédits du 7e Art. La route parallèle est de ceux-là. Un diamant noir dans une salle obscure.
La version française a été supervisée à l'époque par Khittl lui-même, paraît-il encore meilleure que la version originale allemande sous-titrée en anglais. Elles sont toutes deux présentes sur le DVD, ainsi que 3 passionnants courts métrages documentaires du réalisateur, Auf geht’s (1955, 11′), Eine Stadt feiert Geburtstag (1958, 15′), Das magische Band (1959, 21′ inventives sur l'enregistrement magnétique) et deux entretiens où apparaît le réalisateur (un des signataires du Manifeste d’Oberhausen en 1962, l’acte de naissance du Nouveau Cinéma allemand), plus le découpage et le dossier de presse sur la partie Rom. Aux côtés des images, des sons, des mots, il y a des chiffres, toujours des chiffres, à commencer par "un" comme dans "un film". Il en faut bien pour espérer résoudre la comédie humaine, ici une équation très brechtienne. Reproduit dans le livret, le texte remarquable de Robert Benayoun publié en avril 1968 dans Positif m'évite de décortiquer l'objet. Avril 68, on comprend que le film soit passé inaperçu ! En 98, je lui avais dédié Machiavel. À l'issue de cette nouvelle projection, je comprends que je lui dois aussi ce blog.

samedi 3 juillet 2010

Trompette de la mort


En m'endormant je savais qu'un truc ne collait pas. J'avais prévu de sonoriser Les Ambassadeurs d'Holbein avec un solo de trompette à anche, instrument inventé dans les années 60 par Bernard Vitet qui utilisait un bec de saxophone sopranino sur sa trompette en si bémol aigu. Aussi, dès 1976, lorsque nous avons commencé à jouer ensemble, j'ai adapté le bec de mon alto à ma trompette de poche. Quelque chose me chagrinait. Je pensais qu'il manquait une ambiance derrière les phrases entrecoupées de silence, mais le problème venait du fait qu'ils étaient deux, ces brigands ! Dans mon sommeil, j'ai imaginé inviter un autre musicien à jouer en duo, mais aucun instrument ne me convenait. Je me suis demandé comment j'aurais fait si Pierre Oscar ne m'avait pas dit qu'il n'aimait que les instruments acoustiques. D'un coup, la musique a résonné dans ma tête, le timbre du rythme cardiaque, les souffles du Christ derrière le rideau, le Waldorf MicroWave XT que je n'avais pas allumé depuis des lustres... J'ai filtré les graves et rosi le bruit blanc, mais je n'étais pas au bout de mes peines. J'ai commencé par enregistrer tous les instruments ensemble, parce que j'aime que la musique sonne comme on respire. À 8 heures du matin, j'avais quatre excellentes prises dans la boîte. Manque de chance, je ne devais pas être tout à fait réveillé, les sons synthétiques étaient trop bas dans le mixage. Tout reprendre. Je les ai enregistrés seuls et j'ai recommencé à souffler par dessus, en faisant du bruit avec les clefs, en respirant, j'ai même poussé un gémissement sur le crucifix. Entre temps j'avais suffisamment répété en regardant le film pour en connaître toutes les subtiles articulations et me souvenir de l'analyse que Luis en avait faite. La première prise était la bonne ; juste remplacer la dernière phrase par une seconde. Tout est calé à l'image près, naturellement. Le son de la trompette à anche ressemble à celui d'une clarinette basse. Dominique compare mon solo à Roland Kirk sans connaître mon attachement au saxophoniste aveugle. Je pensais à quelque chose de grave, à la mort dont les signes sont partout cachés dans le tableau jusqu'au célèbre crâne anamorphosé. J'ai trouvé un moyen de boucler mes 4'51" et j'ai envoyé le fichier son. La tension était telle dans le studio que j'en avais encore la tremblote. Le soir, Pierre Oscar me dit qu'avec la musique on dirait du Scorcese. Les Ambassadeurs ont l'air de deux crapules. La vanité est devenu un film noir.

vendredi 18 juin 2010

Régime de croisière


Avant d'aller déjeuner West Queen West dans un restaurant tibétain, nous avons visité le Ship O' Fools de Janet Cardiff et George Bures Miller, jonque échouée à l'entrée du Trinity Bellwoods Park, avec à son bord tout un capharnaüm de matériaux recyclés constituant un orchestre brintzingue qui s'anime automatiquement pour recréer une ambiance de tempête. L'installation ressemble à la fois au Mécanium de Pierre Bastien et au spectacle d'Un Drame Musical Instantané, 20 000 lieues sous les mers, créé à la Péniche Opéra en 1988. Sur un premier bateau amarré à Jaurès, nous avions réalisé un musée de vitrines animées par les prestidigitateurs James et Liliane Hodges tandis que nous jouions en direct, Bernard faisait passer la tête des spectateurs sous une énorme cloche de verre qu'il frappait, Francis jouait de la guitare, j'avais encore mon ARP 2600. La seconde partie se déroulait sur une autre péniche. Les spectateurs étaient assis sur de faux rochers de part et d'autre d'une scène ressemblant à un long podium étroit de défilé de mode sur lequel évoluaient les danseuses. Les marionnettistes et les régisseurs étaient obligés de ramper sous le public et de diriger les personnages avec des fils juste au-dessus d'eux. Nous jouions respectivement les rôles de Némo, du harponneur Ned et du journaliste Arronax pour cette adaptation du roman de Jules Verne où le Capitaine incarne l'impérialisme colonisateur. Il ne reste bizarrement aucune image, mais la musique fit l'objet d'un disque chez GRRR. Ship O' Fools est une plongée sonore amusante, surtout quand les éléments se déchaînent.


Plus tard nous avons recherché des galeries d'art, mais rien n'eut grâce à mes yeux. Je suis trop difficile. Ça me déprime. Je photographie le mur peint au-dessus du parking du Musée d'Art Contemporain qui en dit plus long sur les fantasmes de notre civilisation que pas mal d'?uvres exposées, par exemple, au 401. M'interrogeant sur l'urgence, la révolte ou l'inéluctabilité, je m'inquiète de savoir ce que deviendront tous ces artistes en herbe. Émotion ou questionnement sont les deux qualités que je recherche dans une ?uvre d'art.


Au Women's Art Ressource Centre (WARC) qui y est situé, le public peut improviser sur The Emotion Organ d'Amanda Stegell. Encore un projet sympathique, mais qui ne me nourrit pas assez. Le jeu au clavier d'un harmonium déclenche des couleurs projetées sur les pals d'un ventilateur en mouvement. Il est aussi censé produire des odeurs, mais nous n'avons rien senti. Il y a un nombre incalculable de structures gérées par les artistes eux-mêmes. L'autodiscipline permet au système d'autogestion et de cooptation de parfaitement fonctionner. Nous découvrons beaucoup d'autres ?uvres dont j'ai oublié les titres. Urgence et inéluctabilité ? Je me rabats sur la bouffe ! Après un dîner hongrois-thaï (!), nous terminons la soirée au 43ème étage et à la bière. Je descends taper mon article au radar.

vendredi 11 juin 2010

Les lumières de la ville


Ne sachant pas quelle photo choisir j'en ai juxtaposé trois pour une petite reconstitution de la vue grandeur nature qu'offre Toronto depuis la baie vitrée de ma chambre d'hôtel. Le Sheraton occupe à lui tout seul un "bloc" avec sa Queen's Tower de 43 étages. L'ascenseur passe directement du 4ème au 23ème, mais nous nous arrêtons humblement au 29ème. Comme d'habitude, pas moyen d'ouvrir la fenêtre et l'air conditionné obéit mal à mes injonctions. Je grelotte alors que dehors il fait bon. Entre deux gratte-ciel on aperçoit le lac Ontario. Le quartier est très agréable, galeries d'art, restaurants exotiques fréquentés par des jeunes, cosmopolitisme permettant à chacun de vivre comme il l'entend... En rentrant de dîner le panorama s'est allumé comme les vieilles cartes postales que l'on place devant l'abat-jour pour passer du jour à la nuit.


La CN Tower (553,33 mètres !) s'est éclairée en rose. Les petits rectangles de lumière ne sont que des bureaux. Ma chambre donne au sud et celle d'Antoine au nord. Lui voit le City Hall et la verdure qui s'étale à perte de vue sur les 630 km² de la ville. Tôt demain matin nous installons nos lapins. Mes yeux se ferment tandis que je repense à la nouvelle installation que nous avons imaginée dans l'avion et qui pourrait voir le jour en novembre, enfin, si elle résiste à l'analyse ! La sirène d'un gros navire trompe sans cesse, sans que l'on sache pourquoi. Malgré le décalage horaire, c'est la nuit ici comme à Paris.

N.B.: j'en parlerai plus précisément d'ici là, mais dimanche soir à minuit sur France Musique dans Tapage Nocturne, Bruno Letort diffusera le duo que j'ai enregistré avec le violoncelliste Vincent Segal...

mercredi 9 juin 2010

Les compositeurs de musiques en vrac


La confusion la plus terrible règne parmi les compositeurs de musique dite contemporaine. Sur le site Musiques en vrac je découvre avec stupeur une pétition signée par plus de 500 personnalités s'insurgeant contre l'élection à la Villa Médicis de deux compositeurs de musiques actuelles. La confusion porte d'abord sur musiques et musiciens : il apparaît que les seconds sont plus en vrac que leurs productions pour avoir cautionné une telle initiative sans en avoir mesuré les causes et les conséquences. La confusion s'exerce entre la critique des autorités de tutelle et la division que certains tenants de la musique contemporaine officielle veulent continuer à imposer à des compositeurs qui ne sortent pas du sérail.
Premièrement, la pétition anonyme évite tout engagement de ses rédacteurs, pour ne pas se faire mal voir du Ministère de la Culture tout en le critiquant sous couvert de ses signataires.
Deuxièmement, passé le haro stérile et fratricide sur les musiques actuelles que l'on pourrait appeler musiques contemporaines populaires en cela qu'elles n'ont pas rompu leurs racines avec l'actualité sociale comme il était courant de le vivre avant les années 50, les deux compositeurs de musiques actuelles et leurs projets ne sont cités nulle part. Or il s'agit des projets de Claire Diterzi et du binôme Malik Mezzadri-Gilbert Nouno. Je doute que nombreux signataires eussent validé l'honteuse pétition s'ils avaient connu le nom des artistes incriminés.
De là à penser que les anonymes rédacteurs sont un ou plusieurs manipulateurs il n'y a pas loin lorsque l'on sait que la première, Claire Touzi Dit Terzi dite Claire Diterzi, en plus d'être une femme dans un monde machiste très fermé, est "née d'un père kabyle qu'elle n'a pas connu" et que Malik Mezzadri dit Magic Malik est "né en Côte d'Ivoire et a grandi en Guadeloupe", origines assez peu courantes dans le secteur ô combien réactionnaire de la musique classique fut-elle contemporaine.
Surtout, le travail de ces trois compositeurs, quels que soient leurs secteurs d'intervention, a toujours été marqué par la recherche, le troisième larron, Gilbert Nouno étant lui-même un compositeur de musique électro-acoustique reconnu. Les contemporains, et même les jazzmen, ont toujours fantasmé le succès des rockers sans en connaître la réalité quotidienne.
Que l'on accorde des Villa Hors les Murs à des Delbecq et des Vigroux passe encore, mais que Rome accueille en sa maison mère des métèques dont le chemin a croisé le jazz, le rock, et pire, la chanson française, est intolérable pour une bourgeoisie imbue d'elle-même et gardienne de ses prérogatives de classe. Combien de signataires ont-ils écouté la musique de Malik, Nouno ou Diterzi ? L'ignorance des uns et des autres justifient les signatures incohérentes avec la morale de nombre d'entre eux. Si je n'ai eu qu'un bref contact avec Magic Malik lors de la production de la compilation des Allumés dont je fus en charge, j'ai écrit tout le bien que je pensais de la plus décriée, une des rares artistes inventives depuis Camille à oser confronter son imagination au monde aussi fermé de la chanson française. Car toute cette affaire pue la ségrégation hexagonale, absence de solidarité asphyxiant le monde artistique de ses préjugés d'un autre temps. Cette pétition n'a rien de contemporain. Et si le Ministère a imposé ces choix pour des raisons démagogiques, réjouissons-nous qu'il profite à des artistes qui le méritent et sortent du train-train soporifique d'un milieu refermé sur lui-même, dont les pratiques consanguines n'ont rien à offrir à la France de demain.

P.S.: Contre-pétition
P.P.S.: sur le site où mène le lien ci-dessus je me suis exprimé longuement, exercice exténuant, grâce aux commentaires aujourd'hui fermés par Benjamin Renaud, lui-même fatigué par l'énergie que requiert la gestion d'une telle entreprise. Beau travail, précis et modérateur, qu'il en soit remercié !

samedi 15 mai 2010

La Chine vue de travers


Dans Libération du jeudi 13 mai...
Là je m'arrête une seconde en souvenir d'un autre 13 mai place Denfert-Rochereau, j'avais 15 ans et déjà plus toutes mes dents après un accident dans la cour de l'école et 4 germo-sectomies sur celles de la sagesse, c'était un lundi, ma seconde manif après celle du vendredi précédent. Je ne peux jamais évoquer ces deux dates sans remonter le temps. Comme je parlais avec émotion du 10 mai 1968 avec l'excellent et facond boucher de la rue de Noisy-le-Sec qui connaît par cœur toutes les tirades du cinéma français, Charly me raconte que lui non plus ne peut l'oublier puisqu'elle marque son arrivée à Paris depuis sa Croatie natale. Les anniversaires n'ont pas les mêmes significations pour chacun, et si on tient le coup on finira par en avoir 365 par an et 366 les années bissextiles...
Donc jeudi dernier, en avant-dernières pages de Libé, la réalisatrice Isabel Coixet qui fait trôner un baigneur de 6 mètres de haut dans le pavillon espagnol de l'exposition universelle de Shangai, un truc hideux nommé Miguelín, souriant, gazouillant et remuant la tête, ne se contente pas d'étaler son stérile égocentrisme à propos des enfants, elle explique son choix pour "faire passer un message aux Chinois". Et là je cite, parce que cela vaut son pesant d'arrogance et de mépris post-colonial, motivé par une inculture crasse et honteuse : "Au pays de l'enfant unique et du bébé roi, celui-ci fait un tabac ! Ce que je veux dire, c'est que ce n'est pas tout de faire des enfants. Il faut aussi leur donner une bonne vie : la liberté d'expression, l'égalité, l'assurance-maladie, un monde sans pollution, tout ce qui manque en Chine !" Ah, la civilisation ! On croirait entendre les explorateurs découvrant les premiers Pygmées dans les années 20. Quelle condescendance ! En reprenant les termes de sa leçon aux petits Chinois, banalité ressassée à longueur de temps par tous les prétendus tenants de la démocratie, je m'interroge sur le pays où son bébé qui fait des bulles fut construit, puisque, bien qu'espagnol, il est "made in USA". Commençons par le tabac dont la Chine est le premier producteur et manufacturier au monde. Ce n'est pas vraiment la question, d'accord. On s'interrogera par contre sur l'enfant-roi (n'avons-nous pas gâté nos petits princes et nos petites princesses, et ce quelle que soit la classe sociale en comparaison du reste du monde ?), sur l'égalité dans les pays occidentaux où l'écart entre riches et pauvres se creuse sans cesse dans des proportions scandaleuses, sur l'assurance-maladie (la récente réforme obamesque sur la santé est un cadeau aux assurances devenues obligatoires y compris à ceux qui n'en ont pas plus les moyens qu'avant !), sur la pollution à l'heure où la côte sud des États Unis est engluée dans le pétrole BP et où nous continuons à ne rien faire pour ralentir la catastrophe planétaire, et même sur la liberté d'expression où toute notre presse est aux mains du Capital et où les États cherchent à contrôler Internet comme tout le monde (Hadopi n'est que le pied dans la porte, étudiez bien LOPPSI qui pend à nos longs nez !).
Peut-être devrions-nous aussi rappeler à cette dame qui n'a pas inventé la poudre tout ce dont nous avons hérité de ce peuple cruel et inculte : le papier, l'imprimerie, la boussole, le compas, l'horloge, la soie, la porcelaine, le papier-monnaie, le forage, le sismographe, la brouette, le gouvernail axial, le parapluie, l'allumette, les pâtes, la bière, le thé, etc. Aujourd'hui le "Made in China" montre bien l'hypocrisie et le cynisme des libéraux que personne ne force à aller tout faire fabriquer là-bas. Nous profitons des prix en condamnant ce qui les y autorise. L'ultra-libéralisme associé au parti unique fait rêver plus d'un pays occidental en dessinant un modèle qui fait froid dans le dos. Les services de communication de nos états cherchent à camoufler et atténuer l'emprise chinoise par des campagnes de dénégation. Je ne vais pas recommencer avec le bourrage de crânes sur le Tibet, Slavoj Žižek en ayant fait en son temps une remarquable démonstration dans le Monde Diplomatique...
La Chine n'est certes pas un modèle, mais qui prétendons-nous représenter pour lui donner des leçons ?

samedi 8 mai 2010

Les bonnes poires, le paltoquet et un sacré fantôme


Commençons par dédier cet article à tous les témoins de second ordre dont le nom n'est pas cité sur la jaquette du livre consacré à l'un des plus grands musiciens américains de l'histoire de la musique, le digne héritier de Charles Ives et John Coltrane, à savoir l'immense Albert Ayler, retrouvé noyé dans l'East River en novembre 1970 à l'âge de trente quatre ans...
Voici donc : à Noël Akchoté, Pascal Anquetil, Philippe Aronson, Guillaume Belhomme, Flavien Berger, François Billard, Jean-Jacques Birgé, Alexandre Breton, Dave Burrell, Roy Campbell, Bernard Chambaz, Jean-Louis Comolli, Richard Davis, Michel Delorme, Matthieu Donarier, Pascal Dusapin, Edouard Fouré Caul-Futy, Alex Grillo, Henry Grimes, Philippe Gumplowicz, Mats Gustafsson, Lee Konitz, Oliver Lake, Joachim Kühn, Mathieu Nuss, Guillaume Orti, Jean-Marc Padovani, William Parker, Annette Peacock, Hervé Péjaudier, Ivo Perelman, Serge Pey, Alexandre Pierrepont, Sam Rivers, Ildefonso Rodriguez, Jean Saavedra, Jean-Pierre Sarrazac, Martin Sarrazac, Alan Silva, François-René Simon, Jedediah Sklower, Sébastien Smirou, Tristan Soler, Bernard Stollman, Christian Tarting, John Tchicai, Mathieu Terrier (absent du sommaire), Henri Texier, Samuel Thiébaut, Ken Vandermark, Barry Wallenstein, Christian Wasselin, Jason Weiss, illustrés par les photographies de Philippe Gras, Horace, Guy Kopelowicz, Christian Rose, Bill Smith, Thierry Trombert, Val Wilmer !
Plus on est exigeant, plus on est respecté. Cette constatation est terrible. Elle justifie les "caprices" de certains artistes face aux entrepreneurs de spectacles ou, comme ici, à un journaliste compilateur qui commanda des contributions à nombre d'entre eux sans les rétribuer, méthode douteuse pour un ouvrage vendu 25 euros, et, sujet de mon courroux, sans leur accorder à tous la même considération, ce qui devient franchement mesquin, surtout lorsque le cuistre accueille la critique avec outrecuidance au lieu de s'en excuser gentiment. Espérons qu'aucun auteur n'a été payé si ce n'est l'astucieux "directeur artistique" ou alors je suis encore plus naïf que je ne le croyais. L'incorrection porte sur les auteurs cités en quatrième de couverture et les laissés pour compte. Quant à l'absence de ces derniers sur le site de l'éditeur, Le mot et le reste, complice en indélicatesse d'autant qu'encore plus sélectif, elle ne pourra se justifier par manque de place ! Nous avons donné le mot, ils ont gardé le reste.
Le paltoquet n'en est pas à son coup d'essai. Franck Médioni m'avait déjà commandé un texte accompagné d'une œuvre graphique pour son précédent Jazz En Suite et j'avais découvert seulement à publication que notre contribution avait sauté sans que nous en fussions avertis. J'avais embringué l'artiste peintre Marie-Christine Gayffier dans cette galère, qui heureusement ne m'en tint pas rigueur. Faut-il que je sois stupide pour me laisser berner une seconde fois ! L'incorrection est une récurrence que je tente d'éviter en ne travaillant qu'avec des personnes bien intentionnées. Leur solidarité fait passer bien des mesquineries de notre monde de malotrus dont le ton brutal et arrogant est hélas dicté par nos dirigeants. Faut-il que je sois veule pour ne pas souligner le rôle de chacun lorsque je chroniquai l'excellent livre sur Joëlle Léandre, qu'elle écrivit en fait seule, l'intrigant notoire en phase de sarkozisme se contentant essentiellement de retranscrire les propos de la contrebassiste qui dut reprendre et structurer elle-même son langage. Certains à qui je m'en ouvris de souligner que le livre n'en fut que meilleur. Mais qui s'en soucie ? Cela arrange tout le monde de faire semblant. Ces pratiques n'intéressent pas les lecteurs, elles se perpétuent dans le silence jusqu'au jour où L'idiot met les pieds dans le plat.
On aura compris que la puce venue me susurrer à l'oreille le nom des oubliés commença par mon nom, la maline ! N'étant donc pas le seul à être considéré comme un sous-contribuant je recopiai d'entrée la liste des parias dont la prose est juste bonne à gonfler l'ouvrage de ses 356 pages avant de rappeler celle des illustres supposés vendeurs qui n'y sont pour rien, à savoir Amiri Baraka, Daniel Berger, Zéno Bianu, Jacques Bisceglia, Yves Buin, Philippe Carles, Daniel Caux, Jean-Louis Chautemps, Jayne Cortez, Christian Désagulier (traducteur cité pour Martine Joulia et Jean-Yves Bériou oubliés), Raphaël Imbert, Steve Lake (absent du sommaire), Robert Latxague, Michel Le Bris, Didier Levallet, Yoyo Maeght, Francis Marmande, bien évidemment Franck Médioni, Jean-Pierre Moussaron, Jacques Réda, PL Renou, Philippe Robert, Gérard Rouy, François Tusques, "pour leurs contributions". Ainsi que Peter Brötzmann, Ornette Coleman, Alain Corneau, François Corneloup, Bertrand Denzler, Bobby Few, Charles Gayle, Noah Howard, Ronald Shannon Jackson, François Jeanneau, Sylvain Kassap, Steve Lacy, Daunik Lazro, Joëlle Léandre, Urs Leimgruber, David Liebman, Joe Lovano, Joe McPhee, Thurston Moore, David Murray, Sunny Murray, Evan Parker, Gary Peacok, Michel Portal, Marc Ribot, Sonny Rollins, Louis Sclavis, Archie Shepp, Wayne Shorter, Cecil Taylor, David S. Ware, "pour leurs témoignages". Que du beau monde !
Mon article est bien assez long pour aujourd'hui, je reviendrai plus tard sur tous les témoignages lorsque j'aurai terminé de lire Albert Ayler, témoignages sur un Holy Ghost. Ce genre d'ouvrage est une aubaine pour qui souhaite en mettre plein la vue pour pas un rond. Je pratiquais ce sport du temps où je publiais la Question de JJB dans Le Journal des Allumés du Jazz, mais je n'ai jamais censuré aucun texte, ni mis en valeur une réponse plutôt qu'une autre.
Cette pratique odieuse, équivalant à ne pas inscrire tous les protagonistes d'un film à son générique ou dans les crédits d'un CD, jette une ombre sur l'excellente maison qui publie vingt-cinq titres par an au sein de cinq collections, dont une largement consacrée à la musique avec de sérieux auteurs tels Philippe Thieyre, Joseph Ghosn, Aymeric Leroy, Christophe Delbrouck, Philippe Robert ou Guy Darol. Mazette, voici qu'à mon tour je cite les uns et pas les autres ! Mais la différence est de taille : je ne leur ai rien demandé, ne les ai pas fait travailler pour des nèfles et mon article vous est gracieusement offert. Si je préfère en général évoquer ce qui me plaît, la liberté dont je jouis dans cette colonne m'affranchit par contre des nuisibles nécrophages et de leur pouvoir éphémère.

samedi 1 mai 2010

La glycine du 1er mai


Claude Monet disait à ses jardiniers : "cette année je veux que tout mon jardin soit mauve". Plusieurs mois à l'avance, il imaginait son modèle comme on prépare ses couleurs. J'en ai eu marre de chercher les failles du système, je me suis allongé quelques instants. Les mystères de l'informatique sont plus absurdes que les énigmes de la nature. J'ai empoigné le courrier, c'était triste. Le Journal des Allumés finit par ressembler à Jazz Mag. Je n'ai pas encore ouvert le Diplo arrivé hier matin, mais ce n'est jamais rose. La vacuité de la presse me pousse à nouveau vers les romans ; hélas, leur lecture saupoudrée me fait vite perdre le fil. J'oscille entre Haruki Murakami et Christiane Rochefort. À la vue de l'enveloppe des impôts, je me laisse espérer en payer plus l'an prochain. Après une bonne saison, l'oseille fleurit à côté des orties. Je comprends mal ceux qui s'en plaignent ou les professions où le truandage est de rigueur. Participer aux dépenses de la cité me semble sain. Évidemment j'aimerais mieux que l'on affecte mon obole à la culture, à la santé, à l'éducation, à l'emploi, à la solidarité, à la préservation de la nature et des autres espèces... Plutôt qu'à perpétuer le gâchis. On préfère produire des armes, entretenir une police agressive et faire des cadeaux de roi aux nantis et aux copains du Fouquet's.
Les fleurs poussent et trépassent. Il y a dix ans le jardin était envahi de centaines de roses jaunes. Les coquelicots rouge vif ne sont apparus qu'en 2000 pour ne plus jamais éclore. Depuis l'an passé, les brins de muguet sont devenus rares. Les plantes les plus vigoureuses étouffent les plus tendres. Sans produit toxique qui risquerait de polluer nos herbes aromatiques, sans interférence trop brutale de ma part sur le cours du temps, le jardin suit son petit bonhomme de chemin. J'évite parfois certaines injustices trop flagrantes, certains assassinats programmés. Les bambous gagnent toujours du terrain et la glycine que Françoise a plantée étend ses grappes sur le lavatère et l'églantier. Les iris violet nous font de l'œil. En juin nous repeindrons le mur du studio qui s'est très abîmé, jaune d'or et parme.
Pensant au défilé, j'imagine de nouveaux moyens de lutte contre le patronat. La désobéissance civile va de pair avec le courage de ses actes. Voire de sa propre pensée. La peur de soi-même régit l'inconscient collectif. Tout est lisse, une mer d'huile, un océan d'hydrocarbure, tandis que l'horreur se profile. À secouer l'arbre mort, on craint qu'il en tombe des fruits pourris, bruns, vert-de-gris. Pourtant, si nous ne nous prenons pas en main nous risquons d'en voir de toutes les couleurs.

dimanche 14 février 2010

Les lapins envahissent Victoriaville


Une fois de plus, les lapins font la une, et non des moindres ! À l'occasion du 26ème Festival International de Musique Actuelle de Victoriaville, le FIMAV a choisi Nabaz'mob pour tout son matériel promotionnel (affiche, programme, brochure, site internet…). Je ne sais pas encore à qui l'on doit la superbe affiche, mais une de mes photos se retrouve déjà dans DownBeat, Wire, All About Jazz New York, Exclaim / Toronto, Rock-a-Rolla, Signal to Noise, MusicWorks, Improjazz, Point of Departure pour annoncer le programme du festival auquel j'ai préféré participer, entre tous, dans le passé. La programmation de Michel Levasseur a toujours été inventive et exceptionnelle. L'ambiance y était géniale, tous les bénévoles ne pensant qu'à faire vite et bien leur travail pour courir assister aux concerts. Le festival a souvent été marqué par la présence de John Zorn et de la scène musicale québecoise extrêmement vivace. Je me souviens avoir assisté seul avec mes deux camarades à une longue répétition solo de Cecil Taylor. Un Drame Musical Instantané était venu au Québec la première fois en 1987 pour accompagner un film muet et la seconde en 1990 avec Le K et Jeune fille qui tombe... tombe de Dino Buzzati, deux oratorios avec Daniel Laloux comme récitant. Vingt ans plus tard, je reviens sur le lieu de mes crimes, cette fois avec Antoine Schmitt, pour ouvrir le festival le 20 mai prochain au Cinéma Le Laurier. Nous y présenterons la création mondiale de Mascarade et la première canadienne de Nabaz'mob. Nous partageons l'affiche avec une ribambelle d'artistes plus excitants les uns que les autres : Bill Dixon «Tapestries for Small Orchestra», Catherine Jauniaux / Malcolm Goldstein / Barre Phillips, Lydia Lunch / Philippe Petit, Sam Shalabi «Land of Kush», Vialka, Aun & Michel Langevin, Carla Kihlstedt / Matthias Bossi / Shahzad Ismaily «Causing A Tiger», Jim Denley / Philippe Lauzier / Pierre-Yves Martel / Kim Myhr, Alexis Bellavance / Nicolas Bernier / Érick d’Orion «Bold», Les Filles électriques «La salle des pas perdus», Kim Myhr & Trondheim Jazz Orkester, Jacques Demierre / Urs Leimgruber «Six», Les Momies de Palerme, Éric Normand «Musique de batailles», Xavier Charles / Ivar Grydeland / Christian Wallumrod / Ingar Zach «Dans les arbres», René Lussier «7 Têtes», Anne-James Chaton / Andy Moor, Tanya Tagaq, Perlonex & Charlemagne Palestine... Mais avant de partir vers l'ouest, les lapins auront fait un saut dans l'autre sens, jusqu'au Festival de musique électronique et arts numériques Rokolektiv au Musée d'art contemporain de Bucarest dans l'ancien palais de Ceausescu !

vendredi 29 janvier 2010

Bob Dylan et Leonard Cohen reprennent des couleurs

((/blog/images/2010/Janvier 2010/Jef-Lee-Johnson-Fantastic-Merlins.jpg))%%%
Si Jean Rochard ne continuait pas à produire d'aussi beaux albums, ma vie de discophile et de chroniqueur occasionnel serait bien terne. Coup sur coup, il sort deux albums adaptant l'un Bob Dylan, l'autre Leonard Cohen. Ces disques Hope Street marquent-ils une nouvelle orientation pour le fondateur du label nato aujourd'hui distribué par L'autre Distribution ? Oui et non. Oui, parce que je ne lui connaissais pas autant d'attrait pour les folk singers engagés. Non, lorsque l'on connaît ses goûts pour les chansons qu'il aime entendre d'une autre oreille, avec des musiciens exprimant leur point de vue soliste comme le jazz leur a toujours permis de s'épanouir tant au sein du groupe qu'individuellement. La ligne politique exigeante, qui sous-tend toute sa production musicale et s'exprime régulièrement sous sa plume dans le Journal des Allumés du Jazz qu'il continue de porter quand je l'ai déserté, trouve son conte dans ses adaptations inspirées. La force poétique des distances prises avec les originaux est réfléchie chaque fois par un épais livret de 56 pages où le dessinateur Stéphane Levallois peint à l'aquarelle une émouvante histoire dont les zones d'ombre rappellent l'abstraction musicale. Rochard réalise ainsi un rêve de jeunesse en devenant accessoirement éditeur de bande dessinée. J'ai même cru un moment que l'auteur masqué Jean Simon était un de ses nombreux pseudonymes ! Dans un marché discographique qui préfère truquer les cartes en incriminant les jeunes pirates pour justifier son autodestruction programmée, on a rarement l'occasion d'acquérir d'aussi beaux objets, réalisés avec ferveur et passion.
Sur les traces de Jimi Hendrix qui avait lui-même repris All Along The Watchtower, Like a Rolling Stone, Drifter's Escape et Can You Please Crawl Out Your Window, Jef Lee Johnson, au mieux de sa forme, s'approprie à son tour onze chansons de Robert A. Zimmerman (I am a Lonesome Hobo, Highway 61 Revisted, Knocking on Heaven?s Door, etc.) avec la même formation guitare-basse-batterie. The Zimmerman Shadow (sortie le 8 février) est un exercice de haute volée, un brasier où se consument les fantômes, où les notes retrouvent le sens caché par les mots. La voix raconte le monde de Dylan, qui a grandi à Minneapolis où ont lieu les séances, retrouvant certaines inflexions qui forcent la musique elle-même.
Grand supporteur d'Ursus Minor et ayant moi-même participé à l'album Thisness de Jef Lee Johnson sur la reprise de Sorry Angel de Gainsbourg, la véritable révélation est pour moi How the Light Gets In (sortie le 8 mars) des Fantastic Merlins avec Kid Dakota. Composé de Nathan Hanson au sax ténor, Brian Roessler à la basse, Matt Turner au piano et surtout au violoncelle, Peter Hennig à la batterie, le groupe a invité le chanteur Kid Dakota pour les onze titres, et sur The Partisan Pascale Labbé et Florence Michon dirigent un ch?ur d'enfants. Jazzifiant sans perdre les intentions originales et assumant le lyrisme des chansons avec une orchestration décalée, l'équilibre chant-instrumentistes n'est pas sans rappeler un autre album de la collection Hope Street, Songs for Swans de Denis Colin avec Gwen Matthews. Ses cordes vocales vibrant en sympathie avec celles du violoncelle, Kid Dakota se rapproche plus de Paul Simon que de la basse du Canadien. Les tambours, les cymbales et la contrebasse scandent les mots du poète, faisant resurgir une sorte de rituel nord-américain depuis l'époque des grands espaces habités par les Indiens jusqu'aux répétitifs de la fin du XXème siècle en passant par les mouvements ouvriers des années 30 et les errances de la Beat Generation. Assumant leur douloureuse hérédité, les folk-singers ont toujours été contraints de choisir la résistance. Sanglots rageurs et critiques acérées sont les armes dont s'empare le public qui suit le cortège de pancartes et de banderoles dans la plus grande dignité, les deux albums se jouant debout même s'ils s'écoutent assis.

N.B. : dans le cadre de l'hommage nato a 30 ans, le Festival Sons d'Hiver programme le Jef Lee Johnson Band avec The Zimmerman Shadow ainsi que les Fantastic Merlins et Kid Dakota avec How the light gets in le 5 février à Choisy-le-Roi, et Ursus Minor avec Boots Riley et Desdamona le 11 février à Fontenay-sous-Bois.

P.S. : cela n'a rien à voir, si ce n'est l'attachement de Rochard à cette haute figure de la résistance nord-américaine, mais Howard Zinn est décédé mercredi (Hommage d'Amy Goodman avec Noam Chomsky, Alice Walker, Naomi Klein et Anthony Arnove sur Democracy Now!). Pour l'instant je n'ai pas lu grand chose dans la presse française qui continue de faire le black out sur les manifestations protestataires étatsuniennes. J'avais récemment enregistré ses conférences en compagnie de Arundhati Roy (vidéo fortement recommandée).

jeudi 21 janvier 2010

Le bureau des pleurs


J'aurais bien aimé écrire un article rigolo ou évoquer les films d'Albert Dupontel dont nous venons de voir le court-métrage et ses trois premiers longs métrages, mais j'ai du mal à me concentrer avec les tracas qui m'occupent depuis une semaine.
Tout a commencé par un impayé. Nous aurions dû toucher le solde de notre dernier spectacle à l'issue de la dernière représentation, fin décembre, mais on nous apprend ce soir-là que les chèques sont toujours postés pour le 10 de chaque mois. C'est pourtant notre client qui a rédigé les termes du contrat ! Comme je n'ai pas de nouvelles le 12, je tente de joindre la responsable qui est partie en vacances jusqu'au mois prochain. Qu'importe, il suffit de s'adresser à la comptabilité qui, tiens tiens, ne retrouve pas notre dossier. Depuis sa villégiature, notre correspondante a la gentillesse de nous rappeler, mais c'est pour nous annoncer que le chèque est parti le 4 et qu'il a été encaissé. Vérifications, suspicions, enquête. La comptabilité revient sur ses allégations en démentant l'encaissement et réclame une lettre de désistement de ma part. J'insiste pour recevoir un accusé de réception de cette missive, deux jours de plus ! Il faudra encore attendre je ne sais combien de temps pour que l'on nous envoie un "second" chèque. Ce sont déjà trois semaines gagnées pour notre débiteur !
Au bureau des pleurs, j'ajoute que je travaille sans contrat depuis trois mois sur un autre projet pour lequel j'ai peu de retour bien que des bruits circulent de la satisfaction qu'apporte ma musique. Je dois composer une nouvelle partition par manque de précision de la partie adverse alors que j'ai accepté un prix d'ami. Les fantasmes de mes interlocuteurs sont tels que je reste exceptionnellement bloqué devant la tâche. Il n'y a pas de situation plus démobilisante que la sensation que mon travail ne plaira pas. A contrario il n'est pas de meilleure exhortation à l'excellence qu'un environnement serein où je peux donner libre cours à mon imagination sans me poser d'autres questions que celles relatives à l'œuvre qui se construit.
Les délires kafkaïens d'UPS n'arrangent pas les choses. Bloqué en vain lundi, je reçois un message m'informant que je vais recevoir une carte postale parce que mon nom n'est pas précisé pour la livraison !!! Il faut 48 heures pour reprogrammer un nouveau passage, et rebelote, je reste aussi penaud mercredi malgré les promesses qui m'ont été faites. N'envoyez jamais rien par UPS, c'est chaque fois une énorme galère. Alors, que nous réserve aujourd'hui ? J'espère mieux commencer la journée qu'hier matin où j'ai heurté mon petit orteil pour la énième fois. Cela va pourtant déjà mieux de l'avoir écrit, et pardonnez si je vous barbe, mais tout cela flatte si bien mon côté obsessionnel.
Heureusement, j'ai composé un truc "world" assez monstrueux pour un projet post-colonialiste que nous essayons de sortir des ornières. Je continue à m'entendre à merveille avec Antoine qui planche sur le nouvel objet communicant de la sympathique équipe qui a inventé Nabaztag, ainsi que sur notre nouveau spectacle intitulé Mascarade... Étienne Auger vient de terminer la page web consacrée à la mise en ligne de notre scratch vidéo interactif Machiavel, j'en parle bientôt, promis... Nicolas est trop occupé pour attaquer le graphisme de mon nouveau site, mais je compte sur lui à la prochaine éclaircie ! J'ai donc enregistré hier l'introduction générale de 2025 à cloche-pied. La musique arrache bien. Ça décape. Monter le son à tue-tête me fait l'effet d'une purge intellectuelle.
Quant au cas Dupontel, sorte de Keaton contemporain qui aurait décidé de faire la peau des cinémas français et américain réunis par leurs tics en toc, il mériterait mieux qu'une conclusion. C'est drôle, intelligent, incisif, original, voire cinématographique, et cela fait oublier les journées de merde. Nous n'avons pas vu le dernier qui vient de sortir, Le vilain, mais de Bernie à Enfermés dehors en passant par Le créateur c'est de mieux en mieux. La fidélité d'une équipe montre qu'une aventure est aussi marquée par l'ambiance chaleureuse qui l'anime. Me viennent à l'esprit Cassavettes, Vecchiali, Lelouch, Straub et Huillet, Fassbinder, Sorrentino... Ici on repère Boukhrief dans la garde rapprochée (Dupontel joue le rôle principal de l'excellent Le convoyeur), plus Terry Gilliam et Terry Jones en guest stars ! Il y a une vie du cinéma après que les lumières se soient rallumées.

jeudi 14 janvier 2010

Électrocution au révolver


Bernard Vitet se promène toujours avec de drôles de briquets qu'il achète à une Chinoise de son quartier. Il ne craint pas qu'un convive les embarque par inattention. Ce sont souvent des chalumeaux qui permettent d'orienter la flamme horizontalement. L'engin qu'il tient à la main pendant qu'il discute avec Benoît Delbecq est particulièrement pervers. Si l'on actionne la gâchette on reçoit une décharge électrique terriblement puissante. Le choc semble aussi fort que lorsque l'on touche du 220 volts. Pour allumer ses cigarettes, qu'il enchaîne les unes sur les autres malgré ses poumons fragiles, il doit agir sur le chien. L'atmosphère est enfumée. Fut un temps où nous travaillions quotidiennement ensemble avec Francis Gorgé. L'odeur de ses blondes court-circuitaient celle des Bastos de Bernard, mais à la fin de la journée le studio était envahi d'un nuage de poison. Je devais aérer pendant des heures après leur départ et j'avais fini par installer un avaleur de fumée faisant également office d'ionisateur. Aujourd'hui le moindre mégot empuantit l'espace clos et je dois vider les cendriers au fur et à mesure pour ne pas me sentir oppressé. Nous ne sommes plus habitués. L'atmosphère du salon est moins confinée, mais Françoise fait des courants d'air à nous faire attraper la crève.


Après le dîner, Benoît nous fait écouter son nouvel album en quartet avec le trompettiste norvégien Arve Henriksen, le batteur Lars Juul et son vieux complice Steve Argüelles trafiquant les sons aux commandes du logiciel Usine et de son filtre Sherman. Ce Way Below the Surface des Poolplayers est coolissime, nous attirant vers les grands fonds où la pesanteur est un vague souvenir. Je me sens plus proche de la musique de Benoît quand il prépare son piano que lorsqu'il en joue "nature". Le Bösendorfer du studio de La Mise en Circuit sonne alors comme un orchestre. J'apprécie toujours son élégance et le raffinement de son jeu tout en nuances, plus varié et évidemment mieux mis en valeur sur son nouvel album solo, The Civitella Project, également produit chez Songlines.
Nous réécoutons aussi Machiavel sur lequel nous jouons tous les trois. Le disque d'Un Drame Musical Instantané a été enregistré en 1998. Déjà douze ans ! Benoît figure au sampleur et au synthé sur le premier morceau Night Knight avec Bernard à la trompette, Steve à la batterie et Philippe Deschepper à la guitare. Je produis les nappes de cordes et introduis pour la première fois du Theremin dans un morceau. Il joue aussi sur L'aiguille creuse, toujours avec Bernard, mais cette fois je me sers d'un processeur vocal et DJ Nem scratche remarquablement ses platines. Le disque a beau rassembler des pièces que nous avons composées Bernard, Francis et moi de 1980 à 1982, des remix d'Agnès Desnos, Étienne Auger, Luigee Trademarq et Steve, un faux vieux morceau avec le trombone Yves Robert, le puzzling de 3/3 par 1/2 où nous avions découpé trois disques noirs du Drame en trois morceaux égaux comme les parts d'une tarte, puis recollé trois tiers différents ensemble sur la platine du tourne-disques, et mon préféré, Crimes parfaits, avec la radiophonie de centaines d'échantillons que l'on appellerait aujourd'hui "plunderphonics", l'album, très électro, est étonnamment homogène. Antoine Schmitt vient de réaliser l'adaptation pour Mac et PC de la partie CD-Rom de Machiavel qui ne tournait plus sur les nouvelles machines et qui sera bientôt téléchargeable gratuitement dès qu'Étienne aura terminé la mise en page du site Internet qui lui sera dédié.

vendredi 8 janvier 2010

Les archives libres de la poésie sonore


En traduisant free par libre, j'insiste sur l'indépendance des poètes et des musiciens qui les accompagnent, même si la gratuité du nouveau site lancé par Étienne Brunet a le mérite de proposer d'exceptionnelles archives sonores en écoute gratuite. Donguy-Expo rassemble des œuvres de Ezra Pound, Charlemagne Palestine, Robert Lax, Jean-François Bory, Marshall McLuhan, Ghérasim Luca, Augusto de Campos, John Giorno, François Dufrêne, Isidore Isou, Brion Gysin et Steve Lacy, Lawrence Ferlinghetti... Sur les traces d'ubuweb, cette extension de l'ancienne et mythique Galerie Donguy met à disposition de la poésie numérique et sonore pour un usage non-commercial, avec entre autres les merveilleuses archives des disques Son@rt qui devraient bientôt se retrouver en vente dans la boutique L'arobase qui sourit, la e.shop "en hommage à Robert Filliou". On y trouve dores et déjà des CD de Brunet avec Julien Blaine ou en concert avec Jacques Donguy à Sao Paulo, comme la rencontre de Jean-Clarence Lambert et Jean-Yves Bosseur. Les amateurs de rencontres vocales et instrumentales sont de plus en plus nombreux. Il y a peu, Jacques Perconte m'apportait un exemplaire de À surveiller de près, à punir parfois, sa collaboration avec Didier Arnaudet. Lui ai-je offert en retour mon duo avec Michel Houellebecq, je ne m'en souviens plus. Pour 2010, Sacha et moi avons en projet une rencontre sur scène avec Jacques Rebotier. Perconte, Rebotier, Brunet jaillissent toujours là où l'on ne les attend pas, slalomant entre les bornes des chapelles désaffectées et des halls surpeuplés pour explorer d'autres territoires, des possibles ailleurs rompant avec l'impossibilité du réel.

samedi 12 décembre 2009

Nabaz'mob et la Tour Eiffel


Hier soir le tableau était kitsch à mort. La Tour Eiffel clignotait en rythme avec les lapins pour leur première sortie dans un cadre évènementiel, en l'occurrence l'inauguration des nouveaux bureaux du Boston Consulting Group rue Saint Dominique. Une immense tente accueillait les 500 invités en dessous de la façade dont les fenêtres servaient de canevas à une animation vidéo. Des hôtesses laissaient monter les visiteurs par petits groupes jusqu'au cinquième étage pour assister à l'opéra Nabaz'mob présenté comme le clou de la soirée. Un parcours lumineux les guidait à travers une salle de boules à facettes enfumée qui me fit penser au début des 5000 doigts du Docteur T. Dans le couloir des snowfalls alignés sur le sol donnaient l'impression que l'on shootait dans des éclats de lumière.


Tout au fond, les 100 lapins jouaient leur partition tandis que l'on pouvait découvrir au travers des deux baies vitrées leur servant de décor, à gauche, le dôme des Invalides et, derrière, la Tour dont les illuminations de Noël semblaient avoir été conçues par l'équipe de Hmm! pour coller avec le reste du spectacle. Nous récoltons avec amusement les remarques des jeunes cadres de BCG de plus en plus éméchés : " C'est bien l'esprit de la boîte, discipline et alignement... Tous pareils, tous différents... Une métaphore des consultants... Le Conseil d'Administration... Ils vont nous sauter dessus... C'est extrêment bizarre... Hyper-flippant... You can chose which one you are... Et donc ?... ". Un Nanoz:tag, petit lapin vert comme leur logo, était offert à chaque invité à son départ. Le nôtre était décalé. Il faudrait encore parquer notre marmaille de v2 dans leurs clapiers métalliques, les charger dans une carriole sans chauffage, foncer vers le Bois jusqu'à leur tanière, les déposer et reprendre les trois flight-cases de v1 devant s'envoler pour Londres la semaine prochaine...
On n'était pas couchés ! Il était tard, d'autant que samedi soir on irait au Bal des Allumés qui se tient dès 21h au Triton, Les Lilas, mené par le Grand Chahut Collectif.

P.S. : la performance du v2Ensemble, filmée et montée par Françoise Romand, est en ligne !

jeudi 3 décembre 2009

Salut les copains


Régression absolue. J'ai l'impression de sucer mon pouce en regardant le coffret DVD que sortent les Éditions Montparnasse à l'occasion des fêtes. Le son des années 60, les jingles, les voix d'Europe n°1 et bien entendu les chanteurs et chanteuses qui ont marqué ma prime adolescence à une époque où mes parents louaient leur première télé chez Locatel. Le beau packaging au format 30 cm comme un 33 tours recèle un grand livret de 16 pages et le premier 45 tours 17 cm de Johnny lorsqu'il avait 16 ans. Les chiffres défilent, cela ne me rajeunit pas, mais ne me vieillit pas pour autant. Le regard que nous pouvons porter sur ces petites madeleines éclaire la chemin parcouru par chacun, pour les fantômes en noir et blanc comme pour le spectateur en couleurs. Aucune nostalgie, mais une pêche d'enfer : la radio prenait un coup de jeune en s'inspirant du modèle américain et le transistor révolutionnait l'écoute d'alors comme aujourd'hui le lecteur mp3. Le rythme s'empara de la variété française imposant les canons anglo-saxons qui règneront jusqu'à nos jours sur les antennes. L'excellent texte de Christophe Quillien rappelle que tout commença en 1955 avec Pour ceux qui aiment le jazz, une émission de Frank Ténot et Daniel Fillipacchi. Le 19 octobre 1959, le rock'n'roll, en (in)digne héritier, va déferler sur la France, et la vague yé-yé d'annoncer, parmi d'autres signes, les révolutions estudiantines de mai 68 et du Flower Power. Le monde des jeunes s'est agrandi et SLC est son prophète. Si les ados des temps modernes n'y prennent garde en se laissant bourrer le mou par la grisaille, ils pourraient perdre la fureur de vivre qui anima leurs aînés, malheureusement souvent incapables de leur transmettre. Rien n'est jamais gagné, rien n'est jamais perdu. Le monde est ce qu'on en fait et c'est leur tour.


En vacances à La Baule, j'avais gagné à 9 ans un concours de twist en tandem avec ma petite sœur et j'étais passé à la radio. En 1963, mon premier geste en rentrant du lycée, l'actuel "collège, sera de l'allumer pour écouter Salut les copains. Mes parents désirant m'encourager me promettent de m'acheter un magnétophone si j'obtiens le Prix d'Excellence. Même si j'étais souvent premier de la classe à l'école primaire, mon succès est très improbable, mais l'idée de pouvoir enregistrer mes chansons préférées va me galvaniser. Je rentre un soir en demandant à ma mère où se trouve un magasin de hi-fi. C'est pour eux une catastrophe, ils n'en ont pas les moyens, mais une promesse est une promesse et ils se saigneront pour la tenir. J'ai toujours le vieux Radiola à bande qui marquera mon entrée en musique. C'est mon premier instrument et très vite j'en jouerai comme tel. Salut les copains fut le détonateur, Zappa le cordon Bickford pour que 1968 m'explose à la figure et me débarbouille en me repeignant aux couleurs d'un arc-en-ciel encadré de rouge et noir.
J'ai descendu du grenier le vieux Radiola dont je sens encore sous mes doigts les deux touches mécaniques qu'il fallait appuyer pour enregistrer les chansons présentes sur les trois DVD : Johnny, Polnareff, Claude François, Nino Ferrer, Dick Rivers, Eddy Mitchell, Dutronc, Françoise Hardy, Sheila, Vince Taylor, Gene Vincent, Adamo, Christophe, Petula Clark, Richard Anthony, les Moody Blues, les Surfs, les Them, les Troggs, Marianne Faithful, Otis Redding, Hendrix, etc. Huit heures trente de rêves colorés qui vous électrisent, 140 chansons plus d'épatants compléments d'époque ! J'ai retrouvé les Touistitis, mon premier 45 tours gagné à La Baule, et celui de SLC, avec la voix du virtuel Chouchou "pitchée" dans l'aigu, reçu avec la place gratuite pour le concert des Rolling Stones à l'Olympia le 29 mars 1966, grâce au concours des Copains Menier ! Il fallait 50 emballages de chocolat mais leur taille n'était pas spécifiée, alors ma mère avait eu l'idée d'acheter une boîte de 100 petites barrettes individuelles me permettant d'être dans les premiers à répondre... Cinquième rang, mon premier concert live, toujours grâce à Salut les copains, c'est dire si cette luxueuse compilation me touche ! Elle ravira autant les adolescents d'hier passés à autre chose que ceux d'aujourd'hui souvent nostalgiques d'une époque glorieuse qu'ils n'ont pas connue.

lundi 30 novembre 2009

Séance d'écoute : Petit, Wyclef, Zorn...


Huit ans après Déviation, le violoncelliste Didier Petit sort son second album solo chez Buda Musique. La prise de son acoustique pose la voix à l'arrière plan comme si on était dans la chambre. L'électricien Hendrix avait le même rapport. Petit remplace le chewing-gum par le miel et le Marshall par l'archet. Et puis il y a l'âme, beaucoup d'âme. Deux âmes qui font corps. Don't explain est sous-titré 3 faces pour violoncelle seul. C'est un mensonge. Ils sont au moins deux. « Un mensonge qui dit toujours la vérité » ? Didier aime baratiner. Il dit n'importe quoi et refuse de s'expliquer sérieusement. Voici un romantique camouflé qui ne peut retenir son bras et sa gorge cingler cette vérité. « Pas toute, parce que toute la dire, on n'y arrive pas... Les mots y manquent... C'est même par cet impossible que la vérité tient au réel. » dit le psychanalyste et la musique de résoudre l'équation posée. Voilà un camouflet romantique qui sort la musique de ses gonds pour laisser l'air entrer par la porte et s'envoler par la fenêtre, jusqu'aux étoiles. Le CD est inséré dans un petit livre de 48 pages illustré d'images de Théo Jarrier prises pendant l'enregistrement en studio à Minneapolis et de photos oxydées de Jean Yves Cousseau, auxquelles se joignent un Petit entretien et des textes de Francis Marmande et Jarrier.
Vendredi soir, Didier Petit donnait le coup d'envoi au 20ème anniversaire du label in situ. Théo Jarrier avait ressorti sa batterie du grenier et malin celle ou celui qui aurait deviner que cet ancien cogneur de Metal saurait propulser le quatuor vers le c?ur du soleil tandis qu'Étienne Bultingaire fignolait les contrôles aux manettes de son engin électronique. L'écrivain Hervé Péjaudier structura le récit par des saynètes vocales aussi tragicomiques que virtuoses.

Je n'achète plus beaucoup de disques, mais je reste fidèle à certains artistes comme le Kronos Quartet, Robert Wyatt, Michael Mantler, Brigitte Fontaine ou Wyclef Jean. Je cite les vivants. Je n'évoque ici pas celles et ceux qui ont la gentillesse de m'envoyer leurs nouvelles créations. Ceux qui nous ont envoûtés bénéficient toujours d'un certain crédit.
John Zorn produit beaucoup trop de disques pour qu'un consommateur puisse suivre le rythme de ses sorties. Il a mis les banques dans sa poche, pas nous. De temps en temps, je craque pour une de ses nouvelles productions, plus roublardes les unes que les autres. Femina est un disque agréable qui prétend être un hommage aux femmes artistes, mais les six interprètes féminines ne peuvent nous empêcher de douter de la sincérité du compositeur en mal de prétextes. À force de trop en faire, John Zorn dilue son style en faisant feu de tout bois. Cela finit par ressembler à des produits joliment marketés pour la boutique Colette. Attiré par la pochette, je m'étais laissé prendre à la molle surf music de ses Dreamers. Son opportunisme est devenu lassant. Parmi les centaines de disques qu'il a produits, sa meilleure pièce reste pour moi celle qui le lança, contribution au Godard ça vous chante ? chez nato sous la houlette de Jean Rochard, à qui l'on doit justement la production exécutive du disque de Didier Petit !
Wyclef Jean, ex-Fugees, n'a plus l'allant de ses chefs d'?uvre, The Carnival ou The Ecleftic, et si la première écoute de Toussaint St Jean déçoit forcément, la seconde révèle tout de même quelques agréables moments. Peut-être que ses dernières ?uvres sont plus destinées au public haïtien que les luxueuses productions que nous tentâmes d'user sur la platine... Comme tous les rappeurs, Wyclef a le mérite de relater les histoires de sa communauté et de le faire avec honnêteté.
Pour terminer ma séance d'écoute, je reste interdit par la terrible doom de The LumberJack Feedback, un rock très noir où il n'y a plus l'ombre d'un espoir, le groupe lillois faisant bloc sans s'autoriser aucune envolée soliste. Ici comme ailleurs, la musique réfléchit son époque et ceux qui la traversent, débordant du cadre esthétique pour nous renvoyer l'image sociale qui lui sert de toile de fond, éclaboussant l'audience de ses accords ou de ses désaccords.

mercredi 25 novembre 2009

Didier Petit pour le 20ème anniversaire du label in situ


Didier Petit a vingt ans lorsqu'il entre dans le grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané. Il ressemble aux jeunes gens enthousiastes et impétueux devant qui le rideau se lève. Il sait aussi écouter et tenter l'impossible puisque le secret est de ne jamais cesser d'apprendre. Je l'avais entendu dans le Celestrial Communication Orchestra d'Alan Silva auquel il restera fidèle après son passage par la pépinière IACP, école de jazz incontournable des années 80. L'épatant chaos ambiant ne me permet pas de l'apprécier aussi bien que dans le sextet Dernier Cri où figure également l'accordéoniste Michèle Buirette dont la rencontre ne fut pas pour moi exclusivement musicale ! Il la rejoindra un temps en trio avec le violoniste Bruno Girard au moment du disque de Michèle, La mise en plis, enregistré quelques jours avant la naissance d'Elsa.
Si fin 1982 il a déjà participé au second album du Drame en grand orchestre, Les bons contes font les amis, c'est sur L'homme à la caméra que le violoncelliste chantera pour la première fois, à ma demande. Cette manie lui est encore souvent reprochée par certains puristes effarouchés par les effusions de son. Je me souviens qu'alors Didier m'avait demandé de participer, même symboliquement, à la production du disque et que je l'avais gentiment envoyé promener ! Il m'avait expliqué qu'il souhaitait s'impliquer pas uniquement musicalement, mais aussi productivement, dans les projets qui lui tenaient à c?ur. Et du c?ur il en a. Têtu et persévérant, il ne lâchera pas son idée et créera six ans plus tard, en 1990, les disques in situ dont nous fêterons le 20ème anniversaire de vendredi à dimanche à L'Échangeur de Bagnolet. Mais Didier n'a pas créé son label pour se produire comme nombreux de ses collègues désirant préserver leur indépendance créative ou économique. Avec Hervé Péjaudier pour les textes de pochette et Toffe pour son graphisme rouge et noir, il a imaginé une collection pour inviter les amis dont il apprécie la musique. La liste est trop longue pour les citer tous et toutes, mais je tiens à saluer particulièrement sa sincérité, son honnêteté et sa compétence, trois qualités que l'on rencontre rarement chez le même producteur ! Je crois que notre contrat est arrivé à échéance depuis près de 15 ans et il ne me serait jamais venu à l'esprit de le dénoncer, tant les choses sont claires et le plaisir partagé. Car Didier Petit (sur la photo à droite, le 12 février 2004) est avant tout un musicien, compositeur de l'instant, un violoncelliste fougueux et inventif, un romantique d'une autre ère parlant le langage de demain. Il a d'ailleurs passé le relais du label à son complice Théo Jarrier, devenu depuis le vénéré disquaire du Souffle Continu.
Après la dissolution du grand orchestre en 1987 (on reconnaîtra Didier dans la vidéo d'une répétition boulevard de Ménilmontant), nous avons souvent collaboré pour des projets extrêmement variés : l'?uvre-site Somnambules avec Nicolas Clauss, des concerts avec Bernard Vitet (sur la photo à gauche) et Eric Echampard, le CD Opération Blow Up aux côtés de György Kurtag, des sonneries de téléphone pour SonicObject, un trio avec Denis Colin pour l'évènementiel (se) diriger dans l?incertain, la musique du film Ciné-Romand, etc. Il a publié notre Jeune fille qui tombe... tombe de Dino Buzzati avec le Drame et Daniel Laloux dans la collection in situ, j'ai relaté ici-même ses WormHoles et nous nous sommes côtoyés évidemment aux Allumés du Jazz...
Il existe un gag récurrent entre nous. Un soir où le groupe clandestin du 29 septembre, des producteurs de disques indépendants, s'était réuni chez moi nous nous sommes engueulés comme du poisson pourri sur la compétence des journalistes de jazz. Comme je le traite de curé il me répond "connard" avec une véhémence aussi partagée que notre tendresse mutuelle. Les camarades présents ont cru que nous allions en venir aux mains tant nous semblions énervés alors que ce n'était qu'un jeu. Aussi aujourd'hui le connard tire son béret (un béret, un béret français !) au curé avec un grand éclat de rire en lui souhaitant un joyeux anniversaire !

samedi 17 octobre 2009

Sévice militaire


À quelle nostalgie l'attrait de la guerre renvoie-t-il ? Tuer ou être tué. Une fois que les hommes sont sur le terrain, il n'y a pas d'alternative. Le service militaire n'est plus obligatoire. Censé faire disparaître les classes sociales sous l'uniforme, il faisait perdre un an à qui avait mieux à faire. Cette égalité devant la loi n'était que de surface. Les petits bourgeois savaient y couper et les pistonnés rentraient chez eux le soir. La violence des pauvres était canalisée sous les ordres de sous-officiers exerçant leur pouvoir débile sur les jeunes recrues. C'était parfois une manière de sortir de sa condition, d'échapper à son milieu, de voir du pays. Les hommes entre eux pouvaient transposer leur homosexualité refoulée en amitié virile. Les anciens combattants fourmillaient de souvenirs croustillants. Les seuls films de guerre supportables sont ceux qui la dénoncent, même s'ils continuent d'exercer leur pouvoir de fascination morbide. Les guerres résolvent les crises sociales et les expansions démographiques. Les jeux de guerre sur les consoles vidéo participent à l'abrutissement de masse. Ils révèlent ce qu'il y a de pire chez les humains, aveuglement, veulerie, ignorance et stupidité.
Par prudence, je ne m'en suis jamais ouvert publiquement, mais je fus réformé P5, "exempté du service actif, réserviste service de défense sauf inaptitude à tout emploi". P signifie Psychologique et P6 équivalait à la camisole... Cette désignation aurait pu m'empêcher de faire carrière dans l'administration ! Mon sursis m'avait permis de terminer mes études de cinéma et je ne me voyais pas interrompre ma vie en postulant au service cinématographique des armées. La coopération avait quelque chose d'obscène. Certains camarades avaient craqué en Afrique autour de la piscine entourée de leurs boys. D'autres avaient joué le jeu sur ordre du groupuscule trotskyste auquel ils appartenaient. J'étais résolument non-violent et n'aurais pas tenu une arme pour un empire, forcément colonial. Une psychanalyste m'avait remis un certificat signalant "une schizophrénie dissociative avec inversion du rythme nycthéméral". Elle racontait que je m'étais spécialisé dans les films de vampires et que vivre la nuit était incompatible avec le rythme militaire. C'était en 1975. Le comique fut de me retrouver assistant de Jean Rollin quelques mois plus tard sur Lèvres de sang. Je me souviens être parti aux "trois jours" qui en duraient la moitié après 48 heures sans dormir, ayant juste terminé le disque pour l'année de la femme réalisé par le PCF. Refusant de dormir avec d'autres hommes, j'ai passé la nuit au cachot, la porte ouverte et la lumière allumée. Après cette troisième nuit de veille, je n'étais pas bien frais. Je n'avais coché aucune des cases du test lorsqu'il s'agissait d'actes de guerre, mais, sorti d'une grande école, je ne pouvais faire l'imbécile. Le verdict consistait en une hospitalisation quinze jours plus tard. L'angoisse ! Remettre ça alors que j'étais certain de ne pas sortir conscrit de la caserne de Blois... À l'Hôpital Percy de Clamart, la seconde manche dura à peine une heure. " Vous vous entendez bien avec votre père ?". Deux minutes de silence. "Oui", hésitant et pas convaincu du tout. "Et avec votre mère ?". Un oui instantané, franc et massif retentit dans le bureau du psychiatre chez qui j'avais passé la séance à chercher par terre une aiguille qui n'existait pas en pensant en boucle aux esclaves du Metropolis de Fritz Lang. Le médecin me tendit ma réforme tandis que les troufions étaient écœurés que je leur exprime que je n'en avais rien à foutre. Philippe Labat avec qui je partageais l'appartement de la rue du Château à Boulogne quitta les militaires ennuyés de ne pouvoir le garder en leur lançant : "Rien ne résoudra la tragédie de l'être !".

P.S.: plongé dans les dernières pages de L'insurrection qui vient, j'avais raté la photo de l'affiche du métro qui avait suscité ce billet (si l'analyse sociale du petit bouquin est extrêmement fine et les trois premiers quarts passionnants, les conclusions du Comité invisible sont hélas un raccourci immature). Comme je retournais à la station Mairie des Lilas, la guichetière de la RATP, se transformant en auxiliaire de police, m'empêcha de continuer mes prises de vue : "il est interdit de photographier dans un endroit public". Je tentai sans succès de la sensibiliser au choc représenté par le slogan "La guerre comme si vous y étiez", mais rien n'y fit. Je me contenterai donc d'un cliché pris par Françoise à qui j'avais glissé discrètement l'appareil. Pour avoir, entre autres, vécu le siège de Sarajevo, je sais à quel point l'affiche est criminelle et je reste interdit devant ce qui est accepté ou non par la Régie Autonome des Transports Parisiens et par ses usagers. De retour à la maison, je découvre d'ailleurs que la veille Jean Rochard s'est servi de la même affiche pour initier son propre blog !

jeudi 15 octobre 2009

Pop-up électronique


Après le piano qui parle, le pop-up qui s'allume ! Dans le High-Low Tech group du MIT Media Lab, Colombia University à Boston, une étudiante en ingénierie mécanique, Jie Qi, a passé l'été à réaliser un prototype de pop-up électronique avec l'aide du Pr Leah Buechley et de Tschen Chew. Le livre s'allume lorsqu'on bouge les tirettes, au contact des doigts, sous leur pression et leurs caresses. Jie Qi donne les clefs de son œuvre et décrit les pistes vers ces livres enchanteurs (PDF et blog, ainsi que ses précédentes réalisations). Papier et peinture conductrice, LEDs, micro-contôleur Arduino en composent la matière première. Pour répondre à la virtualisation de la musique ou de l'édition littéraire, qu'y a-t-il de plus astucieux que de fabriquer des livres-objets qui se servent des nouvelles technologies ?
En France, Étienne Mineur et Bertrand Duplat sont en train d'imaginer toute une série de livres interactifs d'un genre nouveau, explorant des techniques éprouvées ou inédites, pliages, puces, codes 2D, nanotechnologies, pour nous faire rêver. En juillet dernier, Étienne avait déjà dirigé un workshop à la Fondation Santa María de Albarracín en Espagne : livres qui se tresse, fait des bulles, se déchire, brûle, tombe, etc., et en avril il avait présenté au PechaKucha ses premières avancées... Reste à trouver les financements pour publier ces livres magiques en un suffisamment grand nombre d'exemplaires.

jeudi 24 septembre 2009

Nabaz'mob à l'Aubette 1928


Nous installons les 100 lapins de Nabaz'mob dans l'une des salles historiques de l'Aubette à Strasbourg. À la demande des Frères Horn, l'ensemble a été chapeauté dès 1926 par Theo Van Doesburg, fondateur de la revue De Stijl, avec l'aide de l'artiste dadaïste alsacien Hans Jean Arp et de Sophie Taeuber-Arp. L'architecte hollandais imagine une œuvre d'art totale (Gesamtkunstwerk) intégrant le décor, le mobilier et le graphisme de la typographie, tendance que l'on retrouvera à l'époque chez Guimard ou Mallet-Stevens. Seul le premier étage qui comprend le Ciné-Bal, la Salle des Fêtes et le Foyer-Bar, a été restauré et récemment ouvert au public. Au sous-sol le Bar Américain et le Caveau-Dancing décorés par Arp sont perdus, idem au rez-de-chaussée pour le Café-Brasserie, le Restaurant, le Five-O'Clock et l'Aubette-Bar... Le magnifique escalier par lequel on arrive à la Salle des Fêtes où nos rongeurs jouent en installation permanente aujourd'hui jeudi et samedi de 14h à 17h, a été dessiné par Van Doesburg et peint par Arp et Sophie Taeuber. Le spectacle reprendra la semaine prochaine mêmes jours et mêmes horaires, soit jeudi 1er et samedi 3 octobre. Nabaz'mob est également présenté les samedis 26 septembre et 3 octobre à partir de 17h aux personnes ayant réservé leur place pour Concatenative Mu ou Lecture(s) de bouche(s). Nous éclairons exceptionnellement la marmaille en lumière du jour et par les plaques d'émail contenant chacune seize ampoules qui réchauffent le tableau. Antoine Schmitt s'angoisse que l'on ne distingue pas assez bien la chorégraphie d'oreilles et, de mon côté, je crains que l'éclairage diffus écrase l'ensemble. L'opéra des 100 lapins n'en demeure pas moins magique dans cette pièce très blanche aux surfaces colorées dans une gamme proche des cinq LED qui s'allument et s'éteignent à l'intérieur de leurs corps de plastique blanc mat. La qualité acoustique du lieu nous permet également de diffuser l'œuvre de 23 minutes sans autre amplification que les 100 haut-parleurs situés chacun dans le ventre des lapins.
Encore une fois, nous ouvrons un Festival, cette fois Ososphère. L'effervescence règne. L'ambiance est à la fête. Certains des concerts des Nuits Électroniques affichent déjà complet. Les expositions et installations débordent de la Laiterie. Des conteneurs maritimes ont été déposés dans la ville, libre à chaque artiste d'en prendre possession pour exposer une œuvre. Antoine montre Psychic dans l'un d'entre eux, déposé à l'entrée du Musée d'Art Moderne (MAMCS), et sa dernière création, Le Grand Générique, est projetée sur le haut mur d'une maison devant laquelle passe le TGV. Des croisières sonores sont proposées sur l'ill. Lorsqu'on ne flotte pas, on s'immerge. Le bain numérique est total.
Nous avons même failli boire la tasse en récupérant nos trois flight-cases : une fois de plus, les lames du charriot-élévateur d'un brutal transporteur ont assassiné quelques uns de nos interprètes en défonçant notre caisse toute neuve pendant le transport depuis Linz en Autriche. Heureusement des remplaçants ont pris leur place as the show must go on ! Le temps est superbe, c'est l'été, il fait 30°, Strasbourg est une ville jeune et dynamique dans un décor ancestral d'une immuable beauté. De plus la gastronomie s'étale partout, participant à l'euphorie générale...

samedi 19 septembre 2009

Crasse-Tignasse


L'affiche de Crasse-Tignasse collée sur la porte des toilettes de l'Ars Electronica Center à Linz en Autriche me rappelle notre disque passé au pilon par Naïve au rachat d'Auvidis. Une honte ! Toute la collection Zéro de Conduite initiée par André Ricros fut broyée. Nous avions envie de proposer des disques pour les enfants qui ne les prennent pas pour des débiles, réalisés par des musiciens inventifs qui joueraient le jeu avec astuce et sensibilité. Steve Waring, Abbi Patrix, Pied de Poule, Guy Villerd, Yannick Jaulin, Claude Barthémémy et Lucilla Galeazzi, Jean-Marie Maddedu et Michel Godard, Jean-François Vrod, Alain Gibert, Un Drame Musical Instantané œuvrèrent pour la joie des petits et des grands. Car c'était évidemment une manière de partager le plaisir de nos enfants. Heureusement Le K de Buzzati avec Richard Bohringer qui nous avait valu une nomination aux Victoires de la Musique n'était qu'en licence et je récupérai l'album sur mon label GRRR. Il n'en fut hélas pas de même avec Crasse-Tignasse, adaptation remarquable de l'allemand au français par Cavanna qui avait traduit le texte Der Struwwelpeter pour L'École des Loisirs. Le classique du Dr Heinrich Hoffmann est l'équivalent du Petit Chaperon Rouge pour les Allemands. Bernard Vitet, Gérard Siracusa et moi-même montèrent le spectacle d'après le disque que nous avions enregistré, second album de chansons suivant Kind Lieder et précédant Carton. En 1992, Elsa avait 7 ans et c'est vraiment pour elle que je me lançai dans l'aventure. Je fus récompensé le jour où j'entendis les camarades de sa classe fredonner nos chansons à la sortie de l'école...

Nous avions sous-titré l'album "neuf chansons pour les enfants qui veulent avoir peur". S'y succèdent le titre éponyme (ci-dessus chanté par Bernard Vitet, à moi les borborygmes), L'histoire du méchant Frédéric (ci-dessous par mes zigues avec Elsa en larmes et la chienne Pelloche), La très triste histoire de Pauline et des allumettes, L'histoire de Jean-regarde-en-l'air, L'histoire du chasseur féroce, L'histoire de Gaspard-mange-ta-soupe, L'histoire de Philippe-qui-gigote, L'histoire du suceur de pouce, L'histoire de Robert-qui-vole, presque toutes histoires terribles qui finissent très mal. Le pianiste Michel Musseau (ici sur la chanson Crasse-Tignasse) nous prêta main forte pour quelques titres. J'en chante la plupart tandis que le trompettiste Bernard Vitet et le percussionniste Gérard Siracusa s'occupent des autres. Sur scène, Marie-Christine Soma créa les lumières et Raymond Sarti costumes et accessoires. Dans le disque enregistré directement en deux pistes stéréo comme en spectacle je chante, joue des synthétiseurs, des machines infernales et mixe tout l'orchestre en même temps !

Pour le livret qui accompagne le CD Pascal Bussy termine son texte en clamant que " Un Drame Musical instantané a inventé un nouveau genre qui fait basculer la chanson pour enfants dans l'ère moderne : la comptine électro-acoustique ! " Comme nous avions réussi pour les petits, nous décidâmes de nous atteler à un projet pour les grands, ce fut le CD Carton avec son historique partie CD-Rom. Le même plaisir nous récompensa, Bernard et moi. Ces chansons, même les plus hirsutes, tranchaient avec le reste de nos productions. Elles nous réconcilièrent aussi avec la musique populaire que nous n'avions jamais perdue de vue.
Je rachetai de justesse quelques exemplaires de Crasse-Tignasse avant le massacre dont certains sont miraculeusement en vente sur le site des Allumés du Jazz. Cela explique pourquoi je devins producteur de mes propres disques dès 1975 : la plupart sortis sur le label GRRR sont encore disponibles...

dimanche 30 août 2009

Time Capsule désintégrée


Ce n'est pas un nouveau chapitre de la fiction. En mon absence j'avais laissé mon ordinateur branché sur Internet. Un matin, je me connecte et constate la liaison coupée. De deux choses l'une, j'exclus la troisième. Un cambrioleur n'aurait pas volé le matériel en la présence de nos anges-gardiens Ce ne pouvait être que l'électricité ou la FreeBox. Jean me confirme qu'il n'y a eu aucune coupure pendant son séjour et elle aurait laissé des traces, les horloges non connectées au satellite étant incapables de redémarrer toutes seules. Reste la connexion. Pas d'affolement. Un TGV plus tard, je constate en effet qu'il n'y a plus de réseau. Échange de câbles, tests, localisation de la panne. La Time Capsule qui me servait à la fois de borne wi-fi et de disque de sécurité pour le portable a rendu son dernier soupir. J'appelle Apple dont le numéro est devenu gratuit. Après laborieuse communication avec deux jeunes femmes scandinaves au français approximatif la conclusion est irrémédiable. L'appareil acheté il y a un an pour environ 400 euros n'est plus sous garantie et ne se répare pas. Direct à la boîte à ordures spécialisée de mon fournisseur d'arnaques. Mon interlocutrice ne pouvant trouver d'autre explication invoque la foudre : un orage aurait été aperçu sur Paris cette semaine, ben voyons ! L'installation de mon ancienne borne Airport Extreme se passe comme une lettre à la poste. Rien d'autre n'a souffert. Jusqu'à ce que je tente de reconfigurer la petite borne Airport Express qui me permet d'écouter de la musique sur iTunes sans fil en la branchant sur la chaîne hi-fi. Cette fois elle s'allume mais refuse de se connecter. Grrr !... Un disque dur va vingt fois plus vite à se synchroniser avec Time Machine pour effectuer des copies de sécurité et il en coûte le tiers ! Conclusion : ne jamais se précipiter pour acheter du matériel, préférer lire les analyses et vérifier les compatibilités avant de se lancer... J'ai ainsi résisté à acquérir le nouveau système OSX baptisé Snow Leopard. Lassitude et gâchis...

lundi 24 août 2009

11. Sous-sol aménagé


Il y a comme un témoin de surchauffe qui s'allume dans son ciboulot. Sur quoi a-t-il mis le doigt lors de son passage chez... Il n'ose plus prononcer le nom du célèbre fabricant d'armes, fournisseur de l'État français, qui d'autre ? Il ne préfère pas y penser. Quiconque est un peu au fait de ce qui se trame développerait la même parano. Sa mise à l'écart valait peut-être mieux pour sa santé. D'autres y avaient laissé la vie. Les nouvelles technologies occupent beaucoup plus de place que la Déesse veut bien l'avouer publiquement. C'est comme cela qu'il appelait déjà son nouvel acquéreur-employeur dans l'intimité, ou parfois Kâlî, pour ne pas le nommer... Pourquoi tout ce secret que d'aucun qualifierait de polichinelle ? Mais cette fois c'était du sérieux. L'épouvantail ne pouvait être une coïncidence. La référence à l'Empereur, nom de code de l'affaire dit des cargos russes, était explicite.
Pas le choix. Max retourne explorer la maison. On fait avec ce qu'on a. Même si ses boyaux tournent bondage autour de ses viscères. La peur au ventre, il remonte la pente en suivant ses traces à l'empreinte qu'ont laissée ses souliers dans la boue collante du chemin. Ses semelles sont faciles à identifier, nettement plus évasées qu'à l'accoutumée. Voilà des années qu'il ne porte plus que des chaussures anatomiques, une ou deux pointures de plus que tous les clampins qui se martyrisent les arpions comme dans la légende des petites Chinoises. Les orteils finissent par se chevaucher. Se focaliser sur ses doigts de pieds en éventail et sur sa voûte plantaire délicatement épousée lui arrache un sourire. Il n'a pas le temps d'en profiter que déjà apparaît la cabane derrière le rideau d'arbres. C'est ça.
Rien ne ressemble à la nuit. Tout est conforme, rien n'est pareil. La porte est restée grande ouverte comme il l'a laissée. La trappe s'ouvre sur le néant comme une invitation obscène. L'absence de lumière rend le trou plus menaçant que la veille. Quelqu'un aura éteint. On n'y voit goutte, mais celles que l'on entend établissent la hauteur du puits. La barbe en écharpe, Max descend prudemment le long de l'échelle. Des veilleuses éclairent les couloirs au strict minimum. Il y a beaucoup plus de portes que de murs. Toutes sont solidement cadenassées. Sauf une qui ne résiste pas à son coup d'épaule.
Contrastant avec la propreté du corridor, la geôle est chaude et humide. Ses murs de salpêtre sont couverts d'outils mal entretenus. Sur le sol de terre battue sont jetés pêle-mêle des chaînes et des fers. Dans un placard est empilé un stock de couches-culottes dont la date de préemption ne signifie plus rien. Faisant bouger un panneau, Max découvre un astucieux jeu de miroirs apportant la clarté jusque dans ces profondeurs. Le soupirail éclaire la tête d'un animal en décomposition au milieu d'une fameuse collection de poisons. Max ne sait pas s'il doit tenter de forcer les autres portes ou prendre la poudre d'escampette. Sur l'une des étagères il a reconnu l'exemplaire du Monde ouvert à la page qui annonce l'accident de Philippe.

N.B. : le premier chapitre a été mis en ligne le 9 août 2009, inaugurant la rubrique Fiction.

mercredi 12 août 2009

4. La circonférence des baobabs


Dans le village d'à côté la fête battait son plein. S'il avait su, avec son petit creux, il aurait poussé jusque là pour se faufiler parmi les convives. La soirée était douce, presque chaude. Quand on vous disait, des microclimats, en France, il n'y a que ça ! Le maître de maison avait choisi de diffuser la discographie complète de Natacha Atlas, à fond la caisse, dans des enceintes, énormes, qui ressemblaient à des bunkers échoués sur la plage. L'atmosphère enfumée rappelait Tanger dans les meilleures années. On servait un risotto aux poulpes, cuit à merveille par une beauté sicilienne. Al dente, pimenté à vous arracher la gueule, avec des parfums de safran-cumin, vous m'en diriez des nouvelles. Un type en costume marin qui ressemblait à un nain de jardin servait des gésiers confits en se dandinant. Un universitaire, arrivé de New York le matin même, dissertait sur l'exception culturelle qui avait permis au cinéma français de résister mieux que ses frangins européens. Il espérait même convaincre ses compatriotes des avantages de l'ingérence de l'État dans des secteurs comme la culture ou la santé, ce qui terrorisait totalement trois abrutis Républicains, paradoxalement attirés par un fromage au lait cru qui empestait à des lieues à la ronde. Manque de bol, Max n'avait rien senti, emmitouflé dans sa barbe qui lui servait d'oreiller. Il aurait pu dormir à poil sans attraper froid tant son système pileux était développé. Quand un moustachu, forcément petit joueur à côté de Diogène, et en plus on voyait qu'il avait léché son assiette, revint sur la crise du cinéma français, le New Yorkais cita, goguenard, Toscan du Plantier en rappelant qu'on s'en inquiétait déjà au XVIIIème siècle ! Dans les bosquets des femmes riaient et des prétentieux faisaient les mariolles en pariant sur la circonférence des baobabs. Quelques invités étaient montés sur le toit fumer des joints pour regarder l'étrange ballet d'un hélicoptère dessinant toujours le même cercle, son phare braqué sur les limites de la propriété. Sous le faisceau, on y voyait comme en plein jour. Les uns disaient que les flics étaient là pour rassurer la population, les autres étaient persuadés qu'il s'agissait de créer un climat de tension pour intimider les garçons sauvages. La semaine passée, un hameau entier était parti en fumée. Le foyer avait été allumé dans l'église. Le curé avait rôti dans sa chasuble, convaincu qu'il était maître après Dieu et confondant sa chapelle avec un paquebot. Il y aura toujours des illuminés pour raconter n'importe quoi.

samedi 8 août 2009

Flow de l'enfer


Il y a des jours comme ça. On ne sait pas où l'on va. On se lève. Prenant congé des rêves. Et puis tout bascule. Ridicule. J'allume d'un seul coup toutes les machines du studio. Ça fait pop dans le rafiot. Je voulais tester les sons enregistrés cette semaine avec le film d'aujourd'hui. Mais comme j'ajoute la réverbe rien ne se produit. La Rev5 ne s'allume plus, la panne. Je m'acharne dessus comme un âne. Il faut attendre la fin août pour la réparation. Là je reprends ma respiration. J'ai sorti une petite Lexicon, mais c'est bon, l'H3000 fera l'affaire. La réverbe situe tous les sons à leur place. De quoi aurais-je eu l'air sans espace ? Dans l'affolement, je pense à l'envers. Je deviens dément, glisse en enfer. Lorsque j'étais jeune homme, que le matériel rendait l'âme, j'évitais le pensum en rencontrant une dame. La dame est là, la dame est là, la dame est là. Quand tout va de travers, regarder bien le ciel, la lune ou les nuages, et s'attendre aux miracles. Du pire calvaire on peut tirer son miel. Il n'y a pas d'âge pour rejeter la débâcle. J'ai peint la cave en rouge, en rouge sanguinolent, mais c'est là que ça bouge, le bouge sent. Provisions de bouche à se mettre sous la dent. Grands crus à foison à en devenir cuit. Voyez donc le tableau comme un hublot. Le diable à l'œuvre. L'œuvre du diable.

samedi 1 août 2009

La place des fêtes est belle en rouge


Toujours aussi élégant, chapeau de paille et tenue gris-vert assortie à ses montures de lunettes, avec, ultime provocation, Vladimir Ilitch Oulianov à la boutonnière, Bernard Vitet promène Hunky, un fox-terrier des îles du nord dont il a pris soin d'oublier le vrai nom à particules long comme le bras. On peut d'ailleurs se demander qui promène qui, tant Bernard sort peu, handicapé par une lombalgie qui ne le lâche pas. Les amis comme ceux qui ne le connaissent que pour avoir été conquis un soir au Club Saint-Germain du temps du be-bop, sur la scène du Festival de Châteauvallon avec Portal, lors de toutes les aventures du free-jazz et évidemment pendant les 32 ans d'Un Drame Musical Instantané (voir son impressionnant pédigrée sur Wikipédia), me demandent souvent comment va Bernard. La réponse est comme il peut. Faute qu'il ne puisse plus jouer de trompette depuis quatre ans, on pourra néanmoins l'entendre avec ravissement dans Ciné-Romand, le film que Françoise sortira en DVD à la rentrée et dont elle met au point les derniers sous-titres après qu'Étienne Mineur en ait terminé la jaquette et Igor Juget l'authoring. C'était la dernière prestation de Bernard à la trompette avant que ses dents ne le trahissent. Cela ne l'empêche pas de composer, mais je crains que l'on n'entende plus jamais son timbre si particulier, tendre et lyrique, grave et mat, autrement que sur les enregistrements. Heureusement sa discographie est riche et éclectique. Mais rien n'est jamais joué.
Il travaille à rééditer son album solo, Mehr Licht !, agrémenté d'inédits de choix, mais le sens de l'organisation n'étant pas son fort cela risque encore de mettre quelque temps... En évoquant hier Don Cherry, je me suis souvenu que c'était son orchestre qu'avait élu Don à son arrivée à Paris. Il y avait Gato Barbieri au ténor, Jean-François Jenny-Clarke à la basse et Aldo Romano à la batterie. En d'autres termes, mon pote s'était fait chiper l'affaire. Cela ne les empêchât pas de jouer ensemble avec François Tusques, à deux trompettes comme Bernard le fit également avec Chet Baker. Certains disent même que Chet changea de phrasé après cet intermède qui dura quelques mois. Dans d'autres circonstances il fit aussi équipe avec Roger Guérin, Itaru Oki, Jacques Coursil, même si c'est plus facile de jouer avec un ténor, comme si l'on avait une boîte d'octave (rires) !
Bernard me livre un contrepet de son cru en guise de titre, et non pas...

mercredi 6 mai 2009

Le 1er mai 2009 vu par Chris Marker


Annick Rivoire a de la chance d'avoir de tels correspondants pour le site Poptronics.
Lorsque Chris Marker ne lui envoie pas les collages de son chat Guillaume-en-Egypte, il met gracieusement en ligne (sous Creative Commons) 25 photographies prises pendant la manifestation de vendredi dernier. Comme j'en reproduis la mozaïque, un détail me saute aux yeux : la plupart des hommes portent l'uniforme, les femmes défilent. D'un côté comme de l'autre les mines ne sont pas particulièrement réjouies. La crise touche tout le monde. On s'interroge sur les incertitudes de l'avenir. Aragon disait qu'elles étaient celui de l'homme... Alors ?
La crise a bon dos. Quelle crise ? L'alerte aux abus d'une caste arrogante qui s'en met plein les poches sur le dos de la population, au risque de bousiller la planète, le fossé entre les riches et les pauvres qui se creuse un peu plus chaque année, le mécontentement qui gronde, un barril de poudre qui attend sa mèche... Il suffirait peut-être d'une étincelle pour que tout cela explose ? Quand je pense que de tels propos pourraient faire débarquer une meute de types en cagoules au petit matin... Ceux-là y auront toujours droit au cache-nez. Mais les allumettes sont entre les mains du pouvoir. Une chance qu'il joue avec le feu, le fada de l'Elysée ! Il fait semblant d'éteindre les incendies avec un arrosoir, il dresse des rideaux de fumée, mais ça continue, de pire en pire. Et nous, nous manifestons dans le calme, bien plan plan, le regard perdu sur la ligne bleue des roses. À force de broyer du noir, il finira bien par se redresser vers les étoiles. Chaque nuit est une promesse. Comme le regard de ces femmes, décidées, elles savent que cela ne se joue pas en un jour, elles sont patientes, opiniâtres, elles marchent, elles avancent. Ne manquons pas leurs rendez-vous.

dimanche 3 mai 2009

Aux armes, musiciens !


« Les Allumés du jazz sont le seul journal de jazz à maintenir un point de vue politique sur cette musique. »
Francis Marmande in Le Monde Diplomatique, décembre 2004.

Si mon vécu et mon à vivre m'ont éloigné des Allumés du Jazz je n'en reste pas moins sensible au combat que mène l'association qui rassemble une cinquantaine (selon les organisateurs) de labels indépendants de disques de jazz et bizarrement assimilés. Le numéro 24 du Journal que j'ai animé pendant des années avec Jean Rochard, Valérie Crinière et une ribambelle d'allumés est le premier exemplaire auquel je n'ai contribué d'aucune manière. Pourtant, je m'y reconnais peut-être encore plus que dans n'importe lequel de ses prédécesseurs tant il aborde un thème qui m'est cher, celui de l'engagement des musiciens dans le quotidien et dans leur art. En ces temps d'inculture et d'arrogance, de cynisme et de destruction massive, d'injustice et d'iniquité valorisée, les Allumés font preuve de salubrité publique en publiant ce numéro qui interroge les pratiques des acteurs d'un secteur donné pour moribond, le disque, et ceux qui l'alimentent, les musiciens.
"Engagez-vous, qu'ils disaient !" fait question à nombre d'entre eux (Hélène Labarrière, Dominique Pifarély, Brianhu de Junkyard Empire, André Ze Jam Afane, Dominique Répécaud) qui évoquent l'engagement de l'artiste dans son indépendance et sa quête de liberté. Loin d'un gargarisme auto-rassurant, le Journal des Allumés donne la parole à des hommes, et trop peu de femmes comme d'habitude, qui ont toujours cherché à concilier les notes qu'ils émettent avec l'espace où elles se transmettent. Si Jean Rochard ouvre le défilé avec une salutaire leçon d'histoire, Ce soir nous irons danser sans francs et sans colliers, le producteur Gérard Terronès, le pianiste François Tusques, le saxophoniste Franck Roger, le contrebassiste Jean-Claude Oleksiak, En dépit des vieux nuages, lui emboîtent le pas en évoquant les paradoxes subtils du système des subventions et les dangers du formatage. Le pianiste Alain Jean-Marie et le percussionniste Frédéric Firmin relaient La clameur des îles. En interviewant les trombonistes Thierry Madiot et Marc Slyper, le compositeur-zarbiste Pablo Cueco rappelle les avantages acquis du statut d'intermittent du spectacle, Prolégomènes à la création, avant de se demander à quoi rime la politique culturelle de l'Etat, Bromure ou Viagra. ZukaYan fait le topo sur les Disquaires en lutte : la « crise » bonne aubaine à la Fnac aussi tandis que le disquaire indépendant du Souffle Continu raconte comment Ma petite entreprise ne connaît pas la crise. Le guitariste Jean-François Pauvros relate la lutte qu'il aura fallu mener pour conserver les studios de répétition de Campus-Terrain d?Entente, Tête de gondole ou tête de manifs ?. Jeanne Porterat rappelle l'historique de L'Internationale d'Eugène Pottier et des droits d'auteur qui y sont rattachés, L'égalité veut d'autres lois. Le percussionniste Lê Quan Ninh se penche sur la musique elle-même et sur son rôle, Le geste déployé... C'est dire si la question des luttes concerne tous les marcheurs de cette manifestation porteuse de slogans autrement plus radicaux ou réfléchis que la bonhommie sympathique, mais bien silencieuse, du défilé du 1er mai samedi après-midi à Paris. Que le bruit qui s'échappe de nos instruments ébranlent les préjugés et participent à une révolution nécessaire et inéluctable !


Les Allumés ont eu l'intelligence de confier à des écrivains le soin de chroniquer les nouveautés discographiques et à des illustrateurs celui de nous faire rire ou nous émouvoir. Ainsi les dessins de Johan de Moor, Efix, Nathalie Ferlut (couverture), Sylvie Fontaine, Ramuntcho Matta, Ouin, Percelay, Pic, Jeanne Puchol, Rocco (ci-dessus), Andy Singer, Zou et les photos de Guy Le Querrec côtoient les mots de Nicole Lat, Christelle Rafaëlli, Alain Broders, Jacques Petot, Dominique Dompierre, Stéphane Cattaneo, Benoît Virot, Vincent Menière, Germain Pulbot, Jean-Louis Wiart... Au pianiste Benoît Delbecq avec le journaliste Denis Robert de commenter la photo de GLQ de la révolution des ?illets, El pueblo unido jamas sera vencido.
Ce n'est pas tout, au c?ur de la manifestation qui s'étendra jusq'au 22 mai, mois printanier hautement symbolique, les Allumés proposent toute une série de disques à 11 euros (16? pour les doubles) sur le thème "Jazz et luttes". Le Qui vive ? du Drame y est en bonne compagnie (pas républicaine de sécurité), mais auraient tout aussi bien pu y figurer nos Défense de, Trop d'adrénaline nuit, Rideau !, À travail égal salaire égal, Les bons contes font les bons amis, Carnage, L'hallali, Urgent Meeting, Opération Blow Up, etc. tant les titres de notre label GRRR ont toujours porté haut et clair leurs banderoles revendicatrices. Enfin je n'ai pas pu résister à l'irrépressible besoin de télécharger le Journal disponible en pdf sur le site des Allumés pour le lire sur l'écran au risque ?dipien de me crever les yeux plutôt que d'attendre patiemment qu'il tombe dans ma boîte aux lettres...

lundi 20 avril 2009

Paprika, qui contrôle les rêves ?


Mon goût pour les épices à s'en relever la nuit me fait automatiquement vibrer en sympathie avec Paprika, le film "onirique" de Satoshi Kon. Oscillant entre le rêve et le cauchemar, le dernier long métrage (2006) du réalisateur de Perfect Blue est un délire absolu, sorte de "thriller théorique et critique où le rêve contamine le réel pour mieux montrer la valeur du cinéma" (je cite fluctuat.net dont les critiques sont toujours affûtées). Si ce film d'animation japonais renvoie sans cesse à ce qu'est le cinéma depuis ses origines il ne manque pas de réfléchir au flot d'images qui nous submerge dès lors que nous allumons notre ordinateur. Bien malin celle ou celui capable de distinguer sans coup férir le vrai du faux. Les recherches sur la réalité virtuelle alimentent la paranoïa justifiée par les machines que nous avons créées. Qu'arrivera-t-il quand des puissances mal intentionnées en auront pris le contrôle, illégalement ou légalement ?
Du coup, j'ai commandé Millennium Actress, Tokyo Godfathers (entre 7 et 10 euros chaque, y compris Paprika) et la série Paranoia Agent, du même réalisateur.

jeudi 16 avril 2009

TV-Hôtel, la chaîne du réseau hôtelier


Je ne regarde jamais la télévision. Sauf lorsque je suis à l'hôtel. Le matin, il m'arrive de l'allumer. Il n'y a rien à voir que des dessins animés débiles et des séries du même acabit. Je retombe inlassablement sur Télématin où officie William Leymergie. Comme ce type présente l'émission depuis plus de vingt ans et que je ne le vois évidemment que dans mes chambres d'hôtel, j'ai la ferme impression que le journaliste soupe-au-lait est l'animateur d'une chaîne TV exclusivement produite pour le réseau hôtelier. Ignorant que cette "émission matinale est la plus regardée de France (50% de part de marché)", je ne m'étonne pas que son style corresponde à l'hygiénisme superficiel et impersonnel de la plupart des lieux réservés à mon intention. Sauf que ce type, également producteur de cette émission sur France 2, est souvent très irritant et semble semer la terreur sur son entourage. Depuis quelques années, je ne tiens que quelques minutes et je retourne à de plus saines activités. Il ne faut non plus jamais rester trop longtemps enfermé dans une chambre d'hôtel. Dans ce no man's land ressemblant à une aire de transit, on perd vite le contact avec la réalité.

samedi 21 mars 2009

Jack Diéval, Bernard Vitet, Art Taylor... à Belgrade


Après avoir dégoté sur eBay Surprise-Partie avec Bernard Vitet, son premier disque, j'ai trouvé la réédition en 33 tours 25 cm, remasterisation conforme à l'original, de l'enregistrement du quintet de Jack Diéval des 4 et 5 mars 1961 sur Jugoton. Le pianiste est accompagné par Bernard Vitet au bugle, François Jeanneau au ténor, Jacques Hess à la basse et Art Taylor à la batterie. Même si Cosmic Sounds, situé en Grande-Bretagne, a mis deux mois à me l'envoyer, je suis content de poser sur ma platine tourne-disques cet enregistrement dont m'a plusieurs fois parlé Bernard. Les notes de pochette ont été heureusement traduites en anglais, avec certes pas mal de petites erreurs, mais on apprend tout de même que Pennies from Heaven, Moonlight in Vermont et Gloria occupent la première face avec en invités le ténor Eduard Sadjil et le trompettiste Predrag Ivanovi?. Sur la seconde, Theme n°4, My Birthplace et Bon Voyage sont des compositions yougoslaves de ce "modern jazz". Ce disque constitue le volume II du tryptique Sastanak u Studiju (Meetings in Studio) enregistré par la RTB, la Radio Television de Belgrade en charge d'immortaliser les artistes nationaux, ici avec leurs invités français.
Bernard avait l'habitude de jouer avec Diéval pour sa célèbre émission de radio Jazz aux Champs-Elysées. Il jouait également très souvent avec Jeanneau, entre autres au Club Saint-Germain ; on peut les entendre ensemble chez Claude François (!), sur deux titres de la musique du film de Roger Vadim, ''La bride sur le cou'', avec Georges Arvanitas au piano (Jazz et cinéma vol.2, Universal) et évidemment Free Jazz (cd réédité par in situ) avec François Tusques, Michel Portal, Beb Guérin... Pour les concerts de Belgrade à l'origine du disque avec Diéval, Bernard était très flatté de jouer avec Art Taylor qui avait accompagné Miles Davis période Gil Evans, John Coltrane sur Giant Steps, Thelonious Monk, etc.

Pennies From Heaven (Johnston-Burke) - ordre des chorus :
Diéval (piano) - Sadjil (ténor) - Vitet (bugle) - Jeanneau (ténor) - Ivanovi? (trompette sourdine) - Sadjil/Jeanneau - Vitet/Ivanovi? - Sadjil/Taylor/Jeanneau/Taylor - Vitet/Ivanovi? - Ivanovi?

lundi 16 mars 2009

Vide-grenier (1)


On ne peut pas tout garder. J'aimerais parfois faire le vide. Dans une cassette qui ferme à clef, double paroi lourde comme une haltère, j'ai rassemblé des pièces de monnaie de tous les continents depuis le XVIIe siècle jusqu'à nos jours passés. Sur le haut d'une armoire, j'ai empilé les albums de timbres que je collectionnais lorsque j'étais enfant, mais je n'ai pas le courage de me replonger dans le catalogue Yvert et Tellier pour ne pas me faire arnaquer. Connaissez-vous un philatéliste et un numismate à qui me fier pour une expertise ? J'ai récupéré chez ma mère des cartes postales éditées par Pulcinella en 1958 de dessinateurs humoristiques : Bellus, Busillet, Folon, Gad, Gielly, Gus, Hervé, Faizant, Kiraz, Moallic, Morez, Pouzet, Sempé, Tetsu. C'était Noël. Au classeur où elles sont exposées, au papier à lettres à en-tête des vielles dames de Faizant avec la liste des prix, je comprends que mon père était devenu représentant, après faillite suite à une grève de techniciens au Théâtre de l'Étoile pendant les représentations de l'opérette Nouvelle Orléans avec Sidney Bechet qu'il avait produite. Il mettra vingt-cinq ans à rembourser. Il y a quatre planches originales de Kiraz pour la revue Ici Paris et trois de Laplace. Je regarde ce que cela vaut sur eBay. Bien qu'en bon état, le Jeu de l'ORTF ne s'allume plus. Le journal Pilote s'étale du n°596 au 671 (1971-72). De la même époque, ma collection du magazine Zoom du 1 au 46 et un paquet de Photo. Qui peut bien s'intéresser à un tapuscrit de l'opérette Valets de cœur de Pascal Bastia ? Faites vos offres. On transmettra.
Il est nécessaire que je construise l'avenir au lieu d'entretenir le passé. Je dois me débarrasser de tous les livres que je ne relirai jamais. Idem pour les disques et les DVD plutôt que de construire de nouvelles étagères en recouvrant les murs restés vierges. Je suis bien obligé de conserver les archives du Drame et de mon travail. Garder seulement ce qui possède une réelle valeur affective ou bien une utilité encyclopédique. Je ne touche pas à Cocteau, Ramuz, Schnitzler, ni aux livres d'images, ni à la bibliothèque musicale qui est au rez-de-chaussée, ni à celle qui concerne le cinéma au premier. Jusqu'ici j'ai reculé devant le travail considérable que cela représente. Tout bazarder d'un coup serait idiot. On ne fait pas cela dans l'urgence à moins d'y être contraint. La roue tourne. Il faut oublier pour faire de la place aux idées neuves.

lundi 9 février 2009

Inclinations du sort


En manque d'inspiration, je scrute un détail qui me fasse de l'œil alors que Ganesh cligne jour et nuit sur une des étagères de ma bibliothèque. Il y a quelques années Pascale et Jean m'avaient rapporté ce cadre de leur voyage en Inde du Sud où ils étaient partis apprendre les secrets du rythme. Pascale m'avait taquiné en affirmant que si je le laissais tout le temps allumé la fortune me sourirait. Vingt ans plus tôt, Marie-Christine avait fait mon ciel astrologique et m'avait assuré que je ne manquerais jamais d'argent. J'avais stupidement douté de la prophétie de ma camarade astrologue marxiste, je me devais de faire plaisir à mes amis en leur montrant à quel point leur sollicitude me touchait. Ganesh n'ayant jamais pris ombrage de ses bosses pour s'être ramassé plus d'une fois la trompe par terre, résistant aux intempéries et veillant sur ma situation précaire dans la nuit du salon, j'ai fini par ne plus m'inquiéter des périodes de disette. Un miracle se produit chaque fois, juste avant que je ne passe dans le rouge. Comme pour de nombreux artistes mes revenus oscillent régulièrement en crêtes et précipices, bousculades et calme plat. Matérialiste agnostique, je ne suis pas particulièrement superstitieux, et je pense saisir la magie des divinations dont on oublie les échecs et s'esbaudit des heureuses coïncidences. Cela ne m'empêche pourtant pas de suivre scrupuleusement depuis 1975 le conseil glané dans l'autobiographie de Jean Marais qui prétendait "plus je dépense plus je gagne". J'ai d'ailleurs retrouvé hier soir la lettre qu'il m'adressa et qui se terminait par ces mots :


Lorsque je n'avais pas de travail, j'allais dépenser ce que je pouvais en me faisant plaisir. Si cela ne suffisait pas, j'y retournais le lendemain. L'étendue du succès dépendait absolument de la mise. Cette gymnastique ne fonctionne que dans les limites du raisonnable, pas question de jeter l'argent par les fenêtres ou de se mettre en trop grand danger. N'empêche que l'exercice en inquiéta plus d'une. De même, j'avais remarqué que lorsque j'envoyais mille lettres pour trouver du travail, le téléphone sonnait un contrat à la clef, bien que ce soit rarement d'une personne à qui j'avais écrit. Si je n'expédiais aucun mailing, je ne recevais aucun coup de fil salvateur. Dans l’hindouisme, Ganesh, ou Ganesha, souvent appelé Ganapati est le dieu de la sagesse, de l’intelligence, de l’éducation et de la prudence, le patron des écoles et des travailleurs du savoir.

mercredi 21 janvier 2009

God bless America... Gott mit uns... God save the Queen... Allah Akbar...


Allumant l'auto-radio en revenant des courses, je tombe sur la fin du discours d'investiture de Barak Obama se terminant évidemment par "God bless America!". Ici, et dans une majorité de films américains jouant le rôle de service de communication du pays mieux que tous les plénipotentiaires, Dieu s'invite régulièrement sans qu'on l'y ait invité. L'institution l'impose, un point c'est tout.
Au XXIe siècle, comment peut-on continuer à diffuser de telles histoires à dormir debout et les donner pour véridiques ? Comment peut-on jurer sur la Bible de dire toute la vérité, rien que la vérité ? Les agnostiques apprécieront le paradoxe, s'il leur arrivait un jour de devoir se prêter à l'exercice ! L'exemple symbolique de l'État dicte sa loi à la population.
Chaque fois que Dieu est invoqué légalement nous avons du mouron à nous faire. On voit aujourd'hui les dégâts que génère la collusion de l'État et de la religion dans les pays obscurantistes et ségrégationnistes qui la brandisse, de l'Iran à Israël, des États-Unis au Pakistan.
Dans Le Mépris de Jean-Luc Godard, après avoir évoqué le combat d'Ulysse contre les dieux, le réalisateur Fritz Lang dans son propre rôle tente d'expliquer au producteur joué par Jack Palance que les dieux n'ont pas créé les hommes, mais que ce sont les hommes qui ont créé les dieux. Prokosh est une caricature des États-Unis, un enfant capricieux qui veut faire la loi et qui aime les dieux pour s'y identifier comme à des super-héros. Lang qui incarne toute la culture européenne commente ensuite un poème d'Hölderlin, insistant sur le fait "étrange, mais vrai" que ce n'est plus la présence de Dieu, mais son absence qui rassure l'homme.
Nous voilà bien rassurés !

vendredi 16 janvier 2009

Le Journal des Allumés ranime la flamme

((/blog/images/2009/Janvier 2009/ADJ23.jpg
Pour ma dernière contribution au Journal des Allumés, j'ai tapé quelques lignes en commentant la photographie de Guy Le Querrec qui fait comme d'habitude la dernière de couverture en plus de toutes celles qui animent les colonnes de caractères. Valérie avait choisi pour l'exercice la célèbre image où l'on voit un homme chauve approcher son oreille d'un microsillon 33 tours 30 centimètres. Je gardais en mémoire les v?ux du label Silex d'il y a une quinzaine d'années qui étaient justement illustrés par ce cliché quasi surréaliste. Et voilà qu'hier le téléphone sonne et j'entends mon comparse André Ricros qui en tint le gouvernail avant son rachat par Auvidis et sa mise au pilon par Naïve. L'accent de mon ami file sur les pentes volcaniques comme un aligot au son de la cabrette. Cela faisait bien sept ou huit ans que je n'avais pas de ses nouvelles autrement que par la bande. Le plaisir était immense. Les nouvelles étaient bonnes, ce qui contrastait avec l'état du disque, bien mal en point à force de bourrage de mou. L'industrie fainéante et ses suppôts naïfs feignant de se tromper de combat font tout leur possible pour publier les faire-part de deuil alors que la coexistence semblerait plausible, voire souhaitable, du moins le temps de proposer autre chose que la volatilisation des gaz à effets de griffes.
J'aurais pu évoquer ces rayures de Dalton qui font sauter les bras après les jambes, si je n'avais opportunément pensé aux vers que Brigitte Fontaine chantait avec le Drame un après-midi de 1992 : "Serait-ce le sillon où se grave la vierge ou le microsillon poussiéreux des concierges ?". Pas de question plus à propos !... La chanson est en ligne sur le site et la webradio des Allumés, mais rien ne vaut l'original avec ses notes manuscrites et une qualité sonore qui n'a rien de comparable avec un fade mp3 ! Vous l'aurez compris, même si quelques individus pressés penseront que j'ai abusé des bonnes choses et s'éviteront de revenir sur ce qui pourrait paraître abscons à première lecture, les dés étaient pipés, cela va de soi, ça ira sans. L'aventure était belle, mais les sirènes du midi sonnaient la retraite. Or il existe d'autres soleils, d'autres virages. J'en ai donc profité pour prendre officiellement congé de l'association puisque l'espace m'était offert et que la chose semblait déranger au point qu'on l'escamote comme au bonneteau, passez muscade, ni vu ni connu je t'embrouille...


J'avais déjà "feuilleté" le dernier numéro du Journal des Allumés, vingt-troisième du nom, en le téléchargeant en pdf sur le site, mais j'étais heureux de pouvoir le tenir entre mes mains, d'autant qu'il avait doublé de volume depuis la dernière fois et probablement avant la prochaine, la crise exigeant certains sacrifices humains dont les quotas dépassent l'afflux des volontaires. Particularité dont je m'enorgueillis dans un dernier souffle avant de naviguer sous d'autres tropismes, ce n°23 se moque des nouveautés et présente 123 disques de l'immense catalogue, 49 labels dont les fleurons sont ici offerts en pâture à 35 plumes et 21 illustrateurs/trices avant de se retrouver dans les boîtes aux lettres des abonnés ravis qui en commanderont le plus possible avant rupture des stocks et fin des soldes. Et si la solde est réduite à portion congrue, raison de plus pour se faire plaisir en acquérant ce qui se fait de plus seyant en matière de musiques différentes, puisque de jazz il est heureusement rarement question chez ces Allumés qu'aucune dénomination ne réussit jamais à étiqueter au grand dam des marchands, même si c'est nous qui en faisons toujours les frais au bout du compte. Nous, ce sont les artistes et le public, réunis dans la même galère dès lors qu'on ne surfe pas sur le mainstream, un courant froid et cynique qui ne se préoccupe pas trop des amateurs, leur préférant la horde des consommateurs.
Or plutôt que de confier la chronique de leurs propres disques à des producteurs trop systématiquement tentés par l'hagiographie, Jean Rochard eut l'excellente idée de proposer l'exercice tantôt littéraire tantôt graphique à toute une bande d'illuminés qui ne sont, pour la majorité, pas partie prenante dans l'affaire. La liste est fastidieuse, mais elle pourra donner l'envie à certains ou certaines de se plonger dans toute cette prose (il y a même des poètes comme Emmanuelle K qui vient, je n'en suis plus à une digression près, de publier un décapant recueil en 4 petits volumes rouge et noir intitulé "Quand l'obéissance est devenue impossible" aux éditions réunies du Krill et de la Différence) qui commente les 123 albums choisis par thématiques plus ou moins évidentes, soit Jean Annestay, Rachid Bordji, Didier Boudet, Philippe Carles, Luce Carnelli, Cattaneo (passé à la critique de disques, mais si !), Philippe Charton, Dominique Dompierre, Olivier Gasnier, Nicole Lat, Guy Le Querrec, Vincent Menière, Paul Merval, Mocliher, Leonard Peltier, Hervé Péjaudier, Marc Péridot, Jacques Petot, Germain Pulbot, Christelle Raffaëlli, Jean-Paul Ricard, Michel Souris, Christian Tarting, Jacques Thollot, Sylvain Torikian, Benoît Virot, Jean-Louis Wiart, Patrick Williams, je reprends ma respiration pour annoncer les petits mickeys de Jean-Claude Claeys (pour la une), Stéphane Courvoisier, Chloé Cruchaudet, Efix, Nathalie Ferlut, Sylvie Fontaine, Laurel, Ouin, Sangram Majumdar, Muzo, Percelay, Pic, Jeanne Puchol (pour L'origine du monde des disques en haut de ce billet, sur une idée de Rochard), Rocco, Andy Singer, Marianne Trintzius, Jonathan Thunder, Zou, etc., parce qu'il y a même des et caetera ! Pardonnez-moi si pour une fois je me passe d'aller chercher les liens Internet de toute cette joyeuse bande de gens graves...
La plupart des invités prennent la tangente pour nous parler des disques, peu de critique culinaire, à savoir l'âge du capitaine ou la chemise à fleurs du soliste à l'avant-scène, cela nous change de la "littérature" spécialisée. En sait-on plus sur les galettes ? Ici ou là parfois. Mais le plus souvent la musique résonne dans les boîtes craniennes évoquant mille et une nuits de veille aux sons des tambours, des anches et des cordes. Les chants trouvent leurs échos par les mots des esprits frappeurs, par les arabesques des crayonnés, par les bouches grandes ouvertes d'oreilles bienveillantes. Tous cherchent le terrible secret du son, l'envoûtant mystère du chant, le terrible reflet du monde qui les enveloppe, le silence des marges, le fracas des courants, l'alternance des tensions et des détentes, la nature recomposée, la machine apprivoisée, le corps démonté, le temps remonté, la musique des sphères... Il y en a pour tous les goûts.

mercredi 14 janvier 2009

Comme un chef


Suite du billet d'hier qui vous retrouverez topographiquement en-dessous de celui-ci !

... La chute de Roland Cahen à la question "Quelle question ai-je oublié de vous poser ?" montre encore que les gens sérieux et sensibles ne peuvent envisager leur art, et la vie en générale, sans penser à la gastronomie ! À ce propos je tiens à signaler l'excellent livre que Sacha Gattino, amusante coïncidence, puisqu'il est lui-même un designer sonore inventif et raffiné, m'a conseillé, soit Comme un chef, pavé de 650 pages publié par Larousse. Les auteurs se sont entourés de 18 grands chefs, du pâtissier Pierre Hermé au Catalan Ferran Adrià, du Japonais Hisayuki Takeushi au spécialiste des épices Peter Gordon, de Ken Hom à Christine Manfield... Le principe de cette encyclopédie est calqué sur celui de Cuisine Succès, l'école de la cuisine chez le même éditeur, une autre bible, à savoir qu'il ne s'agit pas d'un livre de recettes proprement dit, puisqu'il montre en images comment les réussir. S'il privilégie un tour du monde des palais fins, on apprendra donc aussi à cuire le riz, faire des œufs brouillés, rattraper une mayonnaise aussi bien que découper une viande, ébarber ou désarêter un poisson, voire créer une écume... Quant aux recettes, elles sont à la hauteur des chefs convoqués. Je n'ai fait que lire l'ouvrage sans me mettre aux fourneaux, mais j'en ai l'eau à la bouche, d'autant que l'ami Sacha nous en a donné un avant-goût la semaine dernière en enfilant son tablier (en fait il s'habille en noir pour l'occasion "car on voit moins les tâches !"). Si vous pensez que je m'égare, relisez Impro Soupe que j'avais écrit pour le Journal des Allumés.

dimanche 21 décembre 2008

Hal Willner, l'alchimiste des


Une fois par mois, Stéphane Ollivier m'appelle ou bien c'est moi. Les deux ours sortent relativement peu, aussi devisons-nous sur le monde de la musique, évoquant souvent les nouveautés cinématographiques ou discographiques qui nous ont marqués depuis la dernière fois. Comme je lui raconte que Easy Come Easy Go, le dernier CD de Marianne Faithfull dont j'adore la voix, m'a surtout séduit par ses arrangements, Stéphane me conseille Weird Nightmare, le Mingus produit en 1992 par Hal Willner, qui m'avait échappé. Les disques que ce producteur a concoctés m'ont toujours enchanté. Ils représentent un cousinage évident avec mon travail sur Sarajevo Suite comme avec certaines des "compilations" du label nato dont je suis fan tel Les voix d'Itxassou réalisé sous la houlette de Tony Coe, au détail près que Willner s'est essentiellement consacré à ce que l'on appelle des "tribute albums", honorant Nino Rota, Thelonious Monk ou Kurt Weill, des compositeurs qui me sont chers. Dans cet esprit, il commit d'autres hommages, mais en public, adressés à Tim Buckley, Edgar Poe, Harry Smith, Leonard Cohen ou au Marquis de sade, comme des compilations de textes parlés accompagnés en musique pour William Burroughs ou Allen Ginsberg... Je profite de ces recherches pour commander Stay Awake: Interpretations of Vintage Disney Films, d'autant que les deux albums qu'il avait produits autour du compositeur de dessins animés Carl Stalling font partie de mon Panthéon, et Whoops, I'm an Indian, réalisé sous son propre nom à partir d'échantillons de 78 tours des années 40, techno complètement déjantée en collaboration avec Howie B et Adam Dorn (Mocean Worker).
Lost in the Stars, the music of Kurt Weill rassemble Sting, Marianne Faithfull, Van Dike Parks, John Zorn (directeur artistique du sublime The Carl Stalling Project), Lou Reed, Carla Bley, Tom Waits, Elliott Sharp, Dagmar Krause, Todd Rundgren et Gary Windo, Charlie Haden, etc. tandis que That's The Way I feel Now, a tribute to Thelonious Monk nous offre sur une platine Donald Fagen, Dr John, Steve Lacy avec Gil Evans, Elvin Jones ou Charlie Rouse, Bobby Mc Ferrin, Chris Spedding, Randy Weston... Chaque album est une longue liste d'étoiles rocky ou jazzy qui s'approprient intelligemment le sujet imposé. Pourtant, Amarcord Nino Rota qui présente encore Jacki Byard, Carla Bley, Bill Frisell, Muhal Richard Abrahams, Steve Lacy ou Carla Bley manque du recul que surent prendre les suivants.
Weird Nightmare, meditations on Mingus est pour moi une nouvelle petite merveille qui me rappelle le dernier concert d'Un Drame Musical Instantané avec Francis Gorgé, commandé par le Passage du Nord-Ouest en 1992 (même année !), que nous n'avons jamais édité. Nous avions relevé le défi en choisissant d'adapter à notre trio l'album du grand orchestre Let My Children Hear Music ! Je possède seulement un enregistrement sur cassette de cette création, la seule avec une pièce de John Cage dont nous ne soyons pas directement les compositeurs. Comme j'en ai un souvenir merveilleux, j'essaierai bientôt d'en mettre quelques extraits en ligne après numérisation. L'éclatement du noyau original du Drame après seize ans de collaboration nous empêcha d'en faire un disque et c'est un de mes rares regrets avec les trois heures dix du film L'argent de Marcel L'Herbier.
Contrairement à ses habitudes, pour son hommage à Mingus, Willner monte un orchestre fixe composé de Bill Frisell, Art Baron, Don Alias, Greg Cohen, Michael Blair, Gary Lucas, Francis Thumm, accompagnant Elvis Costello, Vernon Reid, Henry Rollins, Charlie Watts, Chuck D, Hubert Selby Jr, Keith Richards, Leonard Cohen, Diamanda Galás, Dr John, Henry Threadgill, Marc Ribot, Geri Allen, Don Byron, Bobby Previte, etc. Ces interminables listes de pointures n'ont pourtant rien du collage. Chaque album est d'une unité merveilleuse tant l'hommage est réel et sincère. L'utilisation des fantastiques instruments d'Harry Partch, entendus ici pour la première fois hors du contexte original, lui confère en plus une tonalité exceptionnelle, percussions envoûtantes, tonalités étranges, timbres inouïs qui fonctionnent parfaitement avec les ?uvres d'un des plus grands compositeurs américains, mort il y a 30 ans le 5 janvier 1979, Charles Mingus, dont les textes extraits de son autobiographie Beneath The Underdog (Moins qu'un chien), ouvrage indispensable, justifie une liste de superlatifs, recréation d'une folle énergie.

vendredi 19 décembre 2008

Let's Get Lost


Confronté à l'imposant facing du film consacré à Chet Baker en tête de gondole dans un supermarché de la culture, je craignais le pire, mais comme je ne connais pas bien le trompettiste dont m'a souvent parlé Bernard, je prends le risque de le rapporter à la maison. Le coffret est luxueux, puisque le film de Bruce Weber est accompagné d'un making of, d'archives du tournage, de deux clips du cinéaste soit Everything Happens to Me et C'est si bon, du court-métrage The Teddy Boys of the Edwardian Drape Society et d'un autre, celui-ci avec Chet et réalisé en 1964 par Enzo Nasso. Le livret inclut d'émouvantes images de William Claxton, premier photographe à avoir saisi la belle gueule du rebelle, tandis que Weber montre la figure ravagée du toxico. Enfin un CD offre deux morceaux inédits enregistrés pendant le film.
Surprise, le film ressemble aux débuts de Cassavetes, noir et blanc très jazz, mouvements de caméra swing, les témoignages ne plombant jamais les documents d'archives ni les scènes tournées en 1987, un an avant que l'on ne retrouve le héros fracassé sous la fenêtre de son hôtel à Amsterdam. La musique est partout, rythmant la chronique d'une vie plutôt schizophrène, suavité de la voix et de la trompette, tendresse du regard d'un côté, brutalité, magouilles et bobards du bad boy de l'autre. À la manière de Weber de filmer son héros et les jeunes gens qui l'entourent, on peut se demander qui du cinéaste ou du musicien refoule ses pulsions homosexuelles. Les filles ont beau jalonné le parcours du jazzman, toute sa vie sonne comme une fuite en avant, le masque se fripant au fur et à mesure de la descente aux enfers.
Bernard Vitet m'avoue qu'il est triste que sa collaboration avec Chet Baker ne soit jamais évoquée. Lorsque l'Américain débarque à Paris, il propose au Français de jouer ensemble, lui assurant qu'il ne cherche pas un faire-valoir, mais qu'un orchestre à deux trompettistes serait une idée formidable. L'aventure dure six mois où le duo alterne sur scène jeu d'échecs et chorus. Au Chat qui Pêche, à l'époque sans micro ni sono, la voix de Chet ne porte pas à plus d'un mètre. Intègre, il n'avait d'oreille que pour la musique qu'il entendait, là tout près, susurrée.

lundi 8 décembre 2008

Les pères Noël des Allumés


Jusqu'au 5 janvier 2009, les Allumés du Jazz jouent les pères Noël et font une promotion exceptionnelle sur toute une sélection de disques. Pour en connaître la liste complète, il vous suffit de faire un tour sur leur Blog ou en les retrouvant sur la page de promotions du site ! Pendant la durée de l'opération, vous retrouverez la plupart de ces disques au prix de 11€ (au lieu de 15€).
Je relaie l'info précieuse en ces temps délicats où le petit commerce se joue de nos habitudes et où la fin du mois risque d'être plus pénible que jamais pour nombre d'entre vous. Je n'y suis absolument pour rien : je rappelle que j'ai démissionné de toutes mes fonctions au sein de cette fameuse association de producteurs pour me consacrer à mon travail de création, je n'ai ni choisi la photo que je reproduis ici, ni eu l'idée de cette opération bien opportune. Parmi les 88 petites merveilles qui brilleront dans la nuit, GRRR y participe avec 5 CD et non des moindres : Carton, l'album de chansons de Birgé-Vitet ; Trop d'adrénaline nuit, réédition avec bonus du premier album d'Un Drame Musical Instantané, une liberté de tons comme on n'en fait plus ; L'hallali, CD orienté vocalement puisqu'il accueille le regretté Frank Royon Le Mée, la chanteuse Dominique Fonfrède, l'opéra-bouffe La Fosse avec la tout autant regrettée Martine Viard et une ribambelle de comédiens fameux ; Qui vive ?, le plus dingue de tous les disques du Drame ; et Les araignées, le meilleur et le plus étonnant de tous les albums d'Hélène Sage. Enfin, les pressions familiales sont telles que cette année encore je ne coupe pas à la hotte et à la course aux bonnes idées pour le faire avec panache. Remercions donc tous ces généreux labels de nous donner tant d'idées savoureuses, langoureuses, hirsutes ou provocantes pour combler petits et grands avec toutes ces bonnes idées originales et pas chères !

mardi 18 novembre 2008

Emile Cohl, l'inventeur du dessin animé


Vient de paraître un magnifique livre sur Émile Cohl, l'inventeur du dessin animé, 170 pages grand format, préfacé par Isao Takahata (le réalisateur du Tombeau des lucioles et de Mes voisins les Yamada) et agrémenté de 2 DVD Gaumont Pathé Archives comportant l'intégralité des films existants (mais seulement 1/5 de l'œuvre) de ce personnage illustre et méconnu (ed. omniscience), Émile Cohl, dont je reproduis ici Fantasmagorie, premier dessin animé de l'histoire du cinéma. C'était le 17 août 1908 au Gymnase sur les Grands Boulevards. Cohl suivait les traces d'un autre Émile, Reynaud celui-là, inventeur du théâtre optique en 1888, et de Georges Méliès, "inventeur du spectacle cinématographique" en 1896, comme il est gravé sur sa tombe au Père Lachaise. En 1908, Émile Cohl avait déjà 51 ans et une longue carrière de caricaturiste.
Je connaissais ses dessins à transformations, on appelle cela aujourd'hui du morphing, mais j'ignorais qu'il avait inauguré autant de techniques variées : l'animation en volume avec Les allumettes animées, le premier film de marionnettes avec Le tout petit Faust, le premier dessin animé en couleurs avec Le peintre néo-impressionniste, le premier dessin animé éducatif avec La bataille d'Austerlitz, la pixilation avec Jobard ne peut pas voir les femmes travailler, le papier découpé, etc. Je suis sidéré de retrouver près de 70 films à côté de deux documentaires... Quant au livre signé Pierre Courtet-Cohl (son petit-fils disparu depuis) et Bernard Génin, il est merveilleusement mis en page, avec une quantité extraordinaire d'illustrations, d'anecdotes et d'informations passionnantes. Il réalisa également la première série de dessins animés avec Le chien Flambeau et le premier dessin animé tiré d'une bande dessinée et pas n'importe laquelle : Les Aventures des Pieds Nickelés ! Oublié, atteint de paranoïa, il mourra le 20 janvier 1938, la veille de Méliès qui était son cadet de quatre ans !

Lorsqu'en 1974, étudiant à l'Idhec, je réalisai La nuit du phoque en collaboration avec Bernard Mollerat, nous décidâmes d'imaginer un scénario où nous tenterions tout ce que nous n'avions pas encore eu le temps d'essayer pendant nos trois années d'études : éclairer toute une rue de nuit, diriger des enfants et des animaux (appréciez le collage), tourner à plusieurs caméras, travailler en infra-rouge, pasticher les chorégraphies de Busby Berkeley en filmant en plongée depuis un belvédère au centre d'une forêt (de vrais malades !) et les films de Jean-Luc Godard (dialogue impossible se terminant par un snuff movie avec un ver de farine)... Aussi, commencèrent-nous directement par un pré-générique au banc-titre (le générique se trouve en plein milieu du film !) et nous testâmes quelques animations simples avec des bouts de carton que nous faisions glisser. Lorsque je m'attaquai au "multimédia", je retrouvai le goût pour l'animation que j'avais un peu laissé tomber. La programmation informatique a grandement joué en faveur du retour en grâce de cet art. En travaillant sur le CD-Rom Alphabet, me revint tout ce que j'avais découvert vingt ou trente ans plus tôt... Je ne sais pas si les animateurs ont pensé à tirer partie de la programmation algorithmique qui leur permettrait de gagner un temps fou par rapport au système image par image, mais surtout d'improviser en jouant avec les objets comme avec des marionnettes...

Le DVD a permis de découvrir ou redécouvrir l'animation confinée aux heures tardives de la télévision dans sa meilleure époque ou à quelques rares émissions. Sans parler de ceux qui ont réalisé des longs métrages et gagné leurs galons en salles, Lotte Reiniger, Ladislas Starevitch, Len Lye, Oskar Fischinger, Norman McLaren, Alexandre Alexeïeff, Jiri Trnka, Yuri Norstein, Jan Svankmajer, Phil Mulloy, Bill Plympton, Barry Purves, par exemple, ont largement bénéficié de ce nouveau support. Il n'y aurait pas de Disney sans Cohl, ni de Miyazaki sans Grimault. Rappelons que La table tournante réalisé par ce dernier avec Jacques Demy ne figure pas sur l'intégrale Demy qui vient de sortir (compilation indispensable dûe à ses enfants Rosalie et Mathieu, mais présentation et bonus décevants en comparaison de ce qu'Agnés Varda aurait "inventé") ; il est heureusement disponible avec Le Roi et l'oiseau.

lundi 10 novembre 2008

À cloche-pied façon bonzaï


Non mais qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ? J'étais déjà complètement tordu avec une contraction musculaire qui ne cède pas malgré l'ostéo et la pharmacopée grand style, il a fallu que je me recogne le petit orteil en jouant avec Scotch autour du lit. Ça brûle dans le bas, ça presse dans le dos, j'ai le cerveau qui commence à fumer, et pas n'importe quoi, vraiment il ne manquait plus que ça ! Comme je suis raide comme un passe-lacet, j'ai du mal à voir mes orteils, d'où l'accident fatal ! Cet enchaînement d'inculture physique explique ce billet creux qui me renvoie à ma plus simple expression, la cellule, cellule de décompression, et minimalisme du aïe.

Illustration (celluloïd, laque et allumette) réalisée en 1969 pour H Lights.

jeudi 6 novembre 2008

Mind Game, vertigineuse plongée dans le cinéma d'animation



Dans Mind Game du réalisateur Masaaki Yuasa d'après le manga de Robin Nishi, la logique du rêve est aussi difficile à suivre que le scénario de Ghost in the Shell. L'animation explose le cadre et déborde d'imagination. Le film, produit en 2004 par le Studio 4°C, responsable du très beau Amer béton, est une œuvre originale qui rappelle aussi bien Windsor McKay (Little Nemo) que Moebius. Les hallucinations héritent aussi bien de la scène conçue par Salvador Dali pour Dumbo l'éléphant que les références au manga dessinent un époustouflant portrait du Japon contemporain. Cet entre-choc de styles aussi différents dans une même scène dérègle tous nos sens, nous faisant valdinguer dans un trop-plein d'émotions plastiques qui disloque la narration au travers d'un prisme déformant. Le flash rend l'expérience si troublante que lorsque la lumière se rallume dans la salle elle nous replonge aussi sec dans l'obscurité du quotidien. Mind Game est un film sur le vertige, expérience ultime de la mort et retour à la vie, une jeu d'esprit où la peur prend ses racines dans la petite enfance et le courage dans ce qui nous reste d'imagination.

Merci à Karine de m'avoir fait découvrir ce diamant noir.

P.S. : cela n'a absolument rien à voir, mais Jacques Oger m'annonce la mort de Jimmy Carl Black, "the Indian of the group" des premiers Mothers of Invention. Les fans historiques de Frank Zappa comprendront ma tristesse.
Puisque je suis dans les brèves, les Cahiers du Cinéma de novembre ont publié deux articles sur Françoise, l'un pour Appelez-moi Madame (DVD à paraître le 18 novembre), l'autre pour Ciné-Romand (avant-première du film à Beaubourg le 15 novembre à 14h dans le cadre du Festival d'automne, à ne pas manquer, que vous ayez participé au happening ou que vous l'ayez raté !).

samedi 1 novembre 2008

Nabaz'mob, icône des Musiques Libres


Je suis tout fier et flatté. Affiches, programmes, flyers, site Internet, le Festival Musiques Libres de Besançon a réalisé toute son identité visuelle cette année avec mes photos de Nabaz'mob. Notre opéra pour 100 lapins communicants fait la clôture du Festival demain dimanche à 16h. Beau programme où jouent également Jean-François Pauvros, Xavier Garcia, Didier Petit, je ne cite que les copains, parmi tant d'autres que je ne connais pas. Voilà un bout de temps que je n'étais pas retourné à Besac !


Au même moment, encore aujourd'hui et demain, un autre pote, Stéphane Cattaneo y expose ses dessins 14 avenue Fontaine Argent de 14h à 18h. On aura repéré ses dessins dans le Journal des Allumés, dégusté Beautiful Life, un quatre mains avec Moebius, et revu ses pages de garde généreusement personnalisées. Cattaneo jongle avec les couleurs comme il dessinait ses lignes coupantes sur des surfaces contrastées par l'encre noire. Il tamise le réel à la passoire du dessin caustique, son regard décalé le faisant passer dans l'abstraction sans préméditation.

vendredi 31 octobre 2008

Le Mir:ror de Violet réfléchit nos intentions


Miroir miroir, entre hier et aujourd'hui, on n'en sort pas !
Après avoir connecté des lapins (280 000 Nabaztags vendus à ce jour), Violet étend le concept à tous les objets ! La firme française lance donc son nouvel objet communicant, le Mir:ror, premier lecteur de puces RFID grand public. La version 2 de Nabaztag, dit Nabaztag/tag, possède déjà un tel lecteur caché derrière son museau. J'ai évoqué ici mon travail de design sonore pour la petite soucoupe blanche qui se branche sur le port USB de notre ordinateur et que nous avons mis au point avec Antoine Schmitt, lui-même designer comportemental de tous les objets Violet, avec qui je travaille depuis quatre ans sur ces drôles d'ovnis apparus à l'orée du XXIème siècle, sans oublier notre propre détournement artistique de l'objet industriel, l'opéra Nabaz'mob pour 100 lapins Nabaztag (prochaine représentation dimanche prochain 2 novembre au Festival Musiques Libres de Besançon).
Violet sort donc Mir:ror (39 euros avec un Nanoztag et trois Ztampz) et lance son nouveau site, my.violet.net, "une véritable plate-forme applicative, un «violet objet operating system » (V.O.O.S.) permettant d'associer à la présentation d'un objet communicant des actions informatiques basiques mais ouvrant également la voie à des applications plus complexes. On peut aussi associer à un même Ztamp plusieurs applications. Si votre porte-clef est équipé d'un Ztamp et que vous le posez devant votre Nabaztag ou votre Mir:ror en rentrant chez vous, cela peut immédiatement déclencher la lecture d'un fichier audio, y compris chez d'autres possesseurs de Nabaztag ou de Mir:ror, mettre à jour votre statut Facebook, voire allumer une lumière si celle-ci est raccordée à une prise communicante. Avec la future démocratisation de la domotique, les possibilités du V.O.O.S. sont infinies" explique Rafi Haladjian. J'ai comparé Mir:ror à un raccourci objet comme il existe des raccourcis clavier, une manière d'automatiser des gestes récurrents grâce à une interface ludique.
Après avoir composé des jingles midi pour le synthétiseur interne du Mir:ror, j'ai livré à Violet toute une flopée de petits sons, joués par l'ordinateur ou la lapin, se rapportant aux premiers services proposés : lancer un fichier depuis le bureau, verrouiller son ordi, envoyer un mail, lancer l'économiseur d'écran, envoyer un message à un objet Violet, lire un texte, poster un message à Twitter, compter les Ztamps, jouer un slideshow, appeler un url, visualiser un film sur DailyMotion ou YouTube, se connecter à Skype, contrôler iTunes, simuler les touches du clavier, etc. J'ai choisi des sons courts et simples qui rappellent chaque action. À l'instar de tous les jingles et identifiants que j'ai composés pour Nabaztag, leur sonorité est mécanique, pour faire vivre l'objet physique plutôt qu'insister sur ses prouesses technologiques. J'ai transposé cette fois l'anthropomorphisme du lapin à un phénomène d'identification avec des gestes quotidiens pour conforter les utilisateurs dans un univers rassurant malgré le côté high-tech de tous ces nouveaux objets. Dans ce type de travail, la difficulté majeure réside dans la répétition des tâches et donc des sons qui ne doivent pas lasser après des mois d'utilisation. Essayant toujours de me mettre à la place des futurs utilisateurs ou spectateurs lorsque j'invente quoi que ce soit, je teste ensuite in situ tout ce que j'ai réalisé. Les nombreux commentaires entendus ne font que valider mes suppositions. J'attends maintenant avec impatience ma collection de petits lapins de toutes les couleurs, les Nanoztags, pour pouvoir coller sous leur base les Ztampz dont je choisirai moi-même l'action auquel chacun correspondra !

mardi 7 octobre 2008

Traquenard sur la TSF


Sébastien Vidal et Laurent Sapir m'invitaient hier soir à parler des blogs dans leur émission sur TSF au Duc des Lombards. Le club de jazz appartient désormais au même propriétaire que TSF, actionnaire unique depuis la mort de Jean-François Bizot, et patron de Pierre et Vacances. J'ignorais que j'étais supposé servir de faire-valoir au journaliste Pierre Assouline, responsable du blog La République des Livres et auteur du récent bouquin Brèves de Blog. Les deux responsables de l'émission s'adressant essentiellement à leur collègue journaliste, au demeurant intéressant, j'étais obligé de lui couper de temps en temps la parole si je voulais en placer une, que ce soit sur le Blog des Allumés du Jazz que j'initiai il y a déjà un bail ou sur le mien, accessoirement. Le temps qui nous était imparti ne nous permettait, de toute manière, que d'exprimer quelques banalités pour les pratiquants en restant abscons pour les autres.
Lorsque Assouline aborda le calamiteux dialogue Houellebecq-BHL, j'arrivai tout de même à évoquer mon propre duo avec l'auteur des Particules élémentaires et du Sens du combat, CD qui ne s'est évidemment pas vendu comme sont supposés le faire les 110000 exemplaires mis en place par les services marketing de Grasset et Flammarion conjugués, et lui glissai un exemplaire de notre Établissement d'un ciel d'alternance paru en début d'année chez GRRR et distribué par Orkhêstra, à mon avis parmi ce que Michel a produit de meilleur, loin des provocations puériles qui ont fait son succès et oblitéré ses réelles qualités de poète.
La suite, sur le plus lu de tous les blogs littéraires ? Je crains que mon service marketing ne soit pas à la hauteur...

dimanche 28 septembre 2008

Mad Men versus all women


Mad Men est la nouvelle série dont on parlera bientôt avec des étoiles dans les yeux. C'est encore une fois par la télévision que le cinéma américain populaire se renouvelle. La première saison du feuilleton, diffusée au printemps dernier sur TPS Star, a certes moins de fantaisie que Six Feet Under, la référence du genre, mais elle est autrement plus profonde et plus critique. Le monde impitoyable de la publicité sert essentiellement de toile de fond a un portrait au vitriol des rapports hommes-femmes.
En la situant en 1961, Matthew Weiner, un des scénaristes des Sopranos, évoque notre actualité contemporaine, parce qu'il en montre les fondements. Pour comprendre où nous en sommes, il faut savoir d'où l'on vient et ce qui nous a engendré. On notera les différentes manières de se comporter selon les générations, du vieux patron humaniste au jeune loup sans scrupules en passant par le héros, Don Draper, plus complexe que prévu, sous ses faux airs de tueur impassible. Quant aux femmes, elles sont traitées comme elles le méritent, à savoir que le machisme ambiant est à son comble, les reléguant en Desperate Housewives, obligées à se prostituer dans les limites bourgeoises d'une société qui va devoir se transformer malgré le pouvoir des mâles, ou sacrifiant leur vie privée pour la cause.


Cela a été dit et répété, il n'y a jamais eu autant de cigarettes à l'écran. Tout le monde fume, allume et rallume, la publicité en vantant les mérites. Nous sommes bien le produit de ce que l'on nous a vendu. Les séquelles se feront sentir plus tard. Pierre Klossowski écrit : "Si nul n'échappe au conditionnement, tout revient à savoir ce qui nous conditionne". Petit gag : iTunes a effacé la cigarette du dernier plan du générique, comme en France celle de Jean-Paul Sartre censurée sur un timbre postal à son effigie !
Les acteurs sont comme d'habitude remarquables, le moindre détail si bien étudié que c'en est un plaisir de sophistication scénaristique, les décors, les costumes, le lumière, jusqu'à la musique, d'époque, qui ne se croit pas obligée d'envahir les scènes sentimentales, bien au contraire, préservant leur brutalité brute. Mad Men vient de recevoir six Emmy Awards ! Douglas Sirk y reconnaîtrait ses petits.
Dans la première saison de 13 épisodes, le duel Kennedy-Nixon rappelle furieusement Obama-McCain, tant les attentes sont fortes et que le résultat n'y change pas grand chose. Ici et là, des allusions sociales replongent l'action dans l'actualité de l'époque, l'homosexualité ne peut encore qu'être suggérée... Tandis que la première saison est sortie en zone 1 sous un étui original rappelant le célèbre briquet Zippo, s'annonce déjà la seconde, dont le neuvième épisode est actuellement diffusé aux USA sur la chaîne productrice AMC.

mardi 23 septembre 2008

Les lys tâchent


En quittant sa villégiature parisienne, Pascale nous a offert un magnifique bouquet de lys qui a éclos après son départ. Les liliums donnent au salon des allures printanières qui tranchent avec l'automne frisquet qui nous fait allumer le feu dans l'âtre dès le matin. Revers de la médaille, le parfum exhalé est d'une telle puissance que je dois les écarter pour arriver à consommer le moindre aliment. Travailler à proximité m'est impossible sans suffoquer. Pire, en les déplaçant j'ai frotté les pistils sur ma chemise vert pomme, laissant une trace de poudre rouge sang sur mon épaule. Françoise, qui crut d'abord que je saignais du nez, a arrêté brusquement mon geste tandis que j'allais rincer les traces de pollen sous le robinet. Le lys est indélébile. C'est le bouquet ! La tristesse me guette de perdre la chemise très Sergent Pepper's trouvée à New York dans la même boutique SM que mon kilt, mais ma compagne me conseille de chercher sur le champ le remède sur Internet en googlisant "lys tâche". La recette était simple, il suffisait de coller délicatement un morceau de ruban adhésif sur le tissu et le pollen se détache comme par miracle. Scotch et scotch et scotch et rescotch... Eurêka ! Cette chemise portée au concert de samedi est sauvée. À ce propos, ce n'est pas pour nous jeter des fleurs, mais la soirée D'autres Cordes fut très réussie. Le spectacle a confirmé à Nicolas et moi-même le choix du duo...

P.S. : de plus, j'apprends que flyingpuppet.com, où Nicolas expose ses tableaux interactifs, souvent en collaboration avec ma pomme, est nommé aujourd'hui "site du jour" par Libération - Ecrans.fr...

P.P.S. : deux jours après Nicolas, c'est au tour d'Antoine de se retrouver site du jour sur Ecrans.fr avec TimeSlip... Bravo les gars !

mardi 16 septembre 2008

Êtes-vous heureux ?


Celluloïd, encre, laque, allumette. Nous allons encore nous faire passer pour de grands paranoïaques. Il n'y a pas grand chose à y faire. Avec quelques amis, nous évoquions la thèse du complot dont nous affublent celles et ceux qui préfèrent ne pas faire de vagues, absorbant docilement la potion. C'est que le soporifique a prouvé son efficacité ! On nous dit que la manipulation serait trop énorme. Et Dieu(x) dans tout ça ? Oui, que pensez-vous de Dieu(x) ? Pour un athée, n'est-il pas la plus extraordinaire manipulation de l'histoire de l'humanité ? C'est gros comme une maison, mais la grande majorité des bipèdes de la planète s'y conforment. Ciel, nous sommes faits ! Conditionnés. Toute organisation sociale est pensée pour nous assujettir. Les esprits rebelles sont dénoncés, torturés, lapidés, brûlés, ou plus "humainement" enfermés. La famille est un des piliers de l'entreprise. Nous mangeons ce que l'on nous dit de manger, nous roulons ce que l'on nous dit de rouler, nous volons comme on nous dit de voler, nous pensons ce que l'on nous dit de penser, nous rêvons dans les limites de ce raisonnable. Nous consommons, nous cautionnons. Je comprends les ermites, mais je me vois mieux en phalanstère ! Impossible de s'échapper. L'engagement politique est encore une manière de l'accepter. Le refus passe par la délinquance, la folie ou l'art.
Il y a des nuances, mais rien ne s'acquiert sans douleur. Le vrai travail n'est pas celui qui profite aux patrons. Résistance active. Le devoir de penser par soi-même. Agir. Tout est organisé pour ne profiter qu'à un tout petit groupe, suffisamment important pour permettre au système de perdurer. Les "révolutionnaires" en sont aussi les garants. Sans controverse, le système s'épuise de lui-même. L'étau est bien serré. Notre civilisation est en bout de course. Le découragement gagne les militants. Après quelques grosses catastrophes économiques ou écologiques, de nouvelles utopies verront le jour. Anesthésiés, les êtres humains n'ont jamais su faire autrement. Faut que ça saigne pour remettre les prétendues valeurs immuables en question et faire masse. Je ne suis pas certain d'être clair. Nous acceptons les us et coutumes pour argent comptant. Pas question d'imaginer d'autres manières de vivre. Ordre, travail, famille, patrie, propriété, tout est cadenassé. Les politiques jouent sur la sécurité, il n'y en a aucune. C'est un rappel à l'ordre. Ne pas se révolter. Accepter son état de petit soldat. Avaler le poison jour après jour, 20 heures après 20 heures, la messe est dite. Nerf des rapports homme-femme, la sexualité est tabou. Quelle est notre marge de manœuvre ? À chacun de la définir si nous ne voulons pas vieillir prématurément. Il y a tant de morts-vivants (clin d'œil à Romero). Une question en attendant, reprise du formidable film de 1961 d'Edgard Morin et Jean Rouch, Chronique d'un été : "êtes-vous heureux ?"

jeudi 11 septembre 2008

Siné tout en doigté


Siné va trop loin, il ne respecte même plus les chats ! N'empêche que Siné Hebdo, "le journal mal élevé", est très agréable à lire, mise en pages aérée, grands dessins, chroniqueurs spirituels... Voilà qui fera de l'ombre à Charlie (pub dans Libé !) tant nombre de ses lecteurs ont décidé d'en suspendre la lecture après l'affaire Val (en plus c'est le même prix, 2 euros, même format, même sortie le mercredi) ! Je ne le lisais pas, pas plus que le Canard Enchaîné, mais je vais par contre acheter celui-ci pendant quelques semaines, histoire de voir et pour soutenir la rage qui anime ses acteurs.

lundi 8 septembre 2008

C'est arrivé demain


Sorti en 1944, le film de René Clair It Happened Tomorrow racontera l'histoire d'un journaliste qui entrera chaque soir en possession du journal du lendemain. L'anticipation le plongera dans une aventure étonnante, lorsqu'il apprendra les news 24 heures à l'avance jusqu'à l'annonce de sa propre mort... Passionné depuis toujours par l'idée d'anticiper les évènements, j'en donnerai le titre français à une rubrique du Journal des Allumés pour évoquer le futur au travers des arcanes de la technologie.
Avec Time Slip, la nouvelle œuvre qu'Antoine Schmitt aura mis en ligne, l'artiste retournera le procédé et nous projettera dans le passé. Il conjuguera simplement au futur, et paradoxalement en temps réel, les nouvelles de l'AFP ou d'autres agences de presse pour les faire défiler en journal mural (sur l'image j'aurai empilé des morceaux de phrases, mais il n'y aura évidemment qu'une seule ligne qui défilera). Lorsque nous ignorerons l'actualité, la découvrir au futur nous donnera le vertige, avec parfois comme Dick Powell dans le film de René Clair, l'envie d'intervenir sur les évènements pour empêcher la prophétie de se réaliser. Time Slip interrogera le mouvement des informations, le délai nécessaire à ce qu'elles nous parviennent, leur urgence, soulignant le pouvoir ou l'incapacité de chacun à enrayer le Cours du Temps (autre rubrique que j'initierai dans le Journal des Allumés !). Antoine souhaitera que l'œuvre soit projetée sur des supports habituellement "porteurs de vérité" (affichages publics) afin de déstabiliser le public et provoquer le doute sur ce qu'il absorbe quotidiennement sans broncher.
Imitant ses principes, je recopierai ses propres mots au futur : "Time Slip sera un travail plastique lié à un questionnement philosophique sur le destin, son écriture préalable ou son déterminisme causal, et au bout du compte un travail sur le libre arbitre dans un univers où le temps et sa causalité pourront vaciller. Il renverra le spectateur au contrôle de sa propre destinée. Ce sera aussi une réflexion sur la force motrice de l'imprédictibilité et du risque, de plus en plus centrale dans le monde contemporain. Il y aura quand même une porte de sortie pour le spectateur par la prise de conscience de la vanité intrinsèque de ce système qui fera semblant de savoir ce qui va se passer, mais qui en fait ne saura rien. Mais cette porte ne sera pas facile à trouver. Time Slip sera construit sur un programme spécifique qui puisera ses sources dans les agences de news officielles, en sélectionnera certaines et changera le temps de leur verbe du passé ou du présent au futur. Time Slip sera toujours à jour. Ce sera une œuvre générative programmée."
Tel le CD-Rom Machiavel que nous réaliserons ensemble en 1998, les œuvres d'Antoine que je préfèrerai seront les plus critiques du monde où nous vivrons et que nous façonnerons. Engager notre responsabilité dans le phénomène de manipulation que nous subirons sera un des enjeux les plus excitants pour les citoyens que nous serons, donnant à nos œuvres une raison d'être et de devenir, bien au delà des poses esthétiques qui pourront nous séduire.

P.S. : à l'instant où j'écrirai ce billet, Antoine aura terminé d'installer Façade Life sur le mur extérieur du Musée de Séoul où s'inaugurera la 5ième Biennale sous le thème "Turn and Widen", et quand vous me lirez il sera probablement déjà dans l'avion du retour. Il y a deux ans Nicolas et moi y présentions Somnambules. Voilà, à présent, le passé cohabite avec l'avenir. Il aura fallu quelques lignes qui défilent.

mercredi 27 août 2008

Un Drame Musical Instantané sur Antène 1 en 1983


Tout arrive ! Le film avec Un Drame Musical Instantané, tourné le 10 avril 1983 par Emmanuelle K pour la chaîne de télévision libre Antène 1, est enfin en ligne sur DailyMotion. Nous étions tous réunis dans la cave de mon loyer de 48 qui nous servait de studio et dans laquelle on pénétrait par une trappe au milieu de la cuisine rouge, noir et or (les canisses !), très chinoise. Les soupiraux du 7 rue de l'Espérance, qui donnaient directement sur la Place de la Butte aux Cailles, étaient fermés par des clapets équipés d'aimants pour pouvoir aérer lorsque je souhaitais rendre son statut de salon à notre antre. Nous y "répétions" tous les jours. Je devrais écrire "jouions" puisqu'il s'agissait le plus souvent de compositions instantanées que nous enregistrions soigneusement, formant un corpus étonnant sur cette époque. Bernard Vitet joue ici du cor de poste, de la trompette à anche et de l'accordéon, Francis Gorgé de la guitare et du frein, une contrebasse à tension variable construite par Bernard, je commandais mes synthétiseurs (ARP 2600 et PPG) et l'on me voit à la trompette de poche et à la flûte basse, encore un instrument de la lutherie Vitet comme les autres flûtes et les trois trompes en PVC terminées par un entonnoir.


À l'origine, Emmanuelle K, aujourd'hui passée à la poésie, nous avait demandé d'interpréter une partition de John Cage, mais nous avions réfuté sa paternité en nous insurgeant "contre les partitions littéraires de Stockhausen qui signait les improvisations (vraiment peu) dirigées, que des musiciens de jazz ou assimilés interprétaient, ou plutôt créaient sur un prétexte très vague". Le film était tourné à deux caméras, dont une paluche, prototype fabriqué par Jean-Pierre Beauviala d'Aäton, que Gonzalo Arijon tenait au bout des doigts comme un micro, l'ancêtre de bien des petites cams. Je ferai la connaissance de Gonzalo des années plus tard lorsque je réalisai Idir et Johnny Clegg a capella et participai à l'aventure Chaque jour pour Sarajevo à Point du Jour. En 1975, j'avais moi-même joué avec celle que Jean-André Fieschi m'avait prêtée pour mes essais expérimentaux intitulés Remember My Forgotten Man, on en reparle bientôt...
Le film dure 21 minutes 35 secondes. Il est présenté ici en deux parties, car DailyMotion n'a pas encore validé mon statut de MotionMaker que j'ai sollicité la semaine dernière. En juin, il fut diffusé en boucle lors de la seconde édition du festival Filmer la musique au Point Ephémère. C'est l'un des rares témoignages vidéographiques de la période "instantanée" du Drame.

dimanche 27 juillet 2008

Anh-Van comme


Voilà plus de vingt ans que je connais Anh-Van. Nous habitions dans le même immeuble à Père Lachaise. Je grimpais au 3ème. Il descendait au 1er. Les enfants étaient chez les uns, chez les autres. À tour de rôle, les voisins faisaient les nounous. Nous pouvions décider de sortir sur un coup de tête. Michèle et moi n'avions pas une fille, mais une demi-douzaine ou pas du tout. Une véritable ruche. La quinzaine de moutardes (à deux près il n'y avait que des filles) avaient presque toutes le même âge. Certains dimanches, il y avait des fêtes d'immeuble que je filmai au fil des années. Marie-Christine et Anh-Van organisaient des soirées avec des dizaines de convives où se produisaient des musiciens classiques, des jazzmen, des danseurs de tango, des comédiennes... Lui, c'était le bon docteur, fidèle au serment d'Hippocrate, des comme on n'en voit plus beaucoup, dévoué à ses patients. J'en faisais partie, mais lorsqu'il a déménagé, j'ai arrêté d'être malade. Ce serait devenu trop compliqué. J'ai raconté les mardis soir où ensuite Anh-Van Hoang faisait table ouverte et plus tard ses dimanches après-midi à Belleville...
Lorsqu'il est passé à La Ciotat, entre ses plongées en Corse et Carnoules où jouait son fils Antonin-Tri, je lui ai suggéré que nous mettions en ligne les 26 numéros de notre revue ABC comme, quatre ans et demi, de 1992 à 1996, pour arriver à la lettre Z. Cela consisterait essentiellement à scanner un paquet de pages 21x29,7, textes et images. On pourrait en reproduire un florilège. Je rappelle que l'ABC comme tirait au nombre d'exemplaires qu'il y avait de rédacteurs. À l'époque où mes films tournés à Sarajevo rassemblaient 20 millions de téléspectateurs tous les soirs, je trouvais cela très sain. Selon les numéros qui grossissaient au fur et à mesure de la chronologie, on était assuré d'être lu par huit, dix-sept ou trente-trois lecteurs attentifs, d'autant que l'on s'en parlait mutuellement à la fête qui célébrait chaque sortie. Il sera impossible de restituer la variété de textures, les papiers variant pour chacun d'un coup sur l'autre, papier glacé, papier buvard, papier dessin... Marie-Christine Gayffier, qui assurait le secrétariat de rédaction en plus de tout le reste, reliait parfois des matières plus exotiques, grillage, carrelage en plastique... Nous livriions chacun les copies de notre contribution, image et texte associés. Tout était fait à la main, parfois numéroté. Pour la lettre K, nous avions édité une cassette audio dont j'avais réalisé le montage. Parmi les rédacteurs il y avait autant de pros (Françoise Petrovitch, Alain Monvoisin, François Davin, François Figlarz, Joseph Guglielmi et tant d'autres) que d'amateurs (Elsa qui était toute petite avait même écrit et dessiné un O comme Oeuf !). La revue vit naître des amours, des couples se séparer, des amis disparaître, des créativités se révéler... C'est dans ce cadre que j'écrivis mon M comme Mobilisation Générale et mon P comme Papa. En bon archiviste, je suis un des rares à posséder toute la collection, comme celle du Journal des Allumés qui publieront leur vingt-deuxième numéro à la rentrée.
J'aurais pu parler de la musique, des rêves, des filles, de politique ou de bouffe, de fumée ou d'alcool (en bon médecin, Anh-Van est l'auteur avec Yves Charpak du Guide de la Cuite !)... L'ABC comme fait partie des souvenirs que je partage avec Anh-Van et des beaux jours du boulevard de Ménilmontant.

jeudi 24 juillet 2008

La réponse de Siné


En général, j'évite les sujets traités par les autres médias qui le font beaucoup mieux que moi. Je préfère débusquer des inédits, des raretés, exhumer des méconnus, creuser, fouiller, ou bien exprimer un point de vue s'il prend le contre-pied de la majorité. Et puis, de temps en temps, je me fiche en colère et ne peux résister de me joindre aux camarades épris de justice ou de liberté, deux mots galvaudés certes, qui ne veulent pas dire grand chose, deux fantômes qu'il est bon de faire surgir certaines nuits de pleine lune.
Ainsi, j'ai immédiatement signé la pétition pour défendre Siné contre la dictature autoritaire du rédacteur en chef de Charlie Hebdo, devenu douteusement de plus en plus consensuel. Je l'ai par ailleurs commentée sur le blog d'Étienne Mineur.
J'ai reproduit ci-dessus la chronique de Siné non publiée par C.H. et envoyée au Nouvel Observateur, car je ne peux supporter l'utilisation frauduleuse de la critique du sionisme qui tente de la faire passer pour de l'antisémitisme. C'est honteux et dangereux. C'est confondre racisme et critique politique. Se battre contre le colonialisme israélien n'a rien à voir avec la Shoah comme l'utilisent les paranoïaques pour justifier leurs crimes actuels. Et fustiger l'opportunisme de l'Aiglon n'a rien d'antisémite ; pour preuve, voici l'article initial de Siné qui lui a valu d'être exclu de Charlie Hebdo : Jean Sarkozy, digne fils de son paternel et déjà conseiller général UMP, est sorti presque sous les applaudissements de son procès en correctionnelle pour délit de fuite en scooter. Le parquet (encore lui!) a même demandé sa relaxe! Il faut dire que le plaignant est arabe! Ce n'est pas tout: il vient de déclarer vouloir se convertir au judaïsme avant d'épouser sa fiancée, juive, et héritière des fondateurs de Darty. Il fera du chemin dans la vie, ce petit!
Pour les amateurs, je rappelle enfin l'entretien avec Siné dans le cadre du Cours du Temps du Journal des Allumés du Jazz (n°16, automne 2006).

jeudi 12 juin 2008

En route vers de nouvelles aventures


Ayant choisi de ne pas me représenter, j'ai participé hier à mon dernier Conseil d'Administration des Allumés du Jazz. Après dix ans d'implication solidaire et de militantisme volontariste, j'arrête mes activités au sein de l'association de producteurs discographiques indépendants. Cela correspondait à plus de soixante jours par an. Après avoir participé à l'élaboration du gros catalogue de 434 pages en 1998, j'ai tenu jusqu'à ce jour le rôle de co-rédacteur en chef du Journal avec Jean Rochard, soit 21 numéros dont le dernier a été tiré à 18000 exemplaires, tous distribués. J'ai également réalisé le double album des Actualités, supervisé les différentes versions du site Internet et initié le Blog et la WebRadio. Je ne regrette rien, mais il est temps pour moi de passer à autre chose. D'autant que je ne me suis jamais senti l'âme d'un producteur, gardant ma spécificité de créateur à renouveler sans relâche mes utopies. Je ne souhaitais pas non plus être vu dans certains milieux, certes aussi excentrés que le jazz, comme l'homme des Allumés, ce qui finissait par occulter mon travail de compositeur. Au travers de prochains billets, parfois même involontairement, je reviendrai sur ce qui m'a enthousiasmé et sur ce qui m'a fait prendre des distances avec un secteur de la musique qui ne brille pas par sa solidarité, mais cela se passe-t-il autrement ailleurs ? J'en doute. La situation économique et sociale actuelle exige des compromis et des négociations avec lesquels mon caractère et mes choix politiques sont incompatibles, même si je suis certain que seul un rapprochement des différents acteurs de la scène jazz et assimilés sauvera, du moins momentanément, un secteur en crise. D'autre part, je ne crois pas que l'association ait les moyens économiques et les compétences de ses ambitions en matière de distribution. Le label GRRR reste évidemment partie prenante aux Allumés et je reste quant à moi disponible pour aider de différentes manières mes camarades dont la tâche est bien lourde. Mes sornettes d'alarme n'ayant pas été entendues ces trois dernières années, je cherche désormais à arpenter des chemins où le soleil brille la nuit, où la jeunesse est une qualité, où la musique s'affranchit des pressions de toutes sortes et particulièrement de l'air du temps. J'ouvre grand les fenêtres, je ventile, respire un bon coup, et je pense avec tendresse à Valérie, Cécile, Françoise, Christelle, Pascale, Jean, Jean-Pierre, Didier, Pablo, Étienne, Stéphane et tous les autres aux côtés de qui je me suis battu toutes ces années... La fête continue.

mardi 10 juin 2008

Paysage Éphémère ou le plancher des vaches


Allumant mon iPhone, je constate qu'il est resté en mode photo lorsque j'aperçois l'image sur l'écran. Le vertige de la hauteur me saisit avant que je ne revienne à la raison. C'est le sol du Point Éphémère que je survole avec mon portable. Pourtant, il m'est impossible de le voir pour ce qu'il est. Question de repères. La vue du hublot s'impose malgré l'évidence.

lundi 9 juin 2008

Sans jus ni crapauds


Il est plus de minuit. La voiture de Nicolas reste muette. Il a laissé les phares allumés toute la soirée. Pas moyen de sortir la mienne qui est bloquée dans le garage pour le dépanner avec des pinces. Pas moyen de démonter la batterie. Je tire une ligne jusqu'à la rue, Nicolas et Jonathan sont penchés sur la présumable coupée, Adelaide éclairant la scène avec une grosse MagLight. Rien ne bouge. On attend que ça charge.
Nous venions de regarder le moyen métrage Cane Toads de Mark Lewis. L'introduction de crapauds en Australie tourne à la catastrophe écologique. Les amphibiens dévorent tout, sauf les insectes qu'ils étaient censés éradiquer et ils se multiplient. Le film est extrêmement drôle, impertinent, dramatique. Son sous-titre : An un-natural story
Je raconte ça parce que j'essaie de rester éveillé pour ne pas lâcher mes potes qui attendent dehors autour du capot. N'empêche que le film est drôlement bien. Du même réalisateur, Kay dit qu'il faut voir aussi The National History of the Chicken.
C'est la cata... Les amis ont réussi à rentrer la voiture dans la cour pour la mettre en charge toute la nuit, mais le doute persiste. Ils trouveront refuge au second étage.

P.S.1 : tandis que je corrige ce que j'écris en ligne, Mathilde commente le suspense. Le temps réel, voilà du neuf pour mon blog ! Comme une émission de radio avec intervention téléphonique des auditeurs, on pourrait imaginer un blog-chat live. Ça existe forcément déjà, mais quel outil simple permettrait de le généraliser ? Comment rendre un débat en direct et que cela ne devienne pas trop superficiel ? Peut-être par les sujets abordés, mais aussi par une interface pensée en ce sens ? À creuser...
P.S.2 : pas l'ombre d'une étincelle au démarrage... Le chargeur est-il lui-même en panne ? Manœuvres. Accouplement. Les pinces fument et ses fils fondent lorsque Nicolas met le contact... Jonathan démonte la batterie que Nicolas emporte tester au Dépann2000 dont le garage principal est au coin de la rue. L'ouvrier lui explique qu'un Diesel fait fondre les fils trop fins du supermarché et que la charge n'est pas suffisante. Il doit repasser chercher la batterie dans deux ou trois heures. On est peu de chose devant les défaillances techniques qui nous échappent. Être immobilisé avec sa bagnole, c'est comme un ordinateur planté, on est perdu au milieu de nulle part.
P.S.3 : Les amis ont repris la route, gonflés à bloc. Mon chargeur était mort.

mercredi 4 juin 2008

Filmer la musique, 2ème édition


À l'occasion de la seconde édition du festival Filmer la musique du 3 au 8 juin au Point Ephémère et au MK2 Quai de Seine, mélange de projections, de concerts et de performances majoritairement rock, est programmé le film sur Un Drame Musical Instantané qu'Emmanuelle K tourna en 1983 pour la chaîne de télé pirate Antène 1. Filmé à deux caméras dont une paluche, la caméra expérimentale construite par Aäton, la séance se déroulait dans ma cave du 7 rue de l'Espérance. Nous enregistrions quotidiennement dans cette pièce dont l'escalier débouchait sur la cuisine de la petite maison en surface corrigée que je louais sur la Butte aux Cailles. C'est un des rares témoignages vidéographiques de la période "instantanée" du Drame. Bernard y joue d'un cor de poste, Francis est à la guitare sèche et au frein, une contrebasse à tension variable inventée par Bernard. Nous jouons tous des trompes qu'il a fabriquées avec des tuyaux en PVC et des entonnoirs ! Je programme mon ARP2600 et souffle dans une trompette à anche et une flûte basse, toutes deux conçues par Bernard. Le film dure 21'35", il fait donc partie d'une boucle de deux heures diffusée sur huit casques dans une pièce noire à laquelle on accède par une passerelle, installation immersive au Point FMR qui sied mieux au film que les grands écrans en milieu ouvert des autres salles. Il y avait évidemment peu de films sur la musique à cette époque, car la vidéo domestique portable n'était pas encore développée, ce qui lui confère d'autant plus de valeur.
Petit clin d'œil aux copains :
Programmé, comme le film sur Un Drame Musical Instantané, dans la Noise Box, vous pourrez voir Genetic Sea - The Siratori Affair de Franck Vigroux et Mariano Equizzi (2007, 10').
Dimanche 8 à 14h salle XXO, retrouvez le Don Cherry de Jean-Noël Delamarre, Nathalie Perrey, Philippe Gras et Horace (1967, 20'). Le même jour au Mirror Ball, ont été également sélectionnés Mouvement Marche : (E) (F) (D) + Contradiction de Vincent Epplay (2008) et Frédéric Blondy et Lê Quan Ninh de Benoît Géhanne (2008, 18').
Enfin, ou plutôt, pour commencer, aujourd'hui à 16h salle XXO, découvrez en avant-première Ensauvager la vie de Mathilde Morières (2008, 70') sur la tournée européenne du groupe Illegal Process dans lequel joue son frère Antoine.

dimanche 25 mai 2008

Surprise-Partie avec Bernard Vitet


Encore un miracle du temps qui passe ! Bernard nous avait bien raconté que son premier disque s'intitulait "Surprise-Partie D", un des premiers 33 tours vendus en supermarché (Monoprix), dans les années 50. Il avait été produit par Isaïe Diesenhaus, un type qui enregistrait du classique à la va-vite. Bernard Vitet, ayant eu beaucoup de mal pour se faire payer, avait dû user d'un stratagème plutôt rock'n roll. Pas du même style, la musique alterne mambos, boléros, calypsos, fox-trots et slow dans une optique jazz-latino. C'est donc sur eBay et CDandLP que je décroche la timbale, deux exemplaires du disque mythique sous des pochettes différentes (nette préférence pour celle signée J.Paciarz), ce qui montre à Bernard, qui n'en possédait aucun, que l'arnaque s'est répétée ! Il s'attendait aussi à ce que ce soit très ringard, mais le résultat est plus que digne dans son genre easy listening.
Bernard, qui avait alors dans les vingt et un ans, n'y joue pas de la trompette, mais du trombone à pistons, "un instrument pourri, complètement déchargé". Il est accompagné du Belge Sadi Lallemand au vibraphone, marimba et bongos (il avait dirigé l'orchestre de Jacques Hélian lorsque celui-ci était tombé gravement malade), de Bib Monville au sax ténor (beau-frère de James Moody avec qui Bernard jouait également), de Bob Aubert à la guitare, de Pierre Franzini au piano, probablement de Pierre Sim à la contrebasse, mais il ne se souvient plus du batteur, à moins que ce ne soit Baptiste "Mac Kak" Reilles (une sorte de prince des gitans complètement allumé qui ne s'entendait pourtant pas très bien avec Sadi). Ensuite, mon camarade joue essentiellement avec des vedettes de variétés, comme Yves Montand, Serge Gainsbourg, Barbara, Jean-Claude Pascal, Isabelle Aubret, Jacqueline Danno, Brigitte Bardot et avec des jazzmen comme Kansas Fields, Guy Lafitte, Jean-Claude Fohrenbach, Jacky Knudde, Bibi Rovère, Charles Saudrais, Léo Chauliac, Hubert Rostain, Alix Combelle, Ivan Julien, Christian Chevallier... Le free jazz est venu plus tard.
Le vinyle de la Guilde Européenne du Disque porte le numéro SP53. La face 1 présente Oye Mambo (mambo signé Trianda), Dansero (boléro d'Haymann), Crazy Rythm (mambo-guaracha de Meyer), Pielcanella (de Capo, annoncé sur le macaron, mais semble-t-il non enregsitré !?), Temptation (boléro de Brown), Starling Rye (calypso de S.Sid), Toi qui disais (fox de Suesse). Sur la face 2 se succèdent Le loup, la biche et le chevalier (calypso d'Henri Salvador), I got you under my skin (boléro de Cole Porter), Dimanche (fox de Bib Monville), Jokin' the blues (fox de Vitet) et Isabel Day (slow de Bob Aubert), mais cette fois encore il y a un titre de plus que le nombre de plages.
Au dos de la pochette jaune et orange, on peut lire les Conseils pour l'emploi des disques microsillon : "Les disques microsillon sont moulés en résine vinylique, donc pratiquement inusables. Ne les utilisez qu'avec un pick-up léger à saphir-microsillon. Vérifiez fréquemment l'état de votre saphir et changez-le toutes les 100 faces au plus. Pour conserver vos disques en bon état de propreté, essuyez-les avec soin dans le sens des sillons, à l'aide d'une chamoisine antistatique."
Pour ne pas rester trop ésotérique, voici en exclusivité sur la Toile Oyez Mambo :

dimanche 18 mai 2008

Demandez Action !


La Maison des Jeunes et de la Culture du XVIe arrondissement ressemblait à un baraquement le long de terrains de jeux entre la Porte de Saint Cloud et la Seine. Elle abritait de nombreuses activités et recevait souvent des conférenciers. C'est ainsi que j'ai découvert les projections lumineuses psychédéliques, la relaxation zen et des chanteurs d'horizons très divers. J'habitais alors Boulogne-Billancourt, tissu social constitué des enfants des ouvriers de Renault et des petits bourgeois de l'ouest parisien.
En mai 68, la M.J.C. accueillit le Comité d'Action du XVIe arrondissement, cela ne s'invente pas, où je me souviens avoir milité aux côtés de Rémi Kolpa Kopoul, un peu plus âgé que moi. En fin de journée, nous allions à la sortie du métro vendre un journal créé par les étudiants : "Action, demandez Action, le journal des Comités d'action !" Ma voix portait et nous repartions lorsque nous avions tout vendu. Abondamment illustré par exemple par Siné, Wolinski, Reiser, Topor, Action donnait la parole à ceux qui ne pouvaient s'exprimer dans la presse officielle.
En un sens, il fut pour moi le premier modèle de ce qu'allait devenir le Journal des Allumés (du Jazz) que Francis Marmande saluait la semaine dernière dans Le Monde comme "le seul journal offensif, pensé, de cette musique". Il y a un temps pour tout. Il faut savoir tourner la page. Plus tard, Siné créerait L'enragé dont j'ai conservé la collection complète et que nous interviewerons pour notre canard et Topor dessinera l'affiche de mon film sarajevien Le Sniper.
J'ai toujours rêvé pouvoir répondre au jour le jour comme lorsque je produisais Improvisation mode d'emploi sur France Culture tous les soirs en direct à 20 heures ou lors du Siège de Sarajevo quand nous envoyions tous les soirs à 19 heures un film de deux minutes que nous avions réalisé le matin et monté l'après-midi. Un journal papier coûte cher, a fortiori un programme de télévision. Le blog est une manière de perpétuer ce rêve en lui donnant corps. Sept jours sur sept depuis bientôt trois ans, je suis fidèle au poste. J'ignore combien de temps cela durera encore. De nouvelles opportunités auront peut-être raison de cette activité-là aussi. Allez savoir... Mais je suis conscient de l'importance qu'eut sur moi Action comme tout ce qui suivit. L'improvisation me permet de réagir sans délai à une sollicitation et j'imagine que je pourrais continuer en sons ou en images aussi bien qu'en paroles. Action est resté le mot d'ordre qui m'aura permis de croire à mes utopies en leur faisant franchir le seuil qui sépare l'impossible du réel.

lundi 12 mai 2008

Joëlle Léandre a capella


Alité, j'ai lu le solo a capella de Joëlle Léandre d'une traite sans reprendre ma respiration, ni la sienne ! Pour ces entretiens intitulés À voix basse, Franck Médioni a gommé toutes ses questions pour laisser la contrebassiste seule en scène. Nous avions beau, avec Jean Rochard, avoir longuement interviewé la Walkyrie de l'improvisation pour le Journal des Allumés, l'intérêt demeure intact, même si Joëlle se répète souvent. Son flow de paroles légendaire s'en accommode très bien, donnant à sa voix une allure de performance cohérente, bien que le journaliste ait effacé les onomatopées originales dont la soliste ponctue régulièrement ses phrases. Le résultat reflète mieux son art de l'improvisation que celui de la composition. On apprendra en effet que Léandre interpréta avec la même conviction parmi les plus grands compositeurs du XXe siècle dont elle créa souvent les œuvres ou en fut la dédicataire. L'ouvrage, qui n'est pas le premier consacré à Joëlle Léandre puisque, à côté de nombreux interviews parus dans des magazines, ont été publiés sa Discographie aux éditions Bandecchi & Vivaldi et le cd d'entretiens Dire du Dire sur Rectangle, est habilement structuré par thèmes, Sons/Leçons, Influences/Confluences, Base/Basse, Improvisation/Composition, Nomade/Monade, Sillons/Microsillons, Poétique/Politique qui jouent tels les morceaux d'un disque.
Comme souvent, l'hagiographie de rigueur évite malgré tout d'aborder l'histoire intime qui, dans une biographie, difficile exercice du vivant des personnes concernées, en dirait long sur ses choix artistiques. La musique permet ces adroites transpositions de se mouiller sans trop en dire. Mes bémols sont infimes, si ce n'est un qui me chagrine : si Joëlle cite avec grâce les musiciennes et musiciens qui ont compté pour elle, elle regrette avec insistance l'absence de femmes dans le milieu du jazz et des musiques improvisées sans ne donner aucun nom de ses collègues françaises, a fortiori celles qui jouent du même instrument qu'elle. Camarade, encore un effort pour être véritablement féministe, les silences évoqués cachant des manières d'homme qui me rendent triste s'ils reproduisent les shémas Struggle for life du machisme le plus stérile. À part cela, la lecture de ce solo est vivement recommandée à quiconque s'intéresse à la musique, à l'improvisation, à la contrebasse, à la résistance des femmes et des prolétaires et à l'extraordinaire artiste qu'est Joëlle Léandre.

Post Scriptum en contrepoint amusant de ces quelques lignes : pour illustrer sa participation à l'album Opération Blow Up d'Un Drame Musical Instantané, Joëlle nous envoya la partition de 4'33 de John Cage, mais elle y griffonna tant de mots que l'on apercevait à peine les trois Tacet (se taire, en langage musical), unique consigne du compositeur américain. Be You ! On ne se refait pas... ;-)

mardi 22 avril 2008

La zappette qui rend fou


Je suis suffisamment crevé pour taper mon billet allongé dans mon lit avec l'ordinateur brûlant sur le ventre. Je sens bien que c'est malsain. Ça me fait mal au coccyx et la chaleur dégagée par le MacBook est très désagréable, mais je ne suis plus à ça près. J'ai passé deux après-midi à m'escrimer sur la télécommande universelle censée remplacer les huit zappettes du premier étage. Je ne compte pas les quatre du salon ni celles du studio ! Hélas, pour l'instant, la mise en fonction est beaucoup plus pénible que le numéro de jonglage. J'ai fait cette acquisition pour permettre à Françoise et à nos invités de se servir du matériel audiovisuel, car, même avec le mode d'emploi de la maison, la tâche est devenue insurmontable. La conformation de l'Harmony 1000 est pourtant extrêmement compliquée et je ne comprends pas comment une personne "normale" peut réussir l'opération. Expert en débugage à la pomme, la difficulté rencontrée m'apparaît paradoxale pour un objet conçu pour faciliter les choses à l'utilisateur lambda. Logitech a néanmoins installé un protocole savant, tant technologique que humain, pour aider les chanceux utilisateurs. De quoi tout passer par la fenêtre. La base de données a répertorié 1700 appareils, mais je dois tout de même envoyer je ne sais combien d'informations infra-rouges à l'objet rêvé. Pour l'instant, ce n'est pas très concluant, la télécommande universelle (300 euros chez Amazon) s'évertuant à produire des comportements fantaisistes à mes appareils. Après des heures d'acharnement thérapeutique et quarante-cinq minutes avec la Hotline, patiente et diligente, je dois attendre que les techniciens niveau 2, ceux qui savent tout mais à qui on ne peut jamais parler, me postent un mail qui m'annoncera qu'ils ont tout programmé à distance à ma place. En voilà une performance ! Si ça marche, je promets de vous le signaler, parce que ça vaudra vraiment le coup. D'un simple geste du doigt sur l'écran tactile, les appareils engagés dans tel ou tel processus (regarder un dvd ou la télé, enregistrer un film ou écouter la radio, etc.) s'allumeront tous en chœur, se connecteront automatiquement sur les bons ports, sélectionneront le bon canal, tandis que tous les autres resteront éteints. En attendant, je vais jeter un coup d'œil à la fuite d'eau de la cave, un exercice tellement plus simple et moins douloureux que de s'arracher les cheveux avec les merveilles que le progrès nous apporte... Aujourd'hui, exercices de relaxation avec pliage d'un pupitre, déploiement d'un transat et ouverture d'une boîte de sardines, cauchemars psychomoteurs largement détrônés par l'informatique domestique !

Post Scriptum : quatre jours plus tard, je passe presque deux heures avec un technicien Niveau 2 qui m'aide à configurer avec succès la zappette infernale. Le numéro de la Hotline est gratuit, heureusement car tout se passe en direct de Toronto, comme lorsque l'on appelle Apple et que l'on est en ligne avec l'Irlande. Sauf qu'Apple fait payer ses à peu près... Après ma première réaction de dépit, je me devais saluer le professionnalisme de Logitech.

vendredi 18 avril 2008

De l'énergie jusqu'à la marée noire


Les retours sur les chapeaux de roues ne laissent pas beaucoup de temps au blogueur fou pour faire son travail. Les journées n'ont que 24 heures et mon sommeil est déjà réduit à sa plus simple expression. Je devrais y arriver. L'enthousiasme est mon principal carburant.
De bon matin, je porte le PPG à réparer à cause de ses touches bloquées et de ses amnésies : miracle, mon vieux clavier n'a pas perdu la mémoire depuis la dernière fois que je l'ai rechargé. Dierstein m'explique qu'il faut que je le laisse allumé une fois par semaine si je ne veux pas qu'elle s'efface. Même chose avec tous les appareils dont les programmations sont mémorisées grâce à une pile. C'est comme les magnétophones qu'il faut faire tourner régulièrement si l'on ne veut pas que la graisse se fige et que tout tombe en rade. Je ne le fais pas. Il le faudrait.
Je fonce ensuite chez Orange acheter la clé USB 3G+ avec un ?Pass Internet Everywhere sans engagement" (la promo s'arrête mercredi). Bizarres ces noms anglophones pour un produit local... J'ai une idée derrière la tête et je suis ravi de pouvoir enfin me connecter où que ce soit avec mon MacBook. Deuxième miracle, cela fonctionne comme je le souhaitais.
Rentré à Bagnolet, je reçois le comité éditorial du Journal des Allumés. Nous préparons deux numéros de front pour la rentrée automnale : un "normal" (comme si cela existait !) et un "spécial" (ce qui signifie qu'il donnera deux fois plus de boulot !). Nous pensons valoriser le fond de plus de 1000 références plutôt que de toujours mettre les nouveautés en avant. 100 cd à 10 euros chaque, ce serait bien. Gros travail éditorial en perspective.
Le soir, je retrouve Françoise et Franck au Studio Sphota où est présenté Marée Noire, le spectacle de Samuel Sighicelli, avec vidéo, musique électroacoustique en quadriphonie et textes lus par son frère David. Pipelines, plateformes offshore, le liquide noir va recouvrir l'océan. Il s'enflamme en saignant le c?ur des hommes. Contrechant du styrène, l'hymne cède la place à l'oraison funèbre. Hier soir, la folie de l'or noir était encore à un taux jamais atteint.
Tard le soir, je récupère mon vieux synthé. Aucun appareil n'a jamais égalé le PPG dans sa transparence et ses effets de perspective sonore. Nettoyé, il a rajeuni de trente ans. J'avais oublié la souplesse des touches tant les "bushings" étaient tassés comme les amortisseurs d'une vieille guimbarde. Cela me démange de m'en servir pour la musique du film que je dois enregistrer aujourd'hui pour le collège des Bernardins...

dimanche 13 avril 2008

Neuf solistes en Avignon


Après un conseil d'administration aussi épique que d'habitude, soit confus, exténuant, constructif et stimulant (un foutoir du diable, mais on n'a pas le temps de s'y embêter !), les Allumés du Jazz présentaient hier soir leur troisième soirée des Solos, cette fois en Avignon, organisée par l'Ajmi.
Les huit musiciens se succèdent sur la scène de la Manutention, dressant un portrait on ne peut plus éclectique du rassemblement de labels indépendants que forme l'association. Trois guitaristes (Laurent Thillier totalement décalé en planeur de lounge, Patrice Soletti et Olivier Benoit en chirurgiens suspendus, penchés sur leurs cordes sensibles), deux saxophonistes (Étienne Brunet passant librement de la cornemuse à l'alto et Jean-Luc Guionnet explorateur au long souffle), trois pianistes (Marc Sarrazy usant de leitmotivs cinématographiques, Nusch Werchowska opérant sur la table d'harmonie et René Bottlang concluant la soirée par une pop à la Monk des plus excitantes), cela fait huit ! La neuvième soliste n'est autre que la cité des papes que nous n'aurons le temps d'apercevoir qu'un instant tandis que le soleil couchant caresse ses historiques moellons.
L'ordre de passage concocté par Jean-Paul Ricard faisait ressortir la spécificité de chacun, composant un menu dégustation surprenant et accompagnant parfaitement le lancement décentralisé du vingt-et-unième numéro du Journal des Allumés. Dix huit mille exemplaires distribués gratuitement, pleins d'entretiens, d'enquêtes, de billets d'humeur, de chroniques de dvd et de polars, et livrables dans votre boîte aux lettres sous réserve que vous vous abonniez en vous rendant sur le site des ADJ.

samedi 12 avril 2008

Faux départ, vrais retours


Se lancer demande parfois des efforts surhumains. C'est souvent à la veille d'un départ que tout se déclenche. Les téléphones se mettent à sonner. Des malhonnêtes procèdent à un virement et le retirent au bout de 48 heures sans prévenir. La banque n'a pas appelé. Un comble. J'ignorais que c'était légal ? J'ai toujours peur d'oublier quelque chose d'important en faisant ma valise. J'emporte mes nouveaux jouets (en plus du Tenori-on et du Kaossilator, j'emporte mon nouveau magnéto miniature, le MR-1 qui enregistre en 1 Bit sur disque dur, le fin du fin) dans l'idée que je pourrais peut-être m'en servir ce samedi soir à l'Ajmi pour le lancement du numéro 21 des Allumés. Cotinaud passe justement chercher un mini-disc pour interviewer Jeanneau pour le suivant.
Et puis, les copains que l'on n'a pas vus depuis des lustres débarquent, voire atterrissent. Après les bonnes nouvelles de Valérie en début de semaine, ce sont les analyses de Bernard qui nous rassurent, le voilà à nouveau "tout émoustillé" et la réédition de "Mehr Licht !" va piano, ma sano. Didier aussi, à pieds, a retrouvé le sourire. Francis, plus habitué à iChat, appelle étonnamment à ce moment. Raymond nous raconte son futur grand projet pour La Grande Halle de Villette, Adelaide et Nicolas planent allègrement avec les dents en évoquant "l'art contemporain". Journée éreintante, mais stimulante. Petit-déjeuner, déjeuner, dîner, petit déjeuner. Tout à l'heure, en Avignon, je retrouverai Jean reparti de Paris pour Nîmes le matin-même. J'ai l'impression de vivre dans une ruche où je cavale comme un petit groom. À l'heure de la pause, c'est le blog ou la sieste. Je ne sais pas me reposer.
Envol.

Je mets le réveil pour aller me coucher, sinon j'oublie d'aller dormir.

samedi 5 avril 2008

Idées hardcore pour Kaossilator


Entre les enregistrements de musique de film, les bruitages pour les Ptits Repères, les chansons à écrire avec Michèle, le suivi des Allumés, l'administration de l'association et la récupération des impayés, il ne me reste plus beaucoup de temps pour écrire mes billets, surtout si je continue à m'offrir des jouets qui font de la musique ? Après le Tenori-on, me voici happé par le Kaossilator de Korg, 139 euros, fonctionnant sur piles avec alimentation 4,5V en option ! J'ai été conquis dès que Thibault, un de mes élèves d'Autograf, m'a montré le sien. Coup de chance, il y avait hier un arrivage de trois exemplaires chez Univers-Sons et pas d'autre annoncé avant le mois d'août... Minuscule, il tient dans la petite sacoche de mon grand vélo.
J'avais enfourché le VTC plutôt que mon Brompton, pour descendre à l'Opéra Bastille assister à la générale des Trois Jours de la Queue du Dragon de Jacques Rebotier, un spectacle loufoque pour la jeunesse qui m'a fait penser à la phrase qu'avaient entendue Cocteau et Satie à la première de Parade : "Si j'avais su que c'était si bêtes j'aurais amené les enfants !" J'ai ajouté un s à bête, histoire de saluer les trois clarinettistes et le baryton. Les costumes aux couleurs vives et les décors lumineux de Virginie Rochetti sont sympas. Je n'étais pas certain que je pourrais parquer le Brompton dans l'enceinte de l'amphithéâtre, mais j'aurais pu... Plié, il passe inaperçu. C'est tellement plus dur de pédaler sur le grand vélo... Nous signons la pétition de solidarité avec les travailleurs de la Fnac fermée pour grève. Boulevard Beaumarchais, je manque d'écraser Annick Rivoire qui me donne de bonnes nouvelles de Poptronics.
Après une halte chez ma fille qui déjeune à cinq heures du soir d'une salade à la viande des Grisons avec des tartines de chèvre chaud et des fraises (me voilà rassuré), je gravis l'avenue Gambetta pour foncer essayer le Kaossilator : waou, hyper techno, j'adore le toucher, l'interface est simple, astucieuse. Je choisis sur YouTube la démonstration la moins ringarde, ce n'est pas peu dire, réservant mes propres élucubrations à de futurs concerts. Je ne veux pas déflorer mon approche. Un appareil ne m'appartient vraiment que lorsque je suis capable de le pervertir ; j'ai déjà trouvé comment m'y prendre. Hardcore, man !

jeudi 3 avril 2008

L'anonymat est une forme de l'exploitation


Je n'ai pas arrêté l'enregistrement, laissant se dérouler le générique interminable d'un film américain jusqu'au bout. Toutes celles et tous ceux qui ont participé à l'entreprise, du moindre stagiaire au réalisateur, ont leur nom inscrit sur la pellicule. Dans quel autre secteur de l'industrie reconnaît-on nominalement l'apport de chaque poste à l'édifice collectif ? Pourrait-on imaginer que les noms de tous les ouvriers qui ont conçu et construit la dernière automobile sortie des usines Renault soit imprimés sur un des petits fascicules remis au client au moment de l'achat ? Cette pratique systématique de reconnaître tous les acteurs d'un travail, du plus petit au plus grand, la hiérarchie s'exprimant par la différence de taille des polices de caractères et la durée de leur présence à l'écran, n'existe que dans l'industrie cinématographique. On la retrouve tout de même sur les programmes de théâtre ou de ballet, mais combien de disques précisent qui a fait quoi ? Le nom des musiciens d'un orchestre symphonique sont rarement inscrits sur le livret ; quelle frustration d'ignorer quels sont les musiciens jouant sur tel disque de Miles Davis ou des Beatles ! J'ai l'habitude d'ouvrir une page de crédits dès le début d'une création pour être certain de n'oublier personne en chemin. Qu'est-ce que cela coûterait de préciser tous les participants à une œuvre, à un objet manufacturé, à un bien de consommation permettant à chacune et chacun de s'y reconnaître un petit peu ? L'anonymat est une forme de l'exploitation. Jean-Luc Godard insistait que le générique est encore une image et nous ne nous levions qu'après le dernier carton disparu, la salle retrouvant sa laide vacuité les lumières rallumées. On aura beau accompagner le mouvement avec une chanson ou quelque développement orchestral, la plupart des spectateurs se lèvent et quittent la salle avant la fin du déroulant, mettant, sans le savoir, cet acquis en danger. Certains réalisateurs rusent pour garder leur audience jusqu'au bout, en remplaçant les titres en réserve blancs sur fond noir par quelques fantaisies, voire rajoutent un plan surprise lorsque le public ne s'y attend plus. Guitry et Cocteau remplacèrent parfois le générique de début par une présentation vocale, mais, où que ce soit, les mots de la fin consituent un hommage au travail d'équipe.

jeudi 27 mars 2008

La femme est le prolétaire de l'homme


En jetant un coup d'œil en arrière aux images qui illustrent les billets récents qui s'affichent lorsque je déroule l'écran, je note que beaucoup traitent de femmes lorsqu'elles n'en sont pas les incitatrices. Je ne m'en étais pas aperçu. Le Journal des Allumés est mis en pages par Daphné Postacioglu, Lucie Cadoux m'indique des films d'animation, Anne Montaron nous enregistre en concert avec Ève Risser et Yuko Oshima tandis qu'Agnès Varda nous filme, le blog de Fani croque toute cette jeunesse à belles dents, la voix de Channy Moon Casselle flotte dans le salon, Françoise est partout, Marie-Dominique Robin enquête sur Monsanto, les dessins érotiques de Melinda Gebbie sont magnifiques, Maïwenn signe un film bouleversant, enfin Louise Bourgeois coiffait hier le tout de sa sensibilité et de son intelligence... J'aurais pu remonter jusqu'aux premiers jours du mois, Sonia Cruchon dirigeant l'équipe pour les Ptits Repères, Karine Lebrun, Christine Lapostolle et Danièle Yvergniaux aux Beaux-Arts de Quimper comme Barbara Dennys aux Arts Décos d'Amiens, Marjane Satrapi avec Persepolis, Danièle Huillet laissant seul son Straub, etc.
Le statut des femmes a bigrement changé depuis un demi-siècle. Nous n'entendrons heureusement bientôt plus qu'il y a peu de compositrices ou de grandes peintresses dans l'histoire de l'art. Dans le passé, les femmes devaient arrêter leurs activités créatrices dès lors qu'elles enfantaient. Pour les plus résistantes, leur mari signait à leur place ou elles prenaient un pseudonyme masculin. Les écrivaines ont donné le ton, telle Colette se dégageant de la tutelle de Willy. Combien d'Alma Mahler durent se taire et de Gertrude Kolisch s'effacer devant son Schönberg ? Edward et Nancy Kienholz signent désormais ensemble, comme Christo avec Jeanne-Claude...
Si les femmes prennent le pouvoir en art, elles singent brutalement les hommes en politique ou dans l'entreprise. Là où règne la violence, il n'est pas facile de développer sa spécificité féminine et de s'imposer. La parité passe par l'indépendance. Dans le monde du travail (comme si l'art n'en était pas !), le féminisme a encore de beaux jours devant elles. Dans l'esprit des mâles, tout reste encore à faire, et leurs "compagnes" en sont hélas imprégnées. Les jeunes gens ne peuvent imaginer à quel point le statut des femmes a changé. Elles n'eurent le droit de voter en France qu'à partir de 1944 et d'ouvrir un compte en banque sans l'accord de leur mari qu'en 1965 ! Les combats menés tout au long du siècle dernier portent lentement leurs fruits. Je me faisais régulièrement engueuler lorsque je soutenais que les femmes artistes n'expriment pas la même sensibilité que les hommes. En 1981, lorsque nous engageâmes un tiers de filles dans le grand orchestre du Drame, l'esprit du groupe respira la santé ! Mais chaque fois que nous bouclons un nouveau numéro du Journal, nous nous rendons compte que la gente féminine est encore bien peu représentée. Françoise note tout de suite que tel festival a un jury 100% masculin ou que parmi les films présentés il y a encore si peu de réalisatrices. En 1975, alors que j'étais assistant sur le disque produit par le Parti Communiste célébrant l'année de la femme, le Comité Central refusa la phrase d'Engels qui donne son titre à cet article. Elles sont là, mais on ne leur laisse encore que des strapontins. À suivre.

mardi 25 mars 2008

Films en (re)vue


À une époque où je sortais plus que je n'accumulais, je fonçais voir les nouveaux films le mercredi, voire même à la séance de 14 heures pour être certain de ne rien avoir entendu auparavant qui risque d'influer sur mon appréciation. Je ne lis d'ailleurs jamais aucune critique avant de m'être fait ma propre opinion et j'évite autant que je peux de déflorer les films dont je parle dans mes billets ou mes articles (pardonnez-moi ci-dessus l'extrait du film de Maïwenn). Il m'arrive de temps en temps de me laisser entraîner au Cin'Hoche, la salle d'art et essai municipale de Bagnolet qui passe une excellente sélection de films récents en version originale, mais le plus souvent je les découvre sur mon écran dans la salle de cinéma que je me suis construite il y a déjà huit ans. J'attends souvent qu'ils passent sur les chaînes satellite auxquelles je suis abonné, et si je ne peux pas résister à la tentation, je les commande sur des sites américains, le taux du dollar étant actuellement si bas qu'ils donnent chaque fois l'impression de faire une affaire.
Tout ce préambule pour expliquer que j'ai regardé quelques gros films populaires à commencer par Redacted de Brian de Palma que m'avait conseillé Jean Rochard qui s'était rattrapé de son énervement contre le petit dernier des frères Coen (rien d'étonnant, je suis moi-même peu friand de leur maniérisme brutal). Redacted commence par un remarquable générique en forme de caviardage, la censure transformant sans cesse le sens de la phrase sans que l'on n'ait vraiment le temps de lire, mais seulement de deviner. La suite est un astucieux montage de séquences comme filmées par des équipes différentes, sous des angles choisis, film amateur en dv, documentaire à la française, télé américaine, diffusion de scènes scandaleuses sur le Web, caméra de surveillance, etc. La guerre en Irak est traitée avec un regard acéré et critique sans aucune concession à la politique bushienne. De Palma montre surtout qu'aujourd'hui plus aucun événement n'échappe à sa surexposition, qu'il soit (plus ou moins) réel ou totalement fabriqué. Au delà de ce film, seule la culture politique (voire cinématographique, mais ce souhait est encore plus improbable !) de chaque spectateur lui permettra de comprendre toutes les situations surmédiatisées et de faire peut-être le tri entre le bon grain et l'ivraie.
Je ferais mieux de taire Bienvenue chez les Ch'tis dont la lourdeur n'a d'égal que la vulgarité, racisme et homophobie aidant, Juno dont la légèreté morale est suffocante, avec scénario, pourtant oscarisé, d'une convention et d'une platitude achevée, ainsi que The Darjeeling Limited de Wes Anderson dont les précédents m'avaient été encensés par une bande d'étudiants américains et qui se révélèrent être en effet de grosses couillonnades potaches dont le succès critique m'épatera toujours, sans parler de l'esthétisant et soporifique The Assassination of Jesse James by the Coward Robert Ford d'Andrew Dominik qui ressemble à du James Ivory au Far West (ce qui me rappelle que j'ai commencé à regarder le film muet de Koulechov, Mr West au pays des Soviets, mais je ne sais pas si la curiosité me tiendra en éveil non plus jusqu'au bout...). Grosse déception avec There Will Be Blood de Paul Thomas Anderson dont j'avais apprécié essentiellement Magnolia, grande fresque pétrolifère d'un classicisme achevé où l'on ne reconnaît nulle part la personnalité de P.T.Anderson, pas plus que l'on n'est épaté par la direction d'acteurs qui le caractérisait dans ses précédentes œuvres.
Je préfère largement The Host du coréen Bong Joon-ho (Bong est le nom de famille), film de monstre plein d'humour et de clins d'œil acerbes sur la pollution, les origines des virus, le SRAS, l'ingérence américaine et les manipulations médiatiques (on y revient toujours !). Le scénario repose sur un accident réel, survenu en 2000. Le film a incité les écologistes de Corée du Sud à demander une enquête sur la pollution causée au pays par les bases militaires américaines : Albert McFarland, un entrepreneur de pompes funèbres travaillant pour les forces américaines en Corée, qui aurait ordonné en 2000 le déversement de formaldéhyde dans la rivière Han qui traverse Séoul, fut condamné à deux ans de suspension et mis en liberté sous caution, voir le détail des références difficiles à comprendre par un occidental sur Wikipédia). Sous ses fausses allures de film d'épouvante, nous assistons à une comédie politique (c'est le plus gros succès coréen de son histoire avec 13 millions de spectateurs !).
Je terminerai par deux films nettement plus stimulants que l'ensemble sus-cité, le premier vu à la télé, soit Pardonnez-moi de Maïwenn Le Besco, le second découvert grâce à la Scam, soit le documentaire de Mosco Boucault, Roubaix, commissariat central, affaires courantes. Ces deux films posent la question de la véracité : comment Maïwenn réussit-elle à tourner avec tant de naturel alors qu'elle joue plus ou moins son propre rôle et comment Boucault arrive-t-il à filmer des individus dont le témoignage risque de leur porter préjudice ? Roubaix suit les enquêtes d'un commissaire new look en proie à la misère des petites gens. À la méthode manipulatrice des interrogatoires policiers répondent les mensonges des suspects. Aux termes de l'enquête les assassins seront piteusement démasqués. C'est très fort, on en reste bouleversé longtemps après que l'on ait rallumé la salle. Même constat avec Pardonnez-moi, stupéfiant règlement de compte familial qui joue également du filmage comme élément scénaristique. Son auteure sera-t-elle capable de relever son nouveau défi de filmer ''le bal des actrices'', sa seconde fiction documentaire actuellement en fabrication ? Face à l'industrie étatsunienne, l'artisanat local a de beaux jours devant lui, ça résiste bien !

samedi 22 mars 2008

On bande dessiné


Je suis passé au Monte-en-l'air déposer des exemplaires du Journal des Allumés illustré par d'excellents dessinateurs et trices dont les inédits enflammés raviront les fans de bandes dessinées... J'en profite chaque fois pour y faire mes courses avant d'enfourcher ma monture pour entamer la dernière grimpette vers la Porte des Lilas via Gambette.
Je n'ai pas fait attention que le Tome 4 du Combat ordinaire de Larcenet était paru. Il faudra que j'y retourne. Je venais chercher le nouvel Art Spiegelman, en fait la réédition de ses Breakdowns initialement parus en 1978 aux USA. Grand format, papiers spéciaux comme pour son précédent À l'ombre des tours mortes, le somptueux album offre une variété de travaux antérieurs à Maus. Le côté juif new-yorkais à la Woody Allen, drôle et déprimé, se précise. En plus, c'est dense, il y a de quoi lire. J'adore Spiegelman, des Crados au chef d'œuvre qui lui valut le Prix Pulitzer...
Mais la révélation vient de l'épais volume que le libraire dévore seul dans son coin à l'ombre de sa guérite. Cette phrase sonne comme un contrepet bien compliqué. Fruit de la collaboration d'Alan Moore et Melinda Gebbie, Filles perdues est un ouvrage qui fera date dans l'histoire de la BD, par sa qualité graphique, l'érotisme qu'il dégage et l'intelligence de son propos. C'est à la fois torride et élégant, inspirant et soufflant. Melinda Gebbie puise ses sources chez les peintres des débuts du XXe siècle. De quoi se secouer l'art nouille, jouer les fauves et tremper ses pinceaux pour en voir de toutes les couleurs à l'ombre de trois jeunes filles en fleurs à qui personne ne pourra plus ensuite conter fleurette. Remarquablement écrit, sa traduction n'a pas dû être zézée. Rappelons qu'Alan Moore est l'auteur de V pour Vendetta, des Watchmen, de La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, et que les premiers comics de sa femme (serait-ce donc en tout bien tout honneur ? Debbie et Alan se sont mariés l'année dernière...), Fresca Zizis, furent interdits, il y a vingt ans déjà, dans leur pays, ô perfide Albion ! Si les superbes dessins revendiquent leurs lettres de noblesse, les récits font référence tant aux chefs d'œuvre de la littérature érotique qu'aux contes de fées et gestes dont les héros racontent une enfance tourmentée, moins à cheval sur ses principes que l'on n'imaginait. Pour adultes. Pour adultes aimant les belles choses.

mercredi 19 mars 2008

Le n°21 des Allumés est imprimé


Si les abonnés ne le recevront dans leur boîtes à lettres que début avril (c'est gratuit, pour le recevoir chez vous dès le prochain numéro), vous pouvez déjà le télécharger au format pdf.
Le dossier "La musique vaut-elle le dérangement ?" rassemble un entretien avec le philosophe Bernard Stiegler (par J.Rochard et votre serviteur), un débat rapporté par Olivier Gasnier avec Fabien Barontini, Jean Rochard, Jean-Paul Ricard, Mathieu Immer, Leïla Cukierman, Valentine Gautier, Gaëlle Bougeard, Pablo Cueco, Pascale Labbé, encore moi (qu'allez-vous penser ?), et des réponses de Muriel Teodori, Michel Thion, Fabien Barontini et Cueco...
Vous retrouverez des articles de Jean Rochard (avec qui je partage la rédaction en chef du Journal), Pablo Cueco, Jean-Louis Wiart, Étienne Brunet, Jean-Paul Ricard, des entretiens avec Bruno Chevillon (devinez de qui sont les questions !), Benjamin Bondonneau (M.Immer), ma chronique dvd (ainsi qu'un texte sur le web 2.0), le Coin du Polar de l'Inspecteur de Paul, les commentaires de Lydia Domancich, Jean Morières, Sylvain Kassap, Bertrand Denzler, Xavier Garcia et JT Bates sur leur participation à la soirée des Allumés du Solo à Brest. L'écrivain Claude Chambard écrit ses impressions à l'écoute des 20 nouveautés sorties sur les labels adhérents des Allumés du Jazz en s'inspirant d'un tableau de Charlotte Salomon. Le pianiste Marc Sarrazy commente la photo de Guy Le Querrec. Le numéro est illustré par les dessinateurs Jeanne Puchol (couverture), Cattaneo, Johann de Moor, Efix, Sylvie Fontaine, Laurent Percelay, Andy Singer, Pic et Zou...
Très beau numéro encore cette fois imprimé sur un joli papier blanc, qui tâche moins les doigts que d'habitude, par Rotographie à Montreuil.
24 pages denses, aérées, avec beaucoup à lire et autant à s'insurger ou rigoler. Les pages centrales ont été revues entièrement, les disques à vendre apparaissant label par label. Mise en pages toujours plus claire grâce aux bons soins de Daphné Postacioglu qui s'est chargée de ce numéro en l'absence de Valérie.
La formule du Journal est donc toujours gratuite, mais vous pouvez aussi soutenir les Allumés et leur Journal en envoyant de 0 euro (c'est pas beaucoup) à infini euros (?, ce n'est jamais trop !) à Allumés du Jazz, 128 rue du Bourg Belé, 72000 Le Mans. Dons non obligatoires, mais fortement appréciables pour que l'on puisse continuer en ces périodes troubles où le gouvernement flingue à tours de bras tout ce que revêt le mot culture...

mardi 18 mars 2008

Retour sur mon duo avec Nicolas Clauss


Donc, le lendemain, pour mon duo avec Nicolas Clauss à L'Échangeur, je n'emporterai pas de clavier. Mon instrument principal devient mon micro devant lequel je chante, joue de la flûte et de la trompette à anche. Je transforme tous les sons en temps réel, les miens comme ceux que Nicolas produit en jouant de ses modules interactifs, avec mon Eventide (une sorte de synthétiseur d'effets que j'ai programmés) et mon AirFX que je module sans le toucher en faisant au dessus de lui des passes "magnétiques" (en fait, optiques, puisqu'il s'agit d'un rayon avec un système de repères en 3D). Jamais nous ne sommes parvenus à faire aussi bien ressortir l'humour grinçant de Jumeau Bar, les effets amplifiant les intentions critiques que véhicule ce petit bar de campagne. Après un White Rituals des plus SM, voix et flûte aidant, j'accompagne L'ardoise avec mon Tenori-on dont je joue ce soir pour la première fois. J'oscille entre le côté kawaï (mignon) des dessins d'enfants et les sujets graves qu'ils évoquent. Lorsque je n'installe pas le cadre, décor qui permettra tous les possibles et parfois même l'impossible, je cherche surtout la complémentarité avec les images projetées par Nicolas. Nous terminons notre petite prestation par de délicats et lugubres Dormeurs qui s'écroulent au combat comme des quilles s'affalant sous leur propre poids et font sonner leur marche ralentie au son d'une martiale trompette à anche. Rebelote. Nicolas et moi sommes aux anges, impatients de recommencer l'expérience du duo, et heureux d'avoir participé à une si belle soirée. Françoise Romand a réagencé quelques extraits de notre prestation pour le petit film qu'elle a réalisé.
Mirtha Pozzi et Pablo Cueco avaient ouvert le bal par leur duo de percussion, avec Étienne Bultingaire aux manettes. Grosse surprise du remarquable jeu théâtral de Didier Petit qui partage la scène avec son violoncelle et le chorégraphe Mic Guillaumes. Final avec Jean-François Pauvros transformant son instrument en vielle et revenant progressivement vers ce qu'elle est, une guitare électrique vrombissante.
Le surlendemain, je vais écouter Pascal Contet maltraitant délicatement son accordéon devant l'installation végétale de Johnny Lebigot, Lucia Recio donnant la réplique aux sculptures en bois que José Lepiez caresse astucieusement, et les WormHoles dirigés de main de maître à l'archet par l'ami Didier Petit, grand organisateur de ce somptueux et malin mini-festival, hôte parfait, qui sait mieux que personne ce que signifie la générosité... Lucia passe d'un registre à l'autre, tantôt grave et bruitiste, tantôt rock et coupant ; Camel Zekri à la guitare en demi-teintes et Edward Perraud au jeu inventif et grinçant, Bultingaire aux effets métropolitains complètent ce quintet original dont la clarinettiste Carol Robinson est l'invitée et que je n'avais pas revue depuis l'enregistrement de Sarajevo (Suite). À l'entrée (et à la sortie !), Théo Jarrier et Hervé Péjaudier tiennent la boutique de disques installée sur des tréteaux de fortune et ça marche. Lors du concert au Triton, les vinyles du Drame étaient partis comme des petits pains, les plus jeunes étant friands de 33 tours. Même succès pour le nouveau Journal des Allumés que je suis allé chercher à l'imprimerie de Montreuil, livré en primeur à L'Échangeur... (à suivre)

vendredi 14 mars 2008

Séance de rattrapage : je joue ce soir avec Nicolas Clauss


... pour celles et ceux qui n'ont pas pu venir hier soir au Triton. Les commentaires viendront plus tard...

Toutes les informations sur WormHoles An2 Coïncidences du 10 au 16 mars à L'Échangeur de Bagnolet (59, avenue du Général de Gaulle, 93170 Bagnolet. M° Galliéni) sont à cet endroit !
Ce soir vendredi à 20h30 précises le programme est dense avec rien que du bon :
Improvisations Préméditées avec la percussionniste Mirtha Pozzi, le zarbiste Pablo Cueco et Etienne Bultingaire au pupitre électronique
Entre eux deux avec le violoncelliste Didier Petit (qui organise l'évènement) et le chorégraphe Mic Guillaumes
Duo Impromptu Opus n°1 avec Jean-Jacques Birgé et le peintre interactif Nicolas Clauss. C'est encore une création, Nicolas et moi n'avons jamais joué ainsi en duo... Je retraite en temps réel les sons de "Jumeau Bar", j'ajoute ma voix aux "White Rituals" et je joue du Tenori-on sur "L'ardoise", tandis que Nicolas intervient en direct sur ces modules originalement créés pour le site Flying Puppet ou en installation, ici projetés sur grand écran.
Solo Impromptu Opus n°2 avec le guitariste Jean-François Pauvros
Décidément, je ne joue que dans mon quartier, on pourrait croire que c'est pantoufles, je conseille vivement aux programmateurs de la Seine-Saint-Denis de se mettre sur les rangs et de me passer un coup de fil, m'envoyer un mail ou un pigeon voyageur, mais il me reste encore quelques villes limitrophes ou arrondissements de l'est parisien où je ne suis pas encore intervenu...

mardi 11 mars 2008

Toot, Whistle, Plunk and Boom


Si Lucie me conseille ce film de Walt Disney tourné en 1953, c'est qu'il présente l'évolution des instruments de musique à travers les âges. Pourquoi une trompe s'enroula sur elle-même et fut affublée de pistons devenant la trompette, comment les instruments à anche gagnèrent leurs clefs, etc. Et ça fait Toot, Whistle, Plunk and Boom, alors que je devrais être soit en train de me reposer après la journée de folie que nous avons passée samedi à ne pas réussir à boucler le Journal des Allumés, soit à m'entraîner en vue des "répétitions" pour les concerts de jeudi (avec Donkey Monkey au Triton) et vendredi (avec Nicolas à L'Échangeur).
Je dois réécouter quelques morceaux enregistrés par les deux filles et préparer les modules musicaux que je projetterai sur la surface blanche située au-dessus de moi. J'ai retrouvé le vieil écran perlé de mon père, une longue boîte allongée d'où il se déplie sur ses bras articulés avec une odeur chimique qui m'a toujours fait tourner la tête. Elsa m'apportera son PowerBook la veille, car FluxTunes ne tourne pas correctement sur les puces Intel. Il ne s'agit pas de répétitions à proprement parlé, mais de mises en place, tests d'alliages de timbres et de quelques principes nous permettant d'improviser librement. Idem avec Nicolas avec qui j'interprèterai un duo à partir des œuvres Jumeau Bar, White Rituals et L'ardoise.


Un autre petit film d'animation de la même année présente "la mélodie". Même professeur hibou, même choeur des élèves et le graphisme est aussi réussi. Il est intéressant de noter que ce fut le première tentative 3D de Disney, même si la version présentée est hélas en 2D. Ces deux films n'appartiennent pas à l'excellente et indispensable collection des Silly Symphonies sortie en DVD à l'origine sous boîtier métallique. Lucie m'indique enfin le blog Cartoon Modern dont l'auteur livre des images passionnantes de cette période...

samedi 8 mars 2008

Bouclage du n°21 du Journal des Allumés


Le 8 mars, c'est la journée des femmes. On peut se demander si les 365 (année bissextile oblige) jours qui restent sont réservés aux mâles ?
Enfin, nous sommes au turbin une fois de plus, mais cette fois c'est Daphné Postacioglu qui se colle à la maquette, puisque Valérie est encore trop fragile pour reprendre son poste. Pour ceux ou celles que son état de santé préoccupe, les nouvelles sont bonnes. Jean Rochard et moi sommes secondés par Christelle Raffaëlli qui dirige de son ?il aiguisé la relecture de l'ensemble et corrige à tours de bras.
Le prochain numéro est plein à craquer. Le philosophe Bernard Stiegler s'entretient avec Jean et moi ; l'écrivain Claude Chambard a écouté toutes les nouveautés parues depuis le précédent numéro ; Fabien Barontini, Muriel Teodori, Michel Thion répondent à la question si la musique vaut encore le dérangement qu'Olivier Gasnier tente de rassembler après un débat qui eut lieu lors du festival Sons d'Hiver ; le contrebassiste Bruno Chevillon "pense la musique aujourd'hui", Jean Morières, Sylvain Kassap, Bertrand Denzler, Xavier Garcia et JT Bates évoquent la dernière soirée des Allumés du Solo à laquelle ils ont participé à Brest ; Marc Sarrazy commente le petit train rébus de Guy Le Querrec, Dordogne est interviewé par Mathieu Immer, Étienne Brunet signe son Paris Dakar ; Jean Rochard, Jean-Jacques Birgé, Jean-Louis Wiart, Pablo Cueco, Jean-Paul Ricard rempilent comme à chaque nouvelle parution et les illustrateurs Jeanne Puchol, Johann de Moor, Cattaneo, Sylvie Fontaine, Zou, Laurent Percelay, Andy Singer, Pic rivalisent d'humour ou de plasticité...
N'oubliez-pas de vous abonner au Journal, c'est gratuit et vous le recevez chez vous !

jeudi 6 mars 2008

Retour de Quimper


J'ai trouvé une place très bon marché en première dans le TGV qui me ramène à Paris, avec une prise de courant pour brancher mon ordi. Je suis déjà impatient de mordre dans les sandwiches que j'ai réussi à me faire confectionner dans une charcuterie de la rue du Chapeau Rouge alors qu'à midi nous nous sommes régalés de sushis de poisson frais dans une petite gargote sous la Halle. J'ai oublié le nom japonais des petits desserts succulents que Karine nous a offerts, purée de haricot rouge enrobée de pâte de riz au sésame, et je me trouve monstrueux de rêver aux macarons que je rapporte dans ma musette. C'est trop bon de pouvoir manger du poisson frais en Bretagne ; après avoir voyagé, malgré les conditions de transport et la rapidité avec laquelle on le retrouve sur les marchés de la capitale, il n'a absolument pas le même goût. Je n'ai jamais su pourquoi. C'est comme les langoustines que Joëlle et Étienne avaient préparées lors du dîner avec Lors, cela faisait dix ans que je n'avais pas goûté ce parfum que l'on ne peut savourer ailleurs que sur la côte bretonne, et particulièrement autour du pays bigouden. La gastronomie fait partie des voyages. Mardi soir, la galette complète était un délice, celle aux algues wakamé et à la crème une surprise et j'ai fortement apprécié de pouvoir terminer avec une au chocolat et miel qui soit aussi au blé noir plutôt qu'à l'éternel froment qui m'a toujours un peu déçu.
Je m'accroche à des histoires de bouffe parce que je dors debout, assis à ma place. Trois jours durant, j'ai tenu le crachoir, concluant le workshop avec des projections de films où l'utilisation du son est exemplaire. J'attaque avec les premières mesures du Testament du Docteur Mabuse, chaque image, chaque mouvement, chaque son relèvent d'un langage des signes que Fritz Lang maîtrise remarquablement en expérimentant pour la première fois les possibilités du cinéma parlant. La presse à billets reprend le rythme de l'orchestre où les enclumes annoncent l'opéra de Wagner sifflé par le Commissaire Lohmann et couvrent l'action, permettant aux acteurs de jouer comme au temps récent du muet. Les gestes, encore expressionnistes, sont d'ailleurs ceux des muets. Les oreilles se tendent vers le moindre bruit que l'on devine, bien qu'il reste inaudible. Lohmann marche sur la pointe des pieds... Le silence qui a suivi le chahut n'a été brisé que par une tuile tombée du toit, un bidon qui roule et explose... J'enchaîne avec le début gore de Lancelot, fracas d'armures, sabots, flammes, oiseaux de malheur et le sang qui gicle comme une fontaine... Je ne résiste pas à passer intégralement Voisins de Norman McLaren après Synchromie et Blinkity Blank, sons synthétiques peints sur la piste optique. Je fais astucieusement suivre le ''John Cage'' de Peter Greenaway par le Mouvement 1A des Histoire(s) du cinéma. Les étudiants en prennent pour leur grade, plein les mirettes et les oreilles, nous aussi. K.O. technique ! Je rêve d'un bon lit, m'allonger auprès de ma mie. Je sais pourtant qu'aujourd'hui est une nouvelle journée bien chargée. Il faut que je tienne jusqu'au 15, après le bouclage du n°21 des Allumés, le trio avec Donkey Monkey (jeudi 13) et le duo avec Nicolas (vendredi 14). Cette addition de chiffres me berce comme le ronron des roues du wagon tandis que le soir tombe sur la campagne en soulignant de rouge les ombres qui ont poussé sur les collines.

mardi 26 février 2008

Large Virage de Jean Morières


J'avais trouvé rébarbatives les précédentes couvertures des compact-discs de Jean Morières, peu représentatives de sa finesse musicale. Dans le "blog papier" du prochain Muziq qui sortira en avril, j'ai écrit quelques mots sur son nouvel album, mais je crains que cette fois la taille de sa pochette ne corresponde pas au format de la revue et l'empêche encore d'être reproduite en illustration de l'article. Pourtant, pour Large Virage Jean a mis les bouchées doubles. D'abord il s'est inscrit en faux par rapport au marché du disque en produisant un vinyle, vous savez cette chose noire qui tourne sur son axe à trente-trois tours par minute, avec une dynamique hors pair et des petits bruits de surface. Je ne sais pas si le son est vraiment meilleur en analogique qu'en numérique, c'est un disque de flûte solo, mais il est certain que c'est vraiment plus agréable à tenir entre ses doigts. Ensuite il en a fait presser seulement trois cents exemplaires, mais là où il a passé la vitesse supérieure, c'est en demandant à l'artiste-peintre Marie Warscotte de réaliser cinquante ?uvres originales, numérotées et signées, sur les deux faces de la pochette intérieure. On avait coutume d'appeler cela une pochette qui s'ouvre. C'est rudement beau ! On dirait du fusain et du crayon qu'elle a méticuleusement recouverts de ruban adhésif, brillant sur mat du meilleur effet. Le disque tout blanc coûte 15 euros, ça les vaut puisque la musique est originale, raffinée, variée, intelligente et tendre à la fois. Les cinquante exemplaires ornés d'une création originale de Marie Warscotte coûtent 300 euros, c'est cher pour un disque, rien de scandaleux pour une ?uvre picturale de cette taille (60x30cm). La vie des musiciens n'est pas facile, mais que dire de celle des plasticiens ? La reproduction que vous pouvez admirer est le numéro 17, l'année d'une révolution, naissance de mon papa. C'est une bonne idée pour lutter contre toutes sortes de monstres marins : le piratage, la mocheté des boîtiers en plastoc riquiquis, la stupide notion de progrès, le cloisonnement des genres, les rapports sclérosés des sons et des images, que sais-je ? On peut écouter ou regarder l'un sans l'autre, ou se faire la totale, commencer par la page blanche du recto, lire les notes de pochette au dos et se laisser porter par le dessin tout en se laissant bercer par la zavrila, cette flûte unique que Jean s'est construite sur mesures.

mardi 19 février 2008

Deux fantaisies sonores : holophoniques et inaudibles


Il y a exactement vingt-cinq ans, j'avais acheté un petit livre passionnant intitulé "Musique et ordinateur", publié par l'Edition du Centre Expérimental du Spectacle. Un chapitre avait particulièrement attiré mon attention, "Les illusions auditives", rédigé par David Wessel et Jean-Claude Risset. L'objet était accompagné d'exemples sonores sur une cassette audio : sons montant indéfiniment, sons descendant de même, ou encore simultanément, paradoxes rythmiques, localisation auditive, etc. J'ai toujours adoré l'illusionnisme et les expériences optiques, collectionnant, modestement, les ouvrages d'anamorphoses ou de stéréogrammes, les livres animés et les expériences hallucinogènes.
Franck Vigroux, avec qui j'ai enregistré tout le week-end, évoqua deux situations amusantes. Nous avions été plongés dans l'écoute des messages du répondeur téléphonique que j'avais enregistrés entre 1980 et 1992, ainsi que dans les affres qu'il fit subir à mes vieux PPG et DX7-SuperMax pour des duos hardcore où ses goûts actuels le mènent depuis une année (prononcer an-née comme dans nouvel an). Nous avions donc besoin d'un peu de récréation au milieu de notre marathon stakhanoviste hypersonique.
J'ai donc été amusé de découvrir les sons en 3D dits holophoniques qui circulent sur la Toile depuis déjà un moment. S'il s'agit de simplement simuler une tête stéréo, il n'y a rien de très nouveau. En 1980, ne pouvant m'offrir la tête Neumann, j'équipai mes oreilles de deux micros miniatures Sony et réalisai des reportages merveilleux, comme si on y était ! J'ai souvent eu du mal à recréer la qualité que véhiculait mon cassettophone portable ainsi affublé, mais c'est encore ainsi que je préfère capter les ambiances. Les sons reproduits ci-dessous me semblent avoir bénéficié d'un traitement un peu plus savant ; la mise en ondes est agencée de façon à donner le son de référence suivi du traitement filtré de son timbre pour donner l'illusion gauche-droite, mais également les notions de haut et de bas, avant, arrière, et ce avec un simple casque stéréophonique.
Équipez-vous donc d'un casque, c'est indispensable, fermez les yeux et écoutez les deux exemples qui suivent (plus 40 mégas de mp3 en téléchargement si cela ne vous a pas suffi)... Rien à entendre avec le 5.1, tout se passe entre vos deux oreilles, et pourtant... L'expérience est étonnante. À vos casques !


La seconde fantaisie concerne les sonneries inaudibles que les jeunes gens entendent, mais pas les adultes ayant dépassé l'âge. Il est si pratique, en classe, de faire sonner son téléphone portable sans que le prof l'entende !

Vous pouvez aussi vous livrer à quelques tests d'écoute pour évaluer votre perte dans les aigus. Je n'ai, quant à moi, pas dépassé les 15000Hz.

L'illustration est une vue latérale de "Même dans les moments les plus calmes", peinture spatiale anamorphique de Louis Chacallis.
Côté images holographiques, vous pourrez jeter un œil aux défilés de mode de Diesel et Alexander McQueen qu'Étienne Mineur a justement mis hier en ligne...

lundi 18 février 2008

Les 4000 îles (14)


À Don Khône, nous avons trouvé le calme et la chaleur du sud, havre de paix dans un cadre idyllique où passer quelques jours avant l'effervescence de Bangkok et le vol du retour. Nous avons élu résidence sur un radeau.


Le bungalow flotte sur un des nombreux bras du Mékong qui serpentent au milieu d'une myriade de petites îles vertes. L'eau de la douche est chauffée par des capteurs solaires, mais le groupe électrogène ne ronronne qu'entre 18h et 23h. Les Laotiens se lèvent tôt, avec le soleil, et prennent très tôt leurs repas. Nous dormons à l'abri de moustiquaires, mais à cette saison les insectes vampires sont rares. Nous ne nous sommes d'ailleurs pas faits vacciner.


Il y a un petit patio pour la sieste et un balcon ouvert sur la rivière. Je regarde le ballet des libellules noires et la nuit j'écoute le chant des gekkos. Il y en a dans toutes les maisons, dans chaque pièce. Ces drôles de petits lézards sortent le soir lorsque tombe la nuit et qu'on allume les lumières, attirant les insectes volants.


Le gérant de la Sala Sae Guesthouse a acheté un gibbon à favoris blancs, espèce pourtant protégée, au marché de Paksé. La cage est trop petite, toutes les cages sont toujours trop petites. On se croirait au Jardin des Plantes. C'est triste.


Il est agréable de marcher pieds nus sur les planchers de teck. Partout, nous laissons nos sandales sur le seuil. Ayant attrapé mal à la gorge entre les mauvaises clims et les tuk-tuks ouverts, nous nous soignons au miel sauvage où nagent encore quelques grains de pollen rouge. Farniente.


Pas tout à fait. Nous avons fait plusieurs belles promenades à vélo au milieu des rizières et dans la forêt jusqu'aux chutes d'eau qui se révèlent ici et là... Pour rejoindre le village de pêcheurs de Ban Hang Khône, au fin fond de l'île de Don Khône, nous avons dû enjamber des ponts cassés en portant nos bicyclettes, marchant prudemment sur les traverses en métal oxydé de l'ancien chemin de fer colonial français et gravissant des pentes verticales terreuses.


Il reste encore une vieille locomotive du temps de la présence française, mais tout le monde a oublié. Le passé n'a pas d'importance, les asiatiques pensent l'avenir.


Comme nous partons tôt, nous ne rencontrons pratiquement personne sur les chemins. Juste quelques animaux apeurés entendus filer sous les feuilles mortes, elles-mêmes tombant des hautes branches comme des hélicoptères. Le long des berges cambodgiennes, nous sommes restés un moment sur un rocher au milieu de l'eau à regarder sauter les derniers dauphins d'eau douce, dits d'Irrawady, du nom du fleuve birman où l'on en trouve également.


Je prends des photos ringardes de coucher de soleil et le matin je me lève à 6h pour écouter la symphonie animale. Le soleil tape fort. Avec ma calvitie naissante je dois porter une casquette. Mon père l'avait au même endroit, mais il prétendait que c'était à force de lire assis dans le lit, la tête appuyée sur le mur ! Papa aurait aimé le Laos. Il aurait certainement plongé dans les eaux glauques comme les pêcheurs décrochant leurs filets et les femmes y lavant leur linge ou faisant leur toilette. Peu d'étrangers s'y risquent. Nous nous reposons enfin avant de remonter à Paksé pour nous envoler vers Bangkok où nous passerons nos deux derniers jours de vacances. Le mois est presque terminé.

dimanche 10 février 2008

Bernard Stiegler, la musique est la première technique du désir [archive]


Nous avons rencontré le philosophe Bernard Stiegler dans la cadre d'une enquête sur la fonction de la musique aujourd'hui, que Jean Rochard et moi réalisons pour le Journal des Allumés.
Il est agréable d'interviewer quelqu'un qui se préoccupe d'abord de ses deux interlocuteurs et du médium à qui il s'adresse et que nous représentons. Bien que nous nous souvenions très bien, et avec plaisir, de son frère Dominique lorsqu'il était journaliste à Révolution, nous ignorions l'attachement au jazz de l'ancien directeur de l'Ircam, de sa passion absolue pour cette musique jusqu'à son emprisonnement pour vol à main armée en 1978. Stiegler eut la sagesse de faire son coming out sur ses activités délinquantes et écrivit Passer à l'acte en 2003 sur ce qui lui permit d'entrer en philosophie. La lecture d'un article passionnant sur la perte de la libido, conséquence de l'uniformisation, écrit pour Le Monde Diplomatique, nous donna envie de l'interroger sur les changements sociaux que la musique peut produire et comment sa fonction se transforme aux mains d'une industrie dont le moteur "essentiel" est le marketing.
Nous sommes surpris par son "optimisme" quant à l'avenir des nouvelles technologies lorsqu'il ne peut imaginer autre chose que l'écroulement d'un système qui a poussé la manipulation jusqu'à l'absurde, par sa désincarnation morbide et ses tentatives d'uniformisation des consciences. Il appelle "s'accaparer" ce que je nomme "pervertir", mais nous sommes d'accord sur la position à adopter face aux machines. Pour lui, l'objet est pervers et nous sommes en charge de le dé-pervertir en trouvant une façon positive de le détourner au profit de l'intelligence, de le pousser vers l'échange. Ainsi, en tapant ces lignes, j'écoute les conférences d'Ars Industrialis au format mp3. Rien ne sert de diaboliser les soubresauts technologiques, il vaut mieux apprendre à s'en servir, tout en restant vigilant sur les dérives de contrôle qu'elles risquent de générer. Le poids de Google est, par exemple, de plus en plus inquiétant.
Bernard Stiegler, actuellement directeur du département du développement culturel au Centre Georges-Pompidou, dirige également l'Institut de Recherche et d'Innovation (IRI) où il nous reçoit. Notre entretien abordera bien des sujets que nous révèlerons dans le Journal qui sortira début avril. Jean se charge de relever et synthétiser l'enregistrement pour l'adjoindre au dossier que nous réunissons. La veille à Ivry, dans le cadre de Sons d'Hiver, eut lieu un débat sur la question : la musique vaut-elle encore le dérangement ? qui figurera aussi, entre autres, dans ce numéro 21. Pour patienter, le plus sage est de vous abonner en envoyant vos nom et adresse aux Allumés du Jazz, all.jazz@wanadoo.fr, pour recevoir directement le Journal chez vous, gratuitement !
Les précédents numéros sont téléchargeables sur le site au format pdf.
Vous pouvez aussi lire les deux derniers livres de Stiegler : Économie de l'hypermatériel et psychopouvoir (entretiens chez Fayard) et Prendre soin (gros bouquin sur la jeunesse à paraître dans quelques jours chez Flammarion).

mercredi 6 février 2008

La musique vaut-elle encore le dérangement ?


Demain jeudi à 17h, débat public proposé par le Festival Sons d'Hiver et Les Allumés du Jazz : "La musique vaut-elle encore le dérangement ?"

"Mort du disque annoncée", "culte de l'Audimat" sont des principes qui envahissent les débats publics en France sur la musique. Il est urgent d'analyser ces notions idéologiques et médiatiques, d'en percevoir la nature et les enjeux réels, pour ne pas subir cette crise, mais devenir les acteurs d'un véritable changement. Et revenir à la question fondamentale : "pourquoi et comment faire circuler la musique aujourd'hui ?"
Interventions de musiciens, représentants de maisons de disques, programmateurs de concerts et autres acteurs de la vie musicale.
Les débats sont ouverts à tous. Venez participer et réfléchissons ensemble.
À lire : "Crise du disque, pourquoi tant de haine" par Olivier Gasnier dans le numéro 20 du Journal des Allumés du Jazz. En illustration, la une d'Efix.

Entrée libre.
Théâtre d'Ivry-sur-Seine Antoine Vitez
1 rue Simon Dereure 94200 Ivry-sur-Seine
Métro : Mairie d'Ivry (ligne 7) Terminus
tél à Sons d'Hiver : Armelle ou Émilie 01 41 73 11 65

mardi 29 janvier 2008

Première connexion depuis notre départ (poplab)


Les rues sont désertes. Il fait nuit noire. Nous ne voyons pas où nous posons les pieds. J'aurais dû prendre ma lampe de poche. Je crains d'écraser un rat, de glisser sur une flaque de gazole ou tomber dans un trou de la chaussée défoncée. Les haut-parleurs perchés en haut des pylônes se sont tus. J'aime le son réverbéré que leur nombre procure lorsqu'ils hurlent dès le matin leurs émissions de propagande et la musique répétitive à base d'orgues à bouche. Tout est redevenu si calme. Même les postes de télé allumés sans interruption et trônant dans les logis quasiment vides d'autres meubles sont éteints. À neuf heures du soir, tout le monde est déjà couché à Luang Nam Tha, soixante kilomètres au sud de la frontière chinoise. Les Laotiens se couchent et se lèvent tôt. Le froid est tombé lorsque le soleil, brûlant dans la journée, s'est couché. Nous sommes le 12 janvier. Une boutique est restée ouverte à cause de nous, un Web Café où nous nettoyons nos boîtes à lettres saturées. Nous nous sommes déchaussés, comme chaque fois que nous franchissons un seuil. Je jette un coup d'œil au site Poptronics et m'aperçois qu'Annick Rivoire a mis en ligne ma "petite" contribution intitulée L'étincelle, augmentée d'un entretien avec Elisabeth Lebovici et elle-même, et complétée par plusieurs œuvres musicales inédites dont mes premières datées de 1965 et 1968. La veille, elle a annoncé mon PopLab ainsi, en titrant ''Birgé met le feu au pop’lab''...


Il est parti à l’autre bout du monde, en promettant de ne pas se connecter, ou le moins possible, n’a tout de même pas pu s’empêcher de poster ses vœux sur son blog pêle-mêle, depuis la frontière laotienne. La veille, il vérifiait encore de façon quasi-obsessionnelle la dernière virgule à rajouter sur son pop’lab. La sixième parution du magazine en PDF de poptronics, donc, est signée Jean-Jacques Birgé. Le musicien, compositeur, cinéaste, auteur multimédia, designer sonore et génial autodidacte s’est collé à ce qui démange, à ce qui dérange : à l’origine même de la création artistique.


Cet artiste prolifique doté à la fois d’une culture encyclopédique et d’un goût pour les nouveautés technos est un prototype à lui tout seul. Né en 1952, voilà plus de trente ans que le co-fondateur d’Un Drame Musical Instantané investit tous les domaines artistiques, en en transgressant toutes les frontières. Il fait chanter les lapins communicants et cultive son blog avec la même gourmandise qu’il emploie à mitonner avec ses amis les réalisations multimédias les plus inventives (« Machiavel », « Alphabet », « Somnambules »…).


Pour répondre à l’invitation du pop’lab, il a choisi d’écrire un texte enrichi de liens hypertextes et de sons parfois inédits, tirés de ses archives numérisées pour l’occasion. En parfait passionné de l’improvisation, Birgé y compose une réponse autour de l’étincelle créatrice. Est-il possible d’analyser l’acte créateur ? D’où vient l’impulsion ? Comment la préserver ? Comment entretenir la flamme ? Variations impromptues sur le même thème… Bien loin de la réflexion théorique maintes fois rebattue, Jean-Jacques Birgé pose ces questions à la première personne du singulier, profitant de l’exercice pour se réinventer au passage. Un « work in progress » à son image, amateur et référencé, littéraire et limpide, réfléchi, rythmé et imaginatif.
Rendez-vous dans la rubrique pop’lab sur la page d’accueil du site et cliquez sur l’icone, ou téléchargez directement le pdf ici.

lundi 31 décembre 2007

Pause


Ça y est. Nous sommes partis pour un long périple qui nous mènera en Thaïlande et au Laos. Il a fallu du temps pour nous décider. Prendre un mois de vacances n'est pas chose facile pour des artistes qui adorent leur travail et ne savent jamais comment s'arrêter. Nous avions vraiment besoin de faire un break pour remettre nos compteurs à zéro au retour. Rien de mieux alors que de s'envoler pour un pays dont nous ne parlons pas la langue et sans savoir ce que nous y ferons, où nous irons, ni ce que nous verrons et entendrons. L'Asie m'a toujours attiré, en particulier pour sa gastronomie et ses jungles.
Après que nous ayons trouvé une solution pour la maison et le chat, la décision la plus difficile à prendre fut pour moi d'interrompre le blog pendant notre périple. Nombre de mes lecteurs apprécient les récits de voyage et je savais que celui-ci serait riche en péripéties, comme le séjour que nous ferons à la cîme d'un arbre en y accédant par des tyroliennes, de longs câbles sur lesquels on se lance pour atteindre notre habitat. Peut-être là-haut aurons-nous la chance de croiser des gibbons ? Libération a parlé samedi de cette initiative de reconvertir les braconniers en protecteurs de la forêt.
Lorsque je me suis vu glisser un dvd dans le lecteur avec la main gauche, allumer l'ampli avec la droite et me demander si je ne pourrais pas en profiter pour appuyer sur le commutateur du vidéo-projecteur avec un orteil, j'ai compris qu'il me fallait sérieusement rompre mon rythme stakhanoviste. Pondre un billet 7 jours sur 7 depuis plus de deux ans est une gageure que j'espère pouvoir reprendre le 29 janvier, mais je ne suis aujourd'hui certain de rien du tout. Je n'ai pas envie de chercher le web-café de chaque coin paumé où nous comptons échouer. J'emporte de quoi écrire et un appareil-photo avec une carte mémoire suffisamment grande pour contenir quelques centaines d'images. Je ferai le tri au fur et à mesure. J'essaie de voyager léger, avec le minimum vital, mais il reste encore dix kilos. Je suis trop inquiet pour partir les mains dans les poches.
Nous passerons le réveillon dans l'avion qui nous mène à Bangkok, manière amusante de fêter notre rencontre. Françoise et moi sommes ensemble depuis cinq ans exactement aujourd'hui. Du moins ce soir, après que le commandant de bord aura annoncé les douze coups de minuit, et il faudra encore attendre une bonne heure, mais ça c'est une autre histoire.
Voilà. Si mes billets quotidiens vous manquent, surveillez le site Poptronics qui mettra enfin en ligne, d'ici une dizaine de jours, mon Pop'lab, sept pages bien denses comprenant mon texte, un entretien avec Annick Rivoire et Elisabeth Lebovici, des photos, des musiques en mp3 dont deux de mes premières œuvres totalement inédites datant de 1965 et 1968, etc. Vous pouvez aussi prendre votre courage à deux mains et fouiller dans le passé du blog. La recherche par mois est la plus exhaustive. Sinon, rendez-vous le 29 janvier et bonne année !

samedi 29 décembre 2007

Des liens dont je me défais (provisoirement)


Avant de partir un mois, je mets à jour mon site, ma bio, mes liens, etc., pour montrer que tout continue normalement, surtout que je ne compte rien poster depuis la jungle. Je n'emporte aucun autre ordinateur que mon iPhone que je n'allumerai que très occasionnellement. J'ai tout de même pris un appareil-photo, un carnet et un stylo. Dans cette partie de l'Asie, prendre une photo fige souvent la scène qui se joue. La vie s'échappe à l'instant même où l'on sort l'objectif. Pour cette raison, j'ai très peu d'images du Népal. Il faut choisir.
En cas d'urgence, recevoir un sms ne me coûte rien, en envoyer un 0,28 euro. Pour un coup de fil, c'est 2,90 euros la minute (1,40 € en réception). La connexion Internet en wifi revient à 0,25 la minute si je passe par un HotSpot Orange, mais elle est gratuite en cas de borne wifi perso (à condition d'avoir le mot de passe, of course). Le tour est joué avec Skype et la petite application qui permet de s'en servir sur l'iPhone : ainsi, avec 10 euros de SkypeOut, je peux téléphoner 9 heures. Le carnet d'adresses de l'iPhone me permettra d'envoyer des cartes postales et de stocker quelques documents indispensables. Mais j'espère sincèrement oublier tout cela.

Petit tour des blogs conseillés dans la colonne de droite. J'en lis quelques autres, mais pas avec la même régularité.

Celui des Allumés n'est pas très actif. Je suis à peu près le seul à mettre des informations en ligne. Les 45 labels adhérents n'ont pas compris l'importance de son usage pour une association. C'est dommage. Il permettrait de mettre en valeur les sorties d'albums, les concerts, d'échanger des points de vue sur des sujets qui nous touchent, d'autant que le secteur du disque est en crise. J'y ai reproduit les grands entretiens que nous avons menés avec des musiciens de jazz qui ont infléchi Le Cours du Temps dans la seconde moitié du XXème siècle.
Celui d'Étienne Mineur reste mon préféré parce que j'en apprends tous les jours. C'est le blog de référence sur le graphisme. Ce fut aussi mon modèle de départ. J'apprécie l'insatiable curiosité d'Étienne, le sérieux de sa démarche et sa fantaisie.
Grâce à lui, j'ai découvert le blog de Cati Vaucelle (c'est la seule que je n'ai pas rencontrée) qui relate tout ce qui touche aux nouvelles technologies et leurs applications dans le monde du design. Passionnant saut dans le futur qui doit beaucoup à son professeur au M.I.T., John Maeda qui tient également son propre blog recelant forcément quelques pépites. Ainsi je suis allé voir récemment à quoi ressemblaient l'ordinateur "à 100$", le XO conçu pour les enfants des pays défavorisés (je devrais écrire "colonisés"), et le nouveau robot, le dinosaure Pleo. John tente de rester simple, même lorsqu'il aborde des sujets complexes.
Le blog de Karine Lebrun ressemble plus à ma démarche, spécialiste ne voulant pas se laisser enfermer dans son art et jouant sur les effets du généralisme. Celui de Jean Rochard est plus virulent, caustique, provocateur, même s'il est marqué par les musiques qu'il produit ou qu'il aime. Ses billets sollicitent souvent mes commentaires. Tous ces blogs sont des mines, des lieux de découverte, comme le très professionnel Poptronics dirigé par Annick Rivoire et orienté vers les cultures électroniques. Beaucoup de musique, d'art et d'images, et, dans les jours qui viennent, y sera mis en ligne mon Pop'Lab, une commande à laquelle j'ai répondu en abordant la question de l'étincelle créatrice. Mais je ne serai plus là.

mardi 11 décembre 2007

Suspension


La photographie date d'il y a deux ans. Mon petit film Le Sniper faisait l'objet d'une installation dans une rue piétonne d'Utrecht pour l'exposition Soft Target. War as a Daily, First-Hand Reality. Il était également projeté dans la Galerie Bak sur un petit moniteur au bout d'une cursive dont le plancher était en verre. Certains visiteurs enclins au vertige étaient incapables de franchir le corridor transparent. J'aimais beaucoup cette impression de suspension, palais des glaces vertical aux parois de métal lumineuses accentuant le malaise propre au film, impression de danger imminent pouvant survenir de toutes parts. Chacun évitait soigneusement d'évoquer l'aspect grivois du dispositif dont seul l'architecte était l'auteur et j'avoue être descendu prendre discrètement mes photos.
Est-ce le même rêve de vol qui me pousse à passer quelques jours dans les arbres au Laos ? Quelques fondus y ont construit des maisons dans une réserve de gibbons auxquelles on accède par des tyroliennes, des poulies avec harnais glissant sur de longs câbles au-dessus de la forêt.
Je me suis raccroché à cette branche, totalement épuisé d'avoir pondu quelques vingt mille signes hier pour le prochain Journal des Allumés. J'essaye de me débarrasser de tout ce que je dois écrire avant mon départ. Comme j'avais terminé les articles du Muziq qui sortira en février (le n°12 sort demain), je me suis attelé au n°21 des Allumés. J'ai donc sorti cette image de mon chapeau. Il est temps que je m'en aille loin pour recharger mes batteries et réalimenter le fonds dans lequel je pioche lorsque je suis en mal d'inspiration. N'empêche qu'à Utrecht ils ont de bons fromages hollandais et des petits poissons délicieux à dévorer dans la rue. Ça irait bien avec les cornichons au sel et les aux vinaigrés qu'Elsa nous a rapportés de Moscou. On comprendra que j'ai faim. Mais ne suis-je pas toujours affamé ?

jeudi 22 novembre 2007

Explication de texte


Quelques personnes amicales se sont émues du texte que j'ai publié sur les difficultés de communication que je rencontre de temps en temps avec ma maman. D'autre part, il aura parfois pu paraître indécent d'étaler en public sa vie de famille ou l'intimité de ses proches. Je m'en suis déjà un peu expliqué dans le billet du 23 janvier, mais il me semble important d'apporter quelques précisions sur ce difficile exercice.
Tout d'abord, je suis évidemment moins touché par la tristesse de ma mère qu'elle ne l'est elle-même. Je suis affecté par son handicap parce que je l'aime. C'est elle qui souffre de l'isolement dans lequel elle s'est enfermée. Par flemme elle s'est souvent empêchée de faire ce qui lui plaisait. Pour avoir refuser le moindre effort physique, elle s'est coincée dans une attitude arthritique aujourd'hui irréversible. Il lui est devenu de plus en plus douloureux de marcher, alors qu'elle aimait sortir au théâtre ou au cinéma. Ma grand-mère ne l'encouragea pas. Ainsi, par exemple, le jour du baccalauréat, elle ne la força pas à se lever si elle était trop fatiguée pour s'y présenter ! Ou encore, mon père la déposait devant le restaurant pour aller ensuite se garer. Et ainsi de suite.
Vendeuse en librairie quand elle le rencontra, lui-même était alors agent littéraire, elle est restée entourée de milliers de bouquins. Mais si les livres aujourd'hui la fatiguent, elle passe ses journées à feuilleter des magazines. La télévision reste allumée comme chez beaucoup de personnes âgées qui accompagnent leur solitude par une présence fictive, un médium. Elle a pourtant la visite de sa femme de ménage cinq matins par semaine et reçoit ses deux sœurs le week-end. La mienne est également très présente, puisqu'elles se voient toute la journée au bureau et font même les courses ensemble. Maman craint de s'ennuyer si elle s'arrêtait de travailler. Comme chacun d'entre nous, elle est d'abord sa propre victime. Elle veut avoir le dernier mot, se braquant dans une attitude qui rejette les apports extérieurs. On apprend pourtant autant de ses aînés que de la jeunesse qui vous suit. La perte de communication vous fige dans une attitude étouffante. Pénible pour soi, et par conséquence pour tous ceux et toutes celles qui tiennent à vous.
Françoise se moque de moi parce que ces lignes lui rappellent certains traits de mon caractère. En mettant le doigt là où cela fait mal, elle comprend pourquoi j'écris. Certains penseront que ces histoires devraient rester du linge sale qu'on lave en famille. Hélas, les cadavres ressortent toujours des placards, un jour ou l'autre. Lorsqu'ils n'affectent pas directement les protagonistes, ils influencent catégoriquement leur progéniture voire leur lointaine descendance. La névrose se transmet avec le reste des acquis. Si je m'exprime publiquement, c'est que je n'ai d'autre choix. Mon mutisme serait beaucoup plus dévastateur. J'ai souvent raconté que j'étais devenu artiste pour ne pas devenir fou ou délinquant. Transformer mes souffrances sociales en texte, en film ou en musique m'a permis de sublimer l'insupportable et de retourner la contrariété en acte positif. Elle m'en a aussi donné la force. Les valeurs qu'elle m'inculqua et dont elle ne sut pas toujours profiter elle-même m'aident à taper ces lignes, me permettant d'évacuer mes désaccords et de savoir pourquoi j'aime ma mère.

Sur la photo j'ai trois ans, c'est le jour du premier anniversaire de ma petite sœur.

mercredi 21 novembre 2007

Premiers pas à la TV de John Cage et Frank Zappa


La tentation est trop forte. Sur Poptronics, le site des cultures électroniques, Jean-Philippe Renoult révèle un document audiovisuel de YouTube absolument renversant. En janvier 1960, John Cage participe à "I've got a secret", une émission populaire de la chaîne CBS avec une pièce pour tuyau en fer, appeaux, bouteille de vin, mixeur électrique, sifflet, boîte de conserve, glaçons, cymbales, poisson mécanique, canard en caoutchouc, magnétophone, vase de roses, siphon d'eau de Selz, radios, baignoire et piano. Les syndicats lui interdisant d'allumer ses cinq radios pour protéger les droits d'auteur (l'absurdité des lois ne date pas d'aujourd'hui !), le compositeur simule leur mise en route en tapant dessus et l'extinction en les fichant par terre ! "Water Walk" précède ainsi les performances des improvisateurs de la nouvelle musique, les tut tut pouët pouët des savoureuses années 70. L'habile provocation, musicalement réussie, rappelle inévitablement une autre première de télévision, celle de Frank Zappa au Steve Allen Show en 1963 aux prises avec deux bicyclettes et... un orchestre !


Sans ne rien connaître à la musique, et ignorant encore Cage et Zappa, je ferai mes premières armes deux ans plus tard avec "En Panne", une pièce pour ondes courtes, voix et pompe à vélo (coïncidence amusante envers celui qui deviendra mon premier mentor !), que vous pourrez bientôt entendre dans le Pop'Lab que Poptronics m'a commandé avant l'été. En 1975, Joséphine Markovits comparera le travail du quartet, Birgé-Gorgé-Rollet-Shiroc avec l'Art Ensemble of Chicago, probablement à cause des deux cents instruments aussi divers que variés qui m'entouraient. J'ai toujours collectionné tout ce qui peut produire du son. Mon grenier est plein de casseroles, bouts de verre ciselés, trompes en PVC, etc. qu'il est plus juste d'appeler boîte à outils que collection.
Directement ou indirectement, John Cage n'aura pas seulement marqué les musiciens, mais tous les artistes qui se sont interrogés sur le sens de la musique et de l'art en général. Son influence semble encore plus déterminante que celle de Marcel Duchamp qui l'avait lui-même inspiré. Il a donné à l'aléatoire ses notes de noblesse comme s'il avait suivi le synchronisme accidentel de Cocteau.
J'ai raconté ici ma rencontre avec John Cage en 1979. Le film tourné en 1983 par Emmanuelle K sur Un Drame Musical Instantané que j'évoquais à ce propos sera projeté le 1er décembre prochain à 17h30 à Montreuil au même programme qu'Archie Shepp au Panafrican Festival filmé par Théo Robichet et le Don Cherry de Jean-Noël Delamarre, Natalie Perrey, Philippe Gras, Horace Dimayot, dans le cadre d'un passionnant festival de free jazz. Du 30 novembre au 2 décembre en effet, ces iconophonies constructives présenteront, outre des films rares comme New York Eye and Ear Control de Michael Snow et une floppée de merveilles, des concerts avec François Tusques, Alan Silva, Bobby Few, Bernard Vitet, Denis Colin, Noel McGhie... L'entrée à tout le festival est gratuite. Quant à ma rencontre avec Frank Zappa, elle fut publiée en 2004 par Jazz magazine. Les autres musiciens et cinéastes sont de la famille.

vendredi 12 octobre 2007

Radar


Je devrais me réjouir d'être submergé de travail, mais je déteste me retrouver sous pression. Je me passerais volontiers de certains aspects de la pré- ou post-production. Impossible de composer les jours où l'administration m'envahit. J'arrive à écrire, mais un billet me prenant vingt minutes minimum (c'est plus proche de deux ou trois heures), je n'ai actuellement pas le temps de rédiger les articles que je souhaiterais sérieusement aborder. D'autant que je termine des chroniques pour le futur Muziq et prépare déjà le n°21 des Allumés. En outre, un arbre s'étant abattu dans le jardin, j'ai dû passer une matinée à débiter des mètres cube de branchages au lieu d'avancer sur ce que j'avais à faire.
Du côté de Nabaztag, les enregistrements reprennent avec l'anglais et l'allemand d'un nouveau service, le gourou, déjà bouclé dans les autres langues avant l'été : vous lui posez une question et il répond ! J'ai composé de nouveaux jingles pour un autre service tout neuf à base de RFID, à l'intention des enfants, mais chut, c'est une surprise. J'adore les surprises. Celle-ci est de taille puisqu'il les emmènera dans des contrées interactives. Le protocole midi me pose plein de problèmes, car les timbres sont reproduits de façon variée selon les synthétiseurs qui les jouent, et je n'ai pas encore de simulateur instrumental pour celui qui est abrité dans l'estomac du lapin. Le midi permet d'envoyer les notes (hauteur, rythme, durée, volume), mais l'instrument peut être très approximatif, surtout pour les percussions (programme polytimbral du canal 10) qui collent bien à ce projet. J'abandonne provisoirement les sons cristallins du glockenspiel pour une flûte très mélodique.
Avant de filer (je fais attention de ne pas dépasser la vitesse limite et de garder les yeux grands ouverts), je vous livre trois adresses, la première est celle du site Arrêt sur images qui fait suite à l'émission déprogrammée sur France 3. L'équipe de Daniel Schneidermann, hébergée par Riff, est sur tous les fronts de l'actualité étouffée par les médias dominants. Vous pouvez également vous connecter à Rue89, site réalisé par trois anciens de Libé, fonctionnant avec l'aide des internautes qui envoient articles, photos, vidéos, etc.
Pour terminer, un peu de distraction avec Neon Bible, un clip interactif réalisé par Vincent Morisset pour le groupe Arcade Fire (site sympa), signalé par Étienne Mineur dont je suis le blog avec la plus grande assiduité.
Bientôt dans cette colonne, l'homme du trentième siècle et six cents points noirs !

jeudi 4 octobre 2007

L'enclume


Je bosse, je bosse. Le pop'lab que je me suis engagé à écrire pour Poptronics, le site dirigé par Annick Rivoire, me donne du fil à retordre. Ma contribution en pdf, qui s'intitule provisoirement "L'étincelle" (hommage à Iskra ?), aborde l'instant fugitif où naît l'idée créatrice. Je me suis lancé dans une impro sans plan prélable en choisissant de compléter le texte, dans un second temps, par des extraits audio en mp3, des liens vers des sites, des images, ainsi qu'une playlist généraliste ; le tout sera mis en forme par Toffe. Lors de la soirée de lancement du site le 8 décembre prochain au Théâtre Paris-Villette, j'interviendrai en solo, musique et image, parmi d'autres convives qui ont souvent déjà publié leur pop'lab : Nicolas Frespech, David Guez, Pierre Giner et Doki Doki, Vincent Elka, peut-être Agnès de Cayeux... Rien d'officiel encore, mais je compte bien m'y amuser.
On croit toujours en avoir terminé, et puis un coup de fil suffit pour que l'on doive reprendre le mixage du clip Europa. Cette fois, la troisième, il faut supprimer le son de deux bouchons de Champagne, mais cela exige évidemment de tout remixer. L'automatisation et la sauvegarde des données sont, dans ce cas précis, fort appréciables. Je coupe, je mixe, j'exporte, je compresse, et le fichier son se retrouve sur mon site ftp pour que Bruxelles puisse le caler sur l'image avant de l'envoyer en fabrication.
La une, très claire, d'Efix fait respirer le n°20 du Journal des Allumés que je suis allé chercher à l'imprimerie "Rouge". Sa sortie sera fêtée en "fanfare" (façon de parler, c'est la deuxième soirée des Allumés du solo, et ils seront sept ce 18 octobre à Brest) lors du festival Penn Ar Jazz.
Le reste est un puzzle de petites choses qui prennent beaucoup de temps lorsqu'on les additionne, courrier (à lire et à poster), mails (je réponds à tous), téléphones (je laisse parfois sonner, mais celui de Jac Berrocal m'a fait très plaisir, cela faisait bien dix ans que nous ne nous étions pas parlé), travaux (la municipalité installe des barres pour parquer les deux roues devant chez nous), échanges en milieu le plus tempéré possible, etc. J'accompagne le tout avec les albums d'Hélène Labarrière (les temps changent qui vient de sortir chez Émouvance, en compagnie de Corneloup, Poulsen et Marguet), de Robert Wyatt (comicopera) qui a signé les notes de pochette d'Hélène, des premiers Brigitte Fontaine (chez Saravah) et d'un ancien album des Recedents (chez nato)... ainsi que d'un délicieux porcelet rôti qui vient du magasin portugais de Montreuil (première sortie à droite sur l'autoroute A3).

samedi 29 septembre 2007

Le n°20 des Allumés sera copieux


Plus de pages, plus de musique, plus de musiciens pour ce vingtième numéro. Un anniversaire ! Efix dessine la une de ce spécial solo, spécial solitude : sur la banderole, "Solitaires de tous les pays, unissez-vous !". Toutes celles et ceux qui ont participé à la première soirée des Allumés du solo y vont de leur petit couplet : Guillaume de Chassy, Lionel Garcin, Michèle Buirette, Edward Perraud, Christophe Rocher, Samson Schmitt, Franck Vigroux, Sylvain Guérineau, Mirtha Pozzi (la prochaine aura lieu avec sept autres musiciens à Brest le 18 octobre pour fêter la sortie du Journal lors de Penn Ar Jazz). Les témoignages de batteurs affluent pour Max Roach quand The Drums Also Waltzes : Simon Goubert, Didier Lasserre, Noel McGhie, Christophe Marguet, Christian Rollet, Mark Sanders... Jacques Oger évoque la figure de style du solo. Sylvain Kassap salue Paul Rutherford. Dans la nouvelle rubrique "C'est arrivé demain", je publie Reset. À la question "Quel soin accordez-vous à votre image scénique (costume, gestuelle, relation aux autres musiciens et au public) ? ", répondent Sophie Agnel, Daevid Allen, Franck Amsallem, de Chassy, Denis Colin, Pablo Cueco, Santi Debriano, Bruce Gertz, Hugh Hopper.
Franck Bergerot, Vincent Bessières et Alex Dutilh, Frédéric Goaty, Xavier Prévost expliquent ce qu'ils font des disques qu'ils reçoivent en service de presse. Olivier Gasnier pond un édifiant et consistant dossier sur la crise du disque. Théo Jarrier taille un costard aux acheteurs de disques de jazz. Jean-Louis Wiart, sublimement accompagné par une aquarelle de Jeanne Puchol, salue Anita O'Day. Le chanteur Ghédalia Tazartès "pense la musique d'aujourd'hui". Dans Le coin du polar, l'inspecteur de Paul évoque L'été des pourris, tandis que ma rubrique DVD aborde Par qui le scandale arrive. Jean Rochard crache un Jour toujours aussi acide. Valérie Crinière fait des miracles. Christelle Raffaëlli débusque les fautes d'orthographe. Nous posons tous les quatre pour la traditionnelle photo de bouclage.
Les dessinateurs se surpassent : Zou, Johann de Moor, Ouin, Laurent Percelay, Andy Singer, Percelay, Sylvie Fontaine, Stéphane Cattaneo. Pascal Vigier et Nicolas Talbot commentent la photo de Guy Le Querrec qui a fourni les magnifiques clichés qui illustrent Le Cours du Temps avec Barre Phillips.
N'oubliez-pas de vous abonner au Journal, c'est gratuit et vous le recevez chez vous !

dimanche 23 septembre 2007

Reset


Peut-on feindre de comprendre la crise du disque en incriminant le cynisme et la frilosité de l'industrie, l'incompétence des institutions, la vénalité des marchands, la faillite de la distribution, l'absence de vrais producteurs, la faiblesse de la presse spécialisée, le téléchargement gratuit, la configuration astrale ou l'âge du capitaine ? N'est-il pas nécessaire d'interroger la musique elle-même et donc ceux et celles qui la font, compositeurs et interprètes ?
Aucun mouvement nouveau ne semble avoir marqué la musique occidentale depuis l'avènement du rap, de la techno ou de l'école spectrale. Nos allons de revival en remix sans déceler aucune nouvelle façon de voir, ni d'entendre. Le passe-partout délivré aux États-Unis, qui écrabouille les cultures régionales tandis que se multiplient les reconductions à la frontière, est lui-même devenu périmé : parmi les vingt plus grosses ventes actuelles en France, aucun artiste n'était connu il y a un an et ne le sera probablement plus dans deux. Les puristes qui pensent que l'improvisation est un genre interdisent que l?on prenne des libertés avec le free. L'electro-pop transforme le jazz en big promo. La chanson française revisite ses auteurs en dix lignes de bling et dix lignes de blang. Que se passe-t-il ? Chez trop d'artistes on recherche en vain les intentions. Comme le craignait Cocteau, "certains s'amusent sans arrière-pensée".
La politique nationale ne fait que réfléchir la crise mondiale et la vie musicale n'est qu'une projection de la société qui l'a engendrée sans qu'elle ne soit plus capable de lui rendre la monnaie de sa pièce. Est-il envisageable de créer des œuvres nouvelles sans inventer de nouvelles utopies ? La résistance ne pouvant être le fait d'un seul, l'union est indispensable, la fédération salvatrice. Pourtant, si chaque artiste porte sa responsabilité dans le débat qui nous anime tous, ses réponses lui sont propres, elles le définissent.

L'enfermement

Définir peut s'avérer un piège si cela dessine les limites de l'inspiration, réduisant l'œuvre aux acquis, condamnant l'auteur à une forme d'auto-parodie à laquelle chacun sera confronté un jour ou l'autre. Comment donc évoluer avec son temps lorsqu'on est musicien et que l'on ne souhaite pas répéter éternellement les mêmes formules ? Rien n?est acquis pour toujours. Rien n'est joué. Est-il possible de s'affranchir de son inspiration première, acquise dès l'adolescence, voire dès l'enfance, pour la faire sans cesse évoluer ? Il faut déjà toute une vie pour savoir qui l'on est, laissant à sa généalogie ce qui lui revient et assumant nos choix. Le poids des désirs inassouvis des parents forgent la névrose de leur progéniture qui à leur tour, etc. et dans l?autre sens, en remontant le temps sur des générations et des générations... Garder de la place pour les rencontres. Sur des routes parallèles, le zéro croise l'infini.
Faut-il se réjouir des étiquettes qui nous collent à la peau ou les subit-on comme on marque les bêtes ? Le classement arrange les marchands, mais contraint les ?uvres à s'y plier, faute de quoi elles risquent d'échouer dans la catégorie des inclassables, antichambre de la mort ou de la starification. On sait que le succès, comme l'échec, est un poison. Son action est perverse, car s'il corrompt rarement celui qui l'atteint, le succès le pousse à remercier généreusement son public, à lui faire plaisir en lui offrant ce qu'il a plébiscité. Il fait du bien au porte-monnaie et flatte l'ego, mais fige souvent l'œuvre comme on épinglerait un papillon. On pourra l'admirer à sa guise, mais plus jamais il ne volera de ses propres ailes. L'échec est évidemment encore plus cruel, car il rend amer, aigri et peut faire sombrer dans des abîmes où jeter l'éponge est un moindre mal. Préconisons raisonnablement un petit succès stable qui empêche de s'endormir sur ses lauriers ou de s'auto-détruire, et revenons à nos moutons, hélas bien mal entourés.

Microcosmos

Rares sont les analystes qui écrivent effectivement sur la musique aujourd'hui. La presse musicale, tous genres confondus, est sinistrée, condamnée à suivre la mode de façon culinaire ou à se tourner vers le passé pour récupérer ceux qu'elle négligea lorsqu'ils étaient encore en action. Existe-t-il aujourd'hui un équivalent à une revue comme jadis Musique en Jeu, de celles que l'on collectionne tant les analyses qu'elle propose font office de manifestes, de témoignages formateurs, sujets à débat et réflexions visionnaires ? Mais personne, absolument personne, ne sait où ça va, et chacun s'affole dans son coin ou fait la sourde oreille. Les musiques que nous représentons ne peuvent s'épanouir qu'entourées, promues, au-delà d'un petit cénacle élitaire.
Nombreux programmateurs du monde des jazz sont usés comme les politiciens incapables de passer la main aux nouvelles générations. Ignorant comment les recycler, on les conserve. Tout le monde finit par jouer la même chose et l'on rencontre partout les mêmes même si chacun se croit unique. L'unicité n'est pas qu'une qualité, elle isole. Seul un mouvement d'ensemble peut changer les choses. Les quelques festivals et clubs à la programmation originale sont étouffés par l'effet de masse qui polarise les projecteurs. Les institutions reproduisent leurs aides à ceux qu'ils ont déjà soutenus. La fermeture des portes est automatique. Personne ne décide plus rien. Une fois lancé, le système fonctionne tout seul. Les jeunes ont de plus en mal de mal à se faire entendre. Ils sont condamnés à payer pour jouer ou se faire enregistrer. L'analyse de la situation exige une remise à plat générale. Pourquoi faisons-nous de la musique ? Pourquoi devient-on producteur ? Quel monde souhaitons-nous construire ?

Artistes et producteurs

Il est intéressant de noter une inversion de tendance aux Allumés. Si les premiers adhérents furent des producteurs refusant l'entrée aux labels de musiciens, la plupart des nouveaux membres sont des auto-productions. Est-ce un signe de la faillite des producteurs dont c'est le métier ? Quels publics ces musiques touchent-elles ? Jouons-nous une musique d'aujourd'hui ou sommes-nous les derniers vestiges d'une époque révolue qui n'a de contemporaine que le nom, un fantasme d'un autre siècle ? Pouvons-nous laisser le soin aux majors de décider ce qui sera diffusé ? Comment évoluer avec son temps ? Il est certainement plus difficile à un musicien de changer qu'à un producteur. La névrose colle à la peau des artistes, c'est leur fonds de commerce, le terreau sur lequel ils ont bâti leur œuvre, canalisant leur folie et la transformant en fleurs ou en plantes vénéneuses. Les uns se servent de leur souffrance pour créer, aucun choix ne s'offre à eux, tandis que les autres peuvent changer leur fusil d'épaule au gré des modes et de leurs lubies. Quelles influences bénéfiques les uns peuvent exercer sur les autres et réciproquement ? Dans ce petit monde où chacun se croit paranoïaque, les artistes pourraient incarner la tendance obsessionnelle et les producteurs une forme d'hystérie !

La grande évasion

Mis à part son statut social, le seul terrain d?intervention efficace du musicien reste son art. À chacun de creuser pour mettre à jour ses racines, d'arroser la terre, tailler les branches mortes, donner une forme au feuillage. Quels rythmes représentent le mieux notre univers ou remettraient les pendules à l'heure ? Quelles lois régissent les mélodies ? L'harmonie est-elle figée par ses écoles ? Quel rôle entend-on donner à la musique dans une société où l'influence de l'étranger est régie par des quotas, sans commune mesure s'il s'agit des Etats-Unis face à l'Afrique ou à l'Asie ? La responsabilité des artistes n?est pas forcément de manifester dans les rues, encore que tout élan de solidarité interprofessionnelle ou citoyen est fortement conseillé dans ces périodes de retour à la barbarie et au vichysme, mais la question de savoir pourquoi on joue ci ou ça, comment et quelle complicité ou résistance nous entretenons par notre expression artistique est fondamentale, fondatrice. Derrière les notes de musique se lisent des intentions. Sont-elles choisies par ceux qui les jouent ou sont-elles dictées par un marché, embrigadées dans une armée qui a choisi de mettre le monde au pas, au pas de la loi, une seule, lucrative et vidée de toute substance. Existe-t-il encore un art qui ne soit pas officiel ou doit-on l'inventer ? Rien n'est joué d'avance. La dilution n'est pas inéluctable. Il est urgent de se rappeler chaque matin ce qui nous motiva pour jouer la première note et ce qu'elle signifia pour nous. Il est vital de redéfinir aujourd'hui pourquoi nous combattons.

(Brouillon d'un article pour le Journal des Allumés n°20 qui sortira le 18 octobre)

jeudi 20 septembre 2007

Sauvés de justesse


Dans trente minutes le spectacle va démarrer. Nous remontons doucement vers la surface après plusieurs heures de bagarre avec la technologie, encore plus pénible que la technique, un cran au-dessus dans l'échelle de la douleur. Lorsqu'on est chanteur ou percussionniste, on ne peut s'en prendre qu'à soi les jours où rien ne semble aller comme il faut. Dès que l'on a besoin d'une simple prise de courant, d'un microphone, d'un piano ou d'un projecteur, les choses commencent à nous échapper. Dépendre de l'informatique est encore plus risqué. C'est le stress assuré, alors que tout est programmé pour marcher comme sur des roulettes. Cette après-midi, Antoine s'est arraché les cheveux sur un problème de communication entre l'ordinateur et nos lapins : certains réagissaient avec un délai de trois minutes à la place des dix secondes attendues. Nous avons testé tous les maillons de la chaîne pour incriminer définitivement un des deux routeurs qui envoient la partition aux 100 Nabaztag réunis sur la scène de la Salle Paul Fort à Nantes, situé juste au-dessus du Pannonica. Mais le devoir m'appelle, je vous raconterai la suite après la représentation. En attendant, je vous laisse avec Francis Marmande, qui nous a gratifiés d'un réjouissante chronique en page 2 du Monde d'aujourd'hui :

Schmitt et Birgé, des lapins communicants

Un petit lapin fait fureur. Un petit lapin communicant. Il s'appelle Nabaztag. Nabaztag ("lapin" en arménien) fonctionne en Wifi et doit son nom à Rafi Haladjian. Portrait dans Le Monde du 6 avril 2006 : "Je m'appelle rafi et j'ai 43 ans. Rafi s'écrit avec un "r" minuscule parce que c'est un prénom arménien. Bien que n'ayant rien fait (et en particulier pas des études d'ingénieur), je baigne dans les réseaux depuis qu'ils étaient tout petits. En 1984, j'ai sombré dans le Minitel pour n'en sortir qu'en 1994 en fondant FranceNet (devenue Flexus, devenue BT France), première boîte d'internetterie en France. Depuis 2003 avec Violet et Ozone, j'explore la vie après le PC et après l'Internet tel que nous le connaissons. Je porte des lunettes. C'est à peu près tout ce que je peux dire sur moi." Avec Olivier Mével et Sylvain Huet, l'agence Violet passe de trois à trente bricoleurs. Mise au point des lapins intelligents au-dessus du Gibus, en face de la garde républicaine.
Nabaztag, c'est un truc pour "geeks" et "geekettes" : les Paganini du Net et des nouvelles technologies, enfin, les joyeux, ceux qui ne se prennent ni pour Diderot ni pour Zorro. D'un gadget branché, le lapin en plastique devient objet populaire (200 000 vendus). Ici entrent en scène Jean-Jacques Birgé, compositeur, agitateur (Un drame musical instantané, Les Allumés du jazz, musiques brintzingues en tout genre), designer sonore ; plus Antoine Schmitt, artiste designer comportemental. Et Nabaztag ? Il parlote, il mange des nuages, il dit la météo, les cours de la Bourse, il se branche un peu sur n'importe quoi, il fait réveil, et pour l'amour avec un autre lapin, il bouge les oreilles. Exactement comme les humains, en somme.
Jeudi 20 septembre au festival Scopitone de Nantes, le 6 octobre à la Nuit blanche d'Amiens et le 20 à Amsterdam avant tournée mondiale, Nabaz'mob, opéra pour cent lapins communicants de Schmitt et Birgé, sera donné pour la plus grande joie des petits et des grands. Car les lapins déconnent. Ils sont indisciplinés, répondent à l'envers aux injonctions, et se révèlent incapables de jouer la musique ensemble. Comme les humains (non musiciens).
Un opéra, on connaît. Encore que ce soit complexe. Mais enfin, même en pleine célébration de Callas, on voit. Peut-être suffit-il de comparer avec un autre objet chantant non identifié, tout récent mais plus classique, Welcome to the Voice, pour prendre la mesure. Welcome to the Voice, hommage à la voix, livret de Muriel Teodori (psychanalyste rayonnante et allumée) et musique de Steve Nieve (clavier de divers bricolos, Sting, David Bowie ou Elvis Costello), Welcome to the Voice réalise une belle expérience de transversalité heureuse. Si vous voulez entendre sur orchestration au petit poil Barbara Bonney, Nathalie Manfrino, Armanda Roocroft, Sara Fulgoni, plus Elvis Costello, Sting, passe encore, mais aussi Robert Wyatt, ce génie, foncez. En plus, quand les voisins viendront prendre un kir framboise, vous pourrez arborer l'album sans complexe : c'est sur Deutsche Grammophon.
Le truc de Schmitt et Birgé reste plus minimaliste. Ils ont commencé par convoquer cent lapins avec leurs parents à Beaubourg (mai 2006). Après quoi, au Javits Center, à New York, ils ont reçu 70 000 visiteurs en quatre jours. Ce succès les étonne. Le lapin porte-bonheur. Prochain concert à bord du Titanic ? Dans un genre plus proche de l'art modeste, on connaît un prof qui, pour neutraliser les irruptions intempestives, fait dégainer tous les portables au début de l'amphi. Il invite les 258 porteurs à déclencher leur propre sonnerie. Passé un léger flottement, les étudiants s'exécutent : voir Charles Ives, Cage, Ligeti et Birgé. Plus disciplinés que les lapins ? Les temps semblent hélas le prouver.
Francis Marmande (Le Monde, 20/09/2007)

Une minute avant de monter sur scène, Antoine a l'idée lumineuse que nos ennuis pourraient provenir de l'anti-virus du PC triant la masse des données qui vont et viennent jusqu'à nos bestioles, ralentissant considérablement le système. Le même gag avait accablé Nicolas à la création de l'installation des Portes. La désactivation anti-virale ne résout pas tout, mais cette version inédite de notre opéra se tient bien, même si nous en présentons une interprétation très différente des précédentes représentations comme de celle de demain. Les alternances densité/silence sont remplacées par de belles progressions linéaires, et, si les ballets de lumière sont moins minimalistes qu'Antoine ne le souhaiterait nous sommes soulagés d'avoir réussi de justesse. Lors du salut final, je souligne que "si nos lapins ont été particulièrement indisciplinés, ils nous incitent à la désobéissance civile pour les temps à venir."

Photo d'un tableau de Kiefer.

mardi 11 septembre 2007

Bizot a cassé son calumet


La mort de Jean-François Bizot me frappe parce qu'il fut un capitaine au long cours, qui, dès la fin des années 60, embarqua toute une génération de fondus qui vivaient leur jeunesse à cent à l'heure, dormaient debout et ne cessaient jamais de rêver de reconstruire le monde. J'ai écrit quelques mots hier matin sur le blog des Allumés. Je crois que c'est Jean-Pierre Lentin, déjà responsable de la rubrique musique, qui nous avait présentés. Lors de ma dernière rencontre avec Bizot, nous avions évoqué la débâcle du Festival de Biot-Valbonne, par quel miracle je m'étais retrouvé à faire le bœuf avec Eric Clapton chez Giorgio Gomelski avant d'embarquer pour la villa de Pink Floyd, et comment j'avais fait le joint entre Frank Wright et Alan Silva qui venait d'arriver en France avec Sun Ra ! Bizot était sur tous les fronts. Je me souviens de lui dans les locaux d'Actuel début 71, hyper-excité, lançant une idée à la minute, grillant ses cartouches sans compter celles qui lui restaient dans le barillet. Plus tard, j'eus affaire avec sa sœur Irène lorsqu'elle était à la tête de la Réunion des Musées Nationaux. Tous deux avaient une manière originale d'aborder le phénomène culturel et de fricoter avec l'art qui les rendait sympathiques malgré le jeu du pouvoir. Au lancement de Radio Nova, un extrait de M'enfin (LP Rideau !), en écoute sur le site des Disques GRRR, faisait partie de la boucle de trois minutes qui tournait toute la nuit pour occuper l'antenne ! On entendait égrainer le loto arabe tandis que résonnait la guitare... Aujourd'hui, j'entends ces chiffres comme les messages énigmatiques qui parviennent à Orphée depuis l'autre côté...

vendredi 24 août 2007

Morphée


Les fantômes évoqués la veille se révélèrent ailés quand la nuit fut venue. Le bourdonnement qui nous réveille disparaît aussitôt la lumière allumée. Nous avons beau dix fois scruter les murs immaculés, on n'y voit que du feu, à l'instar de l'inflammation épidermique causée par la piqûre. Pour désenvoûter notre chambre habitée, nous n'avons d'autre solution que d'accrocher, près du lustre vénitien, un voilage rouge sang que Pascale a cousu de ses blanches menottes. La nuit suivante, le leurre fait son effet. Seul le vent nous pousse. Notre radeau deguisé en fantôme aborde les sauvages contrées peuplées des créatures qui illustraient nos palabres du jour. Le ballet des petits moteurs volants ne peut plus nous atteindre. Nous sombrons dans les bras de Morphée. Hououou !

dimanche 19 août 2007

Troc


Pascale a eu pitié de mes oignons et nous a invités dans son havre de paix où nous la rejoindrons dans quelques jours. Au vu des prix pratiqués par la SNCF en période estivale lorsque l'on ne s'y prend pas trois mois à l'avance, nous avions décidé de rester là malgré mon impérieux besoin de changer d'air. Françoise a tenté le coup sur Trocdesprems et miracle, elle a dégotté deux billets pour Toulon à 20 euros ! Il ne restait plus qu'à trouver quelqu'un pour la maison et Scotch, et nous voilà repartis sur la route. Première escale, La Ciotat, sa plage, ses poissons, ma seconde famille.
À Paris, je n'arrivais plus à me reposer. Il fallait recharger les batteries en vue d'une rentrée qui s'annonce animée : les lapins toujours, Nabaztag lui-même et l'opéra avec Antoine qui réunit cent de ces petites bêtes (représentations les 19 et 20 septembre à Nantes pour Scopitone, le 6 octobre à Amiens pour la Nuit Blanche, le 20 à Amsterdam...), la suite des enregistrements avec Franck Vigroux, de nouvelles écoles où dispenser la bonne parole du son sur l'image (Autograph, Sainte Geneviève...), les finitions du film de Pierre-Oscar, un Pop'Lab pour Annick, le nouveau numéro des Allumés, etc. Idem pour Françoise qui prépare son nouveau Ciné-Romand et la rétrospective de ses films à l'Entrepôt, Peep-Chat avec le Théâtre Paris-Vilette, la sortie dvd de Appelez-moi Madame, etc.
Mais oublions tout ça et consacrons-nous aux joies de la villégiature ! Pour me mettre dans le bain, je picore tomates, raisins, figues, prunes et dévore à pleines dents les canards sauvages que les filles ont plumé pendant que je plantais un poivrier et un caprier. Jean-Claude part à la pêche à cinq heures du matin, mais je n'ai pas le courage de me lever pour l'accompagner...

mardi 14 août 2007

Iris


On s'interroge, on en plaisante ou l'on s'inquiète. L'été à Paris ne ressemble à rien. Chaque soir, nous faisons fonctionner la cheminée, en profitant pour cuisiner au feu de bois. Les onglets marinés de la jolie tripière du Marché des Lilas fondent dans la bouche. Le crépitement des grosses gouttes qui s'écrasent sur les tuiles et dans le jardin est un ravissement. Au rideau de pluie argenté succède un arc découpant le ciel en deux. Imprudent, je grimpe sur le toit pieds nus pour prendre quelques photographies. Je n'ai pas assez de recul pour embrasser l'intégralité de l'arc-en-ciel. Un de ces quatre, je comparerai les clichés que j'ai volés au voisinage depuis huit ans.
Je croyais être en vacances, mais j'ai dû composer sept nouveaux jingles pour Nabaztag en respectant la charte sonore que j'avais établie il y a deux ans. Ça grince, ça coince, ça frotte, pour donner l'illusion du vivant, un vivant de pacotille. Le jeu consiste à le rendre un poil mécanique, avec ses rouages acoustiques cachés dans son petit ventre de robot farceur. On ne sait pas ce que c'est, une machine ou un lapin ? Toute la journée, quasi à mon insu, je teste mon drôle de compagnon. Actuellement ils sont deux pour que je puisse écouter les différentes langues qu'il a apprises. Tant qu'ils ne m'horripilent pas, tout va bien.
Après avoir rendu mes chroniques pour Muziq, je dois terminer mes articles pour Le Journal des Allumés. J'y suis presque, mais, par contre, il me manque beaucoup de réponses à la nouvelle Question : Quel soin accordez-vous à votre image scénique (costume, gestuelle, relation aux autres musiciens et au public) ? Si vous connaissez des musiciens ou des musiciennes qui ont un point de vue personnel sur le sujet, qu'ils ou elles n'hésitent pas à me contacter, ce sont toujours les mêmes qui répondent...

mercredi 1 août 2007

Comme une carpe ?


L'oracle interrogé me renvoie évidemment à moi-même, nul besoin d'être devin ou psychanalyste pour le comprendre. Le vendredi 13 du mois qui se termine, je rappelais la phrase de Cocteau, Puisque ces mystères me dépassent, feignons d'en être l'organisateur... Un clou chasse l'autre. Je ne suis plus du tout comme un poisson dans l'eau, car je suis devenu muet devant les questions qui m'assaillent. Elles concernent le monde qui se transforme, et plus particulièrement celui qui m'anime, ni conspiration du bruit ni monde du silence, mais la musique, l'organisation des sons, son propos et sa raison d'être. La musique a le mérite de pouvoir absorber les deux autres. Je décide d'écrire un papier pour le Journal des Allumés qui sortira début octobre à partir de ces difficultés à décider de la direction à emprunter. J'en perds mon latin. Je l'illustrerais de films sortis en dvd pour le publier dans ma rubrique Sur l'écran noir de vos nuits blanches qui revêtira ainsi un sens inédit. Organiser le chaos mental. Je m'explique, du moins je vais essayer, pour éviter de boire la tasse.
Devant l'offensive contre l'intelligence et la culture dont la "droite décomplexée" se fait des gorges chaudes, pour combattre les options choisies par les multinationales sonnant la mort du disque, face à la mystique de la virtualité, je ne vois que deux chemins. On peut suivre la voie tracée par le progrès (c'est comme ça que l'on appelle le plus souvent l'incitation à la consommation) en fonçant sur le Net et ses multiples propositions : sites de téléchargement payant, réseau à la MySpace, illusion participative du Web 2.0, banques d'archives babylonienne, etc. Dans cette perspective, les indépendants devront inventer une façon de nager en eaux troubles, au milieu d'une flotte impériale plus puissante que jamais. Pourquoi pas ? Toutes les révolutions commencent par une étincelle (après la goutte d'eau qui...). On ne peut pas rester les bras croisés, condamnés à l'attentisme ou au suivisme.
Ou alors, on est très attaché à l'objet et l'on refuse que la dématérialisation des supports soit la seule option possible (les deux options ne semblent pas incompatibles), et là encore il faudra faire preuve d'invention pour ne pas être relégué à un fétichisme nostalgique. Aucun d'entre nous ne peut défendre la galette de plastique argentée comme support idéal de la reproduction musicale, pas plus que le vinyle ou la bande magnétique. On s'en fiche, seule la musique mérite qu'on la protège. Il faut que les œuvres circulent. À qualité égale, que regrettons-nous dans le remplacement de l'objet par sa diffusion hertzienne, satellite ou câblée ? Réponse : tout sauf la musique ! À savoir l'écrin qui l'accompagne et non le support qui l'accueille. Ce peut être un livret, des paroles, une analyse, des images, une création graphique, que sais-je ? Justement ! Quels objets pourraient accompagner la musique ? Est-ce que l'édition graphique, littéraire ou autre chose ? Doivent-ils être attachés ou séparés de l'objet porteur de musique ?
Avant la reproduction mécanique, la musique se consommait autrement. Par exemple, les passants achetaient les paroles, des petits formats, pour chanter dans la rue. Après (et le pétrole vint à manquer), on trouvera d'autres façons. Mais quelle musique restera-t-il à se mettre sous la dent ? Le capital misant tout sur la vitesse, il va nous falloir penser vite et agir dans la foulée si nous ne voulons pas être entraînés par une lame de fond qui pourrait tout emporter sur son passage pour ne conserver que ce qui est utile. Utile à quoi ? L'art ne peut répondre à cette notion, la musique parfois, ou mieux, son absence. Son inutilité de surface garantit notre bonne santé sitôt que nous sommes attirés dans les profondeurs. Il est ce dont les rêves sont faits...

samedi 28 juillet 2007

Le cabinet des docteurs Caligari


Les quatre jours de laboratoire nous ont permis de faire connaissance, d'apprécier nos similitudes et nos différences. Chacun repart avec une copie des enregistrements, libre de découper, monter, ajouter ce qui deviendra le premier mouvement d'une collaboration originale entre deux compositeurs. Notre prochaine rencontre sera certainement plus dirigée pour s'approcher de quelque chose que nous pressentons. Nous pensons à des voix, à des chansons, des guitares (cette fois, Franck Vigroux était venu sans), des documents sonores, reportages, événements dramatiques...
J'ai sorti mes synthétiseurs vintage comme le PPG et le DX7 que je n'avais pas utilisés depuis près de quinze ans. La première surprise est qu'ils fonctionnent encore. Je vais faire réparer le PPG dont les touches se bloquent et dont la mémoire est volatile. Heureusement, j'ai sauvé mes programmes sur un cd que je peux recharger à chaque rallumage. Le DX7 est équipé d'une carte Supermax qui multiplie incroyablement ses possibilités, le rendant, entre autres, multitimbral et lui adjoignant un puissant arpéggiateur. Franck détruit systématiquement leurs timbres avec ses filtres diaboliques. J'en ai commandé un en Allemagne. C'est une manière de leur donner un sacré coup de jeune. Le son crado, hard core, ne m'empêche pas de continuer à aimer la transparence du PPG, ses perspectives et ses lignes de fuite, mais ce n'est pas le style de la création que nous avons entamée. J'ai d'ailleurs utilisé des bandes que j'avais enregistrées entre 1965 et 1968, parmi mes premières œuvres électroniques, en les retraitant avec mon Eventide H3000.
Franck, qui de son côté voudrait recréer un orchestre symphonique, m'a demandé de souffler dans des instruments que j'ai également délaissés depuis trop longtemps : trompette, cornet, saxhorn, trombone, cor d'harmonie, hélicon, toute une section de cuivres. Même démarche avec les cordes, nous frottons violon, alto, violoncelle et contrebasse. La section de cordes est composée essentiellement d'instruments de la lutherie Vitet : le frein est une sorte de contrebasse à tension variable, l'alto est en laiton et plexiglas avec un manche à sillets, le violoncelle est un huitième, il n'y a que mon violon qui soit "normal" ! Je fais ce que je peux. Le montage fera le reste !
Nos voies sont enregistrées sur des canaux séparés. C'est une pâte sonore extrêmement riche, avec des distorsions si importantes que l'électronique retrouve une matière palpable. Des alliages inouïs, que nous n'aurions pas imaginés sans nous rencontrer, naissent de ce travail alchimique. J'attendrai quelques jours pour réécouter les trois heures (nous avons été raisonnables !) que nous avons mises de côté. Nous connaissons déjà le titre de l'œuvre à venir, mais chut ! Nous pourrions réveiller les démons qui dorment en chacun de nous... Une manière discrète de parler de "vous".

vendredi 20 juillet 2007

Retrouver la raison


Je ne sais plus comment écrire sur la musique, comment faire partager mes coups de cœur, comment transmettre ce qui m'a été légué, comment me distinguer du vacarme ambiant. Aurais-je perdu le rythme des mots, à parler sur au lieu de versifier sûr ? Dois-je chanter les louanges pour qu'elles soient entendues ? La culture est-elle devenue une simple marchandise qu'on la relooke aux couleurs de la mode, faux-semblant faisant croire aux artistes en herbe qu'ils inventent lorsqu'ils ne font que répéter sans le savoir ce qui les constitue ? Les idées se rencontrent, mais que reste-t-il du style ? Je m'y perds, parce que je n'ai jamais voulu pondre un morceau de plus, ajouter mes sornettes au concert de klaxons, urinant dans cet océan d'informations dans lequel nous nous noyons tous. Je tape trop souvent plus de lignes que je ne frappe de touches, comme la justification d'une vie passée à produire, comme si c'était fini, comme si j'avais tout dit et qu'il fallait encore enfoncer le clou. À viser l'efficace, on se dilue. Retrouver la simplicité du cœur, participer à la chorale, la vacance est là pour remettre le compteur à zéro.

La raison, déjà un mauvais terme, est qu'à mon retour je devrai me remettre à jouer. D'abord de la musique avec Franck Vigroux. Avantage, je n'ai aucune idée, donc pas de préjugé, comme une nouvelle virginité dans un corps marqué par les années. On peut les compter comme les écailles de la tortue. Ne croyez pas qu'avec le temps il soit plus facile d'écrire. C'est le contraire. Peur de radoter. Sensation de déjà vu. Y aller alors, au lieu de râler, sans souci, tel ce bateau en papier flottant dans le caniveau rue de la Convention lorsque j'avais l'âge de raison, avant l'orage des saisons. Mais avec quel accompagnement ? Je n'ai jamais su ni plier ni rouler le papier. Chacun de mes mouvements est lié aux désirs de mes alter ego.
Je dois aussi rédiger plusieurs articles. Pour le prochain Muziq, Goaty me demande d'écrire chaque fois 1500 signes sur trois disques que j'ai usés jusqu'à la corde. Pour me pendre ? Trois filles, non des moindres. En ai-je connu d'autres ? Bien sûr. J'ai failli me la passer autour du cou tant elles étaient fatales. J'ai grandi et m'en voilà fort marri ! Les idées ne manquent pas, je m'y mettrai lorsque j'aurai trouvé le style. Idem pour les Allumés, je dois absolument sortir du cadre thématique que je m'étais imposé pour ma chronique dvd "Sur l'écran noir de vos nuits blanches". Laisser aller la plume en considérant les galettes comme les contrechamps de mes élucubrations. Retrouver la liberté. Le ton. Une illusion. Je m'entraînais devant la glace. C'est du travail. Beaucoup de travail.

mardi 19 juin 2007

Débordement


On croit qu'il fait beau, et puis crac, le ciel se déchire et ça tombe. Ou bien on pense qu'il va pleuvoir tout le temps, mais les oiseaux se remettent à chanter. Combien de temps durent les éclaircies ? Rien n'est stable. C'est toujours la même histoire. Tout arrive en même temps. Nous terminons de composer une musique de carnaval pour L'Oréal, et voilà que le feu vert arrive pour le clip de la Communauté Européenne. Dans les deux cas, c'est marrant de travailler avec Pierre-Oscar, mais les délais sont serrés pour Bernard et moi. Nous enregistrons à la fin de la semaine avec François Corneloup, aux sax baryton et soprano, et Jean-Louis Pommier, au trombone, sur un tapis de percussions brésiliennes. Mais il faut déjà que j'envoie les partitions de l'Europe au quatuor à cordes réuni autour de Régis Huby et Guillaume Roy. Se joindront à eux Ronan Le Bars aux uillean pipes, Hervé Legeay aux guitares manouche et électrique, David Venitucci à l'accordéon et le percussionniste Éric Échampard. Une sorte de cocktail à base de jazz musette, de flamenco et de celtisme, avec des espaces pour les documents d'archives. Déjà bien copieux. Je dois aussi sonoriser un nouveau jeu pour les P'tits Repères et une interface pour un site Web. Mais c'est pas tout, mais c'est pas tout... Le lapin en chef vient enregistrer quelques vocalises le jour même où la Deutsche Welle TV vient réaliser un reportage au studio sur Nabaztag et notre opéra pour leur programme Euromaxx. Hier après-midi, mes camarades des Allumés ont pu penser que j'étais un peu distrait pendant la réunion de préparation du n°20. J'ignore sincèrement si je vais pouvoir continuer à écrire ici tous les jours. Ce sont de bonnes nouvelles. Il ne manquerait plus qu'il se mette à pleuvoir. Et pourquoi pas ? On peut s'en plaindre ou s'en réjouir. Chaque mouvement est à prendre du bon côté. Du côté du vivant. Retournement.

dimanche 17 juin 2007

Zou fait la planche


Sur la page d'accueil de son site prolixe et généreux, le dessinateur satirique Zou a mis en couleurs la petite bande dessinée publiée en page 3 du Journal des Allumés. Les paroles de Sarky, le P'tit roquet de Neuilly devenu le Titi toutou du neuf-deux depuis qu'il a été promu président, y sont illustrées au pied de la lettre. Il semble que Zou change de temps en temps cette page, lorsque ça lui chante. Le site présente une quantité de planches originales, superbement reproduites, classées par genres : L'amour, La communication, Mon Pays, L'Afrique, Sampa, zouKomix, des liens sympas, etc. Tout ou partie peut être reproduit et diffusé librement (copyleft ou copywrong ?). J'ai eu du mal à débusquer Zou dont les homonymes pullulent sur le Net. C'eut été dommage de le rater. Son site est marrant et critique, son trait précis et nonchalant, sa gouaille fondamentalement sympathique. Déjà sur MySpace, Zou livre aussi la suite du pavé Tous coupables !

samedi 16 juin 2007

Funny Bones


Le 20 avril, Ninh (excellent percussionniste contemporain dont on ignore souvent la pasion pour le cinéma muet) avait justement commenté mon billet sur les dvd de Jerry Lewis. Hier soir, j'ai enfin regardé l'hilarant et brintzingue Funny Bones, le film de Peter Chelsom, sorti confidentiellement en France fin 1995. Si, après La nuit du phoque, j'avais continué à réaliser des films de fiction, c'est probablement la direction que j'aurais choisie. Rares sont les films qui zappent d'un genre à l'autre le temps d'une collure. Chez Buñuel, Waters, Jonze, les ruptures de ton m'ont toujours emballé, jusqu'à Someting Wild (Dangereuse sous tous rapports) de Jonathan Demme avec Melanie Griffith, Le goût du thé d'Ishii Katsuhito ou Deux, l'unique film sérieux de Claude Zidi qui n'a injustement rencontré aucun succès, ni auprès de ses fans, ni auprès de ses détracteurs (une seule rupture de ton, mais qui fait basculer le film au milieu). Jerry Lewis n'a pas un rôle particulièrement drôle dans Funny Bones, mais tous les saltimbanques qui y figurent sous exceptionnels, sans compter Ticky Holgado, in English, please ! On retrouve Leslie Caron, l'héroïne d'Un Américain à Paris et de Gigi, et le rôle principal est tenu par Oliver Platt. Dans tous ses films, Peter Chelsom semble attiré par les retrouvailles et l'usurpation, mais comme je déteste que l'on me raconte un film, j'espère seulement vous mettre l'eau à la bouche en vous livrant cette jolie scène de playback sur zapping radiophonique récupérée en auscultant YouTube :


On trouve le dvd original avec seulement des sous-titres anglais pour 3,83? sur Amazon.fr (en fait en import Zone 1 chez caiman amerique ou dvdlegacy.fr) ou un peu plus cher dans sa version Zone 2 sous-titrée Les drôles de Blackpool.

mercredi 13 juin 2007

En vrille


Il n'avait pas suffi que je me casse le dos jeudi dernier, hier soir j'ai tordu mon petit orteil en préparant le barbecue pour les sardines. Deux fois de suite, je pars en vrille. Un vice de fond ? Le point d'interrogation que je scotche avec du sparadrap m'arrive en pleine poire. Une vis déforme. Ma colonne vertébrale est en baïonnette et mon petit doigt ressemble aux petits gris que Françoise cueille dans le jardin pour les déguster à la suçarelle. On avait assez qu'ils saccagent nos plantations, on est passé à la contre-attaque. D'habitude, je heurte mon petit orteil quand vient l'été, mais cette fois j'étais en tongues et j'ai seulement effectué une rotation du pied gauche pour ramasser le bois mort dont j'avais besoin pour allumer le feu. C'est déprimant de recommencer chaque année le même tour. Prendre son mal en patience. Heureusement, j'étais déjà sous anti-inflammatoires à cause de mon sacrum. J'ai pris une dose d'arnica, j'essaye de faire comme si de rien. Tu parles ! Ça pique, ça brûle, je marche en crabe et me voilà épinglé à la maison sans pouvoir enfiler une chaussure. Je n'ai plus qu'à me concentrer sur les derniers fichiers de mon conejo et composer avec Bernard le carnaval brésilien accompagnant la danse des trente-deux jeunes filles. Danser, ce n'est pas demain la veille...

samedi 9 juin 2007

Une demi-seconde par année


Comme d'habitude, je m'étais mis dans de beaux draps. En regardant le pilote de la série dont je dois composer la musique, j'ai cherché comment rendre l'époque De Gaulle, soit des années 40 aux années 60, et ce pour un public d'enfants de 12 ans environ. Les documents d'archives étant déjà sonorisés et le plus souvent illustrés musicalement, je voulais cadrer la charte sonore pour ne pas en rajouter dans la dispersion. Un traitement sobre soulignant seulement les ajouts graphiques du réalisateur me semblait propice. J'ai soudain pensé à la guitare électrique, instrument qui a marqué toute cette période et qui parle aux ados d'aujourd'hui sans que cela fasse daté. La question la plus épineuse concernait le générique : faire défiler trente ans en quinze secondes ! En proposant mon idée, je connaissais le guitariste capable de jouer manouche, rock'n roll, psychédélique et de s'éclater en imitant des bruits plus ou moins évocateurs. Mais encore fallait-il qu'il ne soit pas en tournée avec Sanseverino...
Hervé Legeay est venu avec deux grattes, une Maurice Dupond de 89 et une Gretsch Anniversary 1961, et nous nous en sommes donné à c?ur joie ! Ondes, bulles, paquebot, envol de billets, énergie et tendresse... J'ai programmé quelques effets et le pédalier, calé chaque phrase avec les séquences du film et le tour est joué. Je n'ai plus qu'à mixer l'ensemble et livrer un fichier stéréo à intégrer dans le mixage définitif.
C'est toujours un plaisir de travailler avec Hervé. Tout semble simple. On imagine, on teste, on fait tourner. On cherche, on trouve. Dans le cd Carton il joue sur Camille et Dodéca Couac, il est du ¡ Vivan las utopias ! sur le Buenaventura Durruti et accompagne Elsa lorsqu'elle avait 6 et 9 ans sur le cd téléchargeable avec la revue Sextant qui vient de paraître (avec aussi un Machiavel live au Glaz'art !). Pour nato nous avions enregistré un hommage à John Cassavetes qui n'est jamais sorti. J'apprécie son enthousiasme pour les projets auxquels il collabore. Il se met dans la peau de son personnage en posant le décor (le timbre) et en ciselant la mélodie qui le guidera.

mercredi 6 juin 2007

Rémanence


Perception rétinienne de la machine. Sur iChat, l'écran conserve la dernière image de notre conversation. Depuis l'intégration d'une caméra aux derniers Mac, les échanges vidéos se multiplient. Pierre-Étienne me montre son épaule trois fois démise et parle de son métier de pilote de Boings depuis le village de Navata en Catalogne, Fred me laisse espérer des nouvelles de FluxTune depuis son château de St Laurent-le-Minier, Françoise envoie ce cliché ciotaden alors que je prends congé de Giraï qui, malgré ses 97 ans, jubile de ces avancées julesverniennes. C'est devenu très simple. Il suffit d'un double-clic pour amorcer la connexion. Ce n'est pas qu'un gadget pour se voir en plus de s'entendre. Je montre une mise en pages, vérifie des numéros, précise les dimensions d'un objet... Plein écran. Nous nous amusons à faire courir deux réalités simultanées comme dans le projet iKitchenEye de Françoise. On peut s'y mettre à trois ; une foule d'applications vont se découvrir d'elles-mêmes.
Derrière moi, on aperçoit la valise d'Aldo Sperber, des années où il réalisait plus de sculptures que de photographies. La figurine dans la cavité centrale s'allume le soir, comme un autel païen à une divinité du voyage. Si c'est cela, c'est raté, je fais du sur-place. Je suis en peignoir de bain malgré une heure très avancée de la journée. J'ai beau commencer très tôt, 6 heures ce matin, j'ai du mal à m'arrêter de travailler. Même pour aller faire ma toilette. Si je suis invité à une vidéo-conférence, je fais attention de ne pas être à poil ! Je me débrouille néanmoins pour ne pas faire le tour du cadran dans cet état. Ce serait déprimant, destructurant. Sur la capture-écran, je vois ma fausse incisive qu'il faudrait remplacer. Auparavant, on s'en rendait compte seulement lorsqu'elle était éclairée par une lumière noire. Ma main expose impudiquement ses lignes à tous les chiromanciens.

dimanche 3 juin 2007

Things have gotta change


Chaque long entretien avec Archie Shepp semble embrasser à la fois toute sa carrière et l'histoire du peuple afro-américain, à travers la musique et le jazz précisément. Pourtant, que ce soit pour notre Cours du Temps dans le numéro 13 des Allumés, pour l'édition spéciale que Jazz Magazine lui a consacrée le mois dernier (interview avec Christian Gauffre) à l'occasion de son 70ème anniversaire ou pour le film tourné par Franck Cassenti en 1983 qui vient enfin de sortir en dvd, les histoires qu'il raconte sont chaque fois différentes, révélant ainsi la profondeur du monsieur.
Fatigué des arnaques de producteurs indélicats, Archie Shepp sort Gemini, troisième album de son label Archieball, et double puisque The Reverse enregistré cette année est accompagné d'un Live à Souillac de 2002. Rien d'étonnant non plus à y trouver le rappeur Chuck D de Public Enemy, la révolte est plus nécessaire que jamais : sur toute la planète règnent l'international du profit à court terme et la cynique exploitation de l'homme par l'homme. À Souillac, il rencontre la chanteuse et pianiste Amina Claudine Myers pour un set bluesy, mais il ne dédaigne jamais hurler sa colère et murmurer sa détermination. Le sax et la voix de Shepp éructent ses soixante-dix balais, tandis que paraît en dvd le meilleur film de Frank Cassenti, Je suis jazz c'est ma vie, tourné en 83. Très beau livret avec photos de l'incontournable Guy Le Querrec commentées par Shepp et boni de concerts à Porquerolles.
Depuis Blasé et Poem for Malcolm, j'ai toujours été transporté par le timbre du ténor de Shepp. Je dois bien posséder une cinquantaine de disques. J'ai écouté et réécouté Montreux One, There's a Trumpet in My Soul, Attica Blues, Things have got to change... qui ne sont peut-être pas les plus courus. J'apprécie souvent le jazz (un mot que n'aime pas Shepp) lorsqu'il croise des musiques noires plus populaires comme le rhythm 'n blues ou le funk. Ainsi je suis fan de Roland Kirk, du New Grass d'Albert Ayler, mais aussi Miles Davis période Bitches Brew, Don Cherry...

mardi 29 mai 2007

Ce soir venez fêter la sortie du n°19 des Allumés !


Ce soir mardi, à l'occasion de la parution du n°19 du Journal des Allumés (la couve est de Sylvie Fontaine), l'association organise une grande fête au Triton (à 50 mètres du Métro Mairie des Lilas). 9 musiciens représenteront 9 des 44 labels des Allumés sortant un nouveau CD. Les 9 solos seront suivis d'une scène ouverte. Si vous envoyez votre nom avant midi à l'adresse info@drame.org, vous pourrez bénéficier d'une invitation. Faites vite, il n'en reste plus que quelques unes !
Voici le programme des Allumés du Solo :
Guillaume de Chassy (piano) pour Bee Jazz
Lionel Garcin (saxophone) pour Emouvance
Michèle Buirette (voix et accordéon) pour GRRR
Edward Perraud (batterie) pour Quark
Christophe Rocher (clarinette) pour Marmouzic
Samson Schmitt (guitare) pour EMD
Franck Vigroux (platines) pour D'autres cordes
Sylvain Guérineau (saxophone) pour amor fati
Mirtha Pozzi (percussion) pour Transes Européennes
Ouverture des portes à 20h30. Concert à 21h pétantes !

dimanche 27 mai 2007

Rideau !


Je n'ai jamais réussi à photographier un éclair. Le ciel s'est assombri d'un coup. Le soleil se réfléchissait toujours dans les vitres nord des tours jumelles. Leur face orientale ne montrait plus qu'un à plat noir. Dans les barres, on a allumé la lumière. Le merle s'est arrêté de chanter. En face, les yeux du caïman se sont ouverts. Plus bas, les passants se mettaient à l'abris. L'orage n'aura duré que quelques minutes. Plus rien ni personne ne respirait.

lundi 21 mai 2007

Narcisse Machine


Je me demandais ce que j'allais bien raconter aujourd'hui. J'ai commencé à écrire ce que je pensais de mon nouvel ordinateur portable, un MacBook Pro 15 pouces 2,16GHz, 3Go de mémoire vive. Comme chaque jour, la question de l'illustration s'est posée. Une image de l'objet me semblait tout indiquée. Alors que j'étais prêt à le prendre en photo ou à chercher une reproduction sur le Net, la caméra intégrée m'a fait un clin d'œil. J'ai lancé le logiciel Photo Booth, traduisez Photomaton, mais j'avais beau incliner l'écran vers le clavier, cela ne fonctionnait pas. J'ai attrapé le premier miroir qui passait à portée de main, une horloge ORTF que Françoise avait posé dans les archives, et je l'ai retourné de façon à voir le clavier rétro-éclairé sur l'écran. Je ne me suis pas aperçu que je le tenais à l'envers, mais nous n'en sommes plus à cela près. J'ai appuyé sur le déclencheur : 3 2 1... Flash !
L'écran est devenu tout noir. Entièrement noir. Plus aucun logiciel n'était accessible. Aucune touche n'était effective. Impossible de quitter. J'ai flippé. Je ne suis toujours pas remis du crash de mon disque dur le mois dernier. J'ai forcé à quitter brutalement en appuyant quelques secondes sur le bouton d'allumage. C'est reparti, heureusement, mais il faut toujours attendre que le bureau apparaisse pour en être vraiment certain. Je ne sais pas ce qui s'est passé. Mystère. L'ai-je effrayé en lui renvoyant son image ? L'éclat aveuglant semble lui avoir fortement déplu. Pourtant, c'est là, regardez, comme une pièce à conviction. La prochaine fois, j'essaierai en plein jour, sans le flash automatique ! Il faut savoir sérier les problèmes...

samedi 19 mai 2007

Le n°19 consacré à la presse


8h du mat à la gare Montparnasse. Christelle, Jean et moi nous retrouvons une fois de plus dans la rillette pour rejoindre sa capitale où nous bouclons, avec Valérie, le numéro 19 du Journal des Allumés du Jazz, entièrement consacré à la presse musicale et jazz en particulier. Au programme :
- des entretiens de Jean-Paul Rodrigue et Jean Rochard sont menés avec les rédac' chefs de Jazz Magazine, Jazzman et ImproJazz, soit Frédéric Goaty (qui cumule ardemment à la direction de Muziq), Alex Dutilh et Philippe Renaud. P.-L. Renou est interrogé par Raymond Vurluz. Jacques Oger évoque le magazine anglais The Wire.
- La Question de JJB est double : aux journalistes Fara C (L'Humanité), Michel Contat (Télérama), Christophe Conte (Les inrocks), Jacques Denis (Jazzman, Vibrations) et Bernard Loupias (Le Nouvel Obs), je demande "pourquoi écrivez-vous ?" ; pour les musiciens et ciennes Noel Akchoté, Étienne Brunet, Médéric Collignon, Isabelle Olivier, Ève Risser et Stéphane Sanseverino, c'est "qu'aimeriez-vous lire sous la plume des journalistes ?".
- Penser la musique aujourd'hui concerne cette fois Francis Marmande (Le Monde, entre autres).
- Jean-Louis Wiart introduit ce dossier sur la presse, Le jour de Jean Rochard est toujours aussi provoquant, l'Inspecteur Paul cocoone Au coin du polar, Pablo Cueco regarde Paris brûler et votre serviteur rassemble les dvd d'animation sur l'écran noir de vos nuits blanches et tente de susciter de l'intérêt pour le blog des Allumés ! Enfin les nouveautés qu'on retrouvera sur le site marchand des Allumés égaieront un printemps qui a commencé de manière plutôt inquiétante.
Les illustrateurs s'en sont donc donné à c?ur joie : Sylvie Fontaine (couverture), Stéphane Cattaneo, Chantal Montellier, Johan de Moor, Ouin, Jeanne Puchol, la pianiste Ève Risser, Siné, Andy Singer et Zou, sans oublier la superbe photo de Guy Le Querrec commentée par La Tribu Hérisson.
Venez fêter la sortie du n°19 avec nous le 29 mai au Triton (Les Lilas) ! Neuf musiciens et ciennes y joueront en solo. Places à gagner ici.

mardi 1 mai 2007

1er mai


Fête du Travail (Fête des travailleurs rebaptisée par Pétain), jour chômé. Le muguet (ayant remplacé l'églantine rouge) est précoce encore cette année. Il a fané avant la date. Les autres plantes grignotent toujours un peu plus son espace vital. Il résiste. C'est chouette d'avoir du muguet dans son jardin. De toute façon, notre églantier fait des fleurs blanches, elles ont éclot avec l'orage de dimanche soir. C'est chouette aussi d'avoir le droit de voter, mais les améliorations sociales ont toujours été acquises dans la rue. Si les Français sont assez fous pour élire un psychopathe, c'est qu'il leur ressemble. Ne soyons dupes d'aucune démocratie, pas plus la sociale qu'une autre, mais il serait criminel de ne pas tenter de faire barrage à un dictateur en puissance. Quelles que soient vos opinions politiques, vous ne pouvez vous faire complice de la main mise sur la république par les grands patrons qui manipulent ce dangereux paranoïaque. La pègre pétrolière a réussi son coup d'État aux USA. En France, la presse est déjà aux mains des marchands de canons, ses amis. Les lois sont déjà prêtes pour contrôler et museler les informations qui leur échappent encore (article paru dans Le Monde en cliquant sur Lire la suite). Internet bientôt au régime chinois ? Big Brother resserre son étau. J'ai souvent répété que la liberté était un fantôme, mais sa privation est une réalité. Sarkozy marche sur les pas de Bush et Berlusconi. Catastrophes économiques et sociales en perspective. La transposition ne fait pas sourire. Rien n'est joué, mais il faudrait un miracle pour que les sociaux-démocrates lui fassent échec. Commençons par là dimanche prochain. Un petit bulletin contre un petit hargneux. Après on verra. Il y aura les législatives. Et la rue.

J'allais oublier de rappeler que je suis l'invité de David Jisse et Yvan Amar dans l'émission Un poco agitato diffusée aujourd'hui de 15h à 15h30 sur France Culture.

Lire la suite

samedi 28 avril 2007

Partage


Je suis allé me changer les idées chez Bernard. Il m'a montré la merlette qui couve à sa fenêtre. Avec la chaleur, toutes les bêtes étaient affalées sur le carrelage. C'était tranquille. Bernard lisait Alphonse Allais. Il n'avait rien à boire. J'ai pris une photo. Lorsqu'il parle, son appareil cliquète sur la gencive. La bouche instable, il n'a pu jouer de trompette depuis deux ans. Son dentiste est mort avant d'avoir fini le travail. Nous préparons les séances pour le clip européen. Bernard Vitet compose. Dans le cadre, je remarque surtout le paquet de Gitanes en amorce. Il a toujours fumé comme un pompier, infestant le studio de l'odeur du tabac brun. Le paquet de Bastos bleu électrique avec la signature en or était encore plus beau. Un jour que nous répétions avec Bohringer, Richard nous raconte que, jeune homme, il avait été le fan d'un trompettiste qui tenait sa cigarette de la même façon, la coinçant entre les phalanges pendant qu'il appuyait sur les pistons. Il se souvient qu'il s'appelait Babar. Nous nous esclaffons ensemble : "Bernard, c'était Babar !". Babar pour les jazzeux et la variète. Francis et moi l'avons débaptisé en fondant le Drame, aussi parce qu'il avait lui-même un peu fondu, un peu trop pourtant ces dernières années... Mais ça lui plaît, comme ça. Ce retour aux sources, avec promesses d'avenir tenues, fut possible sous couvert de l'anonymat, derrière le nom du groupe. Il avait été une légende pendant un quart de siècle, il constitua une œuvre pendant le suivant. Dans le partage. Maintenant les journées sont plus calmes. Les enjeux s'évanouissent. On ne croit plus au trésor, mais on continue de creuser. Pour le plaisir du jeu.

vendredi 27 avril 2007

Remontée mécanique


J'ai été très sensible aux messages de sympathie envoyés en commentaires du billet d'hier ou par mail. Le soleil a également produit l'effet escompté et, après le Conseil d'administration des Allumés où nous avons préparé la soirée du 29 mai (billets allumés des 31 mars et 16 avril), j'ai pédalé jusqu'à la Maison de la Radio pour enregistrer en différé une émission de David Jisse et Yvan Amar qui sera diffusée le 1er mai à 15h sur France Culture, deux jours avant notre spectacle. En introduction j'ai joué un petit morceau électronique sur le synthé-jouet made in China que Françoise avait dégotté chez Tati le Noël précédent et, en coda, j'ai effectué un petit zapping flûte-guimbarde-Steinway. Mon adaptation minimaliste de l'Internationale, premier mai oblige, dépassait la durée de l'émission et vous ne l'entendrez pas, mais les morceaux improvisés comme la sélection des extraits musicaux m'ont plu (Michel Houellebecq - Elsa à 9 ans chantant Cause I've got time only for love - la trompette de Bernard dans Trop d'adrénaline nuit). L'entretien est très vivant, mais les séquelles des jours précédents se devinent au travers de mes bégaiements inhabituels. L'émission Un Poco Agitato porte bien son titre ! Un poco piu.
En roulant vers le studio, je croise Pierre à qui son déménagement à Marseille semble avoir magnifiquement réussi. Il a bonne mine et ne se dépare pas d'un sourire que les tracasseries parisiennes avaient depuis longtemps effacé. Cela fait plaisir à voir. En repensant à sa mine hilare rosie par le sud, je tente une décalcomanie en sprintant rue de Rivoli. Sur le chemin du retour devant le Cirque d'Hiver, je manque d'écraser Otar Iosseliani dont j'apprécie pourtant la fantaisie ethnographique (coffret vivement recommandé chez blaq out, d'où il sort probablement). En gravissant la rue des Panoyaux, je m'arrête à la librairie-galerie Le Monte-en-l'air, spécialisée dans la bande dessinée de qualité, pour acheter le pavé Tous coupables ! dont j'ai annoncé la parution, mais qui ne sort réellement qu'aujourd'hui. Petite déception, le bouquin est en noir et blanc, pour les couleurs on se réfèrera donc aux sites signalés dans mon billet, mais le pavé est très agréable à tenir entre les mains et pour 16 euros vous ferez un acte civique en vous faisant radicalement plaisir.
Arrivé en haut de la côte, le numéro de mai de Jazz mag m'attendait dans la boîte aux lettres. Spécial Archie Shepp, il me plaît d'autant que Guy Darol, dont j'apprécie particulièrement le style et l'idée dans ses chroniques ici et dans Muziq, a pondu un article élogieux et circonstancié sur mon duo avec Houellebecq (voir aussi mes billets du 28 janvier, 1er et 3 février). Quelques pages plus loin, je suis interviewé par Émilie Quentin au sujet des Allumés du Jazz. Mon "autoportrait dans les toilettes du TGV" est pataphysiquement attribué par Goaty à un certain Robert Ouayate.
Le soir s'achève sur un savoureux poulpe grillé que je n'aurai pas volé. Tikka oseille-curry-yaourt-ail. Les mésaventures de disque dur (déjà remplacé, mais vierge !) m'avaient totalement coupé l'appétit. Je passe en cuisine avec une pensée émue pour Françoise qui doit être arrivée à Sao Paulo où elle est avec Anny, chez leur tante Mathilde, 97 ans. Interrogatoire au menu brésilien pour une enquête familiale qui n'en est pas à son dernier rebondissement !
Retour en arrière. Je m'aperçois avec stupeur que les dernières illustrations de chaque billet annoncent la journée du lendemain ! Ce n'est pas la première fois que cela arrive. Après une entrée en fanfare, l'arbre coupé précède la faucheuse et le disque terrien qui lui même anticipe la mort du disque dur, la route bitumée annonce celle sur laquelle Belmondo est étendu... La photo couleur de mon instrumentarium enraye la loi des séries.

samedi 31 mars 2007

Un livre, un pouce, un film


Alors que j'écrivais un nouvel article sur les films d'animation pour le prochain numéro du Journal des Allumés, je reçois le nouveau catalogue d'Heeza, le magasin en ligne des produits dérivés du cartoon, où figure un dvd inhabituel. Co-produit par l'Université de Rennes 2 Crea-Cim et les éditions d'artistes Lendroit, il présente un échantillon de l'épatante collection de flip books de Pascal Fouché dont le site est entièrement consacré au genre. Pendant 3h40, Votre pouce fait son cinéma en feuilletant les petits carnets réunissant 130 ans d'images papier animables. Les 308 flip books choisis sont classés par thèmes, du premier folioscope en 1895 aux recherches graphiques les plus contemporaines en passant par les animaux, l'architecture, la danse, l'érotisme, les livres d'artistes, la musique, la publicité, les sciences et techniques, le sport, etc. Des auteurs aussi différents que Muybridge, Chris Ware, Moebius, Guillermo Mordillo, Yoji Kuri, Andy Warhol, Robert Breer, Peter Foldes, Oskar Fischinger, Gilbert et George, Christo et Jeanne-Claude, Keith Haring, Franck Gehry, Paul Cox, Émile Cohl et des centaines d'autres sont animés par des doigts anonymes. Petite originalité du support, les sous-titres peuvent faire apparaître les infos sous chacun des flip books. Le son, minimaliste au possible, n'est rien d'autre que le bruit du feuilletage. C'est à la fois un voyage dans le pré-cinéma et une plongée dans l'animation actuelle. Amusante coïncidence, le catalogue 98-99 des Allumés présentait un flip book d'Antonio Garcia-Leon de 432 pages, un film à l'endroit, un autre à l'envers !
Le dvd est commandable pour 16 euros. La collection de 3500 flip books de Fouché est exposée jusqu'au 22 avril à Rennes devenue capitale du flip book.

mercredi 28 mars 2007

Compte rendu de séances


J'ai officiellement démissionné de la Commission des œuvres électroniques et informatiques de la Scam. Je continue à m'investir dans la défense des droits d'auteurs au sein des trois sociétés dont je suis adhérent, la Sacem, la Sacd et la Scam, luttant contre la vétusté des statuts à l'intérieur, les défendant vis à vis de l'extérieur. Constatant qu'un an à siéger à la Commission n'a rien fait bouger quant au répertoire qui me tenait à cœur, à savoir les œuvres interactives, en particulier sur Internet, et les installations d'art contemporain relevant des nouvelles technologies, et que les perspectives ne laissaient entrevoir aucune amélioration, j'ai préféré laisser ma place à des nouveaux venus plus efficaces. La question la plus cruciale concerne la perception de droits pour les ?uvres de création en ligne. Or il me fut justement opposé que si ces ?uvres sont en accès libre sur Internet, comment leurs auteurs peuvent-ils espérer percevoir des droits ? J'aurais eu l'impression de trahir tous les camarades que j'essayais de convaincre d'adhérer et de s'investir à la Scam si j'y étais resté. Je n'ai jamais pensé ma participation autrement que comme une représentation d'une partie des auteurs non protégés. Au lieu de repenser le système, j'ai passé un an à noter des génériques télé sujets à réclamation de classement. Je ne veux blesser personne, chacun fait ce qu'il peut. Le problème de fond vient du fait que les décisions sont prises par le conseil d'administration dont les compétences en matière de nouvelles technologies sont inversement proportionnelles à l'âge des capitaines. Rien de très original là-dedans.
La Sacd n'est pas en reste. Après le départ de Daniel Kapélian, elle a abandonné la création numérique au profit des jeux vidéos. Un choix lourd de conséquences. La création coûte plus cher qu'elle ne rapporte. Exit. Ce ne sont pas des manières. Quant à la Sacem, elle a toujours été en retard d'un métro, mais elle suit le mouvement parce que la pression de la rue est plus forte. Puissance de la musique. Je me suis déjà ouvert ici de mon désaccord avec les trois sociétés d'auteurs sur la loi DADVSI à propos du téléchargement et du piratage, elles ont embrayé le pas à l'industrie, les majors... Les deux sociétés d'interprètes auxquelles j'appartiens aussi, la Spedidam et l'Adami, se sont par contre battues pour la licence globale, contre une dérive répressive et absurde, inadaptée à l'avenir qui se dessine. Le débat est d'autant plus intéressant aujourd'hui que les lois votées sont déjà dépassées.
Le même jour, j'acceptais de siéger au Conseil d'Administration du Triton, la salle des Lilas, à la fois scène de musique vivante, studio d'enregistrement audio-vidéo live et label de disques ! J'habite le quartier. Ça bouge. Ça se boboïse. Les candidats à la propriété doivent viser plus loin, Romainville, Noisy-le-Sec, Fontenay... Le Triton est à 50 mètres du métro Mairie des Lilas, le bout de la ligne 11. Programmation éclectique, le son est bon, la lumière aussi, j'y joue le 3 mai, ce n'est pas demain, mais j'y travaille. Samedi, dernière répétition des élèves des conservatoires avant l'enregistrement et le concert. Ce soir, Vivante a proposé des jam-sessions d'amateurs tous les mercredis autour d'un musicien référent et deux pros invités. Quatre thématiques : jazz, musiques improvisées, blues, musiques du monde. Belle idée.
Aujourd'hui ça recommence, C.A. des Allumés. Mais dès jeudi je serai de retour en studio. Il était temps !

vendredi 23 mars 2007

Énigme


Parfois Scotch ne me comprend pas. Pourquoi je bosse sans répit depuis tôt le matin jusqu'à ne prendre mon bain qu'au moment d'aller préparer le dîner pour filer regarder un navet sur Canal. Scotch y perd son latin, mais du moment qu'il mange à l'heure tout va bien. Deux repas par jour, un tiers de boîte chaque fois, mais j'évite de lui donner dès que je me lève, sinon il s'impatiente et nous réveille. Parfois Françoise lui achète du poisson frais tandis que je lui fais toujours goûter ce que je mange, mais il est habitué à ses boîtes. Il n'est pas facile de m'arrêter lorsque je rédige le premier jet d'un texte. L'article s'intitule pour l'instant "Dessins animés et films d'animation", c'est pour le n°19 des Allumés. Le sujet colle bien avec la nouvelle manière de faire illustrer le Journal par des dessinateurs. Mais l'ordinateur s'est mis à faire tourner sa roue arc-en-ciel chaque fois que je faisais un geste. Redémarrages, gravure d'un dvd de sécurité, une légère sueur froide, je ne suis pas certain d'avoir réparer quoi que ce soit, quelqu'un a une idée ? Scotch n'en revient pas. Tant de temps passé devant l'ordi... Il croit peut-être que c'est pour la chaleur qu'il dégage. Mais il voit aussi mes doigts qui s'animent frénétiquement. Ça ne colle pas.
J'appelle Bernard pour discuter de la musique du film dont nous devrions composer la musique. L'éternelle question de l'orchestre se pose, enregistrer dans un pays de l'Est ou habiller un clone des habits d'une petite formation ? Celle du studio lui succède : ici ou ailleurs ? Nous construisons peu à peu un plan possible. Les contraintes et les désirs définissent le cadre : verse-A-B-A, comme une chanson. Le film est court, un tract, une idée, mais énormément d'éléments. L'obscurité menaçante doit être suivie d'une gloire précédant la plénitude du pluralisme et de l'union. Des cordes certainement, mais orchestre ou quatuor ? Une valse, suggère Bernard. Ajouter la percussion et les solistes. Nous envisageons un accordéon, une guitare (manouche puis électrique) et une anche irlandaise style Uilleann Pipes, mais je ne suis pas sûr de comprendre de quel instrument parle Bernard, je crois que c'est ça mais sans le bourdon. Il parle d'un régulateur ! Les documents d'archives seront ajoutés dans le rythme, comme un montage radiophonique, des bribes zappées style Crimes parfaits ou Des haricots la fin. Comment conserver l'émotion en ciselant le sens ? Les poils sont censés se dresser sur les bras, mais ça parle à l'intellect, gageure intéressante. Scotch s'en fiche. Ses poils sont doux. Il voudrait bien comprendre qu'est ce que je fabrique au lieu de m'occuper de lui.
Après des journées si remplies, j'ai du mal à déconnecter. Regarder un film ou sortir. Scotch préfère le film. Mais nous ne connaissons rien de sa vie lorsque nous sommes absents et nous ne comprenons jamais à quoi il pense. Les autres chats sont souvent plus clairs dans leurs intentions. Mes inquiétudes, le plaisir de faire, mes rêves (j'aime faire bouillir mon cerveau), rien de bien mystérieux. L'énigme, c'est Scotch.

mercredi 21 mars 2007

L'habit ne fait pas le moine


Pour son cinquantième anniversaire lundi soir, Jean-Pierre Vivante m'avait demandé de présenter la soirée qui réunissait au Triton nombreux de ses amis musiciens. Je crois m'être sorti honorablement de l'exercice de style en jouant la sobriété et en misant sur le rythme des enchaînements. Pourtant je reste perplexe devant mes prestations publiques de médiateur, craignant qu'elles n'occultent mon travail artistique. Le matin même je présentais un projet des Allumés à la Fédération des Scènes de Jazz, même impression... Mon investissement bénévole dans le milieu associatif gomme le reste. Si mon blog ou mes conférences se comprennent comme l'expression de la nécessité de transmettre, mon travail éditorial pour le Journal des Allumés ou d'autres organes de presse oblitère mon ?uvre que les nouveaux venus semblent ignorer. La mémoire s'efface. C'est pourtant sa fonction de se diluer dans le temps. Jean me faisait remarquer ce matin qu'il avait entendu hier un orateur parler de nos musiques comme si elles étaient nées il y a 25 ans. 25 ans, cela coïncide avec l'arrivée de la gauche au pouvoir. Mais le jazz et les musiques improvisées datent de bien avant ! Il est indispensable d'identifier ses racines si l'on veut produire de beaux fruits ! Ces constatations sur la méconnaissance de mon travail artistique n'ont heureusement trait qu'au petit milieu du jazz où je ne me suis jamais senti très à l'aise et pour cause. J'ai toujours été trop indiscipliné face aux différentes chapelles qui le composent. Le Drame m'a heureusement permis d'y exercer mon art sans vraiment le fréquenter, car, avec Francis et Bernard, nous partagions les mêmes critiques à son égard : superficialité, apolitisme, machisme mâtiné d'homosexualité refoulée (ça mériterait qu'on s'y attarde, j'y reviendrai), un univers ras-des-pâquerettes qui tranchait avec nos préoccupations quotidiennes. Il s'agit de trouver les collaborateurs avec qui partager les lubies. Lendemain de fête un peu douloureux. La fragilité est notre terreau. Je reste un rêveur qui compose des illusions.


Comme pour me contredire, à la fin de la soirée du Triton, la scène déclarée "ouverte" généra une jam-session des plus juvéniles avec une distribution des plus enviables. La section rythmique soudée composée de Sophia Domancich au piano, Hugh Hopper à la basse et Simon Goubert à la batterie contribua grandement à la qualité de l'improvisation. Trois chanteuses se complétaient admirablement dans leur diversité, sans négliger des instants de grande complicité : Élise Caron (aérienne), Pascale Labbé (quasi punky) et Marianne James (slam & soul). Le violoncelliste Vincent Courtois, le claviériste Benoît Delbecq, le guitariste Patrice Meyer, le trombone Yves Robert alternaient chorus et effets de masse. En voyant Médéric Collignon délirer au centre de la scène, je l'ai rejoint sans aucun de mes instruments habituels. Plus on est de fous plus on rit. Après que Thomas de Pourquery ait jeté l'éponge, je me lance dans une suite d'interventions bizarres qui m'asséchent la bouche, passant de la guimbarde à la flûte de nez (varinette) sans oublier un petit instrument sans nom, jouet d'enfant ou appeau pour noces et banquets qui sonne comme un saxophone fuzzy. Je vois avec amusement les mines interrogatives de chacun chercher d'où peut bien venir ce son hystérique. Personne ne semble se rendre compte que cette jam-session est le vrai miracle de la soirée (en dehors d'un duplex avec Anahi en Uruguay dont personne ne croit la réalité) alors qu'il n'y a presque plus personne dans la salle (dernier métro oblige). Tous et toutes viennent de jouer avec un plaisir sans mélange, car détachés de toute image à défendre, se laissant aller au plaisir d'être ensemble, au risque du pire et du meilleur.
J'ai oublié de préciser que j'avais poussé la fantaisie jusqu'à me vêtir de mon célèbre kilt et d'une tunique où le mot "suicide" est imprimé noir sur blanc. Tout va bien. La prochaine manche se jouera au Triton le 3 mai avec le nonet composé des étudiants de trois conservatoires et, en seconde partie, Somnambules qui réunira Nicolas Clauss, Etienne Brunet, Eric Echampard et moi-même. En avant, la musique !

La première photo est de Françoise Romand, les deux autres, dont celle avec Médéric, de Madi qui en propose 218 sur son propre site ©Marie-Emmanuelle Brétel.

mardi 6 mars 2007

Donkey Monkey, deux filles explosives


Dimanche après-midi, mon pote Anh-Van avait invité deux jeunes musiciennes pour un petit concert à la maison. Son fiston, Antonin Hoang, revenu de New York où il avait dirigé ses propres arrangements de Michel Legrand avec le compositeur au piano, faisait le bœuf avec des copains du CNSM en introduction. Du temps où nous habitions tous deux au Père Lachaise, Anh-Van offrait souvent à des artistes de fourbir leurs armes devant un auditoire d'amis. Marie-Christine assurait alors l'intendance comme elle faisait tourner la baraque de notre journal dont il était le rédac' chef. L'ABC comme tirait au nombre d'exemplaires qu'il y avait de rédacteurs ! Nous livriions chacun les copies de notre contribution, image et texte associés, à raison des 26 lettres de l'alphabet. Nous avons tenu jusqu'au Z et chaque fois nous fêtions la sortie par quelques libations chez les uns et les autres. Plus tard, Anh-Van organisa ses tables ouvertes du mardi soir. On y rencontrait toutes les couches de la population, étrangers de passage et habitués, du réparateur Darty au Prix Nobel de physique, de l'activiste radical au prêtre en soutane, du restaurateur grec de la Mouffe à ses nombreux collègues du corps médical ! C'est en pensant à lui que j'eus l'idée du titre du dernier numéro du Journal des Allumés, Vivre, référence au film de Kurosawa qui initia sa vocation...
Alors que je m'ennuie souvent aux concerts, j'ai été emballé par le duo Donkey Monkey dès Phoolan Devi, leur premier morceau. Ève Risser attaque le piano comme si elle prenait d'assaut une citadelle endormie. Concentrée sur sa main gauche qui joue les basses, elle laisse flotter la droite, mélodique et papillonnante, tandis que son esprit dessine déjà la suite. C'est une musique de compositrices loin des molassonneries mâles et des revivals rances. Yuko Oshima assure le tempo, tantôt frappant, tantôt caressant ses fûts. Les deux filles communiquent leur enthousiasme sans frime, avec fraîcheur et fougue contagieuse. Chaque morceau est une renaissance. Elles oscillent entre composition d'ensemble, humour enjoué et impro débridée. Ève prépare le piano droit avec de puissants aimants minuscules, Yuko cogne sur ses plaques de cuisine. Elles chantent, soufflent dans les tuyaux de leurs melodicas, triturant un Theremin portatif ou lorsque les conditions le permettent ajoutant sampleurs et sans reproches, tourne-disques et jouets d'enfants. Leur musique s'affranchissant des frontières de style me rappelle celle d'un autre iconoclaste, pianiste et batteur, le compositeur Jacques Thollot. Chose rare, elles me donnent envie de jouer avec elles. Françoise, aussi excitée que moi, les filme avec une petite caméra que lui a prêtée Bilkis... Donkey Monkey joue le 12 avril au Lavoir Moderne Parisien en première partie du Sens de la marche de Marc Ducret lors du festival La Belle Ouïe... Leur premier disque sort en même temps sur le label suédois Umlaut, mais il faut les voir sur scène !

samedi 3 mars 2007

Les desseins du n°18


Le n°18 est sorti des presses de Rotographie. Il sera bientôt dans votre boîte à lettres si vous avez pris soin de vous abonner (c'est gratuit !). J'en ai déposé 300 hier soir au Triton en revenant de l'imprimerie. L'encre était encore fraîche. Daniel Cacouault a dessiné la une en jouant avec la matière du journal. Le sommaire est alléchant. C'est la troisième fois que le Journal des Allumés est illustré essentiellement par des dessinateurs dont les ?uvres au trait se prêtent probablement mieux au support que la photographie. Cela n'empêche que les images de Guy Le Querrec ont un sacré impact. En quatrième de couverture, D' de Kabal commente sa photo de boxeurs à "Beyrouth, 1er régiment de hussards parachutistes, camp du Bois des Pins, novembre 1983". Celles de Daunik Lazro illustrent son Cours du Temps under control et Daniel Yvinec ressemble à Jeremy Irons. Johan de Moor évoque la pendaison de Saddam, Ouin caricature parfaitement les positions de Jacques Attali, la nouvelle tête de turc de Jean Rochard, sur le téléchargement et l'avenir du disque.
Excepté Bernard Coutaz, patron d'Harmonia Mundi, et hormis le passionnant témoignage de Lionel Guénais, disquaire de La Folie du Mélomane à Apt, seuls les journalistes Philippe Carles, Frédéric Goaty, Franck Mallet, Francis Marmande et Stéphane Ollivier ont répondu à la Question "quel est le meilleur support (le meilleur vecteur médiatique) pour diffuser ce que vous aimez ?" Philosophes, musiciens, cinéastes, institutionnels se sont défilés. Robert Wyatt m'appelle pour s'excuser de n'avoir pas le temps d'y répondre, il est en studio à Londres pour un nouvel album à sortir à l'automne. Comme je lui ai écrit il y a trois semaines, il s'excuse du délai et m'explique qu'il a toujours un métro de retard, comme lorsqu'il est entré au Parti Communiste alors que tout le monde en sortait ! Je suis toujours ému d'entendre sa voix ; cette fois la conversation aura lieu en anglais, mais il parle parfaitement français. C'est toujours troublant comme ce sont souvent les personnalités les plus célèbres qui sont les plus corrects. Les troisièmes couteaux ignorent nos courriers et nos appels. Robert me raconte ses journées, il rêve d'ajouter la contrebassiste Hélène Labarrière à son orchestre de rêve, son fantasy band. Avec Alfie, il est en train de reprendre son indépendance par raport à sa maison de production rachetée par une major. Il aurait bien répondu que la musique qu'il préfère est celle qui n'a pas été enregistrée et qu'il n'entendra jamais, comme Buddy Bolden, le père du jazz, qui aurait influencé Armstrong et dont le son se rapprocherait de celui de Miles Davis. Un autre rêve, une illusion !
Cattaneo dessine un Don Quichotte qui vole au milieu des grands ensembles, Sylvie Fontaine laisse Voltaire cultiver son jardin pour les articles de Cueco et Wiart : les Spéculations immobilières de l'un répondent à l'Héritage, modes d'emploi de l'autre. Valérie a grossi le corps des polices du catalogue pour le rendre plus lisible. Il double la version en ligne sur le site des Allumés. Efix avait livré une fausse pochette de disque des Damnettes qui tombe très bien avec le texte imprécateur du Grand Jauron remis par Rigolus, en exclusivité avant création scénique. La double page de Chantal Montellier et Jiair revient sur un thème du Liberation Music Orchestra emprunté maladroitement au criminel stalinien Enrique Lister par Charlie Haden. Au casting de la BD figurent le Che, Victor Jara, Brecht, Eisler, Staline, les musiciens sous leur banderole et un journaliste que certains reconnaîtront peut-être. La carte blanche au label D'autres Cordes respire, il y a un peu de blanc en haut de la page comme sur leurs pochettes en papier recyclé pliées à la main. Ma chronique DVD et celle de Pablo sur le polar sont illustrées des couvertures des ouvrages. Le désert rouge, Sur mes lèvres, L'iceberg, Tourneur, 7 chants de la Toundra ; Pars vite et reviens tard, Le sens de l'aranaque, Fausse piste, La 7e femme. "22 vl'là les CD !" chapeaute les nouveautés dans leur nouvelle présentation.
Lorque le prochain Journal paraîtra, la France aura un nouveau Président ou une. Dans le n°19 évoquera-t-on le rôle de la presse musicale ? Les majors auront peut-être conclu un accord avec la Fnac avant que Pinault ne la vende. Les producteurs des Allumés auront-ils compris l'importance d'échanger leurs points de vue sur le blog ? De nouveaux systèmes de distribution auront-ils été envisagés ? Qui sera encore vivant ? Vous le saurez en lisant le prochain épisode du Journal des Allumés du Jazz...

jeudi 1 mars 2007

Notre petite cuisine


Les blogs ont une fin. Le graphiste Paul Cox a tenu le sien à l'occasion de l'exposition Jeu de construction, à la Galerie des enfants du Centre Pompidou, du 16 février au 9 mai 2005. Mais son blog semble n'avoir duré que seulement quelques jours, quelques jours bien remplis.

J'ai déjeuné hier avec Bernard (Vitet) au New Nïoulaville à Belleville. Ça n'a pas trop changé, sauf qu'il n'y a plus un chat, un poisson-chat peut-être, c'est sinistre. Nous avons commandé ce que nous prenions lorsque c'était notre cantine, il y a plus de dix ans maintenant. Bernard a craqué pour sa salade de méduse pimentée, j'ai jeté mon dévolu sur la soupe de poisson cambodgienne au lait de coco et nous avons partagé des tripes aux haricots noirs et des pattes de poulet, le tout cuit à la vapeur. Nous pensions aller nous repaître d'un Phô', mais Dong Huong (14 rue Louis Bonnet, une des meilleures soupes Phô' à Paris) était en congés.
Bernard n'a pas arrêté de me contredire, mais avec tant de gentillesse et de délicatesse que c'en est un plaisir. Si jamais je suis d'accord avec lui, il semble contrarié. Il use très bien du paradoxe et nous ne cessons d'argumenter. La discussion porte sur l'humanisme, sorte de struggle for life originelle, donc sur la mégalanthropie envers les animaux (je ne vous ai pas conté un récent dîner où étaient également conviés Virginie Rochetti et Jacques Rebotier ; Bernard avait enfin trouvé des amis, des bêtes, des amis des bêtes) ou sur les élections pièges à cons ("Votez dur, votez mou, mais votez dans le trou !" Tiens c'est le second en deux jours à me rappeler ce slogan de 69). Il souhaiterait savoir comment j'imagine l'avenir, mais je ne peux qu'esquisser un "Pas différent du passé". Je fais toujours les mêmes rêves auxquels répondent toujours les mêmes cauchemars. Mes rêves me sont propres, mais j'ai la tristesse de partager mes cauchemars avec le reste de l'humanité. Les choses n'ont aucune raison de s'arranger. Il faudra attendre une grosse catastrophe. L'histoire se répète sans que l'on en tire les leçons. Dommage ! J'explique à mon ami que le confort dans lequel nous vivons est resté fragile. Je ne travaille ni plus ni moins qu'avant, c'est beaucoup, certes, certainement trop, mais j'aime ça. Et puis je ne crois pas avoir le choix.
Sur le chemin du retour, j'achète du riz : du thaï, du gluant et du rond japonais. Françoise a amélioré la recette de Donghee et mélange les trois pour trouver la consistance parfaite. Rappel du billet du 10 août 2005 (Paul Cox avait déjà arrêté son blog) : "... On peut mélanger 2/3 de riz rond japonais (Shinode chez Tang par exemple) et 1/3 de riz gluant. Le laver trois ou quatre fois. Rajouter de l'eau jusqu'à un peu moins d'une phalange au-dessus du riz. À feu vif jusqu'à ce que la vapeur s'échappe des bords du couvercle, puis 10 minutes à feu très doux. Laisser reposer. Texture parfaite !"

dimanche 25 février 2007

Le n°18 est bouclé


C'est dimanche, y pas école ! Après le massage chinois de vendredi soir et la journée de bouclage hier au Mans, je suis sur les genoux. Je recopie paresseusement le billet mis en ligne sur le blog des Allumés du Jazz. Au menu du n°18 du Journal :
Penser la musique aujourd'hui avec Daniel Yvinec, le Cours du Temps avec Daunik Lazro, des questions Flash à Edward Perraud et Les Rigolettes, un texte de Sylvain Torikian, une carte blanche au label D'autres Cordes, GLQ par D' de Kabal, et les habitués, Jean-Louis Wiart (Pierre qui roule), l'Inspecteur Paul (Au coin du polar), Pablo Cueco (Paris brûle-t-il), Jean Rochard (Le jour) et votre serviteur (Sur l'écran noir de vos nuits blanches, Sur le site et La question avec la participation de Bernard Coutaz, Frédéric Goaty, Franck Mallet, Francis Marmande et Stéphane Ollivier). Enfin une ribambelle de nouveautés qu'on retrouvera sur le site marchand des Allumés.
Je vous laisse saliver sur la liste des illustrateurs : Daniel Cacouault (la une avec James Brown), Stéphane Cattaneo, Efix, Sylvie Fontaine, Johan de Moor, Ouin, Zou, Chantal Montellier (la suite de BD sur un scénario de Jiair) et les éternelles photographies de Guy Le Querrec.
Christelle Raffaelli a la gentillesse de venir corriger le canard à chaque bouclage tandis que Valérie Crinière s'occupe de presque tout aux Allumés, et même plus, Cécile ayant déserté son poste de comptable pour aller voir l'expert en Avignon. Val, aux commandes du Mac pour réaliser la maquette du nouveau numéro, subit toutes les (dé)pressions de dernière minute... Je prends la photo rituelle à bout de bras comme pour chaque bouclage : bouton "recherche" sur le blog ;-)

mercredi 21 février 2007

Perles de culture


Franck Vigroux me recommande 5 disques formidables. Le premier est le Coptic Light de Morton Feldman, couplé avec Violin and Orchestra. Je reconnais chez Feldman la filiation directe de Charles Ives, en particulier les influences flagrantes de The Unanswered Question et Central Park in the Dark (compilation Ives idéale avec la Holidays Symphony, dir. Tilson Thomas). Un éventail d'ambiances délicates comme murmurées, jouées en sourdine, feulements, frottements et rencontres inattendues.
Viennent ensuite deux cd de Scott Walker (ex-Walker Brothers), Tilt (1997) et The Drift (2006), sombres paysages cinématographiques de rocker intello. Superbe. La diction me rappelle Jack Bruce chez Michael Mantler. L'orchestration est hyper-moderne, industrielle et animale, minimale et symphonique. J'adore tout ce que fait Mantler, la monotonie apparente, l'inexorabilité, le timbre des voix (Bruce, Wyatt, Faithfull...). Écouter Scott Walker me donne cette impression léthargique d'énergie contenue, son chant rappelle Elvis dans un opéra contemporain. Quelques petites extravagances soniques me font préférer The Drift, une merveille, ça finira par se savoir. Les sons métalliques font grincer les neurones, les grosses caisses cognent à la porte, les bruitages narratifs n'enlèvent rien à l'abstraction... Les références se nomment Pasolini ou Brecht, les évocations de Mussolini ou Milosevic rappellent la noirceur de Triste Lilas de Vigroux, atmosphères de fin du monde, l'enfer comme si vous y étiez...


J'ai gardé le meilleur pour la fin. Hervé Zénouda m'en avait parlé il y a un an et demi, Franck Vigroux me fait passer à l'acte, et à la caisse. Professor Bad Trip et An Index of Metals (Cypress Records) de Fausto Romitelli, compositeur contemporain autant inspiré par le free que le rock, par l'école spectrale que par l'électro-acoustique, sont d'authentiques chefs d'?uvre. Même s'il touche à une probable et relative immortalité, son prénom ne l'aura hélas pas empêché d'être emporté par un cancer en 2004, à l'âge de 41 ans. La musique est d'une puissance incroyable, la richesse du matériau sonore inépuisable, l'architecture une cathédrale. Donnez à un adepte psychédélique d'Henri Michaux, un fanatique de l'impureté, un enfant de "l'artificiel, du distordu et du filtré", les moyens proprets de l'institution contemporaine, et vous pourriez réussir le cocktail alchimique explosif qui a cramé ma galette argentée. L'ensemble belge Ictus le suit dans ses expérimentations démentes. Avec ou sans électronique ajoutée, la musique sonne inouïe. Dans le premier disque, à côté des pièces d'ensemble, il y a un solo de flûte à bec contrebasse qui sonne comme de grandes orgues et Trash TV Trance, un solo de guitare électrique dont pourraient s'inspirer à leur tour les expérimentateurs les plus aventureux.


Le second album de Romitelli est un double, version audio et version dvd en vidéo-opéra cosigné avec Paolo Pachini. La musique est encore plus corrosive que dans les ?uvres précédentes. Utilisation de tous les bruits parasites, grattements de vinyle, friture numérique, clics, infrabasses, dans un univers varèsien adapté au nouveau siècle... On passe d'un monde à l'autre sans ne jamais quitter l'univers. La guitare électrique se même parfaitement à l'orchestre. Qu'écoutait donc Romitelli pour se détendre lorsqu'il rentrait chez lui ? A-t-il jamais fait de la scène lorsqu'il était adolescent ? Qu'y a-t-il vu et entendu ? Tant de questions sans réponse me brûlent les lèvres tandis que je suis assailli par les sons qui m'entourent et "ignorant des choses qui le concerne". Deux versions image, un ou trois écrans. Deux versions son, stéréo ou 5.1. Le travail vidéographique est décent, mais la "modernité" (comprendre "qui suit la mode") affadit le propos musical beaucoup plus ouvert et généreux. Le texte lui-même propose des hallucinations autrement plus originales (Drowninggirl, Risinggirl, Earpiercingbells). J'imagine une interprétation à la Godard dans son Histoire(s) du cinéma plutôt que ces textures cliniques, fussent-elles empruntées au réel (exercice de style que de fabriquer des images de synthèse sans aucun artifice ; je choisis ici mes moments préférés comme illustrations). Mais quel bonheur de découvrir un nouveau compositeur que l'on ignorait encore la veille ! Romitelli s'est éteint à Milan le 27 juin 2004. An Index of Metals est son requiem.
Ces cinq albums sont sous-tendus par des dramaturgies de matière qui racontent une histoire, poèmes tremblés parfaitement maîtrisés. Ils mènent inexorablement au travail de Vigroux. Je me reconnais dans le drame (entendre théâtre et plus précisément théâtre musical radiophonique) comme dans le Drame (comprendre Un Drame Musical Instantané). Lorsque j'entends ou que je vois des choses qui me plaisent, je n'ai plus à les réaliser moi-même, ça me fait des vacances. Quel soulagement !

samedi 17 février 2007

Les vraies rencontres sont rares


La première fois que j'ai entendu Franck Vigroux, c'était avec la harpiste Hélène Breschand sur le double album Les Actualités dont j'ai assuré la direction artistique pour les Allumés du Jazz. Leur morceau s'intitulait Les petites poussières ; c'est aussi le titre d'un court métrage magistral que Vigroux vient de terminer. Vingt quatre minutes d'une rare émotion pour ce genre de montage à la fois expérimental et sombrement romantique. La bande-son portée par la voix de David Sighicelli y est remarquable et la musique originale n'a jamais rien d'illustratif, ce qui tranche radicalement avec ce que l'on a l'habitude de voir et d'entendre au cinéma. Le super 8 numérisé façonne toute la matière, image et son. Le thème chanté par Jenn Priddle dans les dernières minutes montre que Vigroux a l'esprit ouvert à toutes les musiques. J'ai ressenti comme une bouffée d'air frais loin des ayatollateries de nombreux improvisateurs d'aujourd'hui. Chez lui, une jolie mélodie peut côtoyer des élucubrations libertaires, il ne craint ni le chaos ni la tenue d'un rythme régulier. On verra que d'un disque à l'autre, tout est possible. Comme j'adore les surprises, me voilà comblé !
D'autres Cordes est un label de disques situé en Lozère, dans le Massif Central, loin de toute ligne TGV. La vitesse et le tranchant n'en sont pas pour autant absents. "Push the Triangle" est un trio free rock du batteur Michel Blanc avec le saxophoniste Stéphane Payen et Franck Vigroux à la guitare. C'est à Vigroux que l'on doit la production et le montage du magnifique Goût du sel d'Hélène Breschand, déjà paru sur D'autres Cordes, disque passionnant où la harpe est transformée par l'électricité, arrachée, distordue, tricotée, montée en amazone, attrapée par les cornes, caressée, précipitée. Le goût du sel donne soif, soif de chair et de sang. Malgré les travaux de Zeena Parkins, c'est la première fois que je suis emballé par l'instrument, il y a longtemps que j'attendais ça...
Si Push The Triangle développe une énergie phénoménale, Lilas Triste et Triste Lilas, mon préféré, sont d'une architecture complexe, à la fois intègre et baroque. Entendre : c'est varié et ça se tient. Ces deux albums ressemblent beaucoup plus à la personnalité kaléidoscopique de Franck Vigroux. Construits comme des Hörspiel, des films pour l'oreille, ils mettent en jeu des univers dramatiques, des mots chuchotés et des mouvements orchestraux inouïs. Ici au moins on ne s'amuse pas sans arrière-pensée. Sur le premier cd, on retrouve Breschand tandis qu'apparaissent la soprano Cécile Rives et le guitariste David Fuczynski. Vigroux ne dédaigne pas les rencontres guitaristiques (et chauves !) comme récemment son duo avec Elliott Sharp, ou sur le second disque Marc Ducret, un de ses héros, qui partage l'affiche avec l'incontournable harpiste, le bassiste Bruno Chevillon, Blanc à la batterie et Jenn Priddle. Tout cela sonne comme une petite famille, complicité oblige. Pourtant cette fois Vigroux a laissé tomber la six cordes au profit de tourne-disques et de manipulations électroniques qui rendent méconnaissables les textures qu'il triture. Il évoque une Europe qui a sombré dans la guerre, champs de bataille où les larmes emplissent les tranchées, rêves qui s'écrivent avec le sang des autres, révoltes d'insoumis refusant l'horreur offerte par nos actualités... Vigroux réalise un reportage impossible à partir d'éléments de fiction ou de pièces rapportées pour que tout reste crédible, visible à l'?il nu. Il aime les narrateurs, benshis commentant l'action, confidents se livrant en pâture à la chose publique, Fabrice Andrivon dans Lilas Triste, Ducret superbe dans Triste Lilas, Sighicelli dans le film des Petites poussières...
Depuis les meilleures ?uvres de John Zorn (Godard, Spillane...), je ne m'étais jamais senti autant chez moi, en terrain connu. Je me laisse porter par le flux dramatique sans m'attacher aux instruments. Je suis suspendu à chaque son qui passe et s'articule comme des phrases indépendantes qui s'entrechoquent pour former une ?uvre, raconter une histoire, abstraite ou figurative, haute en couleurs, à la fois épique et lyrique, l'histoire du monde et des hommes qui s'en sont emparés, mais celle aussi d'un objecteur de conscience qui refuse ce que l'on dit immuable...

Photogramme du film de Franck Vigroux, Les petites poussières.
Les disques D'autres Cordes sont distribués par Abeille Musique et disponibles aux Allumés du Jazz.

vendredi 16 février 2007

Au four et au moulin


Voilà t'y pas que je me retrouve à écrire deux blogs au lieu d'un. Depuis quelques semaines, j'essaie d'initier celui des Allumés en m'y collant pour montrer l'exemple aux labels de disques adhérents, 42 rédacteurs potentiels. Seul Linoléum a saisi la balle au bond, comprenant les enjeux de cet espace de liberté. J'ai commencé par mettre en ligne les grands entretiens du Cours du Temps. J'ai moi-même réalisé ou cosigné ceux de François Tusques, Bernard Vitet, Steve Lacy, Jacques Thollot, Michel Portal, Fred Frith, Archie Shepp, Guy Le Querrec... Il manque les magnifiques photos de Le Querrec, mais le Journal complet est téléchargeable au format pdf. Parallèlement, j'ai mis quelques billets en ligne dans les différentes rubriques : Radio Allumée (on peut maintenant écouter gratuitement de la musique d'un catalogue riche d'un millier de références !), Les sujets qui fâchent, Penser la musique aujourd'hui, Actualité des labels... J'ai illustré tout cela pour bien montrer que cela pouvait être attrayant, et même inséré un extrait sonore dans un petit lecteur mp3 très simple d'utilisation puisqu'il suffit de cliquer... Hier, j'ai mis en ligne un billet sur l'entreprise de sabordage de la Fnac. J'aurais pu l'écrire ici, je l'ai publié là-bas.

On ne sait plus où donner de la tête. Les majors veulent la peau du disque (il y a des secteurs au profit plus juteux), la Fnac suit le mouvement (40% de postes de disquaires à supprimer), les sociétés d'auteurs sont aveugles et pactisent avec l'industrie, les intermittents tombent comme des mouches. La vie est dure pour les indépendants, allez savoir pourquoi ! Anne Montaron, productrice à la radio d'une des rares émissions de musique vivante (orientée jazz, improvisation et nouvelles musiques) annonce ce matin que la direction de France-Musique a décidé de suspendre l?émission À l?Improviste (nocturne comme diurne) à partir d?avril : "cette musique plombe la chaîne et n?a pas de public"... Le pouvoir, lorsqu'il entend le mot culture, n'a même plus besoin de revolver. En douceur, on vous dit.
Si de nouvelles musiques ne naissent pas de tant de mépris et de brutalité, c'est que nous sommes tous complètement abrutis.

Photogramme tiré de mon film Idir et Johnny Clegg a capella, manifestation contre l'assassinat de Chris Hani, Johannesburg, avril 1993.

Soutien à Anne Montaron.

vendredi 9 février 2007

Chacun son tour de platine

En même temps que sort le nôtre chez GRRR (!), je reçois trois disques excitants cette semaine... Valérie me dit que les nouveautés se bousculent aux Allumés avant le bouclage du prochain numéro du Journal... Une libraire de La Garenne-Colombes nous demande si elle ne pourrait pas vendre le catalogue des Allumés au premier étage de son magasin dans lequel elle souhaite créer un espace convivial... Bruno Letort m'annonce qu'il monte une boutique près de la Place Voltaire à Paris... Bernard Coutaz écrit que Harmonia Mundi n'a jamais vendu autant de cd qu'en décembre dernier... Voici donc quelques réponses à la manipulation médiatique dont la presse généraliste nous rabâche les oreilles, la mort du disque ! Le téléchargement et le piratage ont bon dos alors que les majors qui appartiennent à des holdings complexes trouvent simplement que leurs profits ne sont pas assez juteux. Pendant que Pinault fait le ménage à la Fnac avant de vendre, l'industrie du disque préfère assassiner tout un secteur culturel pour fourguer des armes ou des fichiers immatériels, le bénéfice étant autrement plus attractif, et ce avec la complicité des médias et des sociétés d'auteur qui lui emboîtent aveuglément le pas. Défendre le disque n'est pas un combat d'arrière-garde, le progrès est souvent régressif. En affirmant notre attachement à l'objet nous protégeons l'esprit, de ceux qui le cultivent et risquent de se retrouver au goulag de la pensée, direct Guantanamo sans aucune forme de procès qu'une prétendue évolution des m?urs.


Des percussionnistes Mirtha Pozzi et Pablo Cueco triturés par cinq apprentis-sorciers de l'électronique, j'ai dit ici tout le bien que j'en pensais après leur concert inaugural au Triton. Leurs Improvisations méditées - Percus électro, superbement enregistrées en studio, sont par définition un nouvelle aventure. Vingt courts index ponctuent un disque où le rythme et le timbre tricotent un pull over chamarré, une cotte de mailles cousue main (Mirtha utilise essentiellement des percussions métalliques) qui colle à la peau (Pablo est un maître du zarb). Les transformations électroacoustiques en temps réel de Nicolas Vérin, Étienne Bultingaire, Thibaut Walter, Christian Sebille et Thierry Balasse tissent un ensemble homogène de haute couture. Le défilé, sous la baguette de Max MSP et de ses cousins, est un plaisir pour les oreilles. Il donne une petite idée de ce que l'on pourrait porter cette année.


Le violoncelliste Didier Petit tempère son romantisme exacerbé par une attirance profonde pour la science. Après la chimie de NOHC, son nouveau projet, WormHoles, nous propulse dans le cosmos. Dans sa navette, il embarque le percussionniste Edward Perraud, la chanteuse Lucia Recio, le guitariste Camel Zekri et l'ingénieur du son Étienne Bultingaire. S'il chante Léo Ferré (décidément les jazzmen aiment Ferré), sa pensée désarticulée le pousse naturellement vers le monde obsessionnel de Georges Perec, une soupape de sécurité. L'interprétation des textes mériteraient pourtant un travail dramatique plus approfondi. Comme dans le disque de Pozzi-Cueco, des index courts (ici 31) structurent les improvisations en les empêchant de s'effondrer dans d'absorbants trous noirs propres au genre. En intégrant dans WormHoles des pièces écrites, une nouveauté chez Petit, il opte pour des séquences plus rock (plutôt british) que jazz (le T'es rock, coco de Ferré est à sa place !). WormHoles sonne aussi comme un équipage soudé où chacun tient son poste de compositeur-interprète, une réunion de savants de bande dessinée dignes des sept boules de cristal.


Enfin, tombe le dernier Portal, Birdwatcher, n'en déplaise aux pisse-froid qui se prennent pour des shérifs et veulent mettre la musique au garde à vous.
J'ai rencontré Michel la première fois en 1975 grâce à Bernard Lubat que je venais d'engager pour faire les arrangements des chansons d'un disque du PCF commémorant l'année de la femme ! Je ne sais pas comment j'ai réussi mon coup, mais je suis resté avec lui dans une sorte de cagibis tout le temps que défilèrent un par un tous ses musiciens. À chacun Michel donna les consignes pour le concert, devant moi, médusé. Il y avait JF (Jean-François Jenny-Clark), Humair, Joseph Dejean et Lubat lui-même. J'ai toujours aimé apprendre, ce soir-là je fus servi. Je raccompagnai en voiture Michel jusqu'à chez lui, car il avait une jambe dans le plâtre. Quelques temps plus tard, il vint écouter Défense de à la maison et il essaya sa clarinette sur mon synthétiseur ARP 2600. Son jeu générait des grappes de notes grâce à un suiveur d'enveloppe. La perte de contrôle le perturbait totalement. Contrairement à d'autres, il m'encouragea à poursuivre ma propre voie.
Jusqu'à la rencontre avec Bernard Vitet l'année suivante et la fondation d'Un Drame Musical Instantané, j'allai à tous les concerts de Michel Portal. Aucun ne se ressemblait. C'était chaque fois un émerveillement, amorcé à l'écoute de No, no but it may be... et de concerts retransmis à la radio. Contrairement à ce qu'affirme bêtement Aldo Romano, Michel a influencé un nombre considérable de musiciens, sans que ce soit forcément des clarinettistes ou des saxophonistes. Mes goûts se sont transformés comme sa musique. Je le redécouvre régulièrement. Sa fragilité, ses doutes perpétuels produisent des effets contradictoires. On ne peu hélas pas dire cela de grand monde dans le "jazz" français. Les roucoulades de macho cogneur d'Aldo ne m'ont, par exemple, jamais fait ni chaud ni froid.
Dans Birdwatcher, si le saxophoniste Tony Malaby donne la réplique à Portal, comme deux oiseaux, qui est donc l'observateur ? Est-ce Jean Rochard qui assume son rôle de producteur en choisissant les prises et supervisant le mixage en l'absence du leader ? Est-ce une question de schizophrénie ? On sait qu'être un grand soliste classique et une figure de proue du jazz n'a jamais été une situation facile pour le clarinettiste, capable aussi de faire tout un concert au bandonéon... Qu'importe le titre pourvu qu'on ait l'ivresse ! Si Portal réussit enfin son disque jazz, c'est aussi qu'il est bien entouré : d'un côté Malaby, Erik Fratzke (Happy Apple), François Moutin, JT Bates et le mythique Airto Moreira, de l'autre le Power Trio, Jef Lee Johnson, Sonny Thompson, Michael Bland. Présent partout avec sa légendaire discrétion, le pianiste Tony Hymas, assure la continuité avec brio.
Birdwatcher coule de source. Il est l'aboutissement des incartades de Portal dans les mondes du jazz, la justification de ses errances au label bleu. Le ténor de Malaby, comme le Power Trio, donne à la clarinette basse de Portal une légitimité, pas tant celle du jazz que de sa déclinaison européenne, emprunte d'un lyrisme basque et d'une musique classique dont les bois raisonnent (sic) sur nos terres plus qu'aucun instrument. Sur ces branches feuillues se perchent les oiseaux. Si leur chant me plaît toujours plus en réponse et contrepoint qu'à l'unisson, je m'envole sur les mélodies des anches tandis que toute la forêt s'ébroue, percussions sifflantes et craquements swing.

mardi 6 février 2007

Steve Lacy avec le Kronos Quartet


J'en avais entendu parlé, mais ce genre d'information nécessite d'être toujours vérifiée. Le saxophoniste soprano aurait collaboré avec le Kronos String Quartet. Cependant aucun disque n'est jamais paru avec la Precipitation Suite composée par Steve Lacy. En fouinant sur mon site de téléchargement favori, dimeadozen.org, j'ai réussi à trouver l'enregistrement live à Donauschingen du 18 octobre 1986 à la Baar-Sporthalle. Trois mouvements : I feel a Draft, Cloudy et Rain où les cordes prolongent la pensée zenophile du saxophoniste, lignes claires, lyrisme pointilliste, concerto malin qu'on espère entendre rejoué, même si la partie de Lacy devra être évidemment interprétée par un autre soprano.
Il semble que lors du même concert le Kronos a également créé une Survivors Suite attribuée à Phillips (Barre ? Étrange, je ne connais que celle de Keith Jarrett) avec le batteur Max Roach, mais elle ne m'a pas aussi emballé que la pièce de Lacy qui montre une face méconnue du génial disciple de Monk, une prolongation du geste instrumental du saxophoniste plutôt qu'une confrontation comme celle avec la batterie. J'ai déjà évoqué ici les innombrables œuvres du répertoire du Kronos non publiées en cd, mais trouvables sur le Net avec un peu de chance, d'astuce et d'opiniâtreté. C'est chaque fois une découverte.

Tableau d'Arman L'attila des violons

vendredi 2 février 2007

Le désert rouge et les Carpaccio


Pour mon prochain article de la rubrique Sur l'écran noir de vos nuits blanches du Journal des Allumés du Jazz que je consacre cette fois aux partitions sonores, j'ai revu Le désert rouge de Michelangelo Antonioni, son premier film en couleurs (Carlotta). Je me souvenais de la bande-son industrielle, jets de vapeur et électroacoustique de Vittorio Gelmetti, mais j'avais oublié le caractère de cantate du film, à l'image de la musique du générique de Giovanni Fusco, le compositeur de L'avventura, L'éclipse et Hiroshima, mon amour. Le trouble des personnages tient de l’abstraction musicale des sentiments. Le cinéaste a remplacé les dialogues par un vide contemporain, minimalisme varésien, deux termes a priori incompatibles. Encore plus que celui d'un musicien, Le désert rouge est un film de peintre. Antonioni badigeonne les usines de couleurs vives et atténue la nature au brumisateur. Il "peint la pellicule comme on peint une toile". Si Matisse est son modèle, le décor semble avoir été commandé à de Kooning ou Rothko. On verrait bien ce film accroché aux cimaises du Centre Pompidou. Dans l'un des bonus du dvd, Antonioni termine l'interview en répondant qu'il ne se pose de questions ni avant ni après, mais pendant le film. "Vous arrivez trop tard", fait-il à celui qui l'interroge.
C'était la première fois que j'allais à Venise, un lendemain de Noël, en 1978 je crois, peut-être 79. Jean-André (Fieschi) m'avait emmené pour "fêter" la fin de notre collaboration de quatre ans. La ville était recouverte de neige, beaucoup. Ce matin-là, Jaf me guida jusqu'à San Giorgio degli Schiavoni pour voir les Carpaccio. Je fus saisi par les cadres, hors champ préfigurant déjà le cinématographe, et par le mouvement. J'y voyais aussi un ancêtre de la bande dessinée. Il y a chez ce peintre la même modernité que l'on rencontre dans la musique médiévale, la plus proche de nos improvisations contemporaines. Ses rouges et ses bleus se retrouvent dans Le désert.
Nous étions seuls dans la petite église avec un couple, un monsieur qui semblait déjà âgé et une jeune femme. Nous l'avons reconnu, lui, mais nous n'avons pas osé bouger, nous aurions brisé le charme. Nous l'avons regardé s'éloigner, de dos, le long du canal. Tout était magique. Venise sous la neige, les peintures sur les murs, le dragon terrassé, le silence et l'absence, et Michelangelo Antonioni. Depuis, je n'imagine pas faire le voyage sans aller admirer les Carpaccio. Il y a deux ans, j'y suis retourné pour la septième fois.

mardi 30 janvier 2007

La mort de Siggy


Le site des Allumés du Jazz s'est enrichi de nouveaux systèmes de recherche (par label, artiste ou album) beaucoup plus fins que dans sa précédente version, d'une WebRadio (on peut enfin écouter de la musique) et d'un blog. Devinez qui initie ce blog ? Dans un premier temps, certes, en attendant que les autres rédacteurs se réveillent ! J'ai ainsi déjà mis en ligne la plupart des grands entretiens réalisés dans le cadre du Cours du Temps, rubrique récurrente du Journal des Allumés du Jazz. Sans les photos de Guy Le Querrec qui les accompagnaient (les journaux sont néanmoins téléchargeables au format pdf sur le site des Allumés si on souhaite avoir la complète), on pourra ainsi lire ou relire les entretiens fleuves réalisés avec des musiciens qui ont marqué le précédent demi-siècle : François Tusques, Bernard Vitet, Steve Lacy, Jacques Thollot, Henri Texier, Michel Portal, Joëlle Léandre, Fred Frith, Archie Shepp... aussi bien que ceux avec Le Querrec ou le dessinateur Siné...

On reviendra à tout cela ultérieurement, car ce qui m'anime aujourd'hui est le commentaire laissé sur le blog des Allumés par un ami marin de Siegfried Kessler, pianiste de jazz retrouvé noyé il y a quelques jours, près de son bateau à La Grande Motte.
Fredo nous écrit : Bonjour, je suis un ami de Siggy, j'habite sur un bateau à quelques mètres du sien... C'était mon ami , je le voyais tout les jours... Et le raccompagnais souvent à son bateau avec son ami anglais Andy ainsi que d'autres... Ces temps derniers il était malade... Il avait, en plus de ses problèmes de finances immédiates... (il attendait le réglement de son concert du 25 décembre 2006 à l'ambassade de Roumanie ?), de gros problèmes de santé, atteint d'une prostate défaillante... C'est normal vu son âge... Donc les difficultés que peuvent engendrer une telle maladie... Puis il est vrai qu'il buvait un peu... Mais qui peut se prévaloir de ne pas le faire... Bref ! Ce dimanche 21 janvier, sortant de mon bateau pour aller boire un KF je rencontre Siegfried qui était assis sur un banc... Il s'était uriné et déféqué sur lui... J'ai aussitôt appelé le centre d'action civil des pompiers à Montpellier qui m'a gentiment éconduit vers la caserne des pompiers de La Grande Motte... Réponse:.. Nous arrivons !? Trois Minutes après, débarque la police municipale de la Grande Motte ? Pour soigner un malade ? Ouf Pimpon... Enfin ils arrivent ? Ah Monsieur a encore trop bu, il est sale et en plus s'est pissé dessus... Merde que faire... Allez direction la gendarmerie... Cellule de dégrisement... J'ai eu beau leur dire qu'il lui fallait un médecin et des soins !? Monsieur, on a l'habitude, laissez nous faire notre travail SVP. Si vous le laissez sortir de vos locaux sans soins il est mort... Incroyable STRIKE ? Et on l'a retrouvé flottant le lendemain... Qui faut-il être pour vivre sans déranger... À bon entendeur salut !
Cette histoire est terrible. Elle me rappelle la mort d'Albert Ayler, noyé dans l'East River, ou celle du batteur Oliver Johnson, retrouvé assassiné sur un banc parisien alors qu'il s'est clochardisé, ou encore celle de Malachi Ritscher qui s'est récemment immolé par le feu sur une grande artère de Chicago. Siggy est mort de ne pas avoir été entendu. Les secours n'arrivent pas tous à la même vitesse. Le prix de la vie est fonction de son appartenance sociale.

Image du film de Christine Baudillon, Siegfried Kessler, a love secret (2004).

dimanche 28 janvier 2007

Les chiffres à livre(t) ouvert


Il n'est pas coutume de livrer ses chiffres. La profession croule sous le secret. Il n'est pourtant qu'une seule valeur qui ne soit ici comptabilisée et qui mérite la considération : la solidarité. Cette valeur morale, qui n'a pas de prix, ne concerne pas exclusivement la production de disques. C'est aussi la clef de notre réveil politique... Fasse que les chiffres qui suivent profitent à mes collègues et éclairent celles et ceux qui n'en ont a priori rien à fiche.

998 exemplaires livrés de l'album Établissement d'un ciel d'alternance ; si Michel Houellebecq vend 400 000 exemplaires de La possibilité d'une île, son dernier roman, ses ouvrages de poésie sortent seulement à 1 500 (premier tirage).
Une centaine envoyés illico à la presse, aux ayant-droits, à la Bibliothèque Nationale, etc.
2,11 ? de frais postaux par envoi.
25,80 ? pour 100 enveloppes 18x27cm Rajamousse, plus 16 ? de frais d'envoi.
135 exemplaires première livraison en dépôt chez le distributeur (Orkhêstra) vendus 6,56 euros l'unité ; cela peut donner une idée de la marge des intermédiaires lorsque l'album se retrouve en magasin, mais seul le diffuseur fait un réel bénéfice...
31,20 ? envoi colis 18 kilos Chrono 18 service exclusif Internet.
6 kg le carton de 45 exemplaires.
45 en dépôt aux Allumés à 8,78 ?l'unité en vpc.
658 ? pour le mastering (niveaux, traitement sonore et codage PQ, master DDPI, copie d'écoute, envoi poste au presseur, 2 cd-r d'écoute) de 4 titres (index) d'une durée totale de 33'39".
500 ? prix d'ami pour la conception de la couverture et du livret, merci Étienne...
2793,86 ? pressage du cd, impression de l'étiquette, du livret 12 pages quadri et du boîtier, cellophanage, transport (MPO)
délai de livraison 15 jours ouvrables.
719,60 ?droits de reproduction mécanique SDRM qui reviendront aux ayant-droits, les auteurs, après déduction d'une quinzaine de % à la SDRM pour frais de gestion (l'éditeur des poèmes et l'auteur se partagent 50%, le reste revient au compositeur, sauf pour l'instrumental Tchernobyl partagé entre Bernard et moi) ; les petits producteurs indépendants doivent avancer cette somme sur leur stock tandis que les gros producteurs ne paient que sur les exemplaires réellement vendus.
Total des frais 5000 ? H.T. environ, toutes sommes s'entendant hors taxes.
Pour rentabiliser la fabrication, il faut avoir vendu environ 800 exemplaires, mais le total n'inclut pas le salaire des artistes, ni le studio d'enregistrement, ni les frais divers (transport, téléphone, secrétariat, etc.). Si le disque se vend miraculeusement bien, les frais de réassort (réimpression) sont heureusement moins chers.
Ce billet dominical manque sérieusement d'humour. On est pourtant si contents de tenir enfin l'objet entre nos mains, impatients de savoir comment il sera perçu...

vendredi 26 janvier 2007

Sortie chez GRRR de mon duo avec Michel Houellebecq


Établissement d'un ciel d'alternance (cd GRRR 2026)

Michel Houellebecq écrit que c'est sa seule collaboration réussie avec un musicien. Jean-Jacques Birgé suggère qu'on se laisse porter par le "poème symphonique" comme en état d'apesanteur. Créé pour le 10ème anniversaire des Inrockuptibles à la Fondation Cartier, "Établissement d'un ciel d'alternance" a été enregistré en une seule prise par les auteurs. Le bonus instrumental de Birgé et Vitet (Un Drame Musical Instantané) insiste sur le côté sombre du texte et sur l'aspect "musique de film" de l'album. Très classe, grand format pour un boîtier et un livret aux couleurs glauques, texte de Michel Houellebecq inclus.

D'abord le texte promotionnel envoyé au distributeur, Orkhêstra International, qui s'occupe de nombreux labels indépendants (mais la majorité de son chiffre d'affaires provient du label américain Tzadik dirigé par John Zorn).
Ensuite, la petite histoire (elle figure dans le billet du 27 novembre 2006).
Voilà, je suis très fier de sortir cet album. Comme presque tous mes disques et ceux du Drame, il a été enregistré chez moi, au Studio GRRR, situé alors en face du Père Lachaise. C'était il y a dix ans. Établissement d'un ciel d'alternance est le fruit d'une seule prise, sans coupure et sans mixage postérieur. Le mastering réalisé par Isabelle Davy (Circé) a seulement rééquilibré certaines fréquences, un travail de prestidigitatrice. J'aime l'état d'urgence que produit le direct. C'est la première prise, nous étions le 4 novembre 1996. Il existe une seconde prise datant de deux jours plus tard, plus longue, plus riche instrumentalement, mais l'émotion n'y est pas aussi forte, la voix pas aussi juste ni posée. J'ai longtemps pensé éditer les deux prises. Leur comparaison est passionnante, mais Michel a tout de suite affirmé sa préférence pour la première. Il avait raison.

J'ai choisi de compléter l'album avec une pièce composée avec Bernard Vitet (son Cours du Temps est en ligne sur le blog des Allumés depuis peu). C'est encore une longue histoire. Nous avions écrit à deux la musique du long métrage d'Ademir Kenovic, Le cercle parfait, à sa demande. Il désirait un orchestre symphonique et deux chœurs, un chœur d'hommes et un chœur d'enfants, plus un groupe de rock ! Après trois mois d'écriture intensive, nous lui avions envoyé une heure de musique à Sarajevo. Ademir, enchanté, s'en est servi pour le tournage. Et puis, changement de producteur, changement d'équipe, on jette tout le monde et on en prend de nouveaux. Junk work. Comme je n'avais aucune nouvelle, j'avais envoyé une note à celui qui avait coutume de m'appeler son "kid brother" : When you have such friends, you don't need any ennemies (quand on a de tels amis, pas besoin d'ennemis). Point. Cela m'avait tout de même permis de régler mon attachement pathologique avec l'ancienne ville assiégée.
Six ans plus tard, en 2002, je reprends la partie d'orchestre de l'adagio écrite par Bernard pour l'intégrer à un nouveau morceau, cette fois pour accompagner un montage photographique sur Tchernobyl réalisé par Olivier Koechlin sur des images de Guillaume Herbaut à l'occasion des Soirées des Rencontres d'Arles de la Photographie dont j'étais directeur musical. Ça se passe mal avec le photographe qui trouve que l'émotion produite par la musique est trop forte, qu'elle écrase son travail. Paranoïa récurrente chez les gens d'images. Il préfère un sirop techno variétoche illustratif à la dialectique. Dommage. J'avais, encore cette fois, tout enregistré en direct, pour conserver cette vitalité, propre au geste instrumental, qui se perd trop souvent lorsqu'on utilise des machines. Je diffuse l'enregistrement des cordes (virtuelles) pendant que je joue d'instruments électroniques en temps réel. J'ai l'impression d'être une pieuvre tant j'ai de bras. Je me sers d'un AirFX et d'un AirSynth (Alesis), de mon VFX (Ensoniq) utilisé essentiellement sur Établissement... avec ma voix dans le H3000, de l'XT (MicroWave), du JV (Roland)... L'orchestre réfléchit les habitants condamnés par les radiations dans leurs intérieurs vétustes, d'un autre âge, tandis que l'armée d'instruments électroniques représente aussi bien la radioactivité que l'arsenal déployé autour de la centrale nucléaire après l'accident. Tous ces gens sont sacrifiés. Je mixe en direct avec tous les doigts en même temps que je joue. La partition musicale refusée encore cette fois (heureusement ce n'est pas courant, et cela explique probablement mon choix de l'éditer ici !) réapparaît donc enfin aux côtés du texte de Houellebecq, parce que je sens quelque chose de commun entre son poème, le siège de Sarajevo et la catastrophe nucléaire. Cela me fait plaisir que Bernard soit présent sur ce nouvel album, le premier que j'enregistre en étant le seul musicien. Il a composé pour l'orchestre, j'ai réalisé tout le reste. Nous avions besoin d'un instrumental, impossible à glisser parmi les trois index qui structurent Établissement d'un ciel d'alternance. J'ai ajouté Tchernobyl à la fin, comme pour le générique de fin d'un long métrage.

Il y a quelque chose de proprement cinématographique dans le duo avec Michel. Sa voix chaude et impassible nous envoûte. Je m'allonge et me laisse flotter au milieu des échangeurs, sur ces autoroutes nocturnes fortement imagées.
J'ai demandé à Étienne Auger de fabriquer un objet de luxe, quelque chose que l'on ait envie de tenir entre ses mains, de posséder. C'est ma façon de lutter contre le piratage : créer du désir. Détestant le petit format des cd, j'ai choisi que cela ressemble à un livre (en fait c'est le format des dvd), avec un beau livret où figure le texte de Michel Houellebecq, agréable à suivre en même temps qu'on l'écoute. Michel voulait faire des photos d'autoroutes la nuit, mais il n'a pas trouvé les conditions adéquates et c'est Étienne qui s'y est collé, avec des images prises lors de son dernier voyage au Japon. Comme d'habitude, je désirais une pochette qui se voit de loin, qui sorte de l'ordinaire. Entre le grand format allongé et cette image renversée, aux couleurs sombres (une autre suggestion de Michel quand il a regardé les précédents albums dessinés par Étienne, Machiavel et la réédition de Trop d'adrénaline nuit), voire glauques (quand je dis glauque tout le monde comprend vert, c'est bien), je suis servi ! À l'intérieur, Étienne a joué sur le minimalisme zen de la musique (si si !), avec une goutte graphique qui insiste sur l'instantanéité et le rayonnement. J'ai un faible pour son collage de l'index 4, une vue de Tchernobyl avec les timbres philatéliques édités par les Russes pour commémorer la catastrophe. Le livret contient un texte de présentation manuscrit de Michel et une autre page que j'ai écrite. Michel raconte l'anecdote des perruches...
Cinématographique, minimal, résolument moderne pour le son ; renversé, glauque, nocturne pour l'image ; c'est un bon résumé.

samedi 20 janvier 2007

2+4=1


Mirtha Pozzi et Pablo Cueco étaient jeudi soir au Triton pour un concert exceptionnel avec quatre électro-acousticiens qui manipulaient le son de leurs percussions en temps réel. Cinq Mac entouraient la scène où s'étalaient les objets métalliques de Mirtha et où trônaient le zarb et le cajón de Pablo. Le flegme du barbu répondait à l'excitation enjouée de l'Uruguayenne. Mirtha avait averti que la chose ne se reproduirait pas de si tôt avec les quatre compères qui venaient de participer à l'enregistrement du disque chez Transes Européennes (dist. Buda Musique). Les prochaines représentations se feraient avec un, maximum deux manipulateurs, mais pas tout le ramdam ! Installer cet imposant dispositif est amusant une fois, mais ça devient vite une galère si l'on doit tourner avec. Nous avions donc de la chance de nous trouver là, dans l'agréable salle des Lilas, cosy fans tutti.
À tour de rôle, Christian Sebille (de dos sur la photo), Étienne Bultingaire, Nicolas Verin et Thibault Walter triturèrent le son des peaux, cymbales, ardoises, bings et bongs. Le premier se dandinait sur sa chaise face à son écran, jouant des filtres et de la résonance. Le second, spatialisant la diffusion, fit rebondir les pings et pongs que s'échangeait le couple dans un match gracieux dont le seul enjeu était le jeu. Le troisième s'empara des berimbaos, deux arcs amplifiés jusqu'à l'énorme. Le quatrième s'était muni d'un petit clavier midi pour jouer en contrepoint avec les sons captés par la forêt de microphones. Chaque électro joua avec la même tendresse sans jamais écraser l'acoustique du lieu où se propageaient les ondes des instruments échappés des quatre coins du monde. Se fichant du tiers comme du nouveau, les deux maîtres de cérémonie les réduisirent à se faire battre, cogner, secouer, gratter, pincer, mais aussi caresser, embrasser, aimer. La bande des quatre se constitua quatuor pour un final encore plus improvisé, puisque jamais tenté, pas même en répétition, les six musiciens nous laissant ainsi assis devant le clou du spectacle, festival inouï d'explosions délicates et rebonds stimulants.

mardi 16 janvier 2007

La composition par le menu





J'ai eu du mal à dormir. La mélodie enregistrée hier avec Valéry me trottait dans la tête, tempo obsédant qui a tourné toute la journée dans les haut-parleurs du studio et qui me poursuit dans l'obscurité de la nuit. Le résultat est assez proche de ce que j'avais annoncé dans le billet du 20 décembre. Je livre ici la recette de cuisine qui permet à la composition musicale d'exister. Avant de m'y mettre j'étais un peu préoccupé, parce que je suis toujours inquiet de savoir si j'arriverais à faire ce que j'ai prévu, ou plutôt préentendu.
J'avais enregistré une maquette d'une minute, ce que je fais rarement, mais ça arrangeait le réalisateur, Valéry Faidherbe, alors je m'étais plié à cette contrainte puisque cela pouvait aider à convaincre notre client, le Musée des Beaux-Arts d'Angers. J'ai commencé par découper le film de cinq minutes en quatre parties. En réalité, c'est du banc-titre informatique, il n'y a que des photographies, mais les recadrages et les mouvements à l'intérieur des images donnent l'impression qu'il s'agit d'un film. Sur trois écrans ! J'ai donc cherché des timbres pour la mélodie principale, une sorte de boucle évolutive générée à partir de l'arpégiateur du V-Synth.
J'ai commencé par les instruments virtuels utilisés dans la maquette, le marimba agrémenté de quelques phrases de piano joué sur le VFX. J'ai ajouté du vibraphone en passant par le MEP4 que je n'avais pas allumé depuis dix ans. C'est un processeur de signaux midi qui permet de transformer n'importe quel événement midi (signal informatique utilisé pour faire communiquer les appareils entre eux) dans un autre. Je m'en suis servi hier pour générer des contre-chants ou créer des délais instrumentaux (la répétition est produite par un autre instrument que celui qui envoie les notes). Cette première partie donne le ton à ce qui suit : du bois pour le marimba, avec le piano pour donner l'illusion du vivant et camoufler l'aspect de musique mécanique de l'ensemble.
Après la séquence autour des cadres de tableaux, j'ai opté pour des sons de guitare et une section de cordes à l'archet utilisée parcimonieusement qui conviennent mieux au passage sur l'architecture. Le MEP4 renvoie des pizzicati de violons, pour rester toujours dans les sons aigus ou plutôt pour éviter les basses qui se répandraient un peu partout dans l'espace du SIME (Salon International des Musées et des Expositions) où sera présenté le triptyque du 24 au 26 janvier au Carrousel du Louvre.
Pour la troisième partie, je joue sur une petite palette de pizzicati en les doublant de sons de senza, des lames vibrantes en métal qu'on joue avec les pouces, et je continue avec une grosse boîte à musique, qui fonctionne bien avec les enfants présents à l'image, pour finir avec le marimba qui bouclera avec le début. Je commence chaque fois par caractériser la partie avec le timbre principal pour chercher ensuite des instruments et des effets rythmiques complémentaires. J'ajoute des cordes sur les statues, en particulier une note tenue qui couvre le raccord entre les parties 2 et 3., et une sorte de remontoir cristallin pour le moment où les enfants s'animent. Ce sont les deux grandes articulations du montage qui est réalisé à partir des dominantes de couleur : rouge - blanc - jaune - vert. La plupart du synchronisme est accidentel, toute la musique est composée pour fonctionner ainsi. J'enregistre à l'image en jetant vaguement l'œil vers le film qui défile sur les trois écrans simulés par un unique QuickTime. Si j'ai besoin d'effets son-image précis, je fais quelques raccords par la suite, mais nous n'en avons pas eu tellement besoin hier. Ça marchait comme sur des roulettes.
Je conserve le tempo de 50, mais pour la boîte à musique je m'autorise quelques libertés rythmiques. Je règle l'arpégiateur sur l'ordre des notes jouées sur le clavier ou sur un mode aléatoire. La première solution m'offre une très grande liberté, la hauteur des notes, l'ordre et la vélocité de chacune d'entre elles produisant des boucles variées. Je compose toujours plus qu'il n'en ait besoin. Il faut ensuite secouer l'arbre pour que tombent les fruits trop mûrs. Nous enregistrons dans l'ordre, terminant une partie après l'autre. Valéry est dans le studio et me donne de précieuses indications qui m'évitent les hésitations et les doutes de la solitude face aux désirs supposés du client absent. Tout se fait dans la détente. Je vais quatre fois plus vite à enregistrer et le résultat me plaît beaucoup plus. Valéry repart avec le cd dans sa poche !
Lui n'aura pas encore dormi. Au moment où je me lève pour rédiger ma petite cuisine, il m'envoie le montage terminé et sonorisé. À son tour, il va devoir se débarrasser des fantômes qui hantent notre ciboulot...

vendredi 12 janvier 2007

Hier plutôt qu'ailleurs


Après les images de glace, de neige, d'iceberg et de banquise, j'ai allumé le feu dans la cheminée. C'est une pyramide. Du papier froissé ; du carton, un cageot ou du petit bois ; trois bûches, il faut toujours au moins trois bûches et laisser de l'air entre elles. Pourtant je n'avais pas froid. Cuisiner sur la braise a l'intérêt de donner un goût de fumée aux aliments. Françoise préfère la pierrade, j'utilise plus volontiers le grill. Ne pas laisser brûler, ce serait dangereusement toxique. Comme la cheminée tire bien, pas une odeur ne filtre dans la maison. Ce n'est pas le cas de la cuisine qui laisse s'échapper la moindre odeur dans toutes les directions. Le Crazy World d'Arthur Brown résonne à mes oreilles : Fire ! Pourtant, l'âtre installe un climat paisible. Il circonscrit le foyer. Le pare-feu permet qu'on s'en éloigne. J'ai fait réchauffer un plat portugais au micro-ondes, des pois chiches en sauce avec des pieds de boeuf, du chorizo et du boudin noir. Le mão de vaga com grão, c'est de saison. Faire du feu à Paris a quelque chose d'irréel. Nous sommes transportés. Hier plutôt qu'ailleurs. Que restera-t-il des bûches demain matin ? Les flammes qui lèchent le bois poussent à la rêverie. Dehors les quatre stères ressemblent à un bûcher. Je pense à Jeanne d'Arc, celle de Dreyer, Falconetti. Un hymne à la résistance.
Je me souviens d'une histoire corse que me racontait Jean-André. Un couple d'Anglais avait été tué à coups de fusil sur une plage. On arrête l'assassin. Lorsqu'on lui demande quel est son mobile, il répond que les Anglais ont brûlé Jeanne d'Arc. Le commissaire, incrédule, lui fait remarquer que cela s'est passé il y a des siècles. Le Corse répond avec son accent inimitable : "Peut-être, mais moi je l'ai su qu'hier."
S'il faut de tout pour faire un monde, il y a aussi un temps pour tout.

lundi 8 janvier 2007

Les idées naissent-elles du silence ou du vacarme ?


Je n’étais pas redescendu dans la vallée depuis dix jours. Au début, même le téléphone hertzien était en dérangement, drôle d’expression pour une coupure totale. On dit dérangé d’un corps maltraité par les orgies gastronomiques de fin d’année ou d’un esprit qui a besoin de repos après des mois de suractivité. Le technicien de France Télécom a remplacé une boîte au niveau de l’antenne, en bas, juste au-dessus de L’Ourson. Non, je n’ai pas vu d’ours, ni de biches, mais je les entendues la nuit par la fenêtre restée ouverte. Elles sont là, vingt-cinq, tout à côté, mais il faudrait les approcher en voiture, car elles se méfient des tireurs à pieds. Heureusement, pas un coup de feu n’a retenti, tout est extraordinairement calme. Le jour du départ, deux isards se sont enfuis devant nous, un aigle tournait au-dessus des bouleaux. Nous restons hébétés devant l’époustouflant spectacle des cimes éclairées par la pleine lune. Lumière irréelle qu’aucun objectif ne saura capturer. Le jour, il fait si beau que nous pouvons déjeuner dehors en bras de chemise. Le soleil éclaire le paysage en faisant ressortir les arêtes tranchantes de la montagne dessinant la frontière espagnole. À seize heures, il disparaît brutalement et nous allumons le feu. Enfin rétablie, la ligne téléphonique crache plus fort que les flammes qui crépitent dans l’âtre, comme si nous étions au bout du monde. C’est presque vrai. Seul le chemin cabossé à flanc de montagne nous y relie… Avant que la neige ne l’efface !
Bien que j’ai pensé à emporter un câble pour le modem interne du Mac, je n’ai pas trouvé le moyen de me connecter à Internet. Au retour, il faut trier des milliers de méls plus spamés les uns que les autres. Cet afflux exponentiel de détritus est-il sérieusement justifié par quelque efficacité mercantile ? Je ne peux pas l’imaginer. Cela ressemble plutôt à un immense gâchis imbécile, de temps, d’encombrement, une sorte de logorrhée éjaculatoire pour marquer désespérément son territoire, fantasme paranoïaque de l’infiltration virale de la planète tout entière. Un mystère de l’organisme, une énigme. Trouvera-t-on un de ces jours une parade efficace à cette invasion délirante ? Les messages attendus se noient dans un océan de merde, disparaissant même parfois dans la cuve des indésirables qui déborde. La nécessité de savoir le message arrivé à bon port, plus exactement, d’avoir été lu, réactivera-t-il le courrier postal et la communication directe ? Dans un autre domaine qui nous est cher, on sent déjà que la surabondance médiatique et la surproduction des multiples vont finir par profiter au spectacle vivant… De l’horreur renaît aussi l’espoir, avec son cortège de rêves à mettre en œuvre, nouvelles utopies à souhaiter impérieusement puisque nous en sommes à la période des vœux. Bonne année en perspective !

jeudi 28 décembre 2006

L'iceberg dessine la ligne claire du burlesque


Une nuit à Séoul, j'allume la télévision dans ma chambre d'hôtel et je prends en cours un drôle de film sur TV5 Monde. Je m'endors dessus parce qu'il est très tard, mais le lendemain matin au petit-déjeuner, devant des huîtres pimentées, Nicolas me raconte la suite parce qu'il lui est arrivé la même chose dans sa chambre à lui et qu'il a tenu jusqu'au bout.
En zappant, nous étions tous deux tombés sur L'iceberg, étrange film rappelant Jacques Tati, mais révélant surtout un trio d'auteurs-acteurs burlesques, issus des traditions du muet et de la bande dessinée belge. Les cadres fixes, très présents, font penser à des cases ponctuées de rares phylactères, et les effets spéciaux à la machinerie de théâtre. Tout est simple, direct, et complètement farfelu.
Une femme se fait accidentellement enfermer dans la chambre froide du fast-food où elle travaille, et développe une passion pour le froid jusqu'à décider d'aller voir un iceberg. Nos trois clowns tristes viennent du théâtre ou du cirque comme traditionnellement presque tous les acteurs du burlesque d'antan, sauf qu'ici le son souligne le comique des situations et que la sobriété du jeu laisse imaginer les sentiments des personnages en donnant suffisamment d'espace aux nôtres. Sur leur petit voilier, Dominique Abel, Fiona Gordon et Bruno Romy font équip(ag)e. Les trois mousses que taire se sont adjoints le géant Philippe Mars et une comédienne inuït d'Atanarjuat, Lucy Tulugarjuk, dont le sourire ouvre et clôt cette croisière au Pays du Tendre et à l'esprit grand ouvert. Chaque scène est un petit castelet où les acteurs entrent et sortent du cadre en se jetant à l'eau, qui est monstrueusement froide, pour de vrai ! Heureusement, la chaleur qu'ils dégagent n'a d'égal que leur enthousiasme à nous faire partager leur imaginaire débridé.
Le dvd édité par mk2, agrémenté du court-métrage Merci Cupidon et d'une auto-interview, donne envie d'aller voir ce qu'il y a d'autre dans la collection Cinéma Découverte. Cette fois je garde les yeux et les oreilles grands ouverts, de but(te) en blanc !

lundi 18 décembre 2006

Kent Carter, intersections


Ça devait être une idée de Bernard : engager le contrebassiste Kent Carter (article et entretien) pour tenir un des violoncelles du grand orchestre que nous avions formé en 1981 avec Un Drame Musical Instantané. Kent avait beaucoup joué avec le Jazz Composer's Orchestra de Carla Bley et Michael Mantler, mais il avait surtout passé plus de quinze ans aux côtés de Steve Lacy. Je le connaissais grâce au batteur Oliver Johnson avec qui j'avais joué en même temps qu'un trompettiste italien, Cesare Massarenti, et par le disque sur la contrebasse qu'il avait enregistré pour Le Chant du Monde. Oliver a été retrouvé mort sur un banc à Paris en 2002, une histoire sordide de plus à ajouter à la légende triste et morbide du jazz. Quant à Steve Lacy, nous l'avions interviewé avec Étienne Brunet pour Le Cours du Temps du Journal des Allumés en juin 2001, un de ses derniers grands entretiens (Press/ 2001/Steve Lacy l'inlassable). Même si le violoncelle avait été, avec le basson, son premier instrument, Kent se sentait sous-employé dans le Drame. Il est resté un an, le temps d'enregistrer le disque À travail égal salaire égal. À l'époque, il vivait avec sa femme, la chorégraphe Michala Marcus, dans un immense château vide dont il occupait le moins de pièces possible ! Depuis, j'avais perdu sa trace musicale. Il y a deux ou trois ans, il avait eu de gros ennuis avec la justice française pour avoir hébergé des membres de l'ETA sans le savoir.

C
Lorsque j'ai rencontré Kent Carter, il jouait en trio avec Carlos Zingaro au violon et François Dréno à l'alto. C'est grâce à lui que je me suis lié d'amitié avec Carlos. Bernard et moi adorions leur musique, une sorte de jazz schönbergien ou plus justement de musique viennoise émigrée aux USA. Kent a toujours tenté d'allier son passé classique (un père chef d'orchestre dans le Vermont) et l'improvisation. Il n'a pas renoncé. Il continue avec un nouveau trio à cordes composé du violoniste allemand Albrecht Maurer et de l'altiste polonaise Katrin Mickiewicz. Un très beau CD, Intersections, vient de sortir chez Emanem. Richesse des timbres, tendresse et ferveur, invention et clacissisme remplissent l'espace de la chambre. La musique de chambre interprétée par le Kent Carter String Trio est celle d'un compositeur du XXème siècle (personne n'a encore eu le temps d'imprimer sa marque sur le nouveau siècle). Kent Carter est un héritier de l'École de Vienne qui fait swinguer les rythmes et se sert de toutes les nouvelles techniques de jeu pour pousser la réflexion dans les cordes. KO technique, Carter sort vainqueur.

Photos © JJB - Kent avec une partie de la section de cordes du Drame en 1981 avec de gauche à droite, Marie-Noëlle Sabatelli, Hélène Bass, Geneviève Cabannes, en répétition chez Bernard rue Charles Weiss.

samedi 16 décembre 2006

Coup de sang


Cinénato sort le CD de la bande originale du dernier film de Jean Marboeuf, Coup de sang, qu'Ursus Minor a composée. Détournée de son contexte, la musique nous entraîne dans un longue aventure, voyage dans une bouteille, jetée à la mer.
Sa simplicité apparente rend l'oreille plus analytique que dans les deux précédents albums, Zugzwang et Nucular. La musique est devenue tendre. Chaque musicien s'écoute plus intimement. On peut découvrir, à certains moments, de nouveaux alliages de timbres : les sax de François Corneloup, baryton et soprano, colorent l'orchestre de manière originale, ses basses sont incisives, son aigu carresse ; la voix de Stokley Williams double ses peaux en human box... Ce peut être une ouverture convaincante pour Tony Hymas et Jef Lee Johnson vers la musique de film.

Si vous n'avez pas lu le Journal des Allumés du Jazz (s'abonner gratuitement pour le recevoir chez soi), je recopie ici le petit article paru dans le récent n°17 après avoir vu le film, mais sans avoir encore entendu le disque (dist. Orkhêstra).

La chanson Deeper Still rythme le décompte des jours qui mène à la catastrophe : Meurtre J-7. La voix de Stokley Williams rappelle Stevie Wonder. Les paroles effroyablement tristes de Jef Lee Johnson se font l?écho des deuils impossibles.
La chanson Deeper Still rythme le décompte des jours. Meurtre J-6. Le groupe Ursus Minor a composé la musique du dernier film de Jean Marboeuf, Coup de sang, une ?uvre en noir et un peu de couleurs, fleur rouge dans la grisaille du cimetière Montparnasse. « Des larmes? », plaque Marie Christine Barrault sur les derniers accords du générique de fin. On n?apercevra la comédienne que dans le cadre d?une photographie ou sur sa pierre tombale. Tout respire l?absence, pire, la suffoque, car même le héros est invisible, Pierre Arditi restant cantonné à une caméra subjective, amère et chaotique.
Deeper Still. Meurtre J-5. Le choix de l?orchestre est intéressant parce qu?il empêche le film de sombrer dans le pittoresque parisien. Impression actuelle d?éternité. Le soprano de François Corneloup glisse un peu de tendresse. Les harmonies du clavier de Tony Hymas, la batterie de Williams, la guitare tantôt hésitante tantôt déchirante de Johnson rythment la répétition des gestes. Un paso doble renvoie aux injustices du temps.
J-4. Les jours défilent. Grands ensembles. Troquet du coin. Sur l?affiche de Tardi, il y a une fleur dans la main gauche du tueur. Sandrine le Berre, la petite fleuriste, ne pourra rien changer au cours des choses. J-3. Le sol se dérobe sous nos pieds. La chanson Deeper Still rythme le décompte des jours. Meurtre J-2.
Pourquoi une chanson dans un film ? Les cinéastes y sont souvent attachés. Est-ce par souci mnémotechnique, un pense-bête, un emblème, la dernière impression qui persiste tandis qu?on sort de la salle de cinéma pour se retrouver sur le trottoir ? Une chanson raconte une histoire. J-1. L?histoire du film, déclinée autrement. Sur le déroulant du générique, il est temps que la musique, qui a soutenu l?action ou les sentiments, croise enfin le chemin du scénario. Rencontre impossible, toujours, mais un fredonnement qui vous suit, souvent.
Deeper Still, J-0 : coup de sang.

mardi 12 décembre 2006

Le diconato sans déconner


Le diconato s'étoffant de jour en jour, il serait prudent de le lire au fur et à mesure qu'il s'écrit. On évitera ainsi l'embolie générée par l'afflux de sens qui pourrait monter au cerveau en cas de découverte tardive, tant les définitions sont copieuses. Sur le site des disques nato (billet du 30 octobre), on peut en effet en lire d'édifiantes ou d'amusantes se rapportant à l'épais catalogue. Le diconato souligne les albums contaminés par les mots choisis de son auteur. D'acteur à Lumumba, une vingtaine de ces définitions sont déjà accessibles : avion, baiser, Bakhounine (Mikhael), Cherry (Don), cinéma, Day (Doris), drapeau, Durruti, échecs, enfants, espionnage, hiver, hôtel, île dessinent ainsi le paysage que Le Chronatoscaphe résume magnifiquement, luxueuse compilation qu'on aurait tort de ne pas (s')offrir pour les fêtes. Illustré par une quinzaine de dessinateurs de BD et par les photographies de Guy Le Querrec, ce livre relié de 120 pages accompagné de 3 CD pleins à ras bord est disponible aux Allumés du Jazz.
Vingt définitions, c'est peu en regard de ce qui se trame sur la Toile. Imaginez seulement que j'ai ouvert ce blog le 4 août 2005 et que j'y écris sans manquer un seul jour depuis le 1er avril 2006. Ce n'est pas une raison pour ne pas s'esquinter les yeux à lire les petites lignes du diconato que Jean Rochard tape lorsque l'envie lui en prend... Salut et fraternité !

mercredi 29 novembre 2006

Parano Jazz


Soirée au New Morning pour enterrer en fanfare la Maison du Jazz... Tandis qu'une heure plus tôt s'inaugure celle du Hip Hop, "au rez-de-chaussée d'un HLM du 11ème arrondissement" ! Pas le même gabarit, pas le même quartier, insiste avec condescendance et démagogie le jeune représentant de la Marie de Paris, et alors ? Jazz. Très jazz. Trop jazz. Le ch?ur des pleureuses s'ouvre par une intervention lamentablement passéiste d'André Francis. Jazz, le mal aimé, le vieux crouton, fait-il ou non partie des musiques actuelles ? Toujours la même question imbécile. Jolie arnaque du Ministère sur les termes. Unique intervenant positif, Julien Caumer lance au responsable parisien : "Vous représentez les musiques actuelles, au pluriel, mais, vous, vous êtes tout seul" ; il ajoute "ici personne ne vous connaît et vous ne connaissez personne..." Activiste du squat Rivoli, il donne le coup de grâce : "On cherche, on trouve, on prend, et la Mairie suit...", il n'y a jamais rien à attendre des pouvoirs publics, même si la Mairie a fini par lâcher 4 millions pour la réhabilitation de Rivoli. Hier soir, l'assemblée d'anciens combattants mettaient en scène tout ce que nous devons fuir. Question swing, on repassera. Heureusement, le public n'a pas assisté à ces atermoiements. Il se presse pour écouter les musiciens qui se succèdent sur la scène. Jean, Jean-Pierre et moi distribuons 250 exemplaires du Journal n°17 (téléchargeable en pdf sur le site des Allumés du Jazz) que je suis allé chercher à l'imprimerie le matin. À l'ombre du débat, on se dit que 42 labels de disques indépendants qui se serrent les coudes c'est plutôt pas mal, mais ce n'est pas gagné. Un journal, un site, un disquaire itinérant sur les festivals, des projets de distribution complémentaire, une envie d'en découdre qui ne nous quitte pas. À suivre.
Très belle une de Zou préfigurant l'édito de JR. Le disque est un peu vite sacrifié sur l'autel du téléchargement, l'encre fraîche salit les doigts, Ponce Pilate s'en lave les mains... La suite est donc définitivement entre les nôtres.

dimanche 19 novembre 2006

Le bouclage du n°17 me fait oublier la panne de la nuit


Hier je terminais mon billet par "On doit pouvoir vivre d?amour et d?eau fraîche sur quelque île retirée du Pacifique?" sans m'attendre à ce que mon blog tombe en carafe une seconde fois en quinze jours. À voir dans quel état d'hébétude cette panne m'a plongé, j'ai comme un doute sur mes facultés à me passer facilement de toute cette nouvelle technologie. Heureusement, mes camarades des Allumés m'ont remis le c?ur à l'ouvrage pour boucler le nouveau numéro du Journal, le dix-septième du nom. Comme chaque fois, je prends une petite photo-souvenir de cette mémorable journée mancelle.
La une de Zou va dépoter un max, ça va faire jaser ! Au sommaire, la mort annoncée du disque (c'est à voir !), la production (ça réfléchit), la dérive vers le téléchargement, Claude Barthélémy, Vincent Courtois, des questions Flash à Christofer Bjuström, Carole Hémard, Franck Vigroux, un GLQ par André Minvielle, des articles de Jean Rochard, Pablo Cueco, Jean Morières, Jean-Louis Wiart, des chroniques dvd et bouquins policiers, des dessins de Cattaneo, Johan de Moor, Ouin, Andy Singer et de Vercors avant qu'il ne devienne l'auteur du Silence de la mer, une superbe bande dessinée de Chantal Montellier et Jiair qui continuera à raison de deux pages par numéro...

lundi 13 novembre 2006

Les dindons de la farce


Je viens de rédiger cet article pour le Journal n°17 des Allumés du Jazz qui sortira début décembre. Abonnez-vous, c'est gratuit ! Vous le recevrez par la poste.

Préchauffage

Les Allumés du Jazz ont décidé de lancer une réflexion sur les mutations en cours dont serait victime l?industrie du disque. Les nouveaux systèmes qu?elles induisent comme le téléchargement des fichiers audio et à terme la dématérialisation totale des supports (1) ne nous semblent pas représenter l?unique solution de production si nous voulons défendre la qualité artistique des ?uvres, voire leur simple existence. De même, les goûts de nos auditeurs n?indiquent pas qu?ils souhaitent s?affranchir de la culture de l?objet auquel ils restent très attachés.
Le style des musiques que nous produisons est peu adapté à un saucissonnage par morceau, souvent formaté pour le passage en radio. Même si le téléchargement pourra à l?avenir se faire par album complet, nos publics ont de même toujours montré leur goût pour la qualité graphique des pochettes et leur réalisation matérielle. On a parlé de la disparition du livre, on voit aujourd?hui à quel point l?information était erronée. Par exemple, la qualité actuelle des fichiers MP3 ne sied absolument pas à la précision audiophile de nos répertoires et écouter la radio, même commandable en AOD (Audio on Demand) (2), n?a pas la même fonction que d?écouter un disque en suivant les notes de pochette le livret entre les mains. Encore faudrait-il soigner cette présentation pour rendre l?objet induplicable autrement que pour sa seule partie sonore. Créer le désir reste l?apanage du commerce, fut-il culturel !
Si les pouvoirs publics et les sociétés civiles embrayaient le pas de l?industrie discographique sans prendre en compte la spécificité de nos musiques, nous craignons que l?intégralité de notre secteur artistique ne disparaisse pour des raisons qui ne nous concernent que très peu. Quelques uns de nos distributeurs ont déjà fait les frais de cette mutation. Citons aussi l?exemple du CD-Rom d?auteur et culturel, disparu avec l?éclatement de la bulle Internet alors qu?il n?était absolument pas concerné par cette bulle spéculative (3) ! Tout le secteur du jazz et des musiques improvisées, pas seulement le disque mais tous ses acteurs, peuvent ainsi craindre d?être entraînés par une manipulation économique dont ils se sont pourtant toujours exclus pour des raisons artistiques.

Comment se faire plumer

Soixante dix millions de vidéos sont regardées chaque jour sur YouTube. Le français DailyMotion ou l?universel GoogleVideo lui emboîtent le pas. Google rachète YouTube. Les sites en question sont attaqués régulièrement pour utilisation abusive de contenus, mais comment contrôler un système conçu pour faciliter le partage des informations ? L?importance de cette délinquance organisée et suscitée, au moins sept millions d?internautes chaque jour, submerge les moyens de surveillance. Google aurait trouvé une solution en signant des accords de non-agression avec chaque major : 50 millions de dollars à chacune pour commencer, en attendant une part sur les recettes engendrées par la publicité qui va rapidement se mettre en place (bannières sur les sites, fenêtres pop-up, etc.). La plupart des majors auraient réinvesti leurs bonus dans YouTube avant son rachat, et les aurait récupérés juste après pour que ces fonds ne profitent pas aux ayant-droits (4) ! Warner et Universal sont devenus partenaires officiels de YouTube pour la musique, CBS et NBC pour la télévision. DailyMotion, 750 000 visites par jour, signe avec MTV, Universal, France 5 ou CanalPlay. TF1 lorgne sur la régie publicitaire de DailyMotion. Si tous ces sites aux apparences libertaires et généreuses signent des accords avec les « ayant-droits au gros catalogue », qu?adviendra-t-il des petits indépendants que nous représentons ?
On comprend mieux notre colère contre la loi sur le téléchargement votée par la France, une loi idiote, répressive et inadaptée, qui criminalise les internautes et ne permet pas aux artistes indépendants de subsister. Un système forfaitaire aurait pu permettre aux petits de subsister. Attention, dans les débats il est toujours exclusivement question de perception, alors que ce qui nous préoccupe réellement est la répartition des sommes perçues. Les partisans de la licence globale n?ont pas désarmé (5) Si les sites Internet de partage de fichiers signent avec les gros fournisseurs de contenus, nous ne donnons pas cher de notre peau. Les producteurs de jazz ou de quoi que ce soit qui n?est pas de la variété (format chanson) disparaissant, les musiciens ne pourront plus, dans un premier temps, que se tourner que vers les réseaux de musique vivante, mais comment exister sans support de promotion et de communication ? Car si le disque disparaissait et si la plupart des sites de téléchargement ne promeuvent que le répertoire des majors, où trouvera-t-on la diversité qu?offrent les indépendants, les seuls à continuer de prendre des risques, à enregistrer de nouveaux artistes, à proposer des genres commercialement mineurs, tels le jazz et les musiques improvisées, mais aussi, par exemple, le classique et le contemporain ? Il y a bien la solution du site MySpace où des milliers de jeunes musiciens mettent en ligne quatre morceaux, pas plus, dans l?espoir d?être découverts par les majors, mais là encore cela ne peut fonctionner que pour les genres en vogue à la radio ou à la télé. Ciel, sommes-nous faits ? (6)
Si certains annoncent la mort du disque avec une inquiétude feinte, n?est-ce pas plutôt celle des indépendants qui est visée, avec tous les répertoires qui ne rapportent pas suffisamment à l?échelle de la planète ? En pleine mondialisation, ce sont à terme tous les répertoires nationaux et régionaux qui pourraient être atteints, enterrés encore un peu plus profondément par la variété américaine qu?on a coutume d?appeler ici, avec pudeur, internationale.

Recettes

(1) La dématérialisation totale des supports devrait doucement nous amener à ne plus posséder chez soi qu?un système de reproduction et une télécommande reliée à une médiathèque babylonienne en ligne. Un téléphone portable pourrait très bien faire l?affaire, permettant de commander l?écoute de ce que l?on souhaite où que l?on se trouve, à la seule condition de se trouver à proximité d?un système de reproduction audiovisuel. Pour ceux qui souhaitent tenir entre les mains un peu d?information ou quelque forme graphique associée, deux solutions s?offriraient, la projection sur écran des éléments ou l?impression des fichiers relatifs par l?internaute motivé.
(2) L?A.O.D. comme la V.O.D. (Video On Demand) ressemblent à une radio ou une télévision dont on choisit le programme à la carte. On paye à la séance, séance qui peut commencer à la demande.
(3) La spéculation n?a pas changé depuis Zola. Son roman L?argent décrit très bien les mécanismes spéculatifs. La bulle Internet affectant les valeurs boursières technologiques dont l?indice est le Nasdaq a explosé en l?an 2000. À partir de 1995 le Nasdaq a été multiplié abusivement par 5 en cinq ans, grâce au libéralisme galopant, à un excédent d?épargne financière pour les futures retraites et surtout à une surcote des valeurs informatiques et de télécommunication faisant croire à une nouvelle révolution industrielle ! Tout a dégringolé lorsque les investisseurs se sont rendus compte que les bénéfices espérés n?étaient que chimère.
Tentons une explication simple des mécanismes de la Bourse, car s?il y a des perdants il y a aussi toujours des gagnants ! Il s?agit d?abord d?attirer les spéculateurs par d?hypothétiques profits juteux. Si ça marche, ça monte. Dans le cas contraire, ça descend. Le principe est monstrueux puisqu?il consiste essentiellement à s?enrichir sur le dos des petits actionnaires. Le système le plus simple est de vendre à la hausse et en quantité, ce qui produira immanquablement une baisse. Les petits actionnaires auront tendance à s?inquiéter et à suivre le mouvement en liquidant leur portefeuille, alors que l?action aura chuté, donc ils vendent moins cher et amplifient la chute du cours. Il suffira au gros actionnaire de racheter le maximum d?actions alors qu?elles sont en vente au taux le plus bas pour rafler la mise. L?action remontera, mais sa propriété aura changé de mains ! Pour les petits épargnants n?ayant pas la possibilité de diversifier suffisamment leurs placements toute erreur sera fatale. Pour les propriétaires du système, c?est tout bénéfice. On naît riche, on ne le devient pas.
(4) Sources : blog du 30/10/2006 du milliardaire Mark Cuban, et l?article de Bruno Icher et Frédérique Roussel dans Libération du 10/11/2006.
(5) La Spedidam publie plusieurs dossiers très complets sur le Peer to Peer.
(6) Le camarade Wiart rappelle que pour lancer un courant nouveau, il fut nécessaire d?associer un producteur puissant, une radio, un magazine et une salle de spectacles. Il pense aux années 60 quand s?associèrent Barclay, Europe 1, Salut les copains et l?Olympia. Nous n?avons rien de tout cela, et pourtant ! Lorsque tout semble foutre le camp, la solidarité laisse entrevoir un avenir rieur?

mercredi 8 novembre 2006

Électrofication


La Mission Jazz 93 organise sa saison 2006-2007 sur le thème de l?électro. Des ateliers pédagogiques aboutiront à cinq créations dirigées par Paul Brousseau, Yves Robert, Michel Benita, Guillaume Orti & Olivier Sens, et par moi-même.
J?ai rencontré hier les professeurs du conservatoire de Pavillon-sous-Bois et des écoles de musique de Romainville et des Lilas qui m?aident à organiser l?un des ces projets pédagogiques. Je ne m'intéresse pas à l'électro en tant que style ou mode, mais telle une collection d?outils. L?atelier est ouvert à tous les élèves. Je me suis proposé d?aller à la rencontre de leurs désirs plutôt que de leur imposer une partition finie qu?ils n?auraient plus qu?à interpréter. La structure définitive de l??uvre dépend du nombre des participants et de leur instrumentation. Comme les journées de stage sont peu nombreuses, l?aide des professeurs Guilhem André, Julio Laks, Patrice Mazières et Bernard Michel sera déterminante.
Premier contact, je compte présenter mon travail un peu comme j?ai l?habitude de le faire dans les écoles d?art ou de multimédia, puis d?écouter ceux et celles que j?aurais réussi à séduire. Suivront deux séances de travail déterminantes qui aboutiront à un enregistrement discographique et à un concert, le Triton étant de la partie.
Le spectacle Électrofication s?élabore autour d?images interactives projetées sur grand écran (Pixel by Pixel, Big Bang?) et par l?utilisation d?effets électroniques en temps réel transformant tant le son que le jeu des improvisateurs. Cette approche offre également de programmer des modules musicaux interactifs originaux (La Pâte à Son, FluxTune) pour ouvrir de nouveaux horizons à la composition. L?ensemble s?articule donc autour d?un travail de soliste « électrofié », de la programmation de machines musicales et de jeu en imitation pour les humaniser. Il y est question des relations anthropomorphiques entre l?homme et la machine.
Mais ce n?est que la première partie de la soirée. La création commandée par la Mission 93 sera suivie d?une autre, celle-ci avec les nouveaux Somnambules composés d?Étienne Brunet (sax alto, cornemuse, ring modulator), Éric Échampard (batterie, électro), Nicolas Clauss (images interactives sur grand écran) et de moi-même (machines, trompette à anche).


Je partage depuis trente ans avec Étienne le goût des histoires à dormir debout et des musiques innommables. J?écris aussi dans les Allumés comme il rédige sa rubrique Petite Fleur Électronique chaque mois dans Jazz magazine. Il y a cinq ans nous avons fait un concert pour casques en trio avec son fils Léo à la gameboy ! Bien que tous les deux aimions bien jouer les empêcheurs de tourner en rond, la quadrature du cercle est impossible, même avec la rythmique lyrique d?Éric Échampard. En 2003, lors des Rencontres d?Arles de la Photographie, nous avons tenue la scène pendant plus de trois heures sans que je ne pense jamais à Éric comme à un batteur mais comme un musicien ! Quant à Nicolas Clauss, il n?est pas nécessaire que je présente ici un de mes historiques alter ego, un frère. Il manipulera images et sons avec une simple souris, loin de toute technoïdicité. Le quartet, se jouant du modernisme comme des archaïsmes, présentera un spectacle audiovisuel inédit autour de courtes pièces aussi variées qu?inattendues. Je ne joue plus très souvent à Paris que vous méritiez de manquer le 3 mai prochain, alors notez dores et déjà cette date sur vos calendriers...

Photo du Placard : Syvie Astié

lundi 30 octobre 2006

Le site des disques nato enfin en ligne


Ce matin en me levant je n?avais pas la moindre idée de ce que j?allais raconter. Depuis une semaine, je me remets lentement et difficilement du décalage horaire avec Séoul, me levant souvent avant 5 heures du matin. Le passage à l?heure d?hiver n?arrange pas les choses, cassant mon horloge biologique qui n?avait vraiment pas besoin de cela. Alors je la remonte doucement, avec beaucoup de précaution, comme on remonte le temps dans une machine construite pour ça.
Celle de Jean Rochard, le seul vrai "producteur" que je connaisse, s?appelle le Chronatoscaphe. J?en fus l?un des principaux artisans l?an passé : vingt-cinq années d?histoire du label nato en 3 CD et 128 pages illustrées par une douzaine de dessinateurs de BD, le photographe Guy Le Querrec et commentées par JR sous le feu des questions de Stéphane Ollivier (qui, heureuse coïncidence, dînait là hier soir avec Tina, dix ans après notre rencontre pour Vacarme). Le Chronatoscaphe est un magnifique cadeau pour Noël qui approche, pour un anniversaire ou tout simplement pour se faire plaisir avec 5 heures de musique fantastique compilées par Olivier Gasnier et audio-scénarisées par votre serviteur, somnambule voyageur?
Ce matin donc, en faisant défiler les statistiques de drame.org, je découvre une nouvelle origine aux visites de mon site : les disques nato ! Je pointe sur le lien et comprends que c?est tout beau, tout frais, le site nato est officiellement ouvert (www.natomusic.fr) depuis jeudi, ce que nous avions l?habitude de considérer comme le jour des enfants avant qu?on le déplace à mercredi et, par ce fait, lui ôte sa poésie ludique : jeu-di ce n?est pas mer-credi. On n?a jamais rêvé de la semaine des quatre mercredis, par contre on utilisait « mercredi prochain » pour ne pas dire « merde », interdit dans la bouche des enfants? Si je voyage allègrement dans le temps, ce n?est pas pour me cantonner au passé et encore moins à la nostalgie : aujourd?hui est un autre jour et nato s?enfonce résolument dans l?avenir.
Le site nato est donc enfin accessible et superbe, on pouvait s?en douter. C?est riche, caustique et furieusement swing. À côté des informations utiles pour qui aime les musiques qui bougent et les productions inventives, on croisera des images à collectionner, des phrases à mâcher, des liens à défaire, pour s?évader, se réveiller ou se laisser aller. La boutique mène aux Allumés du Jazz, le blog est entamé, le Festival de Minnesota sur Seine version américaine et MySpace sont de la partie tandis que s?ouvre aujourd?hui l'opération Paris-Minneapolis avec le trio de Denis Colin avec Gwen Matthews (billet ici-même). Les concerts au New Morning du nouvel orchestre de Michel Portal (avec Tony Hymas, Erik Fratzke, François Moutin, Airto Moreira, JT Bates et Tony Malaby), Fat Kid Wednesdays et Ursus Minor ont hélas été annulés.
Penché sur mon épaule, Scotch le chat ajoute que si nato est un label félin, il devrait enchanter toutes celles et ceux qui aiment alterner griffes et caresses, la révolte et le plaisir...

P.S. : le lancement du site coïncide avec la sortie de deux nouveaux CD du label Hope Street, une déclinaison natesque (je m'y perds un peu entre nato, Hope Street, Chabada, Cinenato, Wan+Wan, les disques parus chez Universal, etc., mais tous sont sous l'égide de Jean Rochard sauf un, devinez lequel). Sortent donc officiellement aujourd'hui le nouvel Ursus Minor (déjà chroniqué ici) et le nouveau Fat Kid Wednesdays, tendre Singles du trio sax-basse-batterie, un velouté automnal après le délicieux Art of Cherry paru il y a deux ans. Tiens, ils sont jeunes, ce sont des mômes du mercredi !
Alors que je venais de poser Singles sur la platine, Jean Morières, de passage à Paris avant de s'envoler pour le Sénégal jouer du tambour avec Pascale Labbé et quelques autres improvisateurs de nos terroirs, sourit dès les premières mesures en marmonnant doucement : "Don Cherry !" La cerise sur le gâteau, un don. Si l'influence reste manifeste, l'héritage est productif et du meilleur effet sur toute vaine tentative d'en faire trop, comme courir après son ombre ou se dépasser. Ici on respire, on prend le temps de vivre et c'est bon.

mercredi 25 octobre 2006

Le making of du Rabbit Theater

...
Françoise a réalisé un petit montage de deux minutes où l'on voit Maÿlis, Antoine et moi mettre en place nos 100 lapins la veille de l'ouverture du Wired NextFest fin septembre. Le spectacle complet dure actuellement une vingtaine de minutes. Le film est en ligne sur le site de l'opéra Nabaz'mob, avec celui de la création au Centre Pompidou augmenté de sous-titres anglais.


En sortant du Javits Center où avait lieu l'exposition, qui a recueilli 70 000 visiteurs en 4 jours, Françoise a filmé le soir qui tombait sur Manhattan et l'a intégré au montage. Les petites lumières des bestioles wi-fi rappellent un peu les fenêtres qui s'allument dans les gratte-ciel. En regardant le nouveau film, on comprend peut-être mieux ce que nous entendons par chorégraphie lumineuse. À moins que nos robots aient menti au questionnaire fourni par les douanes américaines et qu'ils soient en fait des envahisseurs venus d'un autre monde ?

Nombreux billets sur Nabaz'mob en tapant nabaz'mob dans le champ de recherche du blog, en haut à droite de mon nom (sur fond noir)...

mardi 24 octobre 2006

La pause suivie du rêve


Cette fois, c'est pour de vrai. Étant en studio tous ces jours-ci pour le lapin de Violet, je n'ai que peu de temps à consacrer au blog. Et puis, gérer une association (je prépare mon prochain disque en duo avec Michel Houellebecq), entretenir une grande maison (angoisse de la remise en marche de la chaudière, et ça n'a pas manqué de péripéties aquatiques), exercer dix mille activités professionnelles (le bouclage du n°17 du Journal des Allumés approche), enfin le train-train quotidien amélioré... ça occupe. J'ai l'impression d'être tous les personnages de la photo à moi tout seul.


Avant d'aller me coucher et si mes yeux arrivent encore à voir l'écran, c'est qu'il est minuit passé et que je travaille depuis 4 heures du mat, me revient à l'esprit un fait divers récent. Le milliardaire Steve Wynn, 64 ans, propriétaire de casinos et d'hôtels à Las Vegas, tout fier de montrer à ses amis, Le Rêve, une ?uvre de Picasso dont il venait de conclure la vente pour 139 millions de dollars, a, dans un geste d'emphase, percé la toile avec son coude. "C'est la vengeance du peintre communiste. Picasso, t'es le plus fort !", s'est exclamée Françoise en rigolant...

jeudi 21 septembre 2006

Comme des mouches autour de la Liberté


Ce matin, j'ai du mal à me concentrer. Je suis probablement déjà parti. Ne pas avoir de gros boulot à rendre m'explose façon puzzle. Les phases de travail et d'inactivité ne sont plus délimitées. On s'arrête seulement pour entamer un nouveau truc. D'un côté on boucle les affaires en suspens, de l'autre on appâte le poisson, lançant des lignes à tours de bras, dans toutes les directions. C'est une technique, laisser flotter le bouchon en attendant que ça morde. Il faut beaucoup de canes. Ça tombe bien, la forêt de bambous s'épaissit chaque année dans le jardin. Je donne le feuillage à manger aux cochons d'Inde de Caro et Loulou, et j'épluche les tiges. Dans une journée, les urgences ne manquent pas de se déclarer. Y répondre au fur et à mesure pour ne pas laisser les piles s'accumuler. Il faut plus de méthode que de patience. Jamais de repos. Mauvaise conscience de s'arrêter avant d'avoir ramené un gros poisson dans ses filets.
Je termine les sons d'un nouveau jeu pour le site des P'tits Repères, cette fois un morpion. À cause de mon départ, je dois imaginer l'action et fabriquer le son en amont. Cela donnera des effets différents puisque Mika est obligé de coller ses animations sur mes bruits, mais Sonia (surletoit) prépare toujours le travail de telle manière que c'est du nanan. Quel plaisir de péter, roter, éternuer, tousser dans le micro ! À la fin de la prise, je n'ai plus de voix.
Avec Antoine, nous ajustons le nouveau troisième mouvement de Nabaz'mob, l'opéra des lapins que nous présentons la semaine prochaine à New York, au Wired NextFest. Même collaboration facile. Quel plaisir de bosser avec des personnes responsables qui mettent leur c?ur à l'ouvrage !
Dernières touches au Journal n°17 des Allumés du Jazz. Terminé plusieurs articles, les dessins de Vercors, la rubrique DVD, l'entretien avec Claude Barthélémy, un encart sur Route One / USA pour le Cours du Temps avec Barre Phillips, rendez-vous fin octobre avec Le Querrec qui s'envole pour le Festival Minneapolis-sur-Seine organisé par Jean Rochard et Sara Rennke, etc.
Dernières touches au CD d'inédits du Drame qui accompagnera le n°3 de la revue acoustellaire Sextant dont je partage l'affiche avec le violoncelliste Vincent Courtois. Là aussi, beau travail d'amateurs bien plus pros que les pros. Des heures et des heures d'entretiens. Bernard, Nicolas, Antoine sont de la partie. Curieux de voir le résultat. Pour l'écoute, le CD sera en libre téléchargement sur le site de la revue. Alléchant. Un trio de 1983 avec Francis, deux chansons avec Elsa lorsqu'elle avait six et neuf ans, un live au Glaz'art en 1998 avec une ribambelle d'invités, un duo électro de l'année suivante avec Bernard et une musique de film...
J'essaye de joindre Michel depuis que j'ai reçu l'autorisation de Flammarion de produire le CD de notre duo. Réunir les photos pour le livret. Ce serait bien de lui donner la forme d'un livre pour le diffuser en librairies.
Je pourrais énumérer tout ce qu'il reste à faire sans ne jamais m'arrêter. Pourtant j'ai l'impression d'être dés?uvré. La trésorerie est maîtresse. L'inquiétude de l'avenir. Mieux vaut en effet penser à la semaine prochaine. Les voyages forment la jeunesse. Retour à la photo.
La Liberté est une statue. Encore moins cernable qu'un fantôme. Depuis le 11 septembre, les hélicoptères tournent autour comme de grosses mouches vertes. On dirait Alcatraz, ou Guantanamo. Les indigènes ont besoin du soutien extérieur. On se sent des airs de Lafayette quand ce n'est que l'expression de la faillite. Celui qui fit détruire la Bastille déclara "l'insurrection est le plus sain des devoirs, lorsque l'oppression et la servitude rendent une révolution nécessaire."

jeudi 3 août 2006

Les sujets qui fâchent


Pablo, fouteur de merde notoire et esprit des plus aiguisés, suggère d'inaugurer, dans le Journal des Allumés du Jazz, une rubrique sur les sujets qui fâchent, en demandant des avis forcément divergents.
Rédiger un blog est une bonne gymnastique en la matière. J'ai plusieurs fois mérité les remontrances de proches pour ne pas les avoir avertis avant d'avoir divulgué leurs "intimités" ici même. Les sujets épineux génèrent également un important courrier, beaucoup plus dense que les commentaires enregistrables en bas des billets. Si elle consistait à écrire uniquement du contenu consensuel, cette prose serait d'un profond ennui. L'honnêteté peut parfois pousser jusqu'à une trahison nécessaire. S'il y a des sujets qui fâchent, il en existe qui vous rendent irrémédiablement tristes ou vous mettent en colère. Libre à chacune ou chacun de prendre la balle au bond et d'y répondre, avec la même passion. La polémique, si elle oppose des arguments sincères et pousse à la réflexion, est inévitable, mieux, souhaitable.
Pablo Cueco est un des meilleurs percussionnistes que je connaisse. Il joue essentiellement du zarb, instrument à peau iranien, dont il tire une palette de timbres à couper le souffle, ce qui n'enlève rien à ses prouesses de rythmicien ni à mes qualités de flûtiste. Ses talents de compositeur enrichissent encore sa pratique quotidienne, je ne parle pas seulement du bistro en bas de chez lui, quartier général d'un grand amateur, et pas uniquement de maté ! J'accumule les restrictions qui sont légion chez ce polémiste dont l'esprit de contradiction n'a d'égal que son sens de la formule lapidaire et un humour décapant. Pablo dirige aussi le label Transes Européennes et joue régulièrement au sein du trio du clarinettiste basse Denis Colin (billet du 22 avril 2006) avec le violoncelliste Didier Petit. On lui doit le mémorable Bal de la contemporaine, et, plus récemment avec Pierre Etienne Heymann, L'intégrale de Gargantua de François Rabelais en huit CD. J'ai eu la chance de le côtoyer sur scène dans un contexte électro où nous étions l'un et l'autre aussi décalés, ce qui eut le mérite de nous rapprocher. Il participa également, comme tant d'autres, à l'expérience d'Urgent Meeting d'Un Drame Musical Instantané (cd GRRR 2018).
Encore en vacances, je n'ai pas accès à toute ma photothèque, mais j'ai trouvé un plan de Pablo (c'est le barbu avec les bras croisés et l'air narquois) que j'ai saisi avec mon téléphone Bluetooth pendant le dernier conseil d'administration des Allumés, dans les caves voûtées d'un Ministère déchu que la droite aimerait bien réunir avec celui de l'Éducation nationale, histoire de s'en débarasser ! À sa gauche, ce qui est encore paradoxal, on aperçoit les producteurs Nicolas Netter (Chief Inspector), Thierry Mathias (la nuit transfigurée) et Jacques Oger (Potlatch).

mercredi 19 juillet 2006

Les Histoire(s) du cinéma aux oubliettes


Nous souhaiterions vous informer des derniers changements concernant votre commande. Nous avons le regret de vous informer que la parution de l'article suivant a été annulée : Jean-Luc Godard (Réalisateur) "Histoire (s) du cinéma - Coffret 4 DVD". Bien que nous pensions pouvoir vous envoyer ces articles, nous avons depuis appris qu'il ne serait pas édité. Nous en sommes sincèrement désolés. Cet article a donc été retiré de votre commande. Le compte associé à votre carte de paiement ne sera pas debité. En effet, la transaction n'a lieu qu'au moment du départ d'un colis.
Dans le dernier numéro du journal des Allumés, j'annonçai la sortie imminente d'une œuvre majeure de JLG : On attend toujours avec impatience cette ?uvre audio-visuelle unique, indis-pensable, duelle et unique, L'Histoire(s) du cinéma (...) dont la sortie est sans cesse repoussée, probablement pour une question de droits tant le maître du sampling y accumule les citations cinématographiques. Oui, en voilà de l'information, du monumental, du poétique freudien, de l'image et du son, de la musique (catalogue ECM) et des voix? Chacun y fait son chemin, alpagué par une citation intimement reconnue et qui vous emporte très loin. Chacun y construit sa propre histoire, la sienne et celle du cinéma. C'est un film interactif, plus justement, participatif. Devant ce flux incessant et multicouches (Godard accumule au même instant des images d'archives, son quotidien, des photos, les voix d'antan et la sienne, la musique, les bruits, tout cela mixé et superposé) à vous de trier, d'extraire, d'y plonger ! Un conseil : laissez le poste allumé et vaquez à vos occupations sans vous en soucier. En fond, mais à un volume sonore décent. Passant à proximité, vous aurez la surprise de vous faire happer par tel ou tel passage. Là tout chavire, ça vous parle, à vous seul, indentification due au jeu des citations, nouvelle façon de voir et d'entendre. Le génie de J-LG retrouvé. Et vous, au milieu, le héros de cette saga, l'unique sujet. (JJB, ADJ n°16)
Ici même le 16 juin, après plusieurs annonces de report, je commentai : Comment Godard négocie-t-il l'emprunt de ces milliers d'extraits protégés par le droit d'auteur ? Il est à parier que cette question n'est pas étrangère à l'ajournement des Histoire(s) en DVD. Godard cite, certes, mais avec ces emprunts il produit une œuvre nouvelle, totalement originale, à la manière de John Cage en musique. De toute façon, sa filmographie n'est qu'un tissu de citations, littéraires lorsqu'elles ne sont pas cinématographiques. Il n'y a pas de génération spontanée, Godard assume le fait que nous inventons tous et tout d'après notre histoire, la culture. Le travail du créateur consiste à faire des rapprochements, à énoncer des critiques, à produire de la dialectique avec tous ces éléments.
Existaient déjà l'édition papier Gallimard et la version audio en CD remixée pour ECM, mais il manquait fondamentalement l'original filmique. Grosse déception, Amazon avertit que ce chef d'œuvre absolu ne sera pas édité. Il ne me reste plus qu'à recopier l'enregistrement VHS réalisé sur Canal+ il y a une dizaine d'années, grâce à mon graveur DVD de salon, simple comme bonjour, Bonjour Cinéma !

Photo de Guy Mandery parue dans Le Photographe en 1976 : à droite, de trois quart dos avec catogan, on reconnaîtra le jeune collaborateur de Jean-André Fieschi, ayant mission de récupérer une paluche (caméra prototype Aäton qu'on tenait au bout des doigts) rapportée de Grenoble par JLG. Entre nous, le chef opérateur Dominique Chapuis. De dos, en costume blanc, je crois me souvenir qu'il s'agissait de Jean Rouch. Je fus nommé représentant de Aäton à Paris, mais je perdis l'affaire au bout de deux jours, après une mémorable soirée chez les frères Blanchet avec Jean-Pierre Beauviala, où Rouch se montra à mes jeunes yeux tel un grotesque mondain se gargarisant d'histoires que je considérai du plus mauvais goût, soit simplement sexistes et racistes. Le second degré avait dû m'échapper, mais Rouch était extrêmement différent sur le terrain et à Paris, et chaque fois que nous nous rencontrâmes je ne pus m'empêcher de me retrouver en profond désaccord avec lui, comme, par exemple, sur la diffusion des archives Albert Kahn qu'il aurait préféré voir projeter muettes et non montées, quitte à ce que cela ne touche qu'une poignée d'aficionados élitistes. Ceci n'enlève rien à la beauté de ses films (revoir Chronique d'un été coréalisé avec Edgard Morin, et le passionnant coffret incluant, entre autres, Les maîtres fous).

lundi 17 juillet 2006

Sous les parasols


Comme il est agréable de se chamailler entre amis sur des sujets les plus variés, encore que cet après-midi tout le monde semblait d'accord sur les manipulations médiatiques, qu'on s'en foot ou qu'on assiste impuissants aux paranoïas guerrières... Le matin, nous avions commencé par le statut des intermittents pour terminer poussières d'étoiles. Tandis que les actualités squattaient mes derniers billets, nous nous reposions dans le Gard, partagés entre l'ombre et la piscine posée près des chevaux. Pascale et Jean ont transformé un ancien chai en somptueuse habitation et salle de spectacle lorsque l'envie s'en fait sentir. Quitte à venir s'isoler à la campagne, autant que le lieu soit accueillant, et nos amis de Nûba s'y entendent à merveille. À droite sur la photo, on reconnaîtra Jean-Pierre, un autre Allumé, cette fois du Triton, qui passait dans le coin avec Anna, nous faisant la surprise de leur visite. Antoine, le fils de nos hôtes, se joint à nous au déjeuner pour lequel j'avais confectionné des rillettes de sardines et Françoise avait composé un riz aux étrilles. Tout cela peut paraître anecdotique, mais la vie est aussi faite de ces moments de tendresse, plaisir de se retrouver entre amis, où la nature reprend ses droits et où nous pouvons laisser vibrer notre fibre animiste...

jeudi 13 juillet 2006

Farniente


36° à l'ombre. La chaleur aussi, c'est les vacances. Mardi, la Méditerranée était à 25°. Hier, la piscine marquait 30°.
Libération annonçait la mort de Syd Barrett, 60 ans. On ne l'imagine pas autrement que jeune adolescent torturé. L'année dernière, j'avais fini par acheter le coffret, quatre disques envoûtants où sa voix grave et chaude cache les angoisses vertigineuses qui l'ont éloigné de la scène et de Pink Floyd, dont il fut l'un des cofondateurs et le premier guide, pour retourner vivre chez sa mère d'où il ne sortait plus. Depuis plus de trente ans.
Au centre du journal, huit pages sur Godard et son expo, pas mal, sans plus, à bout de souffle. Sa mauvaise foi a été autrement plus productive. Attendre, sans impatience - des fois que ce soit encore ajourné, la sortie DVD des Histoire(s) du cinéma. J'imagine que JLG doit se coltiner de sacrés problèmes de droits d'auteur, allez savoir, cinq heures de citations, des milliers d'emprunts, pour une digestion exemplaire. Je termine mon article Îles licites du numéro des Allumés qui vient de sortir par son évocation. J'y tiens, entre autres, une chronique DVD régulière sous la rubrique Sur l'écran noir de vos nuits blanches.
Je retourne me baigner. Le temps se couvre, mais trois gouttes n'arrangeront rien à l'affaire. J'ai toujours été attiré par l'eau. Faute de mer, je passe mon temps dans la piscine. Faute de piscine, j'adopte la baignoire. Faute de baignoire, je me noie dans un verre d'eau. Petit, j'aurais bien aimé être goutteur d'eau. J'aime l'eau, mais la douche n'est pas l'océan, c'est la pluie. La pluie, c'est cool, mais le soleil c'est mieux. Je n'aime pourtant pas le feu autant que l'eau. Coup de soleil. L'eau calme ma soif... Sur les rares photos de moi enfant, je suis tout au bord avec seulement la main de ma mère qui entre dans le champ pour me retenir de ne pas plonger. Amniotique.

lundi 10 juillet 2006

Le coin de l'obsessionnel (1)


Je suis démasqué, mais on ne se refait pas, n'est-ce pas ? Comment, sinon, peut-on avoir la discipline de rédiger un billet chaque matin ? Je reprends le mode d'emploi de la maison avant le passage des pouvoirs à Jonathan en notre absence. Chacun porte sa petite névrose. Il y en a de banales, lorsque la vie nous a épargné de trop forts traumatismes. Pour les plus douloureuses, le recours à quelque thérapie s'impose de lui-même. Ce n'est jamais simple de laisser sa maison derrière soi et j'appréhende de la retrouver, dans quel état, à l'issue de mes voyages. Pour ne pas radoter, de la même façon que je raconte ici ma vie une fois pour toutes, je me débarrasse des obligations domestiques par un fichier Word que je laisse au gardien du temple. Lorsque je vivais seul, j'avais coutume d'appeler Xanadou cet édifice acquis avec mes droits d'auteur, une fierté de nouveau riche. Je passais mes soirées devant le grand écran, un morceau de chocolat dans une main, un joint dans l'autre. Je ne suis plus seul, je vis heureux, mais je ne suis pas certain d'avoir changé tant que ça. Quel travail !

Le mode d'emploi de la maison débute avec une liste de numéros de téléphone à appeler en cas d'urgence : les nôtres, ceux de ma fille, ma mère, les voisins, les amis. Suivent ceux de la maison, une tripotée, dont celui qui permet de joindre tant la métropole que les États Unis gratuitement (Jonathan est new yorkais). Je copie-colle la suite, toute une littérature qui peut paraître débile et sans intérêt à qui ne vit pas là, mais qui en dit pourtant long sur les us et coutumes, non ?
POUBELLES : Recyclables (papier, plastique) MERCREDI Verte (passe à partir de 17h) - Le reste LUNDI et JEUDI Bleue - Verre sur la petite place du boulanger.
GAZ bouteille de rechange dans garage, clef sous cuisine avec bouteille en cours.
CHAT 1/3 boîte matin ET soir – et laisser toujours de l’eau. En cas d’absence, opter pour croquettes (sous plaques cuisson) : une poignée par repas. Scotch passe par la chatière pour aller derrière, et par le soupirail de la cave pour devant. En cas de "son" absence, condamner les deux accès pour empêcher d'autres matous de venir pisser dans la maison.
ARROSAGE * extérieur tous les 2 soirs s'il ne pleut pas, bien arroser les grands bacs (conifères, noyer bambous !), arroser devant en traversant le salon avec le tuyau !!! (surtout pots et bambous) * intérieur 1 fois par semaine (le week-end, par ex.) = 2° : chb bleue & salle de bain – Escalier –1° : SdB et salon – RdC : cuisine, bureau Françoise dont tout en haut attention pas déborder, et entre fenêtres studio.
JARDIN Devant : Romarin, Estragon, Sauge, Thym, Thym citron, Ciboulette, Laurier / Derrière : Menthe, Sariette, Verveine, Thym, Laurier, Fruits selon saison.
INTERNET en cas de problème débrancher/rebrancher la prise électrique FreeBox et borne Airport – Ne pas éteindre le G5 si on s’en sert tous les jours - Pour imprimer avec la R300 il faut que le G5 soit réveillé. Sinon, prendre l’Epson 740 qui est par terre dans le studio - Suivent les mots de passe Mac et PC ainsi que tout ce qui concerne les alarmes que je ne suis assez fou au point de les détailler ici.
ELECTRICITÉ Ne pas mettre le four à la position maxi. En cas de panne, les sécurités compteur sont au-dessus de la grande loupe et à l’entrée du studio.
FENÊTRES Bien les fermer en cas d’orage.
VIDÉO Penser à allumer/éteindre le caisson de basse en cas de 5.1 - Projecteur : régler sur S-Vidéo pour VHS et Satellite, ainsi que le format 1=Normal, 2 ou 3= deux formats 16/9, 5=sous-titres… Éteindre en 2 coups (le projecteur met 2mn pour arrêter de souffler) - Ampli : VCR1=satellite et graveur DVD, VCR2=VHS, DVD=conserver position "standard" sur bouton gauche doré, etc. - Visiopass : satellite. Pour regarder la TV : allumer le graveur DVD, le Visiopass, l'Ampli sur VCR1- Modes d’emploi vidéo sous proj - Bases de données « vidéothèque », « carnet d’adresses » sur G5 - Ne pas ranger un CD ou un DVD à une mauvaise place, en cas de doute mieux vaut l’empilement et je rangerai en rentrant.
HI-FI RdC CD=appuyer sur Tape 1 (lit aussi les dvd si on allume le moniteur !). Pour radio, rien d’appuyé. Pour DVD, comme CD, en allumant en plus la TV avec télécommande appuyer 3 fois sur AV pour avoir AV3 !
FEU Attention d’ouvrir la trappe avant de se servir de la cheminée. Charbon de bois dans le cagibis jardin.
CAVE Allumer la seconde cave avec le bouton gris du bas à l'entrée de la buanderie (celui du haut éteindrait la chaudière !)... Lessive à droite de la machine, on peut rajouter du Soupline dans le compartiment de droite pour que le linge soit plus doux, choisir le textile, la température (en général 40° sauf les tissus délicats 30°), appuyer sur le bouton de droite "Marche"... on peut sécher avec l'essoreuse à gauche : choisir dans cet ordre le textile (je mets souvent "mélangé"), puis "prêt à ranger", puis "Marche"... À la fin nettoyer le grand filtre qui est à l'intérieur à gauche (in-dis-pen-sable !)... Penser à mettre les deux machines sur "Arrêt" quand terminé !
QUARTIER Très bons boulanger et boucher sur la petite place, épicier dix mètres plus loin... Au bout de la rue, tabac-journaux... Marché sympa mercredi et dimanche matins (au métro, c'est la rue qui part à gauche à la patte d'oie), fromager à gauche et poissonnerie à droite en entrant... Bonne librairie en face... Le supermarché le plus proche est Champion (seul rayon poissonnerie de la ville)... Bons films en bas au ciné (v.o.), 5 minutes à pieds... VÉLOS dans garage...
C'est grave, docteur ?

dimanche 2 juillet 2006

L'exception culturelle


Solitude.
Je pensais échapper au Mondial. Nous ne regardons plus la télévision depuis plusieurs années pour éviter la platitude anesthésiante des programmes de plus en plus consensuels et la trépanation du Journal de plus en plus lénifiant. Il paraît que ça empire tous les jours. Chaque matin, j'enlève les huit pages centrales de Libération avant d'y avoir jeté le moindre coup d'œil, pour les mettre directement sous la cheminée où nous stockons les vieux papiers pour allumer le feu. Pas très différent des pages Sports que je saute systématiquement le reste de l'année. Libé brûle bien mieux que Le Monde. Sur Télérama, un autre canard (pas génial non plus, mais on ne peut pas lire que le Diplo) auquel je suis abonné pour surveiller les films que je continue à regarder sur le satellite, je me renseigne sur les horaires des matchs pour pouvoir rouler tranquillement en voiture dans Paris. Mais, de ne pas partager cette passion nationale, que dis-je nationale, planétaire, un sentiment profond de solitude m'envahit.
Exclusion qui ne date pas d'hier, mais de ma plus jeune enfance, où, écolier laïque d'origine juive, je me sentais exclu des activités sportives de tous mes camarades qui allaient au catéchisme. Nulle envie de ma part, mais un autrement qui me faisait poser mille questions à la maison, certaines exprimables, d'autres encore trop floues. Dans la France des années 50, le christianisme était encore omniprésent, la messe se disait en latin ; aujourd'hui, les manifestations communautaires ont tendance à glisser vers les communautés musulmanes ou judaïques. Je ne pouvais me sentir aucune accointance ni avec les culs bénis cathos ni avec les rares israélites qui défendaient leur statut communautaire. Élevé malgré tout avec des valeurs morales qui trouvent leur résonance dans la culture juive, j'imaginais que le sport n'en faisait pas partie. Ainsi naît la paranoïa...
J'avais assisté à une séance de ciné-club à l'École Communale où avait été projeté Grand-Père Miracle (Starik Khottabych), une fantaisie soviétique de 1956 réalisée par Gennadi Kazansky. Je crois me souvenir que le Génie, étonné de voir se battre les vingt-deux footballeurs pour s'emparer du seul ballon, en faisait pleuvoir autant qu'il y avait de joueurs sur la pelouse. Cette ravissante idée m'a poursuivi jusqu'à la fin de mes études secondaires. Plutôt que d'aller jouer au Parc des Princes, stade qui nous servait de terrain d'entraînement parce qu'il était situé en face de notre lycée, je demandais à me faire enfermer dans le gymnase, condition fixée par le prof de gym, pour me livrer à des exercices d'acrobatie qui m'enthousiasmait : barres parallèles, cheval d'arçon et tapis où j'allai jusqu'au saut périlleux. À la fin de ma seconde Terminale, je réussis le bac, entre autres, grâce à la gymnastique (Bac C avec 5 en physique et 2 en maths !). Les matchs du Parc des Princes m'ennuyaient au plus haut niveau, relégué au poste d'arrière ou de gardien de but. Question compétition, si je terminai quinzième de l'Île-de-France en nage libre section minime, je me débrouillais mieux avec les matières intellectuelles qui m'obligeaient à des efforts considérables pour continuer à faire plaisir à mes parents en décrochant, autant que possible, la première place (français, latin, anglais, allemand, maths…). Ayant abandonné tout esprit de compétition le jour où j’obtins de justesse ce satané bac, je réussis tout de même à entrer à l'Idhec parce que je m'en fichais et que j'avais concouru uniquement pour faire plaisir à ma maman, encore une fois, on l’a déjà dit. Les nombreux prix internationaux que je reçus par la suite n'ont jamais été convoités, ils m'ont été attribués sans que je les sollicite, condition sine qua non de leur obtention !
Mais qu'ai-je donc à mépriser tant que ça la compétition ? Car je n'ai évidemment rien contre la pratique sportive, bien au contraire : je regrette souvent que les jeunes, entrant à l'Université, abandonnent la culture de leur corps et s'encroûtent. Si je n'ai aucune discipline envers tout effort collectif dans ce domaine, je fais de la gym matin et soir, seul rempart contre mes douleurs lombaires, et de la bicyclette pour me déplacer dans Paris, seul vaccin efficace contre le virus agressif de la conduite automobile. La voiture, ça rend con, et je me retrouve instantanément en train de râler contre les chauffards dont je fais partie. Je rentre énervé à Bagnolet tandis que le vélo me rend zen, même si mon dos dégouline de sueur après la côte qui mène aux Lilas.
Retour à la compète : j'avoue n'avoir aucun sentiment national. Le phénomène d'identification, aux joueurs ou au pays dont ils défendent les couleurs, me révulse. Les mouvements de foule m'agressent et me font peur, me rappelant les grands meetings, Nuremberg 1933, et tous les lynchages que l'émulation du groupe favorise. Je supporte mieux les manifs où les slogans varient d’un groupe à un autre… Pris isolément, les gens sont souvent gentils ; en groupe, ils peuvent se transformer en meute assoiffée de sang. Le mois dernier, au sortir d'une représentation à Nanterre du Vrai-Faux Mariage de La Caravane Passe et La Clique de Pléchti, Yan-Yvon (qui joue le rôle du marié) s'est retrouvé avec le bras cassé et une broche de métal de vingt centimètres : festival gratuit, spectacle en plein air, vigiles peut-être de mèche (entendre de la famille), quinze petits fachos lui sont tombés dessus, parce qu'ils avaient seulement envie d'en découdre et qu'il a tenté de les calmer. Réflexe communautaire sur lequel je n'ai pas trop envie de m'étendre. J'ai pris ma carte de Citoyen du Monde lorsque j'avais 11 ans. Les drapeaux me font horreur, tous les drapeaux. Le seul sentiment national qui m'honore est celui de l'exception culturelle. Je me sens bêtement fier de la renommée dont bénéficie encore la France de temps en temps à l'étranger, d’ailleurs pas partout. Nous vivons sur un acquis, un terreau qui continue à enrichir notre manière de pensée, une saine tradition à laquelle le libéralisme souhaiterait bien faire la peau. Il y donc des héritages dont on peut s'enorgueillir !
Devant la liesse générale, je me sens terriblement seul, abandonné. J'écris ces lignes parce que je sais que partout d'autres solitudes se terrent ces soirs-là. Je ne voulais pas plus jouer les rabat-joie le 10 mai 1981 lorsque je refusai d'aller fêter le succès du parti socialiste. De quelle duperie aurais-je pu me réjouir ? Bien sûr, l'abolition de la peine de mort ou la disparition momentanée des forces de l'ordre dans les rues me soulagèrent, mais l'histoire est trop cyniquement répétitive. Je suis sensible à la paix, inéluctable à terme, mais combien de morts aura-t-il fallu chaque fois ? Je pleurai à la poignée de mains entre Rabin et Arafat le 13 septembre 1993, je fêtai la libération de Mandela le 11 février 1990 ou la levée du siège de Sarajevo, mais je savais que cette joie risquait de n'être que de courte durée.
Du pain et des jeux ! Le peuple est anesthésié. Avec la victoire de l’équipe de France, le gouvernement remontera dans les sondages, ou bien il fera passer de nouvelles lois scélérates pendant l’été. Ça vous redonne du cœur au ventre, « on a gagné ! ». L’ivresse vous sourit et soulage vos peines. Des leurres ! Un nouvel opium du peuple. Certains se plaisent à penser que la tolérance va de pair, lorsqu’un type crie « T’as vu le bougnoule ? » avant le but, et « Mate le Marseillais ! » juste après. On fait ce qu’on veut d’un peuple qui se tient les coudes sous le drapeau. « Tout le monde a le droit de se distraire », entendis-je encore hier. Le populisme m’écœure, il fait le lit du fascisme. Si vous pensez que j’exagère, mettez donc cela sur le compte d’une auto-analyse sauvage (résumé plus haut).

Je retrouve la reproduction d’une affiche de 1998 que Michal Batory m’avait offerte lorsque, deux ans plus tard, nous avons travaillé ensemble sur l’exposition Le Siècle Métro.

samedi 1 juillet 2006

Lysistrata


En commentaire du billet d'hier, la lectrice "Alibi à la une" écrivait :
"Alors ils s'y sont tous et toutes mis..."
toutes ??? je voudrais bien LES y voir !
Allez sans rancune (?) c'est partout les grandes absentes même si c'est la moitié de l'humanité. Je sais elles ressassent et ne prennent pas le pouvoir.
À qui la faute ?

Je commençai par répondre :
"Toutes" pas plus que "tous", mais c'est vrai, beaucoup moins. Toutes celles qui ont répondu "présente !", celles qui sont là, celles qu'on est allés chercher pour ne pas rester qu'entre hommes : quel ennui une fratrie de mecs, quelle obscénité ! Le jazz est un monde masculin où les femmes sont des emblèmes de publicité ou, au mieux, des égéries alcoolisées.
Heureusement celui de l'improvisation libre, des musiques barjos, est un peu plus ouvert, les filles y font leur place, pas facile. Les plus militantes ont d'abord revendiqué leur homosexualité, les plus ambitieuses rejetaient le féminisme pour être considérées à l'égal des hommes, les plus laborieuses se contentaient d'un strapontin...
Y a-t-il une expression féminine ? Je le crois. Leur sensibilité d'artiste ne s'exprime pas de la même manière. C'est moins tranché, arrondi aux entournures, c'est plus fin, parfois, comme chez les mecs pas trop machos, leur part de féminité s'exprimant plus ou moins librement...
C'est à ce moment-là que je choisis d'en faire le billet de ce matin, sachant bien que ce ne sera qu'une parole d'homme de plus, pas le choix cette fois !
Pour compléter le petit panorama rapide et réducteur, j'ajoute aux lignes précédentes que le monde de la musique classique, et, par extension, contemporaine, est tristement potache et réactionnaire, l'esprit de compétition qui y règne en fait une foire d'empoigne où les femmes n'ont à y gagner qu'une forme de contamination. La question des variétés se pose un peu moins, parce qu'on est en milieu populaire, l'enjeu n'est pas le même dans la chanson, l'arrogance porte un bémol à la boutonnière. On préfère y faire pousser des étoiles, quitte à mépriser là aussi le petit peuple des musiciens qui les accompagne, encore des mecs. Les musiques savantes, élitaires, sont chasse gardée, chasse à cour(re) ! On se plaît à croire qu'il y est question de pouvoir. Mais le pouvoir, c'est "pouvoir" faire, c'est le potentiel à créer, à diriger, à diriger sa vie, et malheureusement trop souvent celle des autres, et celle des femmes certainement.
Vaste sujet, "la moitié de l'humanité" ! Cela méritera qu'on y revienne, souvent ?! Alors autant commencer dès aujourd'hui. La parité me semble une mystification de plus, un truc en plumes inventé par les hommes pour que les femmes qui la ramènent leur ressemblent. Regardez Ségolène Royal sur les pas de Margaret Thatcher et Condolezza Rice, quelle horreur ! Il en est d'autres qui se battent avec plus de jugeotte, mais n'y a-t-il pas d'alternative à prendre le pouvoir en package avec la stupidité des mâles ? Faut-il qu'à leur tour les femmes nous gouvernent avec la même brutalité, carnage destructeur et suicidaire ? Au secours, Lysistrata (texte de la pièce d'Aristophane) ! Adolescent féministe et non-violent, j'avais trouvé géniale cette grève du sexe pour arrêter la guerre. Pourquoi les femmes qui y perdent leurs enfants, leurs frères, leur père et leur époux, ont-elles toujours été solidaires de ces bouchers sanguinaires ? Faut-il aller chercher quelque explication dans la biologie comme le fait le documentaire 1+1, une histoire naturelle du sexe (et dont j'eus la joie de composer la musique) ? Doit-on en passer par la barbarie ? Ou bien est-ce l'absurde qui nous gouverne ?
Ayant grandi dans les années 70 au milieu de femmes revendiquant l'émancipation féminine, la question n'a eu de cesse de me poursuivre. Sur les murs de la cuisine étaient épinglés des petits papiers découpés portant tous les slogans de l'époque, certains même ambigus : "Une femme sans homme, c'est comme un poisson sans bicyclette". J'aimais l'impossible. J'en rêve toujours. Attention à moi si, en discutant, j'accordais mal un adjectif, j'étais immédiatement repris et le e final était accentué avec sa liaison phonétique, appendice qui pour une fois dépassait du mot féminin. J'ai pris ainsi l'habitude d'accorder les fonctions, surtout en haut de l'échelle sociale, Madame la présidente, Madame la directrice, une écrivaine, etc.
Dans le Drame, nous n'avions qu'un tiers de musiciennes, cinq sur quinze, l'atmosphère y était tout de même plus digne, ça changeait des chambrées des autres orchestres. Dans le Journal des Allumés, chaque fois que nous le pouvons nous invitons ces dames au parloir, cette fois la harpiste Hélène Breschand, la compositrice et chef d'orchestre Sylvia Versini, les dessinatrices Chantal Montellier et Laurel (son blog). Nous le savons, c'est peu et ce n'est pas le reflet du monde réel, nous forçons les portes. Un seul des Cours du Temps fut consacré à une femme, la contrebassiste Joëlle Léandre, sa parole y est emblématique. Même si Valérie Crinière réalise le Journal (et pas seulement techniquement !), il n'y a que des hommes au comité de rédaction, et peu de femmes dirigent parmi les 42 labels de l'association. Notre trésorière, Françoise Bastianelli, en charge du label Émouvance, a redressé les comptes de l'assoc lorsque nous étions au plus mal. J'aurais pu écrire "au plus mâle" tant l'unisexicité peut être nauséabonde. Les femmes entre elles ne valent guère mieux, c'est pour cela que Lysistrata n'eut jamais gain de cause. Il faut la mixité, le partage des tâches, oui si c'est ensemble, pas de prérogatives ni de territoires réservés, l'échange est plus juste que le partage.
Je repense toujours aux derniers mots de L'innocente de Lucchino Visconti, son dernier film, quelque chose du genre : ''Pourquoi faut-il que, vous les hommes, vous nous portiez aux nues ou nous traitiez comme moins que rien ? "

vendredi 30 juin 2006

Le n°16 des Allumés bientôt chez vous


Bientôt chez vous, dans votre boîte aux lettres, si vous avez pris le soin de vous abonner au Journal des Allumés du Jazz, 24 pages, gratuit et sans pub, tirage de 16000 exemplaires tous distribués !
Cette fois, le n°16 est, en plus (!), sans photographie, mais illustré par toute une bande de dessinateurs inspirés. C'est que Le Querrec est en Arles pour les Rencontres de la Photographie, exposition et soirée de projection au Théâtre Antique avec Portal-Sclavis-Texier-Drouet... Alors ils s'y sont tous et toutes mis, Siné (le grand invité), Cattaneo, Chantal Montellier, Laurel, le violoniste Carlos Zingaro (dont les dessins sont méconnus par ses admirateurs), le flûtiste Jérôme Bourdellon (maniaque du détournement), Jean Rougier, Andy Singer...
En avant-première, la une de Johan de Moor, et en dernière page, Nico Laglu et Amidou, la BD de Zou et Jean Annestay.
Magnifique numéro ! Le prochain sortira seulement à l'automne, alors pensez à vous abonner d'ici là !

jeudi 29 juin 2006

La critique de la critique


Le percussionniste et compositeur Pablo Cueco avait initié une rubrique formidable dans le Journal des Allumés du Jazz intitulée La critique de la critique. Il s'agissait de reprendre les termes d'un article écrit par un journaliste et de le commenter point par point, ce dont Pablo s'acquittait avec l'humour qui le caractérise. Au lieu de se brouiller avec les intéressés, il fut assailli de demandes de leur part : pour une fois qu'on parlait d'eux !
Dans les années 60, les journalistes des Cahiers du Cinéma décidèrent de ne parler que de ce qui leur plaisait et de faire l'impasse sur le reste. On me reproche parfois l'aspect trop souvent hagiographique de mes billets : tout y est toujours merveilleux. J'aurais en effet plutôt tendance à adopter ce parti pris, à moins de me retrouver en face d'une coqueluche, d'un artiste ou d'une œuvre encensés par toute la critique, et par extension des lecteurs qui lui emboîtent le pas. Mes motivations sont simples, je ne suis pas journaliste et je fais partie de "la famille" des artistes. Rendre public ma fâcherie contre des camarades se fourvoyant m'apparaît délicat, je ne suis pas là pour donner des bons ou des mauvais points, et me griller dans le métier n'est pas forcément très malin. De plus, je m'enflamme plus facilement pour ce que j'aime que pour ce que je méprise, encore qu'on ne se fait de vrais amis qu'en identifiant ses ennemis. C'est vrai qu'en lisant le Télérama paru hier, j'ai été sidéré par la vacuité des commentaires du photographe Raymond Depardon à qui l'hebdomadaire a confié de le commenter entièrement, sur le modèle de certains numéros de Libération. Si photographier est d'abord savoir regarder, on peut s'inquiéter des légendes que le directeur artistique des Rencontres d'Arles de la Photographie a rédigées tant elles sont un ramassis de satisfecit et de propos d'une fadeur indigne d'un créateur tel que lui. Mon père m'avait en effet appris qu'une bonne critique devait être une œuvre de création, dans le style comme dans l'idée (ah, Le style et l'idée, magnifique ouvrage de référence du compositeur Arnold Schönberg, mais ça c'est une autre histoire !). Si un artiste prend la parole, il a une responsabilité terrible, que ce soit pour parler de son travail ou, a fortiori, s'étaler, comme je le fais, sur tout et n'importe quoi. Ce n'est certainement pas pour en rajouter, mais pour éclairer les zones d'ombre qui sont légions ou revendiquer des choix "politiques" que sa fonction lui permet puisqu'on lui donne la parole. J'ai souvent pensé que j'avais choisi la poésie (musique, cinéma, littérature...) parce que j'avais des histoires à raconter ou un point de vue un peu différent, et que cela me permettrait de les exprimer, par mon art et par tout ce qui tourne autour, sorte de bonus de l'?uvre elle-même, le commentaire social, qui n'a qu'indirectement à voir avec le sujet. Autrement dit, il est grave voire dangereux de s'amuser sans arrière-pensée. Depardon a rédigé ses commentaires par dessous la jambe et son image s'en trouve ternie, le doute vient planer sur ses motivations, sur toutes ses motivations...
Contrairement à d'autres formes d'expression artistique, cela fait des années qu'il n'y a plus aucun journal, aucun magazine, qui aborde la musique, tous genres confondus, d'un point de vue analytique comme pouvait le faire une revue comme Musique en Jeu. C'est une catastrophe pour ses acteurs, réduits à boycotter toute une littérature culinaire insipide et ennuyeuse, au mieux informative, ce qui n'est déjà pas si mal (je me range hélas le plus souvent parmi ces rapporteurs). Qu'attend-on d'une critique ? Qu'elle nous apprenne quelque chose en révélant son sujet sous une lumière nouvelle. Après plus de trente ans de carrière et une revue de presse relativement considérable, de combien d'articles nous concernant me souviens-je ? Début des années 80, dans Le Monde de la Musique, le compositeur Denis Levaillant jouait d'exercices de style comme un équilibriste pour saisir l'essence des 33 tours qu'il critiquait. Lorsque Télérama avait encore une rubrique Multimédia, Gérard Pangon révélait l'inconscient enfoui sous notre CD-Rom Machiavel tant et si bien que nous reprîmes son discours à notre profit. Lorsque Stéphane Ollivier écrivait dans Les Inrockuptibles, son travail d'analyse et la qualité de son écriture rendait parfois ses articles exemplaires au point de leur offrir une pérénité devenue si rare. Le saxophoniste Étienne Brunet se jette à l'eau et, ici ou là, réussit parfois à lier le style et l'idée, référence schönbergienne citée plus haut. D'autres se penchent sur leur copie avec une conscience devenue rare, au hasard (?) Francis Marmande, Bernard Loupias, Annick Rivoire... Vérifier ses sources est un immense travail, trouver le ton juste encore pire, à la manière de l'émission Cinéastes de notre temps produite par Janine Bazin et André Labarthe, modèle absolu où chaque numéro consacré à un metteur en scène est confié à l'un de ses pairs, charge à lui de réaliser le documentaire (point de vue documenté) dans le style de son sujet !
Je me dis souvent que si nous composions avec la même insouciance que les journalistes écrivent sur notre travail, je pourrais changer de métier. Mais ce n'est pas pareil. Chaque nouvelle œuvre met notre vie en jeu, du moins elle le devrait, tandis que tout ce que nous attendons de la critique c'est qu'elle parle de nous, en bien ou en mal, peu importe. Elle nous fait exister, voilà tout, et il en faut beaucoup pour en vivre. Ce n'est que par leur nombre que leur puissance s'exprime, pas par son niveau, hélas, trois fois hélas.

samedi 24 juin 2006

Bouclage du n°16 des Allumés du Jazz


Ce matin, j'ai traversé Paris à vélo aux aurores pour prendre le TGV à Montparnasse avec Jean et Christelle. Sur le Pont d'Austerlitz le soleil éclairait Notre-Dame. Les Parisiens ignorent ces petits plaisirs de touriste. Je n'ai pas l'habitude de sillonner les rues désertes à la lumière du jour.
Nous passons la journée au Mans à corriger, donner des titres, écrire les chapeaux des articles. Valérie fignole la mise en page de ce numéro des Allumés entièrement illustré par des dessinateurs : Johan de Moor (responsable de la une), notre fidèle Cattaneo, le flûtiste Jérôme Bourdellon (détourneur d'images officielles), le violoniste Carlos Zingaro (qui a plus d'une corde à son archet), Laurel, Chantal Monteiller, Jean Rougier, Andy Singer, Zou et Jean Annestay (qui collaborent ici à la BD Nico Laglu et Amidou). Nous sommes tout contents de suivre un nouveau Cours du Temps avec Siné !
Dans ce numéro de l'été, j'ai réactivé La Question, cette fois sur le choix des titres : y répondent Étienne Brunet, Pablo Cueco (qui signe un nouveau Paris brûle-t-il ?) et Jean Morières, habitués de nos colonnes, mais également le cinéaste Atom Egoyan, l'écrivain Michel Houellebecq, l'auteur-compositeur Jean-Claude Vannier, ainsi que Bourdellon, Guédon, Kassap, Thollot, Vitet... Les questions Flash vont à Sylvia Versini et Limousine, la carte blanche au label Amor fati qui fait de belles pochettes peintes à la main, et sont interviewés la harpiste Hélène Breschand et le guitariste Lionel Loueke... On trouve encore les signatures de Jean Rochard (Le Jour : La chanson vulgaire), Jean-Louis Wiart, Sylvain Torikian et j'élucubre sur Le Grand Phylactère ! Parution début juillet.
Avant de rentrer, je cours acheter deux pots de rillettes, histoire de savoir quel est le meilleur charcutier du quartier.

mardi 20 juin 2006

Agnès Varda, une leçon de jeunesse


Agnès Varda s'expose à la Fondation Cartier à Paris jusqu'au 8 octobre. La cinéaste qui inaugura la Nouvelle Vague avec La pointe courte (1954) et Cléo de 5 à 7 (1961), avant la bande de garçons des Cahiers du Cinéma, est célèbre pour ses films L'une chante l'autre pas, Sans toit ni loi, Jacquot de Nantes (sur son mari Jacques Demy), Les glaneurs et la glaneuse et nombreux courts-métrages.
L'année dernière, nous avions déjà admiré le travail de cette jeune femme de 78 ans à la Galerie Martine Aboucaya où elle présentait Le triptique de Noirmoutier jouant sur le hors champ par un amusant coulissement de persiennes, et surtout Les veuves de Noirmoutier, où 14 écrans entourent un quinzième central. En face, sont installées 14 chaises avec 14 casques audio. À chaque chaise et casque correspond le son de l'une des séquences, les chaises dessinant en miroir le même damier que l'ensemble des séquences projetées. L'image composite reste la même, mais le son change. À soi de retrouver la veuve à qui il appartient... L'une d'entre elles est évidemment l'auteur. Ces deux installations sont présentées au sous-sol avec trois autres, celles-ci conçues, comme celles du rez-de-chaussée, à l'occasion de cette exposition dont le thème est l'île de Noirmoutier où la cinéaste possède une propriété. En 2005, Agnès Varda recevait ses amis déguisée en patate (sic), clin d'œil à ses premiers pas d'artiste plasticienne à la Biennale de Venise en 2003 où elle avait présenté Patatutopia et à sa taille, haute comme trois pommes (de terre) !
Au rez-de-chaussée de l'immeuble dessiné par Jean Nouvel, sont installées trois œuvres. Ping Pong Tong et Camping est un petit film de plage en boucle, projeté sur un matelas gonflable, avec en alternance le percussionniste Bernard Lubat qui tapote bombardé de balles de ping pong ou le BACHotron de Roland Moreno, le génial inventeur de la carte à puces (aussi allumé que le fut Einstein dans sa vie quotidienne, voyez son site si vous pouvez en croire vos oreilles !). Seaux, raquettes, pelles en plastique aux couleurs vives, encadrent l'écran, et sur le côté, une autre boucle vidéo montre des tongs encore plus fantaisistes que celles accrochées tout en haut. C'est gai, ludique et charmant. Dans La cabane aux portraits sont accrochés d'un côté 30 hommes et de l'autre 30 femmes ; c'est plus sévère, sauf si les cartes se mélangent quand la nuit tombe et que la Fondation ferme ses portes ? N'oublions pas qu'Agnès Varda commença au théâtre comme photographe de plateau, en particulier en Avignon avec Jean Vilar ! Dans le catalogue de l'exposition ressemblant à un très beau livre pour enfants et particulièrement réussi, elle fait appel au décorateur de l'expo, Christophe Vallaux, pour ses dessins (voir ci-dessus). Ma cabane de l'échec est une serre dont les murs sont constitués des chutes de pellicule du film Les créatures, déjà tourné dans l'île, flop de l'année 1966 avec Catherine Deneuve et Michel Piccoli, dont on ne peut voir que les images anamorphosées pendant le long des murs ou un extrait, plus loin, sur une vieille table de montage...

Au sous-sol, Le passage du Gois simule la route submersible qui relie l'île au continent, une barrière automatique scande les marées, empêchant ou laissant passer les visiteurs. Le Tombeau de Zgougou est représenté par un tumulus sur lequel est projeté un petit film d'animation avec des coquillages. On connaissait déjà l'Hommage à Zgougou, bonus du film Les glaneurs et la glaneuse, mais ce dernier épisode est si tendre qu'on pense encore à un rituel pour atténuer la douleur des enfants. Ceux d'Agnès, Mathieu et Rosalie, sont grands, mais elle tient très bien sa place de grand-mère gâteau. Enfin, près d'un tas de sel, les fenêtres de La grande carte postale ou Souvenir de Noirmoutier s'ouvrent sur cinq petites scénettes cinématographiques : la main de Demy malade sur le sable, des enfants farceurs montrent leurs fesses, des oiseaux mazoutés agonisent, est-ce un noyé qui flotte entre deux eaux ?
Le site de la Fondation Cartier est très bien fait, beaucoup d'informations et d'images sur L'île et Elle, si ce n'est une insupportable (par sa répétitivité) boucle de percussion du camarade Lubat. La conception sonore du site n'est vraiment pas à la hauteur du reste, mais on a hélas si souvent l'habitude de couper le son sur Internet, n'est-ce pas ?
On peut être étonnés que ce soit deux cinéastes dont la carte vermeille commence à s'effacer qui réalisent parmi ce qui se fait de plus intéressant et de plus émouvant dans le domaine des nouvelles technologies, et ce de manière totalement artisannale. Je pense aux films de Chris Marker et à son CD-Rom "Immemory'', comme à Agnès Varda dont les boni sont amoureusement composés pour accompagner la réédition de ses films ou ceux de son mari, le très regretté Jacques Demy, et ici l'amorce d'une nouvelle carrière d'artiste plasticienne à bientôt 80 ans ! Car ce n'est pas la prouesse technique qui fait sens, mais le regard que ces deux amoureux des chats portent sur le monde, et sur ces formes d'expression modernes leur offrant de nouveaux champs d'expérimentation, terrain de jeu où se mêlent ici une véritable tendresse et la plus grande fantaisie.

dimanche 18 juin 2006

Michel Séméniako, l'ectoplasme


Sur le site du photographe Michel Séméniako, je redécouvre ses images nocturnes en couleurs qui me font toujours rêver (ici Surabaya, Indonésie, 1999). Michel y est un fantôme invisible, le temps de pause effaçant sa trace de peintre.
En 1997, j'avais réalisé la partie multimédia du CD-Extra Carton (Birgé-Vitet, GRRR 2021, dossier complet en lien caché ici dévoilé) avec les photographies de Michel, prises de vues nocturnes noir et blanc ou images négociées avec les pensionnaires d'un asile psychiatrique. Nous avions créé de cette façon la pochette de l'album, sorte de photomaton où le modèle fait lui-même sa lumière avec des fibres optiques et choisit le moment où il appuie sur le déclencheur. Trois entretiens réalisés dans la boîte noire figurent également sur le CD-Rom, monologues de Michel, Bernard et moi-même. Et puis, il y a surtout les dix petits théâtres interactifs correspondant aux chansons du disque, une tentative commercialement infructueuse pour rénover la variété française, mais le CD-Rom avait rencontré un gros succès. C'était mon premier CD-Rom d'auteur, Étienne Mineur en était le directeur artistique et Antoine Schmitt le directeur technique, Hyptique le maître d'œuvre. On peut l'acquérir facilement sur le site des Allumés par exemple (compatible Mac OS9 et PC) ou Bandcamp.
Je connais Michel depuis 1975 pour avoir composé la musique de tous ses audiovisuels (diapos) produits alors par la boîte du Parti Communiste, Unicité, avant qu'il ne les quitte et reparte vers la photographie et des choix politiques plus en accord avec sa sensibilité. Dans le Documents de Jean-Luc Godard que je feuilletais hier soir, je le revois encore plus jeune dans le rôle du révisionniste de La chinoise ! Sa compagne, Marie-Jésus Diaz, est aussi photographe, mais être une femme dans le monde hyper macho de la photo n'est pas facile. Marie-Jésus tire souvent ses photos noir et blanc sur des supports inhabituels. J'adorais travailler avec l'un comme l'autre, avec eux deux ensemble aussi. Dans Carton, les paroles de L'ectoplasme sont un hommage à Michel :

Invisible à l'œil nu un photographe approche
Il peint la nuit au flash et à la lampe de poche
Il marche il frôle et cherche en vain son ombre
En exhumant les temples qu'aucun fidèle n'encombre

Cherchez-le dans le noir cherchez-le dans le blanc
Cherchez-le dans le rouge ou dans les faux semblants

Il évoque notre histoire en jouant aux quatre coins
Du globe qui tient de lui son oculaire au point
Marche à côté de ses pompes malgré l'obscurité
Arpente les abcisses gauchit les ordonnées

Cherchez-le dans le noir cherchez-le dans le blanc
Cherchez-le dans le rouge ou dans les faux semblants

Parfois son bras indiscipliné se déchaîne
Les gladiateurs au cirque aussi taguaient l'arène
Partout présent dans ses images au temps pausé
Il tente cependant de se faire oublier

Cherchez-le dans le noir cherchez-le dans le blanc
Cherchez-le dans le rouge ou dans les faux semblants
Si vous le découvrez vous serez impressionnés
Dans ces autoportraits c'est vous que vous verrez

dimanche 4 juin 2006

Pourquoi faire ?


Un rouge-queue nargue le chat depuis plusieurs jours dans le jardin. Il vole bas. Que cherche-t-il ? Il s'approche de plus en plus près. Je suis fasciné et un peu inquiet.
En février 1902, Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, publie le pamphlet Que faire ?, ouvrage fondateur reprenant les idées développées dans le journal Iskra (l'étincelle, en russe). En 1971, Chris Marker et ses camarades reprendront le nom d'Iskra (Image, Son, Kinescope et Réalisations Audiovisuelles) pour leur coopérative de production de films. Rien n'a vraiment changé de ce qui a motivé l'écriture de l'un et la fondation de l'autre. La question "Par où commencer ?" reste entière. Les sources de la production et les canaux de diffusion sont-ils maintenant plus ouverts à la différence, à la contestation salutaire, à la projection de vérités soigneusement enfouies ? (Bernard Benoliel, Entre Vue). Des questions, toujours. Les réponses calment le jeu et tuent l'imagination. L'enfant enfile les pourquoi ? à s'en faire un collier. Dès le CP, l'école casse son élan créatif en imposant les réponses avant qu'il ait le temps de s'interroger. Les perles se répandent par terre. Révolutionnaires en herbe, artistes, déviants, délinquants, souffrants, seuls quelques récalcitrants n'acceptent pas les nouvelles règles. L'agnostique laisse la question sans réponse (elle donnera son titre à l'?uvre la plus célèbre du compositeur Charles Ives).
En me réveillant, je me demande "pourquoi faire ?" que j'écris parfois "pour quoi faire ?". J'ai souvent dit que je fais ce qui ne se fait pas puisque ce qui est fait n'est plus à faire. Bon gars malgré tout et probablement en référence au chien de Léo Ferré, j'ajoutais je fais là où on me dit de faire.
Pourquoi faire ? Pourquoi faire une œuvre de plus, sur un marché saturé ? L'art est devenu à la portée de tous, du moins la société souhaite en donner l'illusion. Les outils se démocratisent, chacun pense savoir photographier, filmer, composer, écrire, mais trop souvent c'est le stylo qui écrit, la caméra qui filme, le filtre Photoshop qui commande. Bon de commande. C'est ce qu'on vend : objets de consommation, nouveaux marchés, cibler les jeunes... Pour faire l'artiste, il faut une vision. Cette vision ne découle pas de l'usage des machines, elle est le fruit d'une souffrance, d'une colère, d'un espoir, d'un rêve, elle n'est qu'une question qui répond à la précédente. Qu'est-ce qu'un auteur ? Une personne qui pense par elle-même et met en forme cette réflexion ? La production est-elle le contraire de la reproduction ?
Pourquoi faire une œuvre de plus lorsque l'on a des dizaines de disques et des centaines d'œuvres à son actif, et que le monde continue de glisser ? Échec. Le succès est relatif. Miles Davis, par exemple, a échoué, lui qui briguait la reconnaissance du Great Black People n'a jamais été adulé que par la bourgeoisie blanche. Pourquoi composerais-je un nouveau disque alors que la majorité sont toujours disponibles, il est vrai de manière de plus en plus clandestine (aux Allumés, chez GRRR ou Orkhêstra) ? On me fait remarquer que mon impressionnante biographie donne l'illusion que j'ai au moins cent ans ! (P.S.: en 2018 je publierai mon Centenaire !). Ai-je tout dit, tout exprimé ? Heureusement j'évolue, petit à petit, le mouvement me porte, vecteur social qui me pousse sans cesse vers de nouveaux horizons. Mais je ne voudrais pas faire une œuvre de plus, jamais ! J'enchaîne les succès d'estime, mais rencontre rarement le succès populaire. Un enjeu pas si nouveau depuis qu'avec Bernard Vitet nous avons décidé d'enregistrer des chansons (Kind Lieder, Crasse-Tignasse, et surtout Carton), depuis le cd-rom Alphabet, le film Le sniper ou les modules interactifs des sites réalisés avec Frédéric Durieu ou Nicolas Clauss. Aujourd'hui les lapins-robots font le tour du monde en se tenant par les oreilles.
Faire ce qui ne se fait pas, c'est jouer les trouble-fête et les provocateurs, c'est oser dire (écrire) ce que d'autres taisent de peur de représailles, c'est être avant tout fidèle à sa morale et la mettre en pratique, sacro-sainte dualité "théorie-pratique" héritée d'une époque où la jeunesse décidait de porter l'imagination au pouvoir. Faire ce qui ne se fait pas, c'est faire fi des conventions, des impossibilités, c'est sauter les obstacles, l'un après l'autre, pour prouver que si, c'est réalisable, avec du travail et de la persévérance, sans négliger l'amour ni l'humour. C'est ne pas craindre le ridicule.
J'ai toujours ressenti du soulagement lorsqu'un camarade, un collègue (jamais un concurrent), réalisait une idée que j'avais eue, ou pas. Ce qui est fait n'est plus à faire. Rien de perso dans l'avancée des idées. Bonne chose de faite, me dis-je en admirant le chef d'œuvre mis en forme par un autre créateur. Une tâche de moins sur la longue liste des utopies ! Passons à autre chose...
Alors, quoi faire ? Lorsque la suite ne vient pas, c'est que le problème est mal posé. La question du quoi n'est que la conclusion du pourquoi. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pour changer le monde, pardi ! Mais comment s'y prendre, tout petit bonhomme ou petite bonne femme perdus dans son coin ? Une trilogie puisque le qui n'a jamais été de notre ressort : pourquoi, quoi, comment ? Mais d'abord pourquoi, la question fondatrice, celle qu'on a le tort d'oublier en devenant des professionnels. La motivation première, celle qui donne le goût, le goût de faire. Et peu importe la réponse, elle coule de source, elle ne nous appartient pas, elle est entre les mains du public, de nos lecteurs. Ensuite, le quoi et le comment ne sont que questions de méthode, tandis que pourquoi est LA question, celle qui fait toute la différence entre un faiseur et un créateur, entre un accident et une catastrophe.
Une catastrophe, à entendre dans son sens premier : un bouleversement, dernier et principal événement d'un poème ou d'une tragédie, le dénouement.

Image : manifestation à Johannesburg après l'assassinat de Chris Hani, photogramme de mon film Idir et Johnny Clegg a capella (1993).

vendredi 2 juin 2006

No comment


À étaler sa vie en public ou affirmer ses positions sur un support accessible à qui veut expose à des réactions violentes, aussi tranchées que celles exprimées sur ce blog. Penser par soi-même, au mépris du politiquement correct, n'attire pas que des sympathies. On ne peut pas plaire à tout le monde, mais il est intéressant de susciter le débat et de rester à l'affût de ce qui se dit. J'ai souvent revendiqué la nécessité de tout écouter, à condition de ne suivre aucun conseil. C'est une manière de se protéger contre les mauvaises critiques comme contre les bonnes. Ne pas s'emballer lorsqu'affluent les compliments pour ne pas s'effondrer face à l'agression. On peut aussi ne rien lire et suivre sa voie, mais l'exercice est encore plus périlleux. Ici, ce qui est dommage, c'est que les commentaires ont le plus souvent lieu off the record, généralement par mail, puisque ce blog n'est pas anonyme et qu'il est donc facile de me joindre. Dommage ! J'aimerais tant porter le débat en place publique, comme exposer au grand jour les processus de création des œuvres...
Que ce soit pour ma récente critique d'Arte ou sur la loi sur les droits d'auteur, les échanges hors blog ont été passionnants. Il peut être désagréable de se faire critiquer par un artiste plus enclin par sa fonction à être la cible des journalistes plutôt que de la ramener... Cela me rappelle l'excellente rubrique initiée par Pablo Cueco dans le Journal des Allumés avec La critique de la critique. Je me suis grillé plus d'une fois sur France Musique en défendant tout haut ce qu'aucun producteur n'osait dire à l'antenne. Je fus applaudi sur l'instant, et interdit pendant les longs mois qui suivirent. Chaque fois. Et alors ? Il faut bien que quelqu'un s'y colle ! Aurais-je une âme de martyr ? Je ne le pense pas, juste le désir de rester en accord avec ma propre morale, et de respecter cette option très soixante-huitarde, la relation théorie-pratique. C'est comme cela par exemple que je me suis retrouvé à Sarajevo pendant le siège ! Je n'avais pas le choix. Il faut que je sois plus prudent. Les journalistes se rendent-ils compte des dégâts qu'ils produisent en parlant ou en taisant les événements autour d'eux, en les relatant de façon telle que cela détruit parfois les artistes visés, pauvres petites bêtes fragiles. L'œuvre est un rempart contre les démons intérieurs. Il peut être dangereux de les réveiller.

Il y a quelque temps, Antoine Schmitt, avec qui je viens de signer Nabaz'mob, me demandait de suspendre la publication des billets où je relatais notre travail en cours. Il estime que "les mots tuent la chose", craignant que la publication du processus vide l'œuvre de sa substance et la fige, et privilégie le résultat final à la démarche. Par contre, les réflexions postérieures ne le gênent pas, au contraire. Je ne partage évidemment pas ce sentiment. Suivant Jean-André Fieschi, je citai la phrase d'Eisentein que nous avions inscrite en 1976 sur le premier fascicule du Drame et qui infléchira l'ensemble de mon travail jusqu'à aujourd'hui : "Il ne s'agit pas de représenter à l'attention du spectateur un processus qui a achevé son cours (?uvre morte), mais au contraire d'entraîner le spectateur dans le cours du processus (œuvre vivante)."
Dit autrement, l'œuvre terminée, que je livre au public, ne m'appartient plus. Je ne reste "propriétaire" que du processus. Le genèse me passionne plus que le verdict. J'ai toujours regretté que les créateurs taisent leurs interrogations et leurs doutes. Mon point de vue (documenté, pour citer Jean Vigo) m'a d'ailleurs poussé vers l'improvisation et l'instantanéité. Il est aussi le contenu des cours que je distille aux élèves que je rencontre : comment ça se passe, qu'y a-t-il derrière les choses, avec les mots, des mots qui précisent ma démarche et m'évitent de me répéter, parfois. Mieux, ils me permettent d'avancer. Craindre que "les mots tuent la chose", n'est-ce pas une crainte de même nature que celle des artistes qui préfèrent souffrir pour créer plutôt qu'entrer en psychanalyse, craignant que leur veine ne se tarisse si leur inconscient remontait à la surface ?
Antoine me répond astucieusement que son intimité n'est pas la mienne " c'est comme si tu mettais ma propre psychanalyse (commune temporairement avec la tienne) en ligne en live, pour reprendre ta métaphore, et ce n'est pas évident à gérer pour moi ;-)". Mais je suis terriblement matérialiste, préférant l'analyse à la mystique. Pas vraiment de risque, la structure du sujet est trop complexe pour nous faire succomber, me semble-t-il. Je reconnais pourtant que, plus jeune, cette pensée m'éloignera du divan.... Lorsque nous répondons à un bon interviewer, il nous arrive parfois, par la parole, de sortir de notre confort étroit pour émettre une pensée qui pourra devenir capitale par la suite et infléchira l'ensemble de nos œuvres. Certains préfèrent ne répondre à aucune question, no comment, ou même ne jamais apparaître en public... Ou bien, comme je déteste produire des maquettes, je préfère souvent rédiger un texte. C'est en écrivant des demandes de subvention que je me suis mis sérieusement à l'écriture, amusant, n'est-ce pas ?
J'aime beaucoup travailler avec Antoine, parce que nos questions produisent toujours des réflexions qui débordent largement du cadre qui nous était initialement dicté. J'ai ce genre de discussion avec très peu de gens parce que (in)justement la plupart craignent trop le langage, se protégeant par un échange de surface sans exprimer leurs craintes et leurs désirs, leurs pulsions et leurs fantômes, un politiquement correct qui ne fait jamais aussi bien avancer les choses que la confrontation, surtout lorsqu'elle est bienveillante. C'est ce qui me fait tant regretter de ne plus travailler avec Bernard Vitet. Depuis deux mois, il m'appelle presque tous les jours, il n'a rien à me dire, il veut juste parler, (se) posant mille questions et ne négligeant pas les provocations du paradoxe. Voilà trente ans que ça dure. On ne s'épargne guère dans nos conversations (P.S.: Bernard décèdera le 3 juillet 2013, nous laissant orphelins).
Parler au grand jour, c'est aussi une manière de communiquer pour faire mousser le boulot, le faire exister au delà de la représentation. There's no business like show business. Le paradoxe de la publication du Journal intime pose question. Doit-on attendre qu'il devienne posthume ? Étienne Mineur me disait qu'il se servait de son blog comme d'un carnet de notes pour ses cours. C'est ce qui m'a poussé à créer le mien, comme un élément dynamique (!), certainement pas un truc "mort, immuable, fini", pas mon genre de toute façon... J'y relate ce qui compte à mes yeux, laissant une trace sur laquelle je/on pourra/i revenir. Il a remplacé mes petits carnets où je gribouille depuis l'âge de 12 ans.

vendredi 19 mai 2006

Moisson de DVD



Ayant déjà rédigé la rubrique Sur l'écran noir de vos nuits blanches du n°16 du Journal des Allumés du Jazz qui paraîtra début juillet sur les DVD musicaux, je rappelle rapidement ici quelques films parus plus ou moins récemment, tant en France (Zone 2) qu'aux États Unis (Zone 1).
Je commence avec la compilation du magazine Repérages vendue en kiosque, Expérience(s)02, coproduite avec le Festival NEMO : Flesh est une variation de 10 minutes sur le 11 septembre en forme de feu d'artifices provoquant, des films pornos sont projetés sur les Twins, les avions viennent s'y crasher, belle réalisation d'Edouard Salier ; Carlitopolis est un cours de Luis Nieto qui joue numériquement avec une souris de laboratoire ; les amateurs de nouvelles images trouveront également The Eel, 90°, City Paradise, Black Day to Freedom, PGI-13, des clips, etc.
Le film de Godard, One + One, propose en supplément la version du producteur intitulée Sympathy for the Devil avec l'intégralité du morceau joué par les Rolling Stones, dont les scènes de répétition alternent avec les Black Panthers. E.D. Distribution, éditeur des films de Bill Plympton, Guy Maddin et des frères Quay, rassemble Les habitants et Abel, deux longs-métrages très originaux du hollandais Alex van Warmerdam, le cinéaste de La robe. À ne pas manquer. Toujours en tir groupé, Carlotta sort trois Fuller d'un coup, La maison de bambou, Baïonnette au canon et Le démon des eaux troubles : le premier est un polar formidable avec Robert Ryan et Robert Stack tourné comme un film de yakuzas, avec un romantisme emprunt d'homosexualité sous-jacente, le second est un suspense enneigé pendant la Guerre de Corée, je n'ai pas encore vu le troisième, fiction nucléaire pendant la Guerre Froide. Deux autres polars, d'abord Traquenard avec la sublime Cyd Charisse dans un rôle pour elle hors du commun, même si Nicholas Ray sait parfaitement utiliser ses jambes magnifiques ! Et puis l'autre incontournable, Main basse sur la ville, pamphlet politique de Francesco Rosi avec Rod Steiger sur la spéculation immobilière à Naples, pas une ride !
Plus tendres sont les cinq comédies (musicales) avec Mae West, réunis en coffret économique (The Glamour Collection, zone 1, mais sous-titres français) : Night after Night, I'm no Angel, Goin' to Town, Go West Young Man et My little Chickadee où la bombe sexuelle partage l'affiche avec le comique W.C.Fields. Je n'en connais essentiellement que les numéros musicaux produits discographiquement, aussi me fais-je une joie de découvrir les déhanchements et les impertinences de Mae West lorsque la vulgarité est érigée en art !!! Pour terminer, je signalerai Hallelujah de King Vidor (zone 1 sans sous-titres), premier long-métrage produit par une major en 1929 avec une distribution entièrement noire. En bonus, deux extraits époustouflants avec les Nicholas Brothers, danseurs à claquettes dont j'ai déjà parlé ici et qui figurent dans Stormy Weather, mais qu'on admire ici dans leurs très jeunes années...
Voilà, je suis désolé si je suis un peu expéditif ces jours-ci, mais j'ai une quantité de musique à écrire qui ne me laisse pas beaucoup de temps... Ce n'est pas une raison pour manquer le dernier épisode sur le castor, ce soir à 19h sur Arte.

mercredi 17 mai 2006

Blog on Blog


Lorsque j'ai commencé ce blog en août dernier, je n'avais aucune idée préconçue sur ce que j'allais découvrir de cette pratique. Je me demandais si je pourrais pervertir le moteur du journal en ?uvre artistique, plus tard, après expérimentation, en faire quelque chose de plus personnel. Pour l'instant rien ne s'est encore dévoilé en ce sens, mais je ne désespère pas, j'ai le temps. Depuis 1964, je remplis des petits carnets, histoire de ne pas perdre les notes gribouillées sur des feuilles volantes. Je dois en avoir pas loin de quatre-vingt. Je continue en marge du blog, parallèlement à ma participation régulière à diverses publications papier, comme l'ABC comme (1992-1996, 26 numéros) ou le Journal des Allumés du Jazz (n°16 en préparation).
Pourtant, je ne m'attendais pas à écrire quotidiennement, et surtout, j'ai découvert une conséquence étonnante du blog, son rayonnement sur le net, ou plus exactement, sa faculté d'attirer des lecteurs. En marge du contenu, je vais maintenant parler en termes de communication. Nous savons que la fidélisation du lectorat est indispensable à toute publication, mais la question est toujours, comme pour un artiste, de toucher sa cible, de trouver son public. La toile du Net se tissant essentiellement par des liens et des moteurs de recherche, le fait d'écrire sur des sujets aussi variés donne d'autant plus de clefs pour entrer. Google, par exemple, indexe tous les termes d'un billet dans les trois jours qui suivent sa mise en ligne. Il ne me semble même plus utile d'avoir recours au meta-names, mots cachés du site choisis par son auteur pour répondre à la recherche de l'internaute. Il suffit donc de parler de sujets suffisamment précis ou rares pour que la page apparaisse en bonne place dans la liste des réponses du moteur de recherche. Les associations de mots deviennent le nerf du rayonnement. Le nom d'un artiste célèbre n'aiguillera pas rapidement la recherche vers le blog, mais associer exceptionnellement deux artistes fonctionnera comme par magie, ou bien un adjectif qu'on accollera à ce nom... Il n'est pas nécessaire, pour l'instant, de pervertir le système, mais on pourra y penser dans l'avenir. Actuellement, ça fonctionne très bien tout seul ! J'ai été surpris de constater que ce blog apparaissait souvent dès la première page d'une recherche. Devant l'étonnante réception de ce journal en ligne, j'ai ainsi compris que son potentiel était immense, un pouvoir d'attraction extraordinaire. Je n'ai jamais eu autant de connexions sur drame.org que depuis l'ouverture de cette page (indexée Fatras sur la page d'accueil par flemme de la refaire), j'ai trouvé du travail, je me suis fait des amis, et des ennemis, on a difficilement l'un sans l'autre, mais seuls les premiers reviennent vous lire...
Ailleurs on parle de réseau, c'est bien de cela dont il s'agit. Le blog fédère des internautes qui tombent là au hasard d'une recherche, lisent les billets à l'entour et reviennent régulièrement pour de petites visites. Le blog aurait donc un potentiel supérieur à celui d'un simple site ou d'une newsletter, parce qu'une fois qu'on est tombé sur un billet, il y a la tentation d'en lire d'autres et que le phénomène peut se renouveler jour après jour, avec la surprise que le blogueur aura soin de ménager. Ce n'est pas tout d'attirer le lecteur (je parle au masculin à cause de cette loi imbécile du "masculin qui prime", mais j'entends lecteur ou lectrice), il faut le garder en lui donnant envie de revenir.
Si le but d'un site est avant tout d'attirer le public et ce régulièrement, le blog pourrait devenir son élément dynamique, donnant vie à un lieu trop souvent figé. Il peut être tenu par plusieurs rédacteurs dans le cas d'un système associatif, il permet l'échange grâce aux commentaires apportés par les lecteurs, et ça ne fait que commencer, puisqu'on pourra lui adjoindre des sons, des images, des films, des animations interactives, etc. À suivre (sic).

lundi 1 mai 2006

Chômage


... Et défilé de République à Nation.

Ayant rempli toutes les cases d'avril, je m'octroie une pause de quelques jours avant de m'y remettre. J'ai consulté l'historique du 1er mai, préparé ce que j'avais à écrire pour le prochain Journal des Allumés, fait le ménage. Il est temps pour moi d'aller voir ailleurs si j'y suis. La drogue Internet est particulièrement vicieuse lorsque l'on travaille chez soi. Il faut boire de l'eau, focaliser au loin, se tenir droit, et savoir ne pas toucher au clavier de temps en temps. Toute une gymnastique ! Je dois aussi transmettre mes réflexions sur le design sonore aux étudiants en didactique visuelle des Arts Décos de Strasbourg, comme je le fais chaque année. À mon retour, je commencerai à composer la musique du film d'archives sur le Maghreb que termine Jocelyne Leclercq pour la Cinémathèque Albert Kahn. D'ici là, le printemps se sera enfin installé, et je pourrai également travailler à mes futurs projets personnels, en particulier un dvd dont le support engagera mes choix narratifs et techniques. À la semaine prochaine !

Au moment de mettre ce billet en ligne, je cherche un portrait de ma pomme en guise de signature. C'est à cet instant que je reçois la photo prise par Hélène Collon dans l'obscurité du spectacle Somnambules que nous avons représenté au Triton il y a quelques semaines, avec Nicolas Clauss projetant ses images interactives, la chanteuse Pascale Labbé et le violoncelliste Didier Petit. J'y jouais des machines musicales et dirigeais l'orchestre. C'était tout vu.
© Hélène Collon/Vues sur Scènes (avec tous mes remerciements).

lundi 10 avril 2006

Le n°15 du Journal des Allumés

... est sorti de l'imprimerie. Déjà qu'il est beau, c'est un gros pavé dans la mare ! Numéro Spécial Photos, il pose la question des droits d'auteur, de celui à l'image, de la liberté réduite du photographe, des rapports musique/images, et il dresse un portrait acéré de notre époque mouvementée. Scoop : le prochain numéro, qui sortira avant l'été, sera sans photos et entièrement dessiné.
Rappelons aussi qu'il est gratuit (et sans pub) et qu'on peut s'y abonner sur le site des Allumés pour le recevoir chez soi. On le trouve également parfois dans les festivals, les salles de concert comme Le Triton aux Lilas, et partout où ses adhérents le mettent en dépôt.
À la une, Le Jeu de la Chance (pamphlet de Jean Rochard), Le Cours du Temps avec le photographe Guy Le Querrec, l'opération commerciale Blow Up (des disques encore moins cher, cette fois la thématique tourne autour des pochettes avec photos !), l'affaire qui a opposé le producteur Gérard Terronès et le photographe Yves Carrère (Méphisto), les images sud-africaines de Jürgen Schadeberg, un texte intitulé Allez, reprenons notre musique et retournons en enfer... que j'ai écrit sur les droits d'auteur et qui s'insurge contre la nouvelle devise de la France, Propriété Inégalité Sécurité. Signalons aussi le Blog Chords de Jean-Louis Wiart, des articles d'Étienne Brunet, Merci pour la photo ©, et Sandrine Erhardt, Histoire imag(inaire), etc. Sans compter les dessins et strips de Cattaneo et les photos de GLQ dont on a ici un aperçu en première et dernière page (image commentée par Élise Caron)...

samedi 25 mars 2006

Bouclage du n°15 du Journal des Allumés du Jazz


Ambiance effervescente au Mans comme chaque fois lors d'un bouclage !

L'affaire Terronès/Méphisto a fichu un sacré souk dans le monde du jazz. Personne ne veut trop se mouiller. Les Allumés se jettent à l'eau avec un numéro spécial Photo qui pose la question de la propriété d'une image (voir Blog du 18 janvier). Gros dossier sur le sujet : entretien avec les deux protagonistes par Jean-Paul Rodrigue et Didier Petit, articles d'Étienne Brunet, Sandrine Erhardt, Jean Rochard et moi-même, témoignages divers, plus Le Cours du Temps avec Guy Le Querrec, les photos de Jürgen Schadeberg commentées par les musiciens de l'Arfi (Christian Rollet, Jean-Paul Autin, Jean Bolcato) et notre GLQ par Élise Caron... La question inspire Cattaneo qui se surpasse avec ses dessins et strips noir et blanc. Le Journal (gratuit, s'abonner sur le site des ADJ) paraîtra mi-avril.

jeudi 19 janvier 2006

Les actualités

Album double en vente exclusivement aux Allumés du Jazz.
34 inédits de 30 labels pour seulement 18 euros,
avec un livret en couleurs de 40 pages 24x20cm.
ORIGINAL - LUXUEUX - PAS CHER

Commandez le double-album LES ACTUALITÉS, 34 inédits produits à l'occasion du Xe anniversaire des Allumés du Jazz ! Véritable objet qu'on adorera tenir entre ses doigts pour le faire tourner sur lui-même, les pages du livret abritent 2 CD de 130 minutes...

Marthe Vassallo et Lydia Domancich, Un Drame Musical Instantané avec Baco, Rude Aquaplaning, Stéphane Rives, Didier Petit, Murat Öztürk, Jean-Philippe Morel, Trio Jean Morières, Magic Malik Orchestra avec Sub-Z, Le Trio d'arrosage, Les Âmes Nées Zique, Sylvain Kassap, Jef Lee Johnson et Hamid El Kasri, Alima Hamel, Laurent Rochelle et Loïc Schild, Happy House, Groupe Emil, Grillo-Labarrière-Petit-Wodraska, Pierre-Alain Goualch et Franck Agulhon, Ensemble Text'Up, Guillaume de Chassy et Daniel Yvinec, Pablo Cueco et Mirtha Pozzi, Vincent Courtois, Collectif Terra Incognita, Étienne Brunet, Donald Brown, Briegel Bros Band, Hélène Breschand et Franck Vigroux, René Bottlang, Rémi Charmasson et Eric Longsworth, Raymond Boni et Claude Tchamitchian, Bertrand Auger et Francis Demange, Serge Adam...

Je reproduis ici l'édito du n°14 du Journal des Allumés qui est entièrement consacré aux Actualités :

French Touch ou le Grand Mix ?

Cette collection de 34 inédits suscite en moi une étonnante impression d?ensemble. Mon ami Bernard Vitet me souffle que tous les morceaux semblent appartenir au même projet artistique. Question de montage ? À moins qu'une French Touch ne se dégage des ACTUALITÉS, de façon imprévue ! Pourtant, les styles, les sonorités, les propos sont tous extrêmement variés, sans compter la présence de quelques musiciens étrangers. Étranger ? Qu'est-ce que cela signifie dans un pays carrefour de l'Europe et de tous les continents ? Les Français n'existent pas. Ils sont le croisement de toutes les immigrations successives depuis la Gaule jusqu'aux prochaines vagues. Finis Terrae, le bout de la terre, le point de convergence, la dernière escale avant l'embarquement, la première destination des jazzmen afro-américains, la terre d'asile des exilés politiques, le mythe des Lumières, les retombées de la colonisation qui a pris de nouveaux masques, ceux de la main d'œuvre à bon marché et des aides humanitaires ? Notre xénophobie légendaire a la mémoire courte. L'intégration se fait parfois douloureusement, mais elle est inéluctable. Le communautarisme est anticonstitutionnel, pour employer de grands mots.

Et si la French Touch n'était rien d?autre que le mélange des cultures, le grand mix ? Cocteau disait que le fascisme ne pouvait pas prendre dans ce pays, que les Français sont trop indisciplinés, il ajoutait que « c'est une cuve qui bout, qui bout, mais qui ne déborde pas. » Que cela ne nous empêche pas d'être vigilants ! La veille du siège de leur ville, les habitants de Sarajevo pensaient qu'ils étaient à l'abri de la barbarie. Les journaux titraient « Les intellectuels gouvernent à Sarajevo ». Ici, des nostalgiques de la schlag déclarent l'état d'urgence lorsque les cités dortoirs se réveillent et se rappellent à leur bon souvenir.

Dans le secteur musical, les nouvelles ne sont pas très bonnes. Les salaires ont baissé, les intermittents les plus fragiles disparaissent, les disques ne se vendent plus, la curiosité des consommateurs a été émoussée, les grandes surfaces de vente prétendument culturelles n'offrent plus que les gros trucs qui rentrent dans le moule ou qui bénéficient de conditions de promotion considérables, les distributeurs virent de leurs catalogues ce qui n'est pas immédiatement rentable ? La logique du profit à court terme envahit tous les secteurs d'activité, même ceux de la pensée.

En même temps, la résistance s'organise. Ça se réveille. Les lieux alternatifs se multiplient. Des soirées voient le jour chez des particuliers. Les orchestres investissent les bars branchés de la capitale qui ont repris de l?activité. Encore faut-il qu'il y ait des bars dans les quartiers ! Les banlieues sont aussi froides qu'une banquise, les plus démunis ne voient d'autre solution que de s'y brûler les ailes. Quelle flamme les anime ? Qui donc met le feu aux poudres ? Sarkozy ? Face à la médiatisation dominante, il est devenu nécessaire de provoquer des rencontres réelles, tactiles, des échanges de regards ou de points de vue, des embrassades? Il devient de plus en plus utile de transmettre, de donner des racines à la révolte pour qu?elle soit porteuse de perspectives. S'interroger, se souvenir. Dans le petit cercle des amateurs de jazz et de musiques assimilées, improvisateurs, contemporains, il est devenu comme partout impératif de rassembler ses forces. Penser par soi-même, échanger, transmettre, est-ce un droit ou un devoir ?

Une quarantaine de labels indépendants se sont ainsi regroupés pour défendre leur droit à la différence. Devrait-on écrire « pour défendre leur droit contre l'indifférence » ? Être, c?est déjà bien. L'imagination reste le meilleur garant contre l?apathie et les nouveaux fascismes. La solidarité est le mot clef des luttes qui veulent aboutir, pour une vie meilleure, pour les enfants de demain ?

Dans LES ACTUALITÉS, si certains propos des interviewés peuvent frôler la paranoïa, qu'on l'entende critique, alors ! Nous ne sommes pas les victimes du monde dans lequel nous vivons. Notre responsabilité est entière. Nous en sommes les acteurs, et même les auteurs. Plus que de réfléchir les actualités, notre devoir est de les créer.

C'est ce qu'ont tenté de réaliser tous les musiciens et musiciennes qui ont participé au double album produit par Les Allumés du Jazz, parfois par des chemins très détournés ! Ce n'est pas un hasard si l?ensemble de ces contributions fait œuvre. Le disque intitulé LES ALLUMÉS porte en lui une étonnante détermination, franche et active. Celui intitulé DU JAZZ est plus tendre, plus intime. Entre les deux, ça transpire, une sueur saine et bien portante. Une promesse d?avenir.

Le recul que j'essaie d?avoir avec ces deux disques m'y pousse la tête la première. Cherchant à embrasser l'ensemble d'un seul coup d'œil, je ne fais qu'en choisir l'angle. À chacun le sien. La lecture du livret qui tourne sur lui-même donne le vertige. 180° de la première à la dernière page. Une volte-face.

                                      Jean-Jacques Birgé

Extrait du livret :

Les Allumés du Jazz est le premier endroit où se retrouvent des labels de production de jazz indépendants de toutes obédiences et d'orientations fort diverses. Tout y est envisagé, depuis la plus profonde tradition jusqu'à la plus extrême modernité. Tous les courants y sont représentés. Au-delà, cette disposition prépare l'avenir pour un accueil sans peur d'autres formes connues et inconnues.

Au début de cette année 2006 qui marque leur 10e Anniversaire, Les Allumés du Jazz ont décidé de sortir un double-album, LES ACTUALITÉS, composé de contributions inédites de 30 parmi 40 labels adhérents à cette date.

Chaque label a produit un maximum de 4 minutes de son en choisissant l'un des deux CD qui portent respectivement les titres LES ALLUMÉS et DU JAZZ. Libre à chaque label de publier ses 4 minutes sur l'un ou l'autre de ces CD, ou réparties sur les deux. De petits préambules ont été montés avant chaque morceau de façon à jouer le rôle de remise à zéro, mettant ainsi l?auditeur dans les meilleures dispositions pour découvrir chacune des œuvres. Ces intermèdes ont été enregistrés par les labels ou lors de rencontres et de conversations téléphoniques avec Jean-Jacques Birgé.

Chaque label a créé librement la pochette virtuelle de sa contribution comme s'il s'agissait d'un CD single. La maquette générale a été confiée à Daphné Postacioglu qui a conçu la nouvelle charte graphique du Journal. S'inspirant du Cover to Cover de Michael Snow, Birgé a imaginé un livret dont les couvertures sont tête-bêche. On peut le lire aussi bien dans un sens que dans l'autre, quitte à faire tourner le petit cahier de 24 sur 20 cm sur lui-même. Un effort particulier a été effectué sur la présentation de l'album dans l'espoir de figurer un objet suscitant la convoitise, façon élégante d'afficher notre attachement à la pérennité du disque, de lutter intelligemment contre le piratage en créant du désir plutôt qu'en criminalisant les consommateurs.

L'album est vendu au profit de l'association Les Allumés du Jazz, exclusivement par le biais de la vente par correspondance, du site Internet et sur le stand itinérant pendant les festivals.

Réalisation, montage et interviews - Jean-Jacques Birgé
Packaging et maquette - Daphné Postacioglu
Coordination - Valérie Crinière

mercredi 18 janvier 2006

Question sur la propriété d'une photo

L'affaire qui a opposé le producteur de disques Gérard Terronès (Futura/Marge) à l'agence de photos Méphisto a souligné encore une fois les abérrations de la législation, et de ce qu'on a coutume d'appeler aujourd'hui le droit à l'image.
Participez à l'enquête sur le droit photographique dans le prochain Journal des Allumés du Jazz. La question posée est :
À qui appartient une photo ?
- à qui la prend ?
- à qui y figure ?
- à qui possède l'endroit où elle est prise ?
Question formulée pour le n°15 à paraître au printemps.
Réponses à jazz@allumesdujazz.com

mercredi 7 décembre 2005

Polymorphe, éclectique ou workoolique ?

Les news : Les Actualités (double album des Allumés du Jazz) et le n°14 du Journal qui lui est consacré, Les Portes (installation d'art contemporain avec Nicolas Clauss), Somnambules live en quartet, Une Médée pour Anne-Laure Liégeois, les Robots pour le Futuroscope, Nabaztag qui s'améliore en grandissant, le site des Ptits repères... Je dors peu.

Au lieu d'écrire sur le mien, je fais des commentaires sur celui des autres ! Par exemple, le passionnant blog d'Etienne Mineur qui photographie à tour de bras les beaux livres de ses potes ou qui dégotent des merveilles sur le net.

Je suis trop afféré sur mon boulot. Je termine la réalisation du double album des Allumés du Jazz (livret de 40 pages, 24 x 20 cm, de Daphné Postacioglu, qui nous a été conseillée par Etienne après qu'elle ait effectué un stage chez incandescence, décidément merci Etienne !). 34 inédits de 30 labels indépendants plus allumés que jazz, 130 minutes. J'ai intercalé des bouts de voix envoyés par les labels, des interviews téléphoniques ou au Studio GRRR, pour qu'on ait les oreilles fraîches à chaque nouveau morceau... Et il y a le Journal n°14 qui lui est entièrement consacré. Abonnez-vous en envoyant vos coordonnées à all.jazz@wanadoo.fr, c'est gratuit ! Le Journal est gratuit, pas Les Actualités, c'est le titre de l'album, 18 euros pour 34 inédits, ça vaut le jus !

J'ai 3 autres projets sur le feu, ce qui me laisse peu de temps pour bloguer ou sortir. L'installation Les Portes que nous terminons avec Nicolas Clauss, sera créée à l'Espace Paul Ricard, Place de la Concorde, du 7 au 28 avril pendant le Festival Nemo. Retenez aussi le spectacle live Somnambules le 28 janvier au Triton (Mo Mairie des Lilas) avec le violoncelliste Didier Petit et la chanteuse Pascale Labbé. Ne le manquez pas, ce n'est pas souvent qu'on performe ainsi... avec les images de Nicolas sur grand écran, et ma pomme aux machines musicales !

J'ai hâte de voir la pièce sur laquelle je travaille pour la formidable metteuse en scène Anne-Laure Liégeois, Une Médée. Le texte est passionnant, les comédiens exceptionnels, l'équipe adorable, je me verrais bien emprunter une nouvelle direction vers le théâtre. J'ai imaginé un dispositif simple, façade et fond de scène, des micros cravate, un travail sur des ambiances musicales inspirées par mon souvenir d'Elektra de Richard Strauss (le plus tendu de tous les opéras, un cri qui ne s'arrête pas) et mes envies de géographie (j'oppose histoire et géo, l'histoire éternel recommencement, la géographie immuabilité des catastrophes, je sais ça revient au même, mais ça ne fait pas le même bruit). Et puis je déteste les dispositifs complexes qui font passer la technologie avant le sens, on y perd l'essentiel... Travailler à l'économie de moyens pour préserver intacte l'imagination, renvoyer la technique à ce qu'elle est, un outil qui permet de rêver (la connaître pour pouvoir l'oublier, merci Patron - le patron était le surnom de Jean Renoir). Soigner les possibles, l'interprétation individuelle de chaque spectateur, le son et la musique s'y prêtent si bien. Je n'ai pour l'instant utilisé que des ambiances "naturelles" ou de civilisation, et seulement un instrument, le cadre du piano, maximum de tension dans la famille des cordes... J'attends de savoir si nous allons traiter une partie des voix intérieures en studio. J'aimerais bien essayer Melodyne. La création est au CDN de Montluçon début février 2006.

Last but not least, j'avance à grands pas dans ma partition quadriphonique pour le Futuroscope. Michel Koukia m'a demandé 20 minutes en boucle pour l'antichambre de l'attraction sur les robots (la queue des visiteurs durerait une heure). Gros boulot ! Je compose une dizaine de petites séquences variées qui doivent faire œuvre au bout du compte. Je commence avec des automates (boîtes à musique reconstituées), j'enchaîne avec des voix (robots, avez-vous donc une âme ?), des machines, de la musique très rythmique, plus populaire qu'intello, enfin je fais semblant de le croire... J'y bosse jour et nuit. J'utilise de vieux machins qui n'ont pas joué depuis belles lurettes et qui trônent dans la cabine, la Pâte à Son et Flux Tune (modules créés avec Fred Durieu), la voix de Pascale passée dans le H3000, plein d'autres voix et divers reportages, des vrais, des faux, le Theremin (référence obligée aux films du genre), encore des sons de piano préparé...

J'aimerais bien prendre quelques jours de repos. Ça fait rigoler Françoise.

vendredi 14 octobre 2005

Les Allumés du Jazz

Le Journal n° 13 vient de sortir (exceptionnellement 64 pages). Une autre manière de raconter les choses. C'est gratuit, il suffit de s'abonner aux ADJ, 128 rue du Bourg Belé 72000 Le Mans, ou de se connecter au site des Allumés.

Double numéro avec une nouvelle mise en pages (conception graphique Daphné Postacioglu) : Archie Shepp au Cours du Temps, des cartes blanches aux labels Emil 13 et Gimini, des entretiens avec Claude Tchamitchian et Olivier Sens, un dossier sur le rap, des articles signés Jean-Jacques Birgé, Etienne Brunet, Pablo Cueco, Jean Morières, Jean Rochard, Jean-Louis Wiart, une question sur Evan Parker, une autre à Michèle Buirette, la photo de Guy Le Querrec commentée par François Cotinaud, des images encores plus belles, une nouvelle série de dessins de Cattanéo, les opération Cabine 13 (des CD encore moins chers) et Big Promo (vinyles à 8 euros)... Et le supplément de 24 pages annoncé sur le Forum du Disque ! En tout, 60 pages avec des textes passionnants (le Journal des Allumés a été salué par Francis Marmande dans le Monde Diplomatique) comme le seul canard de jazz avec un contenu politique !) et des images maginifiques...

samedi 3 septembre 2005

Une drôle de semaine

Les bonnes nouvelles jouent à saute-moutons avec les épreuves. Soudain seul, je me sens un peu blogueur...

Pas si drôle que ça, la semaine. Dormi très peu. Le disque dur de mon PowerBook a crashé. Formatage obligatoire. En fin de journée j'aidai Stéphane à fomater le sien. Une précédente fois, Apple avait remplacé le disque de mon iBook. Les portables, c'est fragile. Tout réinstaller. Je ne cesse de répéter qu'il faut faire des copies de sauvegarde et ne laisser que des alias sur le bureau, n'est-ce pas Mathilde ?
Nicolas et moi sommes obligés de continuer Coexistences sans Jean-Noël. Titre de circonstance. L'absence est-elle compatible avec la coexistence ? On a fini par craquer. Travailler ensemble exige une morale à toute épreuve, une exigence individuelle, une responsabilité. Même pas suffisant de l'être. Se savoir responsable. De tout, de soi, de ce qui vous arrive, du regard de l'autre. Vivre ensemble, ce n'est pas facile. Il faut beaucoup de tendresse, avec soi déjà. De la confiance, en soi pour commencer, le minimum nécessaire, mais entière envers les amis. De la générosité, pour ne pas partir avec, pour que ça ne s'éteigne pas avec soi. La solidarité est une qualité qui se perd. Partout, chacun exige de jouir de ses droits, qu'en est-il de ses devoirs ? Cocteau dit qu'une ?uvre est une morale. L'installation a repris une direction cohérente avec le projet initial et retrouvé sa viabilité. Un travail colossal pour un nouveau rêve de somnambules.
Fredéric est réapparu. Il avait "fait un break". En deux jours, nous avons terminé un nouveau module entamé il y a six mois, une version cool de Pixel by Pixel. Je suis excité par la musique que je découvre en bougeant doucement la souris. Je me laisse porté, hypnotisé. Et déjà se profile une nouvelle machine du type de La Pâte à Son, cette fois avec des sons et un design "adulte". J'enregistre près de 250 sons dans la journée... L'excitation fait place à l'impatience, j'automatise mes gestes, j'explose mon catalogue imaginaire.
Noël et Michèle me proposent de composer la musique de leur prochain film qui est en montage. J'accepte sans n'en rien savoir. Je suis certain d'y faire "autre chose". Ça me plaît.
Antoine se demande que faire avec sonicobject.com. Les projets fabuleux ont la vie brève lorsque les moyens de les promouvoir font défaut. On a beau être habitués, on ne peut chaque fois que pester contre tant de gâchis. J'aimerais bien recommencer à travailler avec Antoine sur une suite à Machiavel.
On dit que Violet aurait vendu 12 000 lapins communicants à Wanadoo. Je souhaiterais beaucoup plus théâtraliser les messages, vraiment développer la fiction lagomorphique de Nabaztag.
Je suis un peu fatigué, mais je me rends compte que j'ai travaillé entre 12 et 16 heures presque tous les jours. Le soir, dîners délicieux avec des amis adorables. Ça rassure. Le travail et les amis. Exposition décevante à la Fondation Cartier. Dans la pièce blanche de Ham Jin, on n'entendait même pas une mouche voler. Elles étaient très occupées à prendre la pose. Elsa et moi les cherchons à la loupe. Bel effet d'échelle, réflexion très zen et rigolote. Elsa me parle de sa peur de vieillir, elle a vingt ans, j'espère l'avoir rassurée. C'est si bon de grandir. Tout est bon. Même avec son lot de misères, la vie est comme un bonbon, qu'on la suce ou qu'on la croque. On ne vieillit pas, on avance tous ensemble, même système de repère, Bernard ne devrait pas être si nostalgique, il finira par rater l'époque. La curiosité m'entraîne. Giraï a 95 ans et il ne pense quà l'avenir. Bel exemple.
Françoise est descendue dans le sud. Elle le verra. Je pense tout le temps à elle. Pourtant j'ai le temps, tout le temps... C'est si tentant.
Claire a bien arrangé la mise en page de la pochette de la chanson Ça ira que nous avions enregistrée en 2000 avec Bernard, Cédric et Philippe, et sur laquelle Baco a couché sa voix la semaine dernière. Peut-être à cause des paroles que j'ai écrites, je voulais l'illustrer avec une image tournée en 93 à Johannesburg : un black le poing levé au milieu d'une manif. Françoise trouve que ça date et me conseille de reprendre plutôt mon fond d'écran, un magnifique criquet vert posé sur une pierre. L'insecte donne un ton nouveau au morceau, dramatiquement actuel ou anticipatif !?
Je passe un temps fou à corriger et améliorer le prochain numéro du Journal des Allumés du Jazz, même chose avec le site... La nouvelle maquette est très chouette, elle fait respirer le Journal. Je suis fatigué de tout faire avec Valérie et Jean. Je crains de me retrouver vraiment tout seul avec le double-cd Les Actualités à réaliser pour la fin de l'année. Heureusement, les labels ont commencé à envoyer leurs morceaux et leurs images, ça se présente très bien. Etienne envoie deux articles et un arrangement du Kabaret de la dernière chance de Pierre Barouh. J'aime bien sa passion, même si elle le détruit, beaucoup trop souvent.
Nous avançons à pas de géant dans notre voyage dans le temps à bord du Chronatoscaphe. C'est un plaisir de travailler avec Jean. Ça va vite et ça fuse sans artifices. Il vient de m'envoyer les sons des loons, des canards du Minnesota qui portent les petits, si j'ai bien compris. Comme souvent chez les canards, leurs chants sont incroyables. La semaine prochaine, nous devons enregistrer les dialogues avec Nathalie et Laurent. Je les mixerai ensuite avec la soixantaine d'ambiances et d'événements que j'ai concoctés pour le triple cd. Jean m'a apporté le nouvel album de Jef Lee sur lequel je fais une apparition fantôme : il a spécifié "angel sounds", je me cherche, un ange passe.
Je croyais avoir vécu une semaine épouvantable, et puis à y penser pour écrire, je me rends compte que j'ai plutôt bien pris les choses et fait plein de trucs. J'ai même eu le temps de regarder House of Bamboo de Fuller, The Secret Agent d'Hitchcock, My Sister Eileen de Quine (grâce à Godard qui en parlait dans son disque 25cm sur Une femme est une femme : "Chorégraphie de Bob Fosse !"), Something Wild de Demme, La religieuse de Rivette... J'ai écouté le disque en DTS d'Olivier Sens et Guillaume Orti (la musique électroacoustique convient très bien à la spatialisation du son), le nouveau Kronos qui joue des chansons de Bollywood, les rééditions de nato (Trenet, The Melody Four, K.Okhi chante Bardot, Coxhill)... Evidemment, côté sommeil, c'est bref, trsè bref. Il faut absolument que je m'arrête. J'avais pourtant commencé par là.