70 Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 19 avril 2024

Black Museum de Bruno Letort


Une couverture de François Schuiten, des musiciens aussi prestigieux que variés parmi lesquels David Krakauer, Evan Ziporyn, David Torn, David Linx, Mike Ladd, Thomas Bloch, Christian Zanési, des paroles de Laurie Anderson, le tout chapeauté par le compositeur Bruno Letort que je connaissais évidemment comme homme de radio pour avoir joué plusieurs fois à son émission Tapage nocturne pendant les vingt ans où il officia à France Musique, le disque Black Museum a de quoi me mettre la puce à l'oreille. En 1998 j'avais participé à son livre Musiques plurielles, mais je me souviens surtout du professionnalisme de Bruno Letort lorsqu'il s'agissait de présenter le travail d'un de ses collègues ou de les interviewer à l'antenne (cf. quelques unes de mes interventions aux index 4, 6, 16, 24, 27). Pourtant il ne cessa jamais de composer depuis son premier album en 1982, ni de collaborer avec Schuiten et Peeters, Richard Galliano ou Wally Badarou, Jean-Claude Petit ou Bruno Coulais, Ghédalia Tazartès ou Henry Selick, et tant d'autres comme Stromae dont il arrangea six chansons de son album Multitude. Alors pourquoi ai-je immédiatement pensé à Hector Zazou ? Peut-être pour cette aptitude à embarquer du monde avec lui au cours de ses aventures, aboutissant à une sorte de nouveau baroque...


Un univers dramatique, rythmiques généreusement lourdes, guitares saturées s'envolant dans les cintres, clarinettes, cor et basson, quatuors à cordes et renforcement par les cordes en général, la musique de Black Museum est à la fois chargée et entraînante, comme si le feedback servait de fil d'Ariane. Les improvisations y générant l'écrit, cette pratique suscite l'empilement. Les sons électroniques jouissant d'une grande liberté se mêlent aux archets obstinato. Letort est aux claviers, aux sons électroniques et aux percussions. Et les voix de commenter ici et là cette bande dessinée sans images.

→ Bruno Letort, Black Museum, CD Soond, 16,99€, sortie le 26 avril 2024

lundi 15 avril 2024

Apéro Labo et consorts sur la revue Bad Alchemy 123




Prequel de l’article de Rigobert Dittmann traduit de l'allemand tant bien que mal par mes soins, extrait de la rubrique nowjazz plink'n'plonk !

JEAN-JACQUES BIRGÉ a commencé la nouvelle année en chroniquant des documentaires sur Jacques Lacan, l'évocation de Bernard Vitet, "Maus" d'Art Spiegelman, "Le voyage dans la lune" de Méliès et les Disques de David Lynch. Et musicalement, nonobstant une rupture de canalisation d'eau, le 14 janvier un concert live au studio GRRR avec le violoniste MATHIAS LEVY, venu malgré la grippe, qui s'est distingué avec "Revisiting Grappelli" et "Les Démons Familiers" et qui a déjà joué "Tout Abus Sera Puni" avec Birgé & Naïssam Jalal, et ANTONIN-TRI HOANG, lui aussi habitué du label GRRR, dont le registre va du Red Desert Orchestra d'Eve Risser à l'Orca Noise Unit. Ce dernier a utilisé des synthétiseurs, une clarinette, un sax alto et des percussions, tandis que JJB s'est intégré aux images sonores avec un sampler, des synthétiseurs Soma, une shahi baaja, une guimbarde et un ballon de baudruche. En résultent sept morceaux d'une 'expérience de mentalisme musical' proposée par Hoang : l'un des 30 auditeurs* écoute une minute piochée dans une playlist d’archives musicales, choisie au hasard et inaudible pour les autres, et décrit brièvement, mais de manière fleurie, ce qu'il a entendu, ce qui commence par déclencher des rires. C'est ainsi que sont nés 'Allumettes Paillasson', 'Particules fines', 'Au delà des galaxies', 'Un gros Sibérien', 'Le train ne s'arrête pas', 'Combat de chiens coréen' et 'Yemen', enchâssés dans Apéro Labo 1 (GRRR 3118, numérique). Seuls ces 'assistants' volontaires peuvent établir un lien avec ce qu'ils entendent, mais tous peuvent faire des comparaisons avec la description. Avec une bonne dose de magie, ces compositions instantanées déploient incontestablement une musique de chambre électroacoustique miraculeuse et un folklore ambiant exotique, avec un violon doux et frémissant ou dansant, le son de cithare de la shahi baaja, un triangle étincelant, des vagues de vrombissements, des lèvres sifflotantes, des 'coups de sabots', des touches de synthés, des sons flottants, de délicats pizzicati. Avec des éraflures rugueuses, des poussées 'russes' orchestrées qui s'élancent, des répétitions qui se balancent, du noise et des sons indescriptiblement terribles ou discrets. Narratif ? Cinématique ? Fantastique ? Le synthé se déplace, double tonalité de locomotive à vapeur, sur un violon monosyllabique qui tire des fils, intime et dansant, et sur une clarinette rugueuse qui suit le mouvement. Le groove de la guimbarde, les harmoniques sifflantes, le son d’une vielle fendue, le chant guttural du chaman et le ballon de baudruche gémissant créent des canards-chats (comme le Dr Moreau chez H. G. Wells ou le Dr Baxter dans "Poor Things") ; d'autres expériences inouïes donnent naissance à des chiens au museau cousu. Et pour finir, la radio-pop déformée, les rythmiques animées, entourées de bruits et le pizzicato dégoulinant dépeignent un autre Yémen. Les Parisiens s'étonnent et rient. Et c'est bien ainsi - rire et jouer et s'étonner et rire.

Le temps passé avec Birgé ne serait pas complet sans un nouveau regard sur www.drame.org/blog, où il nous offre une réécoute de '¡Vivan Las Utopias!', la contribution entraînante d'Un Drame à "Buenaventura Durruti" (1996), chantée par la fille de Birgé, Elsa, alors âgée de 11 ans. Ce qui déclenche involontairement un flashback nostalgique vers →Nato, le fantastique label fondé en 1980 par Jean Rochard. Il va sans dire que JJB fait front sans faiblir contre l'exploitation de l'homme par l'homme, le crime organisé, la manipulation de masse, le cynisme et le défaitisme. Ancré dans le quotidien, il s'insurge contre la date limite de consommation (DLC) en tant que gaspillage alimentaire. Reste à saluer l'édition anglaise de "Underground, The illustrated Bible of Cursed Rockers and High Priestesses of Sound" d'Arnaud Le Gouëfflec & Nicolas Moog, dans laquelle - aux côtés de Daniel Johnston, Moondog, Nico, The Residents, Sun Ra ou Yma Sumac - Un D.M.I. se voit confirmer, avec Boris Vian, Colette Magny, Brigitte Fontaine et Eliane Radigue, sa prétention française au statut de 'weirdo' (bizarre, vous avez dit bizarre ?).



La suite de l’article, déjà publiée le 18 mars dernier, concerne essentiellement l'album Codex, qui fait figure d'Apéro Labo 2, avec l'altiste Maëlle Desbrosses et la tubiste Fanny Meteier.

lundi 8 avril 2024

De Basse-Terre à Budapest en passant par Redon


Je reçois plus de disques que je ne devrais en écouter sans que cela mange le temps dont j'ai besoin pour écrire et composer. Hélas la peau de chagrin que constituent les endroits où publier n'arrange pas les choses, mettant au chômage journalistes et attachés de presse si la tendance s'accentue. Nous n'en sommes pas loin. Eux du moins. Les blogueurs, agissant par passion et solidarité, sans espérer la moindre rétribution, ne risquent rien. Vraiment rien, si ce n'est décevoir celles et ceux pour lesquel/le/s je n'ai pas trouvé les mots pour évoquer leurs créations. Il faut bien avouer que ces derniers temps je reçois beaucoup de bons disques de bons musiciens, mais la plupart n'apportent rien de nouveau. Qu'ils s'inspirent avec bonheur du funk, du blues, du jazz, du free, du trad ou de la pop ne suffit pas à me donner les mots pour les évoquer avec l'envie positive qui me guide. Il y a des périodes où les productions rivalisent d'invention et d'autres où de nouvelles banalités règnent en maître. Ce sont évidemment des généralités puisque j'en ai tout de même chroniqués pas mal récemment et que ceux d'aujourd'hui rivalisent d'une certaine forme d'excellence.

Alors me voilà retrouver le sourire et remuer du croupion sur le mélange d'électro et de gwo ka des frères Timal, soit le producteur d'électro-funk Cyprien Steck aka Léopard Davinci et l'Ambianceur de Guadeloupe Jean-Marc Ferdinand. Les deux chantent, mais ils sont aussi accompagnés du saxophoniste Christophe Rieger, du trompettiste Paul Barbéri, du tromboniste Guillaume Nuss qui arrange les cuivres, du guitariste-bassiste Jérémie Revel, des tambours de Lyndeul Minatchy et Philomin Jordy, et des chœurs de Dave Martial. C'est simplement dansant, généreux, euphorique, et ça réchauffe tandis que la météo métropolitaine fait du yo-yo.

Puisque j'en suis là, je citerais bien Slydee, l'hommage très funky du bassiste Sylvain Daniel sur lequel le trompettiste Aymeric Avice me surprend, le connaissant essentiellement dans des contrées plus expérimentales. Le pianiste Bruno Ruder, le claviériste Arnaud Roulin et le batteur Vincent Taeger sont aussi formidables. Ça bouge drôlement bien, c'est très réussi, mais je reconnais trop Prince, Miles Davis ou Michael Franti pour passer de l'autre côté du miroir. Je le réécouterais bien comme un disque de compilation...

Troisième disque dansant de cette sélection, Traverse du trio Akagera s'inspire de la musique africaine pour un jazz moderne où l'instrumentation originale, David Georgelet à la batterie, Benoit Lavollée au vibraphone et marimba, Stéphane Montigny au trombone basse, permet d'échapper aux poncifs du genre.

Encore du trombone, celui de Simon Latouche, pour le trio de l'accordéoniste diatonique breton Janick Martin, le troisième larron étant le guitariste électrique Julien Tual. Ajoutez le saxophoniste ténor Robin Fincker en invité et conseiller musical, et vous obtiendrez ce breizh solide (référence à Mandryka, comprenne qui pourra !) qui continue à faire danser au bout de la terre, chorémanie (épidémie de danse, rien que ça, qui eut lieu réellement à Strasbourg au XVIe siècle, c'est un peu loin de Redon, d'accord, mais c'est ce qui les a ici inspirés). Les régions où la langue perdure offre toujours une musique puissante qui résiste à la centralisation. Comme un jour, ma fille qui avait six ans me demanda si la Bretagne était en France. Je n'en suis pas tout à fait certain. Ces chansons sans paroles renvoient à un temps qui n'est pas révolu.

Plus proche de mes affinités musicales (je ne sais pas vraiment danser !), le trio Fur composé de la clarinettiste Hélène Duret (avec qui j'ai enregistré il y a quelques mois Le songe de la raison en compagnie de la harpiste Raffaelle Rinaudo), du guitariste Benjamin Sauzereau et du batteur Maxime Rouayroux propose une musique délicate et rafraîchissante. On se laisse porter. Musique de groupe qui les rapproche de la pop alors que c'est un jazz plutôt impressionniste, intime.

Sur le même incontournable label hongrois BMC, j'ai écouté avec plaisir l'András Dés Quartet (trompette, piano, guitare, percussion), le trio Karja-Renard-Wandinger (piano, contrebasse, batterie) et le trio Shadowlands du saxophoniste-clarinettiste Robin Fincker, de la chanteuse Lauren Kinsella et du pianiste-organiste Kit Downes, mais je n'y trouve pas plus l'épatement que je recherche avidement, l'inouï. D'autres que moi s'emballeront heureusement pour le lyrisme du pianiste honrois András Dés ou de son trompettiste berlinois, Martin Eberle, pour les rebonds à la fois droits et obliques du trio de la pianiste estonienne Kirke Karja, pour les chansons traditionnelles (ou qui s'en inspirent) de Lauren Kinsella sur leur écrin de velours. Ils et elles le méritent.

Les Responses To Ligeti confrontant le Miklós Lukács Cimbiosis Trio (cymbalum, contrebasse, batterie) au Ligeti Ensemble (quintet à vent) me ravissent évidemment, justement parce que le résultat est inattendu. J'avais découvert l'extraordinaire cymbaliste Miklós Lukács sur le fabuleux Bartók Impressions avec mon très cher violoniste Mathias Lévy et le regretté Mátyás Szandai à la contrebasse, un de mes disques récents préférés ; mon enthousiasme affublé de superlatifs s'était confirmé lors du concert en hommage au disparu au Bal Blomet. Avec la même distance créative le Cimbiosis Trio répond aux 10 pièces pour quintet à vent de György Ligeti. L'influence de ce compositeur sur les musiciens d'aujourd'hui ne fera que s'intensifier avec le temps. Je me souviens de son entretien en 1998 avec le pianiste Benoît Delbecq réalisé pour Jazz Magazine. Sa curiosité pour les autres musiques et sa manière de les intégrer tout en restant lui-même est exemplaire. Je me souviens encore d'un concert au Châtelet, un an plus tard, où Ligeti, présent dans la salle, avait choisi de faire entendre les chants des Pygmées Aka, puis les trompes et cors Banda Linda de Centrafrique. Responses to Ligeti est un disque magique, difficilement cernable. Ouf !

→ Les Frères Timal, sé sa menm, CD Aztec Musique, dist. Integral, sortie le 26 avril 2024
→ Sylvain Daniel, SlyDee, CD Kyudo, dist. L'autre distribution, sortie le 26 avril 2024
→ Akagera, Traverse, CD Prado Records 12€ (LP 22€), dist. The Pusher
→ Janick Martin Trio, Sông Song, CD Coop Breizh, 15€
Fur, Bond, CD BMC, dist. Socadisc, sortie le 26 avril 2024
→ András Dés Quartet, Unimportant Things, CD BMC, dist. Socadisc, 11€
→ Karja-Renard-Wandinger, Caught In My Own Trap, CD BMC, dist. Socadisc, 11€
→ Shadowlands, Ombres, CD BMC, dist. Socadisc, 11€
→ Miklós Lukács Cimbiosis Trio + Ligeti Ensemble, Responses To Ligeti, CD BMC, dist. Socadisc, 11€

mercredi 27 mars 2024

Le problème a plus de trois corps


La première question est réglée, je n'ai pas lu Le Problème à trois corps, le roman à succès de Liu Cixin. Des amis que j'interroge l'ont adoré. Par contre, je suis écartelé entre la série Netflix et la bande dessinée supervisée par l'auteur. La première est produite par David Benioff et D. B. Weiss à qui l'on doit Game of Thrones, et Alexander Woo qui avait travaillé entre autres sur True Blood. J'aurais aimer jeter un œil à la précédente adaptation en série d'une équipe chinoise, trente épisodes dirigés par Yáng Lěi et Vincent Yang, mais elle semble inaccessible. Du côté américain sont prévues trois saisons, et le premier tome de la bande dessinée sera suivi par quatre autres.


Si les deux récits peuvent paraître éloignés l'un de l'autre, c'est le mérite des adaptations personnalisées, l'impression générale est la même. L'approche est laborieuse, le scénario plutôt rébarbatif. Caché sous une narration alambiquée, des personnages aux émotions individualisées tels que les films catastrophe hollywoodiens ont l'habitude de les présenter, cela peut se résumer simplement à la guerre des mondes ou à celle des étoiles. Le seul élément un peu original réside dans la secte mystique des traitres à l'humanité qui pense que les aliens seront forcément meilleurs qu'eux, voire aptes à régler le chaos qui règne sur notre planète. Agrémenté d'un graphisme seyant, la bande dessinée diffuse un parfum ésotérique qui disparaît au gré des épisodes de la première saison télévisée. J'avais commencé par le roman graphique, je pense y revenir après avoir regardé la série, même si je m'y perds.
Quitte à me coltiner une série je préfère le très réussi D'argent et de sang de Xavier Giannoli sur l'arnaque à la taxe carbone avec Vincent Lindon, Tout va bien qui n'a rien de sinistre, bien au contraire, malgré le sujet, le satirique The Regime dirigé par Stephen Frears caricaturant Ceauşescu, Ioulia Tymochenko et Poutine avec Kate Winslet, Matthias Schoenaerts et Guillaume Gallienne, ou encore Tokyo Vice qui explique comment fonctionne la société japonaise au travers d'une histoire de yakuzas, la fantaisie brutale de The Gentlemen de Guy Ritchie, la critique du racisme social anti-anglais en Australie dans Ten Pound Poms, ou Shōgun qui a le mérite de faire parler les comédiens dans les langues idoines. J'évoque évidemment les plus récentes, du moins celles dont je me souviens là, avant de prendre le train pour Nantes !

lundi 18 mars 2024

Le punk et le rock alternatif en bande dessinée


J'ai dévoré la nouvelle bande dessinée d'Arnaud Le Gouëfflec et Nicolas Moog, Vivre libre ou mourir. À grand renfort d'entretiens avec celles et ceux qui ont vécu ces années révolutionnaires, de 1981 à 1989, les auteurs réussissent à me faire comprendre un mouvement qui m'avait échappé alors. Mieux, ils me révèlent enfin pourquoi Un Drame Musical Instantané se retrouvait sur des disques de compilation avec des groupes qui nous semblaient très éloignés de nos préoccupations musicales, comme chez V.I.S.A. pour qui nous avions enregistré Utopie Standard. Le lien était éminemment politique. À cette époque nous avions délaissé le rock pour le free jazz, la musique classique, la plus contemporaine surtout, le théâtre musical, les ciné-concerts, et une indépendance qui nous évitait toute étiquette. Le Gouëfflec et Moog l'ont remarquablement compris et traité dans leur précédent ouvrage à succès, Underground.
Avoir discuté avec Lionel Martin (Mad Saxx), avec qui j'ai enregistré le vinyle Fictions, m'avait éclairé sur le mouvement punk. Ayant participé à l'aventure de Bérurier Noir, il a même récemment sorti No Suicide Act, un disque en duo avec leur chanteur, François Guillemot dit Fanxoa. Les autres protagonistes des Bérus, Loran, Masto et Laul (ex-Lucrate Milk), Marsu, Florence Duquesne/La Grande Titi, Karine/Mistiti sont aussi présents dans la BD, tout comme Jean-Yves Prieur (Kid Bravo, Kid Loco), Spi (OTH), Rémi Pépin (Guernica), Olivier Tena (Les $heriff), Antoine Chao (Los Carayos, Mano Negra), Didier Wampas, David Dufresne, Catherine Lemaire alias KK (Pervers Polymorphes Inorganisés), Géraldine Doulut (Kochise), etc. On y croise évidemment les disparus, François Hadji-Lazaro (Les Garçons bouchers, Pigalle) et Helno (Négresses vertes).
Les dessins de Moog suivent merveilleusement la narration décousue et recousue de Le Gouëfflec si bien que tout se tient, une histoire palpitante, un rêve de jeunesse, de changer le monde, rageusement, renvoyant sans cesse à l'actualité politique d'alors, tout en assumant le fantasme sex, drugs & rock 'n roll. Ils arrivent à rendre vivant un mouvement qui s'est éteint, mais pourrait toujours renaître sous une forme nouvelle, racontant ce que ces musiciens en herbes folles sont devenus, avec en prime une discographie illustrée de 48 albums... Ce roman graphique, comme on appelle aujourd'hui les bandes dessinées pour "adultes", dresse remarquablement le portrait d'une époque où la jeunesse portait encore de belles utopies, une "jeunesse qui emmerde le Front National", une jeunesse qui prendra toujours le risque de vivre libre ou mourir. C'est à la fois encourageant et cela fait forcément peur. On ne vit qu'une fois, mais rien n'est figé dans le marbre.

→ Arnaud Le Gouëfflec & Nicolas Moog, Vivre libre ou mourir, 176 pages, Éditions Glénat/ Collection 1000 Feuilles , 22,50€

mercredi 31 janvier 2024

Pique-Nique au labo 3 in Jazz News


"Réception"
Jean-Jacques Birgé cultive depuis si longtemps, sous toutes les formes, dans tous les arts, un iconoclasme qui a édifié une œuvre foisonnante, insaisissable, pénétrée de sa propre originalité. Ce troisième volume – les deux précédents étaient dans le même double disque –de son Pique-nique au labo illustre une facette de son travail qui pourrait se targuer sans peine d'être la plus belle à bien des égards : Birgé s’intéresse à ce(ux) qui l’entoure. Invitant à nouveau bien des artistes à venir enregistrer avec lui, il en ressort une collectivité passionnante, où Naïssam Jalal (par exemple) côtoie (à titre d'illustration) Violaine Lochu ou David Fenech, et c'est heureux. Le résultat, surtout, et très réussi, et cela est d'abord dû à l'accueil musical fait par l’hôte, dont l’éclectisme nécessaire dans ce format est servi avec une intelligence et une sensibilité constante.
Pierre Tenne (Jazz News, décembre 2023)

lundi 29 janvier 2024

Rendez-vous manqué, un autre réussi


Novembre 1988. Le soir de la création française de Different Trains par le Kronos Quartet, ma pièce favorite composée par Steve Reich, nous avions invité leur premier violon, David Harrington, à dîner chez Bofinger à la Bastille pour leur proposer une œuvre composée par Un Drame Musical Instantané. Nous avons été probablement trop gourmands, Bernard Vitet, Francis Gorgé et moi, en évoquant une longue pièce d'une heure dont j'ai oublié les principes (il faudrait que je me plonge dans les archives). Côté gourmandise, Harrington nous avait d'un autre côté refroidis dans son rapport à la nourriture, marotte culturelle typiquement française assumée par le Drame. En résumé le dîner avait été un fiasco, nous nous étions carrément ennuyés, et nous en sommes restés là. J'ai continué à aduler le Kronos dont je possède quasiment tous les disques et quelques inédits. Six ans plus tard, j'espérais les rattraper lorsque j'ai pris en charge la direction artistique du disque Sarajevo Suite pour le quatuor Sniper Allée que j'avais écrit et la Prière de Sarajevo interprétée par Dee Dee Bridgewater, sur un poème d'Abdulah Sidran, dont Bernard avait la responsabilité. Je ne me souviens plus pourquoi le rendez-vous fut à nouveau manqué, mais nous avons fini par nous entendre avec le Balanescu String Quartet que nous avons enregistré aux Premises à Londres.


Le quatuor d'Alexander Balanescu était également présent lors de la soirée exceptionnelle organisée au Cargo à Grenoble en 1994. J'eusse aimé un tempo plus rapide pour Sniper Allée, mais c'eut été difficile sans répétition préalable. J'ai oublié de réclamer les partitions à Alexander, qui s'était déridé et m'avait embrassé comme du bon pain à l'issue de ce gigantesque concert que j'avais organisé et où figuraient également les quintets de Lindsay Cooper (Thomas Bloch, Phil Minton, Dean Brodrick, Gérard Siracusa) et Henri Texier (Bojan Z, Noël Akchoté, Sébastien Texier, Tony Rabeson), les Westbrook avec Chris Biscoe, le Drame, Pierre Charial à l'orgue de Barbarie et Claude Piéplu comme récitant... Mais nous ne nous sommes hélas jamais revus. J'ai continué à acquérir également tous ses disques.
Par contre j'ai eu récemment la chance d'écouter encore le Kronos sur scène, à la Cité de la Musique, et ce fut, comme chaque fois depuis 1985, un immense plaisir. Ce 12 janvier ils interprétèrent Black Angels de George Crumb (avec instruments à cordes électrifiés, harmonicas de verre et deux gongs suspendus !), ainsi que des pièces d'Aleksandra Vrebalov, Jlin, Hawa Kassé Mady Diabaté, Trey Spruance, Gabriella Smith et Reich, avec Purple Haze et Laurie Anderson en rappels !

vendredi 19 janvier 2024

Les disques de David Lynch


En feuilletant le numéro spécial des Cahiers du Cinéma consacré à David Lynch, je suis surpris de l'absence quasi totale de référence à ses disques, sauf une note un peu méprisante, alors que Crazy Clown Time et The Big Dream, sortis sous son nom seul, méritent autant que ses films ou ses œuvres plastiques de figurer dans le panthéon lynchien. Je reproduis donc deux articles parus le 9 avril 2012 et le 14 novembre 2018, le premier sur Crazy Clown Time, le second sur Thought Gang, celui-là réalisé avec Angelo Badalamenti, son compositeur attitré qui n'a jamais fait que se fondre dans l'univers du cinéaste. Lynch n'a pas non plus inventé le design sonore au cinéma comme le suggère l'un des commentateurs (compositeur inculte !) de la revue (les exemples antérieurs sont légion depuis l'avènement du parlant avec par exemple Lang, Barnet ou Epstein), mais le son dans ses films participe autant que le reste à créer un monde unique et fascinant, médium si mal traité dans l'histoire du cinéma. À noter que dans sa version anglophone, Wikipedia consacre une page à la discographie de Lynch.

Crazy Clown Time

Ce n'est qu'à la deuxième écoute que le premier disque solo de David Lynch accapare mon attention. J'avais cru entendre de l'électro-pop ou quelque trip hop à la Massive Attack alors que ce sont d'originales miniatures sonographiées où le réalisateur incarne un personnage différent pour chaque chanson. L'album s'ouvre sur Pinky's Dream avec la chanteuse Karen O, tous les autres morceaux étant interprétés par Lynch s'accompagnant à la guitare, au synthé et aux percussions, secondé par l'ingénieur du son Dean Hurley à la batterie, plus guitare, basse, synthé, orgue Hammond et programmation. L'ensemble, réalisé lors de diverses expérimentations en home studio, n'a été nullement envisagé pour la scène. J'avais été freiné par le second index, Good Day Today, banale house vocodée, mais dès le troisième, So Glad, une mayonnaise sordide vous attrape et ne vous lâche plus. Au quatrième, Noah's Ark, on identifie parfaitement l'univers lynchien développé dans ses films, un truc lugubre, susurré, avec une pédale monotone insidieuse et un rythme lent ou cardiaque que l'on retrouvera sur Football Game où le réalisateur chante comme s'il avait une patate chaude dans la bouche, quasi débile, comme sur I Know. Le tempo s'accélère sur Strange And productive Thinking avec un effet monotone du vocoder que le texte justifie cette fois pleinement. Retour à la rythmique pesante avec l'instrumental The Night Bell With Lightning et nouvelle accélération pour Stone's Gone Up. On arrive ainsi à Crazy Clown Time qui donne son nom à l'album.


Le clip vidéo dirigé par le réalisateur illustre mot à mot les paroles, mais quelques sons semblent avoir été ajoutés pour le film, à moins que la version audiovisuelle fasse ressortir des détails qui m'avaient échappé. Il en fourmille en effet des quantités tout au long de l'album. Si les cinéastes ont l'habitude de charger inutilement leur mixage avec de la musique redondante, la démarche inverse consistant à ajouter des sons à la version discographique pour transformer une chanson en court métrage dramatique est toujours passionnante. Les délires plaintifs du Lynch nasal se perpétuent sur These Are My Friends, Speed Roaster, Movin' on et She Rise Up sans rien apporter de nouveau à la compilation. Le bel objet graphique qui habille le disque reflète l'hermétisme glauque du cinéaste devenu ici compositeur d'une musique envoûtante. (Sunday Best Records, dist. Universal)

Thought Gang


Nombreux fans du cinéma de David Lynch ignorent qu'il peint ou qu'il a enregistré des disques aussi allumés que ses films. Mon préféré reste Crazy Clown Time où il incarne des personnages, transformant chaque chanson techno-rock en petit court métrage audio. L'album Thought Gang, composé avec son compositeur de films attitré Angelo Badalamenti, est du même acabit, même s'il est plus abstrait. Ce ne sont pas des chansons, mais des évocations musicales que Lynch a imaginées comme des courtes histoires...


Bien qu'il sorte aujourd'hui, l'objet n'est pas une nouveauté puisqu'il a été enregistré de 1991 à 1993, entre la saison 2 de Twin Peaks et le début de la production de Fire Walk With Me. Lynch en a d'ailleurs utilisé des bouts pour ses publicités Adidas, la série HBO Hotel Room (Logic & Common Sense), Mulholland Drive, Inland Empire, Fire Walk With Me (A Real Indication et The Black Dog Runs at Night) et la saison 3 de Twin Peaks (Frank 2000, Summer Night Noise, Logic and Common Sense). Le résultat est très excitant, mélange de free jazz, de rock déglingué, de cymbales noise et de spoken word. Filtrer sa voix avec un son téléphone fait automatiquement glisser le morceau vers la fiction. Ce mélange expérimental ne surprendra pas pour autant les amateurs de musiques improvisées...


Les consignes d'improvisation aux musiciens sont parfois rigolotes : « Imaginez que vous êtes un poulet avec la tête tranchée et que vous courez avec un millier de dollars dans le gosier ! » Angelo Badalamenti pose sa voix et joue des claviers, David Lynch est aux percussions et joue un peu de guitare et de synthé. Ils se sont adjoints le bassiste Reggie Hamilton, le batteur Gerry Brown, le claviériste-souffleur Tom Ranier, plus Vinnie Bell à la guitare, Buster Williams à la basse et Grady Tate à la batterie sur A Real Indication, tous des musiciens de jazz ! Sur Summer Night Noise Lynch dit à ses gars : « Ça commence vraiment, vraiment calme... Pensez à une nuit d’été : des insectes, une petite brise, l'herbe dans le vent... Et au loin arrive une tempête... Elle s'approche... Et se rapproche... Et elle se déchaîne, c'est simplement une violente tempête d'été avec le tonnerre et les éclairs... Et puis ça va, ça se calme et ça s'éloigne... Et ensuite nous sommes de retour à un calme humide et humide. » Lynch appelle tout cela de la "musique moderne". J'imagine que ce doit être un parallèle avec son cinéma moderne, une manière pour lui de s'affranchir de la grille de formatage des chansons !

→ David Lynch & Angelo Badalamenti, Thought Gang, Sacred Bones Records, CD/LP/Bandcamp

mardi 16 janvier 2024

Pique-nique au labo 3 sur Rock6070


David Fenech me signale un article extrêmement sympathique sur Rock6070 écrit par Douglas à propos de mon dernier CD :

Jean-Jacques Birgé – Pique-nique Au Labo 3 – (2023)

C’est curieux, il me semblait vous avoir présenté le double Cd composant les deux premiers volumes de cette trilogie, mais je ne retrouve pas sur le fil, ayant juste évoqué l’album sans plus. Pourtant ça m’avait vraiment bien plu, ce qui explique la présence de ce volume trois dans les rayons. Birgé ne vend pas cher ses productions, son truc c’est la musique, la diffusion et même la gratuité, le plus souvent à travers son bandcamp ou son site, une sorte d’idéaliste échappé des années soixante-dix, je suppose qu’il doit ressentir amèrement les basculements du monde…

C’est pourquoi Birgé est un trésor et une pépite. L’album est plein, bourré à fond de bonnes ziques gorgées d’impros. Des invités, vingt qui viennent participer au pique-nique et vous offrir ce bel album plein de rêves et de surprises. Je vous mets les plus connus pour que ça évoque de bons souvenirs musicaux chez vous, mais ici personne ne vaut plus qu’un autre. On pourrait citer François Corneloup, Gilles Coronado, David Fenech, Fidel Fourneyron, Naïssam Jalal, Olivier Lété ou Elise Caron et beaucoup de musiciennes et musiciens inconnus pour moi mais dont on fait la découverte à travers ce précieux album…

« Il s’agit de jouer pour se rencontrer et non le contraire comme il est d’usage », écrit Birgé sur le petit livret accompagnant, alors à l’impro on ajoute l’aléatoire, en tirant la thématique de la pièce jouée au hasard. A côté du titre de la pièce jouée figure le nom de l’album virtuel dont elle est extraite. On se rapproche de la démarche d’Eno et de John Zorn et sa série « Cobra ».

Ce n’est pas le genre d’album dont il est aisé d’isoler un extrait car tout fait sens, et le plus curieux, finalement, c’est l’homogénéité de l’album, rien ne devrait prédisposer à cela, pourtant il y a comme un fil secret qui réunit les pièces. Peut-être est-ce la présence de Jean-Jacques Birgé qui joue des claviers, percussions, harmonica, kazoo, guimbarde, flûte et autres instruments, qui fait le liant et par sa seule présence assure une identité à l’ensemble.

Il faut savoir que chaque pièce est individuellement un extrait d’une création plus large qui aurait le format d’un album, disponible gratuitement par ailleurs sur drame.org ou Bandcamp. Les musiciens sont le plus souvent réunis en formation de trois, ou plus rarement de deux. Je vous cite le titre de l’intéressante huitième pièce, car elle prête à sourire, « Manger avec quelqu’un qui n’a pas d’appétit c’est discuter beaux-arts avec un abruti » ne pas oublier que nous sommes dans le cadre d’un pique-nique…

Chez GRRR.

samedi 6 janvier 2024

Pique-nique au labo 3 in Revue&Corrigée


Activiste musical depuis une bonne cinquantaine d’années, Jean-Jacques Birgé cultive aussi l’art de l’hospitalité, en son laboratoire de Bagnolet, pour des piques-niques sonores. En général, deux invité.e.s, soit des rencontres musicales en trio (il y en a deux en duo). Chacun.e amène son instrument, l’hôte officiant principalement aux claviers, parfois à la flûte, au kazoo, ou à l’harmonica. De cette convivialité est née une série d’enregistrements, disponibles sur le site de JJB*. Entre mars 2021 et juin 2023, il y eut ainsi près d’une douzaine d’enregistrements d’albums numériques. Avec principalement des musiciens français, ou vivant en France (la syrienne Naïssam Jalal, le hongrois Csaba Palotaï). Quelques nouveaux venus, qui commencent à se faire un nom (telle la guitariste Tatiana Paris ou la vocaliste Violaine Lochu), quelques noms qui hantent les musiques créatives depuis bien des années (Philippe Deschepper, Hélène Breschand, Gilles Coronado, François Corneloup, Fidel Fourneyron, David Fenech), d’autres un peu moins médiatisés. En tout, une petite vingtaine de musiciens participent aux diverses agapes. L’idée de cette compilation, près de trois ans après un premier Pique-nique au labo (GRRR 2031/32), reprenant, chronologiquement, un titre de chacun de ces enregistrements, est de nous mettre l’eau à la bouche, bref, de nous donner un avant-goût de chacune des recettes qui nous sont proposées. Les ingrédients varient, leurs combinaisons peuvent surprendre, offrant diverses saveurs parfois jusque dans un même titre. Ainsi après un goût légèrement acidulée, « Give the Game the Way » (Basile Naudet au saxophone soprano, Gilles Coronado à la guitare électrique et Jean-Jacques Birgé aux claviers) révèle peu à peu des saveurs plus épicées, plus corsées. « Utilisez une vieille idée » (Élise Caron, Fidel Fourneyron et l’hôte) cultive davantage une forme d’amertume, dévoilant des fumets aigres-doux, ou encore « Manger avec quelqu’un qui n’a pas d’appétit c’est discuter Beaux-Arts avec un abruti », qui associe le jeu d’un violon champêtre et printanier à un travail plus déstructuré des pianos et de la guitare (Csaba Palotaï), laissant apparaître quelques sons électroacoustiques me rappelant (c’est très personnel !) « Revolution 9 ». Bref, ces agapes au studio GRRR relèvent aussi, par la science de son chef, et en adoptant un autre vocabulaire, d’un singulier travail d’orfèvrerie, de créations de pièces uniques aux fines ciselures. Et l’aventure continue : trio avec l’artiste Raffaelle Rinaudo (qui officie dans un autre trio, Nout) et Hélène Duret à la clarinette (Le songe de la raison, septembre 2023), trio avec Isabel Sörling et Maëlle Desbrosses (Listen to the Quiet Plattfisk, octobre 2023), to be continued
*http://www.drame.org/2/Musique.php ?MP3
Pierre Durr in Revue&Corrigée n°138, décembre 2023

mardi 26 décembre 2023

Improvisações Cristalizadas de Nuno Rebelo


J'ai la chance de connaître des amis curieux de fouiller dans les bacs virtuels de la Toile discographique en quête de musiques bizarres méconnues. Chaque jour David Fenech y met le nez et publie. De temps en temps Jean-Jacques Palix s'y colle. Cette fois Sacha Gattino me suggère d'écouter un disque du Portugais Nuno Rebelo enregistré en 1989-1990, masterisé en 2019 et finalement sorti cette année. Improvisações Cristalizadas se rapproche à la fois des pianos mécaniques de Conlon Nancarrow et des timbres rythmés de Harry Partch, avec l'exquise petite raideur des logiciels de l'époque. En effet, ces 21 courtes pièces électroniques ont toutes été enregistrées sur le logiciel Steinberg Pro24 installé sur un ordinateur Atari 1040ST, les sons provenant exclusivement de deux synthétiseurs Yamaha, le TX81ZX et le TG55. C'est le même matériel que nous utilisions dans Un drame musical instantané avec Francis Gorgé dans ces années-là. Hélas les fonctions aléatoires qui permettaient des variations infinies ont disparu un jour de Cubase après qu'il ait remplacé Pro24. Nous mélangions souvent le résultat avec d'autres instruments, tandis que Rebelo ne se sert de rien d'autre. En fait, en amont il improvise un petit truc sur le clavier midi d'un Mirage Ensoniq pour s'inspirer ensuite de la méthode initiée par J.S. Bach et utilisée par Schönberg, renversant la mélodie, la rétrogradant, rétrogradant le renversement et transposant tout cela ! Il attribue des timbres amusants, plutôt percussifs, à toutes ces voix. Et voilà le travail !
Plus tard Nuno Rebelo jouera avec d'autres musiciens adeptes de ce qu'on appelle bizarrement l'improvisation libre tels Peter Kowald, Shelley Hirsch, Damo Suzuki, Le Quan Ninh, Eric M, Carlos Zingaro, Jean-Marc Montera, DJ Olive, etc. J'ai toujours trouvé bizarre d'appeler improvisation "libre" des musiques où toute mélodie consonante ou rythme dansant est interdit, encore que certains des musiciens cités s'y autorisent heureusement de temps en temps ! Ce guitariste autodidacte participera aussi à des groupes à géométrie variable dirigés par Evan Parker, John Zorn ou Fred Frith, et composera pour Philippe Genty, François Confino et de gros évènements. Il est certain que ses études d'architecture lui auront été profitables pour composer ces petites pièces montées comme lorsque, enfants, nous jouions au Meccano, spécialité d'un autre pervertisseur de ces drôles de machines, l'ami Pierre Bastien.

→ Nuno Rebelo, Improvisações Cristalizadas, LP/CD Holuzam, sur Bandcamp, LP 24€ / CD 12€ / numérique 10€

lundi 11 décembre 2023

Palix, un autre Jean-Jacques


Nous n'en avons pas que le prénom. Jean-Jacques Palix est un autre moi-même comme je suis un autre pas lisse. Né la même année, le sculpteur sonore, venu me rendre visite au Studio GRRR, avait apporté quelques disques de son cru. Or l'on sait à quel point la phrase cocktail "ne pas être admiré, être cru" fait partie de mes axiomes de base. Nous avons en commun d'avoir un mal fou à nous définir, et en particulier à répondre à l'inévitable question "ah vous êtes musicien, et de quoi jouez-vous ?". Nous jouons des sons, parfois de la lumière. "Qu'importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse", écrivit Alfred de Musset dans La Coupe et les Lèvres en 1831 ; le vers précédent est important : "Aimer est le grand point, qu’importe la maîtresse". La musique, sans aucun doute. Dans tous les cas. La coupe est merveilleusement pleine, d'où les murmures susurrés du bout des lèvres. Histoire de matheux rêveurs, car à jouer avec les mots des autres, quand on n'a pas l'x on a du moins l'y pour prendre la tangente.
J'avais raconté à Palix mon amusement à me risquer parfois aux exercices de style. C'était avant d'écouter ses 16'33" sous fausse pochette Colombia. Ce CD tiré à seulement 33 exemplaires numérotés et signés enchaîne sans pause 33 hommages de 30 secondes à 33 compositeurs. Ces "à la manière de", enregistrés en 2007, échappent aux poncifs en s'appropriant ce qui lui plaît vraiment chez Brian Eno, Christian Marclay, Alvin Lucier, Conlon Nancarrow, Marc Ribot, Robert Wyatt, Giacinto Scelsi, Karlheinz Stockhausen, Mauricio Kagel, Pierre Schaeffer, Ennio Morricone, Robert Ashley, John Cage, Yasuaki Shimizu, Aphex Twin, Moondog, György Ligeti, Luigi Russolo, Steve Reich, Ryoji Ikeda, Cornelius Cardew, Einsturzende Neubauten, Throbbing Gristle, Perotin, Tony Conrad, Erik Satie et quelques autres que je ne connais pas encore, Ekkehard Ehlers, Eleni Karaindrou, Holger Czukay, Alastair Galbraith, Amiel Balester, Bruce Russell, Holger Hiller. Cette énumération en dit long sur cet autre encyclopédiste. Palix est comme moi d'un tempérament partageur. Son blog musical Beyond The Coda fait partie des incontournables pistes sioux si l'on souhaite découvrir des paysages incroyables, des îles désertes, des peuplades cachées. À raison de 6 articles par mois il fouille et propose des voies parallèles pour qui ne se satisfait pas des sentiers battus et des entiers rabattus. Un puzzle, une mine, qui vous explose à la figure dès qu'on y glisse les oreilles. Les titres des 33 œuvres sont des citations des compositeurs à qui Palix rend hommage. On peut écouter le disque en suivant la liste, ou essayer de deviner, ou encore considérer l'ensemble comme une œuvre en soi, un zapping tranquille fort bien articulé.
Maquette du groupe Push Pull est un live enregistré quinze ans plus tôt, en 1992, avec le violoncelliste Vincent Segal, David Coulter à la guitare, la basse ou au violon, Igal Foni à la batterie et Jean-Jacques Palix à l'échantillonneur, au scratch CD ou vinyle et à la guitare. On le retrouve en 2000 à cet instrument en duo de guitares avec Jeff Rian, pour Everglade plus homogène que Push Pull qui empruntait son inspiration à différents styles ou cultures. Mais les deux sonnent rock, le premier plus brut, avec Vic Moan, Ghédalia Tazartès et Aaron "Sharp" Goodstone en invités, le second plus minimaliste, plus doux aussi, des ritournelles qu'on pourrait appeler pop de ce côté de l'océan.
Le plus récent (il y en eut d'autres entre temps), Émergence(s), rassemble des pièces enregistrées de 2012 à 2022, dont certaines en collaboration avec la violoniste Juliette Sedes, pour une chorégraphie de la poétesse Laurine Rousselet, un film d'Estelle Fredet et André S. Labarthe ou une performance de Christine Laquet. C'est forcément le plus actuel, le plus libre, le plus inventif avec 16'33". Les paysages sonores sont riches et variés, plages étendues, timbres rares, images mentales au gré de chaque auditeur, de chaque auditrice. J'ignore les secrets de fabrication de Palix, mais je reconnais ici ou là mes couleurs, tableaux où la perspective et le hors-champ fictionnalisent la pièce montée. Tout est question de poids et de mesures dans l'architecture musicale. Celle-ci est à la fois ferme et délicate.

mardi 31 octobre 2023

George Harrison, Living in the Material World


Il ne devait pas y avoir beaucoup de musiciens dans la salle du Grand Rex à avoir joué avec George Harrison, ni d'ailleurs avec Eric Clapton, l'ami très présent dans le documentaire que Martin Scorsese a consacré au Beatle tranquille George Harrison. Dans cette colonne j'avais raconté ces rencontres improbables qui me valent probablement d'avoir été gentiment invité lundi soir par le rédacteur en chef de Schnock et [...] Technikart, Laurence Rémila, pour la Première de Living in the Material World. Ayant proposé à ma fille de m'accompagner, puisque George avait été aussi son Beatle préféré avec poster au-dessus de son lit d'enfant, nous avons passé ensemble une agréable soirée, malgré une première partie plutôt ratée avec Philippe Manœuvre en présentateur lamentable, la veuve et le fiston Harrison consensuels en tournée promo et neuf "jeunes" chanteurs français massacrant pour la plupart le répertoire du défunt. Le film durant 3 heures 30 on pouvait craindre le pire de ce genre qui alterne documents inédits et interviews saucissonnés dans le but d'élever une statue à l'artiste épinglé. Les précédents essais de Martin Scorsese consacrés à The Band et aux Rolling Stones ne m'avaient pas emballé (je n'ai pas vu celui sur Bob Dylan).
Le mérite revient ici au monteur David Tedeschi en charge de 600 heures de rushes, car l'évocation est plutôt réussie malgré quelques longueurs à la fin sur le mysticisme bon enfant de George. Le personnage ne se prenant pas pour un dieu comme beaucoup d'égéries pop, Living in the Material World peut en dégager la tendresse, l'humour et l'opiniâtreté. Le rythme des images et du montage son ne donne pas l'impression désagréable d'incessant coïtus interruptus, habituelle dans ces documentaires biographiques. Les témoignages sincères de Paul Mc Cartney, Ringo Starr, Yoko Ono, Patty Boyd, Olivia Harrison, Tom Petty, Phil Spector, etc., sont plus attendris qu'ils ne dispensent de louanges à tel point que l'honnêteté est le qualificatif le plus approprié, loin des révisionnismes en vigueur, sans tentation d'exhaustivité forcément réductrice ni révélation qui ne soit déjà répertoriée sur Wikipédia ! CD+DVD sortis hier chez Capitol.
Avant la séparation des Beatles j'avais aimé George Harrison parce qu'il était le plus expérimental des quatre, d'abord avec la partition du film de Joe Massot, Wonderwall Music, dont la variété d'inspirations résonnait avec mes propres aspirations, ensuite pour Electronic Sound entièrement réalisé au synthétiseur Moog, pas son plus réussi, mais le plus gonflé compte tenu de son image. Comme le formidable Revolution 9 réalisé avec John Lennon et Yoko Ono sur le disque blanc, ces incartades surprenantes m'indiquaient que l'on pouvait s'autoriser toutes les libertés, quitte à déstabiliser son public et ne pas chercher le succès à tout prix ! Plus tard je rachetai l'incontournable coffret All Things Must Pass en réédition CD, mais je lui dois surtout d'avoir participé à mon entrée à l'Idhec. Réalisant mon enquête sur les dévots de Krishna pour le concours d'entrée à l'école de cinéma, je rencontrai George Harrison jusqu'à l'accompagner à l'harmonium chez Maxim's comme évoqué plus haut... Je me souviens d'un homme calme et attentif, étouffé par le succès et ses fans hystériques, en quête de lui-même dans un monde matériel où chacun doit vivre avec ses contradictions...

Article du 18 octobre 2011

jeudi 12 octobre 2023

Tony Hymas back on the fortress


Il y a 33 ans j'avais été impressionné par un disque hétérogène publié par le label nato. En ayant produit quelques uns de cet acabit, ce n'était évidemment pas fait pour me déplaire. Les séquences se renvoyaient les unes aux autres comme si elles avaient été composées pour un film plein de surprises et de rebondissements. Ou bien était-ce un florilège de courts métrages sonores, allez savoir ! C'était le début des CD et la mode de la musique mécanique, la MAO, les ordinateurs offrant de nouvelles possibilités aux compositeurs inventifs. Les voix nous racontaient des histoires et les musiciens humanisaient les machines programmées. Ce disque pop faisait aussi tâche au milieu de l'écurie plutôt jazz de nato, une magnifique tâche colorée rappelant parfois certains tubes de Serge Gainsbourg. L'auteur s'appelait Tony Hymas et il avait déjà vécu quelques heures de gloire en accompagnant Frank Sinatra, puis Jack Bruce, et fondé le groupe P.H.D. au hit I Won't Let You Down. Ajoutez six disques avec Jeff Beck et la participation à des musiques de films de Henry Mancini, Michel Legrand ou Philippe Sarde, et tout s'expliquait. Pour cette Flying Fortress il s'était entouré de Hugh Burns (guitare), Tony Coe (clarinette et ténor), Chris Laurence (contrebasse), Stan Sulzmann (soprano et ténor), Frank Ricotti (percussion), Lis Perry (violon), Laura Davis (chant) et Alfred Cat (voix), une bande d'Anglais aguerris, capables de jouer le jeu sans arrière-pensées.
Le disque en question reparaît aujourd'hui augmenté d'un Back on the Fortress où le claviériste n'a pas renoncé aux machines ni à l'excellence de ses compagnons de voyage, bénéficiant de trente ans de nouvelles expériences grâce à sa trilogie dédiée aux Indiens d'Amérique, aux trois disques avec The Lonely Bears, ses collaborations avec Jacques Thollot, Sam Rivers, Evan Parker, Michel Portal, le groupe Ursus Minor, son hommage à Courbet, des musiques de films, etc. Il y a une dizaine d'années déjà, j'avais eu la joie d'écrire les paroles d'une chanson dédiée à Germaine Tillion pour ses Chroniques de résistance que chantait ma fille Elsa. Elle est présente là encore aux côtés des deux autres chanteuses Yelle et Marie Thollot pour la belle chanson I'd love you, de même qu'on trouve beaucoup d'ami/e/s de Tony et de camarades de l'écurie nato tels Anamaz, Ginny David (chant), Thomas Hymas (aussi à la guitare) ou Stokley Williams (aussi à la batterie), Léo Remke-Rochard ou Barney Bush (voix), Caroline Goulding (violon), Jackie Molard (violon alto), Hugh Burns, Jean-François Pauvros (guitare), Catherine Delaunay (clarinette), Nathan Hanson ou Stan Sulzmann (sax ténor), François Corneloup (sax baryton), Hélène Labarrière (contrebasse), Terry Bozzio, Peter Hennig ou Paul Clarvis (batterie). Aussi riche et varié que le précédent, c'est un disque plus romantique, plus profond.
Comme si cela ne suffisait pas pour nous émerveiller, nato sort le même jour No Borders, un duo pour piano et clarinette de Hymas avec Catherine Delaunay. Le pianiste nous avait déjà gratifié de disques délicats où il interprétait Léo Ferré, Brel, Britten, Chopin, Debussy, Weill, Satie, Janacek, Chaminade, Bechet... Justement le phrasé de la clarinettiste me rappelle de temps en temps Sidney sur les genoux duquel je sautais enfant. Quel que soit le style abordé, Tony Hymas conserve le sien, une ouverture d'esprit incroyable, où si tous les chemins sont possibles, il gravit les pentes avec une facilité déconcertante. C'est très beau. L'une et l'autre se moquent des frontières et traversent les paysages comme le loup dessiné par Rochette sur la couverture. Conscients des inégalités du monde des hommes, il et elle choisissent de s'en émouvoir en musique et de nous transmettre ces émotions indispensables pour continuer à rêver et se battre pour qu'il soit un peu meilleur.

→ Tony Hymas, Flying Fortress + Back on the Fortress, 2 CD nato, 18€
→ Tony Hymas, No Borders, CD nato, 12€

dimanche 1 octobre 2023

Pique-nique au labo 3 par un universitaire américain


Traduction automatique en français d'un article du Pr David Keffer du 30 septembre 2023 sur le site de la maison d'édition américaine Poison Pie, foyer d'une littérature d'improvisation non idiomatique. Ses propos me touchent, en particulier leur conclusion, même s'il ne semble pas connaître le contexte des pièces des trois volumes de Pique-nique en labo déjà parus en CD. J'ai choisi de publier une pièce par rencontre, or chaque rencontre fit auparavant l'objet d'un album exclusivement en ligne sur drame.org ou Bandcamp. Pour Pique-nique au labo et Pique-nique au labo 3 mes choix pourraient paraître arbitraires, mais ils obéissent à une logique propre à chaque disque physique, à la fois musicale et dramatique. Ces improvisations sont toujours publiées dans l'ordre où elles furent commises, pour chaque album virtuel et évidemment pour la continuité des CD édités. La qualité incroyable de toutes ces rencontres tient à la situation de confort et de complicité préparée en amont et pendant les enregistrements, à l'excellence des artistes invités et peut-être un peu du miracle ! Il m'est arrivé, mais très rarement, d'omettre une pièce redondante, mais je n'ai pratiquement jamais coupé et monté ces séances. Le travail en aval consiste essentiellement à rétablir l'équilibre des voies. Contrairement à ce que suppose David Keffer, certaines pièces publiées sur les CD représentent même les premiers instants de la rencontre (hormis un petit café ou thé, et l'installation des instruments dans le studio), comme on peut en juger en écoutant l'intégralité du corpus, soit 32 albums qui restent en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org ou Bandcamp.

Pique-nique au labo 3 - Jean-Jacques Birgé
Label : GRRR
Catalogue : GRRR 2036
Pays : France
Date de sortie : 11 septembre 2023
Supports : cd et fichiers numériques
bandcamp.com / discogs.com

Pique-nique au labo 3 est le troisième volet (les deux premiers étant sortis ensemble en double cd) du laboratoire musical du compositeur et improvisateur français Jean-Jacques Birgé. La nature de l'expérience est décrite succinctement comme suit : "Il s'agit de jouer pour se rencontrer et non l'inverse comme d'habitude", c'est-à-dire de se rencontrer pour jouer.

Ces dialogues et trialogues musicaux rendent compte de la conversation telle qu'elle s'est déroulée lors de la rencontre des musiciens. La rencontre initiale des musiciens étant par définition dépourvue d'historique de répétition, on pourrait être prédisposé à penser que la musique qui en résulte devrait être brute, hésitante et sujette à des silences gênants. Cette supposition n'est que partiellement correcte et probablement pour de mauvaises raisons. Dans le meilleur des cas, cette approche de la musique recherche la réaction brute et spontanée qui se produit lors des premières rencontres entre individus, lorsque chacun découvre progressivement la nature de l'autre. Toute maladresse est atténuée par la discipline de l'improvisateur. Comme le dit la contrebassiste française Joëlle Léandre, « un vrai improvisateur, c'est quelqu'un qui se prépare à ne pas être préparé ». C'est exactement cela, c'est tellement vrai. Il est prêt à tout. Des instants uniques. Jean-Jacques Birgé a en effet cherché de vrais improvisateurs pour profiter de son pique-nique au laboratoire.

Nous supposons que cette compilation de rencontres nous présente des fragments de conversations plus larges. Nous semblons être lâchés au milieu des discussions où les improvisateurs ont déjà trouvé des sujets d'intérêt mutuel et sont pleinement engagés. Le bricolage dissonant associé à une grande partie de l'improvisation libre n'est pas le mode dominant dans ces pièces. Au contraire, nous serions tentés de décrire certains de ces morceaux comme comprenant des mélodies composées, sauf que nous savons que c'est la plus grande insulte à l'improvisateur que de dire : « Votre improvisation collective semble presque composée ! » De tels mots ne franchiront pas nos lèvres. Nous nous contentons de faire allusion à l'intuition pratique des interprètes qui ont trouvé le langage commun pour exprimer en temps réel leur chant partagé.

Nous avons tendance à laisser notre imagination s'éloigner des observations factuelles dans les critiques de la maison d'édition Poison Pie. Nous aimons donner une tournure positive à notre manque de fidélité à la musique en nous référant aux idées du tromboniste et érudit américain George Lewis, qui a déclaré :

"J'ai le sentiment qu'il existe une essence de la créativité qui est un droit de naissance de l'homme, qui ne disparaît pas et avec laquelle nous sommes tous nés. Elle n'est pas l'apanage de quelques super-héros. J'ai le sentiment que lorsque les gens écoutent de la musique, ils peuvent le faire grâce au sens de l'empathie qui leur permet de répondre à la créativité des autres en ressentant leur propre créativité. En d'autres termes, ces neurones commencent à s'activer et ces expériences, ces sensations corporelles, entrent en résonance avec la créativité qui vient de l'extérieur, parce qu'ils l'ont en eux."

Lorsque nous entendons cette musique, nos neurones se mettent à fonctionner dans toutes sortes de directions, probablement involontaires de la part des musiciens originaux. Nous nous sommes convaincus que ce n'était pas grave, en nous appuyant sur les propos rassurants de George Lewis. En écoutant cette musique, nous avons pensé aux grands modèles de langage, tels que ChatGPT. Actuellement, de nombreuses personnes ont des conversations initiales avec ces manifestations de ce que l'on appelle les algorithmes d'intelligence artificielle. Nous avons comparé nos propres conversations avec ChatGPT aux dialogues et trialogues de Pique-nique au labo 3. Nous vivons à une époque où certains êtres humains s'emploient activement à développer les capacités des produits d'intelligence artificielle à générer de l'art visuel et de l'art audio sur la base de la combinaison et de l'interpolation d'ensembles de données massives pillées. Un jour, nous dit-on, les machines dépasseront l'ingéniosité humaine. Nous ne savons pas si ces prophéties sont vraies et nous ne sommes pas particulièrement enclins à nous y attarder. Cependant, nous avons l'intuition que le type de musique qui apparaît dans les expériences du Pique-nique au labo sera la dernière frontière à tomber entre les mains des machines ! Nous trouvons du réconfort dans la preuve générée par ces pique-niques en laboratoire que le caractère unique de la réaction intrinsèquement humaine à la rencontre d'un autre être humain pour la première fois ne sera pas facilement dupliqué.

Références :
Joëlle Léandre, Solo. Conversations avec Franck Médioni, kadima collective, Israël, 2011, p. 66.
George Lewis, La musique et l'esprit créatif : Innovators in Jazz, Improvisation and the Avant-Garde, entretiens avec Lloyd Peterson, Scarecrow Press, Lanham, Maryland, 2006, p. 155.

personnel :
Jean-Jacques Birgé (claviers, flûte, harmonica, guimbarde, inanga)
Naïssam Jalal (flûte)
Mathias Lévy (violon)
Fidel Fourneyron (trombone)
Élise Caron (voix)
Lionel Martin (saxophone ténor)
Gilles Coronado (guitare électrique)
Basile Naudet (saxophone soprano)
François Corneloup (saxophone baryton)
Philippe Deschepper (guitare électrique)
Uriel Barthélémi (batterie, synthétiseur)
Hélène Breschand (harpe)
Gwennaëlle Roulleau (batterie, effets)
Csaba Palotaï (guitare électrique)
Fabiana Striffler (violon)
David Fenech (guitare électrique)
Sophie Agnel (piano)
Olivier Lété (basse électrique)
Fanny Méteier (tuba)
Tatiana Paris (guitare électrique)
Violaine Lochu (voix)

Critiques connexes de la maison d'édition Poison Pie
Pique-nique au labo - Jean-Jacques Birgé (10 décembre 2020) (aussi en français)

jeudi 28 septembre 2023

David Fray, héritier de Glenn Gould


Comment faire partager ses émotions avec des lecteurs qui n'ont encore rien vu, rien entendu, surtout lorsqu'il s'agit d'un interprète de musique classique ? Ce fut aisé pour Pascale qui me prêta simplement le DVD de David Fray dirigeant trois concertos de Bach (en la majeur BWV 1055, en fa mineur BWV 1056, en sol mineur BWV1058) depuis son piano tandis que Bruno Monsaingeon le filme comme il le fit dans le passé avec Yehudi Menuhin, Paul Tortelier, Nadia Boulanger, Piotr Anderszewski... Et évidemment Glenn Gould. C'est justement à ce pianiste incomparable que l'on associe le jeune David Fray. Et la comparaison est troublante. Heureusement Fray s'en inspire sans le copier.


Plein d'entrain communicatif, faisant totalement corps avec la musique, visionnaire affuté, Fray possède aussi un jeu qui rappelle celui de Gould, varié et nuancé, coloré, militant. C'est la seconde fois en effet que Bach m'emporte au delà de ce que j'imaginais. Le travail de Monsaingeon transforme les répétitions en une vertigineuse leçon de musique, que ce soit avec la Deutsche Kammerphilarmonie de Brême ou chez Fray, seul à Paris. Le DVD publié par Virgin Classics / Medici Arts fin 2008 mérite bien son titre : Swing, Sing & Think (Swinguez, chantez et réfléchissez). Pourquoi les grands interprètes, de Granados à Gould, des Busch au Kronos, de Bruno Walter à Toscanini, me paraissent toujours swinguer comme des jazzmen ? Fray cherche sans cesse à se rapprocher du chant comme s'il était l'essence même de la musique et les instruments de l'orchestre une transposition outillée, comme le geste prolonge la pensée. Son approche intelligente de Bach lui laisse la liberté d'inventer, de se l'approprier, de le rendre vivant.
Que les filles (ou les garçons) ne rêvent pas, le jeune trentenaire beau comme un cœur est marié à à l'actrice italienne Chiara Muti, fille du célèbre chef d'orchestre Ricardo Muti qui s'est illustré [...] en mouchant Berlusconi en direct à la télévision italienne, et en musique ! Il y a d'ailleurs de la révolte chez le jeune pianiste et chef, un désir de s'affranchir de la partition sans la trahir. Chaque époque a proposé des interprétations différentes des classiques. Celle de David Fray porte la marque de son temps.

Article du 2 septembre 2011

samedi 16 septembre 2023

Pique-nique au labo sur nato-musique


Troisième retour sur le CD sorti lundi, le premier sur le territoire, "Disque ami" ça fait du bien...

Avec Jean-Jacques Birgé, un train arrive toujours en gare de La Ciotat. Le deuxième volume des rendez-vous un peu énigmatiques du musicien déjà centenaire vient de paraître sous le titre de "Pique-nique au labo 3". Les deux premiers chapitres se révélaient sous la forme d'un double album (GRRR 2031-32) où, en duo et en trio, l'inépuisable JJ Trouvetou conviait au studio GRRR, au Triton ou à la maison de la Radio, 28 musiciennes et musiciens pour un moment de joyeuse recherche (Pique-nique "et" labo) : Vincent Segal , Ravi Shardja, Antonin-Tri Hoang, Alexandra Grimal, Edward Perraud, Fanny Lasfargues, Jocelyn Mienniel, Ève Risser, Linda Edsjö, Birgitte Lyregaard, Julien Desprez, Médéric Collignon, Sophie Bernado, Pascal Contet, Amandine Casadamont, Samuel Ber, Sylvain Lemêtre, Sylvain Rifflet, Élise Dabrowski, Mathias Lévy, Hasse Poulsen, Wassim Halal, Christelle Séry, Jonathan Pontier, Karsten Hochapfel, Jean-François Vrod, Jean-Brice Godet et Nicholas Christenson. Dans ce deuxième mais troisième opus, même principe, mais en unité de lieu (le Studio GRRR comme une sorte de Moulinsart des Bijoux de la Castafiore ou bien de quelque demeure imaginée par Agatha Christie et filmée par Straub et Huillet), la distribution (une fois encore brillante) est à chaque fois renouvelée pour chacun de ces deux duos et neuf trios. À l'exception de Mathias Lévy, aucun des invités suivants n'avait joué dans la précédente mouture : Naïssam Jalal, Fidel Fourneyron, Élise Caron, Lionel Martin, Gilles Coronado, Basile Naudet , François Corneloup, Philippe Deschepper, Uriel Barthélémi, Hélène Breschand, Gwennaëlle Roulleau, Fabiana Striffler, Csaba Palotaï, David Fenech, Sophie Agnel, Olivier Lété, Fanny Méteier, Tatiana Paris, Violaine Lochu. Les titres, souvent extraits d'œuvres littéraires, servent de partitions à tous ces drôles de drames instantanés, ces détours de passe passe, où les différents protagonistes échappent par le fait accompli à toute logique "partisane"(traduction musicale). Onze huit-clos en un pour sortir du temps dans la fusion des formes, celle des métamorphoses tourbillonnant jusqu'à mûrir un chant. Une sorte d'idée du destin.

• Jean-Jacques Birgé "Pique-nique au labo" (Grrr 2036)

jeudi 14 septembre 2023

Tomorrowstartstonight


En posant sur la platine Tomorrowstartstonight, le duo de David Fenech et Rhys Chatham, je m'attendais à une musique minimaliste, parce qu'enregistrer avec une légende comme le compositeur américain implique forcément qu'on se glisse dans ses traces, à moins d'une révolution inattendue chez celui qui dirigea des orchestres de centaines de guitaristes. À l'énoncé du nom de Chatham, lui collent à la peau ceux de La Monte Young, Morton Subotnick, Tony Conrad, Robert Ashley, Philip Glass, Meredith Monk, Pauline Oliveros, Steve Reich ou Brian Eno. Du drone donc, de l'ambient, alimentée par le mouvement brownien ! Trois longs morceaux d'à peu près dix-sept minutes chacun se succèdent sans pause. In Search of Tomorrow conforte mon a priori, mais Tomorrow Together nous invite à une sorte de rituel matinal qui réveille les hôtes de la forêt. David Fenech est un autre sorcier de la guitare, un homme du son, un musicien placide qui sait méticuleusement prendre ses distances. Aux cordes électriques se superposent la trompette et la flûte de Chatham, la percussion de Fenech, et un coq, le coq... Au fur et à mesure que passe le temps l'auditeur est absorbé par une spirale qui l'emporte loin de l'endroit où il pensait se trouver. Délais et réverbération, ces effets jouent avec la durée, un temps élastique, comme du verre qu'on file à 1200° et qui devra refroidir pour que se révèle sa transparence. Lorsque la troisième partie, Tomorrow Starts Tonight, se termine, il est difficile de lui faire succéder autre chose que le silence.
L'album de Fenech et Chatham m'interroge sur la prochaine collaboration que je dois partager avec une autre légende américaine, le guitariste Thurston Moore, co-fondateur du groupe Sonic Youth. Devrais-je casser l'icône ou me fondre dans la masse ? Lorsqu'en 1999 celui-ci fit un remix de notre groupe Un Drame Musical Instantané, il réussit à nous rendre hommage sans perdre sa pâte, mais en faisant totalement autre chose que ce dont il avait l'habitude. J'ai l'âge de Chatham, six ans de plus que Thurston, dix-sept de plus que David avec qui j'ai eu le plaisir d'enregistrer l'album Chou en trio avec la pianiste Sophie Agnel il y a tout juste un an. J'avoue aimer créer des situations où mes camarades de jeu sortent de leur zone de confort. J'attends donc les propositions de Thurston avec curiosité et impatience. En attendant, je laisse couler le silence qui a succédé au beau disque de David Fenech et Rhys Chatham, comme si le moindre bruit participait à ce minimalisme absolu habité par le murmure lointain de la ville, les machines domestiques qui sommeillent et ma propre respiration.

→ Rhys Chatham + David Fenech, Tomorrowstartstonight, CD KlangGalerie, 19€

lundi 11 septembre 2023

Pique-nique au labo 3 sur Bad Alchemy


Sympa de trouver cette chronique sur notre nouveau CD le jour de sa sortie officielle. Oui c'est aujourd'hui, même s'il est temps d'aller me coucher après la fête dominicale qui a réuni une trentaine des musiciens et musiciennes qui ont joué sur un ou plusieurs des trois volumes de Pique-nique au labo. Je me suis réveillé à 4h30 et il est bientôt 2h30. Si vous me connaissez, vous savez que j'ai donc tout rangé, mais nous n'avons pas tout mangé ! Formidable journée de rencontres, d'amitié et de rigolades. Un énorme merci s'ils ou elles me lisent, partie remise pour celles et ceux qui n'ont pas pu venir...

Après avoir présenté avec Pique-nique au labo 22 moments forts de ses rencontres d'improvisation de la décennie 2010-19 sous la forme d'un double CD, JJB n'a pas attendu cette fois-ci pour présenter la série du 9.3.2021 au 8.6.2023. Pique-nique au labo 3 (GRRR 2036, 09/23) propose une sélection choisie parmi les 11 rencontres avec 20 visiteurs au studio GRRR : Tout Abus Sera Puni avec la flûtiste syrienne Naïssam Jalal et le violoniste Mathias Lévy. Utilisez Une Vieille Idée avec la voix d'Élise Caron et le trombone de Fidel Fourneyron, connu par l'ONJ et Un Poco Loco sur Umlaut. Nul Ne Le Vit Débarquer Dans la Nuit Unanime avec Lionel Martin (d'Ukandanz) au saxophone ténor. Give The Game Away avec Gilles Coronado (qui a beaucoup joué avec Franck Vaillant et Louis Sclavis) à la guitare électrique, Basile Naudet au sax soprano. Exotica avec François Corneloup au sax baryton, Philippe Deschepper à la guitare électrique, tous deux avec l'expérience de Claude Tchamitchian et Henri Texier - Deschepper, né en 1949, est un des grands anciens, avec Sylvain Kassap, Yves Robert, Beñat Achiary. Insurrection avec Uriel Barthélémi à la batterie et au synthétiseur, aux côtés d'Hélène Breschand à la harpe électrique et son spectre aventureux de Ferrari, Niblock, Franck Vigroux ou Chansons Du Crépuscule avec Elliott Sharp. Kakushi Toride No San Akunin avec Gwennaëlle Roulleau à la batterie & aux effets. Manger avec quelqu'un qui n'a pas d'appétit c'est discuter beaux-arts avec un abruti avec Csaba Palotaï de Budapest à la guitare électrique, Fabiana Striffler (de l'Andromeda Mega Express Orchestra) comme surprise allemande au violon. Don't Break The Silence avec David Fenech à la guitare électrique, Sophie Agnel au piano. Un Très Court avec Olivier Lété à la basse électrique, Fanny Méteier au tuba. Et Moitié moite avec Tatiana Paris à la guitare électrique, que Violaine Lochus appelle, croassant et déclamant comme une corneille. JJB est l'hôte de ceux qui sont couronnés de feuilles d'automne et de ceux qui n'ont pas encore de claviers, le magicien du son et des samples que l'on connaît, avec parfois encore des percussions, une flûte, un piano, un kazoo, un harmonica, une guimbarde, un sifflet.
Pour un - son ! - fantastique jeu électro-acoustique-ambient, la musique contemporaine, se couvre sans complexe d'éclaboussures de classique, d'improvisation et d'electronica. Le clou, c'est que cela brille d'une espièglerie surréaliste et d'une sophistication pleine de bon sens, enfilées chronologiquement mais à la manière d'une suite de scènes quasi cinématographiques. En tout cas, cela ne me fait pas l'effet d'une simple compilation en mosaïque ou d'un train de marchandises plein de morceaux, mais plutôt, grâce aussi aux cinq guitares électriques, d'un paysage sonore, d'un jeu onirique qui s'intègre dans la tête du metteur en scène JJB, même si les joueurs ne savent pas comment leur apparition, en tant que scène cohérente, embellit un ensemble plus vaste.

Paru sur Bad Alchemy 121 sous la plume de Rigobert Dittmann, traduit de l'allemand comme j'ai pu / Image du livret du CD

mardi 15 août 2023

Frank Zappa, la Freak-Out List


Pour un aficionado le titre est alléchant. En 1966 sort Freak Out!, le premier album des Mothers of Invention. Y figure la liste des "personnes ayant contribué matériellement de diverses manières à rendre la musique des Mothers of Invention ce qu'elle est", et la mère supérieure d'ajouter "SVP ne le retenez pas contre eux".
En 2004 je terminai mon article pour Jazz Magazine intitulé Les M.O.I., l'émoi et moi par "J’ai toujours considéré Zappa comme le père de mon récit, du moins pour la musique. Chaque fois que je « découvrais » un nouveau compositeur, je courrais voir s’il appartenait à la liste d’influences que Zappa donne dans son premier album. Ainsi, depuis 1968, j’ai vérifié les noms de Schoenberg, Kirk, Kagel, Mingus, Boulez, Webern, Dolphy, Stockhausen, Cecil Taylor, et mon favori, Charles Ives… Je suis surpris aujourd’hui de ne pas y lire les noms de Conlon Nancarrow, Harry Partch ou Sun Ra (...)."
Rob Johnstone [a publié] en DVD son film qui prétend aborder la liste de rêve. Le but est en fait d'initier le public anglais à la musique du compositeur américain, mais le réalisateur ne s'intéresse hélas qu'aux influences "classique" les plus connues (Schönberg, Stravinski, Varèse), au doo-wop (témoignage de deux membres des Cadillacs) et au jazz de Miles Davis (digression hors-sujet suspecte). Pour quiconque est peu familier avec la musique de Frank Zappa, The Freak-Out List est d'un intérêt certain, mais les autres n'y trouveront pas de quoi se nourrir. La forme du reportage est fidèle au style plan-plan de ce genre d'exercice, les documents trop courts alternent avec des interviews découpées en rondelles. Trois anciens Mothers, Ian Underwood, Don Preston et George Duke, les biographes Ben Watson et Greg Russo, celui de Varèse, Alan Clayson, l'historien David Nicholls et le spécialiste de R&B Robert Pruter s'y conforment. C'est dommage.
Je suis déçu. Le film reste à faire. Il irait à la pêche aux archives pour nous révéler les merveilles qui ont fait saliver Zappa et peut-être quelques énigmes de son inspiration. Les 179 noms s'égrènent dans un apparent désordre, 23 environ pour chacune des 8 colonnes. Malgré mon érudition en la matière je n'en connais pas la moitié. L'enquête devrait être exhaustive, systématique. La liste continuera-t-elle à susciter des vocations ? Est-elle le fruit d'un brain storming ? Quels secrets y sont cachés ? Zappa contrôle-t-il déjà tout ce qu'il livre au public ? Sur la Wiki Jawaka un détective électrique tente l'opération, la liste est là, classée méthodiquement, chaque nom renvoyant à un nouvel article de l'encyclopédie contributive, mais il reste quelques inconnu(e)s.
Le carton de mon pressage américain est deux fois plus épais qu'un européen. C'est un des premiers doubles, un album-concept qui a influencé le Sergent Pepper's des Beatles. Son producteur, Tom Wilson, a également à son actif Sun Song de Sun Ra, The Times They Are a-Changin’, Another Side et Bringing It All Back Home de Bob Dylan, Wednesday Morning, 3 A.M. de Simon & Garfunkel, Chelsea Girl de Nico et White Light/White Heat du Velvet Underground. À cette époque il y avait des types qui avaient du nez et prenaient des risques. Freak Out! n'eut aucun succès à sa sortie aux USA et resta confidentiel ailleurs.
En 2006, pour le quarantième anniversaire du vinyle, le Zappa Family Trust a publié The MOFO Project/Object, un quadruple CD qui passionnera les fans, playbacks instrumentaux, prises alternatives, remix ultérieurs, documents d'archives, etc. Les autres pourront acquérir le petit chef d'œuvre sous sa forme originale, plus simple.
Mélange de chansons pop et de rock, d'expérimentations hirsutes et facéties vocales (Freak Out!, Absolutely Free et We're Only In It For The Money), de pièces symphoniques (Lumpy Gravy), de doo-wop (Ruben & The jets), de blues, de jazz (Uncle Meat), les premiers albums de Zappa sont tous incontournables, tous brassant toutes ces influences en un melting pot unique qui ne ressemble qu'à son auteur, compilateur de génie, arrangeur visionnaire, citoyen engagé, compositeur emblématique de la seconde moitié du XXe siècle dont la popularité ne cessera de grandir.

Article du 18 avril 2011

mardi 8 août 2023

Pique-nique au labo, volume 3


Le volume 3 de Pique-nique au labo est déjà sur Bandcamp, les premiers exemplaires sont envoyés à la presse, mais la sortie officielle est le 11 septembre 2023. Les deux précédents volumes rassemblés en un double CD présentaient 22 pièces avec 28 invité/e/s enregistrées de 2010 à 2019. Participaient aux agapes Samuel Ber, Sophie Bernado, Amandine Casadamont, Nicholas Christenson, Médéric Collignon, Pascal Contet, Élise Dabrowski, Julien Desprez, Linda Edsjö, Jean-Brice Godet, Alexandra Grimal, Wassim Halal, Antonin-Tri Hoang, Karsten Hochapfel, Fanny Lasfargues, Mathias Lévy, Sylvain Lemêtre, Birgitte Lyregaard, Jocelyn Mienniel, Edward Perraud, Jonathan Pontier, Hasse Poulsen, Sylvain Rifflet, Eve Risser, Vincent Segal, Christelle Séry, Ravi Shardja, Jean-François Vrod ! La relève est cette fois assurée par Sophie Agnel, Uriel Barthélémi, Hélène Breschand, Élise Caron, François Corneloup, Gilles Coronado, Philippe Deschepper, David Fenech, Fidel Fourneyron, Naïssam Jalal, Olivier Lété, Mathias Lévy, Violaine Lochu, Lionel Martin, Fanny Meteier, Basile Naudet, Csaba Palotaï, Tatiana Paris, Gwennaëlle Roulleau, Fabiana Striffler, soit 11 pièces interprétées par 20 nouveaux/elles invité/e/s de 2021 à 2023. Un quatrième volume est sur le grill puisque sont programmées de nouvelles rencontres dès septembre.

En général j'invite un musicien ou une musicienne en lui demandant de choisir à son tour un ou une troisième avec il ou elle n'a jamais joué, mais en a fort envie, et autant que possible quelqu'un/e avec qui je n'ai jamais joué non plus librement. À chaque séance qui dure une journée complète, il s'agit de jouer pour se rencontrer et non le contraire comme il est d'usage. Une manière aussi de retrouver nos premiers émois de musicien/ne, avant que nous en ayons fait notre métier, lorsqu'il n'y avait d'enjeu que le plaisir pur. Ce n'est pas un hasard si l'une de mes cartes de visite reprenait la phrase de Cocteau "Le matin ne pas se raser les antennes". Je fais tout mon possible pour que mes invités se sentent à l'aise, confortables, libres de créer comme au premier jour. Le déjeuner est un moment aussi convivial. La thématique de chaque pièce est tirée au sort juste avant de jouer. Je mixe le lendemain pour égaliser les niveaux, mais je ne coupe rien. Rarement je retire un morceau qui fait doublon. À la fin de la journée nous avons enregistré un album complet qui sera mis gratuitement en ligne quelques jours plus tard.

Les CD Pique-nique au labo rassemblent une pièce de chacun de ces albums virtuels. Toutes ces compositions instantanées sont inédites en CD. Ce sont donc 32 albums qui ont été ainsi compilés pour faire sens, ce mix racontant une nouvelle histoire. Une rencontre des participants des trois volumes est d'ailleurs prévue à la rentrée, mais cette fois autour d'un verre et de victuailles, pour fêter cette nouvelle sortie !


Si la plasticienne mc gayfflier avait orienté ses graphismes sur le pique-nique du double album, elle s'est cette fois inspirée du labo, peut-être parce que ces pièces post-confinement sont plus noires. Un labo radioactif en hommage à Pierre et Marie Curie, "avec la lumière inquiétante que les deux savants retrouvaient contempler le soir dans leur laboratoire". J'imagine que la peinture à l'intérieur est une référence au Tombeau des Lucioles...


Tout cela pour dire que je suis super content.
Il vaut mieux écouter fort pour profiter de toutes les nuances.
De plus, j'ai récupéré mon ordinateur, réparé en quelques heures par SOSMaster rue Turbigo, et je peux donc filer vers le sud l'esprit tranquille...

→ Jean-Jacques Birgé + 20 invités, Pique-nique au labo 3, CD GRRR, dist.Orkhêstra et Les Allumés du Jazz, également sur Bandcamp

vendredi 28 juillet 2023

Un jeune homme sous influence


De temps en temps nous plongeons dans le passé, feuilletant nos cahiers d'écolier, albums de photos ou boîtes fourre-tout. Il faut parfois attendre des décennies, mais les accumulateurs finissent par rendre leur jus.
En juin [2010] j'avais exhumé "les 10 vinyles que j'ai achetés pour leurs pochettes et dont la musique ne m'a pas déçu, bien au contraire, puisqu'ils sont à l'origine de ma vocation de compositeur" pour l'exposition Face B de Daniela Franco à La Maison Rouge. Étaient cités We're Only In It For The Money des Mothers of Invention, Their Satanic Majesties Request des Rolling Stones, le premier album des Silver Apples, Strictly Personal de Captain Beefheart and His Magic Band, Electronic Music de George Harrison, An Electric Storm de White Noise, The Doughnut in Granny's House du Bonzo Dog Band, The Academy in Peril de John Cale, Musics for Piano, Whistling, Microphone and Tape Recorder de Michael Snow et le premier album d'Albert Marcœur. Dimanche matin, jour propice à écouter des disques remisés derrière le divan, j'ai retrouvé d'autres albums qui m'ont influencé considérablement sans que je m'en souvienne. Je laisse pour l'instant de côté ceux de mon enfance, 45 tours et évocations radiophoniques, et mes premiers achats, Claude François, Adamo et les Beatles !
Parmi mes 33 tours achetés en 1968, Crown of Creation de Jefferson Airplane incarnait l'électricité du rock psychédélique, Have A Marijuana de David Peel and The Lower East Side l'agit prop de rue, In-A-Gadda-Da-Vida d'Iron Butterfly nos transes rituelles, In Search of The Lost Chord des Moody Blues le rock symphonique gentillet, mais ceux qui me marquèrent de manière indélébile furent plus certainement The Beat Goes On de Vanilla Fudge, incroyable remix romantique de tubes de tous les âges avec utilisation dramatique de voix historiques (Chamberlain, Churchill, Hitler, Roosevelt, Truman, Kennedy, etc.), d'interviews reconstitués et d'éléments hétérogènes, l'éclectique et expérimental Wonderwall Music de George Harrison, Beatle le plus proche de Revolution 9, et évidemment les deux précédents albums de la bande de Frank Zappa, Freak Out ! et Absolutely Free. De l'année suivante et malgré les griffures de Scat qui en avait bien esquinté les tranches, je reconnais Trout Mask Replica, chef d'œuvre de Beefheart, Umma Gumma de Pink Floyd juste avant que je les remplace par Soft Machine, Sun Ra et Harry Partch dans mon panthéon, Family Entertainment de Family, rock progressif aussi éclectique (c'est un terme que j'apprécie, on l'aura compris ou entendu !) avec l'extraordinaire puissance vocale de Roger Chapman, Permanent Damage des GTO's (Girls Together Outrageously), un groupe de nanas déjantées produites par Zappa sur Straight.
Tous ces disques méritent d'être découverts ou redécouverts par quiconque s'intéresse à cette époque prolifique où l'imagination était au pouvoir, du moins dans la résistance. Il y en a beaucoup d'autres, c'est très personnel, je n'ai cité que ceux que je possède encore dans leurs versions vinyle avec leurs grandes pochettes de 30 cm sur 30 cm et qui ont influencé indirectement ma propre musique. L'esprit des jeunes gens est très meuble et les émotions imprimées à cette époque de formation sont souvent plus marquantes qu'on ne le suppose...

Article du 29 mars 2011 illustré par deux photos de ma pomme prises à Marly-le-Roi en 1971 pendant le concours de l'Idhec, j'avais 18 ans.

jeudi 20 juillet 2023

Les gouttes de Dieu et autres séries


Ce ne peut être la grève des scénaristes à Hollywood, mais depuis quelque temps j'ai l'impression que les séries tirent en longueur. Mini-séries ou saisons à tire-larigot, le nombre d'épisodes requis réclame-t-il les redites au fil des épisodes ? Si j'en ai laissé pas mal en route, certaines m'ont poussé à binger tard dans la nuit !
Les gouttes de Dieu est la plus récente à m'avoir captivé. Comme je déteste déflorer les films, j'évoquerai simplement le monde du vin remarquablement restitué. Suspense, rapports psychologiques, direction d'acteurs, tout est soigné, et une plongée pédagogique qui m'a donné envie d'ouvrir une bonne bouteille en plein milieu de la projection ! Cette mini-série américano-franco-japonaise en huit épisodes a été créée par Quoc Dang Tran, adaptée d'un manga culte de Tadashi Agi et Shu Okimoto. Les deux protagonistes sont remarquablement interprétés par Tomohisa Yamashita et la Française Fleur Geffrier, alors que c'était deux japonais dans la bédé. Gustave Kervern y est très bien comme le reste de la distribution. J'aime bien découvrir un monde que je connais mal et je suis certain de mieux apprécier mes prochains verres. Toute ma cave risque de passer au peigne fin ! Au delà de cette passionnante plongée œnologique, le sujet se prête à une réflexion sur l'éducation et l'apprentissage, et surtout sur la filiation et l'héritage. Comme on peut l'imaginer pour toutes les familles, ce n'est jamais simple...
Lors de ma dernière revue des séries, j'en étais resté au premier épisode de Rabbit Hole avec Kiefer Sutherland. La série, compliquée et pleine de coups de théâtre, tient la route, même si parfois je m'y perds. J'ai retrouvé le souffle de 24 heures chrono dans ce complot à tiroirs sur les chapeaux de roue. À suivre.
Keri Russell, que j'avais découverte dans l'excellent The Americans, tient à bout de bras The Diplomat, dans ce thriller politique où elle incarne l'ambassadrice américaine en Grande-Bretagne lors d'une crise internationale. À suivre.
Le scénariste Steven Knight, à qui l'on doit le formidable Peaky Blinders, mais aussi Dirty Pretty Things de Stephen Frears et Eastern Promises de David Cronenberg, a écrit SAS Rogue Heroes sur les exploits héroïques du British Army Special Air Service (SAS) pendant la Guerre du Désert au cours de la Seconde Guerre Mondiale, qui n'était pas encore régiment, mais une équipée de têtes brulées. Dans le genre, c'est très réussi.
La mini-série de science-fiction Abysses mérite qu'on aille jusqu'au bout, car le dernier épisode propose une résolution meilleure que ce à quoi on pourrait s'attendre. Dans les thrillers et les films à enquête la fin est rarement à la hauteur de l'énigme. Ce conte dystopique où la mer se rebelle face à la pollution et au réchauffement climatique est hélas prophétique. Il est dommage que les petites histoires intimes entre les protagonistes soient totalement ratées, inutiles, comme souvent dans les films catastrophe, car le reste se tient remarquablement bien, avec un très bon casting international où figurent Cécile de France, Leonie Benesch, Barbara Sukowa, Joshua Odjick, Takuya Kimura, etc.
J'ai été déçu par la dystopique Silo qui sent le déjà vu et répète les mêmes scènes à foison, la population cantonnée dans un bunker en sous-sol de 144 étages par une élite dont on ne connaît pas les intentions. Pas terminé I'm a virgo de Boots Riley dont j'avais adoré le long métrage Sorry To Bother You et dont le pitch est savoureux, mais ça n'avance pas après plusieurs épisodes... Sinon j'ai essayé The Resort, American Born Chinese, Funny Woman, George and Tammy, Elvira, Minx, The Big Door Prize, etc. sans tenir la distance, et préférant regarder des longs métrages moins chronophages...

mardi 13 juin 2023

Connection rock avec Ceramic Dog


Je ne sais pas si Connection, le cinquième du trio Ceramic Dog, est leur meilleur comme l'annonce leur service de communication, mais c'est certainement le plus rock, le plus punk, le plus en colère. Les paroles sont du guitariste Marc Ribot, la musique se compose à trois avec le bassiste Shahzad Ismaily et le batteur Ches Smith. Et ça dépote sèvère, les doigts dans la prise ! Le bagage free des trois compères est aussi important que leur pied dans la pop. L'éclectisme est un gage d'ouverture. Ribot, 68 ans, installé à New-York, a joué avec John Zorn, Tom Waits, Marianne Faithfull, Alain Bashung, Elvis Costello, The Lounge Lizards, Robert Plant & Alison Krauss, Caetano Veloso, Tricky, Madeleine Peyroux et beaucoup d'autres. Ses deux acolytes sont plus jeunes, mais le rock n'a pas d'âge, lorsque les musiciens ont autant d'énergie à revendre. Ismaily, d'origine pakistanaise, a également un pédigrée varié, Laurie Anderson et Lou Reed, Tom Waits, Zorn, Shelley Hirsch, David Krakauer, etc. Plus dans le milieu jazz, rien d'étonnant à retrouver Smith avec Mr. Bungle, Trevor Dunn, Fred Frith, Tim Berne ou Dave Holland. C'est un peu nul, mais je cite ceux ou celles que je connais ! Et Ceramic Dog est sans conteste un de mes groupes rock préférés. On ne risque pas de s'endormir. S'appuyant sur la puissante rythmique, la guitare électrique s'envole, larsène, distord, attaque. Elle rappelle les guitar heroes de la côte ouest des États-Unis, même si la rage est atlantique. Sur Swan et Heart Attack, le sax de James Brandon Lewis a des accents colemaniens. Rien de plus envoûtant et entraînant que le mariage du rock et du free jazz. Anthony Coleman scande un pastiche destroy de That's Entertainment à l'orgue Farfisa. Il y a d'autres invités (la chanteuse Syd Straw, Greg Lewis spécialiste de l'orgue Hammond, Oscar Noriega à la clarinette, le violoncelliste Peter Sachon), mais la guitare broie tout sur son passage, comme si elle était le témoin d'une sale histoire que l'activiste Marc Ribot vomit en chroniques acerbes. Le disque se clôt sur Crumbia, grosse fête latino qui efface les idées noires de rigueur.

→ Ceramic Dog, Connection, CD Yellow Bird, dist. L'Autre Distribution, sortie le 23 juin 2023

jeudi 8 juin 2023

Trente ans après, Bad Alchemy


Quelle idée ai-je eue de vouloir traduire le nouvel article de Rigobert Dittman de l'allemand ! C'est d'abord que je ne comprenais pas toujours le sens de ses phrases. J'y ai passé la soirée au lieu de me détendre devant Showing Up, le dernier film de Kelly Reichardt que j'avais prévu de regarder, comme je sortais du vernissage de l'exposition Ron Mueck à la Fondation Cartier : sculptrice et sculpteur sont dans un bateau, mais c'est Bibi qui tombe à l'eau. Donc Rigobert m'écrivait :

Cher JJB,
c'est Bad Alchemy = rbd = Rigo D. qui vous parle, de Würzburg, où vous avez joué avec Un D.M.I. il y a des années et des années.
J'ai perdu la trace de ta musique après "Operation Blow Up", mais j'ai gardé Un D.M.I. à l'esprit comme l'un des plus grands groupes français de tous les temps.
Votre nom est revenu sur le site Psych.KG de Matthias Horn, un bon contact du magazine Bad Alchemy.
Cela m'a ramené à votre musique, grâce à Bandcamp. Et cette corne d'abondance de musiques magnifiques m'a fait écrire ce petit article de 3 pages que je joins à la présente. Désolé, c'est en allemand.
Dommage que je ne puisse pas lire votre blog. Mais d'Albert Ayler à Tintin... - C'est bien l'esprit. Vous êtes un frère de cœur.
Alors c'est juste pour dire : Merci d'être JEAN-JACQUES BIRGÉ !!!!
Avec mes salutations et mes meilleures vibrations de ce bon vieux Würzburg.

Après cela, comment pouvais-je résister ? Donc voici, tant bien que mal, le texte de Rigobert Dittmann pour la revue Bad Alchemy...

Là je ne peux qu'aller à Canossa et reconnaître que je suis passé à côté de la musique. Que Bad Alchemy n'aurait jamais dû perdre de vue. Mais le temps est heureusement relatif, comme le dit Jean-Jacques Birgé (JJB), le magicien du synthé né en 1952, co-initiateur des ciné-concerts, blogueur →drame.org/blog← et surtout cofondateur en 1976 de →Un Drame Musical Instantané.

Il le démontre lui-même →jjbirge.bandcamp.com← avec "Le centenaire de Jean-Jacques Birgé (1952-2052)" (2018, GRRR 2030) avec une autobiographie musicale en dix 'décennies' : Il a mis dix ans à construire ce qui, du musette au rock psychédélique en passant par la leftfield electronica, est une avant-garde toujours surréaliste et un drame dramatique, avec les voix de sa fille Elsa, de Pascale Labbé et Birgitte Lyregaard, avec Michèle Buirette l’accordéoniste de Pied de Poule, son camarade d’Un D. M. I. Bernard Vitet à la trompette dans l’eau et au bugle, Vincent Segal à la basse, le violoncelliste Didier Petit, Nicolas Chedmail au cor, les guitaristes Hervé Legeay et Philippe Deschepper, les batteurs Cyril Atef et Éric Échampard, le tromboniste Yves Robert, et Amandine Casadamont aux platines dans ce qui est devenu un roaratorio, comme un sillon sans fin, qui répond à une berceuse élégante très Blanche-Neige pour les années 2010 technoboostées. Avec 'Les années 30' nous sommes seuls sous l'orage de fin d'été. Puis un chant du cygne avec des cordes, plouf, une cythare inanga avec Antonin-Tri Hoang pour 'Les années 40'. C'est à Sacha Gattino qu'il revient de conclure en toute zénitude le 'Tombeau de Birgé' en sifflant, pour compléter l’heure commencée par JJB avec une boîte à musique et une valse à trois temps, des sons de synthétiseur, des samples d'orchestre, du Thérémine et de la musique vocale très théâtrale, clôturant un arc-en-ciel extraordinaire qui ne faiblit pas.

"Chifoumi" (2018, numérique), Birgé joue des claviers, ciseaux, flûte, papier, erhu, appeaux, guimbarde, H3000, Lyra-8, trompette à anche, Tenori-on, comme 'Schnick-Schnack-Schnuck' avec Sylvain Lemêtre aux percussions & ciseaux et Sylvain Rifflet au sax ténor & Venova.

"Questions" (2019, numérique) est né de la même manière, multi-instrumentale, avec Élise Dabrowski à la contrebasse & voix et Mathias Lévy au violon, saxo alto & Venova : à partir des cartes conçues par Brian Eno et Peter Schmidt du jeu Oblique Strategies [https://en.wikipedia.org/wiki/Oblique_Strategies] comme fil conducteur, comme auparavant "Game Bling" (2014) avec Ève Risser et Joce Mienniel, le mallarméen "Un coup de dés jamais n'abolira le hasard" (2014) avec Médéric Collignon & Julien Desprez ou "Un coup... 2" (2015) avec Pascal Contet & Antonin-Tri Hoang ou "WD-40" (2019) avec Christelle Séry & Jonathan Pontier.

En trio avec Hasse Poulsen aux guitares et Wassim Halal au daf, bendir, darbouka & tara, il réalise "La révolte des carrés" (05/19, numérique), hommage à des héros révolutionnaires : Hô Chi Minh, Rosa Luxemburg, Malcolm X, Julian Assange, Maximilien Robespierre, Toussaint Louverture, Thomas Sankara (le président du Burkina Faso assassiné en 1987), Louise Michel, Angela Davis, Spartacus, Mahatma Gandhi, Geronimo.

Ou encore, Birgé révèle un trio éraillé en compagnie de Karsten Hochapfel aux violoncelle, guitare, cosmicbow & zheng et Jean-François Vrod au violon, kazoo, appeau, percussion & voix dans "Ball of Fire" (11/19, numérique). Dans le sympathique 'Cross the border, close the gap', il montre d’ailleurs son penchant pour Barbara Stanwyck dans la comédie musicale éponyme, et - à grâce à la belle pochette - pour Friedensreich Hundertwasser.

"Duck Soup" (12/19, numérique), le clash d'improvisation avec Nicholas Christenson à la contrebasse & babycello et Jean-Brice Godet aux clarinettes & cassettes, partage le titre avec un film des Marx Brothers et tire ses morceaux des livres de photos qu’il admire, "Asylum of the Birds" et "Le monde selon Roger Ballen".

Sur "Pique-nique au labo" (2020, GRRR 2031-32, 2xCD), Birgé se présente aux claviers, electronics, plunderphonics, ambiences etc. pour un best-of de 22 duos et trios, théâtraux et extravagants, avec 28 musiciens*, avec lesquels il a travaillé entre 2010 et 2019, le plus souvent au studio GRRR.

À noter que "Établissement d'un ciel d'alternance" (1996 avec M. Houellebecq), "Carton" (1997 avec B. Vitet), "Long Time No Sea" (2017 avec Lyregaard et Sacha Gattino sous le nom du trio El Strøm) et "Le centenaire" font partie des CD préférés de JJB, ses favoris personnels [interview avec "It's Psychedelic Baby Magazine", 21.3.22].

Outre "L'air de rien" et "To Be Or Net To Be" (05/21, numérique), à nouveau sous Oblique Strategies, rencontres avec Élise Caron aux voix, flûte, sifflement, synthé-jouet, piano & percussions et Fidel Fourneyron au trombone ou avec Gilles Coronado à la guitare et Basile Naudet au sax soprano & alto, "Fictions (complete)" (05/21, numérique) a donné naissance à un vinyle sur le label Ouch ! Records (2022) avec Lionel Martin au saxophone ténor en hommage à Jorge Luis Borges, disque dont Birgé est également fier.

Quinze jours plus tard, parfait accord avec François Corneloup au sax baryton et Philippe Deschepper à la guitare, sur "Exotica" (05/21, numérique), et si dans 'Side Story' ce n'est pas Bernstein, dans 'Full Metal Packet' ce n'est pas Kubrick, et si le titre de l’album n'évoque pas Atom Egoyan, j’avale une grenouille !

Dans "Only Once" (06/21, digital), solennellement encadré par 'Réincarnation' et 'R.I.P', il joue sur le grandiose 'Orphelins' (Orphée ou roulette ?), et sur la révolte ('Insurrection') avec Hélène Breschand à la harpe électrique & à la voix et Uriel Barthélémi à la batterie & synthé.

En 2022, on retrouve ce touche-à-tout sur le label... Psych.KG ! Avec 'Intervention d’une prière en miettes' pour guitare, koto & percussion sur "Fluxus +/-" (Psych.KG 571, 17cm) en tandem avec Kommissar Hjuler, ainsi que sur "-- +/-dru_M?flux" (Psych.KG 585, K7), sur "- FLUXUS +/-" aux côtés du percussionniste autrichien Gerhard Laber (Psych.KG 573, K7), le présentant avec le guitariste d'Un D.M.I. Francis Gorgé, avec sur l’autre face Mama Bär.

Sur "Scénographie" (06/22, numérique) il se délecte de l'harmonie de ses claviers, Cosmos, Enner, Lyra-8, ARP 2600, harmonica, guimbarde, percussion, jumelées avec les sons électroniques des Vital & Lyra-8, les effets et la caisse claire de Gwennaëlle Roulleau, sur des souvenirs de classiques du cinéma de Lumière, Méliès, Cocteau, Kurosawa, Bresson, Garrel.

La musique de Birgé, bien que largement improvisée, est hors des sentiers battus plinkplonkiens ou post-freejazz, c'est un jeu à part entière, surréaliste, imaginaire, cinématographique, évocateur et (mélo)dramatique. Dreamscape ou Sonic Fiction, j’avoue ne pas avoir trouvé de mots plus justes.

L'oblique-stratégique "Chou" (10/22, numérique) met en scène Birgé avec Sophie Agnel aux piano, piano-jouet, flûte, percussions & bric-à-brac ainsi que David Fenech aux guitares, bendir & sanza. Et si vous pensez que vous allez vous en sortir en quelque sensiblerie, la guitare électrique et la guitare acoustique s'entrechoquent. Birgé mélange cela avec ses incontournables claviers et synthétiseurs, avec ses shahi baaja, flûte, guimbarde, trompette à anche, voix & radio, pour que s’affirme son penchant pour le surréel, l’absurde, l’art brut et grotesque - qui est en même temps si 'typiquement français' - au sein de GRRR. Le Studio GRRR s'épanouit une fois de plus. Rien d'étonnant avec un esprit qui va de 'La répétition est une forme du changement' à 'Soyez extravagant'.

Quelle était la part de Birgé dans Un D.M.I. et quelle était la part d'Un D.M.I. dans Birgé ? Question futile ! La cellule orignielle de la formation légendaire se trouve dans sa rencontre avec Francis Gorgé en 1969 au Lycée Claude Bernard et dans le quatuor Epimanondas en tant que tête pensante acrobatique, ainsi nommé d'après un personnage de Boris Vian. Birgé avait passé trois mois aux États-Unis en 1968 et en avait ramené une cargaison de disques - Zappa et Mothers of Invention, les Silver Apples, Jefferson Airplane, Iron Butterfly... et la passion de la musique. Il avait vu Grateful Dead, Kaléidoscope et It's a Beautiful Day au Fillmore West, fait pousser des graines sur son balcon et une crinière jusqu'aux épaules.

JJB a tâté des bandes, de l'oscillateur, de l'orgue Farfisa Professional, de tout ce dont il pouvait tirer des sons, mais surtout du synthétiseur ARP 2600, pour un avenir commun. Ils ont ainsi posé la première pierre avec "Défense De" (1975, GRRR - GR 1001) avec Shiroc le batteur de Speed Limit, et sont ainsi apparus sur la liste culte de Nurse With Wound. En s’associant au trompettiste Bernard Vitet (1934-2013), une grande figure du free jazz avec François Tusques, Alan Silva et Sunny Murray, mais qui a aussi joué avec Barbara et Colette Magny, ils ont enregistré des disques, et avec "Trop d'adrénaline nuit" (avec la photo d’une scène marquante de "La vie est à nous" de Jean Renoir), Un D.M.I. était venu au monde. Avec leur mélange presque unique d'ArtRock, d’AvantJazz, de nouvelle musique, de théâtre musical, de pièces radiophoniques, d’opéra grotesque, on peut les comparer au théâtre musical de Heiner Goebbels. À partir de "Opération Blow Up" (1992) et le départ de Gorgé - c'est Gérard Siracusa qui joue des percussions sur "Crasse-Tignasse" (1993) ; il avait déjà joué un rôle important dans "Kind Lieder" (1991). Gorgé est cependant présent sur "Machiavel" (1998, GRRR 2023), l'adieu d'Un D.M.I. Pour "Machiavel Live" (2000) - Birgé et Vitet jouent avec Philippe Deschepper & Nem en tant que Machiavel Quartet et avec des invités.

Avec le décès de Vitet en 2013, une pierre tombale semblait être posée sur Un D.M.I., mais le 12.12.2014, JJB & Gorgé ont proposé à Hélène Sage, Antonin-Tri Hoang, Hélène Bass et Francisco Cossavella de se produire en concert @La Semaine du Bizarre à Montreuil en son honneur. Cette grande relecture du matériel d'Un D.M.I., cru et hautement complexe, se moque des tiroirs et fait exploser les cercueils. Et avec "Plumes et poils" (2022, GRRR 2034), Birgé & Gorgé célèbrent à nouveau leur amitié éternelle sous forme d'UN DRAME MUSICAL INSTANTANÉ. En compagnie de Dominique Meens, une vieille connaissance depuis 1976, dans un rôle proche de celui de Frank Royon Le Mée pour 'Le Poil et la Plume' (sur "L'Hallali") ou des acteurs Michael Lonsdale/Daniel Laloux/Richard Bohringer sur "Jeune Fille Qui Tombe...Tombe" et "Le K/Dino Buzzati". L'écrivain & poète de Saint-Omer a souvent utilisé la musique de Gorgé et, pour "Le pic" (1987) celle de Birgé. Ils sont accompagnés de bruits de la nature, d'une guitare, d'un sampler, d'un clavier et de JJB, dans une évocation pastorale, mais aussi avec un parfum plunderphonique. Dans des instantanés poétiques Meens fait apparaître des alouettes, des courlis, des hirondelles, y mêle un sanglier, y croasse lui-même, gris-gris d’automne, et finit même par lâcher un "Je ne sais pas" en allemand. Ich Weisse nicht ! Les sons glissent sur les mots comme des cours d'eau, l'aigle de Gustave Doré (inspiré par 'L'aigle et la chouette' de La Fontaine) mange la couvée hideuse et criarde de la chouette parce qu'il n'y reconnaît pas ses 'jolis' oisillons qu'il a promis d'épargner, et se permet de sourire sur la couverture. Alors voilà.

jeudi 18 mai 2023

Chez Borzage même la mort ne peut séparer les amoureux


À l'Idhec je n'avais jamais entendu parler de Frank Borzage avant de voir Strange Cargo. La présence de Joan Crawford que j'avais adorée dans Johnny Guitar, un de mes dix films préférés, ne suffisait pas à expliquer ma fascination pour la passion qui traverse l'œuvre où je sentais pourtant quelques relents mystiques auxquels j'étais habituellement allergique. J'utilisai même sa bande-son en février 1977 pendant l'enregistrement de He has been bitten by a snake, improvisation collective avec Un Drame Musical Instantané ! À chaque nouveau film de Borzage que je découvrirai je serai surpris par la force et l'originalité des émotions, et étonné que son œuvre soit si peu connue. La censure et les aléas de production ont dressé tant d'obstacles sur sa route.


La publication de ses films muets par Carlotta [confirma] mon sentiment. L'heure suprême (Seventh Heaven, 1927) me laisse sans voix ! L'amour fou salué par les surréalistes est partout présent. Ses mélodrames vont à l'inverse du renoncement chez Douglas Sirk qui s'en est pourtant largement inspiré tant dans le traitement dramatique que dans le soin porté à l'image. Les films de Borzage exaltent la passion entre deux êtres que rien ne peut séparer, ni la misère, ni la guerre, ni la mort. J'ignore pourquoi le noir et blanc, d'une beauté inimitable, me rappelle les illustrations d'antan, gravures de Gustave Doré ou peintures de Caspar David Friedrich. Seuls les films de F.W. Murnau me font cet effet. Le coffret DVD, Prix du Syndicat Français de la Critique de Cinéma, rassemble trois autres chefs d'œuvre jusqu'ici inaccessibles, L'ange de la rue (Street Angel, 1928), L'isolé (Lucky Star) et ce qui reste de La femme au corbeau (The River, 1929), complété par une foule de suppléments, entretiens avec Hervé Dumont, biographe de Borzage qui a supervisé l'ensemble, courts-métrages de la série Screen Directors Playhouse, entretien radiophonique avec le réalisateur, livret de 72 pages, etc. La frêle Janet Gaynor et l'indestructible Charles Farrell sont les héros des trois premiers, l'érotique Mary Duncan incarnant l'héroïne du quatrième.


Après ses démêlés salariaux avec la Fox, on retrouve Janet Gaynor aux côtés de Farrell dans la première version parlante de Liliom (1930), antérieure de quatre ans à celle de Fritz Lang. L'ascétisme des décors stylisés fait paraître naturelle l'intrusion de l'au-delà, images hallucinantes d'un train, très borzagien, entrant dans l'image comme une attraction foraine qui serait sortie des rails. L'amour, toujours, vaincra la bêtise et la mort.

N.B.: les séquences YouTube sont très loin de la qualité exceptionnelle des remasterisations éditées par Carlotta à l'époque de cet article du 28 février 2011.

Et deux chefs d'œuvre de Murnau


Carlotta [avait] aussi édité L'aurore et City Girl de F.W. Murnau, toujours sublimement remasterisés et rassemblés en un coffret rempli de suppléments formidables dont la version tchèque, dite européenne, du chef d'œuvre absolu que représente L'aurore, malgré son insuccès à sa sortie (avec Janet Gaynor !), en plus de la version américaine dite movietone. City Girl, avec les deux acteurs principaux de La femme au corbeau, est le dernier film de Murnau avant Tabou et son accident mortel. Le réalisateur montre déjà son inclinaison pour le naturalisme magique et son rejet d'Hollywood, même s'il réussit un généreux portrait de l'Amérique des grands espaces. Beaucoup plus cruel, direct et essentiel, Murnau peint pourtant au scalpel quand Borzage dessine au fusain.
Le muet ne doit pas rebuter les jeunes cinéphiles. Le noir et blanc y est symphonique, l'action universelle, la force poétique inégalée. Autant que possible, j'essaie d'évoquer dans cette colonne des films rares ou méconnus, abusivement réputés difficiles ou simplement redécouverts grâce au travail des éditeurs DVD. Comme tout chef d'œuvre, leur modernité est inaltérable parce qu'ils bravent le temps.

lundi 20 mars 2023

Le Kronos décrit un arc-en-ciel en Asie Centrale


Pour la septième fois en trois jours [j'écoutais] le nouveau CD du Kronos Quartet enregistré en compagnie de musiciens afghans et azéris. L'album financé par The Aga Khan Music Initiative in Central Asia est accompagné d'un DVD, sorte de making of et de catalogue pour la collection Music in Central Asia réunissant huit autres références qui me font envie. Rainbow, un de leurs meilleurs depuis longtemps, propose une pièce d'une demi-heure du compositeur Homayun Sakhi et cinq mélodies d'Azerbaïdjan arrangées par Alim Qasimov. La première est censée réfléchir la multitude de communautés afghanes avec les parties du Kronos arrangées par un habitué du quatuor, Stephen Prutsman, et la participation du compositeur lui-même au rubab, luth aux cordes sympathiques, Salar Nader au tabla, Abbos Kosimov au doyra et qayraq, d'autres percussions. Les morceaux suivants sont arrangés pour le Kronos par Jacob Garchik avec l'ensemble de Qasimov qui chante avec sa compagne Fargana Qasimova, accompagnés de Rafael Asgarov au balaban, une sorte de hautbois, Rauf Islamov au kamancha et Ali Asgar Mammadov au tar, deux instruments à cordes, Vugar Sharifzadeh au naghara, un tambour. Tous ces instruments sont présentés en images, textes et extraits sonores sur le DVD et sur le livret de 44 pages.
Pour ces deux rencontres les arrangeurs ont dû trouver un moyen de figer les improvisations des Azéris et d'interpréter les enregistrements de l'Afghan pour que le Kronos puisse s'y fondre. Les musiciens traditionnels se mêlent merveilleusement aux partitions écrites du quatuor américain parfois tenté par un jeu plus ouvert. Le résultat, d'une incroyable unité, nous entraîne dans des contrées que l'on souhaiterait libérées de la colonisation déguisée des profiteurs belliqueux [ou de l'absurdité des mâles qui ont accaparé le pouvoir]. Le changement de repères nous fait chavirer, un peu comme hier matin lorsque je montrais à Sonia le film Les saisons de Pelechian avec les hommes dévalant les pentes entraînés par les immenses meules qu'ils tirent derrière eux ou faisant traverser leurs moutons à gué et à cheval au milieu des flots bouillonnants. À l'art du montage cinématographique de l'Arménien, j'oppose la fluidité et l'évidence de la musique, deux formes d'art que je tente de réunir dans mon propre travail. En me fixant des modèles inaccessibles, je peux me laisser inspirer sans risquer de les suivre !
Sur le site de l'éditeur Smithsonian Folkways, on peut avoir un avant-goût de chacun des neuf double albums en regardant gratuitement les making of mis en ligne. Tandis que je rédige ces notes, je ne peux m'empêcher de commander ceux d'Homayu Sakhi, des Qasimov et les rencontres sur les traces de Babur, trois volumes de la collection. Ces musiques m'insufflent une énergie hors du commun telle que les musiques traditionnelles savent transmettre, du jazz le plus hirsute au tango intello de Piazzolla, des tambours africains aux rythmes tziganes des parias reconduits à la frontière par une bande de bandits incultes.
Si vous préférez le Kronos Quartet et que vous voulez les soutenir ou vous faire un petit plaisir, sur la page Give de leur site vous [pouviez] vous faire une idée de ce qu'il vous en [aurait coûté], donations pures ou jusqu'à 149$ des enregistrements inédits, jusqu'à 499$ un CD avec autographe, 2499$ assister à un concert privé, 4999$ une répétition, 9999$ un dîner, 24999$ David Harrington en DJ chez vous, 49999$ avec concert du quatuor... C'est donné ? [Les prix ont probablement augmenté depuis cet article 31 août 2010] ? Je traduis peut-être mal le Give du titre de leur page...

jeudi 9 mars 2023

Les uchronies de Jaco van Dormael


Neuf ans après cet article du 17 août 2010, j'avais découvert Cold Blood à La Scala à Paris, un spectacle illusionniste où le cinéma se jouait en temps réel, signé Jaco Van Dormael et Michèle Anne De Mey... On y retrouve ses interrogations sur la mort, et donc la vie, qui m'avaient impressionné à la projection de Toto le héros... En 2015 était sorti Le Tout Nouveau Testament qu'il avait aussi réalisé...



Seconde chance pour Mr Nobody, un film quantique

Après Toto le héros (1991) et Le huitième jour (1996), le cinéaste belge Jaco Van Dormael [avait] attendu treize ans avant de réaliser son troisième long-métrage. Alors que le Festival de Cannes sélectionne quantité de navets, Mr Nobody (2009) a été refusé en sélection, mettant en danger sa sortie en salles, repoussée de plusieurs mois pour sortir discrètement en janvier 2010. Le scénario, fruit d'un travail quotidien pendant six ou sept ans, a dû être repris à la demande des distributeurs. Comme jadis Dans la peau de John Malkovich, l'édition DVD (Fox Pathé Europa) lui permettra peut-être de devenir un film culte au fur et à mesure des années. Car Mr Nobody échappe à la logique du cinéma de papa et fiston réunis, celui que nous infligent tant l'entertainment américain à destination des adolescents du monde entier formatés sur leur modèle et les balourdises hexagonales dont les ficelles ressemblent à des cordes à nœuds. Ce n'est pas non plus le cinématographe de grand-papa, même si l'invention plastique n'a rien à envier au temps du muet, car Mr Nobody est une autre manière de voir un film, si personnelle qu'elle n'augure pas même le cinéma de l'avenir. On peut éventuellement le rapprocher de l'excellent Eternal Sunshine of the Spotless Mind de Michel Gondry ou de l'épouvantable L'étrange histoire de Benjamin Button de David Fincher, en termes de préoccupations scénaristiques.


Impossible à raconter sans gâcher le plaisir du futur spectateur, Mr Nobody, 2h17 avec des comédiens anglophones, est un film d'anticipation, de construction complexe, basé sur les principes d'incertitude et les théories de Schrödinger, ce qui fit dire à des jeunes spectateurs qu'il s'agissait d'un film quantique ! Puisqu'il faut une explication à tout, la psychanalyse viendra au secours de la science pour justifier des univers parallèles que composent nos possibles "tant qu'on n'a pas choisi". Les images, les effets spéciaux, les décors sont à la hauteur de cet ambitieux projet qu'ils servent avec intelligence. Le recours à de nombreuses citations musicales sont justifiées par le propos et Jared Leto est formidable dans son rôle à transformations. J'en ai déjà trop dit, il vaut mieux vous souhaiter le plaisir de la découverte...

jeudi 23 février 2023

Nurse With Wound


La musique du groupe anglais Nurse With Wound est souvent occultée par l'importance de la Nurse With Wound List considérée comme la Bible de l'Underground. Les trois liens hypertexte qui précèdent rappellent la nature de cette liste établie par les membres originaux du groupe, soit Steven Stapleton, John Fothergill et Heman Pathak, énumérant les cent disques qui les ont influencés. Ils la publièrent en 1979 sur leur premier 33 tours, Chance Meeting on a Dissecting Table of a Sewing Machine and an Umbrella et elle fut maintes fois reproduite. Sa présence dans la liste valut à mon premier disque, Défense de de Birgé Gorgé Shiroc, de devenir culte, créant des sympathies, au début pour moi incompréhensibles, avec Thurston Moore de Sonic Youth ou Trent Reznor de Nine Inch Nails, fans de la liste en question ! Thurston a d'ailleurs composé un remix du Drame que nous devrions publier sur un 17 cm lorsque nous aurons enregistré l'autre face.
En 1984 Steven Stapleton demanda ainsi à Un Drame Musical Instantané de participer à l'album collectif In Fractured Silence, réédité prochainement par le label du Souffle Continu agrémenté d'un texte de Stapleton ressuscitant sa genèse. Avec Francis Gorgé (guitare, synthétiseur, percussion, flûte) et Bernard Vitet (piano Bösendorfer Imperial, percussion) nous envoyâmes ainsi Tunnel sous la Manche (Under the Channel), une très belle pièce où je joue du synthé, de la flûte, de la trompette et où je détourne un extrait de circonstance d'un film de Jacques Becker. Nous suggérâmes aussi d'inviter Hélène Sage qui se fendit d'un admirable Frissons dans la cochlée.
Renouant allègrement avec Steven Stapleton après une quarantaine d'années de silence réciproque, nous nous sommes mutuellement envoyé quelques CD. Steven Stapleton s'est entouré de musiciens différents selon les époques. Lui-même est polyinstrumentiste et change souvent son fusil d'épaule, pratiquant l'électroacoustique, la batterie, le violoncelle, la guitare, le piano, les percussions et toutes sortes d'objets non identifiés.
En 1986, sur Spinal Insana sont notés David Jackman (du groupe Organum) au banjo, Robert Haigh à la guitare électrique, Chris Wallis à la guitare sèche. Ce disque rappelle que Nurse With Wound fut un précurseur de la musique industrielle, de drone aussi, sans sombrer dans les clichés du genre. Clusters, nappes, rags et engrenages construisent une sorte de rituel de la nouvelle ère. Ça zappe, glougloute, crisse et décape joyeusement, même dans la dark ambient.
Dix ans plus tard, le double Who Can I Turn To Stereo est encore plus expérimental. Stapleton joue de ses boucles obsessionnelles tandis que les voix introduisent d'étranges narrations. Le second disque, plus calme et planant, rassemble des débris du premier. Stapleton et Colin Potter invitent une dizaine d'invités à ces agapes sonores rappelant parfois le krautrock d'Amon Düül ou Can. Mais c'est évidemment autre chose, car l'infirmière fut savamment blessée.
Voyage dans une terre inconnue, suspendu à des fils invisibles, traversé de parasites et de rythmes sarcastiques, l'autre double, The Surveillance Lounge, contient l'original de 2009 et un alternate mix, drone excité où l'on retrouve la sirène grave d'un navire imaginaire, des voix éthérées et des accidents de parcours réfutant l'axiome du titre. En fait ça se calme une fois posé. Stapleton fait là équipe avec Andrew Liles et David Tibet (de Current 93). Les inscriptions sur la pochette, collages surréalistes réalisés comme les autres par Stapleton sous le pseudonyme de Babs Santini, sont transparentes. Il faut incliner l'objet pour les lire. Un peu comme la musique !
Associé seulement à Liles, même si apparaissent Ian Hinton à la guitare, Rick Tomlinson au cor et Matt Waldron aux grooves atmosphériques, Stapleton enregistre Chromanatron en 2013, sous-titré A Hallucination On The Music Of Sand. L'introduction tellurique se transforme rythmiquement, s'apparentant à de la noise, ce qui n'a rien d'étonnant pour Nurse With Wound, et la suite montre que tous ces disques sont d'essence rock, comme on pouvait s'en douter, ce qui s'écoute à fort volume.
J'ai donc pris un très grand plaisir à découvrir ces quatre albums de musique qui sonnera bizarre aux oreilles non averties, transporté vers des territoires dont la carte ne précise ni le lieu ni l'époque, les explorateurs traçant leur chemin comme ils peuvent, s'appuyant sur des réminiscences qui n'ont probablement jamais existé.

vendredi 13 janvier 2023

Terry Riley & Bang on a Can All‑Stars, Autodreamographical Tales


J'ai pris l'habitude de ne négliger aucun album de Cantaloupe Music, le label du groupe Bang on a Can. Les compositeurs et compositrices qui tournent autour du noyau central, Michael Gordon, Julia Wolfe et David Lang, sont particulièrement inventifs. Que ce soient avec les vétérans John Cage, Conlon Nancarrow, Terry Riley, Steve Reich, Philip Glass, les groupes Sō Percussion, Kronos String Quartet, Alarm Will Sound, Icebreaker, Matmos, ou Meredith Monk, Glenn Kotche, Kaki King, Lukas Ligeti, Iva Bittová, Glenn Branca, Brian Eno, Gavin Bryars, Laurie Anderson, Arnold Dreyblatt, Aphex Twin, Bryce Dessner, Squarepusher, Kevin Volans, Fennesz, Christian Marclay, John Adams, René Lussier, Bill Morrison, Bill Frisell, pour n'en citer que quelques uns, le label Cantaloupe recèle des trésors relativement méconnus de ce côté de l'Atlantique. Ce sont évidemment essentiellement des représentants de la musique américaine, souvent issus du courant minimaliste, encore qu'il y ait parmi eux quelques maximalistes. Le soft power est toujours bien vivace.
Cette prolixité me contrarie, car en tant que compositeur j'ai la manie d'espérer "faire ce qui ne se fait pas puisque ce qui est fait n'est plus à faire". Je pense que je crée essentiellement ce dont je rêve et que je ne trouve nulle part. C'est loin d'être évident et il m'arrive de passer des mois, voire des années, sec comme un coup de trique. Heureusement l'idée finit par arriver, à un moment où je m'y attends le moins. Mais comme j'écoute énormément de choses bizarres dans tous les genres musicaux, je suis de plus en plus souvent confronté à des idées que j'aurais pu avoir et qu'un ou une autre a déjà produites à ma grande satisfaction. Cette bande de New Yorkais n'arrange donc pas mes affaires, même si elle me comble en tant qu'auditeur.
Je viens ainsi d'enchaîner Barthymetry de Matt McBane, Mosaïques et Ritournelles de Florent Ghys, Oxygen de Julia Wolfe pour un ensemble de flûtes, mais aujourd'hui je me contenterai d'indiquer Autodreamographical Tales, un album étonnant de Terry Riley avec le Bang on a Can All‑Stars, sorte d'opéra pop sous la forme d'un journal onirique où le compositeur commente et chante. Il passe allègrement du blues au rock, du free jazz à des formes plus classiques. La chose est vivifiante, drôle et émouvante. La première moitié a été arrangée par Gyan Riley, le fiston, la seconde par son père. À la fin des années 60, j'ai usé Poppy Nogood and the Phantom Band / A Rainbow in Curved Air jusqu'à la corde, comme Church of Anthrax avec John Cale sous la pochette d'Andy Warhol, et Persian Surgery Dervishes sur le label Shandar. Plus tard j'ai accumulé les versions de In C et tous les enregistrements du Kronos Quartet, formation à laquelle Terry Riley a consacré la majorité de son travail ces quarante dernières années.
Ce nouvel album sonne comme le commentaire de la vie rêvée du compositeur. Le Bang on a Can All Stars rassemble ici Ken Thomson (clarinettes), Vicky Chow (piano, claviers), Mark Stewart (guitare), Ashley Bathgate (violoncelle), Robert Black (basse), David Cossin (batterie, percussion, enregistrement, mixage) avec Terry Riley qui joue aussi du piano et des claviers. Il n'y a pas de sous-titres dans les disques, mais le public européen avale les paroles en anglais sans que cela le dérange, la plupart du temps sans comprendre, ou bien seulement des bribes. Quel que soit notre niveau, il reste la musique des phonèmes qui fait rêver les somnambules que nous sommes.

→ Terry Riley & Bang on a Can All‑Stars, Autodreamographical Tales, 2 LP ou en numérique comme Bandcamp

mardi 13 décembre 2022

Circonflexe


Il fait froid. Tout le monde le sait par ici. Je brûle quelques bûches dans l'âtre. Trois accents circonflexes dans une phrase indépendante. Étonnant pour un diacritique exprimant une suppression. Sur un autre plan on en rajoute tout en haut. Les couvreurs vont insérer de la laine de verre entre les tuiles et le placo. Le toit aussi est circonflexe. J'y grimpe rarement, mais c'est toujours magnifique et surprenant de regarder le quartier sous un nouvel angle. Le 14 juillet nous nous asseyons sur les tuiles faîtières lorsque tombe la nuit. Sur le toit on trouve souvent des coquilles de noix ou des os que les corneilles ont lâché pour les briser et s'en repaître. Il fait froid. C'est rassurant en cette saison.
J'avais une autre idée en commençant cet article, mais je l'ai perdue en route. Peut-être pensais-je évoquer les films que j'ai regardés calfeutré ? Desquels me souviendrai-je ? She said de Maria Schrader est de facture plus classique que ses précédents, façon enquête journalistique d'inquisition à l'américaine, mais le sujet est d'actualité, l'affaire Weinstein ayant généré toute la vague MeToo & Co; il y aura un avant et un après. Les Nuits de Mashhad (Holy Spider), excellent thriller sur le machisme, aurait-il pu être réalisé si Ali Abbasi avait été iranien au lieu de danois d'origine iranienne ? La nuit du 12 de Dominik Moll est un bon polar français qui annonce la couleur en intro, énigme non résolue, c'est triste. Amsterdam est un film loufoque de David O. Russell avec des comédiens qui ont dû bien s'amuser, j'aime bien les films loufoques, mais ce n'est pas du niveau des Rois du désert ou de Happiness Therapy du même réalisateur. Armaggedon Time de James Gray est très fin, comme d'habitude. Ce n'est pas le cas de As Bestas de Rodrigo Sorogoyen, insupportable, trop de violence imbécile et de racisme ordinaire même si c'est le sujet. Ce ne sont pas des critiques, juste un pense-bête. J'ai trouvé intéressant Moonage Daydream sur David Bowie, bonne utilisation du 5.1. Par contre Tár de Tood Field est caricatural de l'autorité abusive d'une cheffe d'orchestre. J'en ai vu beaucoup d'autres. Trop. J'en oublie beaucoup. Circonflexe et circonspect. Il faisait trop froid pour que je grimpe plus haut photographier les deux pentes !
C'était peut-être une autre idée. Je ne me souviens plus de rien. Semaine rock déglingué. Essais techniques avec ma nouvelle pédale d'effets Eventide, la H90. Week-end grand-père de garde. Musique de film à enregistrer aujourd'hui mardi. L'emploi du temps pourrait ressembler à une période de fêtes dès demain. Sauf qu'en fin de journée je découvre, un, qu'Eliott ou son père m'ont refilé leur crève, deux, que la chaudière est tombée en panne ! J'ai beau anticiper, préparer, rêver, rien ne se passe jamais comme prévu. Cela fait partie du jeu. Trouver des solutions à des problèmes qui n'en sont pas. Qui n'en sont plus. Forcément. L'un après l'autre. Ou bien tous en même temps. La liste des choses à faire est un puits sans fond. C'est vivre, et rêver.
Et me voilà à rajouter un nouvel addendum au moment de publier. Le dépanneur est resté de 21h30 à minuit. Conscience professionnelle. Cela remonte la moral de rencontrer des personnes qui aiment se sentir utiles, comme dans la chanson écrite par Roda-Gil que j'ai fait écouter à Stéphane cet après-midi-même...

lundi 5 décembre 2022

Vous aurais-je oublié ?


Sur le site du Drame le lien est discret, mais tout en bas de la page d'accueil il faut tomber sur les Crédits pour découvrir mes remerciements à toutes celles et tous ceux que j'ai accompagnés ou qui m'ont accompagné d'une manière ou d'une autre. Comme ma mémoire fait défaut, j'ai constitué cette liste au fur et à mesure depuis 1995, création du premier site, et 2010 lorsque Jacques Perconte m'aida à sa refonte. Hélas parfois le nom de certains ou certaines ne me dit plus rien et je dois faire des recherches compliquées pour raviver ma mémoire. L'important c'est qu'il ou elle soit là, y compris celles et ceux qui nous ont quittés et qui nous manquent souvent cruellement. Musiciens, cinéastes, plasticiens, comédiens, chorégraphes, écrivains, ingénieurs du son, techniciens, journalistes, illustrateurs, maquettistes, producteurs, organisateurs de spectacles, développeurs, scénographes, gens de radio ou de télévision, commissaires d'exposition, disquaires, photographes, assistants, je ne serais pas là sans elles et sans eux.

J'ai ainsi tenu à remercier Homeira Abrishami, Françoise Achard, Sophie Agnel, Paula Aisemberg, Lucien Alfonso, Pedro Almodóvar, Anne Amiand, Richard Arame, Steve Argüelles, Feodor Atkine, José Artur, Cyril Atef, Étienne Auger, Serge Autogue, Gérard Azoulay, Mourchid Baco, Mama Baer, Bradford Bailey, Balanescu String Quartet, Anilore Banon, Patrick Barbéris, Raùl Barboza, Luc Barnier, Patrice Barrat, Bruno Barré, Igor Barrère, Franpi Barriaux, Uriel Barthélémi, Hélène Bass, Blick Bassy, Michal Bathory, Nathalie Baudoin, Ruedi Baur, Michael Bazini, Sidney Bechet, Claudette Belliard, Dominique Belloir, Patrick Bensard, Samuel Ber, Antoine Berjeaut, Sophie Bernado, Sébastien Bernard, Maryse Bernatet, Jacques Berrocal, Michel Berto, Jacques Bidou, Christian Billette, Elsa Birgé, Geneviève et Jean Birgé, Jane Birkin, Charles Bitsch, Ludovic Blanchard, Daphna Blancherie, Emmanuelle Blanchet, Nico Bogaerts, Richard Bohringer, Marc Boisseau, François Bon, Antoine Bonfanti, Raymond Boni, Marianne Bonneau, Stéphane Bonnet, Marc Borgers, Irina Botea, Elisabeth Boudjema, Noémie Breen, Hélène Breschand, Dee Dee Bridgewater, Alex Broutard, Jean Bruller dit Vercors, Étienne Brunet, Menica Brunet-Fabulet, Jean-Yves Bouchicot, Jean-Louis Bucchi, Nicolas Buquet, Bumcello, Noël Burch, Christine Buri-Herscher, Michèle Buirette, Fara C, Geneviève Cabannes, Dominique Cabréra, Patrice Caillet, Philippe Caloni, Lulla Card, Phillipe Carles, Carolyn Carlson, Rafael Carlucci, Élise Caron, Kent Carter, Amandine Casadamont, Gwen Catalá, Stéphane Cattaneo, François Cavanna, Marc Cemin, Evan Chandlee, Dorothéee Charles, Denis Charolles, Christophe Charpenel, Jean-Louis Chautemps, Lulu Chedmail, Nicolas Chedmail, Nicholas Christenson, Mino Cinelu, Mikaël Cixous, Eric Clapton, Valentin Clastrier, Nicolas Clauss, Bass Clef, Annabel Clin, Alain Cluzeau, Gilles Cohen, David Coignard, Denis Colin, Médéric Collignon, Isabelle Collin, Hélène Collon, Henry Colomer, Pascal Contet, Controlled Bleeding, François Corneloup, Aude de Cornoulier, Gilles Coronado, Francisco Cossavella, Lol Coxhill, Valérie Crinière, Sonia Cruchon, Francisco Cruz, Pablo Cueco, Élise Dabrowski, Marwan Danoun, Philippe Danton, Louis Daquin, Corine Dardé, Isabelle Davy, Jon Dean, Françoise Degeorges, Olivier Degorce, Thierry Dehesdin, Benoît Delbecq, Marie-Reine Delpech, Éric Delva, Jacques Denis, Antoine Denize, Jean-Claude Deretout, Régis Deruelle, Xavier Desandre-Navarre, Philippe Deschepper, Pierre Desgraupes, Daniel Deshays, Agnès Desnos, Julien Desprez, Marie-Jésus Diaz, Dana Diminescu, Bernard-Pierre Donnadieu, Jimmy Doody, Yves Dormoy, Brigitte Dornès, Pierre-Étienne Dornès-Thiébaut, Iann Douarinou, Nicolas Dourlhès, Tom Drahos, Benoît Drouillat, Claudine Ducaté, Bernard Ducayron, Alain Durel, Frédéric Durieu, Pierre Durr, André Dussollier, Serge Duval, Antoine Duvernet, Éric Échampard, Linda Edsjö, Xavier Ehretsmann, Julien Eil, Youssef el Idrissi, Samy El Zobo, Ella & Pitr, Alix Ewandé, Pere Fages, Valéry Faidherbe, Fantazio, Pierre Favre, David Fenech, Roger Ferlet, Luc Ferrari, Jean Ferry, Véronique Fèvre, Jean-André Fieschi, Fillion-Guttin, Jean-Luc Fillon, Dominique Fonfrède, Brigitte Fontaine, Isabelle Fougère, Fidel Fourneyron, Régis Franc, Daniela Franco, Mathias Frank, André Franquin, Stéphane Frattini, Alan Freeman, Peter Gabor, Françoise Gagneux, Jalal Gajo, Vyacheslav Ganelin, Christophe Gans, Maurice Garrel, Olivier Gasnier, Sacha Gattino, mc gayffier, Lucas de Geyter, Raphaëlle Giaretto, Jean-Pierre Gillard, Bruno Girard, Gabriel Glissant, Vinko Globokar, Fred Goaty, Michel Godard, Corinne Godeau, Jean-Brice Godet, Alba Gomez-Ramirez, Zeev Gourarier, Alain Grange, Geoffrey Grangé, Jean-Loup Graton, Alexandra Grimal, Antoine Guerrero, Louis Hagen-William, Wassim Halal, Franck Hammoutène, Richard Hamon, Yoshihiro Hanno, Alain-René Hardy, George Harrison, Richard Hayon, Tincuta Heinzel, Annick Hémery, Jean-Jacques Henry, Werner Herzog, Kommissar Hjuler, Anh-Van Hoang, Antonin-Tri Hoang, Karsten Hochapfel, James et Liliane Hodges, Veronica Holguin, Hugh Hopper, Horace, Michel Houellebecq, Éric Houzelot, Régis Huby, Emmanuelle Huret, Tina Hurtis, Tony Hymas, Jean-Jacques Imerglik, Naïssam Jalal, Théo Jarrier, Werner Jeker, David Jisse, Eltron John, Jef Lee Johnson, Oliver Johnson, Matthieu Jouan, Patrick Joubert, Lors Jouin, Igor Juget, Wolf Ka, Hermine Karagheuz, Sylvain Kassap, Dill Katz, Ademir Kenovic, Nikoleta Kerinska, Klee, Olivier Koechlin, Jürgen Königer, Philippe Kotlarsky, Ivan Kozelka, György Kurtag Jr, Hélène Labarrière, Philippe Labat, Pascale Labbé, Hervé Lachize, Philip de La Croix, Alain Lacombe, Étienne Lalou, Daniel Laloux, Nathalie Lance, Jean-Pierre Laplanche, Mireille Larroche, Michèle Larue, Fanny Lasfargues, Pierre Lavoie, Daunik Lazro, Ronan Le Bars, Youenn Le Berre, Nicolas Le Du, Arnaud Le Gouëfflec, Anne-Sarah Le Meur, Le Tone, Joëlle Léandre, Pascal Lebègue, Madeleine Leclair, Jocelyne Leclercq, Irène Lecoq, Patrick Lefebvre, Murielle Lefèvre, Hervé Legeay, Pascal Légitimus, Philippe Legris, André Lejarre, Sylvain Lemêtre, Paul Lemos, Jean-Pierre Lentin, Corinne Léonet, William Leroux, Bruno Letort, Michel Levasseur, Mathias Lévy, Pierre Oscar Lévy, Marc Lichtig, Karl Lieppegaus, Éric Longuet, Michael Lonsdale, Bernard Loupias, Serge Loupien, Bernard Lubat, René Lussier, Birgitte Lyregaard, Jean-Pierre Mabille, Ahmed Madani, Jean-Marie Maddeddu, Colette Magny, Martin Maillardet, Sabine Maisonneuve, Kristine Malden, Didier Malherbe, Bernard Mallaterre, Frank Mallet, Sous-commandant Marcos, Christian Marin, Francis Marmande, Alexandre Martin, Arlette Martin, Jean-Hubert Martin, Lionel Martin, Jacques Marugg, Cesare Massarenti, Massimo Mattioli, Gary May, Dominique Meens, Mephisto, Annick Mevel, Olivier Mevel, Youval Micenmacher, Jocelyn Mienniel, Claire and Étienne Mineur, Jouk Minor, Valérie Moënne, Benoit Moerlen, Bernard Mollerat, Jacques Monory, Anne Montaron, Agnès and Philippe Monteillet, Alain Monvoisin, Nicolas Moog, Thurston Moore, Maxime Morel, Mathilde Morières, Pierre Morize, Ken Morris, Talia Mouracadé, Manolis Mourtzakis, Dolf Mulder, Michel Musseau, Judit Naranjo Rib, Basile Naudet, Laure Nbataï, Dj Nem, Louis-Julien Nicolaou, Lé Quan Ninh, Laura Ngo Minh Hong, Natacha Nisic, Stéphane Ollivier, Hugues Ometaxalia, Aki Onda, Nicolas Oppenot, Christian Orsini, Ben Osborne, Yuko Oshima, Jean-Éric Ougier, Kvèta Pacovská, Csaba Palotaï, Gérard Pangon, Guy Pannequin, Vilma Parado Dejoras, Jean-François Pauvros, Jacques Peillon, Hervé Péjaudier, Yves Pénaud, Jacques Perconte, Didier Périer, Edward Perraud, Didier Petit, Patrice Petitdidier, Claude Piéplu, Guy Piérauld, Max Pinson, Philippe Pochan, Laurent Poitrenaud, Michel Polizzi, Jean-Louis Pommier, Olivier Poncer, Jonathan Pontier, Daphné Postacioglu, Michel Potage, Hasse Poulsen, Anna Prangenberg, Xavier Prévost, Yves Prin, Maÿlis Puyfaucher, Sophie de Quatrebarbes, Jean Querlier, Joseph Racaille, Sylvain Ravasse, Jacques Rebotier, Luis Rego, François Reichenbach, Dominique Répécaud, Nathalie Richard, André Ricros, Michael Riessler, Sylvain Rifflet, Marie-Noëlle Rio, Bruno Riou-Maillard, Eve Risser, Annick Rivoire, Philippe Robert, Yves Robert, Walter Robotka, Jean Rochard, Gilles Rollet, Jean Rollin, Françoise Romand, Aldo Romano, Gwennaëlle Roulleau, Xavier Roux a.k.a Ravi Shardja, Jacques Rouxel, Guillaume Roy, Frank Royon Le Mée, Marie-Noëlle Sabatelli, Farhad S., Hélène Sage, Makiko Sakurai, John Sanborn, Raoul Sangla, Adriana Santini, Benjamin Sanz, Sapho, Raymond Sarti, Sylka Sauvion, Tuff Sherm, Antoine Schmitt, Bruno Schnebelin, Jean-Nicolas Schoeser, Louis Sclavis, Laura Seaton, Miroslav Sebestik, Vincent Segal, Boris Séméniako, Michel Séméniako, Pierre Senges, Christelle Séry, Romina Shama, Archie Shepp, Shiroc, Abdulah Sidran, Didier Silhol, Jean-Pierre Simard, Gérard Siracusa, Yassine Slami, Madeleine Sola, Marie-Christine Soma, Silvio Soave, Aldo Sperber, Alan Spira, Monika Stachowski, Steve Stapleton, Frédéric Stignani, Laurent Stoutzer, Fabiana Striffler, Frédéric Tachou, Christian Taillemite, Cécile Tamalet, Tamia, Henri Texier, Claude Thiébaut, Benoît Thiebergien, Michel Thion, Jean Tholance, Florian Tirot, Toffe, Benoît Tonnerre, Topper, Gérard Touren, Michel Tournier, Luigee Trademarq, Bernard Treton, Claudia Triozzi, Élisa Trocmé, François Tusques, Richard Ugolini, Valentina Vallerga, Serge Valletti, Monique Veaute, Brigitte Vée, Jorge Velez, André Velter, David Venitucci, Daniel Verdier, Éric Vernhes, Isabelle Veyrier, Magali Viallefond, Antoine Viard, Martine Viard, Lucinda Vieira Monteiro, Franck Vigroux, Edgar Vincensini, Boris de Vinogradov, Jacques Vivante, Jean-Pierre Vivante, Jean-François Vrod, Michaëla Watteaux, Gershon Wayserfirer, Joël Weiss, Robert Weiss, Benoît Widemann, Mary Wooten, Sun Sun Yip, Otomo Yoshihide, Meidad Zaharia, Hervé Zenouda, Valérie Ziegler, Carlos Zingaro et toutes les belles personnes avec qui nous avons partagé de délicieux moments.

Dédicace spéciale à Frank Zappa, John Cage, Robert Wyatt, Michel Portal dont les encouragements furent précieux à mes débuts. Pensée quotidienne à Bernard Vitet. Je n'ai évidemment pas cité Francis Gorgé avec qui j'ai commencé, l'autre pilier d'Un drame musical instantané et toujours mon ami. Pour les autres, se reporter aux paroles de l'index 1 de l'album Chansons.

jeudi 17 novembre 2022

Encore une machine infernale


Il y eut de nombreuses machines infernales avant Der Lauf der Dinge de Peter Fischli et David Weiss comme ces architectures de dominos qui s'abattent indéfiniment dans d'incroyables ballets. Le clip réalisé par James Frost appartient à cette tradition de la réaction en chaîne. Filmé dans un entrepôt sur deux niveaux à Echo Park près de Los Angeles, il accompagne la chanson This Too Shall Pass de l'album Of the Blue Colour of the Sky [71 millions de vues]. L'installation a été conçue et construite par le groupe OK Go qui a mis plusieurs mois à construire la machine avec des membres de Syyn Labs. Même si les mouvements des objets sont synchronisés avec la chanson, je ne suis pas certain que cela apporte grand chose. Tout ce travail pour illustrer une chanson nulle, c'est dommage ! Le son des catastrophes aurait été plus approprié.


La musique n'est pas la panacée universelle. J'en ai fait les frais hier encore. Lorsque nous nous sommes retrouvés en mixage avec Pierre-Oscar Lévy les ambiances et les bruitages se sont imposés face au quatuor à cordes que j'avais composé sur Les noces de Cana. La musique était très bien, mais à quoi rime de placer de la musique sur un film ? L'orchestre présent à l'image se justifiait parfaitement, mais le réalisme montre ses limites lorsqu'il est question de narration ou de distance critique. Le tableau de Véronèse sonorisé avec les enregistrements que j'avais réalisés au Louvre dans la salle où il exposé devenait banal dès lors que la musique masquait les convives, y compris le perroquet (ajouté au son pour souligner sa présence fugace) et le chien (appuyé par un commentaire discret du public comme la découpe de la viande, l'assemblée des notables, la présence de Véronèse lui-même à la viole ou l'acte alchimique). Je synchronisai l'effet de transmutation en faisant couler du liquide dans une jarre et j'ajoutai un zeste de vaisselle pour parfaire l'illusion produite par les visiteurs du Louvre dans leurs langues respectives et la réverbération de l'immense salle.


Prêchant contre ma paroisse, je me demande souvent pourquoi ajouter de la musique à un film. Quelle tradition la suscite ? Quelle absence est-elle censée combler ? Quel est son propos ? C'est encore pire au théâtre où l'on sent le bouton Play du magnétophone. Je préfère souvent la musique in situ (diégétique) comme chez Renoir ou Demme, ou si elle apporte un complément réel et sensique à l'image ou à l'action. Considérer que tout est musique et que l'orchestre, réel ou virtuel, participe à la partition sonore générale évite de focaliser sur un fantasme dont la réalisation nuit le plus souvent à l'objet que l'on croit servir en arrondissant les angles quand il faudrait surtout savoir les choisir !
Lorsque je livre une musique à un réalisateur, je lui dis toujours qu'il peut en faire ce qu'il veut, la triturer comme il l'entend si le film l'exige. S'il le fait en dépit du bon sens, je ne retravaille pas avec lui (ou elle), voilà tout. Pierre-Oscar avait raison de vouloir réduire mon quatuor du XVIème comme on réduit une sauce. Le rôt s'en trouve grandi, donnant à mon travail sa véritable dimension évocatrice. Et l'exergue de Cocteau à son Histoire de chats de résonner toujours à mes oreilles, "Ne pas être admiré. Être cru."

Article du 7 mars 2010

lundi 31 octobre 2022

Les choses et Machins machines au Louvre


Appelons cela une réaction en chaîne. David Fenech m'apprend que Pierre Bastien et Pierrick Sorin joueront vendredi dernier à l'Auditorium du Louvre. Comme j'annonce que j'irai, Étienne Brunet nous emboîte le pas. Arrivé en avance, je fais un tour curieux à une exposition ouverte depuis peu. Or la programmation de Machins Machines est directement liée à l'expo Les choses que je découvre avec ravissement. L'absence de chronologie ainsi que l'exquise variété et le choix malin des œuvres me font penser à Jean-Hubert Martin avec qui j'avais travaillé sur Carambolages au Grand Palais, mais la commissaire est Laurence Bertrand Dorléac. À suivre ! J'y retrouve la notion de plaisir dans cette vision d'auteur qui prend les choses au sérieux en abordant cette histoire de la nature morte avec un véritable point de vue. Les visiteurs semblent aussi intéressés que Monsieur Hulot.


Comme je n'avais encore rien lu sur Les choses, je suis enchanté par ma déambulation. J'hésite même à décrire quoi que ce soit pour vous laisser le plaisir de la découverte. Allez-y sans tarder ! Ci-dessus des œuvres critiques de la société de consommation : les quatre photos cousues de Coca Cola d'Andy Warhol, Déchets bourgeois. Et s'il n'en reste qu'un je serai celui-là d'Arman et l'ombre de l'Oiseau de paradis de Martial Raysse. L'intelligence des textes des cartels entérine mon désir d'acquérir le catalogue. Je fais bien. La moitié est constituée d'un chosier inédit : des auteurs de toutes sortes choisissent un mot-clef et le décline chacun/e à sa façon. J'aurais adoré participer à cette aventure avec du son. Si j'ai été happé dés le début par Georges de la Tour, Andreï Tarkovski, Buster Keaton, Daniel Spoerri, Christian Boltanski ou des antiquités égyptiennes, je flashe sur l'explosion renversée du film Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni sur le grand écran à la sortie. À la question de Lamartine “Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?”, je me sens animiste.


Ci-dessus Still Life de Ron Mueck, Nature morte au vieux soulier de Joan Miró, Vénus endormie de Giorgione rêvant de B.H. (Bernard Heidsiek) et de F.D. (François Dufrêne) de Jean-Jacques Lebel, Sans titre de Luc Tuymans et 200 kg de Bazooka Bubble Gum de Felix Gonzalez-Torres.

Dans ce temple de l'art, on vomit l'argent (van Reymerswale, Hieronimus Francken II, Boilly, Dubreuil, Lüthi, Ferrer, Barbier), on expose la bidoche (Oudry, Houdon, Desportes, Chardin, de Zurbarán, Goya, Rembrandt, van Beyeren, Courbet, Buffet, de Ribera, Serrano, Gauguin), on apprivoise la mort (Taylor-Johnson, les frères Chapman, Gijsbrechts, Champion, Bonnecroy, Richter, Géricault, Schütte, Burke, Gober, Raynaud), on vit simplement (Coorte, Manet, Redon, Cézanne, van Hoogstratten, van Gogh, Matisse, Bonnard, Foujita, le douanier Rousseau, Chirico), on rit des temps modernes, on s'en inquiète (dans le hall Le pilier des migrants disparus de Barthélémy Toguo grimpe vers le sommet de la pyramide du Louvre). Avec autant de sérieux (Chancel, Kudo, Strand, Resnais et Queneau, de Saint-Phalle, Chevalier) que d'humour (Giacometti, Tanning, Oppenheim, Broodthaers, Filliou, Manzoni, Tati, Dine, Duchamp, Picasso, Brown, Léger, Darrot), ces cent soixante œuvres en disent long sur l'histoire de l'art à travers les choses. Perec aurait adoré.


J'en sors donc chargé du lourd catalogue de 450 pages que, pour une fois, je dévorerai du début à la fin, et je rejoins l'Auditorium où, à l'entrée, Pierrick Sorin a installé cinq de ses petits théâtres optiques burlesques. Sur scène, pour leur ciné-spectacle qu'ils n'ont pas joué depuis dix ans, il filme Pierre Bastien aux prises avec ses instruments mécaniques, intégrant ses pitreries chorégraphiques aux roues dentées et liquides en apesanteur. Le duo, se laissant aller à ses improvisations audiovisuelles, fonctionne à merveille...


Pierre Bastien agrémente sa musique minimaliste de petits chorus de trompette augmentée. Il confectionne toutes sortes de sourdines créatives comme un harmonium aux accords délicieusement mineurs ou un verre d'eau qui fait des bulles de son. Sur un châssis de Meccano il fixe des mini-tubes d'orgue, des languettes de papier volantes, des plectres qui tournent, tournent et nous enchantent. Et ses tourne-disques renvoient de la lumière comme les pas de danse esquissés par Pierrick Sorin suggèrent de mignonnes ritournelles... Un très beau spectacle.

→ Exposition Les choses. Une histoire de la nature morte, Le Louvre, jusqu'au 23 janvier 2023
Le catalogue (détail sur le lien), 39€

jeudi 20 octobre 2022

L'ordi a le son chaud


Denis Desassis et Philippe Ochem m'ont suggéré d'acquérir ce petit objet, ou un équivalent, pour obtenir un meilleur son lorsque j'écoute de la musique depuis mon ordinateur portable. Un DAC (abréviation de digital-to-analog converter) est un convertisseur numérique-analogique, un peu comme les cartes-son que j'utilise en studio ou sur scène, mais réduit fonctionnellement au minimum, et il est de la taille d'une toute petite clé USB. Cela coûte relativement cher, mais tout de même moins. Le résultat est époustouflant si je compare avec la sortie casque que j'utilisais jusqu'ici avec le même long câble mini-jack stéréo de plusieurs mètres branché à l'entrée audio de l'ampli. L'Audioquest DragonFly Cobalt est livré avec un adaptateur USB-C, mais si je veux l'utiliser avec mon iPhone ou mon iPad je devrai acquérir en plus un adaptateur Apple pour appareil photo Lightning vers USB 3, ce qui rallonge la sauce de 49 euros. Je ne le regrette pas, car cette combinaison me servira aussi lorsque je jouerai de la musique à partir de l'iPad pendant mes enregistrements live. Parce que le son est incroyablement meilleur, chaleureux, j'en oublie que ce sont des mp3 qui sortent de l'application Audirvana, une des meilleures pour diffuser de la musique dématérialisée. Francis préfère un petit module Bluetooth offrant l'avantage de ne pas avoir de fil à la patte, mais le son ne me semble pas de la même qualité.
J'ai l'impression de redécouvrir les albums que j'écoutais ces jours-ci depuis mon MacBook Pro (cela fonctionne aussi pour les PC) pendant que j'écrivais mes articles : les compilations Saturnian Queen of The Sun Ra Arkestra de June Tyson et Start Walkin' 1965-1976 de Lee Hazlewood et Nancy Sinatra, Belladonna de Mary Halvorson, Family Tree de David Enhco, toute une floppée de disques de la violoniste Patricia Kopatchinskaja, Debussy et Magnard par le Quatuor Béla, Stup Forever de Stuperflip, Mothership de Mason Bates, Howie Lee, The Residents, David Bowie, Bertrand Belin, Arca, Alexandra Grimal et plein d'autres trucs.

mercredi 19 octobre 2022

Le temps au profit de l'espace


Comme je réponds à Sonia que je suis vidé d'avoir enregistré la musique du premier épisode de la web série intitulée Science Ouverte, sur le partage des informations entre chercheurs, elle s'esclaffe qu'elle m'a parlé il y a moins de deux heures et que je n'avais pas commencé, du moins la nouvelle proposition, puisqu'elle trouvait la première trop angoissante. Il faut bien avouer que je compose rarement de la musique légère. C'est vrai qu'en peu de temps j'abats un boulot considérable. Ma concentration est à son comble. J'ai l'impression de passer des jours à tendre un ressort au plus court et qu'il me suffit de le relâcher enfin pour que ça fuse. Direct les étoiles. La réalisation doit suivre l'inspiration sans le moindre délai. Les premières prises sont presque toujours les bonnes. J'ai évidemment préparé en amont, des jours et des nuits, que ce soit en fourbissant mes armes, triturant mes instruments dans tous les sens, y compris les plus biscornus, ou en réfléchissant longuement à la manière de m'y prendre. De m'y prendre à quoi, je n'en sais jamais rien, mais on ne sait jamais. Impossible de refaire deux fois le même tour. Chaque projet exige une approche singulière.
Cette fois j'avais conçu la partition pour des sons électroniques. Donc les effets fonctionnaient, mais pas la musique qui les avait suscités. Comme je n'avais pas envie de tout refaire, j'ai cherché à composer quelque chose qui leur permette de s'intégrer aussi bien. C'était marcher à l'envers. Rien ne me plaisait, ni l'ARP 2600, ni le Tenori-on, ni rien, non vraiment rien, ça ne collait pas. Les effets semblaient dans un autre espace. J'étais dégoûté, prêt à reprendre tout ce qui m'avait plu dans la matinée, de A à Z. Et puis j'ai eu l'idée des voix. Einstein on the Beach. J'avais 19 ans. Une baignoire. Salle Favart. Et aujourd'hui, tous ces jeunes doctorants à mettre leur savoir en commun. Un chœur, du rythme. Il faut encore que cela plaise au client. C'est une autre histoire, parce que je ne fais jamais ce qui est attendu, entendre le sirop habituel, la convention, je préfère risquer le sens, l'intelligence, le sujet. En général c'est bien pris. La musique est explicite. Ne pas être admiré, être cru.
Quant à la concentration qui était le propos de mon article, je m'étonne moi-même de ma célérité. J'ai l'impression que c'est une condition de la cohérence. Le besoin d'embrasser l'ensemble d'un seul coup, l'équilibre du bâtiment, je pèse et soupèse, il faut que ça tienne debout alors que les matériaux peuvent être disparates, les façades pentues. La vitesse devient la garante de l'espace. Pas le temps pour la digression. Là, du moins. Chaque geste est précis. Économie de mouvements. J'ai besoin d'avoir tout sous les doigts. Lorsque je me lance je ne m'arrête que lorsque tout est terminé, dans la boîte, dans le câble qui propulse la musique en quelques secondes jusqu'à celles et ceux qui l'attendent. En fait j'enregistre en studio simplement comme si j'étais sur scène. Si je me plante je rattrape. Mine de rien. Mieux, je m'appuie sur la moindre gaucherie pour inventer quelque chose d'inouï ou d'inédit. Un jongleur. C'est à la réécoute que réside la découverte.

Photo prise la semaine dernière par David Fenech pendant l'enregistrement de l'album Chou en trio avec Sophie Agnel.

mardi 18 octobre 2022

Epitaph, œuvre posthume de Charles Mingus pour un orchestre de 30 musiciens


Charles Mingus est l'un de mes compositeurs préférés, et certainement celui que je place en tête parmi les jazzmen, n'en déplaise à l'orthodoxie ellingtonienne. Je parle ici d'invention musicale, d'architecture, d'un monde à part, celui qu'il fait sien. Il fut le seul compositeur qu'Un Drame Musical Instantané se risqua à jouer pour un concert entier, faisant le pari fou d'adapter intégralement le sublime disque en grand orchestre Let My Children Hear Music pour notre trio (1 2 3) ! Les seuls autres exemples furent Henri Duparc, Hector Berlioz et John Cage, mais nous ne les jouâmes que le temps d'un unique morceau.
Découvrir une œuvre de Mingus de plus de deux heures pour un orchestre de 30 musiciens tient du miracle. Le contrebassiste l'avait intitulée Epitaph sachant qu'elle ne serait probablement pas jouée avant qu'on l'enterre. Il faudra même encore attendre dix ans après sa mort, qu'il appelait son illusion paranoïaque, pour l'entendre enfin. Si l'on en suit la genèse, une première tentative échoua lamentablement en 1962. À l'écoute des 18 mouvements de cette suite composée sur une très longue période qui se confond approximativement avec la vie même du musicien je ne peux m'empêcher de penser au Skies of America d'Ornette Coleman et surtout au père de la musique américaine, Charles Ives, mon compositeur de prédilection. Le début du concert au Lincoln Center de New York peut paraître un joyeux foutoir à qui ne connaît pas les expérimentations mingusiennes les plus échevelées, mais l'écriture est justement complexe et rassembler une pareille brochette de stars n'a pas dû être simple pour les répétitions. L'excellence des solistes n'en fait pas toujours les meilleurs musiciens de pupitre, mais la fougue est là, le souffle continue.
Appréciez la distribution égrainée comme un collier de perles précieuses : George Adams (sax ténor), Phil Bodner (hautbois, cor anglais, clarinette, sax ténor), John Handy (clarinet, saxophone alto), Dale Kleps (flute, contrabass clarinet), Michael Rabinowitz (bassoon, bass clarinet), Jerome Richardson (clarinette, alto saxophone), Roger Rosenberg (piccolo, flûte, clarinette, sax baryton), Gary Smulyan (clarinette, sax baryton), Bobby Watson (clarinette, flûte, sax soprano et alto)... Pour les trompettes : Randy Brecker, Wynton Marsalis, Lew Soloff, Jack Walrath, Joe Wilder, Snooky Young... Aux trombones : Eddie Bert, Sam Burtis, Urbie Green, David Taylor, Britt Woodman, Paul Faulise (basse) et au tuba, Don Butterfield. La section rythmique comprend Karl Berger (vibraphone, cloche), John Abercrombie (guitare), Sir Roland Hanna et John Hicks (piano), Reggie Johnson et Ed Schuller (contrebasse), Victor Lewis (batterie), Daniel Druckman (percussion) et, last but not least, Gunther Schuller dirige cet All Stars !
Si les pièces sont variées, elle reflètent bien la musique de Mingus, son assomption de l'histoire du jazz comme ses visées expérimentales, lointaines cousines de Stravinsky et Varèse. Schuller est le garant de l'unité et nombreux des hommes qui l'ont secondé sont là pour payer leur tribut à un musicien qui en a bavé des ronds de chapeau toute sa vie et a su innover jusqu'au bout. Ils raniment la flamme le temps d'un mémorable concert qui ne sera pas facile de reproduire. On regrette seulement qu'il manqua toujours aux compositeurs afro-américains les moyens nécessaires à leur épanouissement. Rares encore sont ceux à qui l'on commande une œuvre pour orchestre. La musique contemporaine gagnerait à noircir ses rangs comme à les féminiser. Les révolutions musicales passent aussi par des bouleversements sociaux indispensables. Il ne suffit pas d'élire un Noir à la Maison Blanche pour que l'Amérique s'affranchisse de sa ségrégation. Epitaph est une petite victoire. Il en faudra encore beaucoup d'autres pour changer le monde.
Enregistrée en 1989, l'œuvre n'est sortie que récemment en DVD et en CD. [...]

Article du 5 février 2010

vendredi 14 octobre 2022

Chou, c'est Birgé Agnel Fenech


Ce Chou est frais de la semaine. Enregistré lundi au Studio GRRR, il est déjà en ligne, écoute et téléchargement gratuits comme 90 autres albums inédits au format physique. C'est après le déjeuner que nous avons donné le meilleur de nous-mêmes. J'avais préparé une rouelle de porc au chou, cidre et vanille pour mes deux invités. Je crois me souvenir qu'ils avaient choisi les parfums de glace mûre du framboisier et pistache pour le dessert, avant un petit café. Et hop, nous avons repris nos instruments.
Je ne pouvais proposer d'autre piano à Sophie Agnel que le U3 droit tout récemment accordé. Ne pouvant jouir de ses préparations habituelles nécessitant un piano à queue, elle a travaillé au corps le mien, tout désossé. Elle avait aussi apporté une flûte et dans la cabine où elle siégeait elle trouva à son goût un piano-jouet Michelsonne, une cythare autrichienne et de nombreux petits objets amusants comme mon cochon rigoleur, une boîte à musique et des percussions.
David Fenech jouait évidemment de la guitare électrique, mais, le temps d'une pièce, il m'emprunta une guitare folk qu'il accorda en ré, un bendir ou ma grande sanza ikembé de Haute-Volta (aujourd'hui Burkina-Faso) acquise à Stockholm en 1972.
Entouré de claviers, je ne pus m'empêcher de triturer shahi baaja, cosmic bow, flûte basse, ballon, guimbarde et trompette à anche. Le mélange de nos sons électroniques, électriques et acoustiques ressemble à ces mets culinaires dont il est difficile de reconnaître les ingrédients tant les alliances sont mystérieuses et délicieuses.


Une fois de plus (je me réfère aux autres albums que résume bien le double CD Pique-nique au labo) nous utilisâmes les cartes de Brian Eno et Peter Schmidt, Oblique Strategies, comme prétextes à nos improvisations. J'enregistrai donc notre trio lundi et mixai le lendemain Disciplined Self Indulgence (où les basses ne s'entendent pas sur des petits hauts-parleurs !), Remove Specifics and Convert to Ambiguities, Don't Break The Silence, Build-Up et Work at a Different Speed pour que mes acolytes puissent les écouter avant de vous les offrir sur un plateau. Ni les uns ni les autres n'avions jamais joué ensemble auparavant, mais l'accord est étonnant et donne envie de nous revoir sur une scène. C'est une musique de groupe où chacun pense avec les sons des autres, les individus s'effaçant devant le propos, la musique.


La photo de couverture est celle d'une lune dite d'esturgeon cet été en Auvergne. David a pris celle où nous sommes avec le petit cochon tandis que je fis celle du jardin. Citant Laurel et Hardy je peux avouer à Sophie et David : « si vous m’aimez comme je vous aime, je vous aime plus que des choux à la crème ».

→ Jean-Jacques Birgé / Sophie Agnel / David Fenech, Chou, GRRR 3111, mp3 en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org, accessible également sur Bandcamp en AIFF

jeudi 13 octobre 2022

GRRR, underground ou uppernet ?


Alors que mes disques physiques sont largement chroniqués par la presse papier et sur la Toile, le silence qui entoure les albums que j'enregistre avec la fine fleur des improvisateurs continue de m'étonner, probablement parce qu'ils n'existent que dans leur version dématérialisée, sur drame.org ou Bandcamp. Quel autre label que GRRR peut se targuer de présenter des inédits de (excusez du peu) Sophie Bernado, Eve Risser, Linda Edsjö, Alexandra Grimal, Birgitte Lyregaard, Fanny Lasfargues, Amandine Casadamont, Elise Dabrowski, Christelle Séry, Joce Mienniel, Edward Perraud, Antonin-Tri Hoang, Xavier Roux, Vincent Segal, Médéric Collignon, Julien Desprez, Pascal Contet, Sylvain Lemêtre, Sylvain Rifflet, Wassim Halal, Hasse Poulsen, Mathias Lévy, Jonathan Pontier, Jean-François Vrod, Karsten Hochapfel, Jean-Brice Godet, Nicholas Christenson, Naïssam Jalal, Élise Caron, Fidel Fourneyron, Lionel Martin, Gilles Coronado, Basile Naudet, François Corneloup, Philippe Deschepper, Hélène Breschand, Uriel Barthélémi, Gwennaëlle Roulleau, Fabiana Striffler, Csaba Palotaï et très très bientôt Sophie Agnel et David Fenech ? De mon côté je tente de me renouveler sans cesse tout en conservant le cap de la liberté absolue. Dans le passé, seul Citizen Jazz a ramassé quelques rares petits cailloux, mais rien depuis quatre ans ! Pourtant, à l'écoute des disques de tant d'autres que je chronique de façon solidaire sur ce blog, il me semble que ces séances occupent une place unique dans le paysage français ou international. Il y a deux ans j'avais choisi une pièce de chacun des vingt-et-un premiers albums de cette aventure pour Pique-nique au labo. Une dizaine sont déjà parus depuis !
Ce ne sont pas juste des séances d'improvisation. À la sortie de ce double CD j'écrivais : "Ce que nous avons enregistré ensemble montre simplement que l'improvisation n'est pas un style, mais une manière de vivre, soit réduire le temps entre composition et interprétation, penser longtemps pour agir vite. [...] Confronter nos expériences, partager cette tendresse qui fait tant défaut aux professionnels que l'on veut faire de nous, il faut sans cesse retrouver la passion des amateurs, étymologiquement celles et ceux qui aiment. Pique-nique au labo ne se voulait pas un manifeste, mais la musique qui s'en dégage m'y fait penser ! Chaque fois il s'agit de jouer pour se rencontrer et non le contraire comme il est d'usage."


En 1991 et 1992, pour Urgent Meeting et Opération Blow Up, Un Drame Musical Instantané, donc Bernard Vitet, Francis Gorgé et moi-même, avait réalisé une expérience assez proche avec (désolé, cette liste aussi est longue, mais quel florilège !) Joëlle Léandre, Brigitte Fontaine, Colette Magny, Louis Sclavis, Vinko Globokar, Luc Ferrari, René Lussier, Henri Texier, Frank Royon Le Mée, Didier Petit, Yves Robert, Michel Musseau, Raymond Boni, Geneviève Cabannes, Didier Malherbe, Pablo Cueco, Michèle Buirette, Youenn Le Berre, Michael Riessler, Laura Seaton, Mary Wooten, Jean Querlier, François Tusques, Dominique Fonfréde, Michel Godard, Gérard Siracusa, Yves Robert, Denis Colin, Valentin Clastrier, Stéphane Bonnet, Jean-Louis Chautemps, György Kurtag Jr., Hélène Sage, Carlos Zingaro. Évidemment la presse fut très présente pour ces CD. Internet n'existait pratiquement pas.
J'ai commencé à publier des albums exclusivement en ligne à partir de 2010. C'était alors chose rare. Depuis, cent-soixante-quatorze heures d'inédits se sont accumulées et sont offertes gracieusement en écoute et téléchargement. Peut-être que la gratuité dévalorise les objets ? Allez savoir quelle perversité le système a engendrée ? Aujourd'hui où les labels envoient des disques dématérialisés aux journalistes, où les disques physiques, vinyles comme CD, ne se vendent pratiquement plus, sauf parfois à la fin des concerts, les mœurs auraient pu changer, mais non, cela leur semble encore d'un autre temps, un temps à venir, le mystère perdure...

lundi 10 octobre 2022

Black Indians au Quai Branly, de l'esclavage à la parade


Je m'attendais à voir des parures de plumes, de sequins et de perles aux couleurs explosives comme dans la série TV Treme de David Simon. Elles y sont, somptueuses, magiques, éclatantes. Mais j'ai d'abord été saisi par l'histoire de la colonisation de l'Amérique du Nord et de l'esclavagisme qui l'accompagna. La présentation de l'exposition Black Indians au Musée du quai Branly, conçue par Steve Bourget, laisse penser que tout tourne autour du Mardi Gras lorsque défilent les Black Indians, les Baby Dolls, les Skull and Bone gangs, accompagnés par les fanfares des Second Lines. On sera comblé, mais avant d'en arriver là on admirera les coiffes et carquois, calumet et mocassins, manteau et tunique des Amérindiens des Plaines, et les instruments de musique africains que le blues et le jazz développeront, les luths devenant par exemple banjos. Plus avant, je découvre la place de la France dans la conquête du Nouveau Monde, ses guerres et la perte progressive du continent ravi aux autochtones au profit des Anglais. Cette partie largement développée dans l'exposition l'est curieusement beaucoup moins dans le magnifique catalogue. Par contre on y lit des contributions essentielles comme Le Mardi gras de l'anthropocène de Rebecca Snedeker rappelant l'origine conservatrice des défilés et leur avenir compromis par la montée des eaux ou Supposons qu'ils ne veuillent pas de nous ici ? de LaKisha Michelle Simmons retraçant la topographie raciale d'uptown et downtown.


Tout commence en 1682 par la prise de possession du bassin du Mississipi par René-Robert Cavelier de La Salle au nom de Louis XIV. En 1718 la Nouvelle-Orléans est fondée par Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville et, un an plus tard, arrivent les premiers esclaves au bord de L'Aurore dans le golfe du Mexique. De 1763, fin de la guerre de Sept Ans au profit des Anglais, à 1803, vente de la Louisiane aux États-Unis, la France disparaît du continent. Mais dès 1724, la promulgation du Code noir entérine l'esclavagisme dans sa forme la plus cruelle. Pour une fois la chronologie est opportune, nous permettant de comprendre comment on en est arrivé là. L'exposition dresse le portrait terrible du racisme qui permet d'exploiter au maximum la population afro-américaine après avoir spolié les Amérindiens de leurs terres. C'est d'ailleurs pour commémorer l'aide que ceux-ci apportèrent aux esclaves en fuite que les Black Indians s'en inspirèrent pour leurs costumes, probablement influencés aussi par la culture du peuple africain des Yorubas. Face à l'évangélisation forcée, la prophétie du Bison blanc des Amérindiens et les traditions africaines accouchent du culte vaudou. Si les mariages entre Amérindiens et Afro-américains sont évoqués, les viols par les blancs semblent avoir été occultés. C'est pourtant un sujet de préoccupation important pour les Nord-américains enclins à interroger leur patrimoine génétique sur l'existence de sang rouge ou noir. Les suprémacistes blancs avaient formé des milices criminelles tel le Ku Klux Klan, toujours en activité même si nettement moins virulent. Après la conquête de l'Amérique par les Européens, ce sera au tour des Afro-américains de s'affranchir de leurs maîtres esclavagistes.
À la fin du XVIIIe siècle, la révolution haïtienne, avec Toussaint Louverture, fut la première révolte d’esclaves réussie du monde moderne. Les assassinats de Martin Luther King, Malcolm X, de nombreux Black Panthers jusqu'au meurtre récent de George Floyd, la violence quotidienne qui perdure, ainsi que l'ethnocide et la déportation subis par les Amérindiens (les natives), montrent que la ségrégation et les inégalités sont encore extrêmement vivaces aux États-Unis, comme les a filmées Raoul Peck dans sa remarquable série TV Exterminate all the brutes.


En 1964 le Civil Rights Act met fin à la ségrégation et la discrimination, mais ce n'est donc qu'officiel, la population noire est toujours stigmatisée. On l'aura constaté avec l'ouragan Katrina où les quartiers pauvres de La Nouvelle-Orléans ont été plus terriblement inondés, même si 80% de la ville ont été touchés. Spike Lee en avait tiré le documentaire en quatre parties When The Leeves Broke et j'avais cité un témoignage morbide tiré d'un livre de Mark Jacobson montrant la misère de la population. Tout cela est présent dans l'exposition, ponctué par des œuvres contemporaines de Vincent Valdez, Michael Ray Charles, Philip Guston ou Charles Fréger, avant d'arriver au clou du spectacle, la dernière salle, œil du cyclone de la scénographie des Studios Formule (Juliette Dupuy) et Vaste. Jusqu'ici on avait tourné autour, épousant la forme de la rampe qui monte aux collections permanentes du musée. Les objets, les costumes, les films, les cartels nous avaient progressivement amenés à la dernière salle, lumineuse, contrastant avec les précédentes. Des fils tombent du ciel comme des harpes de couleur. Ceux qui défilent ont eux-mêmes cousu et brodé leurs costumes incroyables au prix de grands sacrifices, parfois aidés par les institutions caritatives appelées Social Aid and Pleasure Clubs. Après toutes les misères endurées pendant des siècles, jusqu'à la crise sanitaire de la Covid, la parade des Black Indians marque un acte de résilience, une manière de défier la pauvreté et la mort.
Lors de notre périple initiatique autour des USA en 1968, ma petite sœur et moi avions fait un passage éclair dans l'ancien quartier français de La Nouvelle-Orléans, mais n'ayant pas trouvé comment nous loger, nous avions repris le Greyhound Bus un peu avant minuit. Heureusement, me souvenant encore de Sidney Bechet qui m'avait laissé souffler dans son saxophone soprano lorsque j'avais cinq ans, je retrouve l'atmosphère de fête de La Nouvelle-Orléans, formidable remède aux pires mésaventures.



Exposition bilingue Black Indians de La Nouvelle-Orléans, Musée du Quai Branly Jacques Chirac, jusqu'au 15 janvier 2023
Catalogue Black Indians de La Nouvelle-Orléans, Actes Sud, 43€ à la boutique du musée où j'ai aussi acheté le triple CD Haïti Vodou (1937-1962) sorti chez Frémeaux et Associés, ainsi qu'un joli hochet péruvien de noix de chacha qui sonne très joliment.

jeudi 6 octobre 2022

La place d'Annie Ernaux aux Nobels


En 1987-88, j'étais directeur musical des Éditions Ducaté, collection de cassettes audio, et avec Francis Gorgé et Michèle Buirette nous avions composé la musique qui accompagnait des extraits de La place "lus par l'auteur". J'en garde un très bon souvenir : Cour de récréation / L'histoire commence / Marche de la vie / Clarinette basse / Accordéon / Campagne / Dispute / Ville / La vie / Dureté / Arpèges / Finale, enregistrés le 11 septembre 1987.
Trente-cinq ans plus tard le prix Nobel de littérature 2022 est attribué à Annie Ernaux.
Le magnifique film Les années Super 8 réalisé avec son fils David Ernaux-Briot est toujours accessible gratuitement sur Arte.tv...

N.B.: À "la place" j'aurais pu m'enorgueillir d'avoir enregistré 2 CD avec Michel Houellebecq en 1996, Le sens du combat (livre de poésie qui recevrait le Prix de Flore) et surtout Établissement d'un ciel d'alternance que j'ai également produit et dont je suis extrêmement fier pour ses qualités poétiques et musicales, mais pour le Nobel ce sera pour une autre fois !

vendredi 16 septembre 2022

Le presbytère n'a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat


Les couleurs sont à peu près les mêmes qu'avant. Dehors comme dedans. Devant, bleu gendarmerie, que j'appelais Klein pour me rassurer, et son complémentaire, orange, moins rouge que précédemment, se rapprochant plutôt de la mandarine même s'il s'appelle canicule. La maison des voisins étant jaune, il y a vingt ans je m'étais aligné par souci d'homogénéité urbanistique. La mienne est toujours bleu ciel, intense, sans nuages, avec la fresque d'Ella & Pitr au fronton. J'ai raté le cliché incroyable où trente touristes la photographient tous ensemble, mais j'ai tout de même entendu les explications de leur guide. Nous faisons dorénavant partie du tour. Ce sera pour une prochaine fois. Pas de photo de la façade aujourd'hui...


Derrière, on retrouve donc l'orange, mais jaune et vert lui répondent. Si le mur de la rue avait dix ans, le jardin s'était terni après vingt ans sans retouche. Comme je ne vole plus vers des destinations exotiques, je voyage avec les couleurs. Ou en suant sur mon vélo d'appartement ; depuis une semaine j'ai ainsi pédalé à Florence, Hawaï, Kyoto, au Costa Rica, dans des canyons du Colorado et de l'Utah ! J'y roule ma bille. Il était temps que le chantier de peinture se termine. Déjà que le bricolage n'est pas ma tasse de thé, je déteste ce qui salit ou abîme les mains. Coquetterie ou prudence de claviériste.
Ce petit voyage à la lisière de Paris me donne un peu de répit avant les chroniques de disques et de films que j'aimerais rédiger. Comment trouver le temps pour Winds de You, Au diable vert de René Lussier, Bestiaire#01/Explorations de Matthieu Donarier, Sonneurs 2 d'Erwan Keravec (dont la version de In C au 104 était vertigineuse), et puis des films tel Nope de Jordan Peele, etc. Ce sera pour la semaine prochaine. Je souhaiterais également préparer l'enregistrement avec David Fenech et Sophie Agnel, mais je dois m'absenter, à Nantes pour celles et ceux qui me suivent !

mardi 13 septembre 2022

Comment devient-on propriétaire ?


Face aux perspectives historiques qui se profilent je ne cesse de m'interroger sur les racines du mal, que je pourrais aussi bien écrire avec un accent circonflexe. La question qui me taraude concernant l'exploitation de l'homme par l'homme, je ne peux me contenter de la lutte des classes pour expliquer le fléau. Aussi loin que remontent mes recherches, la bataille du pouvoir fait rage et cause commune avec la propriété. Avant de s'entretuer, les êtres humains ont conquis le territoire en asservissant les autres espèces ou en les cantonnant dans des réserves. Cet animal se pensant supérieur est incapable d'imaginer que ses facultés exceptionnelles portent en elles les germes de la destruction. Aussi loin que l'on remonte dans le passé l'homme est en guerre pour défendre sa propriété, individuelle ou collective, mais d'où lui vient-elle ? De qui prétend-il avoir hérité ? Si les riches possèdent les moyens de production, à qui les doivent-ils ? De tout temps furent inventés des stratagèmes pour faire croire aux populations ce qui serait bon pour elles, le goupillon et le glaive sauront faire passer le message. La propriété engendre la guerre. Si la préhistoire garde ses mystères, la conquête des Amériques montre bien comment on y accède. Comment les propriétaires nord-américains acquirent-ils leurs titres ? Comment furent décimés les empires aztèque et inca ? Comment disparurent les Caraïbes et les Arawaks ? Mais avant tous ces génocides, ces massacres et ces asservissements (les femmes, par exemple, semblent avoir toujours obéi à la tradition de l'esclavage) il s'est agi de défendre son territoire contre les autres bestioles. Les deux pratiques peuvent coexister : on peut très bien s'entretuer en agissant comme si nous étions la seule espèce digne de respect sur la planète. Ce qui n'est pas exploitable est détruit ou ignoré. En nous multipliant, nous bétonnons, polluons, détruisons, et ce de plus en plus vite, dans un mouvement entropique vertigineux. La préservation de l'espèce a fini par se retourner contre elle. Si de nouvelles utopies ont tant de mal à se formuler, est-ce le signe d'un profond blocage de l'inconscient collectif ou une lassitude passagère de la fibre révolutionnaire ? La fuite en avant est patente, le délire toujours vivace. Le crime de fait-divers est bien banal et insignifiant devant l'énormité de ceux perpétués socialement qui, à leur tour, peuvent sembler dérisoires à l'échelle de la vie au sens le plus large du terme. Perversion polymorphe, paranoïa, schizophrénie sont réunies dans le même corps, le corps humain. Va-t-on jusqu'à détruire l'objet du désir quand il s'avère inaccessible ? L'immaturité de l'homme n'a d'égal que sa brutalité.


Cela ne s'est pas arrangé depuis l'article ci-dessus daté du 28 février 2010. Je suis plongé dans Au commencement était… de David Graeber et David Wengrow que m'a conseillé Jean Rochard. Leur livre m'apparaît comme une réponse au Sapiens : Une brève histoire de l'humanité de Yuval Noah Harari dont la lecture au fur et à mesure que nous nous approchions de l'époque moderne m'apparut carrément fasciste par son transhumanisme nauséabond. Je ne me souviens plus exactement de ce qui m'avait irrité. C'est souvent mieux d'oublier certaines choses, certains faits, certaines personnes. Quant à la bande dessinée de Jens Harder, dont il faut signaler le travail remarquable, j'ai préféré le premier volume, Alpha, aux deux parties de Beta. Plus on s'approche d'aujourd'hui, plus les sources sont sujettes à caution, même si l'auteur a une vision œcuménique de notre histoire. On en reparlera dans dix ans quand paraîtra le dernier épais volume, Gamma, censé évoquer le futur !

vendredi 26 août 2022

La place est prise


J'avais quatre ans. Mes parents m'avaient laissé seul à la maison avec la mission de répondre au téléphone. Ils avaient passé une petite annonce pour trouver une femme de ménage et je devais répondre : "la place est prise". Ce crève-cœur s'est reproduit lorsque j'ai voulu me plier à l'exercice de choisir un disque par an depuis ma naissance. Certaines années, en particulier les 60-70, étaient si riches que c'est un massacre par omission. J'ai fait le ménage moi-même, mais ce n'est pas nickel. Pour une fois j'ai maudit mon âge, jalousant les plus jeunes qui auraient moins de cases à remplir. Et puis comment se souvenir ? L'article m'a pris plus de temps qu'à l'ordinaire. J'ai cherché sur Internet par année, dans ma discothèque par artiste, dans mes souvenirs qui se tamponnent comme à la fête foraine, sur mon blog mois par mois... Certains albums de tel artiste est plus important que celui que j'ai inscrit, mais la place était prise, alors je me suis rabattu sur un moindre. Si c'était moi, je critiquerais fortement certains choix faits à la va-vite pour combler les années amnésiques... Par cette chaleur je n'avais probablement rien de mieux à faire que de me prêter à ce jeu d'obsessionnel.

1952 Sidney Bechet - La nuit est une sorcière
1953 Francis Poulenc - Les mamelles de Tirésias
1954 Emy de Pradines - Voodoo
1955 Jean Cocteau - Poèmes dits par l'auteur
1956 Henry Cowell, Charles Ives, Alan Hovhannes
1957 Edgar P. Jacobs - La marque jaune
1958 Thelonious Monk - Misterioso
1959 Michel Magne - Musique tachiste
1960 Charles Mingus - Pre Bird
1961 Léo Ferré - Les chansons d'Aragon
1962 Edgar Varèse - Arcana Déserts Offrandes
1963 Eric Dolphy - Music Matador
1964 Claude François - à l'Olympia
1965 Beatles - Help!
1966 Harry Partch - Delusion of The Fury
1967 Jimi Hendrix - Are You Experienced
1968 Mothers of Invention - We're Only In It For The Money
1969 Archie Shepp - Blasé
1970 Soft Machine - Third
1971 Carla Bley - Escalator Over The Hill
1972 Colette Magny - Répression
1973 Roland Kirk - Prepare Thyself To deal With a Miracle
1974 Robert Wyatt - Rock Bottom
1975 Birgé Gorgé Shiroc - Défense de
1976 Michael Mantler - The Hapless Child
1977 Ilhan Mimaroglŭ - Agitation
1978 Francis Poulenc - Mélodies
1979 Michael Jackson - Off The Wall
1980 The Residents - The Commercial Album
1981 Hal Willner - Amarcord Nino Rota
1982 Charlie Haden - The Ballad of The Fallen
1983 Tom Waits - Swordfishtrombones
1984 Giovanna Marini - Pour Pier Paolo Pasolini
1985 Lester Bowie - I Only Have Eyes For You
1986 Grieg, Mahler, Scriabine, Saint-Saëns, Reger, Ravel, Debussy, Strauss - Welte-Mignon
1987 John Zorn - Spillane
1988 Michael Mantler - Many Have No Speech
1989 Steve Reich - Different Trains
1990 Fred Frith - Step Across The Border
1991 Conlon Nancarrow - Studies for Player Pianos
1992 William Burroughs - Spare Ass Annie
1993 Frank Zappa - The Yellow Shark
1994 Kronos Quartet - Night Prayers
1995 Björk - Post
1996 Collectif - Buenaventura Durruti
1997 Wyclef Jean - The Carnival
1998 Massive Attack - The Singles Collection
1999 Arto Lindsay - Prize
2000 Bang On A Can - Lost Objects
2001 Noir Désir - Des visages des figures
2002 Joni Mitchell - Travelogue
2003 Fausto Romitelli - Professor Bad Trip
2004 Miles Davis - The Complete Jack Johnson Sessions
2005 Philippe Katerine - Robots après tout
2006 Scott Walker - The Drift
2007 René Lussier - Le trésor de la langue (coffret)
2008 Portishead - Third
2009 Das Kapital - Ballads & Barricades
2010 Kronos Quartet - Rainbow
2011 Shabazz Palaces - Shabazz Palaces
2012 Edward Perraud - Synaesthetic Trip
2013 David Lynch - The Big Dream
2014 Robert Wyatt - Different Every Time
2015 Den Sorte Skole - III
2016 Ursus Minor - What Matters Now
2017 Chinese Man - Shikantaza
2018 Ambrose Akenmusire - Origami Harvest
2019 Daniel Erdmann's Velvet Revolution - Won't Put No Flag Out
2020 Söta Sälta - Comme c'est étrange
2021 Jo Berger Myrhe - Unheimlich Manœuvre
2022 Kendrick Lamar - Mr Morale and The Big Steppers

Encore une fois, il faut voir cette liste comme des pistes. Ce n'est pas un best of, ni mes 70 meilleurs disques. Beaucoup de mes chouchoux sont absents. Il fallait faire correspondre deux listes, celle des années qui se succèdent imperturbablement et celle des albums qui y sont parfois rentrés aux forceps. Cela ne m'a même pas poussé à les réécouter, parce que je les connais par cœur. Avec le cœur, ah ça oui !

jeudi 25 août 2022

Sur l'écran noir de mes nuits blanches


Ces notes sont délivrées dans le plus grand désordre, superficielles. Sans rien développer, juste signaler quelques pistes.
Étienne a raison, le film bollywoodien RRR est vraiment délirant. Sur ma lancée j'ai regardé les deux parties de Baahubali du même S. S. Rajamouli, mais il manque la débauche de moyens et la charge contre l'occupant anglais que j'avais adoré avec Lagaan. Pourtant c'est un peu la même idée sous-jacente de revanche ; de toute manière le genre exige sept chansons chorégraphiées et une happy end ! J'ai déjà beaucoup écrit sur ma fascination pour le cinéma indien. À parler d'Étienne je trouve époustouflantes ses recherches actuelles sur l'IA (intelligence artificielle) ; passé toutes les interrogations que cela provoque, créativité de l'artiste, droits d'auteur, fiabilité de l'information, je me demande quel chef d'œuvre en sortira.
Nathalie a raison, En corps de Cédric Klapisch est bien un feel good movie, c'est charmant ; la danse contemporaine y présente une belle ouverture pour les classiques, même si on préférera de très loin le documentaire sur Les Indes galantes, joué par des gosses des cités. Pas étonnant que Rameau se prête au hip hop ; je me demande si Berlioz, Satie ou Varèse inspireront des metteurs en scène, je les cite parce que ce furent des indépendants en leur temps et j'y sens une filiation, mais je m'égare à mélanger les genres.
Crimes of the Future m'a rappelé Existenz et Deadly Ringers (Faux-semblants), Cronenberg est un des rares cinéastes à me surprendre, comme Lynch ou Godard, scénario et traitement. Flee du Danois Jonas Poher Rasmussen justifie pleinement le mix documentaire et animation, très beau film sur l'immigration politique. J'ai vu tellement de films sans prendre de notes que j'en ai oublié la majorité. On pourra toujours se reporter à mes articles récents sur le cinéma.
J'ai fini par me lancer dans la série Better Call Saul que j'avais laissée de côté, n'étant pas aussi fan de Breaking Bad que beaucoup de mes amis ; si les six saisons sont aussi chouettes que les premiers épisodes, j'ai des biscuits pour l'hiver. J'ai glissé dans le binge watching qui consiste à s'enfiler tous les épisodes à la suite sans pouvoir s'arrêter avec le thriller d'espionnage False Flag (j'ai regardé les deux premières des trois saisons) ; cette série israélienne ébranlera peut-être ceux qui appellent complotisme la remise en question de l'information officielle.
La mini-série Sur ordre de Dieu (Under the Banner of Heaven) est un bon thriller en pays mormon pour ébranler la foi, des fois que vous y croyiez ! Autre mini-série, This is going to hurt montre l'état catastrophique du système hospitalier britannique (en France, la politique de nos gouvernements successifs nous y mène directement) avec un humour noir que j'adore ; c'est drôle et caustique, fortement conseillé. Les séries anglaises sont toujours soignées aux petits oignons. Toujours mini (cela signifie qu'il n'y a qu'une saison, donc les risques chronophages sont relativement limités), Landscrapers est également une des meilleures de l'année, avec Olivia Colman and David Thewlis, réalisation et interprétation remarquables. J'ai suivi avec beaucoup d'amusement Gaslit sur le scandale Watergate (qui avait eut la peau de Richard Nixon) avec Sean Penn méconnaissable et Julia Roberts. Dans le genre heroic fantasy, Sandman, basé sur un roman graphique de Neil Gaiman qui avait écrit MirrorMask, est plus réussi que beaucoup d'autres, peut-être grâce au sous-texte moraliste de sa mythologie. J'attends probablement la quatrième et dernière saison de L'amie prodigieuse pour revenir sur cette excellente adaptation des romans d'Elena Ferrante...
Il faut dire que j'ai changé de vidéo-projecteur et que le nouveau (4K) possède un contraste et une luminosité que n'avait pas le précédent, appréciables dans les scènes obscures. Je reste toujours aussi dubitatif sur l'amélioration technologique que représente le Blu-Ray et ses déclinaisons. Ce n'est pas la technique qui fait la différence, mais la qualité des films. Lorsqu'on est pris, peu importe la fidélité, le grain ou le contraste. Le matériel est vraiment subalterne. Le passage de la VHS au DVD fut au moins significatif, mais ensuite... Tout comme le 5.1 si rarement utilisé intelligemment. Par contre, il y a une vingtaine d'années, le home-cinéma fit un bond extraordinaire dès lors que l'on a la possibilité de projeter sur un véritable écran d'une taille conséquente. Un poste de télé, fut-il très grand, permet de regarder en plein jour, mais cela reste de la télévision. Devoir fermer les volets ou les rideaux tient d'un rituel qui fuit la banalisation du flux. Le cinéma, c'est quand l'écran est plus grand que soi, disait JLG...

mercredi 17 août 2022

Images d'Auvergne


Wagon de queue. Je n’imaginais pas l’Intercités rouler si vite. La campagne française défile vitesse V. Cela me rappelle la plate-forme arrière des autobus parisiens de mon enfance ou encore les westerns de la même époque. Il y a quelque chose de merveilleusement régressif dans les voyages ferroviaires. Je lis Au commencement était de David Graeber et David Wengrow sur les conseils de JR...


La voûte étoilée s'efface devant la lune. Dessous, les champs brûlés par le soleil. Chaque matin, une dizaine de coqs s'époumonent. Les anglais entendent cock-a-doodle-do, les Allemands Kikeriki. Je m'entraîne.


C'était avant la tempête.


Et puis
Le soleil est revenu
Sur la chaîne des puys
Il a plu

lundi 11 juillet 2022

Qu'est-ce que la musique ? par David Byrne


Ma bibliothèque musicale comprend des centaines d'ouvrages plus ou moins indispensables, d'autres parfaitement anecdotiques. Dans le salon résident ceux qui traitent d'un compositeur ou d'un genre particulier. Certains artistes qui ont compté à une époque particulière de ma vie accumulent les références, tels Charles Ives, Edgard Varèse, Arnold Schönberg, Gustav Mahler, Erik Satie, Francis Poulenc, Glenn Gould, Frank Zappa, Robert Wyatt, les Beatles, etc. Des collections comme celles du Mot et le Reste, nombreux dictionnaires, des livrets d'opéra, des biographies, des livres d'images se voient de loin sur les étagères. Comment me passer des entretiens de Varèse avec Charbonnier, des livres de Cage, des souvenirs d'Yvette Guilbert ou Denise Duval, du Style et l'Idée, des recueils de Daniel Caux ou Carles-Comolli, Philippe Langlois, Philippe Robert ou Jean-Noël von der Weid, Alex Ross ou David Toop, des photographies de Guy le Querrec ou Guy Vivien, de la BD Underground ? J'ai déplacé dans le studio les ouvrages plus techniques, partitions de jazz et de tango, classiques et contemporaines, traités d'orchestration de Koechlin, l'incontournable Acoustique et Musique de Leipp, ceux consacrés à des instruments, etc. Dans les archives on trouvera les revues comme L'Art Vivant, Musique en Jeu, Jazz Ensuite, Le Journal des Allumés, Muziq, etc. J'y puise régulièrement des informations, des pistes, petits cailloux semés au fil de mes découvertes.
Étienne Brunet m'en signale un qui me manquait et m'intéresserait forcément, Qu'est-ce que la musique ? de David Byrne. Si le fondateur des Talking Heads prend parfois exemple sur son travail, il embrasse un éventail extrêmement large de sujets qui tournent autour de la musique, d'une manière à la fois encyclopédique et tout à fait personnelle. Je me sens aussitôt beaucoup d'affinités avec ce point de vue documenté qui aborde aussi bien les techniques d'enregistrement et de diffusion, l'économie des différents supports, compare le studio et la scène en livrant ses recettes explorées au fil de sa carrière, sans prendre parti pour aucune manière, mais réfléchissant sans cesse au pour et au contre. Ces 450 pages partent dans tous les sens, mais c'est parfaitement structuré. Tout amateur de musique devrait y trouver son compte, a fortiori les musiciens qui s'interrogent souvent sans connaître tous les rouages d'un métier protéiforme.

→ David Byrne, Qu'est-ce que la musique ?, trad. Claire Martinet, ed. Philharmonie de Paris, 28€

mardi 31 mai 2022

Hacker Protester, en prévision du pire


Il y a déjà six ans j'avais recommandé le livre de Geoffrey Dorne, Hacker Citizen, pour reprendre le contrôle de la ville en 50 hacks. Le designer remet ça avec Hacker Protester, guide pratique des outils de lutte citoyenne. C'est carrément un mode d'emploi de guérilla urbaine face à la militarisation d'une police de plus en plus armée et violente. Parmi la centaine de suggestions certaines sont défensives, d'autres plus actives. Les chapitres, Outils stratégiques, Tactiques défensives, Tactiques numériques, Tactiques offensives, Tactiques anti drones, Tactiques d'expression, sont chaque fois précédés d'un entretien avec un spécialiste, David Dufresne, Bluetouff, La Quadrature du Net, Paul Rocher, Olivier Tesquet, Mathilde Larrère. Geoffrey Dorne a soigné la présentation : couverture métallisée, croquis pixélisés, typographie. Je ne suis pas certain que j'ai encore le tonus pour mettre en pratique ces armes d'autodéfense. Non violent, plus jeune j'ai surtout couru avec les matraqueurs sur les talons. Aujourd'hui le simple piétinement lors d'une manifestation me fiche en l'air le dos pour plusieurs jours. Mais je trouve passionnant l'ingéniosité de celles et ceux qui n'ont pas leurs yeux pour pleurer. Ils et elles s'organisent, face à un pouvoir caractérisé par la privation des libertés civiques et qui finance les forces de répression plutôt qu'il ne répond aux besoins économiques et sociaux de la population dans son ensemble. Hacker Citizen et Hacker Protester sont des ouvrages à conserver sous le coude, à prêter à ses voisins en âge de combattre physiquement les forces de désordre, et qui n'ont pas retourné leur veste en cédant au suicide consumériste alors que se profile une crise climatique de nature entropique. Car le capitalisme est prêt à tout pour protéger les avoirs de quelques nantis dont la folie destructrice n'a pas de limites. C'est comment qu'on freine ? Ce guide ne l'explique pas, mais il donne des pistes pour refuser le statut de victime.

→ Geoffrey Dorne, Hacker Protester, guide pratique des outils de lutte citoyenne, 325 pages, format A5, 20€ + port

vendredi 27 mai 2022

Mỹ Lai, un autre opéra


Et bien voilà, j'ai encore une fois sombré dans la consommation compulsive en acquérant le nouveau disque du Quatuor Kronos. Je pense que je les ai à peu près tous et je ne m'en lasse pas. Ils ont une manière rock d'attaquer les cordes qui m'électrise. Comme Rainbow (Music of Central Asia vol.8) et Long Time Passing (célébrant Peter Seeger), ce n'est pas Nonesuch (Warner), mais Smithsonian Folkways qui publie l'opéra Mỹ Lai composé par Jonathan Berger sur un livret de Harriet Scott Chessman.
"Le 16 mars 1968, l'armée américaine tua plus de 500 civils non armés, dont nombreuses femmes et enfants, dans le hameau de Mỹ Lai, au Vietnam. La brutalité inimaginable de l'événement a touché tous ceux qui en ont été les témoins directs, y compris le pilote d'hélicoptère Hugh Thompson qui, contre les ordres, est intervenu pour sauver des vies vietnamiennes. L'histoire de Thompson est à l'origine de cet opéra qui met en scène les descriptions viscérales et fantasmatiques du chagrin, de l'horreur et de la culpabilité de Thompson, hanté par les souvenirs persistants de ce jour cataclysmique."
Écrit sur la sollicitation du premier violon, David Harrington, l'opéra est un monodrame se déroulant en décembre 2005 dans la chambre d'hôpital de Thompson qui meurt d'un cancer, se remémorant ses trois atterrissages, non autorisés, dans l'espoir d'arrêter le massacre. Aux côtés du Kronos Quartet sont présents la multi-instrumentiste vietnamienne Vân-Ánh Vanessa Võ aux t’rưng, đàn bầu et đàn tranh (en 2013 elle avait enregistré Three-Mountain Pass avec le Kronos) et le chanteur Rinde Eckert. Dans le prologue on y entend aussi les enregistrements de la berceuse Quảng Ngãi par Pham Thi Mac et Vietnam Blues de J.B.Lenoir. À plusieurs reprises, un jeu télévisé cynique est projeté derrière les musiciens qui pose Thompson en candidat involontaire d'une mascarade. Il faudra trente ans pour que le gouvernement américain reconnaisse son héroïsme et quarante pour que le lieutenant William Calley qui avait dirigé le massacre exprime des remords bien tardifs. Le livret qui accompagne le CD ou les 2 vinyles intègre le Journal du survivant Trần Văn Đức qui avait sept ans à l'époque et la liste terrible des 504 victimes.
La musique de Jonathan Berger est extrêmement digne. Les percussions et cordes vietnamiennes s'intègrent dramatiquement au quatuor dont les dissonances réfléchissent la tristesse et la colère de Thompson...



Le 3 mai 2013, j'avais chroniqué une autre œuvre protéiforme sur le même sujet, le massacre de Mỹ Lai, composée en 1971, soit seulement trois ans après l'évènement, par Ilhan Mimaroğlu, Sing Me a Song of Songmy, fondamentalement plus proche de mes goûts esthétiques et de mes aspirations politiques. Depuis, rien n'a changé, les crimes de guerre se perpétuent partout sur la planète, et les troupes américaines sont responsables d'une bonne partie d'entre eux, sans que les populations visées inquiètent leurs frontières...

Un opéra contre la guerre


C'est incroyable comme certains OMNI (tout Objet Musical Non Indentifiable) refont surface et révèlent leur insoupçonnable précocité. J'ai chroniqué il y a peu l'extraordinaire Agitation de Ilhan Mimaroğlu qui rassemblent des pièces révolutionnaires de 1974-75. Sing Me a Song of Songmy est un brûlot politique d'une invention musicale protéiforme exceptionnelle, sorte d'équivalent "pop" de Mr Freedom, le film de William Klein. Le dispositif est somptueux : en plus du Quintet du trompettiste de jazz Freddie Hubbard, du chœur Barnard-Colombia, d'un orchestre à cordes dirigé par Arif Mardin également à l'orgue Hammond, des récitants Mary Ann Hoxworth, Ñha-Khê, Charles Grau, Gungör Bozkurt et Freddie Hubbard, le compositeur et producteur Ilhan Mimaroğlu a intégré un synthétiseur et trafiqué les sons des uns et des autres ! Les textes de ce joyau de 1971 sont du poète turc Fazıl Hüsnü Dağlarca, du Vietnamien Ñha-Khê, de Kirkegaard et Che Guevara tandis que Scriabine ou Brahms y sont cités...
À quoi comparer cette homogénéité encyclopédique, mélange d'expressions et de textures si différentes ? Déserts d'Edgard Varèse, première œuvre pour orchestre et bande magnétique, fit scandale en 1954. Jazzex de Bernard Parmegiani, première rencontre de l'électro-acoustique et d'improvisateurs de jazz, ici Jean Louis Chautemps, Bernard Vitet, Gilbert Rovère et Charles Saudrais, date de 1966. Frank Zappa a publié Lumpy Gravy en 1968. Je me reconnaîtrai dans toutes, enregistrant Défense de en 1974, suivi de la fondation d'Un Drame Musical Instantané où pendant 32 ans il sera évidemment question de mélanger sans hiérarchie tout ce que le son peut produire lorsqu'il s'agit de défendre un propos. De fil en aiguille, la prochaine découverte semblerait être Amalgamation de Masahiko Satoh ; j'attends patiemment le facteur.
Pour Sing Me a Song of Songmy, Mimaroğlu a engagé un des deux trompettistes du Free Jazz d'Ornette Coleman, celui d'Out to Lunch d'Eric Dolphy, d'Ascension de John Coltrane, du film Blow Up d'Antonioni. Freddie Hubbard s'est entouré de Junior Cook au sax ténor, Kenny Barron au piano, Art Booth à la basse et Louis Hayes à la batterie.


L'œuvre est délicate. Elle se réfère au massacre de Songmy en 1968, aussi appelé My Lai, 500 civils vietnamiens torturés, violés, assassinés par les troupes américaines. La même année que cet album qui prône le Peace and Love de l'époque, Joseph Strick remporte l'Oscar du meilleur documentaire en interviewant cinq vétérans. Par contre, le pamphlet de Mimaroğlu contre la guerre qui ne s'achèvera qu'en 1975 fit un flop, comme toutes les œuvres prophétiques, trop avancées pour son temps. Elle ne rentre dans aucun moule. Cette suite est pourtant un joyau où les sons électroniques, les cordes, le free jazz et les voix réfléchissent la poésie des hommes qui vivent debout, dénonçant tous les crimes, racisme et violence, tout en prônant l'amour que seul l'art a jamais su traduire bien qu'il soit impalpable.

→ Ilhan Mimaroğlu, Sing Me a Song of Songmy avec Echoes of Blues de Freddie Hubbard, CD Collectables
→ Jonathan Berger (par le Kronos Quartet, Vân-Ánh Vanessa Võ et Rinde Eckert), Mỹ Lai, CD ou 2 LP Smithsonian Folkways

vendredi 20 mai 2022

Le rock quand on ne l'attend pas


Recevant surtout des disques assimilés au jazz, à la musique contemporaine ou à celles du monde, et les labels étant plutôt spécialisés, je suis toujours surpris quand ils sonnent rock. Chez moi cela résonne avec mes années de très jeune homme lorsque nous courions acheter les albums des Beatles ou des Stones, d'Hendrix ou Soft Machine, de Zappa ou Beefheart, le jour de leur sortie.
Ainsi III de Jü me rappelle les orientalismes de Led Zeppelin, les groupes français du début des années 70 dont mes propres élucubrations lorsque nous les asseyions sur des rythmes entraînants. Bon, d'accord, cela n'a pas duré. Nous en écoutions toujours, mais nous avions décidé de nous affranchir des influences anglo-saxonnes en commençant par ne plus chanter en anglais. J'ai pourtant cruellement besoin de cette énergie de groupe que le jazz ignore préférant privilégier les expressions individuelles. Franchement, III de Jü, c'est rudement bien, trio déglingué aux sons actualisés. Le guitariste Ádám Mészáros, le bassiste Ernő Hock et le batteur András Halmos ont beau être hongrois, ils insèrent le gamelan balinais, le raga indien, les rythmes de l'Europe de l'Est au rock et au free jazz. Il y a même des sons électroniques quand Bálint Bolcsó se joint à eux, sans compter la chanteuse Dóra Győrfi qui vocalise et javanise à donf. Cette puissance et cette inventivité ne m'étonnent guère d'artistes dont le pays est dirigé par des fachos brutaux. La résistance passe toujours par l'art.
Également sur le label RareNoiseRecords qui produit d'autres excellents albums, Apophenian Bliss du groupe norvégien Red Kite est encore plus hard. Even Helte Hermansen à la guitare baryton, Bernt André Moen au piano Rhodes, Trond Frønes à la basse et Torstein Lofthus à la batterie et aux percussions déménagent. Comment appeler cette musique de dingues ? Du Free Hard ? En tout cas, cela se joue fort à en avoir des ennuis avec les voisins ! Moi, je m'en fous, je n'ai pas de mitoyenneté. C'est une des raisons, avec le désir de voir pousser des plantes et de sentir les saisons, qui m'a fait abandonner définitivement les appartements. L'électricité méchante du quartet ne les empêche pas de choruser jazz, histoire d'attendrir les cœurs et les mollets.
Il n'y a pas que le label anglais pour faire sonner ma veine rock. Parenthèses Records m'envoie L'ombre de la bête, duo du sonneur François Robin et de l'électronicien Mathias Delplanque. Sonneur signifie que Robin joue de la veuze (une cornemuse du pays nantais), du doudouk (un hautbois arménien), du mizmar (même genre, peut-être plus turc) et du violon. Électronique, c'est pour les synthétiseurs et le sampling live. Du rythme tribal avec des nappes de sons tenus, cela fonctionne évidemment comme sur des roulettes. Les Nantais se réclament de Jérôme Bosch et David Lynch. J'aime bien quand les références sont extra-musicales, surtout si leur univers sonore nous emporte sur un tapis volant au gré des vents du large. Il n'y a pas à dire, mais je ne me prive pas de l'écrire, ces trois disques font bouger mes doigts, accélèrent mon rythme cardiaque et me font voyager dans un temps où les plus jeunes ne m'appelaient pas Monsieur !

→ Jü, III, plusieurs formats de disque sur RareNoiseRecords, dist. Differ-Ant
→ Red Kite, Apophenian Bliss, également sur RareNoiseRecords, dist. Differ-Ant
→ François Robin & Mathias Delplanque, L'ombre de la bête, CD Parenthèses Records (Bandcamp), dist. Coop Breizh, sortie le 10 juin 2022

jeudi 19 mai 2022

Révélations d'Albert Ayler (Fondation Maeght - 5 LP ou 4 CD)


Le disque Shandar des Nuits à la Fondation Maeght a toujours été un de mes préférés d'Albert Ayler. Or paraît l'intégrale des deux concerts des 25 et 27 juillet 1970 en 5 vinyles ou 4 CD issue des archives de l'INA. L'Institut National de l'Audiovisuel recèle des milliers de trésors qu'il conserve jalousement et ne laisse hélas sortir que contre des sommes exorbitantes. C'est dire l'excitation de me saouler d'authentique free jazz, sans pause, juste le temps d'enchaîner les galettes sur la platine. Accompagné de sa compagne Mary Parks au soprano et chantant, du bassiste Steve Tintweiss, du batteur Allen Blairman et, pour le second concert encore plus extraordinaire, du pianiste Call Cobbs qui avait raté son avion, Albert Ayler livre une de ses dernières prestations, puisqu'il sera retrouvé noyé quatre mois plus tard dans l'Hudson River...


Ce coffret sorti chez Elemental Music est aussi indispensable que tous les disques du saxophoniste, y compris le luxueux coffre au trésor évoqué plus bas. Les improvisations, instrumentales (titrées ici Revelations et numérotées de 1 à 6) et vocales (Ayler et Parks me faisant penser à ce que Bernard Lubat développera plus tard), sont tout à fait surprenants. Le nouveau mixage privilégie le son d'ensemble. Le livret de 100 pages rassemble les témoignages de sa fille Desiree Ayler-Fellows, de l'historien Ben Young, des coproducteurs du coffret Zev Feldman et Jeff Federer, de Pascal Rozat de l'Ina, de Tintweiss et Blairman, de ceux qui l'ont écouté live (Sonny Rollins, Archie Shepp, Carlos Santana, Reggie Workman, Patty Waters, Annette Peacock) et ceux qui ont rêvé sur ses disques (Carla Bley, David Murray, John Zorn, Bill Laswell, Joe Lovano, Marc Ribot, Thurston Moore, James Brandon Lewis, Zoh Amba). J'ai raté de peu ces deux concerts, arrivant début août à Saint-Paul-de-Vence où j'assistai aux concerts de Sun Ra, Terry Riley et La Monte Young. Mais plutôt que d'en rajouter, je choisis de reproduire ci-dessous les différents articles que j'ai consacrés à Ayler depuis 2006.

MY NAME IS ALBERT AYLER
Article du 9 novembre 2006


My Name is Albert Ayler. C’est ainsi que le saxophoniste ténor le plus original de toute l’histoire du jazz se présente un soir à Sunny Murray et Gary Peacock. La nuit dernière, j’ai pu télécharger sur dimeadozen le passionnant portrait réalisé par le suédois Kasper Collin. Soixante dix neuf minutes d’entretiens, d’extraits vidéo, de photos de famille et les rares images muettes existantes d’Ayler. Sa voix est heureusement très présente grâce à des interviews réalisées entre 1963 et 1970. Son père Edward, son frère le trompettiste Don Ayler, le batteur Sunny Murray, le violoniste Michael Sampson, Bernard Stollman fondant le label ESP avec Spiritual Unity, ses ami(e)s, Mary Parks (Mary Maria) refusant d’apparaître à l’image pour conserver sa part de mystère, témoignent de la personnalité élégante et réservée du compositeur. On le voit jouer du ténor, chanter New Grass, mais il resterait à rénover la copie invisible des Nuits de la Fondation Maeght sorties seulement en CD, pour moi le plus extraordinaire témoignage du génie d’Albert Ayler. [...]
Le blues, son passage dans l’armée, sa culture, son inventivité, sa mystique égyptienne ont suscité une musique étonnante qui ne ressemble qu’à elle-même. Pourtant, les temps ont été difficiles, les musiciens pouvant rester quatre ou cinq jours sans rien manger. Coltrane envoya un peu d’argent lorsqu’Albert lui écrivit désespéré. Je suis touché de l’entendre se référer à Charles Ives, obligé de faire un autre travail pour continuer à écrire sa musique. La chanteuse Mary Maria, sa compagne d’alors, raconte qu’il pensait que sa mort pourrait représenter une solution pour sauver sa famille de la misère… Mais on ne sait rien. [Tintweiss en dit un peu plus dans le livret du coffret Revelations]. Le 5 novembre 1970, Albert Ayler quitte l’appartement de Mary Parks. Son corps sera retrouvé le 25 novembre, flottant dans l’East River. Il avait 34 ans.

LE SABRE ET LE GOUPILLON
Article du 9 mai 2010, contribution à un ouvrage collectif publié par Le Mot et le Reste.



Albert Ayler fait voler en éclats le sabre et le goupillon. Héritier de Charles Ives, le père de la musique contemporaine américaine qui marqua autant John Cage et John Adams que Frank Zappa et John Zorn, il intègre les fanfares à son jeu hirsute et révolté. Emprunt de spiritualité, il chante des hymnes à la vie plus profanes que fondamentalement religieux. Il y a mille manières d’assumer son passé lorsque l’on désire rompre avec lui. Recyclant ses expériences de l’église et de l’armée, Ayler sait apprivoiser le savoir et la sauvagerie. Les paradoxes qui animent sa puissance de feu pourraient ainsi le faire assimiler à un Luis Buñuel du saxophone ténor. En musique, rien ni personne ne lui ressemble, parce que nous sommes en face d’un art brut qui se joue de toutes les influences, séculaires ou tout bonnement quotidiennes. Il met l’urgence au programme de chacune de ses œuvres.
Le compositeur prêche avec tout son corps comme un convulsionnaire. La musique populaire noire est présente dans toutes ses phrases et son album de 1968, New Grass, dont la finalité discographique est explicite dès son Message from Albert, est une des clefs de son œuvre. Pourtant peu apprécié de la critique, ce dernier album insiste sur le rhythm and blues de la Great Black Music. Ce ne sera pas son dernier enregistrement… Albert Ayler continue de se produire et les préservateurs de mémoire immortalisent ses prestations uniques et irreproductibles.
1970 marque l’arrivée en France de l’Arkestra de Sun Ra, du piano de Cecil Taylor comme des « minimalistes » Steve Reich et La Monte Young. Ils sont tous programmés à la Fondation Maeght à Saint Paul de Vence grâce à Daniel Caux et se retrouveront sur le label Shandar de Chantal Darcy. Les 25 et 27 juillet, Ayler y explose. Les Nuits sont magiques. Quatre mois plus tard jour pour jour, on le repêche dans l’East River à New York. Entre temps ont disparu Alan Wilson du groupe Canned Heat, Jimi Hendrix et Janis Joplin ("suicides" auxquels Jean Saavedra ajoute ceux de Mark Rothko et Paul Celan la même année). C’est une hécatombe.
La Galerie Shandar n’existe plus. Le stock des disques périt noyé à la cave de la rue Mazarine [P.S.: dans la très bonne émission d'Alexandre Bazin du 12 mars 2023 sur France Musique, Autour du Label Shandar, Chantal Darcy dément cette histoire d'inondation]. Les mécènes tels Aimé and Marguerite Maeght se font rares. Les producteurs Bob Thiele et Daniel Caux ont rejoint la sainte famille des fantômes d’Albert pour un message universel où la musique est apte à soigner tous les maux de l’univers. La vérité est en marche. On pourrait faire des plans sur la comète pour imaginer ce que serait devenue la musique de cette nouvelle génération, admiratrice du soleil, en quête de toujours plus de liberté, mais les codas, biologiquement inéluctables, nous rappellent que la vie est courte, qu’il faut savoir vivre chaque jour comme si c’était le dernier, que le chant nous emporte. Albert Ayler touche à ce qu’il y a de plus précieux en l’homme, un sursaut de bon sens contre toutes les conventions, une transposition poétique du réel, la critique d’un monde qu’il faut changer, une suite de notes dont l’intégrité n’existe que dans l’instant, un cri dans la nuit des temps.

LE TRÉSOR D'ALBERT AYLER
Article du 15 avril 2011


Sept ans, l'âge de raison. C'est le temps qu'il m'aura fallu pour craquer. Depuis des mois, l'énorme coffret me faisait de l'œil dans la vitrine du Souffle Continu, le magasin de disques indépendant où l'on trouve tout ce qui sort de l'ordinaire. Le prix m'arrêtait, 90 euros. Pourtant, cela valait le coup : 9 CD d'enregistrements rares et inédits, un luxueux livret de 208 pages relié et illustré avec des textes d'Amiri Baraka, Val Wilmer, Marc Chaloin, Ben Young, Daniel Caux, etc., des facsimilés de programmes et de notes manuscrites, des photos, un dixième CD bonus du temps de son service militaire et même une fleur fanée ! Holy Ghost ressemble à une boîte de biscuits noire dans laquelle on aurait glissé des trésors de l'enfance. L'enfance de l'art. L'art brut. Le brut du décoffré. La magie absolue. L'essentiel. La bande de carton beige qui entoure l'objet annonce la couleur : "Coltrane était le père. Pharoah Sanders le fils. J'étais le Saint-Esprit." Albert Ayler est au free jazz ce que Jimi Hendrix est au rock, une apparition fulgurante, inimitable, l'énergie à l'état pur, la musique américaine, le lyrisme tordant le cou à la mélodie jusqu'à nous rendre ivres... La mort du saxophone ténor, retrouvé noyé dans l'East River en novembre 1970 à l'âge de 34 ans, restera une énigme.


[...] Si vous ne connaissez pas Albert Ayler, mieux vaut commencer par la réédition CD des Nuits de la Fondation Maeght. Mais si vous croyez avoir tout entendu, alors faites-vous plaisir, parce que l'objet sera forcément un jour épuisé, et alors vous regretterez amèrement de ne pas vous être saigné (je n'ai pas dit "signé", car je n'entends pour ma part dans ce sacrement que son aspect profane, les arcanes de l'inconscient tenant lieu de grâce). [On le trouve encore d'occasion à un prix "raisonnable"]

P.S. : aux côtés d'Ayler, par ordre d'apparition, Herbert Katz, Teuvo Suojärvi, Heikki Annala, Martti Äijänen, Cecil Taylor, Jimmy Lyons, Sunny Murray, Gary Peacock, Don Cherry, Burton Greene, Frank Smith, Steve Tintweiss, Rashied Ali, Donald Ayler, Michel Samson, Mutawef Shaheed, Ronald Shannon Jackson, Frank Wright, Beaver Harris, Bill Folwell, Milford Graves, Richard Davis, Pharoah Sanders, Chris Capers, Dave Burrell, Sirone, Roger Blank, Call Cobbs, Bernard Purdie, Mary Parks, Vivian Bostic, Sam Rivers, Richard Johnson, Ibrahim Wahen, Muhammad Ali, Allen Blairman. Les deux derniers CD sont consacrés à des interviews d'Albert Ayler avec Birger Jørgensen, Kiyoshi Koyama et Daniel Caux qui s'entretient également avec Don Cherry. [...]

ALBERT AYLER ENCADRÉ
Article du 16 juillet 2014


[...] Rencontres d'Arles. Surprise de découvrir de grands tirages d'Elliott Landy où je reconnais Ornette Coleman, Bob Dylan, Janis Joplin, Jim Morrison, Eric Clapton, Country Joe... Landy, photographe officiel du festival mythique, dédicace son livre Woodstock Vision, The Spirit of a Generation. Sur le mur s'affichent quantité de photographies prises essentiellement au Fillmore East de New York avec une pellicule infra-rouge, mais ce sont les deux grands portraits d'Albert Ayler, l'un au ténor, l'autre à la harpe (!) qui attirent mon attention à côté des nombreux clichés de Jimi Hendrix.
Les trentenaires me posent quantité de questions sur cette époque où nous pensions réinventer le monde, à coups de "Peace & Love" et d'une révolution qui fut essentiellement de mœurs. Si même le Nouvel Observateur titrait sur la société des loisirs la réaction fut plus puissante que nos espérances, violente, inique, cynique et destructrice. La libération sexuelle ne nous rendit pas plus heureux, mais elle facilitait les rapports. Notre romantisme juvénile permit à nombre d'entre nous de jouir toute notre vie d'une effervescence utopiste salutaire, mélange de résistance critique et de quotidien sybarite. Nous nous battions le plus souvent avec des fleurs. Celles et ceux qui ne désarmèrent jamais continuent de chevaucher la queue de la comète qui nous montrait le ciel avec les yeux de l'innocence. Nous n'en étions pas moins lucides, fuyant le formatage des ciboulots qui brise toute tentative d'indépendance et de solidarité.

mercredi 6 avril 2022

Peaky Blinders à bout de souffle


Pourquoi les dernières saisons des meilleures séries sont-elles souvent ratées ? Mad Men avait ainsi déjà perdu tout son intérêt. La fin de Game of Thrones avait été bâclée. Récemment Le bureau des légendes n'avait pas su conserver sa rigueur exemplaire. La quadrature du cercle est un piège. À chercher à boucler la boucle, les scénaristes s'enferrent. Il n'est pas si simple de résoudre. En musique la coda est un art. Je n'ai jamais aimé les codas, j'ai toujours préféré terminer en l'air. Ce n'est pas une queue de poisson. Plutôt une ouverture. Une ouverture sur l'imaginaire de chacun plutôt qu'une manière de pouvoir un jour remettre le couvert. Alan Ball avait réussi un coup de maître avec le dernier épisode de l'inégalable Six Feet Under, histoire qu'aucun producteur ne l'exhorte à rallonger la sauce. Même chose avec The Wire de David Simon, passionnante jusqu'au bout.
La sixième et dernière saison de Peaky Blinders est une énorme déception. Triste et molle, elle essaie un autre ton, très sombre, mais la passion n'y est plus. Cillian Murphy n'est plus que l'ombre de lui-même et même la musique est ratée. Peut-être que les droits d'auteur des morceaux de rock ont grimpé avec le succès de la série ? Je ne "spoile" jamais rien, mais on peut franchement s'éviter cette désillusion. Tout semble tiré en longueur. Six épisodes qui auraient pu n'en faire qu'un, alors qu'on nous annonce un long métrage pour plus tard. Séquel séquelle. À être trop gourmand, la poule aux œufs d'or devient stérile.


Ces derniers temps j'ai préféré regarder la troisième saison de L'amie prodigieuse, produite par la RAI, que diffusera France-TV, un peu plus faible que les précédentes, donc inquiétude sur la quatrième et ultime à venir l'an prochain. Ou The Tunnel que je n'avais jamais vue ; la première saison de ce thriller franco-britannique est un remake de l'excellente série suédo-danoise Bron, mais les deux suivantes sont des scénarios originaux (Canal +). Ou la seconde de la dystopique Raised by Wolves (Warner TV) dont les premiers épisodes avaient été réalisés par Ridley Scott. J'ai regardé l'intégralité de l'israélienne Shtisel, plongée dans la vie d'une famille juive haredim, c'est charmant, un peu répétitif, intéressant, même si je préfère mille fois Unorthodox. La britannique Vigil qui se passe dans un sous-marin est un bon thriller. Je ne parle pas des séries déjà évoquées dans cette colonne ! Je n'ai terminé ni Severance (Apple TV+) ni la seconde saison d'En thérapie (Arte). La première, assez kafkaïenne, avec Adam Scott, John Turturro, Christopher Walken, Patricia Arquette, véhicule un humour absurde. J'ignore où cela va nous mener. La seconde semble du niveau de la première saison, cette fois réalisée selon les personnages par Agnès Jaoui, Emmanuelle Bercot, Arnaud Desplechin et Emmanuel Finkiel, avec toujours d'excellents comédiens, dont évidemment Frédéric Pierrot.
J'avais gardé un excellent souvenir de Frédéric Pierrot qui était le narrateur du spectacle et du CD Chroniques de résistance produit par nato et dans lequel ma fille Elsa chantait sept chansons. J'avais écrit les paroles de l'une d'elles sur une musique de Tony Hymas.

mardi 5 avril 2022

Une vie Parallèles


Tandis que les années 70 étaient évoquées je me disais que ce voyage dans le passé de la Librairie Parallèles ne parlait qu'à ceux qui l'avaient connue alors, et puis comme se présentent les années 80 qui m'avaient échappé j'ai été happé par la suite et j'ai rectifié ma pensée. Bien au delà de l'aventure des librairies parallèles, c'est le rôle formidable des libraires, véritables passeurs, que la réalisatrice Xanaé Bove montre dans son documentaire Une vie Parallèles. Pas seulement ces chantres de l'underground, de la presse alternative, des fans de fanzines et de publications politiquement critiques, mais ce métier formidable qui tient souvent du défricheur et du conseiller, vous aiguillant en fonction de vos goûts, un rapport intime avec le lecteur qu'aucun site marchand ne remplacera jamais...
Je suis ému de reconnaître Pierre Scias qui tenait la Librairie Actualités rue Dauphine. J'y avais découvert L'Art vivant ou la première mouture d'Actuel, les journaux anglais It et Suck, les dessinateurs Crumb et Shelton ; nous y achetions le Parapluie d'Henri-Jean Enu où notre camarade Antoine Guerreiro avait fini par placer des dessins ou L'enragé dont je possède l'intégralité, mais surtout nous pouvions y discuter politique et musique, deux sujets qui commençaient à se fréquenter à la rentrée 68 quand on s'intéressait au rock et à la révolution. Philippe Bone, Christophe Bourseiller, Françoise Droulers, David Dufresne, Patrice Van Eersel, Henri-Jean Enu, Marsu, Daniel Paris-Clavel, Géant Vert et d'autres témoignent de la création de la Librairie Parallèles, rue Saint Honoré près du trou des Halles, et de son évolution, mais ce sont aussi ceux que j'ai croisés qui font remonter mes souvenirs : Gilles Yepremian rencontré au Lycée Claude Bernard, Philippe Thyiere qui avait pris le relais par ses conseils avisés, Thierry Delavau qui avait commandé Utopie standard à Un Drame Musical Instantané pour la compilation CD Passionnément du label V.I.S.A., Guillaume Dumora toujours de bon conseil au Monte-en-l'air lorsque je désire savoir ce que devient la bande dessinée... C'est pareil avec la musique. Dans la bande-son je retrouve Red Noise, Crium Delirium, Fille qui Mousse, etc., même si j'ai manqué la période punk avec les Béruriers Noirs.


Les anars sont très présents dans cette histoire, parce que leur dogmatisme est toujours individuel contrairement aux autres gauchistes affiliés à tel ou tel groupuscule, parce qu'ils sont sensibles au rock (et au free jazz même s'il n'est pas évoqué dans le film), parce qu'ils sont à la recherche d'une autre vie que celle que leur proposent leurs aînés, les premiers donc à s'intéresser à l'écologie, à la vie en communauté, à tout ce que l'on appelait alors alternatif. Internet a supplanté le Catalogue des Ressources, mais celles et ceux qui sont attaché/e/s à l'objet ne jurent que par le papier, le fait-main, les œuvres qui se créent dans les marges. Une forme de résistance qui laisse toute sa place à la passion, enflammée, inextinguible.

→ Xanaé Bove, Une vie Parallèles, DVD Capuseen, 15€

mardi 22 février 2022

Jean-André Fieschi


À la mort de Jean-André Fieschi en 2009, j'avais écrit 3 articles, les 3, 4 et 17 juillet. Il avait été notre professeur d'histoire du cinéma et d'analyse de films à l'IDHEC pendant trois ans, puis j'étais devenu son assistant pendant les quatre années suivantes. Avec mon père et le compositeur-trompettiste Bernard Vitet, il fut l'un des trois initiateurs qui marquèrent ma vie.

JEAN-ANDRÉ FIESCHI, LE PASSEUR A REJOINT LE STYX


Je suis abasourdi. Il y a une heure, dans le taxi qui nous ramenait vers l'est, je discutais de la vie avec ma fille Elsa dont nous venions de fêter l'anniversaire de 24 ans. Beaucoup de tendresse, la responsabilité du passage d'un homme mûr à une jeune adulte, la part des choses... Le recul nécessaire pour comprendre qui l'on est en se retournant sur nos passés nous permet d'envisager l'avenir comme une suite d'aventures extraordinaires. Oui, beaucoup de tendresse pour celles et ceux qui nous ont formés, même si les maladresses constituent souvent collection. Ne sachant pas par quel bout le prendre, je ne réaliserai l'annonce qu'après avoir dormi un peu. Le message de Jean-Patrick Lebel et Christiane Lack anticipe l'orage qui s'annonce et me foudroie : "Cher Jean-Jacques, pardon pour la brutalité de cette très triste nouvelle. Jean-André Fieschi, qui était au Brésil avec Émile Breton, Michel Marie et d'autres, est mort brusquement hier au moment de son intervention dans un colloque sur Jean Rouch. Nous sommes dans l'affliction et t'embrassons fort."
J'aurais pu titrer tout aussi bien "La mort d'un maître" et il fut le mien. Jean-André était mon troisième père, après mon géniteur dont le regard posé sur moi ne me quitte pas et Frank Zappa qui initia mon récit. Il est terrible de penser que Bernard Vitet [décédé en 2013] dont la santé m'inquiète depuis plusieurs mois est le dernier survivant de cette bande des quatre. J'ai rencontré Jean-André lorsque j'avais 18 ans, jeune étudiant en première année de l'Idhec. Responsable de l'analyse de films, il nous initia au cinématographe dans ce qu'il a de plus beau, de plus intelligent, de plus magique surtout. J'évoquai longuement les merveilleuses années passées en sa compagnie dans mon billet intitulé "Remember My Forgotten Man". Je le prenais pour un génie, un génie suicidaire encombré par tant de mémoire et d'intuition, par ses trésors cachés acquis souvent dans des circonstances mystérieuses, ses silences qui nous auraient fait perdre patience si notre dette n'était inextinguible. Le cinéaste et critique était un passeur. Tous ceux et celles qu'il forma en gardent un souvenir indescriptible. En exergue de ses Nouveaux Mystères de New York il avait inscrit cette phrase de [Freud qu'il attribuait à] Paracelse : "Je vous apporte la peste, moi je ne crains rien, je l'ai déjà." Sa reconnaissance publique n'a jamais été à la hauteur de son enseignement, car la plupart de ce qu'il nous transmettait passait par l'oral et par les documents qu'il sortait comme des lapins ou des colombes de son chapeau-claque. Il avait connu les plus grands et savait leur rendre hommage. J'eus la chance de partager plus d'une tranche du gâteau pendant mes années de formation. L'entendre au sens où Jean Renoir les préférait à toute tranche de vie.
Comme je ne sais pas où trouver une photo de lui dans mes archives, je fais une capture écran de son rôle en Professeur Heckell dans Alphaville, derrière, à droite d'Eddy Constantine, Jean-Louis Comolli et Laszlo Szabo. Et j'appelle Elsa parce que, s'il m'arrive de donner des leçons, des conférences ou des conseils, c'est pour que ne s'éteigne jamais sa lumière. Les pierres précieuses dont il me fit cadeau et qui me brûlent les doigts m'aident à vivre depuis, sans discontinuité. JAF avait 67 ans. Je pense à ses trois enfants en entendant la voix de la mienne et je trouve enfin mes larmes.
Tu as rejoint la cohorte des fantômes qui ont peuplé ta vie. Mourir au Brésil, c'est bien un tour à ta façon. Si tu pouvais partager cet ultime rebondissement tu en rigolerais bien.

FILMOGRAPHIE DE JEAN-ANDRÉ FIESCHI


L'héritage intellectuel de JAF fut si considérable que sa mort génère en moi un sentiment d'usurpation. Je n'y étais pas préparé. Cherchant à honorer ce que j'appelais ma "dette inextinguible" je plonge dans mes archives et compile une biographie curieusement absente du Web. Je retrouve des projets, des lettres, des articles, des entretiens, des films, des images dont cette photo que j'ai prise dans les années 70... Une biographie au carbone qu'il avait rédigée au début de notre collaboration sur Les nouveaux mystères de New York (1976-1981) nous donne de précieuses informations, quand j'aimerais reproduire certains de ses écrits, toujours remarquables.

Jean-André Fieschi
(5 mai 1942, Ajaccio, Corsica - 1er juillet 2009, São Paulo, Brésil)

1949 : Vision de Bambi au Rio Opéra.
1961 : Les Cahiers du Cinéma, époque Rohmer.
1963 : Réalisation, à Barcelone, de Cuixart, pour la Galerie Metras.
64/68 : Cahiers du Cinéma, époque Rivette. Secrétariat de rédaction de la revue, articles, entretiens, rencontres (Renoir, Bunuel, Sternberg, Rossellini, Pagnol, Visconti, Straub).
1966 : En plus des CdC, chronique hebdomadaire au Nouvel-Observateur.
Réalisation de L'accompagnement, écrit en collaboration avec Claude Ollier et Maurice Roche, et traversé par les mêmes + Edith Scob, Marcelin Pleynet, André Téchiné. Montage : Jean Eustache. Partition sonore : Michel Fano. Le film était dédié à Julio Cortazar, Prime du CNC (60 000F), ventes aux USA, Canada
(ligne illisible dûe à la pliure)
65/68 : Fonde et dirige avec Noël Burch, l'IFC (Institut de Formation Cinématographique), atelier un peu utopique où furent chargés de cours, de recherches ou de travaux pratiques W.Borowczyk, Marguerite Duras, Michel Fano, Jean-Luc Godard, Pierre Guyotat, Marcel Hanoun, André Hodeir, Robert Lapoujade, Christian Metz, Claude Ollier, Alain Resnais, Jean Ricardou, Jacques Rivette, Jean Rouch, Alain Robbe-Grillet, rien que du beau monde.
66/68 : Réalisation, dans la série (défunte) de Janine Bazin et André S.Labarthe "Cinéastes de notre temps" de :
Pasolini l'Enragé (1h40)...
Domaine italien 2 : Bertolucci (on pouvait avoir des excuses à ce moment-là), De Bosio, Bellochio ?
La Première Vague (Delluc, Dulac, Epstein, Young Mr L'Herbier), travail de recherche de montage, de teintage, et d'archivage de ce qui pouvait encore être archivé.(coréal: Noël Burch)
M.L'Herbier : une re-vision, réévaluation de l'œuvre muette de M.L'H.
Également, participation aux émissions sur Bunuel et Sternberg.
68/69 : Chronique régulière à "La Quinzaine Littéraire".
69/70 : Chargé de cours à Paris I (Histoire du cinéma).
Co-auteur, avec Claude Ollier, de textes radiophoniques, La Fugue et Cinématographe, dans le cadre de l'A.C.R. (Atelier de Création Radiophonique).
70/71 : Pratique intensive du cinéma d'intervention directe (film réalisés pour les municipalités d'Argenteuil, Bobigny, Sartrouville, pour la Confédération Génbérale du Travail, pour le Théâtre des Amadiers à Nanterre, etc.
L'histoire vivante, sur la mémoire du mouvement ouvrier, starring Jacques Duclos, vainqueur d'un cendrier de cristal (rose) au Fesrtival de Leipzig de l'année suivante. (coréal: Bernard Eisenschitz)
71/73 : Enseignement à l'IDHEC (Histoire du cinéma, travail sur le montage, direction de tournages).
Pratique de la vidéo d'animation, dans les entreprises de la Seine St Denis.
Participe à la rédaction d'une encyclopédie monumentale du Cinéma, dirigée par Richard Roud, en cours de publication à Londres et New York simultanément.
Textes sur Bunuel, Epstein, Hitchcock, Murnau, Rivette, Rouch, Sennett, Straub, Tati, Vertov.
73/75 : Directeur de production à Unicité (films, vidéos, disques, journaux muraux, etc.). Étude sur des terrains très diversifiés (entreprises, quartiers, municipalités, régions, etc.) des différents supports audiovisuels et de leus spécificités. Enquêtes, voyages.
Auteur d'émissions de télévision, dans la série (défunte) de Monique Assouline "Grand Écran" : Le film noir américain et Jean Renoir (Réal: Charles Bitsch), L'enfant et ses images (R: Pierre Beuchot). Également : Il était une fois la Comédie musicale (R: Raoul Sangla).
Parallèlement, découverte, expérimentation et pratique intensive de la Paluche, écriture de scénarii (pour Bernard Stora, Eduardo de Gregorio), interventions dans les pages "spectacles" du "Monde", réalisation d'une émission (FM) sur la musique traditionnelle corse, ainsi qu'un disque sur le même sujet.
1976 : Paluche encore, naissance d'un projet tout à fait spécial, double travail concernant le projet lui-même et les moyens de le faire aboutir.


Complétons imparfaitement avec la filmographie publiée lors de sa rétrospective à la Galerie du Jeu de Paume en 1999 :
Permanencia del Barroco (1963)
Théâtre (1980), coréal. Jean-Pierre Mabille, avec Françoise Lebrun, Dominique Labourier, Jean-François Stévenin, Maurice Garrel, Jean-Claude Dreyfus, Jacques Lassalle
Bande Eustache (Jean qui pleure, Jean qui rit) (1982)
L'horreur de la lumière (1982, vidéo-paluche), 25', image-montage : JAF, avec Georges Didi Huberman
Les Monts Oural (1982, 5'), image-montage : JAF, avec Pascale Murtin et François Hiffler (Grand Magasin)
Les Dogons et Chamber Music (1983)
Baby Sitter (1984, 13') avec Anouk Grinberg
Un enfant au sommeil agité (1985, vidéo-paluche/UMT, 13') avec Grand Magasin
Le tueur assis (1985, 60'), scénario-dialogues JAF et Jean Echenoz d'après Patrick Manchette, avec Jean-Pierre Léaud, Roland Amstutz, Caroline Chaniolleau, Jean Dautremay, Michel Delahaye, David Gabison, Yann Collette, Hugues Massignat, Catherine Laulhère
Lettre à une jeune comédienne (40 ans d'Avignon : les acteurs) (1987, 26') avec Maria Casarès, Alain Cuny, Ludmila Mikaël, Gérard Desarthe, Maurice Bénichou
L'idée perdue (1988, 21'), texte Jean Paulhan, avec Anouk Grinberg
Portrait imaginaire d'Alain Cuny (1988, 120') - 1re partie Le savon noir, 2e partie La jeune fille Violaine, image Jacques Bouquin et JAF, montage JAF, avec Alain Cuny, Anouk Grinberg
Chloé, bonne à Rome (1988, 5') avec Grand Magasin
Tommaso Landolfi (1986, 27'), image Luc Pagès et JAF, montage JAF, avec Olimpia Carlisi, Idolina Landolfi
Joë Bousquet (1990, 27'), id., avec Hélène Alexandridis et la voix du Poisson d'or
Pasolini l'enragé (1966-1993, 65'), image Georges Lendi, avec Pier Paolo Pasolini, Franco Citti, Sergio Citti, Ninetto Davoli (photo ci-dessus)
Ramentevoir (1993, installation, Centre Pompidou, "Manifestes")
Que faire ? (bis) (1994, 59'), image/son/montage JAF, entretiens Jacques de Bonis, musique Jean Wiener, avec Jean Burles, Yves Clot
Ninetto le messager (1995, 28'), image Maurice Perrimond, montage Danielle Anezin, avec Ninetto Davoli
Le Talisman (1996, 4')
L'illusion (1997, 60') autour de L'illusion comique de Pierre Corneille montée par Jean-Marie Villégier, image JAF, montage Danielle Anezin
CinéMuse (1997, 13') avec Christine Hoffet
Mosso Mosso (Jean Rouch comme si...) (1998, 73'), image JAF et Gilberto Azevedo, Montage Danielle Anezin, avec Damouré Zika, Tallou Mouzourane, Hamidou Godye... et Jean Rouch
Le Commencement des lions (1998, 4') avec Martha Fieschi
Kaydia (Nouvelles impressions d'Afrique) (1998)
Le jeu des voyages (1987-2004, 20 heures!)
La fabrique du "Conte d'été" (2005, 90'), coréal. Françoise Etchegaray

LE TRAVAIL DU DEUIL


On est comme à la campagne. Le cimetière de Charonne jouxte l'église Saint-Germain-de-Charonne qui servit de décor à la scène finale des Tontons flingueurs. C'est dire si la cérémonie commençait bien. Les vieux amis ressemblaient à des boulistes ayant raté l'heure de la sieste. Sous un soleil brûlant aux effluves presque corses, les oraisons prononcées en hommage à Jean-André Fieschi en dressèrent un portrait fabuleux et varié, certains avec énormément d'émotion, d'autres plein d'humour, les plus proches se laissant aller à quelques piques pleines de tendresse. Ainsi sa compagne Françoise Risterucci, Émile Breton, Christiane Lack, Jean-Patrick Lebel, Michel Vinaver et d'autres se succèdent au micro, mais ce sont certainement les témoignages de ses enfants, Marthe et Simon, qui sont les plus poignants et les plus fidèles. J'espérais retrouver certains visages, j'en découvre d'autres, je n'en avais oublié aucun. Une chanson corse et la trompette de Miles Davis accompagnent les derniers adieux. En guise de faire-part, la famille a mis à disposition des cartes postales figurant Jean-André à différentes époques de sa vie. Il a toujours adoré les images. J'en choisis une où l'on voit bien qu'il pouvait ne pas être toujours commode !
Lorsque ce fut mon tour je bégayai quelques mots à la mémoire de mon ami :
Cher Jean-André, je n'aurais jamais imaginé me retrouver dans ces circonstances.
Nous avons arpenté ensemble maints cimetières en lieux de promenade et de mémoire, de Venise sur l'île San Michele où nous étions venus porter des fleurs à la demande d'un ami sur la tombe de Stravinsky aux côtés duquel reposait Diaghilev jusqu'au Père Lachaise où tu voulais me montrer celle de Pierre Zucca. Un après-midi comme celui-ci, tu m'avais amené ici-même et tu m'avais indiqué celle de l'infâme Brasilach qui n'était pourtant pas ta tasse de thé bien qu'il ait écrit une célèbre histoire du cinéma.
Ce cimetière de Charonne, nous devrions le rebaptiser cimetière de Charon en hommage à tes qualités de passeur. Je parlais de toi en t'appelant "mon Maître", car lorsque j'étais jeune homme, tu m'appris la moitié de ce que je sais et me donna la méthode pour acquérir le reste. Je disais aussi que ma dette était inextinguible et ton dernier coup de théâtre ne me facilite pas la tâche. Tu tenais toi-même ce pouvoir initiatique de Claude Ollier. Aussi, pour que ta flamme ne s'éteigne jamais, il nous reste à continuer à transmettre ce que tu nous a légué, une appréhension aussi magique que matérialiste de notre monde.
On ne réveille pas un somnambule qui marche au bord du toit. Dors bien et continue à nous faire rêver.

mardi 1 février 2022

Pourquoi je préfère les disques au flux


À 15 ans, lorsque j'ai découvert les émotions que me produisait la musique, j'ai acheté quelques disques, mais mon porte-monnaie n'était pas à la hauteur de ma curiosité boulimique et de mon enthousiasme adolescent. Trois amis me fournissaient en matière première que j'enregistrais en 9,5 cm/s sur un magnétophone quart de piste qui me servit plus tard à immortaliser les disques de mes débuts. Le premier m'ouvrit les portes du free jazz et de la pop déjantée : pas plus fortuné que moi, Michel volait les 33 tours chez Lido Musique, il est devenu DJ à la radio et continue de nous faire découvrir des raretés insoupçonnées. Le second avait des parents friqués qui le gâtaient, il était surtout branché par la pop américaine, du folk au rock psychédélique, Philippe a hélas succombé à une overdose qui n'avait rien de musical. Le troisième vendait ces objets de désir à l'angle de la rue de Luynes et du boulevard Saint-Germain, chez Givaudan alors le meilleur importateur parisien, ce furent par exemple Sun Ra, Harry Partch et le reggae naissant, j'ignore ce que François est devenu. J'ai continué à emprunter la discothèque de Jean-André qui m'a initié à la musique contemporaine, à l'opéra et au classique. Je possède toujours les doubles pages à carreaux où je recopiais l'intégralité des notes de pochette imprimées au dos des vinyles. C'est ainsi que s'est construite ma culture musicale et que j'ai amélioré mon anglais !
De temps en temps je pouvais m'offrir les objets qui comptaient le plus à mes oreilles, les Mothers of Invention, Captain Beefheart, Bonzo Dog Band, Terry Riley, La Monte Young, Pink Floyd, Family, White Noise, etc., et plus tard, en fonction des époques, l'ancien et les nouveaux jazz, la musique classique et contemporaine, la chanson française, les musiques extra-européennes, etc. Cet important corpus est maigre face aux bandes magnétiques représentant trois mois de musique 24 heures sur 24. Aujourd'hui elles prennent surtout la poussière. Je suis passé aux cassettes sur lesquelles j'enregistrais France Musique et France Culture en cochant à l'avance les émissions sur les pages radio de Télérama. Ma base de données était sur fiches cartonnées jusqu'à ce que j'utilise le logiciel File Maker Pro. Et puis le CD est arrivé alors que mes moyens financiers s'étaient améliorés. Avant un déménagement j'avais déjà vendu la plupart des 78 tours hérités de ma famille, je me suis débarrassé d'une grosse partie de mes disques noirs, sauf le classique et ceux auxquels je tenais le plus. Le problème est évidemment le stockage. Malgré les dizaines de mètres de linéaire, les étagères arrivent régulièrement à saturation. Rédigeant des petites chroniques sur cette page je reçois chaque jour des services de presse. J'écoute tout et ne peux me résoudre à vendre ceux qui ne m'intéressent pas, pour des raisons de décence vis à vis des artistes qui me les ont adressés. J'en donne autant que je peux, mais ce sont évidemment ceux qui me plaisent le moins. Que ce soit les livres ou les disques, un de rentré devrait provoquer un de sorti, mais je n'arrive pas à m'y tenir.


Voilà une longue introduction à l'annonce du titre de cet article ! J'ai pensé à l'écrire en écoutant ce matin des albums dématérialisés. Selon l'application utilisée, les morceaux s'enchaînent en léger fondu ou en les espaçant toujours de la même longueur de silence. Or choisir le bon nombre de secondes entre chaque pièce fait partie de mon travail de création lorsque je fabrique les miens. Ensuite je ne sais pas toujours ce que j'écoute lorsque se déroule le flux. J'ai besoin des notes de pochette, des paroles des chansons, du minutage, du nom des musiciens, ainsi que de l'iconographie qui enveloppe l'objet. À mes yeux les images représentent un morceau de plus, la transposition visuelle de l'univers sonore. Les enveloppes cartonnées, formes ramassées de l'original, que m'envoient les attachés de presse, ne suscitent que rarement le désir d'écrire. J'avoue n'acheter que des disques dont la présentation apporte quelque chose de plus que la simple écoute.
En tant que producteur moi-même, au compteur une cinquantaine de vinyles et CD ainsi que près d'une centaine d'albums dématérialisés (mais ça c'est une autre histoire !), j'ai toujours apporté un soin énorme à l'objet-disque, dans sa présentation iconographique et récemment augmenté de copieux livrets remarquablement mis en page par les meilleurs graphistes. Les considérer ainsi les rend incopiables, puisqu'ils ne peuvent être réduits à l'aspect purement sonore. Il me semble que c'est la meilleure réponse à ce qu'on appelle abusivement le piratage. Provoquer le désir au lieu de réprimer est forcément plus sympathique. Petit a parte pour rappeler que ce n'est pas le piratage, mais les plateformes comme iTunes, Deezer ou Spotify qui pénalisent le plus les artistes. J'ignore ce que deviendra l'industrie du disque dans l'avenir. Les indépendants se battent bien contre les majors, certes David contre Goliath. Il est important de se souvenir que le support influence aussi les œuvres. La partition écrite répondait à la nécessité de voyager à une époque où l'enregistrement n'existait pas. La tradition orale avait d'autres avantages. Le 78 tours privilégiait les formats courts. Le 33 tours 30 centimètres était structuré sur la base des deux faces. Le CD offrait des durées plus longues et des musiques à petit bruit que les craquements de surface interdisaient. La musique en ligne m'a permis, par exemple, de fabriquer un album qui dure 24 heures ! Mais rien ne vaut le plaisir de fabriquer un bel objet, comme les 30 centimètres qui se profilent pour les mois à venir, éditions limitées et numérotées en sérigraphie ou en volume réalisées avec des plasticiens. On y reviendra !

jeudi 27 janvier 2022

Jazz On A Summer's Day


Le générique s'ouvre sur un sublime trio de Jimmy Giuffre au ténor avec Bob Brookmeyer au trombone et, hors-champ, le guitariste Jim Hall. Leur répond la sirène d'un navire dans le port de Newport. Nous sommes en 1958. Le photographe Bert Stern filme le festival entrecoupé de scènes estivales et de plans sur les spectateurs. En titrant Jazz On A Summer's Day Stern annonce la couleur. La copie est belle. Thelonious Monk, Henry Grimes et Roy Haynes se retrouvent au milieu des régates. Comme Sonny Stitt et Sal Salvador. Pas le temps de s'attarder. Le programme est costaud. Anita O'Day entame Sweet Georgia Brown et scate en chapeau à plumes et gants blancs. Certains amateurs de jazz seront frustrés, mais les scènes documentaires sont sonores, filmées pas seulement pour leur cadre. Dixieland en vieille voiture, enfants sur balançoires. C'est le portrait d'une époque. Probable que Stern n'y connaît rien en jazz. Il ne prend pas le temps de filmer Miles Davis, mais on a droit au George Shearing Quintet. Heureusement suit Dinah Washington. La musique est là, le réalisateur préfère souvent regarder ceux qui dansent ou écoutent. La nuit est tombée. Gerry Mulligan avec Art Farmer, David Bailey et Bill Crow jouent Salt Peanuts. Le Newport Blues Band accompagne Big Maybelle. Les sièges vides se sont remplis. Le monteur Aram Avakian cosigne le film. On se demande ce que Chuck Berry est venu faire là avec son Sweet Little Sixteen, mais cela ne gâche rien et le public est content. Le flûtiste du Chico Hamilton Quintet est Eric Dolply, youpi ! Un solo espagnolé du guitariste Dennis Budimir précède celui, tout en nuances, du batteur aux mailloches. Louis Armstrong fait un peu trop le zouave, raconte des blagues, cela me donne un peu l'impression d'uncletomisme. Après il chante et joue, c'est Satchmo ! Stern s'attarde cette fois au milieu du mezzé jazzy. On enchaîne enfin avec Mahalia Jackson, deuxième plat de résistance du film... Jonathan Rosenbaum en parle comme probablement le meilleur film sur le jazz. Il y en a d'autres sur des musiciens en particulier, mais Jazz On A Summer's Day a quelque chose d'universel.



L'image et le son ont été rénovés. C'est superbe. En dessert, Carlotta offre Original MadMan, un long documentaire sur le travail photographique de Bernt Stern, célèbre pour ses 2571 clichés de Marilyn Monroe peu avant sa mort, réalisé par Shannah Laumeister, son épouse de quarante ans sa cadette. On a évidemment droit au cliché du photographe de mode fasciné par les femmes, mais on s'en échappe heureusement un peu lorsqu'il évoque son travail pour la publicité et pour Vogue. Ajouter un court entretien, des planches-contact de musiciens présents à Newport comme Jack Tiegarden, des photos d'Armstrong...

→ Bert Stern, DVD ou Blu-Ray Carlotta, 20€, sortie le 15 février 2022

lundi 17 janvier 2022

Variations Volodine, saga opératique de Denis Frajerman


La Volte, éditeur entre autres d'Alain Damasio et Sabrina Calvo, publie un coffret de 6 CD de Denis Frajerman autour de l'œuvre du romancier Antoine Volodine, accompagnés d'un petit fascicule. En outre un code permet de télécharger l'ensemble des 6 albums si on souhaite en profiter dématérialisé (sauf que cela ne marchait pas quand j'ai essayé).
Chronologiquement tout commence avec Quatre poèmes en prose d'Antoine Volodine enregistrés en 1994 pour France Culture. Treize minutes où l'auteur est accompagné par Frajerman (bandes, claviers), Régis Codur (gt), Eric Roger (tpt), Jacques Barbéri (sax a), Emmanuelle Franz (vl), Aurore Pingard (vlc), Hervé Zénouda (zarb), Aline Lebert (voix), musique de scène radiophonique où percussions mélodiques et petite fanfare soutiennent les roulements d'r de l'auteur féérisant.
Quatre ans plus tard, sur fond de bestiaire et d'ambiances forestières dignes de Brocéliandre, les Suites Volodine produisent des rythmes incantatoires, terme que j'ai souvent utilisé pour la musique de Frajerman, timbres rappelant le groupe Third Ear Band ou certains disques d'exotica. À Frajerman, Codur, Barbéri, Roger et Zénouda se joignent Sandrine Bonnet (perc, voix) et Marc Resconi (tb) pour cette heure purement instrumentale.
An 2000, Des anges mineurs, oratorio post-exotique, à peu près même durée, convoque le récitant, cette fois sans roulements ajoutés, mais l'orchestre constitué de Frajerman , Barbéri plus Carole Deville (vlc), David Fenech (gt), Hélène Frissung (vl), Daniel Palomo-Vinuesa (sax bar) et Laurent Rochelle (cl bs) s'impose, boucles répétitives où s'accrochent les sons animaliers des instruments. L'ombre de Moondog plane sur ce minimalisme dont l'ambiance s'inspire évidemment des textes de Volodine.


Encore quatre ans plus tard, nouvelle production France Culture, Vociférations cantopéra avec Volodine, Barbéri, Frissung, Deville, Palomo-Vinuesa auxquels Frajerman ajoute Stephano Cavazzini (batterie), Keny 2 (sampler), Fanny Kobus (va), Lise N (murmures), Géraldine Ros (chant). Plus électro, plus fantômatique, entraînant, les boucles parfois de différentes longueurs se désynchronisent pour créer la meute. Volodine est envoutant, la poésie circonlocutoire inspire l'abstraction musicale, leur cousinage profite à l'une comme à l'autre...
En 2015, la petite famille s'est dispersée. Pour Terminus radieux, cantopéra, dont le texte a valu le Prix Medicis à l'auteur, Denis Frajerman joue des guitares avec la violoncelliste Carole Deville et deux mezzo-sopranos, Émilie Nicot et Justine Schaeffer qui dit ce texte plus descriptif comme une Madame Loyal, plus difficile à suivre aussi, malgré l'accompagnement, entre évocation médiévale et néoclassicisme minimaliste à la Philip Glass, sorte d'heroic fantasy que Volodine appelle post-exotisme.
En 2020, sur Les fugues Volodine Frajerman retrouve son ambient ensorceleuse qui manquait au précédent. Il multiplie les instruments tandis qu'Anja Frajerman est aux claviers et que Laurent Rochelle joue des anches et assure les arrangements. Des extraits sonores nous plongent dans un passé cosmopolite. Plus d'ordinateur, ni échantillonneur, ni séquenceur pour cette évocation instrumentale qui clôt cette saga opératique.
J'ai tout écouté dans la foulée, deux journées, ce n'est pas Bayreuth, mais ça se tient, du début à la fin !

→ Denis Frajerman & Antoine Volodine, Variations Volodine, 6 CD + 1 livret bilingue français-anglais de 64 pages, ed. La Volte, 35€, sortie en librairie le 20 janvier 2022

mercredi 12 janvier 2022

Expériences sonores de l'avant-garde russe (1908-1942)


En 1922, Arseny Avraamov compose et dirige une symphonie extraordinaire : autour du port de Baku, il rassemble les sirènes des usines et des navires de la mer caspienne, deux batteries d'artillerie, sept régiments d'infanterie, des camions, des hydravions, vingt-cinq locomotives à vapeur, des sifflets et des chœurs. Quatre-vingt ans plus tard, Leopoldo Amigo et Miguel Molina Alarcón, directeur artistique de ce double CD, recréent artificiellement l'événement comme ils font renaître maintes créations sonores époustouflantes de l'avant-garde russe des années 20, orchestre de bruiteurs de Nikolai Foregger, opéra cubo-futuriste de Mikhail Matiushin, Alexei Kruchenykh et Kasimir Malevitch, laboratoire de l'ouïe de Dziga Vertov, projet radiophonique de Velimir Khlebnikov, extraits de ballet de Sergei Prokofiev et Georgi Yakoulov, Cercle futuriste de Vladimir Kasyanov, manifeste nihiliste, sound painting de Varvara Stepanova, poèmes sonores de Vasily Kandinsky, Igor Severyanin, Vasilisk Gnedov, David Burliuk, Elena Guro, El Lissitzky, Olga Rozanova, du groupe H2SO4, de Simon Chikovani, Daniil Harms, Igor Terent'ev, Mikhail Larionov, Roman Jakobson "Aliagrov"...
Si le premier CD donne le tournis avec ces évocations renversantes d'une époque révolutionnaire pour les arts soviétiques, le second réunit des archives encore plus troublantes à commencer par la Symphonie du Dombass de Vertov extraite d'Enthousiasme. Suivent Zavod, symphonie des machines, fonderie d'Alexander Mossolov, Dnieprostroi, la station hydro-électrique de Julius Meytuss par l'Orchestre de Paris en 1931, mais aussi les voix de Lénine, Trotski (en anglais !), Vladimir Maïakovsky, Boris Pasternak, Malevitch (en anglais), Dmitri Chostakovitch, Lili Brik, Sergei Esenin, Vasily Kamensky, Anatoli Lunacharsky, Alexandra Kollontay, Anna Akhmatova, Osip Mandelshtam, Naum Gabo & Noton Pevsner...
Voix ou bruits, ici tout est musique. La fascination pour les machines qui ne libèreront pourtant jamais les hommes de leurs chaînes est une promesse pour le futur. Les formes explosent dans une géométrie impossible. Beaucoup de ces artistes sont des peintres. Les poèmes sonores sont autant de chants de résistance, aux conventions mesquines de l'ancien régime, hymnes à une révolution rêvée qui n'existe véritablement que dans le cœur et la tête de ces artistes provocateurs. La déconstruction du langage renvoie au discours des hommes politiques. On croit comprendre la langue russe dans la symphonie des machines et les syllabes des poèmes sonores. Où l'on entend la révolution en marche, quand les artistes s'en emparent !
Ces soixante-douze œuvres publiées par ReR sont accompagnées d'un épais livret illustré de 72 pages bourrées d'informations.

Article du 9 avril 2009

lundi 3 janvier 2022

En quête de mes doubles


Depuis cet article du 27 février 2009, Bernard nous a quittés il y a déjà huit ans, les autres ont pris l'envergure que je leur souhaitais, mais ne plus avoir de partenaires réguliers quotidiens pour partager mes élucubrations et mes interrogations musicales me manque cruellement.

Si je n'ai pas reproduit le système initiatique qui me fut transmis par Jean-André Fieschi, lui-même instruit par l'écrivain Claude Ollier, je n'en ai pas moins toujours cherché mes doubles, d'autres moi-même en somme parmi les générations qui me suivent. Ne rêvant pas d'en faire à leur tour mes élèves, j'ai préféré les considérer comme des collaborateurs avec qui partager mes jeux. Le désir de revivre sans nostalgie les épisodes passés de ma jeunesse, probablement de la comprendre, la tendresse complaisante que j'éprouve pour mon passé, m'ont souvent poussé vers celles et ceux avec qui je sens des points communs, ce qui les différencie a priori de mes compléments, pièces d'un puzzle dont l'équilibre est la clef de voûte. Aucun pseudo double ne peut pour autant être autrement qu'un complément et chaque complément est à sa manière un autre double. Mais je sens bien la différence entre les opposés qui s'attirent et les semblables qui partagent. Bernard Vitet et Francis Gorgé incarnent l'accord parfait de trois individus radicalement différents embarqués sur le même navire, en l'occurrence Un Drame Musical Instantané, près de [cinquante] ans d'amitié, trois tiers d'Un dmi, pour jouer sur les mots comme sur les touches. 3/3 d'1/2 est d'ailleurs le titre que je donnai à l'une des pièces de l'album Machiavel après que nous ayons découpé en trois les vinyles du Drame pour en reconstituer un seul sur la platine tourne-disques ! La joie fut immense de marcher ensemble, de tout casser parfois, de reconstruire aussi le monde à nos mesures, microscopique dans les effets, immense par nos ambitions de rêveurs. Il en fut de même avec mes compagnes [...].
Pourtant la tendresse que j'éprouvai, par exemple, pour les élucubrations instrumentales d'Hélène Sage, les constructions provocantes d'Ève Risser, la rigueur obsessionnelle de Laure Nbataï, la fantaisie gastronomique de Sacha Gattino, la soif d'apprendre d'Antonin Tri Hoang, sans oublier ma propre fille, ne ressembla jamais à la fascination que je ressentais pour les autres, ceux qui savent ce dont j'ignore tout, les peintres, les conteurs, les virtuoses, les ouvriers, les ingénieurs, les voyous... Mes doubles m'émeuvent, mes compléments m'épatent. Les uns valident mes choix, les autres les certifient. Tous à la fois me rassurent et me font marcher au bord d'un précipice où l'écho me demande d'abord qui je suis.

Depuis 2009, j'ai eu la joie de partager des instants magiques avec encore d'autres musiciens/ciennes (Vincent Segal, Edward Perraud, Birgitte Lyregaard, Linda Edsjö, Alexandra Grimal, Pascale Labbé, Joce Mienniel, Sylvain Kassap, Fanny Lasfargues, Ravi Shardja, Bass Clef, Jorge Velez, Benoît Delbecq, Fantazio, Lucien Alfonso, Hervé Legeay, Laurent Stoutzer, Francisco Cossavella, Controlled Bleeding, Quatuor Ixi, Ronan Le Bars, David Venitucci, Jef Lee Johnson, Hélène Bass, Samuel Ber, Médéric Collignon, Julien Desprez, Pascal Contet, Sophie Bernado, Bumcello, Sylvain Lemêtre, Sylvain Rifflet, Amandine Casadamont, Tony Hymas, Mathias Lévy, Élise Dabrowski, Cyril Atef, Wassim Halal, Hasse Poulsen, Christelle Séry, Jonathan Pontier, Jean-François Vrod, Karsten Hochapfel, Nicholas Christenson, Jean-Brice Godet, Naïssam Jalal, Fidel Fourneyron, Élise Caron, Lionel Martin, Basile Naudet, Gilles Coronado, Philippe Deschepper, François Corneloup, Uriel Barthélémi, Hélène Breschand, Michèle Buirette, Nicolas Chedmail, Maxime Morel, Denis Charolles, Julien Eil, Antoine Viard, Benjamin Sanz, etc.), des chorégraphes (Claudia Triozzi, Sandrine Maisonneuve), des plasticiens/ciennes (Antoine Schmitt, Nicolas Clauss, Sun Sun Yip, Anne-Sarah Le Meur, John Sanborn, Jacques Perconte, Valéry Faidherbe, Éric Vernhes, Ella & Pitr, Daniela Franco, David Coignard, mc gayffier, Romina Shama), des graphistes (Claire et Étienne Mineur, Mikaël Cixous, Étienne Auger, Ruedi Baur, Nicolas Moog), des réalisateurs/trices (Françoise Romand, Pierre Oscar Lévy, Sonia Cruchon, Nicolas Le Du, Olivier Koechlin, Gila, Martin Maillardet, Corinne Dardé, Mathilde Morières), des écrivains (Jacques Rebotier, Pierre Senges, Michel Houellebecq, Isabelle Fougere, Dana Diminescu, Arnaud Le Gouëfflec), des photographes (Raymond Depardon, Elliott Erwitt, Hiroshi Sugimoto, Dulce Pinzon, Alec Soth, Simon Norfolk, Tendance Floue, Magnum, Olivier Degorce, etc.), un commissaire d'exposition (Jean-Hubert Martin), un inventeur (Olivier Mevel), des producteurs/trices (Madeleine Leclair, Walter Robotka, Théo Jarrier et Bernard Ducayron, Jean Rochard, Jean-Pierre Mabille, Sophie de Quatrebarbes, Yassine Slami, Xavier Ehretsmann), mais pas le moindre raton-laveur. Nous nous appelons, je vais les écouter, ils passent me voir, mais ce n'est pas pareil. Heureusement il y a plein d'ami/e/s qui ne figurent pas dans la liste...

vendredi 10 décembre 2021

Bonne humeur et mauvaise conscience


Les deux terrains coexistent. Dans la sphère privée, l'hédonisme est de rigueur. Face à la société humaine, l'addition est douloureuse. On a beau apprécier les grimaces de clown et la danse du ventre, comment accepter le plaisir sans le partager avec le plus grand nombre. La partouse épicurienne à l'échelle de la planète est un rêve d'enfant. Que chacun mange à sa faim, ait un toit et la possibilité de choisir son destin peut sembler un vœu pieu, mais quel autre enjeu vaut-il que l'on s'accroche à la vie ? Le droit de régresser n'est pas donné à tout le monde. L'exploitation de l'homme par l'homme, son assujettissement, les crimes dont il est autant victime que complice empêchent la libido de s'épanouir. Elle renvoie toujours à l'enfance, par le vertige du sexe, la faim du sybarite, l'odeur de sa merde ou la précieuse quête d'un Graal aussi naïve que nécessaire. Le cycle inexorable ressemble plus aux cercles d'un derviche qu'à une évolution. La spirale est double, ascendante dans les élévations de l'âme, abyssale dans sa pitoyable impuissance. Le singe n'arrive plus à se redresser. Nous voilà bien ! À mettre en scène ses contradictions, le corps est plus démonstratif que l'esprit. Pas d'enfumage, mais les manifestations physiques du combat que se livrent le désir de vivre et sa propre incapacité à la partager hors du cercle des initiés. C'est dégueulasse. Que l'on ne s'étonne point que cela fasse mal ou rende malade. Le drame est total, la difficulté d'être absolue. Les nantis de la planète, minorité aux commandes, ayant-droits historiques ou citoyens de base, jouissent ou du moins ils le croient, s'étourdissant dans la consommation des objets ou des sensations. C'est de nous tous, sans exception, dont il s'agit, si vous êtes seulement "équipés" pour lire ces lignes. Mais lorsque la mort se présente que reste-t-il à cet infiniment petit, perdu dans le vaste univers du temps, que la satisfaction d'avoir su prendre et donner, de partager ses richesses et ses interrogations, qu'elles fussent matérielles ou spirituelles ? C'est bref. Raison de plus.

Paysage sylvestre au lever du soleil (1835) de Caspar David Friedrich

Article du 28 janvier 2009

mercredi 1 décembre 2021

Des sœurs Wachowski


Tandis que je viens de revoir Cloud Atlas, sorti en 2012, des Wachowski, frères devenus sœurs entre temps, je retrouve un article du 24 janvier 2009 d'un autre de leurs films qui n'a pas non plus rencontré le succès de leur Matrix. Réalisé à six mains avec Tom Tykwer tant ce film de science-fiction adapté d'un roman de David Mitchell est ambitieux, Cloud Atlas ne ressemble qu'à lui-même. Par un jeu de références croisées, il imbrique six histoires se passant en 1849, 1936, 1973, 2012, 2144, 2321. Pas toujours facile à suivre, il fait faire le grand huit à notre ciboulot, telle une comète lorgnant l'infini, convoquant les acteurs dans des rôles différents selon les époques, quitte à perdre le fil pour reconnaître Tom Hanks, Halle Berry, Jim Broadbent, Hugo Weaving, Jim Sturges, Susan Sarandon, Hugh Grant sous leur époustouflants maquillages. Je dois avouer que c'est mon préféré des Wachowski derrière la série Sense 8, objet encore plus "difficile à ramasser". Ce matin en revoyant la bande-annonce de Cloud Atlas je trouve qu'elle résume bien ce que les Wachowski ont semé en filigranes au long des trois heures de film.



SPEED RACER REMONTE LA COURSE

Bien que rarement en accord avec les critiques cinéma qu'en général je lis plutôt après voir vu les films pour me faire ma propre opinion et éviter que l'on me gâche le plaisir de la découverte en me racontant le scénario, j'ai suivi le conseil d'Olivier Séguret dans Libération en allant regarder Speed Racer, le dernier film des frères Andy et Larry Wachowski, auteurs de la Trilogie Matrix et scénaristes de V for Vendetta. Il émanait de l'article quelque chose de l'ordre du jamais vu, on y faisait référence à la 3D, aussi ai-je pensé que nous étions peut-être en présence d'un de ces nouveaux objets qui changent la face du spectacle cinématographique. C'est le sentiment que me procura Tron à sa projection en salle en 1982, comme si il y avait désormais le cinéma avant et celui après Tron. La technique a souvent bouleversé l'histoire de l'art, comme l'invention du tube en plomb donna naissance à l'impressionnisme dès lors que l'on pouvait aller peindre sur nature en emportant les couleurs dans sa poche.


En 2008, en France comme aux États-Unis, la presse éreinta Speed Racer qu'elle trouvait à juste titre bien pauvre scénaristiquement, divertissement des familles un peu cul cul la praline. Comme si la plupart des blockbusters n'obéissait pas à la débilité ambiante, marketés pour un public d'ados de 16 ans ne s'intéressant qu'aux jeux vidéo et au cinéma d'action pour les garçons, aux bluettes à l'eau de rose pour les filles ! Entre les films qui font réfléchir en interrogeant le supposé réel et le cinéma forain qui le fait oublier, le fossé s'agrandit, le niveau social et culturel dictant qu'on doive appartenir à un clan ou à l'autre. Il y a pourtant un temps pour tout, et que le cinématographe retrouve ses origines d'attraction foraine n'est pas pour me déplaire.
Certains films brisent cette convention et mêlent astucieusement la magie à la réflexion. Sans rejoindre ces chefs d'œuvre de plus en plus rares, Speed Racer décoiffe par son traitement graphique et ses effets 3D. L'utilisation de la couleur et du filé, les volets horizontaux qui remplacent les coupes de montage traditionnelles, les trucages sur fond vert donnent des idées de comment les utiliser autrement que pour un divertissement de pure forme. Inspiré d'un célèbre manga, le film explose dans les scènes de course automobile, avec humour et virtuosité, nous faisant oublier les trop nombreux passages dialogués pleins de bonnes intentions. Film à découvrir sans hésiter pour voir l'écran sous un angle différent.

vendredi 12 novembre 2021

Lors Jouin (5 articles)



LE GÉNÉRAL DE GAULLE
4 janvier 2009


Écouter et voir Lors, Laurent Jouin, me font voyager. Me fait ou me font ? Dans le temps, dans la ville, à la campagne, sur l'eau, euh, là je m'avance peut-être un peu... Donnant naisance, en alternance, à une profonde gravité et un grand éclat de rire. Pas ensemble. L'un après l'autre. Acteur comique, chanteur dramatique. De l'un à l'autre. D'un claquement de doigt.
J'ai filmé Lors à l'Ile Tudy en août 1996. Il chante a capella une chanson "traditionnelle" qu'il a collectée sur le terrain, Le Général de Gaulle, de Louis Raoul. Onze ans plus tard, il enregistrera ce petit bijou, accompagné par Robert Kevran, sur son CD/DVD Chansons de la Bretagne éternelle d'hier et de toujours, pour maintenant par rapport à demain (Keltia Musique). C'eut été un crime que cela se perde !

LE BARDE
14 mai 2007


On continue dans la détente. Et on s'amuse, et on rigole... " Rikita rozenn gaer a Java, Deus da zansal ha deus da voucha, Da vouezh zo flour pa ganez da sonenn, Da zaoulagad evel diou steredenn... " Ainsi commence le refrain de Rikita (jolie fleur de Java) en version bretonne par le barde Lors Jouin dans l'album Chansons de la Bretagne éternelle d'hier et de toujours pour maintenant par rapport à demain (cd + dvd de 26 minutes !). C'est sans aucun doute le disque le plus ringard de l'année, le plus kitsch et le plus authentique. Les Bretons s'y reconnaîtront sans mal, à en pisser dans leurs braies. Les autres auront peut-être besoin de quelque explication pour savoir si c'est de l'andouillette ou du cochon. Les deux certainement.
Lors Jouin joue le jeu sans aucun compromis en collectant ces chansons qui marquent l'histoire de la Bretagne, mais en les interprétant avec la plus grande honnêteté, collant à une réalité souvent complexe, quitte à prendre tous les accents du terroir, à chanter volontairement faux ou désynchronisé pour les clips vidéo, avec un orchestre de synthés et un remarquable accordéoniste. Plus vrai que nature !
Par exemple, En avant les Bretons est la marche que chantèrent quatre cents énergumènes partis sur le Front de l'Est, parce que les Français étaient leurs ennemis et que les Allemands étaient ceux des Français ; à la Libération, ce syllogisme pourtant si peu suivi permit à l'État de cogner sur les Bretons et des les mettre à l'index (on arrêtait quiconque jouait du biniou ou de la bombarde !). À la même époque, Le Général de Gaulle est un hymne à la Résistance, hommage aux soldats marins fusiliers bretons, certes emprunt d'une bonne dose d'anti-germanisme. "Faut de tout pour faire un monde", ce n'est pas différent de chez nous (lorsqu'elle était petite, ma fille me demanda un jour si la Bretagne était en France) ! C'est tout de même sur ce bout de la Terre que l'extrême-gauche fait ses meilleurs scores et Le Pen son plus mauvais... Le barde peut citer le réactionnaire Théodore Botrel, mais ne le glorifie point. C'est le travail d'un ethnologue, aussi attaché à la forme qu'au fond.


Le barde a choisi d'illustrer cette marche avec des pingouins, aux couleurs du drapeau breton, le gwen ha du (littéralement blanc et noir), bannière herminée inspirée au début du XXe siècle par le drapeau américain ! Mais ces Bretons sont de drôles d'oiseaux qui défèquent devant la caméra... Le spectacle n'entretient aucune ambiguïté politique, car le barde commente chacune des ses chansons d'anecdotes croustillantes plus drôles les unes que les autres. Comédien, imitateur, il prend tous les accents de Pleyben à Ploudéac, accompagné deux heures durant par Robert Kervran à l'accordéon et son "petit ensemble", un orchestre virtuel de balloche pur jus, sans le soufre qui arrêterait la fermentation des pommes. Que l'on voyage un peu et l'on se rend compte que les Tziganes roumains utilisent chez eux les mêmes synthés pourris plutôt que les violons de la world. De l'authentique, vous dis-je, même si ça nous défrise le bigoudi de la bigouden. Sur scène, un écran projette des images d'archives ou d'autres ringardises pseudo-pychédéliques. Le barde n'a peur de rien, il raille sa culture avec tendresse comme les Belges ou les Juifs inventent des histoires drôles. En Bretagne, tout passe par la musique et la danse.

Lien vers l'interview du Barde

À l'époque de Silex (fantastique label de disques racheté par Auvidis et enterré par Naïve), son fondateur, André Ricros, m'avait expliqué que le folklore est le terrain de la réaction et que la musique traditionnelle est celui du progrès, voire de la révolution. C'est lui qui compara Lors Jouin à Nusrath Fateh Ali Khan, dans un répertoire certes très différent de celui du "barde" ! Lors réalise ici un travail critique et burlesque qui remet le folklore à sa place en en utilisant toutes les ressources, fussent-elles du plus mauvais goût. Vive le mauvais goût s'il nous permet d'entendre La brune de Langoëllan, anonyme coquin paru jadis sur l'Anthologie de la Chanson Française : " De quoi te méfies-tu belle charcutière, J'ai dans ma poche du boyau tout suiffé... ".
Les Bretons qui connaissent Lors Jouin depuis trente ans comprendront facilement le canular, humour grinçant qui vise juste. Les "étrangers" auront besoin d'une petite introduction comme celle que je me suis fixée. Alors, plutôt qu'écouter des fadeurs panceltiques, il est indispensable de découvrir ses autres méfaits. Certains sont tendres et comiques comme avec Les Ours du Scorff que tous les enfants adoreront s'ils ne les connaissent déjà, d'autres plus graves et actuels tel son groupe Toud'Sames (tous ensemble) réunissant Jean-Michel Veillon à la flûte, Alain Genty à la basse, David Hopkins et Dom Molard aux percussions. Retrouvez les déchirants gwerziou a capella du cd Moualc'h ar meneiou ou Tan Dehi, son duo avec le guitariste Soïg Sibéril, ou encore Les Ânes de Bretagne avec son éternel comparse Gigi Bourdin, une sacrée paire de joyeux drilles. J'ai toujours rêvé d'engager Laurent (c'est Lors en gallo) comme comédien, son premier ou son second métier, peut-être dans le feuilleton que nous ne finissons pas d'écrire avec Françoise, un rôle de gardien de phare reconverti en gardien d'immeuble parisien...

ANNIE EBREL & LORS JOUIN SE DISPUTENT TOST HA PELL
1er janvier 2015


Je suis tombé par hasard sur un disque qui m'avait échappé, duo de deux grands chanteurs bretons, Lors Jouin et Annie Ebrel, mais ce qui m'a titillé ce sont les ambiances qui tapissent le décor de certaines des pièces, quelques gouttes de pluie, une cantine (fest noz ?), des murmures... Resituer ainsi les histoires chantées nous transportent dans une réalité qui rappelle les illusions du cinématographe ou de la littérature. Il est surprenant que les responsables artistiques n'y aient pas plus souvent recours. Je prêche évidemment pour ma paroisse, ayant plus d'une fois intégré des bruits réels et des ambiances paysagères à des albums dont j'avais la direction.
Pour le disque Tost Ha Pell les deux joyeux drilles jouent à se disputer et se répondre, le plus souvent a capella. Je n'y comprends pas grand chose, car tout est en breton, mais le livret offre la traduction de ces duos typiques : un paysan et un marin, une mère et sa fille, un Cornouaillais et un Trégorois, voire le coq du clocher et l'horloge ! La dispute ou diskourioù est un genre vocal un peu oublié bien qu'il reflète les us et coutumes d'une société. (Coop Breizh)


Si vous n'êtes pas Breton ou n'avez jamais passé du temps dans le nez de l'Hexagone, bout de la Terre avant plongeon dans l'immensité de l'océan, vous serez surpris d'entendre cette langue vivante dans l'extrait vidéo ci-dessus. Un jour que Lors Jouin m'avait emmené chez les frères Morvan et que je trempais comme eux un petit beurre dans le vin rouge, l'un des vieux chanteurs s'excusa de ne pas parler français devant qui n'en travais que pouic. Comme je lui répondais que cela ne me gênait pas du tout et que je les écoutais comme si c'était de la musique, il s'esclaffa : "À quoi cela servirait que je parle français avec mes vaches ?!".


J'ai toujours été un grand fan de Lors Jouin, qu'il chante de tristes gwerzioù ou de gaies chansons à répondre. Comédien hilarant dans le registre de Jacques Villeret, il interprète Le Barde avec un mordant qui en troubla plus d'un dans son pays. Je l'avais filmé chantant l'inénarrable Général De Gaulle, une chanson qui remonte à la Seconde Guerre Mondiale. Dans le second extrait vidéo il est avec l'exquise Annie Ebrel, accompagnés par d'extraordinaires musiciens, le violoniste Jacky Molard, Ronan Pellen au bouzouki et la contrebassiste Hélène Labarrière de plus en plus "trad" depuis qu'elle vit en Bretagne !

SI LA MER MONTE...
26 mai 2015


Les Ours du Scorff sont égaux à eux-mêmes, fabuleux. Le public qui connaît leurs chansons bretonnes par chœur, leur répond d'une seule voix. Gigi Bourdin semble se réveiller d'une longue hibernation, plus zen tu meurs. Lors Jouin parsème d'intermèdes comiques son chant puissant qui l'a fait surnommé par certains le Nusrath du Centre Bretagne. Le violoniste Fanch Landreau [disparu en ce mois de novembre 2021], le guitariste Soïg Sibéril et le banjoïste Jacques Yves Réhault participent à la fête où les grands retrouvent leur âme de petits, et les enfants leurs rêves en kouign-amann.

LES OURS SONT DEVENUS DES ÂNES
25 septembre 2017


Les Ânes de Bretagne, ce sont d'abord Gigi Bourdin & Laurent Jouin. Depuis un quart de siècle qu'on les connaissait en Ours du Scorff à amuser les enfants de leurs chansons spirituelles aux jeux de mots à la Bobby Lapointe, seraient-ils devenus adultes avec leurs textes coquins ? N'y comptez pas trop. Certes les arrangements de Hélène Labarrière et Jacky Molard, qui signent aussi les compositions, sont correctement vêtus, mais les textes de Gigi Bourdin sont toujours aussi facétieux. Le bestiaire de ces garnements a juste changé de zoo. Il reste fondamentalement breton, même lorsqu'ils singent le moyen-orient sur Le loukoum. La basse de Labarrière, les violons, guitares et mandoline de Molard sont épaulés de temps en temps par l'accordéon de Janick Martin, les percussions d'Antonin Volson ou la clarinette de Dominique Le Bozec. Comme la musique est dansante, on peut au choix savourer les paroles ou se laisser porter par le rythme des chants à répondre qui nous entraîne dans la farandole du fest-noz...

→ Gigi Bourdin & Laurent Jouin, Les Ânes de Bretagne, cd Innacor, dist. L'autre distribution, 16,50€

lundi 1 novembre 2021

Summer of Soul (ou quand la révolution ne pouvait pas passer à la télé)


C'est à la fois émouvant et épatant de s'apercevoir que le passé est toujours le produit de l'avenir. La mémoire faire revivre les morts qu'on n'a jamais connus. Je l'avais senti lors de la construction de mon arbre généalogique, mais il en va de même pour toute l'humanité. On peut aussi s'interroger sur la véracité de ce qui nous est transmis comme le fait Shlomo Sand dans Crépuscule de l'Histoire lorsqu'on comprend qu'elle est contée par ceux qui tiennent les rênes du pouvoir qui, de plus, ne relate que ses hauts faits. Comme le montre également Raoul Peck dans son dernier film, Exterminate All The Brutes, l'histoire des Noirs aux États Unis est encore très occultée.


Il aura donc fallu quarante ans pour que le film sur le Harlem Cultural Festival auquel 300 000 spectateurs ont assisté à Harlem en 1969, le même été que Woodstock, sorte d'une cave où les rushes avaient été oubliés. Grâce au producteur Ahmir "Questlove" Thompson (batteur du formidable groupe de rap The Roots et producteur de Common, Erykah Badu, Bilal, D'Angelo ou Al Green) a réalisé un documentaire de deux heures, Summer of Soul (...Or, When the Revolution Could Not Be Televised), sur l'évènement à partir des cinquante heures tournées à l'époque par Hal Tulchin et d'interviews récentes. Devant une foule immense, du 13 juin au 24 août, pendant six dimanches, se produisent des artistes "black" (c'est l'année où le terme supplante celui de "negro" dans la presse américaine) de gospel, blues et jazz. Le film ne suit pas la programmation chronologique, mais il me semble présenter la musique en trois parties : d'abord le gospel, puis le blues pour se radicaliser politiquement avec le jazz. Mais partout s'exprime la fierté d'être noir dans une Amérique raciste où le pasteur Martin Luther King a été assassiné l'année précédente. Le New York City Police Department étant quasi absent, ce sont d'ailleurs les membres du Black Panther Party, en uniforme comme en civil, qui assurèrent avec succès le service d'ordre dans le Mount Morris Park (aujourd’hui Marcus Garvey Park). La pauvreté de la communauté est largement évoquée (le festival était totalement gratuit, sponsorisé par le café Maxwell !) et l'on sent que tous se fichent pas mal de l'atterrissage sur la Lune de Neil Armstrong le 20 juillet, voire qu'ils sont scandalisés de son coût en regard des urgences sociales gravissimes.
Si Jesse Jackson, Marcus Garvey Jr ou le maire de New York de l'époque, John Lindsay, prennent la parole, il est évidemment passionnant de voir et entendre Stevie Wonder s'accompagner à la batterie ou au piano électrique (il a 18 ans), Nina Simone en grande prêtresse révolutionnaire, Sly and The Family Stone, Mahalia Jackson, B.B. King, les Chamber Brothers, The Staple Singers, The 5th Dimension, David Ruffin, Gladys Knight and the Pips, Ray Barretto, Hugh Masekela, Sonny Sharrock, Abbey Lincoln et Max Roach...

lundi 11 octobre 2021

Un orchestre en lévitation


Le style de la pochette rappelle les années 70, quand Miles Davis est devenu électrique et que les rockers se sont intéressés au jazz. Heureusement la musique est moins datée que la peinture psychédélique. Le Levitation Orchestra s'inspire ainsi de pas mal de courants, de Debussy au free en passant par le rock progressif et le hip-hop, citant Alice Coltrane et le Sun Ra Arkestra. Dès qu'un big band intègre des cordes on échappe en général aux poncifs de la tradition jazz. Deux violons (Saskia Horton, Beatriz Rola), un violoncelle (Emma Barnaby), une harpe (Maria Osuchowska), une guitare (Paris Charles), une contrebasse (Hamish Nockles-Moore), cela ramène déjà quelques filles qui évitent forcément l'ambiance de régiment des orchestres exclusivement mâles. Il reste de la place pour la petite section de vents, évidemment très présente, composée d'Axel Kaner-Lidstrom (trompette), Lluis Domenech Plana (flûte), James Akers et Ayodeji Ijishakin (sax ténor). Ajoutez la claviériste Roella Oloro et les voix de Dilara Aydin-Corbett et Plumm, et vous obtenez une palette de timbres extrêmement variée. Mais le Levitation Orchestra est avant tout un collectif qui discute en amont, de tout et de rien, en petits groupes de travail avant de confronter leurs idées à celles des autres et les transformer en savantes compositions où le groove se glisse sans cesse. Le trompettiste Axel Kaner-Lidstrom dirige cette jeune bande de virtuoses londoniens qu'il produit avec David Holmes qui a réalisé l'enregistrement "live" et le mixage. Illusions & Realities est un disque comme je les aime, plein de surprises.
En tant qu'artiste, cette manie de vouloir surprendre ne m'a jamais quitté. Pourtant je me demande aujourd'hui si je ne devrais pas passer à autre chose, m'appuyer comme au théâtre classique sur la règle des trois unités : temps, lieu, action. Zébulon hyperactif multitâche, en suis-je seulement capable ? Je me serais plutôt identifié à Kali, la déesse de la préservation, de la transformation et de la destruction. Elle attaque le mal sous toutes ses formes et notamment l'ignorance qui est toujours à la base du pire. Encyclopédiste actif, je pratique le montage in situ, jouant l'ellipse contre le fondu. J'aime que les mondes s'entrechoquent, dialectique culinaire nécessitant de posséder toutes les épices qu'offre la planète. Lorsque j'ai été amené à plus d'unité comme pour l'opéra Nabaz'mob, j'ai cultivé les contrastes d'un mouvement à l'autre, comme les pièces d'un puzzle qui s'emboîtent parfaitement les unes dans les autres, un récit choral qui trouve sa résolution aux dernières mesures de la coda.
Revenons à nos moutons au patchwork britannique. Si le Levitation Orchestra s'appuie sur des traditions récentes et des formes classiques, sa voix sonne actuelle par son melting pot typique de la capitale anglaise, son énergie et sa finesse n'ayant rien à envier aux ancêtres qui l'ont inspiré.

→ Levitation Orchestra, Illusions & Realities, CD Gearbox Records, dist. The Orchad, Double LP £25 / CD £13, sortie le 29 octobre 2021

mercredi 22 septembre 2021

Pommes d'argent au Souffle continu


Depuis mon article du 16 octobre 2008, Le Souffle Continu s'est spécialisé dans les disques vinyles et a lancé son propre label sur lequel est paru il y a cinq ans Avant Toute, ma préhistoire (inédit de 1974-1975), en duo avec mon camarade Francis Gorgé. C'est un disque qui m'est très cher. J'y joue essentiellement du synthétiseur ARP 2600.

Samedi après-midi j'ai dévalé la côte jusqu'au magasin de disques Le Souffle Continu que [tiennent] Théo Jarrier et Bernard Ducayron. On y trouve tout ce qui sort de l'ordinaire des grandes surfaces autrefois culturelles : du rock (indépendant, psyché 60's et 70's, post rock, free folk, krautrock, progressif, in opposition, no wave, hardcore 80's...), du jazz (free, improvisation libre...), de la musique expérimentale (classique contemporain du sérialisme au spectralisme, field recordings, électro-acoustique, concrète, fluxus, répétitif, minimaliste...), de l'électronique (electronica, dub, trip-hop...), du hard (heavy metal, trash, black metal, gothic, dark wave, electro indus...). Les prix sont plus que compétitifs et les deux compères aiment leur métier de disquaires. La boutique est sise au 22 rue Gerbier, au coin de la rue de la Roquette, avant d'arriver au Père Lachaise déserté par le fantôme de Jim Morrison. Ils n'y perdent pas au change puisqu'à l'endroit du passage piétons de la rue précédente, dite de la Croix Faubin, ont été préservées les cinq stèles sur lesquelles reposait la guillotine devant la porte de la prison de la Roquette de 1870 à 1909. La peine de mort a été abolie, celle du disque est partie remise.
Samedi après-midi il fait beau. Je ne repars pas les mains vides, puisque j'acquiers un livre d'entretien de Jacqueline Caux avec le regretté Luc Ferrari et que je découvre le second album des Silver Apples, perdus de vue depuis mon retour des USA en 1968. Du haut de mes quinze ans j'avais déjà un sacré nez puisque je rapportai dans mes bagages les trois premiers Mothers of Invention, les Silver Apples, Crown of Creation du Jefferson Airplane, David Peel and The Lower East Side, In-A-Gadda-Da-Vida (!) d'Iron Butterfly, Wild Man Fisher, et qu'à mon retour je trouvai chez Pan Music tenu par Adrien Nataf, mon premier contact avec un vrai disquaire, les deux premiers disques de Captain Beefheart, très vite suivis par White Noise, Sun Ra et Harry Partch...
En écoutant Contact, deuxième album des Silver Apples datant de 1969, je me rends compte que c'était probablement la première fois que j'entendais du synthétiseur dans un environnement rock. La même année, le Switched-on-Bach de Walter (devenu Wendy) Carlos relevait plus de la prouesse technologique qu'il ne réfléchissait mes goûts rock 'n roll (en France, on disait "pop" plutôt que "rock" qui se référait alors à Elvis et consorts). Contact ressemble beaucoup à mon disque argenté dans lequel était glissé un poster couleurs plein de photos du duo sur les toits de N.Y., Dan Taylor jouait d'une batterie mélodique de 13 fûts et 5 cymbales et Simeon d'une batterie d'oscillateurs qui portait son nom. Le Simeon, composé de 9 oscillos contrôlés par 86 boutons, était joué avec les mains, les coudes et les genoux tandis que les pieds activaient les basses. Leurs voix reflétaient parfaitement l'époque psychédélique. Je terminai ainsi la soirée en me laissant bercer par leurs rythmes et leurs chansons.

lundi 13 septembre 2021

Unheimlich Manoeuvre de Jo Berger Myhre


Rares sont les disques que j'ai envie de remettre sur la platine, aussitôt écoutés, puis le lendemain y revenir comme si c'était la première fois. Je ne m'attendais pas à être saisi par l'album Unheimlich Manoeuvre du bassiste norvégien Jo Berger Myhre pour avoir entendu la semaine précédente Stitches, le nouveau CD de son compatriote, le trompettiste Nils Petter Molvær, qu'il a coproduit et qu'il accompagne aux basses acoustique et électrique, augmentées de différents synthétiseurs et boîtes à rythmes. Même instrumentation pour Jo Berger Myhre, mais le disque planant du trompettiste n'apporte pas grand chose à sa production habituelle tandis que celui du bassiste nous entraîne dans un univers sombre et mystérieux où l'on est étonné qu'il y ait encore du son tant l'azur est profond et les nuages obscurs. J'ignore pourquoi j'ai pensé à Scott Walker ou au Double Negative de Low. Les drones orageux minimalistes, les courants d'air des effets électroniques et les basses vibrantes font planer une menace qui annonce la catastrophe plus tôt que prévue. Et néanmoins rien encore ne se voit. Rien encore ne s'entend : le message lui-même à présent s'est tu. Ce qui devait être dit l'a été. Silence.* Cela n'empêche pas les neuf pièces d'être variées dans le timbre comme dans le tempo. De l'une à l'autre, le tombak de Kaveh Mahmudiyan, la guitare acoustique dse Jo David Meyer Lysne, le piano droit de Jana Anisimova, l'orgue d'Ólafur Björn Ólafsson et la voix de Vivian Wang (lisant Raymond Carver) viennent apporter de nouvelles couleurs. Une histoire du temps, quand l'espace est trop large. Étrange, angoissant, c'est la traduction de unheimlich. À la manœuvre, un musicien au son riche et précis qui, pour avoir l'habitude de s'effacer derrière ses camarades, sait que l'objet, fut-il volant et non identifié, est tellement plus important que le sujet.

→ Jo Berger Myhre, Unheimlich Manoeuvre, CD/LP Rare Noise Records, également sur Bandcamp, CD £9 / LP transparent £20, dist. Differ-Ant
* C.F.Ramuz, Présence de la mort

jeudi 9 septembre 2021

The King of New York


Par quel bout prendre ce film et sa présentation ? Après un échec à sa sortie en 1990, The King of New York est devenu un film culte. Est-ce parce qu'il signe en beauté la fin d'un genre, film de gangsters dans la saleté du New York de l'époque ? Pour sa fameuse distribution à commencer par Christopher Walken, exceptionnel comme toujours, ses yeux et son corps capables d'exprimer ou susciter des émotions contradictoires, mais aussi David Caruso, Laurence Fishburne, Victor Argo, Wesley Snipes, qui n'étaient pas encore des acteurs confirmés ? Est-ce parce qu'il représente une métaphore de la Grosse Pomme (The Big Apple est un des surnoms de NYC) livrée à la corruption ? La justification philanthropique du chef de gang est-elle troublante à ce point ? Quelle différence Abel Ferrara fait-il entre les gendarmes et les voleurs, tous des assassins. Il se rapproche de Pasolini sur la question de la lutte des classes, les flics sont des prolos, les bandits roulent sur l'or en grands "saigneurs". C'est aussi un des films les plus accessibles de son réalisateur, avec Bad Lieutenant tourné deux ans plus tard. Ferrara connaît son sujet, c'est sa ville, son quartier. La lumière et le cadre y sont magnifiques, toujours justifiés par l'action ou les intentions de son auteur ; la musique épouse parfaitement les poncifs attendus ; bon, ça canarde dans tous les sens dans ce monde de machos, mais il faudra attendre quelques années pour rectifier ce tir, et encore ! L'entretien récent de Ferrara avec Nicole Brenez est passionnant, tout comme celui du producteur Augusto Caminito, The King of New York étant un film 100% italien. La liberté dont a joui le cinéaste y est certainement pour quelque chose dans la réussite de l'entreprise. L'édition Carlotta offre enfin plusieurs versions selon les manies de collectionneur de chacun. Et puis j'y reviens, mais voir danser Christopher Walken comme, dix ans plus tard, dans Weapon Of Choice de Fatboy Slim ft. Bootsy Collins est un régal !



→ Abel Ferrara, The King of New York, Carlotta Édition Prestige Limitée Combo 4K UHD/Blu-ray + Memorabilia 35€ / 4K 25€ / DVD 20€

vendredi 6 août 2021

Jazz (2) ensembles ensemble


J'ai toujours pensé que le rock était une musique de groupe et le jazz celle d'individus. C'est évidemment généraliser un peu vite. Les guitar heroes sont légion, mais le son du groupe prime tout de même sur l'expression d'un seul. D'un autre côté, les grands ensembles de jazz privilégient le timbre de l'orchestre, même s'il constitue un écrin aux solistes. Dans mes écoutes estivales, j'ai retenu cinq albums où le nombre fait masse.

Trois d'entre eux sont sur le label du collectif Onze Heures Onze, à commencer par les deux Workshop de Stéphane Payen. Son quartet devenu octet explore la théorie des ensembles à laquelle j'avais été plutôt rétif en cours de maths ! Son créateur, Georg Cantor, aurait-il également par son nom inspiré les compositeurs intéressés par de nouveaux axiomes ? In and Out, inclusions et exclusions, dedans et dehors, avec et contre plongent les expérimentateurs vers de nouveaux infinis. Les x et les y sont là dansés par le trompettiste Olivier Laisney, les saxophonistes Sylvain Debaisieux (ténor), Bo Van der Werf (baryton) et évidemment Payen (alto), le vibraphoniste Jim Hart, le guitariste Tam de Villiers, le bassiste Guillaume Ruelland et le batteur Vincent Sauve. Dans un second CD, l'extensionnalité invite le guitariste Nelson Veras ou le batteur Thibault Perriard. Si ce jazz contemporain est très écrit, les intersections créent de nouveaux espaces où l'improvisation bouleverse les diagrammes de Venn et d'Euler.

Dans le troisième, Vol III de l'Onze Heures Onze Orchestra, on retrouve Laisney et Perriard associés à Alexandre Herer au Fender Rhodes, Julien Pontvianne aux ténor et clarinettes, Sakina Abdou à l'alto, David Chevallier à la guitare, Amélie Grould au vibra, Maÿlis Maronne aux claviers et Fanny Ménégoz à la flûte. L'idée des automates, une autre façon de réviser ses mathématiques, a inspiré les 5 hommes et les 4 femmes qui composent ce collectif. Ici l'humain s'approprie ou se méfie des nombres. La répétition et l'aléatoire sont interrogés, il suffit d'arrondir à la décimale supérieure pour que naisse le swing. La véritable musique peut-elle être autrement que bancale ?

Plus roots dans sa modernité, le Futura Experience rend hommage aux anciens, à commencer par Gérard Terronès, fondateur du label Futura et disparu depuis. Ornette Coleman, Sun Ra, Charles Mingus, Jimi Hendrix sont passés au crible libertaire. Le big band composé de Frank Assemat (sax bar.), Christiane Bopp (tb, sacqueboute), Xavier Bornens (tp), Morgane Carnet (sax ténor), Sophia Domencich (p, el p), Michel Edelin (fl), Jean-Marc Foussat (synth), Dominique Lemerle (bs), Christian Lété (dms), Rasul Siddik (tp, perc), Sylvain Kassap (cl) et Jean-François Pauvros (gt) qui est à l'origine de ce projet généreux, rassemble des musiciens et des musiciennes de différentes générations dans l'esprit des orchestres des années 60 et 70, machines de guerre ou de revendications qui explosaient comme feux d'artifice ou les crépitements d'un feu de camp. Les voix de Pauvros ou Siddik rappellent que tout a commencé par le blues tandis que le free évoque la liberté du groupe, formée par celles de chacune et chacun.

Je termine par le coffret jaune des œuvres pour orchestre de Luc Le Masne qui s'échelonnent de 1981 à 2003, très grosses machines à l'instar de son Hommage à Fernand Léger, rouleaux compresseurs où s'expriment, selon les époques, des solistes de renom comme Youenn Le Berre, Laurent Dehors, David Chevallier, Serge Lazarevitch, Xavier Le Masne, Denis Colin, Richard Foy, Guillermo Felove, Denis Cuniot, Philippe Slonimski, Peter Volpe, Bruno Girard, François Craemer, Simon Spang-Hanssen, Philippe Sellam, François Cotinaud, Philippe Legris, John Surman, Louis Sclavis, Matthieu Donarier, Eric Giausserand ou Bobby Rangell. Dans les différents orchestres je reconnais d'autres camarades comme Michel Risse, Patrice Petitdidier ou Lionel Martin. Dès la fin des années 70, j'avais suivi Le Masne du groupe Lô au Grand Orchestre Bekummernis sans connaître la suite de ses aventures où la puissance de feu semble sans cesse recherchée, les pupitres montant souvent à trente ou quarante, en particulier les vents et les percussions. La tradition du big band de jazz se mêle à un goût pour les rythmes mexicains et cubains au point que je me rappelle Edgard Varèse comparant ce genre d'ensemble à un tigre quand l'orchestre symphonique lui faisait penser à un éléphant hydropique ! D'une formation à une autre ce bulldozer garde la forme, force mâle en quête d'une perpétuelle érection, fut-elle souvent lyrique.

→ Stéphane Payen, The Workshop, In and Out et Extensions, 2 CD (et numérique) Onze Heures Onze, dist. Absilone, sortie le 8 octobre 2021
Onze Heures Onze Orchestra, Vol III, CD Onze Heures Onze, sortie le 3 septembre 2021
→ Futura Experience, CD Le Générateur, dist. L'autre distribution
→ Luc Le Masne, Œuvres pour orchestre, coffret triple CD Buda Musique, dist. Socadisc

jeudi 29 juillet 2021

Coda de Michael Mantler


La sortie du nouveau CD de Michael Mantler est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle pour celles et ceux qui, comme moi, apprécient grandement le compositeur autrichien. Dans la lignée de Update, sorti en 2015, Coda est une merveille orchestrale adaptée de précédentes pièces, or Mantler annonce qu'il n'en composera plus de nouvelles. Il estime avoir tout dit, et ce dernier album porte un titre explicite. Comme il avait revisité son célèbre disque du Jazz Composer's Orchestra enregistré en 1968 avec Cecil Taylor, Don Cherry, Roswell Rudd, Pharoah Sanders, Larry Coryell, Gato Barbieri (sans oublier Steve Lacy, Howard Johnson, Carla Bley, Kent Carter, Charlie Haden, Reggie Workman, Alan Silva, Beaver Harris, Andrew Cyrille et une vingtaine d'autres - qui dit mieux ?) en le reprenant avec un orchestre de chambre dont les solistes sont cette fois lui-même à la trompette, Harry Sokal, Bjarne Roupé, Wolfgang Puschnig, David Helbock, il propose en Coda son best of d'anciennes compositions en remplaçant les parties chantées par des solistes et en les arrangeant pour un orchestre plus important (4 bois, 4 cuivres, 16 cordes + Roupé, Helbock et Maximilian Kanzler, sous la baguette de Christoph Cech). Longue phrase pour une musique monotone dont le lyrisme m'emporte chaque fois sans que j'en comprenne les raisons. La musique de Mantler m'exalte, m'enveloppe, m'électrise, me renverse.
C'est probablement l'impression que me donnent les musiques que je préfère, de Gustav Mahler à Richard Strauss (4 derniers Lieder, Métamorphoses), de Charles Ives à Steve Reich (Different Trains), de Robert Wyatt à Scott Walker, etc. Je suis incapable d'analyser le processus à l'œuvre. Si le ré mineur est chez moi une évidence, ce n'est pas la seule tonalité à m'enthousiasmer. Comme lorsque joue le Kronos Quartet, il s'agit probablement de l'énergie que je peux reconnaître chez John Coltrane, Albert Ayler, Roland Kirk, Miles Davis, Jimi Hendrix, Arthur Lee, White Noise, Astor Piazzola, Spike Jones, Edith Piaf, Léo Ferré, Alain Bashung ou Camille... J'arrête là, parce que je devrais citer la moitié de mon imposante discothèque. Ce sont les noms qui me viennent à l'esprit ce matin, alors que je tape ces lignes devant l'âtre. Fin juillet. Il n'y a vraiment plus de saisons. Nous avons bien détraqué le climat et aucune canicule aoûtienne ne semble pourtant prévisible pour les jours à venir. Les pieds de tomates copieusement arrosés sont plus hauts que moi, mais l'absence de soleil ne favorise pas l'arrivée de leurs fruits. Cette digression me fait penser au piédestal sur lequel je place Michael Mantler dont les fruits se retrouvent rarement sur les platines.
Pour Coda, le compositeur rentré depuis longtemps de New York à Vienne, a donc arrangé ses pièces qu'il considère les plus réussies : Thirteen (13 and 3/4), Cerco un paese innocente (à l'origine paroles de Giuseppe Ungaretti par Mona Larsen), Alien (à l'origine duo avec Don Preston aux synthés), Folly Seeing All This (à l'origine paroles de Samuel Beckett par Jack Bruce), For Two (à l'origine duo piano-guitare) et Hide And Seek (à l'origine paroles de Paul Auster par Robert Wyatt et Susi Hyldgaard). Le label ECM, qui, après Watt, a produit tous ses derniers albums, lui a donné les moyens de l'ensemble dont il rêvait, et il est vrai que c'est probablement l'un de ses meilleurs, même si les voix de Wyatt, Bruce ou Marianne Faithfull me manquent. Coda a été enregistré en septembre 2019 au Studio Porgy & Bess à Vienne (Autriche) et mixé aux Studios La Buissonne.

→ Michael Mantler, Coda, CD ECM

mercredi 19 mai 2021

La Bible de l'underground


En pages de garde de leur récente bande dessinée Underground, Arnaud Le Gouëfflec et Nicolas Moog ont imité la célèbre Nurse with Wound List en intégrant de nombreux musiciens et musiciennes qui n'ont pas de chapitre dédié. Nous avons l'immense privilège de ne pas y figurer cette fois, puisqu'ils ont attribué six pages à Un Drame Musical Instantané et à moi-même, seuls Français y figurant avec Brigitte Fontaine, Colette Magny, Boris Vian et Eliane Radigue !
Au gré de mon œil scrutateur se promenant sur cette double page comme un drone militaire ou de mon index parcourant les lignes comme le chariot d'une vieille machine à écrire, j'identifie quelques amis et certaines de mes connaissances dont certaines ont bigrement (birgement) compté pour moi : Noël Akchoté, Dick Annegarn, Robert Ashley, Albert Ayler, Pierre Bastien, Lex Baxter, Francis Bebey, Jackie Berroyer, Françoiz Breut, Cabaret Voltaire, Mami Chan, Chapi Chapo, Coil, Pascal Comelade, Ivor Cutler, Déficit des Années Antérieures, Delia Derbyshire, The Deviants, Bernard Dimey, Eric Dolphy, Jean-Claude Eloy, Jad Fair, Fantazio, David Fenech, Fille Qui Mousse, The Fugs, Funkadelic, Diamanda Galas, Jon Gibson, John Hassel, Jean-Luc Le Ténia, The Legendary Pink Dots, Jean-Marie Massou, Master Musicians of Jajouka, Merzbow, Robert Mitchum, Phill Niblock, Annette Peacock, Emmanuelle Parrenin, Hermeto Pascoal, Jean-François Pauvros, Pearls Before Swine, Pere Ubu, Bud Powell, Red Noise, Renaldo & The Loaf, Quentin Rollet, Frederic Rzewski, Erik Satie, Conrad Schnitzler, Sema, Semool, Sun O))), T-Rex, Sister Rosetta Tharpe, Richard Teitelbaum, Asmus Tietchens, Tiny Tim, John Trap, The Troggs, Violent Femmes, Randy Weston, Link Wray, The Young Gods, Tom Zé, Zoviet France... Mais combien d'autres artistes de l'Underground dans cette liste restent mystérieux à mes yeux ! C'est dans la marge de la marge que sont enfouis les trésors.
Nous retrouver en si bonne compagnie nous honore et nous comble de joie. J'en profite donc pour reproduire ci-dessous un article du 21 juillet 2008 que j'avais écrit à propos de la liste originale...


Évoquée à la sortie de la réédition de l'album Défense de signé Birgé Gorgé Shiroc, la Nurse with Wound List intrigue nombre des amateurs de musique expérimentale. En 1979, le groupe anglais Nurse With Wound publie la liste des disques qui les ont influencés, jointe à leur premier disque, Chance Meeting on a Dissecting Table of a Sewing Machine and an Umbrella, et augmentée avec le suivant, To the Quiet Men from a Tiny Girl. Au fil des ans, la liste établie par Steve Stapleton, John Fothergill, et Heman Pathak devient la Bible des amateurs de musique expérimentale. Ainsi le vinyle Défense de, [alors] épuisé depuis sa sortie en 1975, acquiert le statut de disque culte et s'arrache à prix d'or sur le marché de l'occasion. Il sera réédité en 2004 par le label israélien Mio Records sous la forme d'un cd (30 minutes de bonus tracks) et d'un dvd (6 heures inédites du trio + mon premier film, La nuit du phoque, sous-titré en anglais, japonais, hébreu, français !). [Et en 2013 le label barcelonais Wah Wah / Fauni Gena represse le vinyle accompagné du DVD de Mio.]
Thurston Moore (Sonic Youth) tannera Philippe Robert jusqu'à ce que celui-ci lui cède son exemplaire original. À sa sortie de scène à l'Olympia, la première question qu'il pose aux journalistes présents sera : "Est-ce que Un Drame Musical Instantané ça existe toujours ?" ! Thurston ira jusqu'à enregistrer un étonnant remix des 33 tours du Drame intitulé 7/11, toujours inédit [Thurston me propose de le sortir en 45 tours avec un duo sur l'autre face, et ce serait déjà fait sans le confinement]. Le Drame fut fondé en 1976, deux ans après Défense de, avec Francis Gorgé et moi-même, plus le trompettiste Bernard Vitet. Trent Reznor (Nine Inch Nails) et bien d'autres musiciens atypiques n'ignorent rien de la liste.
En 1984, le label United Dairies de Steve Stapleton éditera In Fractured Silence, une compilation où figurent des inédits du Drame (Tunnel sous la Manche / Under the Channel, 12'), d'Hélène Sage, Sema et NWW.
Quant à la liste, elle existe sous différentes formes, divers amateurs l'ayant étayée, illustrée (pochettes des disques) ou annotée (Défense de y est signalé comme une influence majeure de NWW). Encore aujourd'hui nombreux collectionneurs tentent de réunir l'ensemble de la liste magique.

mardi 18 mai 2021

Mansi, vidi, victus sum


Je suis resté, j'ai vu, j'ai été vaincu. Pas pu venir, je ne bouge pas tant que ça et pour cause. Vaincre, quelle drôle d'idée ! Donc, depuis ma dernière revue confiné et mes articles sur des œuvres particulières (rubrique Cinéma & DVD), j'ai regardé pas mal de films et de séries. Le soir, la projection me fait oublier les bruits du monde pendant quelques heures.
J'ai continué mon festival Agnieszka Holland avec le polar français Olivier, Olivier et un énième film sur l'Occupation allemande en Pologne, Amère récolte. Tous ses films sont intéressants. Je ne comprends toujours pas le besoin d'hémoglobine gore dans les films actuels comme Possessor de Brandon Cronenberg qui me fait fermer les yeux pendant plusieurs passages malgré un scénario prenant, dans le style de son père. Les évadés de Santiago (Pacto de Fuga) est un bon film d'évasion chilien de David Albala évoquant la période Pinochet évidemment. I Care a Lot est une comédie noire et cynique de J Blakeson plutôt amusante. Je me suis tellement ennuyé devant le multi-oscarisé Nomadland que je préfère éviter le sujet. Son succès ? Un mystère. Je vous raconte tout cela dans le désordre, ma mémoire étant en ce domaine aussi mal rangée que la chambre de ma fille quand elle était ado. J'ai laissé traîner The Courier, The Last Vermeer, French Exit qui se laissent regarder, avec un petit plus pour L'homme qui a vendu sa peau (The Man Who Sold His Skin) du Tunisien Kaouther Ben Hania. J'ai toujours trouvé drôles les films critiques qui se passent dans le milieu de l'art, comme The Square ou Velvet Buzzsaw par exemple, deux réussites.


Les séries ont évidemment avalé pas mal de mon temps de projection. Le problème du fantastique est qu'on peut raconter n'importe quoi, Shadow and Bone ne faisant pas exception, même si les images sont magnifiques et qu'on sent le désir de marcher sur les traces de Game of Thrones. La science-fiction et l'anticipation exigent plus d'imagination pour être cohérentes. La comédie noire et psychologique I Hate Suzie, qui s'appuie sur la publication d'une sex-tape d'une actrice en vogue renvoyée à elle-même, est intelligente, même si assez énervante. La série policière Bloodlands est du niveau auquel les Britanniques nous ont habitués, avec un cynisme qu'ils attribueraient probablement à l'humour noir, si une suite n'était pas annoncée. J'ai repris la troisième saison de Pose sur le monde transgenre new-yorkais de la fin des années 80, mais elle devient trop explicative et démonstrative, alors que j'en avais jusqu'ici adoré le voguing et l'aspect social.


La réussite récente est la série The Underground Railroad de Barry Jenkins qui avait déjà réalisé deux excellents longs métrages, Moonlight et Si Beale Street pouvait parler. Cette adaptation poétique du roman de Colson Whitehead, Prix Pulitzer 2017, tous deux Afro-américains, rappelle à quel point fut ignoble l'esclavage aux U.S.A., droit de vie et de mort, reproduction en Géorgie, stérilisation en Caroline du Sud, interdiction de résidence en Caroline du Nord, etc. au travers du chemin de fer clandestin, réseau aidant les esclaves fuyant vers la liberté au-delà de la ligne Mason-Dixon et jusqu’au Canada avec l'aide des abolitionnistes qui adhéraient à leur cause. Avec le passionnant Eliminate All The Brutes de Raoul Peck, on sent de plus en plus la nécessité de revenir sur ce traumatisme minoré, mais hélas fondateur, de l'histoire américaine. L'un et l'autre sont ce que j'ai vu de mieux ces derniers temps, documentaire fictionnalisé pour le premier, évocation métaphorique pour le second, avec un retour salutaire de l'Histoire.
Tout cela ne me remonte pas le moral, mais l'humanité semble ainsi faite, construite sur le crime, l'abjection, l'horreur et l'aveuglement. Heureusement, des femmes et des hommes de bonne volonté résistent à toute cette absurdité et parfois réussissent à nous faire rêver à un monde meilleur dont pour l'instant nous ne prenons pas le chemin.

lundi 17 mai 2021

Francis Gorgé orchestre Debussy sur son Mac


Nous étions trois. Tout nous différenciait à tel point que nous étions totalement complémentaires. Origines culturelles et religieuses, opinions politiques, et la musique. Oui, la musique ! Bernard Vitet venait du jazz, détestait le rock qu'il rapprochait de la musique militaire et portait aux nues Machaut, Bach et Webern. Francis Gorgé avait commencé avec les Who et King Crimson et s'était entiché de Berlioz, Ravel et Debussy. Quant à moi, je devais tout à Zappa et je défendais Ives et Varèse. En 1969 Francis et moi avions organisé le premier concert de rock au Lycée Claude Bernard avec Red Noise, Dagon et notre groupe Epimanondas. En rencontrant Bernard à l'été 76, nous avons fondé ensemble Un Drame Musical Instantané qui aura duré 32 ans, mais Francis l'avait quitté en 1992 pour se consacrer à l'informatique. Lorsque je cale sur mon Mac, c'est lui que j'appelle en premier !
En orchestrant Debussy, il réalise son rêve de réunir ses deux passions. Il a toujours été un fan de la musique française, des Impressionnistes surtout, mais aussi de Rameau, Couperin ou des opéras de la fin du XIXe siècle. André Caplet, Ernest Ansermet, Maurice Ravel, Charles Koechlin, Leopold Stokowski, Henri Büsser, Jean-François Paillard, Philippe Manoury, Peter Breiner, David Holmes, sans oublier Claude Debussy lui-même, ils sont nombreux à avoir orchestré celui qui se surnomma d'abord Claude de France en opposition à Wagner, puis Monsieur Croche lorsqu'il écrivait sur la musique des autres (tiens tiens !). Faute d'un orchestre symphonique avec suffisamment de répétitions et ne bénéficiant d'aucun entregent dans le monde élitaire de la musique classique, Francis a choisi d'orchestrer numériquement le Livre I des Préludes et la Suite Bergamasque. Il revendique d'avoir "sciemment délaissé le côté vaporeux et mystérieux qu’on associe trop souvent à la musique de Claude Debussy et privilégié sa verve et son acidité". La qualité des échantillonneurs lui a permis de relever le défi, mais il lui a fallu entrer dans les partitions et opter pour des partis pris qui forcément défriseront les vieilles perruques.
Francis fut un des premiers à acquérir un échantillonneur. Au début c'était une pédale d'effet Electro Harmonix, puis il passa à l'Emulator d'E-mu. Des années plus tard, l'informatique permet des nuances incroyables que les musiciens de films pratiquent couramment. Le résultat est parfois trop propre à mon goût, mais de nos jours c'est aussi le cas des enregistrements d'orchestre à force de vouloir tout maîtriser. Pour enregistrer un orchestre symphonique, je reste un fan du couple ORTF, deux micros cardioïdes avec un angle de 110° et un espacement de 17 centimètres entre les capsules, alors qu'on utilise maintenant un multipistes exponentiel. Il n'en demeure pas moins que les orchestrations de Francis nous transportent un siècle plus tôt, dans une modernité qui trouvera son aboutissement avec les Images pour orchestre. Peut-être aurait-il mieux fallu taire la fabrication synthétique de l'ensemble, l'aspect virtuose de l'exercice risquant d'occulter l'émotion. Francis aura su percer le mystère Debussy pour faire sonner son orchestre dans nos systèmes de reproduction qui ne sont pas moins virtuels, c'est épatant. Je n'ai en effet jamais réussi à surprendre aucun musicien en train de sortir de mes enceintes. Là, je me laisse simplement porter par les ondes.

→ Francis Gorgé, Orchestrations numériques : Claude Debussy•Préludes, CD FG

dimanche 9 mai 2021

Joel Chadabe, la musique électronique en deuil


Ma rubrique nécrologique s'éteindra en tout cas avec moi. Je ne suis pas pressé, mais la perspective est biologiquement inéluctable. Cette fois j'apprends la disparition, le 2 mai, de Joel Chadabe que m'avait présenté Pierre Lavoie. Avec Francis Gorgé nous avions adoré son logiciel de composition aléatoire M (passé à Cycling ’74, lui-même semble-t-il intégré à Max) qu'il avait inventé avec David Zicarelli. Ce genre d'outil, simple à utiliser et plein de ressources, disparaît souvent au profit d'usines à gaz. Francis me rappelle que l'introduction à Jeune fille qui tombe... tombe d'Un drame musical instantané, publié en CD sur le label in situ, fut composé avec M... Joel avait fondé à New York l'Electronic Music Foundation (EMF) qui un temps distribua les disques GRRR sur la côte est des États Unis. Il composait et enseignait la musique électronique à NYU. Spécialiste du Kyma, il avait aussi acheté le premier Synclavier. C'était un homme charmant et généreux.
Article détaillé sur CDM.

mercredi 5 mai 2021

Noise métal, loupe et freeture


J'ai beau avoir enregistré On tourne en 1981 avec Un drame musical instantané, je n'aurais pas cru pouvoir entrer dans le Murmur Metal | Maelström de David Bausseron avec autant de facilité. La traversée de son drone métallique est passée comme une lettre à la poste. Évidemment l'époque a changé, le courrier va moins vite et l'on n'est jamais certain qu'il arrive à bon port. Celui de Bausseron aura mis dix ans à nous parvenir, c'est écrit. Plaque, feuillards, lamelles, cage, portique, couvercle, tiges, socle de lampe halogène, paille de fer, boîte enfer blanc, scie à bois ne suffisaient pas. L'actionniste sonore a ajouté de la guitare électrique et de l'électronique. Il faudrait voir à quoi ressemblent ses performances de cascadeur. Là on a juste le son. Le chaos tourne à la méditation. Comme les drones obsessionnels de La Monte Young et Marian Zaeela, entendus à la Fondation Maeght un demi-siècle plus tôt, qui finissaient par pénétrer nos artères et y circuler de manière confondante...

Avec Bernard Vitet et Francis Gorgé nous avions une autre conception de la noise, plutôt varésienne. Nous étions allés enregistrer une ambiance dans une usine de métallurgie où travaillait le beau-frère de Francis avec l'idée de l'utiliser plus tard avec nos instruments. Je portais mes petits micros Electret accrochés derrière les oreilles, un système binaural avant la lettre. Nous étions bien timbrés. En réécoutant ce capharnaüm à la maison, le studio GRRR d'alors, nous nous sommes dits qu'il n'y avait besoin de rien d'autre, tout était joué. Mais surpris par notre ready made vernaculaire, nous avons tout de même ajouté un accord de guitare et un coup de gong, histoire de signer la composition involontaire. On tourne ouvrait l'album À travail égal salaire égal, précédant Crimes parfaits où Bernard jouait un ouvrier sur la chaîne deux fois renversée. Nous étions toujours à cheval entre la sensation et le sens, sans ne jamais privilégier l'un ou l'autre. Quarante ans après, le vinyle est toujours disponible chez GRRR, et Klang Galerie l'a réédité en CD il y trois ans.

David Bausseron a enregistré ses prises à la Gare d'Eau à Lille et au sous-sol de la Compagnie de l'Oiseau Mouche à Roubaix. Dans la rue ou sur scène, il mouille sa chemise lorsqu'il se jette sur son instrumentarium de récupération en partie amplifié. Quand on le sait, le disque fait rêver. C'est grave... Même pas peur !

Drone aussi avec VRTN & VBRTN de Peter Orins. Cette fois c'est l'histoire de la grenouille qui se voulait plus grosse que le bœuf, sauf que là encore ça marche. Pour VRTN, Orins utilise sa batterie comme résonateur de divers objets, bois, métal, verre, et il traite les sons microscopiques avec le logiciel Pure Data pour qu'ils se chargent en énormes harmoniques. L'imprévisible se laisse dompter par les mouvements de l'homme et la machine. Dans VNRTN, le batteur glisse trois baguettes de bois entre cymbales et toms basses pour allonger les sons, comme la harpe d'un piano géant, comme si on regardait son cœur à la loupe. Ça ne loupe pas, ça pénètre, ça s'installe, ça fait vibrer, c'est bon, c'est bon aussi quand ça s'arrête.

Ouvre-glace, le troisième CD de la fournée d'avril du label Circum-Disc s'explose aux accidents de parcours. En découvrant deux pianos dans la salle de concert de la Malterie à Lille, le trio Toc (Ternoy-Orins-Cruz) et le trio Abdou/Dang/Orins joignent leurs forces pour faire freer un quintet acoustique confiné. Sakina Abdou au saxophone et à la flûte à bec, Ivann Cruz à la guitare, Barbara Dang et Jérémie Ternoy aux pianos et Peter Orins à la batterie improvisent leur rencontre salutaire en période sanitaire. Je suis toujours surpris du consensus lorsqu'aucun musicien/ne ne désire ou n'ose perturber le charmant désordre du groupe. Sans élément exogène, la dialectique s'interdit de séjour. C'est une constante chez nombreux improvisateurs, trop polis pour être sonnettes. Ça grince, ça grimpe, et l'on se laisse porter par le flux, minimaliste même dans ses excès.

→ Murmur Metal, Maelström
→ Peter Orins, VRTN & VBRTN
→ Adoct, Ouvre-glace
Les trois CD sur le label Circum-Disc, et en mp3 ou FLAC sur diverses plateformes, dist. Les Allumés du Jazz / Atypeek / Circum-disc

mardi 4 mai 2021

Une chambre en ville


En visite à Nantes, comment ne pas penser à Lola, Une chambre en ville et à Jacquot ? La dernière fois que j'ai traversé le Passage Pommeraye, je jouais au Pannonica avec Antonin-Tri Hoang et Vincent Segal, bientôt neuf ans. J'ai toujours été plus Maxence que Lola, ma chambre n'est pas en ville, mais elle donne sur un jardin suspendu au dessus de la Loire. Je suis toujours aussi ému par la scène d'intro du film de Jacques Demy de 1982 (je n'ai pas trouvé l'extrait avec «Police, milice, flicaille, racaille !...» et le magnifique passage du noir et blanc à la couleur). Plus je le regarde, plus j'aime la musique de Michel Colombier et ce film est même devenu mon préféré de Demy...



Article du 9 juillet 2008

[Depuis cet article], l'édition dvd de l'intégrale Jacques Demy sur laquelle travaillait amoureusement la famille Varda-Demy rue Daguerre [est sortie]. Offrez-vous le double cd d'Une chambre en ville que Michel Colombier mit en musique. Si Les parapluies de Cherbourg, Les demoiselles de Rochefort et Peau d'âne sont adulés par tous les admirateurs de Demy et de "comédies" musicales, Une chambre en ville rencontra un succès critique, mais fut un échec populaire incompréhensible. Télérama s'en émut [et bien d'autres depuis], mais rien n'y fit. Certaines sorties tombent à un mauvais moment, d'autres profitent à un film surestimé. Les succès d'Amélie Poulain ou des Chtis correspondent à une époque de grisaille où le public avait besoin de se changer les idées et d'oublier les tracas de la vie.


Le film de Demy est le plus explicitement politique de son œuvre. Le disque met en valeur ses dialogues comme toujours exceptionnels. Si la musique de Michel Colombier ne possède pas la richesse mélodique de Michel Legrand (par ailleurs plus aussi en verve pour Trois places pour le 26 ni sur le catastrophique Parking, mais quelle idée aussi de laisser chanter Francis Huster !), elle fonctionne dramatiquement à travers la suite de ses récitatifs. Au début du film, la charge des CRS contre les ouvriers des chantiers navals nantais est un morceau d'anthologie.
Dominique Sanda nue sous son manteau de fourrure, la violence de Michel Piccoli en marchand de télés impuissant au collier de barbe rouquin, la prestation extraordinaire de Danielle Darrieux en aristocrate déchue veuve de colonel, les ouvriers métallurgistes joués par Richard Berry et Jean-François Stévenin illuminent ce joyau méconnu ou mésestimé. Les images de Jean Penzer, les décors de Bernard Evein, les costumes de Rosalie Varda participent à la magie de l'œuvre. Le générique des voix est comme souvent absent du livret : Danielle Darrieux qui se double toujours elle-même dans les passages chantés (Mme Langlois), Fabienne Guyon (Violette), Florence Davis (Edith), Liliane Davis (Mme Pelletier), Marie-France Roussel (Mme Sforza), Jacques Revaux (François), Jean-Louis Rolland (Ménager), Georges Blaness (Edmond), Aldo Franck (Dambiel), Michel Colombier (arroseur), Jacques Demy (un ouvrier)...
L'INA permet de découvrir quelques extraits, des moments du tournage, l'enregistrement de la musique, grâce à un reportage passionnant de Gérard Follin et Dominique Rabourdin [qu'en reste-t-il aujourd'hui ?] et à un court sujet de ''Cinéma Cinémas".


En me rendant sur le site de Michel Colombier, j'apprends que le compositeur s'éprit très jeune de jazz et d'improvisation. Si on le connaît pour avoir cosigné la musique de la Messe pour le temps présent avec Pierre Henry pour les ballets de Maurice Béjart, il écrivit énormément avec Serge Gainsbourg et collabora avec Charles Aznavour, Jean-Luc Ponty, Catherine Deneuve, Jeanne Moreau, Stéphane Grappelli. Il fut le directeur musical de Petula Clark (Wings est considéré comme la première symphonie pop) et travailla avec des artistes aussi variés que les Beach Boys, Supertramp, Quincy Jones, Roberta Flack, Barbra Streisand, Herbie Hancock, Earth Wind and Fire, Joni Mitchell, Jaco Pastorius, David Sanborn, Branford Marsalis, Bobby McFerrin, Prince, AIR, Mirwais, Madonna et le Quatuor Kronos.
Attention, ce double cd, commandé sur Screenarchives, est un tirage limité à 1200 copies édité par Kritzerland.

lundi 19 avril 2021

Underground rend hommage aux inventeurs


La reconnaissance derrière laquelle courent la plupart des artistes ne vient jamais d'où on l'espère. Qu'elle vienne d'une bande dessinée est tout à fait surprenant. Ainsi Un Drame Musical Instantané se voit gratifié de six pages dans Underground, l'impressionnant pavé, qui en compte 300, du scénariste Arnaud Le Gouëfflec et du dessinateur Nicolas Moog. Si nous sommes en bonne compagnie entourés par Captain Beefheart, Eugene Chadbourne, Kevin Coyne, Brigitte Fontaine, Lee Hazlewood, Daniel Johnston, Lydia Lunch, Moondog, Colette Magny, Nico, Nurse With Wound, Éliane Radigue, The Residents, Raymond Scott, Patti Smith, Yma Sumac, Sun Ra et Boris Vian, je découvre nombreux musiciens dont j'ignorais pratiquement tout. Dévorant cette bible qui rend pour une fois hommage aux inventeurs et non à celles ou ceux qui ont exploité leurs découvertes, je pars aussitôt écouter Bill Childish, Alex Chilton, Cosey Fanni Tutti, les Cramps, Crass, Merrell Fankhauser, Peter Ivers, Jonathan Richman, Sky Saxon, les Tall Dwarfs, Tucson, Townes Van Zandt et quelques autres. La majorité d'entre eux ont anticipé le folk rock, le garage, le punk ou l'indus, mouvements qui m'étaient étrangers à l'époque, pour leur préférer des trucs encore plus barjos, ou les nouveaux jazz et la musique contemporaine. Sont aussi intégrés d'excellents chapitres sur le Krautrock, le Dub et le Black Metal.


L'étude est évidemment orientée rock ou du moins vers des artistes qui ont influencé le rock et séduit leurs thuriféraires, même s'ils vivent en dehors de ce mouvement. Ce remarquable travail tant éditorial que graphique est d'ailleurs sous-titré "Rockers maudits & grandes prêtresses du son" ! Pour une fois, de jeunes rapporteurs ne répètent pas inlassablement le mythe imposé par les journalistes de l'époque initiale. Ils ont fouillé les soubassements de l'Histoire pour exhumer les bases de ce qui deviendra plus tard les ferments de la mode. Il faut du temps pour imaginer des alternatives comme il en faudra ensuite à d'autres pour les développer et les exploiter. Ce sont deux manières d'aborder la création ! Souvent ces derniers ont reconnu ce qu'ils devaient à leurs aînés ou à celles et ceux qui les ont inspirés. Ainsi reviennent plusieurs fois les noms de bénéficiaires curieux, David Bowie, Nick Drake, Thurston Moore, Kurt Cobain, Steve Stapleton (avec la Nurse With Wound List), Steve Reich, etc. Comme dans toutes les encyclopédies, il manque des artistes du même ordre (Harry Partch, Conlon Nancarrow, Ilhan Mimaroğlu, Silver Apples, White Noise, Syd Barrett, Scott Walker, Jacques Thollot...), mais les auteurs font des choix qui sont les leurs sans que ce soit des leurres. Chacun/e a ses poètes maudits au fond de son cœur.


Michka Assayas s'est collé à la préface. Une discographie est suggérée en fin d'ouvrage ; y sont chroniqués 72 albums avec leurs pochettes redessinées. Et puis aussi, au fil de la lecture, des pages presque blanches, comme des intercalaires, énigmatiques car sans mention particulière, indiquent des petits bijoux dont je n'avais jamais entendu parler : les drones de Spiritflesh ‎de Nocturnal Emissions (1988), Valentina Magaletti jouant sur la batterie fragile de l'ami Yves Chaudouët (2017), la communauté religieuse The Trees interprétant The Christ Tree (1975), les impros transcendantales de Master Wilburn Burchette sur Mind Storm (1977), la compilation clandestine Cambodian Rocks (1995), le rock psyché Danze of the Cozmic Warriorz du Zendik Farm Orgaztra (1988), la cassette Mémoires de l'homme fente de Vimala Pons (2020) ou les Fantastic Greatest Hits de Eilrahc Elddew ta.k.a. Charlie Tweddle (1971, publiés en 1974). Étonnamment ce sont ces pistes à creuser qui m'excitent le plus. En plus de ces petits bonus assez secrets (j'en fournis exceptionnellement les liens puisque rien n'est indiqué dans la BD), les pages de garde énumèrent encore des dizaines d'artistes qui se joignent aux cinquante élus et dont j'ignore honteusement la plupart.


Pour illustrer mon article, j'ai évidemment choisi les pages évoquant le Drame et mon récent travail solo, que l'auteur a gentiment sous-titrées L'élixir de jouvence. "Birgé fait feu de tout bois, et sa démarche évoque celle d'un alchimiste, curieux de tout et inlassablement créatif. [...] Le Drame est à compter parmi les formations audacieuses et les plus originales, dont les audaces transdisciplinaires sont le cauchemar des perpétuels poseurs de cloisons. Un groupe sans équivalent ici, qu'on ne peut rapprocher que d'OVNIs comme les Residents. Quel est le secret de son insolente santé ? [...] Ce plaisir du jeu qui guérit de l'ankylose et des sécheresses du dogmatisme, et donne accès à la créativité perpétuelle." Arnaud Le Gouëfflec rappelle, entre autres, notre initiative du retour du ciné-concert et mes concepts cinématographiques appliqués à la musique. Je suis également sensible au choix des trois disques nous concernant, à la fin de l'ouvrage, puisqu'à côté de Rideau ! (1980) figurent les 24 heures inédites de l'album Poisons (1976-79) et le CD de mon Centenaire (2018).

Si l'aspect éditorial est extrêmement fourni, le dessinateur Nicolas Moog joue magnifiquement sur les contrastes du noir et blanc, s'appuyant sur une documentation originale. L'ensemble offre un véritable point de vue sur la musique hors des sentiers battus et une aventure graphique exceptionnelle.

→ Arnaud Le Gouëfflec et Nicolas Moog, Underground, Ed. Glénat, 30€

mercredi 7 avril 2021

Films vus confiné


La pile des disques qui m'ont plu et pour lesquels je n'ai pas trouvé les mots grimpe inexorablement. C'est comme tous les films que j'ai vus récemment sans évoquer les excellentes soirées passées à les regarder. J'écoute tellement de belles musiques et je regarde tant de films que j'en oublie la plupart si je n'écris pas un article dessus. Ce n'est même pas certain, mon blog me servant de pense-bête. 4700 articles, comment voulez-vous que je m'en souvienne ?! Ainsi j'efface malencontreusement de ma mémoire des gens, des lieux, des soirées, des livres...
Par exemple, je me suis amusé des six courts épisodes de Staged où Michael Sheen et David Tennant, jouent leur propres rôles tentant de combattre le confinement en montant Six personnages en quête d'auteur en visioconférence. J'aime me fabriquer des festivals autour d'un auteur comme récemment Julien Duvivier avec La tête d'un homme, La belle équipe, Un carnet de bal, La fin du jour, Panique, Sous le ciel de Paris, Voici le temps des assassins, Marie-Octobre, et le moins noir, mais tout aussi cruel, Au royaume des cieux que je n'avais jamais vu. Ou la polonaise Agnieszka Holland dont Europa, Europa m'a donné envie de continuer avec Le jardin secret, Copying Beethoven, Sous la ville, Spoor, L'ombre de Staline (Mr Jones), Charlatan. Ses films traitent toujours de l'ambiguïté des individus, trait propre à l'histoire de son pays. J'ai été surpris par le culot et le talent du Roumain Radu Jude avec Bad Luck Banging or Loony Porn qui réfléchit si bien notre époque où les mœurs tournent à la folie, me poussant à rechercher Aferim!, Peu m'importe si l'Histoire nous considère comme des barbares et ses autres films pour voir s'ils sont aussi provocants. Ravi de trouver les derniers courts de Mark Rappoport, L'Année dernière à Dachau, The Stendhal Syndrome or My Dinner with Turhan Bey, Two for the Opera Box, avec son style inimitable pour dégonfler la baudruche hollywoodienne avec la plus grande tendresse.
Chez les Américains je conseillerai Promising Young Woman, comédie noire d'Emerald Fennell, News of the World (La mission), western de Paul Greengrass, Da 5 Bloods de Spike Lee sur quatre vétérans du Vietnam, Uncle Frank d'Alan Ball, l'auteur toujours passionnant de Six Feet Under. Pour les amateurs de science-fiction ou d'héroic fantasy, vous pouvez regarder Chaos Walking de Doug Liman et Wonder Woman 1984 de Patty Jenkins , vous perdrez moins votre temps qu'avec Zack Snyder's Justice League qui dure 4 heures vaines et interminables. The Dry est un bon thriller australien de Robert Connolly, et puis les grands espaces, cela fait du bien quand on ne peut pas voyager, même si l'enfermement est d'une autre nature. On le constate aussi dans la série policière Mystery Road. The Father de Florian Zeller avec Anthony Hopkins, personnage atteint d'Alzheimer, et Olivia Colman, qui joue le rôle de sa fille, est filmé non en caméra subjective, mais en découpage ou interprétation subjectives, ce qui est intéressant en plus des numéros d'acteurs. Pacto de Fuga du Chilien David Albala est le récit des Évadés de Santiago à la fin de la dictature de Pinochet. Birds of Prey de l'Américaine d'origine chinoise Cathy Yan est radicalement différent de son précédent Dead Pigs, mais tous les deux sont incisifs et drôles.
La daronne, la comédie policière de Jean-Pierre Salomé, se regarde avec plaisir, et Madame Claude de Syvie Verheyde est un polar français très personnel. Je comprends maintenant pourquoi nous ne voyions rien depuis la fenêtre de notre salle de montage qui en 1972 donnait sur le jardin de la célèbre proxénète qui venait simplement de fermer boutique. La jeune Céleste Brunnquell, vue aussi dans la série En thérapie, est formidable dans Les éblouis de Sarah Succo...
Vous pouvez par contre éviter le multiprimé Adieu les cons ! qui est le pire de la carrière d'Albert Dupontel, d'un ennui et d'une banalité incompréhensibles, Effacer l'historique de Gustave Kervern et Benoît Delépine qui ont perdu leur gnaque, Can't Get You Off My Head, la dernière série documentaire politique en six épisodes d'Adam Curtis, brouillonne et pas du niveau de tous ses chefs d'œuvre passés, Ma Rainey's Black Bottom de George C. Wolfe, décevant de superficialité, mais je ne vais pas dégommer tous les navets que j'ai tentés en vain... Et puis c'est sans compter les articles précédents de ma rubrique cinématographique...
On remarquera que beaucoup de ces films sont signés par des femmes, et que je les ai choisis sans considération pour une quelconque parité, ce qui est une excellente nouvelle !
Fort de cette liste, je remets à demain les musiques qui m'ont accompagné pendant la rédaction de certains de mes articles...

jeudi 4 mars 2021

On n'obtient pas toujours ce que l'on veut


Le disque de "rock" sur lequel je travaille avec Nicolas Chedmail et Frédéric Mainçon nous semble prendre ses racines dans l'album Their Satanic Majesties Request des Rolling Stones. Paru fin 1967, c'est probablement leur disque qui obtint le moins de succès, trop psychédélique et fouillé pour leur public. Déjà que le nôtre me fait penser à Captain Beefheart et Scott Walker, cela ne présage rien de bon ! Les Stones se radicaliseront donc, avec Street Fighting Man et Sympathy for the Devil sur l'album suivant, Beggars Banquet, juste après le single Jumpin' Jack Flash. C'est de cette veine qu'est fait Gimme Shelter, filmé pendant la tournée américaine de novembre-décembre 1969 qui finira avec le tragique concert d'Altamont. Viendra d'ailleurs ensuite Let It Bleed. En effet, "You can't always get what you want !"

DES PIERRES ROULAIENT DANS LE CHAMP
Article du 30 mars 2008

L'autre soir, j'ai regardé Gimme Shelter de Albert Maysles, David Maysles et Charlotte Zwerin que je n'avais jamais vu malgré sa réputation et celle du festival gratuit d'Altamont qui marqua la fin des années 60 et du petit nuage psychédélique que Monterey et Woodstock avaient réfléchi. À l'époque, j'avais probablement craint un truc violent, comme je voyais le hard rock, que Led Zeppelin, entre autres, incarnait à mes oreilles. Les Rolling Stones en faisaient partie, trop lourds, trop physiques à mon goût. Je préférais le côté planant de la West Coast (j'ignorais qu'Altamont se situait près de San Francisco) et je n'en avais plus que pour Zappa et Beefheart. Altamont eut lieu le 6 décembre 1969 à l'initiative des Stones. Y étaient programmés Santana, Jefferson Airplane, The Flying Burrito Brothers et Crosby, Stills, Nash and Young, les anglais clôturant l'évènement. Devant le manque d'organisation catastrophique, le Grateful Dead avait annulé sa prestation.


Au delà de l'énergie de Mick Jagger qui m'a toujours bluffé, depuis le concert de 1965 auquel j'assistai à l'Olympia, je suis subjugué par le film, véritable documentaire de création sous la forme d'une enquête policière sans que les auteurs aient eu besoin d'ajouter le moindre commentaire. Ils eurent la chance de se trouver là pendant les préparatifs, les tractations avec l'avocat retors des Stones (qui avait été celui de Jack Ruby, l'assassin d'Oswald dans l'affaire du Président Kennedy), le concert évidemment, mais également tout ce qui s'est passé off stage, magnifiques instants capturés parmi la foule des 300 000 spectateurs, ambiguïté de Mick Jagger sur la conduite à tenir, et, surtout, le meurtre d'un jeune black par un des Hell's Angels survoltés. Meredith Hunter, facilement repérable dans son élégant costume vert pomme, avait dégainé un flingue vers la scène lorsqu'il fut ceinturé et poignardé par les Anges, chargés du service de sécurité. Les cadrages d'Albert Maysles sont époustouflants, le montage de Charlotte Zwerin aussi intelligent que le sera son génial film sur Thelonious Monk, Straight No Chaser. Il n'y a pas que la musique, Gimme Shelter est tout simplement un grand film noir.
Ce documentaire exceptionnel, édité en dvd sur le label de référence Criterion, remasterisé de main de maître, avec un paquet de bonus passionnants, [...] est, depuis cet article de 2008, paru en édition française.

vendredi 12 février 2021

Archie Shepp & Jason Moran : Let My People Go


Toute la presse en parle. Le nouvel enregistrement du saxophoniste Archie Shepp, en duo avec le pianiste Jason Moran, est une petite merveille, madeleine de Proust pour celles et ceux qui aiment le jazz, et, plus encore, si vous avez suivi le son généreux du ténor depuis ses premiers balbutiements, comme les enfants le joueur de flûte de Hamelin. Au qualificatif "jazz", Archie Shepp préfère musique, simple et universel. Pour lui le terme est réducteur. Le disque s'ouvre sur Sometimes I Feel Like A Motherless Child. Notez sometimes, parce que ces deux-là ont des mamans et des papas dont ils n'ont pas oublié les leçons, tout en inventant leurs propres histoires. Alors ils interprètent Billy Strayhorn et Duke Ellington, Thelonious Monk et Cootie Williams, John Coltrane et... Jason Moran. Le blues ne vieillit pas, il se réincarne. La voix de l'octogénaire conte et recompte à son tour les mémoires de son peuple, de son peuple qu'il aimerait bien voir s'épanouir depuis le temps qu'il se bat avec sa musique, avec ses mots, avec son corps et son souffle. Comme lui, le jeune Jason Moran, 46 ans, est un intellectuel, et son jeu moderne et ouvert retrouve Archie Shepp dans une contemporanéité qu'il n'a jamais quittée.



Archie Shepp est bien vivant et je ne résiste pas à reproduire l'entretien fleuve d'Archie Shepp que nous avions réalisé fin 2005 avec Jean Rochard pour le Cours du Temps du n°13 du Journal des Allumés du Jazz.

ARCHIE SHEPP, TÉNOR DU BARREAU



En créant récemment le label Archieball, le saxophoniste a suivi ses propres préceptes : que les musiciens afro-américains prennent eux-mêmes en charge la production de leurs œuvres ! Archie Shepp a également plusieurs fois émis le souhait que les jeunes milliardaires noirs, enrichis par la mode ou le sport, réinvestissent leurs bénéfices en soutenant leur culture, exhumant leurs racines et arrosant les jeunes pousses. Ils donneraient ainsi les moyens nécessaires à ceux qui la défendent, tel ce ténor au son chaud et lyrique qui voulait devenir avocat des droits civiques, s’engagea dans son art, choisit d’enseigner la musique du peuple noir à l’université et continue de chanter le blues...

Propos recueillis par Jean-Jacques Birgé et Jean Rochard.
Transcription JJB.

Vous êtes né en Floride…

Fort Lauderdale, le 24 mai 1937. J’ai déménagé à Philadelphie à 7 ans où j’ai vécu avec mes parents jusqu’à ce que j’aille à l’université lorsque j’ai eu 18 ans. Après quatre ans, je me suis marié et j’ai vécu à New York pendant treize ans. J’habite dans le Massachusetts où j’ai enseigné à l’Université pendant trente et un ans et dont j’ai pris ma retraite il y a trois ans.

Avez-vous commencé la musique à Philadelphie ?

J’étais fasciné par la musique lorsque mon père jouait du banjo. Il m’apprit les accords de ce qui fut mon premier instrument, mais personne n’en jouait plus. Je faisais des charlestons, James P. Johnson, ce n’était pas facile, son banjo n’avait que quatre cordes comme dans les orchestres de Fletcher Henderson, pas comme celui à cinq cordes qu’ils utilisent en country. On devait faire avec quatre cordes les mêmes accords qu’on fait avec six sur la guitare. Je m’en sortais plutôt bien pour un gamin, mais j’ai préféré le sax. À 10 ans, j’ai pris des cours de piano lorsque nous avons déménagé vers le nord du pays. À 12, j’ai commencé des cours de clarinette au collège et avec un professeur privé.

C’était de la musique classique ?

J’ai travaillé la technique, la méthode de lecture, qui sont occidentales, mais très peu de théorie, c’est un de mes regrets. Heureusement, avoir fait du piano m’a donné quelques bases pratiques qui m’ont permis de faire des arrangements. Je vois les accords, les notes qui bougent. À l’âge de 15 ans, je suis passé au saxophone.

En découvrant le jazz ?

Mon père ne jouait que ça, si vous voulez appeler ça du jazz !

Comment l’appelait-il ?

C’était juste de la musique. Ses goûts étaient très éclectiques à l’intérieur de la sphère afro-américaine, d’Artie Shaw à Sonny Boy Williamson, Duke était un de ses préférés, Count Basie, Oscar Pettiford avec son groupe, The Cats and The Fiddle… Mon père adorait les cordes, mandolines, banjos, il pouvait presque tout jouer d’oreille. Il m’a transmis the sound of music, j’en étais entouré, dans les églises…

Vous alliez à l’église ?

Ma grand-mère, Mama Rose, m’y emmenait trois fois par semaine lorsque j’habitais le Sud, les Baptistes sont très actifs. Ça m’a même aidé, la prière ne me met pas mal à l’aise, je m’en sers quand j’en ai besoin. Cela fait partie de ma culture, ça m’a formé ainsi que ma musique. C’est utile d’avoir d’autres vecteurs d’inspiration.

Quelles études avez-vous suivies ?

Très conscient des questions sociales concernant les Afro-américains, je voulais devenir avocat, spécialisé dans les droits civiques. À force d’écouter mon père discuter politique tous les samedis après-midi, j’ai même écrit un devoir sur le problème racial aux États-Unis alors que je n’avais que 10 ans ! Lorsque mon père, qui travaillait en plein air, était sans emploi, et qu’il pleuvait ou neigeait, ma mère, coiffeuse et esthéticienne, rapportait les sous à la maison. Lui pensait que pour un noir la musique ne pouvait être qu’un hobby. Il n’y avait pas beaucoup de musiciens professionnels dans le voisinage. Le seul que je connaissais, tout le monde disait qu’il était fou. C’était faux ! J’ai découvert plus tard que c’était un bon compositeur et arrangeur. Mon quartier était très pauvre, on l’appelait Brik Yard, c’est toujours son nom. Pas The Brikyard, juste Brikyard ! C’était le lieu d’une ancienne usine de briques. Les noirs sont arrivés lorsque les Irlandais et les Italiens sont partis.

Il y avait beaucoup de musiciens à Philadelphie. Avez-vous rencontré des gars comme Lee Morgan ?

Oui, Philly était une grande ville, c’était facile de les rencontrer. Un des amis de mon père, Billy Myers, celui avec qui il discutait politique, louait un appartement dans le même immeuble. Mon père écoutait du blues, des ballades, des chansons, mais il n’aimait pas Bud Powell ni Charlie Parker. Il y avait une barrière générationnelle à l’intérieur de la communauté noire. Or Billy Myers, qui n’avait pas connu le racisme et la violence du Sud, était un peu plus jeune que mon père, il connaissait tout le monde, de Sonny Stitt à Bird… Un jour, il m’apporta un disque de Lester Young et Roy Haynes, Up ‘n Adam, et me parla d’un concert de Charlie Parker, c’était un an avant la mort de Bird. À la radio, ils ne passaient pas de noirs, jusque-là je ne connaissais que le style de Stan Getz ! Alors il m’emmena downtown à Philadelphie dans une salle qui s’appelait alors The Met et qui servait souvent aux cérémonies. C’est ensuite devenu une église, et maintenant un parking. À l’époque c’était central pour la communauté, mais ce jour-là, au lieu des deux mille personnes que la salle pouvait contenir, il y avait cinquante spectateurs à attendre Charlie Parker, dont plus de la moitié était des blancs. J’avais invité mon copain Reggie Workman qui habitait à côté de chez moi et avec qui j’ai grandi dans notre quartier très pauvre, à l’écart. Coltrane habitait au nord de Philly, Benny Golson, Jimmy Heath étaient dans le sud où ça se passait vraiment. On ne pouvait écouter de la musique que dans les night-clubs qui étaient à une heure de chez moi et il fallait avoir 21 ans. À 16 ou 17 ans, j’ai pu emprunter la carte de mon cousin et participer aux jam-sessions ! Les clubs étaient dans le quartier tenu par les gangs, les rues étaient dangereuses. Mais comme il y a heureusement une tradition de respect pour la musique dans la communauté afro-américaine, lorsque je portais mon sax je pouvais me sortir de situations délicates : le grand type disait « My man plays the saxophone ! » (mon pote joue du saxophone !) et je traversais sans encombre. Un présentateur de radio, Tom Roberts, organisa des séances pour les jeunes, il invitait les musiciens de passage à ses ateliers, Ben Webster, Art Blakey, le vendredi après-midi, juste après la classe. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Lee Morgan. À 16 ans, il jouait avec Coltrane, Johnny Coles, et super bien ! Il tenait le pupitre de première trompette dans l’orchestre scolaire de Philadelphie. J’ai demandé à Lee de m’apprendre des trucs, et grâce à lui j’ai rencontré Bobby Timmons, Henry Grimes, Odeon Pope, et le jeune McCoy Tyner qui n’avait que 15 ans et avec qui j’ai joué alors qu’il commençait le piano… Donc ce jour-là au Met, j’ai compris que Charlie Parker ne jouait pas une musique populaire. Les places étaient chères pour des jeunes. Incidemment, j’appris que l’organisateur du concert était le type de ma rue que tout le monde disait fou. Herb Gordie avait écrit trente-neuf pièces pour orchestre dans un style proche de Stan Kenton, et il amenait Parker à Philadelphie ! Ce jour-là, j’ai vu Oscar Pettiford, Red Rodney, Ray et Tommy Bryant, Fats Ride qui jouait dans le style d’Art Tatum, Butch Balard, toute la crème de Philadelphie. On a attendu Parker deux heures, sans bouger. Je suis sorti marcher un peu. Devant moi il y avait un grand type avec un costume élimé, aux talons usés, avec la première coiffure afro que j’ai jamais vue, car ses cheveux qui n’étaient pas coupés recouvraient ses oreilles. Il était très à l’aise, avec une blonde à son bras. Personne n’aurait osé se promener avec une blanche à Philadelphie, alors j’ai pensé que ça devait être Charlie Parker ! Je n’avais jamais vu quelqu’un comme lui. Par son attitude, il défiait le racisme comme tous les autres préjugés de savoir vivre qu’on m’avait enseignés. Je suis retourné m’asseoir, et dix minutes plus tard il a fait son entrée, il a attrapé son sax et a joué plus de musique que je n’ai jamais entendue. Il a commencé avec Ornithology, après je ne sais plus. Donald Garrett disait qu’on ne se rappelait jamais ce qu’il avait joué, on se souvenait seulement du son, énorme, quasi stéréophonique, partout dans la salle. Contrairement à Coltrane, Bird était comme une statue, même ses doigts ne bougeaient pas.

À l’époque vous jouiez de l’alto ?

Non, ma grand-mère Mama Rose m’avait offert un ténor Martin. Je suis allé prendre un cours avec Jimmy Heath, et il a joué tout le temps au lieu de m’apprendre, parce qu’il n’avait pas d’instrument à lui ! Ça m’a marqué. J’étais allé entendre Stan Getz et Jimmy Raney qui avaient un tube, Moonlight on Vermont. Étaient présents plusieurs centaines de noirs, je parle de la couleur parce que, quelques étages plus haut dans le même immeuble, le quartet de Jimmy Heath jouait génialement How High The Moon. C’est ce qui m’a décidé à prendre des cours avec lui. J’aimais l’écouter se chauffer, c’est rare d’entendre un musicien se chauffer, j’ai entendu Dexter, Trane et Jimmy, c’était très différent, très surprenant. Lorsque Jimmy eut fini, mon sax était passé du jaune à un orange éclatant ! J’ai beaucoup appris en regardant. La fois suivante, il n’était pas là, il avait été arrêté pour avoir fumé un joint à l’arrière d’une voiture, il est ressorti six ou sept ans plus tard. Philadelphie était très raciste à cette époque-là. Art Blakey avait été tabassé au New Jersey Town Pike, Sonny Stitt, Billie Holiday avaient fait de la prison en Pennsylvanie… Il n’y a que New York et San Francisco qui ne soient pas comme le reste des États-Unis. Les différences y sont mieux acceptées.

Lee Morgan ou Jimmy Heath étaient-ils concernés politiquement ?

Absolument. Déjà après la Guerre Civile, on trouvait les premiers hommes libres en Pennsylvanie. Les blancs qui venaient du Sud, de Géorgie, de Floride, étaient très réactionnaires. Comme à Chicago, ceux venus du Tennessee, du Kentucky, d’Alabama, du Mississipi. C’était particulièrement flagrant dans les classes laborieuses attirées par l’industrie à la fin de la Première Guerre Mondiale, et après la Seconde. Chicago et Philadelphie n’étaient pas des villes universitaires comme Los Angeles ou San Francisco. Il y avait des groupes très violents.

Philadelphie a par ailleurs vu naître un nombre incroyable de musiciens…

Comme Detroit ou Chicago. L’industrie et la technologie marchent main dans la main avec l’évolution d’une esthétique noire. En Afrique, un homme joue d’un seul tambour, en Amérique il en joue de cinq ! On ne fait que suivre le modèle Ford…

Quand la musique est-elle devenue pour vous une affaire sérieuse ?

Le samedi après-midi, à la sortie de ses répétitions classiques, comme Lee Morgan se plongeait dans la littérature jazz, jouant du Parker et d’autres trucs, il avait besoin d’un pianiste. Je l’accompagnais pendant qu’il travaillait. J’ai ainsi appris à compter et à jouer devant des gens. Morgan fut un de mes mentors les plus importants.

Coltrane était-il déjà par là ?

Non. J’ai découvert Trane pendant ma dernière année à l’université, il n’était pas si connu que cela. J’avais tenté de jouer au-delà de ce que permettait de faire la technique classique du sax, upstairs comme je disais, et un pote batteur m’a dit que John Coltrane jouait comme ça. Son nom a retenti comme par magie, il fallait que je le trouve, mais je ne l’ai rencontré qu’à New York, lorsque je suis entré à l’Université. J’allais au Five Spot écouter Trane et Monk. Une nuit, après la fin de la session, j’ai demandé à John si je pouvais venir chez lui pour qu’il me montre des plans. Il devait être 5 heures du matin, tout le monde rangeait. Je suis rentré de downtown à 6 heures parce que j’habitais Harlem, et j’étais chez lui à 10 heures ! Sa femme, Naima, Anita de son nom de baptême, m’a dit d’attendre parce qu’il dormait. J’ai attendu jusqu’à 13 heures qu’il se réveille, en face de son instrument qui était allongé sur le divan. Il sortait d’une période très dure, de drogue et d’alcool, tentant de se reconstruire physiquement, plutôt avec succès. Il n’avait plus que ses incisives, mais il soufflait, il soufflait, même si c’était douloureux. Il a commencé à jouer Giant Steps comme on prend le petit-déjeuner, avec des traits très rapides. Lorsqu’il eut fini, il m’a tendu le sax en me demandant si je pouvais le faire. Il m’a posé quantité de questions, il n’était pas condescendant. J’ai joué quelque chose à l’alto. C. Sharpe m’avait montré pas mal de trucs. C’est plus difficile de concevoir les accords au sax qu’au piano, on ne les voit pas. Depuis Buddy Bolden, Louis Armstrong, Jelly Roll Morton, King Oliver, la Nouvelle Orleans, les Afro-américains ont eu une manière bien à eux de négocier cette histoire d’accords. Beaucoup de musique était aussi créée dans le Nord-Est et dans le Midwest avec l’orchestre de Fletcher Henderson, Claude Hopkins à New York, sans oublier Eubie Blake, Lucky Thompson, James P (Johnson), Willy (Smith) The Lion, Fats (Waller), « la crème de la crème » au piano… Ce sont les gars qui ont commencé à réaliser des arrangements pour les grands orchestres dans les années 20. Quand Pops (Louis Armstrong) a été engagé en 24, c’est comme s’il venait passer son doctorat, parce que l’orchestre de Fletcher Henderson était alors le meilleur, le plus sophistiqué, bien plus que celui de Duke Ellington, il vendait ses arrangements aux autres. C’est un mythe que le jazz est né à la Nouvelle Orleans. Les grands solistes en venaient, King Oliver, Sidney Bechet, mais les plus grands pianistes étaient de New York, ou Pittsburgh comme Earl Hines qui innovait en jouant le blues.

Avez-vous émigré de Philadelphie à New York pour des raisons musicales ?

D’une certaine façon. Mais en réalité je suis parti à l’Université qui était dans le Vermont. J’en ai profité pour ne pas retourner à Philadelphie, allant vivre dans la maison de ma tante à New York, en 1957. Pour tous les musiciens comme moi c’était La Mecque, il y avait des jam-sessions toutes les nuits, je jouais au Count Basie le lundi, au Small le mercredi, au Blue Clarinet à Brooklyn le jeudi… J’étais jeune marié, mon premier fils était né, j’étais mal à l’aise parce que je ne savais pas quand j’allais rentrer. J’espérais que ma femme serait encore là, c’était une fille bien, elle est restée trente-cinq ans avec moi.

En 1957, il y avait le Five Spot…

Monk était avec Trane. Monk se mettait à danser, Trane jouait solo. Ce n’est pas Clint Eastwood qui a fait connaître Monk. Il était certainement très ésotérique, peu de gens pouvaient le jouer alors, trop difficile. On n’appelait pas ça du hard-bop, toute cette terminologie ne reflète pas la complexité du processus. Johnny Griffin, Horace Silver, Sonny Rollins se référaient au hard-bop, mais je n’ai jamais entretenu ces stéréotypes. À la même époque, Charlie Mingus faisait ses trucs. Ce qui était passionnant, c’était l’absolue diversité de systèmes originaux produits par des hommes et des femmes tout aussi originaux, comparés aux musiciens classiques. L’orchestre de Count Basie ou celui de Duke dans les années 40 avec Webster et Hodges, chacun avait son style, c’est la beauté de la chose. Trane jouant deux notes à la fois, est-ce du hard-bop ? Il ne s’arrêtait jamais de jouer, ça c’était nouveau. À la pause, il continuait dans la cuisine du Five Spot, un solo de vingt minutes, et rejoignait le groupe sur scène. L’intensité de Trane et Monk était la chrysalide de quelque chose qui n’avait jamais existé... Même s’il avait des différents personnels, Miles respectait énormément la musique de Trane.

Vous avez commencé à jouer avec ces gens-là…

J’ai commencé à rentrer dans la musique de Trane, ses solos… Mais je n’ai jamais vraiment réussi à sonner comme lui. D’autres comme Wayne Shorter y arrivaient bien mieux. Je venais de commencer à enregistrer aux Bell Sound Studios que possédait Art Christ, un copain de Roswell Rudd qui lui avait refilé le studio gratuitement, le soir tard après les séances professionnelles. On pouvait revendre les bandes, ce que je n’ai pas manqué de faire. Steve Lacy venait, Don Friedman au piano… Un soir que j’enregistrais Peace avec Bill Dixon, avec qui j’avais monté un groupe après avoir quitté celui de Cecil Taylor, j’ai commencé mon solo avec plein de notes en imitation de Trane. À la réécoute, ça ne me plaisait pas beaucoup, alors à la prise suivante j’ai joué de la manière dont je faisais normalement mes exercices, plutôt comme Ben Webster et les types que mon père écoutait. Mon son, bien ouvert, était bien meilleur qu’en imitant John. J’avais trouvé ma voix. Certains musiciens ne la trouvent jamais.

C’était après avoir joué avec Cecil Taylor ?

Au même moment. Le premier enregistrement avec Cecil, The World of Cecil Taylor, est plus dans le style de Coltrane, ça m’arrive encore de l’utiliser. Mais j’avais besoin de savoir qui j’étais et je commençais à avoir mon propre son.

C’était facile d’avoir des engagements ?

Pas plus hier qu’aujourd’hui ! Un soir au Half Note sur Spring Street, j’avais demandé à John de m’aider à décrocher une audition pour Bob Thiele que j’essayais de joindre sans succès depuis des mois ; il me répondit que beaucoup de gens se servaient de lui parce qu’ils pensaient qu’il était facile, c’est vrai qu’ils en profitaient parce que John était un type formidable. Comme je lui réassurai mon amour pour sa musique, qui n’a d’ailleurs pas bougé, il dit qu’il allait voir ce qu’il pourrait faire. Il répondait toujours ainsi. Le lendemain, j’appelai Thiele qui était absent, mais sa secrétaire dit qu’il attendrait mon coup de fil à 15 heures ! Bob essaya d’abord de me décourager : « je vous connais avec votre style avant-garde, sachez tout de suite que tout ce que vous ferez devra être des reprises de John Coltrane, pas votre musique. » Il pensait que ça me ferait fuir, mais je connaissais la combine, j’avais pensé à cinq morceaux de Coltrane que je voulais jouer, j’avais même parlé à Trane de mes arrangements. Bob n’était pas très chaud pour cette musique dite d’avant-garde, c’était son premier contact avant qu’il n’enregistre Albert Ayler et les autres.

Être sur Impulse représentait quelque chose d’important ?

Pour moi certainement. Ils me firent une avance plus importante que tout ce que j’avais eu et même encore depuis, ils me garantirent deux disques par an, ça faisait 15 000 $ par an plus les arrangeurs, les salaires, tout ce que je payais moi-même jusque-là… Après le second morceau, Bob commença à se dérider. Au troisième, il était tout excité. Il appela John pour lui dire que c’était formidable, qu’il devait venir écouter ça. Il devait être 11 heures du soir, John a conduit depuis chez lui, de Long Island au New Jersey où était le studio, la photo de la pochette a été prise lorsqu’il est arrivé. Lorsque nous sommes arrivés au dernier morceau, Rufus (Swung, His Back At Last To The Wind, Then His Neck Snapped), le seul que j’avais écrit, différent de tous les autres signés par John, Bob ne l’a pas aimé et il ne voulait pas le mettre sur le disque, mais John l’a défendu et c’est grâce à lui qu’il a été édité. Je lui suis éternellement dévoué, à lui, à ses idées et à sa musique. Il a été le Stravinsky de ma musique et de ma génération.

Vous avez ensuite été associé à sa musique avec des œuvres essentielles comme Ascension

Je n’étais pas si proche de lui, contrairement à des gars comme Wayne Shorter qui lui rendait visite tous les jours. J’étais marié, j’avais des enfants et j’habitais loin de chez lui. Mes occasions de discuter avec lui étaient rares et très particulières. Lorsqu’il m’a appelé pour Ascension, je ne sais pas d’où ça sortait, nous ne nous étions pas vus depuis quelque temps, j’ai été surpris et flatté. Marion Brown était avec moi, John m’a dit de l’amener aussi ! Il était éclectique, cherchant partout de nouvelles idées, découvrant des choses chez Albert Ayler dont Ayler même était inconscient. Il savait entendre le meilleur de chacun, en toute humilité. Il apprenait.

Comment vous êtes-vous retrouvé dans A Love Supreme qui est une musique très spirituelle ?

J’ai été surpris qu’il m’appelle. J’ai toujours été quelqu’un de spirituel même si la spiritualité n’a jamais été mon truc. Celle de John Coltrane, et Pharoah Sanders à sa suite, était particulière. Mon contact avec l’univers n’a jamais été différent de ce que ma religion m’avait enseigné. Je suis resté un Chrétien, Bedrock baptiste, ce que John n’a jamais cessé d’être non plus. Contrairement à nombreux de mes contemporains, je n’ai jamais rejoint le mouvement islamique même si j’y ai pensé sérieusement. L’islam aux États-Unis était un mouvement très politique qui touchait l’histoire du peuple afro-américain, sa négritude. Le Coran a produit des gens comme Malcolm X, ou Farakhan qui en était le disciple. Mon spiritualisme est plus connecté au quotidien, je n’en fais pas tout un plat.

Vous étiez marxiste…

Je ne voyais pas de contradiction. Le christianisme enrichissait ma spiritualité, mais il ne la dirigeait pas. La plupart des musiciens ne sont pas très branchés politiquement, et ce n’est pas une très bonne idée de discuter de Karl Marx aux États-Unis !

Quand avez-vous écrit The Communist ?

J’y ai travaillé quelques années depuis ma sortie de l’université jusqu’en 1969. J’ai reçu une subvention de l’Institut Rockfeller pour écrire la pièce, ils m’ont demandé d’en changer le titre.

Pour la pièce de Jack Gelber, The Connection, vous ne jouiez que la musique avec Cecil Taylor ?

Absolument. Je voulais initialement devenir avocat des droits civiques pour m’engager politiquement, mais pendant ma seconde année, j’ai rencontré le dramaturge Rosenberg qui enseignait le théâtre à mon Université et m’a poussé à écrire. Il n’était pas alors question de devenir musicien ! Mes origines sociales étaient sensées me pousser vers une profession plus pratique comme devenir médecin, où l’on gagne sa vie. J’ai pressenti qu’il y avait une autre voie pour moi. L’année suivante, au lieu du droit, j’ai choisi le théâtre, faisant l’acteur, écrivant… J’ai écrit des nouvelles. À la fin de mes études, je travaillais à ma seconde pièce. Mes poèmes étaient plutôt des paroles de chansons, j’en ai écrit aussi à l’époque où je vivais dans le Massachusetts.

Quand êtes-vous arrivé en Europe ?

1967, pour le Newport Jazz Festival in Europe de George Wein. Cette tournée a établi ma renommée en Europe. Il y avait tout le monde : Monk, Miles, Max, Roy Haynes, Stan Getz, Coleman Hawkins… J’ai fait des télévisions partout où j’allais, je n’ai jamais bénéficié d’une telle promotion depuis ! George Wein ne m’avait pas choisi, je n’ai jamais été parmi ses favoris, c’est Impulse qui a insisté. Lorsqu’on a une grosse compagnie derrière soi, elle pousse les disques, mettant de l’argent dans les festivals, les tournées…

Vous aviez déjà enregistré Mama Too Tight considéré par certains comme un jalon important du jazz moderne…

1965. C’était de bonnes compositions, inspirées par les événements sociaux et politiques du moment. Mama Too Tight était une figure mythique symbolisant à la fois mes racines, une joie de vivre, une certaine brutalité… C’était la cousine du batteur Bobby Durham, elle était une légende par son amour de la musique tout en étant une personne physiquement très combative ! Je ne l’ai jamais rencontrée, Lee Morgan m’avait parlé d’elle lorsque j’étais jeune.

Peu de musiciens puisaient dans le rhythm'n blues à cette époque…

J’étais influencé par Lee Morgan et son Sidewinder. Je voulais composer mon propre blues. Pendant les répétitions, le tubiste Howard Johnson me fit remarquer qu’il était en treize mesures ! J’ai conservé la treizième mesure sans l’avoir imaginée au départ, ce n’était pas simple. Je ne connaissais qu’un seul exemple chez Duke Ellington. Cet iconoclasme faisait partie de la nouveauté, ouvrir des portes, briser les vieilles énergies pour en créer de nouvelles.

Comment cela passait-il avec Bob Thiele pendant les séances ?

Bob était alors un véritable soutien à tout ce que je voulais entreprendre. Après Four for Trane, nous étions devenus très amis. Je pouvais choisir mes musiciens, il m’appelait pour des trucs en dehors de mon contrat, pour écrire de la musique qu’il souhaitait publier… C’est lui qui a composé la chanson qu’Armstrong chantait, It’s a Wonderful World. Il avait le sens des affaires en même temps qu’une esthétique bien aiguisée, très sensible. C’est comme dans la Bible, il ne suffit pas d’avoir du talent, il faut savoir l’exploiter. Il était parfaitement conscient de ce qu’il faisait, il a produit ces pochettes très élaborées à deux volets, il mettait son nom de producteur en bas, il a donné un nouveau style à A & R…

Certains musiciens vous ont-ils particulièrement soutenu ?

Pas vraiment d’un point de vue musical… Bill Dixon m’a donné des conseils pour ma carrière ! C’est lui qui a créé le Jazz Composer’s Orchestra dont il avait l’idée depuis le début des années 60. Il voulait coordonner la Révolution d’Octobre du Jazz qui a anticipé le Jazz Composers Orchestra. Il a appelé Carla Bley, Mike Mantler, Sun Ra, Albert Ayler, moi-même… Carla Bley et Mike ont poursuivi avec le JCO. Dixon était bourré d’idées. Nous sommes allés ensemble voir Savoy Records avec les bandes enregistrées aux Bell Sound Studios, il leur donnait des idées de production. Bill ne jouait pas tant, il faisait le copiste pour George Russell, il a un coup de patte extraordinaire, c’est presque de la calligraphie, il peignait aussi, travaillait aux Nations Unies, enseignait…

Comment avait tourné votre relation avec Coltrane au temps de Mama Too Tight ?

Trane s’intéressait à tout ce qui se faisait, aux harmoniques aigues d’Albert Ayler par exemple. Il s’est inspiré de cette musique quasi métaphysique pour Expressions et ses magnifiques derniers disques, il obéissait à une discipline technique. J’étais alors passionné d’arrangements, ayant toujours adoré le son des grands orchestres, le Duke Ellington des débuts, très expérimental, Black Beauty, Pretty and The Wolf qui est un dialogue parlé en musique…

Vous avez même une fois joué à ses côtés…

Salle Pleyel à l’époque où je sous-louais un appartement avec Don Byas et Cal Massey. Don et Cal partageaient la chambre du fond tandis que je dormais sur le divan du salon. Duke était de passage et j’espérais rejoindre l’orchestre. J’avais apporté mon instrument, mais j’avais seulement assisté à la répétition. Cal et moi avions accompagné Don que Duke avait invité. Il y avait cinq ténors, Paul Gonsalves, Harold Ashby, Ben Webster, Hank Mobley… Après son solo, Don revint en coulisses très désappointé. C’était un gars qui travaillait beaucoup alors que je restais plutôt au lit avec une fille… Il me dit qu’il n’arrivait pas à jouer du sax de Paul, qui en possédait toujours plusieurs. Paul bricolait ses instruments. Le bec sur lequel je joue depuis 1963 était à Paul, je l’ai acheté d’occasion au Danemark, c’est au moment où j’ai échangé mon bec en ébonite contre un en métal. On buvait tous pas mal, mais Don tenait bien l’alcool, moi aussi d’ailleurs. J’ai dit à Don de me passer le sax de Paul pour que j’en joue. J’ai cru reconnaître un signe de Duke qui m’invitait à les rejoindre sur C Jam Blues. J’ai alors compris ce que voulait dire Don : le bocal de Paul n’était pas fixé, il tournait sur lui-même, pas moyen de le stabiliser, je tournais ma tête dans tous les sens en paniquant, je ne savais même plus dans quelle clef j’étais, depuis le piano Duke me soufflait « C… C » (do). C’était C Jam Blues, évidemment que c’était en do ! À la fin de mon solo, je termine sur une harmonique, je croyais être en sol, comme je jouais un la avec la transposition du sax… Plus tard, j’ai entendu une cassette pirate où j’ai l’air d’être dans le ton, ça ne sonnait pas si mal… L’harmonique a continué de résonner même après que j’ai retiré le bec de ma bouche ! J’ai compris que Cat Anderson avait attrapé ma note et la tenait à la trompette… Je n’ai pas fait l’affaire, mais j’ai joué avec le maestro ! Dans je ne sais plus quel magazine il y avait une photo de moi en train de serrer la main de Duke avec en légende : « Un Black Panther rencontre Duke Ellington » !

Qui appartenait à votre premier orchestre, avec lequel vous avez commencé à tourner en Europe ?

Jimmy Garrison, Grachan Moncur, Roswell Rudd, Beaver Harris. On n’avait pas de pianiste. Le Newport Festival m’a donné une notoriété qui me sert encore aujourd’hui. En 1969, lorsque Impulse a découvert que j’avais pas mal enregistré pour Byg, cela a cassé mon contrat, ce qui n’était pas génial. J’avais une famille de quatre enfants. Impulse était généreux, mais je ne pouvais pas y arriver avec seulement deux disques par an, et pas question d’avance. J’ai retravaillé plus tard pour eux avec Attica Blues et The Cry of My People… Ce n’était pas simple non plus avec Byg, je n’ai jamais signé de contrat pour les bandes d’Antibes. Le concert avait été annulé, mais Byg l’a maintenu. J’avais refusé que ce soit enregistré, malgré cela ils l’ont édité en inventant des titres à mes morceaux, je n’ai jamais touché un sou ! C’est passé d’Actuel à Monkey Records, maintenant ça s’appelle Charly Records. Claude Delcloo et Jean-Luc Young avaient volé pas mal de bandes à Radio France, pareil pour Jean Karakos sur EMI. Ils ont transféré leur compagnie sur l’île de Man où ils sont intouchables. Je les ai poursuivis pendant des années. Ils ont tenté de s’attribuer les droits de Mama Rose, etc. J’étais pourtant coéditeur de tous les titres. Je devrais faire ce que Zappa a fait, les pirater à mon tour, éditer mes propres disques et les laisser m’attaquer !
J’ai rencontré Frank à Amougies en Belgique. Bob Thiele m’avait demandé de faire de la publicité pour les Mothers of Invention qui étaient alors moins connus que moi ! On avait fait des photos pour eux dans une salle du Village. Plus tard donc, à Amougies, Frank, qui était sans les Mothers, m’a demandé s’il pouvait se joindre à mon orchestre. Il y avait Herbie Lewis à la basse, Beaver Harris, le poète Art LeRoi Bibbs, Cal Massey… Je l’ai revu à mon université, ça n’a pas été facile de l’approcher. Il y avait des gros bras avec le crâne rasé, des badges oranges des Simpsons et des T-shirts « Frank Zappa ». On m’a amené à lui, il buvait un jus d’orange allongé sur un sofa. Il m’a prévenu que si je voulais jouer avec eux il enregistrait tout ce qu’ils faisaient (F.Zappa, You can’t do that on stage anymore, vol.4). J’ai répondu que ça ne pouvait pas être mauvais pour mon image !
Toute la série Byg était très symbolique d’un nationalisme tant politique qu’esthétique, c’était passer de la théorie à la pratique. Pas seulement émettre mes idées mais les jouer. Étudiant, j’avais entendu des disques avec des poètes comme Ezra Pound ou T.S. Eliot, et je m’étais dit qu’on pouvait enregistrer autre chose que de la musique, des mots pas forcément chantés, des récitatifs. Un enregistrement est pour moi comme une pièce de théâtre.

En 69, à l’époque de Yasmina, a Black Woman et de Poem for Malcolm, étiez-vous engagé auprès des Black Panthers ?

Non, jamais. J’en connaissais en Californie, et plus tard Eldridge Cleaver à Alger. Mon engagement politique était probablement plus à gauche que leur nationalisme même s’ils ne prônaient pas une nation noire séparée de la communauté blanche. À New York, ils ont créé pour les enfants de très bons programmes pédagogiques qui existent toujours. Leur internationalisme était trop national pour moi.

Vous étiez alors très provocateur. Blasé porte une charge politique et érotique incomparable…

Cette chanson s’adresse aux hommes noirs et aux femmes noires, c’est l’échec des hommes noirs à poser les fondations d’une structure familiale. Cela remonte à l’époque de l’esclavage. J’en avais écrit les paroles et j’avais choisi Jeanne Lee ! Sa voix me rappelait celle de ma mère. Les gars de l’Art Ensemble, Lester et Malachi, vivaient à Paris dans un camion qui appartenait à un Hollandais, Willem, qui plus tard ouvrira le club The Thelonious. Il a aidé beaucoup de musiciens, il est mort depuis. Ça a peut-être été le premier enregistrement de Lester et Malachi ici.

Vous avez commencé à tisser un réseau de contacts, à enregistrer pour de multiples compagnies…

Après ma rupture avec Impulse, livré à moi-même, j’ai enregistré où et quand je pouvais. J’y étais obligé, parce qu’à une période où je ne faisais pas de disques, je me suis aperçu que le peu d’audience que j’avais m’avait totalement oublié. Après la période Byg, là où j’enseignais, à l’Université de Buffalo, mes jeunes étudiants noirs ne savaient même pas que je jouais du saxophone. Pharoah Sanders était fantastiquement populaire, avec Jewels of Thought, et puis Karma avec Leon Thomas qui rappelait les Pygmées avec son jodling si contemporain. Tout ce retour à l’Afrique était dans la musique de Pharoah, magnifiquement réalisée. Ça a été une grande leçon : lorsque vous ne faites pas de scène, il faut enregistrer. Aussi, lorsque des gens me disent que j’enregistre trop, je réponds que je ne travaille pas tant que ça, je ne suis ni Michael Brecker ni Keith Jarrett ni Chick Corea. McCoy Tyner peut travailler 365 jours par an. Moi j’ai de la chance si je fais trois bons mois. Je devais survivre.

Des concerts comme ceux de Massy ont influencé de nombreux musiciens en France. Vous étiez attendus avec la même émotion qu’un groupe de rock ! Il y avait une puissance dramatique…

Je travaillais avec Terronès. Je ne me rendais pas compte de cet impact. Je structurais ma musique d’un morceau à l’autre. J’étais également influencé par Miles Davis et Dexter Gordon. J’ai regardé comment les autres se servaient de la scène. Les concerts de Miles avait une telle intensité sans qu’aucun mot ne soit prononcé. Chaque morceau semblait mener inévitablement au suivant. C’est comme écrire un livre en sachant où l’on veut le terminer.

Une nouvelle ère voyait le jour, le free jazz s’essoufflait…

J’ai commencé à me tourner vers le blues de mes racines. Attica Blues a été le pivot. J’enseignais déjà à l’Université de Massachussets. L’époque avait changé. Les jeunes étaient devenus plus pacifiques, acceptant le status quo. Il n’y a rien de plus authentique dans cette musique que le blues. Dans les années 60, à côté de Coltrane, les trucs les plus importants venaient de Johnny Walker, Aretha Franklin, Dionne Warwick…
Ils ont touché les masses populaires, pas seulement les noirs.

Vous attendiez-vous à plus de succès avec Attica Blues ou Cry of my People ?

Absolument. J’espérais attirer l’attention que Miles obtenait avec ses disques sur Columbia. Son producteur a mis le paquet dans la transformation de son image, sa coiffure, des talons hauts, ses vêtements. Auparavant, Miles portait des costumes italiens cintrés et soudain il se met à porter des tuniques indiennes. J’ai essayé de faire pareil, mais Impulse n’en avait rien à faire ! J’ai enregistré des 45 tours avec Money Blues pour qu’ils soient joués à la radio, mais ils me sont restés sur les bras.

Quelle était votre approche de la loft generation ?

Ça a démarré beaucoup plus tôt que ce que l’on croit. En fait, c’est moi qui l’ai commencée ! En 1963, revenant de Copenhague, j’ai rejoint The Organization of The Young Men qui était très politique, avec d’autres jeunes Afro-américains comme Amira Baraka, LeRoi Jones, Alvin Simon, Brenda Walker, Black Ray, Abbey Spelman, Larry Young, écrivains, peintres, musiciens, poètes... Nous avons changé le nom de l’organisation pour En Garde, comité pour la liberté. Pour ramasser de l’argent pour l’organisation, nous avons fait des concerts dans un loft où LeRoi Jones vivait avec sa femme. Dans le même immeuble vivait un autre saxophoniste que j’ai influencé, Marzette Watts. Le premier article écrit sur moi était d’ailleurs de LeRoi Jones dans Metronome. C’est là qu’eurent lieu les premiers loft concerts. J’avais Sunny Murray, Dennis Charles ou Billy Higgins à la batterie, Don Cherry à la trompette, toujours pas de pianiste, Don Moore à la basse. Je donnais cinq dollars à chacun, j’en prenais dix comme leader, c’est tout ce qu’on avait. Il y venait énormément de monde de l’East Side, des hippies. Dans les années 70, Ornette acheta un loft et y donna des concerts, c’est ce qu’on appela le loft jazz, mais ça avait commencé avec le mouvement des droits civiques.

Qu’est-ce qui a changé dans le monde depuis que vous avez commencé ?

Pas mal de choses. Les gens sont plus pauvres qu’alors. Les SDF sont un phénomène qui n’existait pas lorsque j’étais enfant. Il y avait bien une rue avec des clochards qu’on appelait Tenderloiner, mais aujourd’hui à New York, dans le Queens ou à Brooklyn, on voit des gens qui font les poubelles, portant des sacs en plastique, ce qui montre bien que les conditions socio-économiques se sont détériorées, particulièrement aux États-Unis. Le système social américain s’y est détourné de nombreux citoyens, les gagnants sont montés en épingle, mais il y a tant de perdants. Que faisons-nous pour eux, allons-nous les effacersimplement ? Ils sombrent dans le crack… Les riches sont de plus en plus riches. C’est de plus en plus dur pour ceux qui sont marginalisés. Notre société est de plus en plus réactionnaire. Nos libertés et nos droits civiques sont annihilés, les jeunes sont découragés. Le racisme évolue sous une forme plus maline, fasciste, avec les skinheads, plus doctrinaire et sinistre. Le racisme est submergé par l’ascension de la pauvreté et le problème de la drogue… On peut se poser la question d’une future confrontation cataclysmique entre les racistes et les pauvres dirigés par la drogue. En Californie, les Creeps et les Bloods peuvent être aussi dangereux que n’importe quel groupe nazi. Il faut trouver un moyen de résoudre ces problèmes. Nous aurons soit un monde comme celui que George Bush essaye de créer, soit un monde plus sympathique, comme celui que certains Français évoquent, qui tient compte des pauvres dans nos sociétés. Il est important de dire non au capitalisme occidental qui n’a aucune conscience sociale (l’entretien a eu lieu à la veille du référendum sur la Constitution européenne).

Vous avez souvent été un avocat des droits civiques avec votre saxophone. Est-ce que la musique peut changer les choses ?

Nous avons besoin de vrais avocats pour changer les institutions, rigides et corrompues. D’un autre côté, « I’m black and I’m proud » a bien fait évoluer la société dans les années 60. Mais c’est de la musique populaire. Ma musique atteint relativement peu de monde, sauf peut-être lorsque des gens comme vous m’interviewent, mais votre journal ne touche pas suffisamment de monde non plus. C’est un combat, on fait ce qu’on peut.

Il y a une relève dans le rap…

Ils sont devenus une voix nouvelle dans cet esprit de changement social. Même si certaines paroles sont très négatives sur la famille et la société, elles réfléchissent la réalité de leurs vies. Les rappeurs, des gens comme Russels Simmons, qui est comme un porte-parole des jeunes noirs dans le ghetto, essayent d’infléchir le rap vers la politique. Le rap est probablement l’équivalent de ce que nous étions dans les années 60, mais il évolue hélas dans un contexte social très négatif.


Les disques recommandés par Archie Shepp

- Fats Waller Lulu’s Back in Town et Handful of Keys
- Ferdinand “Jelly Roll” Morton interviewé par Alan Lomax (épuisé : un différent oppose hélas la succession de Morton aux producteurs du disque, Riverside, privant le public et les étudiants en musique de cet inestimable morceau d’histoire orale et de la musique renversante qu’il a inspirée)
- Folkways “Jazz Collection”, Folkways-Ash Records (20 volumes épuisés) : la succession de Folkways, Asch records, a annoncé la mort des petits labels de disques specialisés en ethnomusicologie et musiques non commerciales plus populairement appelées folk music. Par exemple, le morceau Maple Leaf Rag y reçoit un traitement classique du grand saxophoniste et clarinettiste Sidney Bechet, un Afro-américain pratiquement inconnu aux États Unis. D’autres performances incluent un volume entier consacré à l’orchestre de Fletcher Henderson. Certains de ces enregistrements remontent à 1924 lorsque Louis Armstrong quitta Chicago et les ensembles ‘Hot Five’ et ‘7’ pour rejoindre les orchestres de Fletcher Henderson et Don Redman, Ben Webster y figure dans des arrangements de Benny Carter des années 30. De rares exemples de chants de travail, blues, negro spirituals et prêches dont l’incroyable enregistrement de 1930 du sermon Dry Bones par le Révérend J.M. Gates devant une congrégation de seulement trois personnes, realisé par John et Ruby T. Lomax.
- Maple Leaf Rag, Sidney Bechet et Hank Duncan
- Struttin’ with some Barbecue, Louis Armstrong
- Mary’s Waltz, écrit par Herbie Nichols et interprété par Mary Lou Williams et Don Byas (rare)
- I got Rhythm, Don Byas, Art Tatum et “Slam” Stewart
- Salt Peanuts par Don Byas et John Birks “Dizzy” Gillespie
- Keep Off The Grass, James P. Johnson
- My Foolish Heart, Gene Ammons
- Along Came Betty écrit by Benny Gibson et interprété par D. Gillespie
- Shot Gun, Junior Walker
- Cryin’ in the Chapel, Sonny Till
- Walk On By et A House is not a Home, Dionne Warwick
- Respect et Dr. Feel Good, Aretha Franklin
- Sweet Sixteen, BB King
- Oh Mary Don’t You Weep, The Swan Silvertones
- Said I wasn’t Gone Tell Nobody chanté par Marion Williams et The Abyssinian Baptist Choir (2 volumes Columbia)
Ainsi que l’ensemble des œvres de Charlie Parker, Thelonious Monk, Bessie Smith (Anthologie Columbia), Robert Johnson (Columbia), Hudie “Leadbelly” Ledbetter, Art Tatum (Fascinatin Rythm), “Lucky” Thompson, Edward “Sonny” Stitt, Dexter Gordon, John Coltrane, Coleman Hawkins, Earl Bud Powell, Nina Simone, Ben Webster…
Il y en a tant auxquels j’ai contribué, et tous ne racontent pas seulement leur propre histoire mais aussi l’histoire d’un peuple. Je n’en ai cité que quelques uns, laissant de côté la foule de ceux et de celles qui sont les racines mêmes de la muse qu’ils servent. Qu’en est-il de Hank Mobley, Melba Liston et Mary Lou Williams, Dorothy Donegan, Hazel Scott, Jerome Richardson, Tadd Dameron, Kenny Dorham "Griff" and Rouse, les frères Jones, les frères Heath ; sans mentionner JJ Johnson, 'Philly Joe' et l’indispensable Horace Silver. J’ai même oublié de citer Ray Charles et James Brown ; j’ai écrit une chanson intitulée A Dedication to James Brown pour mon album Live in San Francisco vers 1966, et l’enregistrement par Ray Charles de Halleleuja How I Love Her So, et puis le solo emblématique de David Newman ! Etc., etc.

Les livres recommandés par Archie Shepp

- Le monde s’effondre, Chinua Achebe (Présence Africaine)
- People in Quandaries, S.I. Hayakama (Harper & Brothers)
- Treat it Gentle, autobiographie de Sidney Bechet (Da Capo)
- L’Autobiographie de Louis Armstrong (rare)
- Black Song (The Forge & The Flame), John Lovell
- The Palm-Wine Drinkard, Amos Tutuola (Grove Press)
- Collected Works, Paul Laurence Dunbar (University Press of Virginia)
- Othello, William Shakespeare
- The autobiography of an ex-colored man, James Weldon Johnson (IndyPublish.com)
- Music is My Mistress, Duke Ellington (Da Capo)
- Les frères Karamazov et Crime et châtiment, Dostoïevski
- Black Boy et Un enfant du pays, Richard Wright (Folio Gallimard)
- Chronique d’un pays natal, James Baldwin (Gallimard)
- Les élus du seigneur, James Baldwin (Robert Laffont)
- Homme invisible pour qui chantes-tu ?, Ralph Ellison (Grasset)
- La Bible
- Le Coran
- La Bhagavad Gita
- Histoire de la musique noire américaine, Eileen Southern (Buchet)
- The Souls of Black Folk (Les âmes noires), W.E.B. Du Bois
- Le peuple du blues, LeRoi Jones (Gallimard)
- L’homme qui ne voulait pas se taire, John A. Williams (André Dimanche)
- Poèmes de Gwendolyn Brooks

Les disques d’Archie Shepp recommandés par lui-même
(depuis 2005 bien d'autres disques ont été publiés)

J’ai enregistré plus de 125 vinyles sans compter les CD, DVD et cassettes. Voici quelques exemples qui ont été bien accueillis par les gens qui écoutent ma musique.

Récemment :

- First Take, duo avec Sigfried Kessler (Archie Ball 0104 - EN VENTE AUX ALLUMÉS)
- St. Louis Blues (Pao 10430 ; Jazz Magnet 2006)
- Left Alone Revisited : A Tribute to Billie Holiday, duo avec Mal Waldron (Enja ; Synergy)

Chez Impulse! :

- The Cry of My People (ABC-Impulse!)
- Tribute to Duke Ellington, avec Earl May, Albert Dailey, Philly Joe, peut-être Walter Davis Jr. au piano ou peut-être que je confonds avec un autre album (Phantom)
- The Way Ahead, avec Ron Carter à la basse et Walter Davis Jr (A9170 ; Grp272)
- Things have got to change (Universal-MCA)
- Attica Blues, les versions américaine (A9222 ; Universal) et française (Blue Marge 1001)
- Mama Too Tight (A9134)
- New Thing At Newport (GRD105 ; Polygram)
- On this Night (A97)

Chez Actuel/BYG (actuellement sous le label Charly Records)
produits illégalement sans contrat :

- Blasé
- Yasmina, a Black Woman
- Early Bird, titre attribué à l’album par des producteurs véreux
- Brotherhood At Ketchaoua avec Philly Jo Jones et Hank Mobley, un autre titre produit malhonnêtement
- Black Gypsy, un cd où j’apparaissais en sideman, quoi qu’important, et qui est miraculeusement ressorti sous mon nom, œuvre du producteur Pierre Jaubert, sans contrat encore une fois !

lundi 8 février 2021

4 compositeurs américains filmés par Peter Greenaway


Article du 23 février 2008

Je n’ai jamais été très amateur des films de Peter Greenaway, souvent ampoulés et prétentieux, si obsessionnels qu’ils en finirent par être franchement ennuyeux, mais je me souviens avoir adoré une exposition en plein air organisé en Suisse où le cinéaste avait (re)cadré la ville en installant des murs percés d’une ouverture pour obliger les passants à la regarder sous un certain angle, dans un cadre imposé. L’invitation à voir était suscitée par quelques marches à gravir jusqu’au point de vue choisi par l’artiste.
Les Films du Paradoxe ont publié un double dvd intitulé 4 American Composers, regroupant quatre films tournés à Londres par Greenaway en 1983. Philip Glass, Robert Asley, Meredith Monk, John Cage, quatre façons de filmer la musique en suivant le style de chaque compositeur. Les quatre documentaires de 55 minutes chacun ont été tournés un an après le prometteur Meurtre dans un Jardin Anglais. Comme pour la série Cinéma, de notre temps, où un cinéaste fait le portrait d’un autre en en adoptant certaines caractéristiques de style, Greenaway choisit chaque fois une forme cinématographique appropriée à l’univers du compositeur abordé.
Il survole l'Ensemble de Philip Glass en mouvements fluides, plongées et contre-plongées, pour ne pas distraire les musiciens interprétant en public cette musique acoustique amplifiée que l’on appelait répétitive avant qu’elle ne devienne « minimaliste ». Les œuvres de Glass m’ont souvent fait l’effet d’une variétisation de la musique répétitive, dont les rythmes s’opposaient à la narration, à la mélodie et à l’harmonie, mon intérêt se portant plutôt vers le virtuose Steve Reich. Pourtant, ici, Music in Similar Motion, Glassworks et Train/Spaceship, extrait du célèbre Einstein On The Beach qui m’avait emballé lors de sa création dix ans plus tôt, produisent un vertige contrebalançant les propos mercantiles de leur auteur.
Pour Robert Ashley, le cinéaste s’inspire de la forme de l’opéra télévisé Perfect Lives en insérant des cartons où s’inscrivent les mots dits lors des entretiens entrecoupant la prestation scénique et en disposant des écrans cathodiques autour des musiciens interviewés à la manière d’un Nam June Païk. Les deux acteurs, Jill Kroesen and David Van Tieghem, brodent autour de la voix d’Ashley ; les bandes préenregistrées de Peter Gordon assurent une immuabilité permettant au piano de « Blue » Gene Tyranny de s’envoler.
Meredith Monk alterne scènes de concert, ballets filmés et archives pour expliquer sa démarche vocale et théâtrale, seule et en groupe, mais le film le plus réussi est, de très loin, celui avec John Cage, véritable leçon de musique et d’écoute autour de son Musical Circus. Nous assistons à quarante ans compressés sur deux heures à l’occasion du 70ème anniversaire du compositeur dans une église désaffectée et arrangée pour l’évènement. Le film s’ouvre sur la destruction de la « rénovation » dont le bâtiment fut victime tandis que Cage lit un texte sur le son en voix off. Les douze œuvres sont jouées de façon aléatoire, parfois simultanément. Son voyage autobiographique, commenté par Cage lui-même, allie profondeur analytique, anecdotes humoristiques et sensibilité explosive, qu'il introduise chacune de ses œuvres majeures ou se livre au rite de l'entretien. On retrouve là les fondements de tout ce qui se fait aujourd’hui de subversion musicale et les fermants utopiques d’une alternative politique. C’est tout bonnement génial ! Une très grande leçon (tous niveaux).

vendredi 29 janvier 2021

Dans mes enceintes... (1)


Quand Monks of Nothingness d'Olivier Laisney & Yantras démarre, je pense à ce qu'aurait fait Miles Davis s'il avait été plus inspiré à la fin de sa vie, tenté par le rap et rejoignant le trip hop qu'il avait peut-être initié. Le trompettiste, fan des modes à transposition limitée de Messiaen, est accompagné par Magic Malik (flûte, voix), Romain Clerc-Renaud (claviers, électronique), Damien Varaillon (contrebasse) et Franck Vaillant (batterie, électronique). Le mélange, jazz, homogène, prend bien, avec le rappeur Mike Ladd devenu incontournable dans l'Hexagone dès l'hybridation.


J'ai un faible pour le mélange des genres, les orchestrations hybrides, les voix parlées, alors quand je réécoute Pauca Meæ de Sylvain Daniel, je pense à Origami Harvest d'Ambrose Akinmusire. Cela n'a rien à voir, sauf qu'il y a un quatuor à cordes dans les deux, aussi mélangé à la trompette (Guillaume Poncelet) et à la batterie (David Aknin) tandis que le compositeur bassiste (qui joua jadis du cor) s'empare des claviers, de la percussion, du bugle, etc. Olivier Augrond lit le Livre IV des Contemplations de Victor Hugo. En fait, si ! Il y a des liens entre les deux disques. C'est rythmé et romantique, coloré et mélancolique, répétitif et plein de surprises. Après le précédent Palimpseste, je voudrais vraiment connaître ce qui se passera à la troisième saison...


La délicatesse du jeu de Benoît Delbecq est légendaire. Son travail en solo sur piano préparé est probablement ce que je préfère du claviériste. Son nouvel album The Weight of Light (le poids de la lumière), entre Monk et Webern, lui colle parfaitement. Travail d'équilibriste. La première fois que j'ai entendu du piano préparé, c'était François Tusques pour un disque publié par Le Chant du Monde dans sa collection Instrumental. La seconde fois, le disque Harmonia Mundi des Sonates et Interludes de John Cage m'a définitivement conquis. Je ne me lasse jamais de cet instrument. Ceux et celles qui l'utilisent ont toujours des idées très personnelles, des petits secrets de fabrication. Delbecq met souvent des petits bouts de bois dans les cordes comme des rameaux qui auraient poussé là. Sur la vidéo, des feuilles blanches cachent ses préparations comme Louis Armstrong camouflait ses doigtés sous son mouchoir. Dans quel monde vit-on ?
P.S.: Mais non, pas du tout, Benoît m'envoie un mot pour me dire que c'est un hasard du tournage, film qu'Igor Juget vient de terminer sur l'enregistrement de ce bel album, et qu'on y verra plein de gros plans sur les préparations arboricoles !


Mon cousin Serge m'a offert Mysteries, le disque du trompettiste Simon Höfele qui joue magistralement Ligeti, Jolivet, Hosokawa, Hamilton, Takemitsu, Gruber... Il m'a également envoyé une étude mathématique qu'il a réalisée sur les harmoniques de l'instrument, mais je n'y comprends pas grand chose. Si certains sont intéressés, je peux leur faire suivre.
Et puis il y a d'autres disques sur la platine, mais ça ira pour aujourd'hui. Je dois mettre les épinards à cuire sur le feu et les patates douces dans le four, en évitant les traces de doigts sur les surfaces argentées... À suivre.

→ Olivier Laisney & Yantras, Monks of Nothingness, CD Onze Heures Onze
→ Sylvain Daniel, Pauca Meæ, CD Kyudo, dist. L'autre distribution - Believe
→ Benoît Delbecq, The Weight of Light, CD Pyroclastic
→ Simon Höfele, Mysteries, CD Genuin

mercredi 6 janvier 2021

Le temps de la musique, le temps du politique


Le numéro 40 du Journal des Allumés du Jazz est à la hauteur des précédents, toujours aussi riche et passionnant. Il est d’autant plus indispensable que l'ancestral Jazz Mag est dévoyé par un rédacteur-en-chef paranoïaque qui n’a rien trouvé de mieux que de censurer les labels, en l’occurrence GRRR et nato, dont les producteurs auraient eu l’outrecuidance de critiquer ses couves et articles vintage au détriment de la scène vivante. C'est cocasse lorsqu'on sait que son prochain numéro est censé évoquer la résistance ! Drôle de conception de la presse et belle manière d'enterrer une revue que plus grand monde ne lit, et pour cause. Époque pitoyable comparée à l'ouverture d'esprit de son ancien rédac'chef, Philippe Carles. Cela rappelle aussi les "canons" de Télérama à l'époque où Jean Wagner y sévissait, ils équivalaient à la consécration suprême... Quant à Jazz News, il semble emboîter le pas à Jazz Mag depuis qu’il a été racheté par le même propriétaire, Édouard Rencker, PDG du groupe Makheia. La presse musicale est véritablement sinistrée, tous genres confondus, et la presse généraliste a perdu presque toutes ses colonnes qui étaient dédiées à la musique. Il reste quelques journalistes qui savent écrire, mais leur espace d'expression est une peau de chagrin.

Allumez donc la mèche, et cette fois, la rubrique Encyclopédie d’Albert Lory analyse les termes résilience, présentiel, distanciel et process, illustrés par Matthias Lehmann, Edith, Julien Mariolle et Gabriel Rebuffelo. Rappelons que ce journal « gratuit, à la périodicité diablement aléatoire » sollicite la participation de nombreux auteurs de bandes dessinées. Suivent cinq pages et demie intitulées Le temps de la musique, le temps du politique, témoignages passionnants et réveillés recueillis par Pierre Tenne et Jean Rochard avec Éric Beynel, Billie Brelok, Jean-Louis Comolli, François Corneloup, Gilles Coronado, D’ de Kabal, Élise Dabrowski, Denis Fournier, Antonin-Tri Hoang, Naïssam Jalal, Caroline Lemière, Frédéric Maurin, Fanny Ménégoz, Jacky Molard Quartet (Hélène Labarrière, Yannick Jory, Janick Martin, Jacky Molard), Basile Naudet, Jean-François Pauvros, Nicolas Souchal, Yoram Rosilio, Christian Tarting, Léa Trommenschlager, illustrées par Emre Orhun, Sylvie Fontaine, Andy Singer, Zou et les photographies de Jean-Pierre Levaray et Guy Le Querrec. Serge Adam remet les concerts sans public en perspective, illustration de Rocco. En demandant "Faut-il aller plus vite que la musique ?", le communiqué des Allumés pose les questions que le Centre national de la Musique fraîchement créé évacue : disques, petites structures, numérisation à outrance, droits d'auteur, empreinte carbone... Partout Le Tamis de l'essentiel fait froid dans le dos. Thierry Alba dessine le vertige. Jean-Brice Godet aborde La musique au temps du corona et s'entretient avec Raphaëlle Tchamitchian, Matthieu Malgrange, Félicie Bazelaire, Alexandre Pierrepont, Nawel Benziane, Timothée Quost, Mathieu Schoenahl, Anouchka Charbey, Julien Courquin, illustrés par Johan De Moor. En intro, il rappelle un texte prémonitoire de Marc Moulin, Big Brother de 2003 ! Le premier confinement a mis le Système D à l'honneur, mais le second a mis à mal le volontarisme. Changer ses habitudes est une bonne chose pour un artiste, à condition qu'il puisse exercer son art du partage. Pour The Healing Force, Jean Mestinard interroge les doutes de Paul Wacrenier photographié par Philippe Clin. Jazz Police, un intermède (L)BD de Pic et JR qui rappelle que la confrontation ne date pas d'aujourd'hui. Efix tire le portrait du Gredin, neuf et fringant syndicat des disquaires indépendants avec Julie David, Christophe Ouali et Yves Plouhinec interrogés par Allumette. On est à la moitié du canard et on a déjà passé plusieurs heures à le décortiquer. Il reste pourtant plus de chair sur la carcasse que la somme des numéros de Jazz Magazine de l'année !

Reprise de Jean-Brice Godet qui s'est intéressé au DOC, le Doigt dans l'Oreille du Chauve, un conglomérat d'activités résistantes en Normandie. La Bretagne n'est pas en reste, Gaby Kerdoncuff évoquant ses Échos-sillons, six maisons de disques et une ribambelle de musiciens et producteurs qui d'habitude "résisdansent" en se fichant du centralisme. Laurel fait sauter les disques comme des crêpes. Yec'hed mat ! Illustré par Anna Hymas, le texte de Jonathan Thomas, membre du CRAL (EHESS), évoque Des disques politiques historiques, avec la figure, inattendue pour certains, de Jean-Marie Le Pen ! Je précise que la SERP ne possédait pas que des enregistrements d'extrême-droite, mais aussi les droits des discours de Lénine, peut-être pour mieux faire passer la pilule ? Reprise de Pierre Tenne qui recense les encyclopédies du Net (Wikipedia, Discogs, Bandcamp...) pour un Saint Thomas Swing illustré par Nathalie Ferlut. L'inénarrable Pablo Cueco, soutenu par Johann de Moor, dévoile Les abîmes du complot ("Protégez-nous de ceux qui veulent nous sauver", Livre du Deuxième Confinement). Il est aussi l'auteur d'un rébus diabolique avec Denis Bourdaud. On retrouve le médecin-urgentiste Mohamed El Khebir, présent dans le numéro 39, évoquant le ras-le-bol du nouveau confinement, avec Zou se prenant pour Van Gogh. Terminons avec les nouveautés, parce que les Allumés ce sont aussi des centaines et des centaines de disques formidables vendus sur leur site. J'apprécie évidemment la chronique de mon Pique-nique au labo par un certain T.C. avant les dernières étincelles d'Allumette par Efix et Jiair et la photo de Le Querrec commentée cette fois par Antoine Péran.

Ce n'est pas tout ça, j'ai mon ménage à faire. J'espère ne pas vous avoir saoulés avec cette distribution digne d'un générique de film hollywoodien, mais il y a là plus qu'à boire et à manger. C'est du roboratif ! Alors d'ici le prochain numéro, abonnez-vous, c'est gratuit ! À moins que vous ne préfériez soutenir...

jeudi 24 décembre 2020

Rube Goldberg + Hellzapoppin (pour égayer Noël)


Les lois désastreuses que nous concocte notre gouvernement, la dépression, même légère, qui nous déstabilise, l'hiver qui commence, tout cela nécessite un petit coup de pouce, de quoi réactiver nos zygomatiques à la veille des fêtes. Cela ne vous empêche pas de booster vos défenses immunitaires avec de la vitamines D, de la C (j'ai choisi l'acérola), des oligoéléments ou des huiles essentielles à choisir en fonction de chacun/e, etc. Et donc, avant d'évoquer l'inénarrable Hellzapoppin et en référence au premier confinement, je vous livre cette expérience que je découvre seulement maintenant, machine de Rube Goldberg qui a donné le célèbre Der Lauf der Dinge (Le cours des choses) réalisé en 1987 par Peter Fischli et David Weiss.



HELLZAPOPPIN
Article du 16 novembre 2007


Un soir de première dans le sud des États Unis avec feu d'artifices au programme, on raconte qu'à un journaliste qui lui demandait ce qu'il pensait d'Hellzapoppin, Groucho Marx répondit "Hellzapoppin, c'est ça !" en appuyant sur la mise à feu quelques heures avant le lancement prévu. Peu importe que l'histoire soit vraie ou pas, je n'en sais rien, mais Hellzapoppin c'est ça, une sorte de Tex Avery avec acteurs en chair et en os, un immense succès de Broadway s'appuyant sur toutes les ressources du support cinématographique.
Le dvd est enfin sorti en France (Swift, Universal). "Ça se corse (chef lieu Ajaccio)", car nous devons ses sous-titres français à Pierre Dac et Fernand Rauzena qui ont su capter l'humour débridé d'un des films les plus hilarants de l'histoire du cinéma. Ici pas temps de mort, les gags s'enchaînent sans que l'on ait le temps de reprendre son souffle. Je n'ai jamais compris pourquoi le film de H.C. Potter de 1941 n'a jamais joui auprès des historiens du cinéma des mêmes louanges que ceux avec les frères Marx (Nat Perrin, son principal scénariste, a d'ailleurs travaillé, entre autres, sur Duck Soup). Mon père m'ayant fait découvrir ce joyau burlesque de non-sens lorsque j'avais huit ans, je l'ai revu des dizaines de fois sans jamais me lasser et encore aujourd'hui je me remémore chaque scène avec le même émoi et la folie me gagne comme si l'on m'avait soufflé du protoxyde d'azote dans le nez.


La séquence de Lindy Hop échevelée (qui pourrait donner des idées aux amateurs de hip hop), chorégraphiée par Frankie Manning, avec Slim (Gaillard) & Slam (Stewart), Rex Stuart à la trompette et C.C. Johnson aux tambours, montre que ce n'est pas que jeux de mots et comique de situation menés par le duo infernal (Ole) Olsen et (Chic) Johnson. Le loufoque cède aussi à des scènes musicales avec la bombe Martha Raye (Watch the Birdie !). Et Mischa Auer dans le rôle du Prince Pepi reste inoubliable. De toute façon, il est impossible de donner la dimension du comique d'Hellzapoppin sans se caler devant l'écran. Explosif !

Pour les anglophones, le voici dans son intégralité, hélas sans les sous-titres, mais on le trouve sur le Net pour 10€ avec ceux de Pierre Dac



P.S. de 2007 : si vous préférez des gags plus récents ou que vous êtes allergique à tout ce qui vient de l'Ouest, une amie qui apprend le russe m'envoie ce détournement de l'hymne soviétique. Où la phonétique vient en aide aux choristes de l'Armée Rouge. Cela rappelle les détournements des jazzmen, au lendemain de la guerre, francisant les titres originaux américains (J'ai un haricot vert sur le front pour I cover the Waterfront, Dis Popaul pour Deep Purple, Les veines de mon pénis pour Pennies from Heaven, Y tâte du biniou pour It had to be you, Le camembert d’avril pour I remember April, etc.). Évidemment cela n'a pas la "légèreté" d'Hellzapoppin, souvent copié, jamais égalé, l'un des meilleurs remèdes contre la déprime : indispensable et salvateur !

mardi 15 décembre 2020

Sur l'improvisation non-idiomatique


David J. Keffer (je cite ici ce professeur qui enseigne la musique improvisée non-idiomatique aux USA à l’Université du Tennessee) a écrit ses réflexions en écoutant plusieurs fois le double CD Pique-nique au labo que j’ai enregistré avec 28 improvisateurs/trices et produit sur le label GRRR. Il ne se fait pas d'illusions sur le fait que son compte-rendu soit particulièrement révélateur, mais il l’a écrit en écoutant la musique. Et il a adoré ma suggestion de jouer pour se rencontrer plutôt que de se rencontrer pour jouer.

Ci-dessous la traduction de l'article du Blog de la Poison Pie Publishing House :

Lorsque nous avons pris connaissance des réflexions de Vijay Iyer sur la "cognition incarnée" de la musique dans sa thèse de doctorat₁, nous avons placé ce concept dans un spectre de réponses musicales. À l'une des extrémités du spectre se trouve une réponse purement physique. Beaucoup d'entre nous commencent inconsciemment un mouvement physique, comme taper ses orteils ou bouger la tête, en réponse au stimulus de la musique rythmique. Ensuite vient une réponse émotionnelle. Là encore, de nombreux auditeurs peuvent s'identifier à la notion de "chansons tristes", qui décrivent une réponse émotionnelle à un morceau de musique, généralement construit avec l'intention d'induire précisément une telle réponse. L'idée de la musique induisant une réponse cognitive est donc une extension naturelle de ce spectre, puisque le mouvement physique, les émotions et les idées intellectuelles sont tous traités par le même organe biologique, à savoir le cerveau et les systèmes nerveux central, endocrinien et musculaire associés.

Un mécanisme commun utilisé en musique pour induire une réponse intellectuelle est la manifestation de la liberté musicale dans les ensembles d'improvisation collaborative, dans lesquels chaque musicien n'est pas obligé de se conformer à un ensemble de notes et d'accords strictement spécifiés, mais est plutôt invité à participer à une contribution plus individualisée au son collectif. Cette approche de la musique est facilement associée à des concepts égalitaires. En tant que telle, aux États-Unis d'Amérique elle a été historiquement associée au Mouvement des Droits Civiques, car elle place les musiciens sur un pied d'égalité, indépendamment de leur histoire et de leur renommée. Ce type de musique est individuellement sans ego tout en étant une revendication collective, car elle prône l'action sociale pour s'élever à l'idéal égalitaire.

La réceptivité à la cognition incarnée peut exiger une écoute active. Ce qu'un auditeur entend dans la musique est en grande partie ce qu'il apporte à la musique. Cela peut se produire à la fois sur le plan intellectuel et émotionnel. Peut-être contre-intuitivement, nous suggérons que dans le cas de l'improvisation non-idiomatique, l'appréciation intellectuelle de la musique est plus superficielle que la réponse émotionnelle. Une telle affirmation peut sembler rétrograde car de nombreuses personnes assistent à des concerts (du moins en période non pandémique) et réagissent à la musique à un niveau non intellectuel. Cependant, d'après ma propre expérience, la capacité d'apprécier intellectuellement la musique d'un artiste qui a échappé aux conventions traditionnelles de la mélodie et du rythme se développe progressivement au fur et à mesure que l'oreille est entraînée, mais une fois établi comme principe d'écoute active, s’offrent de larges applications. La reconnaissance du risque artistique pris dans des entreprises musicales par des artistes qui m'étaient jusqu'alors inconnus s'avère suffisante pour faire de moi un réceptacle volontaire à la musique, bien qu'elle ne résonne peut-être pas à un niveau dit plus profond.

Ce niveau supplémentaire de résonance va au-delà d'une reconnaissance superficielle du mérite de la musique pour aboutir à un désir d'être poussé à l'action par la musique, même si l'action consiste seulement à réécouter la musique. Cette réponse est due autant aux caractéristiques audio de la musique qu'à la relation non audio de l'auditeur avec la musique. Par exemple, à la maison d'édition Poison Pie, nous aimons énormément la musique du guitariste improvisateur britannique non idiomatique Derek Bailey, mais notre appréciation est tout autant motivée par l'attrait esthétique des sons physiques générés par la combinaison de l'être humain et de l'instrument de musique que par les attitudes culturelles adoptées par Bailey et représentées par sa musique. Sa vie musicale, expression infatigable d'auto-éducation, est illustrée par sa déclaration : "Toute l'histoire de ma vie est en réalité une tentative acharnée de repousser cette ignorance colossale que j'ai toujours portée en moi "₂ , tout comme son humilité et son humour irrévérencieux. Insister sans repentir sur le fait que le monde peut s'accommoder de cette musique bien qu'elle ne génère ni grand succès ni richesse excessive est un message qui nous interpelle également. Le monde est ce que nous en faisons et un modèle qui prône la capacité à dépasser la propagande d'une monoculture dominante, dans laquelle la valeur repose uniquement sur la quantité d'auditeurs et l'ampleur de la reconnaissance populaire, est un prix qui dépasse la valeur.

Bien sûr, Derek Bailey n'est qu'un exemple que nous évoquons pour illustrer notre propos. Il existe d'innombrables praticiens résidant dans les marges culturelles qui luttent contre le rétrécissement de l'expérience humaine par leur persévérance à se livrer à des actes qu'eux seuls peuvent juger valoir la peine. Ces réflexions exprimées dans les quatre paragraphes ci-dessus sont apparues au fur et à mesure que nous écoutions le pique-nique au labo de Jean-Jacques Birgé. Il s'agit d'un recueil de vingt-deux morceaux d'improvisation où Birgé collabore à divers duos et trios avec vingt-huit autres improvisateurs. Le matériel a été enregistré au cours de la dernière décennie. Nous entendons des fragments de quelques minutes issues d’un corpus d'improvisation vraisemblablement plus important. Chaque pièce se distingue non seulement par son personnel, mais aussi par l'instrumentation et l'approche individuelle de l'improvisation que chaque membre de l'ensemble a apportée à la réunion.

Comme l'explique le livret, "Il s'agit de jouer pour se rencontrer et non le contraire comme il est d’usage", c'est-à-dire de se rencontrer pour jouer.

Après une première écoute de la musique, j'ai senti qu’écrire cette critique m'aiderait à trouver comment cette musique me parle. Je devais aller au-delà d'un collage de pièces disparates, enregistrés au cours d'une décennie, puis réunis en une compilation, pour entendre le thème soutenu. C'est, de l'avis d'un profane, un autre exemple étonnant de la "cognition incarnée" de la musique créative. Il a servi d'introduction puissante à l'œuvre de Jean-Jacques Birgé et de ses conspirateurs.

Article du 10 décembre 2020 du Dr. David J. Keffer sur mon double CD Pique-nique au labo paru le 14 octobre 2020 sous le numéro 2031-2032 du label GRRR
Bandcamp (2 CD et fichiers numériques) / Discogs

Références :
1 Vijay Iyer, Microstructures of Feel, Macrostructures of Sound: Embodied Cognition in West African and African-American Musics, Ph.D. Dissertation, University of California, Berkeley, 1998.
2 Ben Watson, Derek Bailey and the Story of Free Improvisation, Verso, London, 2004, p. 55.

lundi 7 décembre 2020

Scott Walker en 8 articles



RÉSURRECTION DE SCOTT WALKER
Article du 14 octobre 2007

Scott Walker est-il en phase avec son époque ou appartient-il à cette catégorie d'artistes qu'on dit en avance sur son temps parce que le monde autour traîne paresseusement les pieds ? La vitesse et le temps dépendent toujours du système de repères choisi. On les dits relatifs, depuis qu'un violoniste a posé que l'énergie est égale au produit de la masse par la vitesse au carré. La masse s'abat sur la caisse en bois de plus d'un mètre d'arête comme les poings cognent le quartier de viande de toute leur énergie sans oublier le temps qui file. Chaque son, millimétré, frappe le corps et l'imagination parce qu'ils répondent au propos d'un artiste qui a refusé de vendre son âme au diable. Les violons partagent leurs âmes avec les sons électroniques et les effets électroacoustiques du laboratoire. Leur concepteur est un être hypersensible et critique qui n'a pas voulu jouer le rôle de pop-star qu'on lui offrait du temps des Walker Brothers. The Sun Ain't Gonna Shine Anymore. Aucun d'eux ne s'appelait Walker, aucun n'était frère. L'argent n'était pas son moteur. Comme Zappa rêvait de composer pour orchestre symphonique et gagnait sa vie avec des chansons pour teen-agers en rébellion, Noel Scott Engel (son vrai nom) passa des succès sucrés de boys band des années 60 aux adaptations amères de Jacques Brel pour aboutir aux diamants noirs Tilt et The Drift que j'évoquais il y a quelques jours.


30th Century Man, le film de Stephen Kijak retrace la vie étonannte de cet intellectuel américain, amateur d'Ingmar Bergman dont il chanta Le septième sceau, qui émigra dans le Swinging London pour fuir la guerre du Vietnam et parce qu'il était fan des comédiens Margaret Rutherford et Terry-Thomas. Il resta un passionné de cinéma dont on retrouve maintes citations dans son œuvre de Dreyer à Godard en passant par Bresson, Jancso, Pasolini, Visconti, Fassbinder, mais aussi de littérature, Kafka, Camus, Beckett, comme de politique. Ce ne sont pas des alibis. Les chansons de Scott Walker sont traversées d'images et d'émotions fortes, de réflexions sur le monde, de poésie sombre et binaire. Ne cherchez pas le groove ni le swing, nous dit-il. C'est un compositeur européen, inspiré par les classiques et les modernes, par leurs orchestrations inventives et majestueuses. Si sa voix est unique, ses timbres orchestraux le sont aussi. Regardez-le enregistrer The Drift, couché à plat ventre sous le cube géant.


Cette biographie de deux heures (DVD Verve) est produite par David Bowie qui s'est toujours réclamé de Scott Walker. Y témoignent également Radiohead, Jarvis Cocker (Pulp), Brian Eno, Damon Albarn (Blur, Gorillaz), Neil Hannon (The Divine Comedy), Marc Almond, Alison Goldfrapp, Sting, Dot Allison, Simon Raymonde (Cocteau Twins), Richard Hawley, Rob Ellis, Johnny Marr (The Smiths/Modest Mouse), Gavin Friday, Lulu, Peter Olliff, Angela Morley, Ute Lemper, Ed Bicknell, Evan Parker, Hector Zazou, Mo Foster, Phil Sheppard, Pete Walsh... Les extraits sont magnifiques, l'aventure étonnante, la musique envoûtante. Les séances d'enregistrement de la musique de Pola X de Leos Carax convoquent je ne sais combien de guitaristes et de batteurs dans un immense entrepôt. Électrique. Comment, crooner baryton de variétés adolescent, devient-on cet artiste réfléchi de 63 ans construisant un monde inouï qu'il faudra encore au moins dix ans au public pour apprécier ? Ses propos rappellent ceux d'un autre outsider écœuré par les réactions du public, le pianiste Glenn Gould. Quelles souffrances dut-il endurer ? Quel silence l'habita longtemps ? Quel avenir nous prépare-t-il ? Vous le saurez peut-être lors d'un prochain épisode...

PERLE DE CULTURE
Article du 21 février 2007

(...) Deux cd de Scott Walker (ex-Walker Brothers), Tilt (1997) et The Drift (2006), sombres paysages cinématographiques de rocker intello. Superbe. La diction me rappelle Jack Bruce chez Michael Mantler. L'orchestration est hyper-moderne, industrielle et animale, minimale et symphonique. J'adore tout ce que fait Mantler, la monotonie apparente, l'inexorabilité, le timbre des voix (Bruce, Wyatt, Faithfull...). Écouter Scott Walker me donne cette impression léthargique d'énergie contenue, son chant rappelle Elvis dans un opéra contemporain. Quelques petites extravagances soniques me font préférer The Drift, une merveille, ça finira par se savoir. Les sons métalliques font grincer les neurones, les grosses caisses cognent à la porte, les bruitages narratifs n'enlèvent rien à l'abstraction... Les références se nomment Pasolini ou Brecht, les évocations de Mussolini ou Milosevic rappellent la noirceur de Triste Lilas de Vigroux, atmosphères de fin du monde, l'enfer comme si vous y étiez...

SCOTT WALKER : ORPHÉE OU CERBÈRE ?
Article du 9 octobre 2007



Il y a quelques temps, Benoît Hické relatait, sur le blog de Poptronics, la sortie du dernier cd de Scott Walker et d'un dvd qui lui est consacré. J'avais évoqué ici-même deux albums absolument sublimes de cet ex-Walker Brothers (The Sun Ain't Gonna Shine Anymore) passé par l'adaptation de Brel en anglais pour arriver aux aussi brillants que lugubres Tilt (1995) et surtout The Drift (2006), recueils de chansons innommables tant par sa manière de chanter et la gravité de ses textes que par l'invention instrumentale.
Le fourreau sombre, à peine lisible, granuleuse surface lunaire de pierre volcanique, donne le ton. L'intérieur du digipack en papier recyclé fait renaître le toucher de façon presque maladive, comme caresser de la laine de verre. And Who Shall Go To The Ball ? And What Shall Go To The Ball ? est une pièce purement instrumentale composée pour un étrange ballet (la Candoco Dance Company comprend des danseurs handicapés) de Rafael Bonachela qui, lors de ses précédentes créations, a travaillé avec Kylie Minogue. Quelques sons électroacoustiques, le London Sinfonietta, des plaques de métal : la partition oscille entre un minimalisme ardent et une marche bancale qui n'avance que par à-coups. L'œuvre ne dure pas plus de 25 minutes, mais l'énergie qu'elle requiert suffit à vous donner envie de le remettre encore une fois sur la platine. Avec ce gros point d'interrogation, Scott Walker affirme sa démarche de compositeur résolument contemporain déjà présente sous sa voix de baryton atonal dans son chef d'œuvre précédent. The Drift n'est pourtant pas à mettre en toutes les mains, car il risque de faire flipper pas mal de monde, comme jadis Captain Beefheart avec Trout Mask Replica. C'est trop lugubre, trop visionnaire, trop personnel pour que cela plaise aujourd'hui. On préférera généralement oublier la brutalité de l'époque dans une insipidité festive et une ivresse de surface. Il faudra probablement attendre pas mal d'années pour que son travail soit apprécié à sa juste valeur. Le trouble qu'il procure me rappelle aussi Pier Paolo Pasolini ou Joel Peter Witkin.

BISH BOSCH DE SCOTT WALKER
Article du 7 décembre 2012


Les albums qui sortent de l'ordinaire sont si rares qu'il est impossible d'échapper à ceux de Scott Walker. Je n'ai ressenti un tel choc qu'avec Captain Beefheart, Robert Wyatt, Björk, des voix comme celle de Jack Bruce chez Michael Mantler, ou sur notre continent Colette Magny, Brigitte Fontaine, Camille, Claire Diterzi, pour ne pas citer les éternels, tel Jacques Brel que Walker adapta scrupuleusement en anglais. De préférence chanteurs ayant dessiné leur univers musical en faisant fi de ce qui se fait ou pas. Si ses paysages sonores évoquent d'étranges scènes de film, la voix de Scott Walker, sorte de ténor déjanté ou de crooner emphatique, en dérange plus d'un/e. Il faudra parfois du temps pour s'habituer à cette manière de clamer sa rage ou sa douleur. Bish Bosch, son tout nouvel album, ne produit peut-être pas la même surprise qu'en leur temps Tilt et surtout The Drift, mais sa singularité, sa rigueur et son invention bousculent tout autant.

Bish Bosch signifie que le travail est terminé, il se réfère à la peinture torturée de Jérôme Bosch pleine de petites scènes cruelles et provocantes, et à l'argot de "putain". Ce mélange de sources réfléchit bien la démarche poétique de son auteur, maniant sans prérogatives le trivial et le sublime, le passé et le futur, le bien et le mal. Nous voyageons sur la même galère de la Grèce Antique à la Roumanie de Ceaușescu, de Hawaï aux Alpes, nous heurtant à des concepts de biologie moléculaire ou respirant de sulfureuses puanteurs fécales. Lorsque le mythe croise le quotidien on ne peut s'empêcher de penser à Pasolini, d'autant que Scott Walker ne se prive pas de citations bibliques et de références psychanalytiques. Ses textes nous bringuebalent sur des montagnes russes où il est pratiquement impossible de s'accrocher au garde-fou tant il se plait à changer brusquement de décors ou à convoquer d'historiques monstres au détour d'un vers.

Comme on le voyait dans le film 30th Century Man, il a beau inventer des sons inouïs avec toutes sortes d'objets ou d'instruments comme le Tubax, nouveau modèle de saxophone contrebasse, profonds ou aériens, tranchants ou veloutés, jamais la musique ne saurait produire le malaise que sa diction peut susciter. D'autant que cette fois il ne se prive pas de jouer de silences le laissant souvent a capella. Scott Walker est un minimaliste explosif. Les évènements se succèdent sans précipitation, mais avec une détermination effrayante. Le suspense est colossal. Chaque fois jusqu'à l'effondrement du majestueux et laborieux château de cartes. Si l'orchestre à cordes est utilisé pour des effets de vertige ou si les percussions martèlent l'espace comme dans le film Pola X de Leos Carax, les guitares électriques et les claviers numériques n'ont pas toujours l'efficacité dramatique de ses illustrations circonlocutoires, entendre que la poésie n'est jamais ici explicite, afin de générer des effets différents à chaque nouvelle écoute. Les envolées explicitement rock participent-elles au cut-up burroughsien des références ou sont-elles une tentative d'amadouer les oreilles rétives ?

Le graphisme de la pochette de Bish Bosch est aussi so(m)bre que les précédents. Il annonce la couleur ! De par son incontestable originalité, ses ambiances noires dont l'auteur se force pourtant à exclure tout cynisme, sa poésie hermétique truffée de connotations encyclopédiques, sa monotonie vocale aux intentions dramaturgiques, cet album ne plaira pas à tout le monde. Mais il comblera celles et ceux qui aiment les textures ciselées, les boutades incisives, les transpositions sonores inspirées par le sens des mots, la musique passionnée, et celles-ci comme ceux-là remettront encore et encore ce disque sur la platine pour s'en approcher chaque fois un peu plus, pour en varier les angles, pour en révéler les détails. Une œuvre !

SCOTT WALKER + SUNN 0))) = SOUSED
Article du 26 septembre 2014


Scott Walker est un des rares artistes dont j'attends les albums avec la fébrilité qui m'animait adolescent. Plus de Zappa ni de Beefheart pour nous surprendre, la plupart des rockers tapent le carton en maison de retraite, les jazzmen ont troqué le mordant des années free pour un consensus bien comme il faut, on s'inquiète pour la santé des derniers chanteurs à texte, les politiques à court terme des majors ne permettent plus de révéler aucun courant véritablement nouveau... Côté élitaire la plupart des compositeurs contemporains ne livrent que des clones bien policés ou de pâles reproductions des chefs d'œuvre passés. Le public se repaît d'un énième revival, manne providentielle du coffre au trésor de l'humanité. Heureusement de nouveaux musiciens s'interrogent et par ci par là se réveillent des talents inattendus, malgré le silence bruyant des médias. L'envie d'être étonné est si forte que l'on en arrive à ne plus rien écouter que le bruit de la ville ou de la nature. Alors lorsque l'on apprend que Scott Walker sort un album avec le groupe de drone métal Sunn 0))) on plonge direct sur l'ovni qui fera grincer les oreilles formatées par les radios privées, les compressions du mp3, le flux ininterrompu des baladeurs et les sacro-saintes habitudes.
Cinq pièces, cinquante minutes, Soused (qui sortira le 21 octobre sur 4AD) n'est pas aussi surprenant que le furent Tilt et The Drift en 1997 et 2006, renaissance expérimentale d'un chanteur de pop anglais passé par Brel et qui réussit à fondre un alliage métallique composé de crooning monotone, de magma électro-symphonique et d'enclumes rythmiques sur des textes intellos. Si en 2012 Bisch Bosch était électronique, les guitares de Sunn 0))) électrisent ce nouvel opus. Coups de fouet de Brando, cargo de Herod 2014, vrombissements de Bull, mécanique ferroviaire de Fetish, cliquetis régressifs de Lullaby, la plongée dans le rock est vivifiante. Les guitares des Américains Greg Anderson et Stephen O'Maley (tous deux également au Moog) et du Hollandais Tos Nieuwenhuizen (du groupe Beaver) soutiennent et ponctuent le chant de Walker venu avec l'orchestrateur Mark Warman et du producteur Peter Walsh qui étaient déjà de ses précédents voyages.


Stephen O'Malley a signé la pochette avec le photographe Gast Bouschet. Le superbe extrait vidéo illustre d'ailleurs parfaitement le métal fondu de la rencontre. Les deux entités sont peut-être trop évidemment compatibles. Ni le chanteur au romantisme exacerbé ni les guitaristes de doom dark n'entraînent les autres sur des terrains par eux inexplorés. La dialectique présente dans The Drift, chef d'œuvre absolu de Scott Walker, est noyée dans l'entente cordiale. Même si je plane à cent mètres sous terre, finalement en manque d'imprévu, je me tourne vers des collaborations de Walker moins évidentes avec Ute Lemper (Punishing Kiss et Lullaby By-By-By) et Leos Carax (B.O. du film Pola X) ou plus anciennes avec James Bond (Only MySelf To Blame pour le film The World is Not Enough), Nick Cave (cover de I Threw It All Away de Bob Dylan pour le film To Have and to Hold), Goran Bregovic (Man From Reno), toutes aussi remarquables.

SUR LE MONDE DIPLO
Article du 2 Juillet 2015


Mon article d'aujourd'hui est délocalisé. Vous le trouverez sur Le Monde Diplomatique de juillet en page 26. Voilà plus de 20 ans que j'y suis abonné. À une époque faste je contribuais aux Amis du Diplo. Mediapart fait un travail d'investigation formidable, son Club ouvre des perspectives inattendues, mais le mensuel en papier est la seule revue avec Courrier International qui prenne le recul avec l'information, voire s'en affranchisse, pour tenter d'analyser les enjeux planétaires. Si vous voulez savoir où cela chauffera demain, dans deux ou dans dix ans, toutes les explications sont là. De mon côté je me suis cantonné aux pages culturelles, histoire de faire connaître Scott Walker, un artiste majeur, une voix unique, à celles et ceux qui l'ignorent encore...

P.S.: l'article est accessible en ligne !
Le jour de la mort de Scott Walker le 25 mars 2019 je découvre que mon article y est lu à haute-voix par le comédien Arnaud Romain.

LE SOMBRE ORCHESTRE DE SCOTT WALKER
Article du 19 juillet 2017


J'avais laissé tomber le film de Brady Corbet après un quart d'heure. La partition pour orchestre de Scott Walker m'incite à y revenir. Sombre, brutale, tendue comme un arc, la musique met les nerfs en pelote. Des blocs de cordes assassins tombent des cintres comme un pendu au bout d'une corde, le couperet de la guillotine ou un peloton d'exécution. Mortel. C'est du gros lourd. Plus sommaire que ce que le chanteur écrit dans ses derniers albums expérimentaux, sa musique de film répond aux lois du genre, rappelant par endroits certains scores de Bernard Herrmann. La musique de film ne fait pas souvent dans la dentelle, elle doit rester complémentaire de l'image et de l'action, ne pas occuper tout l'espace. Le corps est éviscéré, le squelette à peine dépouillé de sa peau. Les cuivres accentuent la pomposité de ce film ambitieux...


Inspiré par une nouvelle de Jean-Paul Sartre, The Childhood of a Leader (L'enfance d'un chef) fut tourné sous deux versions, anglaise et française. Je n'arrive pas à m'intéresser au sort de l'enfant, encore moins au rapport de causalités qui ferait de son éducation par des parents autoritaires un futur dictateur. La transposition de la honte générée par le Traité de Versailles qui se conclut là en 1919 à celle que tente de lui infliger un monde d'adultes déconnecté tient d'un symbolisme balourd. La psychologie du film provient d'un comportementalisme réducteur, loin de la complexité analytique susceptible de révéler les mécanismes de la pensée du petit paranoïaque. Il va me falloir du temps pour réécouter le disque de Scott Walker en oubliant le maniérisme prétentieux qui avait séduit la Mostra de Venise en 2015...

→ Scott Walker, The Childhood of a Leader, mp3 9,99€ / CD 8,22€ / LP 12,94€ 4AD

LE CHEVAL GAGNANT DE SCOTT WALKER
Article du 26 mars 2029


Dans un documentaire de la BBC de 1995 Scott Walker évoque un film anglais de 1949 qui l'a considérablement marqué enfant, The Rocking Horse Winner d'Anthony Pelissier d'après une nouvelle de D.H. Lawrence. Scott Walker, qui s'est éteint hier, a toujours exprimé l'influence du cinématographe sur ses œuvres. Comme j'avais écouté toute la journée ses disques j'ai pensé regarder ce "joyau méconnu", or s'y décèle probablement la clef du mystère qui entoure le chanteur. Je déteste gâcher le plaisir de la découverte ("spoiler" comme disent les Anglophones, et cela n'a rien à voir avec "se poiler", d'autant que la mort de Walker m'affecte particulièrement), mais les voix qui émanent de la maison susurrent une possibilité de trouver l'argent nécessaire à la famille dans le besoin quitte à en payer le prix fort. Le succès s'avère menaçant ! Lorsqu'on connaît l'histoire de ce génie on est forcément troublé par la possible analogie avec son abandon précoce de la scène en pleine gloire et les distances entretenues avec le business.


L'inspiration d'un artiste a quelque chose de mystérieux, presque mystique, irraisonnable même au plus matérialiste. Le succès va de paire. Scott Walker avait toute sa vie eu la chance du petit garçon du film de Pelissier et cela lui faisait peur. J'ai trouvé sur le Net une copie de ce film rare sous-titrée en espagnol. C'est déjà ça. Hier matin j'avais découvert l'article de juillet 2015 que j'avais écrit sur Scott Walker pour Le Monde Diplomatique lu à haute-voix par le comédien Arnaud Romain ! Cette histoire mystérieuse où se mêlent la chance, l'inspiration, l'inquiétude pécuniaire des parents, la confiance, le jeu, la générosité et l'amour filial a d'étranges résonances avec ma propre histoire, pas seulement la mienne, mais celle de nombreux artistes...

dimanche 6 décembre 2020

Pique-nique au labo dans Jazz'halo


Un super article (en flamand, j'imagine) de Georges Tonla Briquet dans la revue belge Jazz’halo sur le double CD Pique-nique au labo avec 28 musiciens et musiciennes invité/e/s, que je vais tenter de traduire !

Un double CD avec un total de deux heures d'improvisation. L'initiateur et la figure centrale de chaque morceau est le musicien polyvalent français Jean-Jacques Birgé.
Jean-Jacques Birgé (°1952) constitue un monde à part, un monde en soi. L'homme compose pour presque toutes les disciplines artistiques possibles et joue de la moitié d'un magasin de musique. Il réalise également des films, conçoit les paysages sonores les plus divers et possède son propre label de disques GRRR. Et ce n'est qu'une petite sélection de son champ d'action. L'un de ses récents projets est ce Pique-Nique Au Labo.
Pour ceux qui ne sont pas très familiers avec le concept d'improvisation ou qui connaissent moins bien la scène française en ce domaine, c'est une porte d'entrée idéale. La durée des pièces varie d'une minute et demie à un peu moins de neuf minutes. Des instantanés en quelque sorte où un concert d'improvisation en direct est généralement un long flux d'idées connectées. Mais du seul fait de la limitation dans le temps, le seuil est très bas pour une meilleure connaissance. Les enregistrements ont principalement eu lieu dans son studio GRRR entre 2010 et 2019.
Un total de vingt-huit musiciens dont des noms connus tels que Vincent Segal, Antonin-Trí Hoang, Eve Risser, Julien Desprez, Sylvain Rifflet, Alexandra Grimal et le batteur belge Samuel Ber (Mâäk). Une collection de vingt-deux croquis difficiles à résumer. "Il s'agit de jouer pour se rencontrer et non l'inverse comme d'habitude", explique Birgé. De l'électro-poésie à des moments ébouriffants ou à glacer le sang, de la transe africaine à des éruptions de synthétiseur et du scratch à un modèle exotique détourné. Entre les deux, on peut encore entendre des bruits et des chuchotements, qu'ils soient ou non encapsulés dans des mouvements rythmiques, et le détachement sobre qui donne à réfléchir est juxtaposé au drame ambivalent. Presque toutes les impressions possibles sont passées en revue dans cette constellation où la polarisation est un terme inconnu. L'écoute "au hasard" donne toujours lieu à de nouvelles découvertes. Livret inclus avec toutes les informations de base.
Conseils d'écoute : www.drame.org, https://jjbirge.bandcamp.com
Tags : surréalisme, "Eraserhead" (David Lynch), le monde fantastique de Tim Burton, les bandes originales de John Carpenter, Anna Homler, Laurie Anderson.

mercredi 2 décembre 2020

Elise Caron / Edward Perraud, le retour d'un joyeux effondrement


Dix ans ont passé depuis Bitter Sweets, le premier disque en duo d'Elise Caron et Edward Perraud, petite merveille souvent réécoutée, éventail arc-en-ciel, invention ping-pong, ce que l'une et l'autre font de mieux à mes yeux lorsqu'ils se laissent aller à pervertir avec amour les modèles. Les deux compositeurs-improvisateurs, condamnés à faire aussi bien, lorgnaient la perfection, là où les scories affichent les ordres du mérite. Ainsi le second a mis le temps, et voilà que, tout beau, tout chaud, sorti du four, d'un moule à gaufres saupoudrées de sucre glace, sort enfin Happy Collapse, évanouissement joyeux que connaissent les gastronomes et qu'ignorent les gastéropodes, aïe et merci.
Ce deuxième volume est plus posé, plus tendre, plus retenu, mais toujours aussi coloré et surprenant. Elise Caron chante, elle joue des rôles comme David Lynch lorsqu'il enregistre des disques, endossant des vêtements trop larges ou trop étroits, personnages enfermés dans leur statut d'albâtre. Elle chante merveilleusement, mais c'est son théâtre (musical) qui m'enchante. Quant à Edward Perraud, jamais aussi épatant que dans la liberté absolue, il orchestre plus qu'il ne frappe. À la batterie il ajoute guitare, électronique, claviers, harmonica tandis que sa comparse reprend la flûte avec bonheur. Je ne suis pas effondré, car je plane, descente de trip sans accroc, et quand le disque s'arrête, un goût de trop peu nous envahit.
Alors je ressors, monté sur, Bitter Sweet de sa pochette rose aux deux vaches. Puis je me repaye un tour de Happy Collapse dont la couvertoure montre deux cygnes nageant vers nous dans les lumières roses du soir. Si dans dix ans un troisième volume voit le jour, sera-t-il de cette charmante couleur ? Il faudra pourtant nous battre si nous voulons que nos rêves continuent à resplendir dans la beauté du son.

→ Elise Caron / Edward Perraud, Happy Collapse, CD Quark, dist. L'autre distribution, 13,99€, à paraître le 11 décembre 2020

lundi 30 novembre 2020

Zappa 2020


A deux ou trois moments du film qu'Alex Winter a consacré à Frank Zappa je n'ai pu retenir mes larmes. Son documentaire est certainement le plus proche de la personnalité du compositeur américain qui déclencha ma vocation. En 1968 le disque We're Only In It For The Money provoqua sur moi un choc identique à celui qu'il ressentit à l'écoute de celui d'Edgard Varèse. Bien que rien ne semblait nous y préparer, tout se mettait en place, par la grâce de l'imagination fébrile d'adolescents rebelles. Autodidactes, encyclopédistes, archivistes, workaholics, producteurs indépendants, suite logique, la comparaison s'arrêtera là. En regardant ce nouveau documentaire je comprends l'attention qu'il me porta lorsque, ayant enjambé les barrières au Festival d'Amougies, je l'alpaguai en lui posant question sur question. Le cinéaste Bruce Bickford avait lui-même épaté mon idole en escaladant le mur de sa propriété avec deux bobines de ses incroyables animations. M'étant ensuite occupé de lui au Festival de Biot-Valbonne et saisissant sa personnalité complexe, je choisis le partage et l'amitié plutôt que la tour d'ivoire dans laquelle il allait s'enfermer.
Je savais qu'il n'avait pas d'amis, mais il avait beau revendiquer sa famille, femme et enfants, il ne leur épargnera pas d'absurdes fâcheries après sa mort en 1993, et il profita largement de sa vie de musicien en tournée en utilisant les filles d'une manière qui ne passe plus aujourd'hui. Si Winter dresse un portrait honnête de Zappa, il ne peut froisser la famille, et en particulier Gail, veuve intransigeante, disparue depuis. iI y a quatre ans j'avais déjà été emballé par le film de Thorsten Schütte, Eat That Question, mais ce Zappa millésimé 2020 ne néglige ni l'homme seul, ni le citoyen engagé politiquement, ni évidemment le musicien génial. Il faut le temps parfois pour que les langues se délient. Mike Keneally, Ian Underwood, Steve Vai, Pamela Des Barres, Bunk Gardner, Scott Thunes, Ruth Underwood témoignent. David Harrington, le violoniste du Kronos Quartet qui interprète ici None of The Above, me surprend lorsqu'il souligne le point commun qui unit Zappa, Charles Ives, Harry Partch ou Sun Ra, mes propres références en matière d'expérimentation...


La narration est de Zappa lui-même, travail de montage de haute-voltige. Les archives découvertes dans sa chambre forte située à la cave sont passionnantes, surtout lorsqu'il s'agit des films de famille du jeune Frank. Des plans mitraillette de la vie américaine, très courts, ponctuent les séquences, pour donner au film une coloration de film créatif, à l'image de l'humour corrosif de Zappa. Il est néanmoins étonnant que Captain Beefheart soit si peu présent dans ce panorama où la chronologie est malmenée fort à propos. Il faut certainement plusieurs films, d'innombrables témoignages, étudier son implication politique dans la vie américaine, écouter les 62 disques de son vivant et 53 qui suivront, pour embrasser véritablement le personnage de Frank Zappa, mais le film d'Alex Winter en réalise une bonne approche, sincère et relativement fidèle.
Je suis plus mitigé sur le triple CD qui prétend en livrer la bande-son. C'est une bonne compilation avec une douzaine d'inédits, mais les ponctuations musicales de John Frizzell, qui a coproduit le film, développées dans le troisième CD, m'ont semblé superfétatoires et il manque beaucoup de choses. Cet article n'étant pas plus objectif que d'habitude, j'ajoute que ce sont les débuts avec les premiers Mothers of Invention et les pièces symphoniques, en particulier à la fin de sa vie, donc celles interprétées par l'Ensemble Modern, qui m'ont séduit, alors que sa période plus "commerciale" (voir Valley Girls), très rock, m'a toujours profondément ennuyé, ce qui ne surprendra pas ceux et celles qui me connaissent. Il n'empêche que mon émotion est probablement due à l'époque, fin des années 60, où je ne jurais que par Frank Zappa avec un immense sentiment de solitude, en comparaison de la reconnaissance dont il commence seulement à jouir aujourd'hui.

mercredi 11 novembre 2020

Crash de Cronenberg, réalisme des sens


Le format du coffret Ultra Collector de l'éditeur Carlotta correspond parfaitement à Crash de David Cronenberg, surtout parce que le film suscite de nombreuses questions auxquelles il est difficile de répondre. Présenté en 4K Ultra HD™ (format qui m'était jusqu'ici inconnu et qu'aucune de mes machines ne reconnaît !), Blu-Ray™ et DVD, il est accompagné d'une foule de suppléments passionnants : une rencontre vidéo avec l'acteur Viggo Mortensen (52mn) et le réalisateur, des entretiens inédits avec le chef-opérateur Peter Suschitzky, le producteur Jeremy Thomas, le compositeur Howard Shore (qui sont le ou les guitaristes ?), la directrice de casting Deirdre Bowen, d'autres avec l'auteur du roman initial J.G. Ballard, les acteurs James Spader, Holly Hunter, Deborah Kara Unger, Elias Koteas, etc., plus trois courts métrages (Le nid, Caméra et Le suicide du dernier juif sur Terre dans le dernier cinéma sur Terre), des bandes-annonces...
On n'en ressort pas indemne. Sans être aussi pénible, sa puissance provocatrice rappelle Salò ou les 120 journées de Sodome. Si le film de Pasolini est fondamentalement politique, celui de Cronenberg est essentiellement érotique. Or le fétichisme masochiste de la rencontre des corps et des automobiles dans la situation critique de l'accident interroge foncièrement nos propres fantasmes...


Si l'odeur de soufre vient des bolides écrabouillés, des cicatrices et des prothèses transformant les êtres désirants en androïdes expérimentaux, il ne faut jamais perdre de vue l'humour sous-jacent qui anime Cronenberg dans tous ses films, à l'instar de Kafka qui hurlait de rire en lisant Le château perché sur un tabouret, ou encore du facétieux Luis Buñuel. Les films du cinéaste canadien ne véhiculent aucun message, ne sont portés par aucune morale. Les faits sont là, cliniques. Libre à chacun/e de se faire son cinéma. Crash est une histoire d'amour entre des êtres humains qui ont choisi de passer à l'acte, de franchir la frontière qui nous cantonne majoritairement à nos fantasmes. L'opération est éminemment dangereuse, ce qui explique que peu d'entre nous s'amusent à passer de l'autre côté. Le jeu obsessionnel avec la mort tient d'une poésie brute qui s'est affranchie de toute rationalité.
La plasticité du film le transforme en objet esthétique, des nœuds autoroutiers à la lumière nocturne, des bolides froissés que certains sculpteurs ont vus exposés dans les musées d'art contemporain aux corps nus des acteurs et des actrices, de la pureté de leur glissement progressif du plaisir à la sublime absurdité du célèbre couple Eros et Thanatos... Dans le somptueux livre de 160 pages accompagnant les galettes argentées, les analyses d'Olivier Père, Sandrine Marques, Nicolas Tellop, Thierry Jousse livrent quelques pistes tandis que les entretiens de Cronenberg avec Serge Grünberg pour Les cahiers du cinéma ou très récemment avec Julien Gester dans Libération valident celles que ma sensibilité et ma cinéphilie avaient supputées ! Ce chef d'œuvre de 1996 lève un voile sur notre inconscient sans ne jamais l'ôter, laissant dans les limbes ce que nos vies doivent à la poésie.

→ David Cronenberg, Crash, coffret Ultra Collector, limité et numéroté à 3500 exemplaires, 4K Ultra HD™+ Blu-Ray™+DVD avec livre illustré de 160 pages, ed. Carlotta, 50€ (éditions individuelles Blu-Ray ou DVD sans le livre, mais avec tout de même plus de 3 heures de suppléments exclusifs, 20€)

mardi 10 novembre 2020

Le Kronos Quartet et leurs amis célèbrent Pete Seeger


Le dernier album du Kronos Quartet tombe à pic en cette période où le capitalisme n'a rien trouvé de mieux pour se régénérer que d'isoler les individus les uns des autres sous prétexte d'une pandémie qui n'est ni la première, ni hélas la dernière, et certes pas le plus meurtrier des fléaux qui s'abattent sur l'humanité et la planète. Sur le point de s'écrouler, le capitalisme international a choisi une manière habile de rebattre les cartes, laissant sur le carreau des dizaines, voire des centaines de millions de personnes, évidemment les plus pauvres. En choisissant les chansons de Pete Seeger, le violoniste David Harrington se réfère explicitement à l'incontournable best-seller d'Howard Zinn publié en 1980, Une histoire populaire des États-Unis. Sa vision alternative de l'histoire de son pays, loin des mythes des Pères fondateurs, rappelle que les fake news les plus énormes ont toujours été proférées par les États et non par les résistants qui pensent par eux-mêmes, s'élevant contre la Fabrique du consentement.
"S'il reste encore un monde dans un siècle, il sera sauvé par dix millions de petites choses. Le pouvoir peut briser n'importe qsuel gros truc. Ils peuvent le corrompre ou le coopter de l'intérieur, ou ils peuvent l'attaquer de l'extérieur. Mais que peuvent-ils contre dis millions de petites choses ? En briser deux ou trois, et trois autres jailliront !" (Pete Seeger)
Pionnier de la musique folk avec Woody Guthrie, Pete Seeger a toujours valorisé l'union et la solidarité pour lutter contre l'exploitation dont les travailleurs sont victimes. "Beaucoup de petites pierres ensemble construisent une arche, une toute seule pas grand chose... Des gouttes d'eau font tourner un moulin, une seule ne rime à rien." Et Zinn de répondre à Harrington que l'on peut tous changer le monde si l'on est nombreux et ensemble, ajoutant que les puissants craignent les musiciens et les artistes. Cette parole explique le saccage en règle dont ceux-ci sont les victimes en cas de putsch réactionnaire.
Je ne me souvenais pas que Seeger avait participé à l'élaboration de If I Had a Hammer (dont la traduction française avait gommé l'aspect subversif), Waist Deep in The Big Muddy (reprise en français par Graeme Alwright sous le titre Jusqu'à la ceinture), Kisses Sweeter Than Wine (sublime version de Nana Mouskouri dans une traduction de Boris Vian), Mbube (Wimoweh/The Lion Sleeps Tonight), l'hymne pacifiste Where Have All The Flowers Gone? (écrit avec Lee Hays)... Pete Seger a donc souvent repris des traditionnels qu'il a adaptés ou chantés comme We Shall Overcome, Jarama Valley, Anda Jaleo de Federico Garcia Lorca, Turn, Turn, Turn dont il a composé la musique sur des paroles issues du livre biblique de l'Ecclésiaste et repris par les Byrds... Avec Which Side Are You On?, The President Sang Amazing Grace, Raghupati Raghav Raja Ram, Garbage, Step By Step, le recueil constitue un hommage exceptionnel au musicien américain sur des arrangements très réussis de Jacob Garchik. L'empreinte entraînante du Kronos Quartet reste indélébile. À mi-parcours, dans la pièce de montage très radiophonique composée par Garchik, Storyteller, que j'apprécie particulièrement et pour cause, on entend Pete Seeger et l'ethnomusicologue Alan Lomax, et l'on reconnaît l'influence du producteur Hal Willner, récemment disparu, à qui le disque est dédié.
Le livret anglophone de 44 pages, qui reproduit les paroles des folk songs (portées par Sam Amidon, Maria Arnal, Brian Carpenter, Nikky Finney, Lee Knight, Meklit, Aoife O’Donovan et les écoliers des classes élémentaires de Francis Scott Key and Monroe à San Francisco) les resitue dans leur contexte politique, mais aussi musical, sans omettre l'apport de la musique classique que Seeger connaissait bien. Le Kronos a toujours soutenu les musiques traditionnelles et les compositeurs contemporains de tous les continents, créant un melting pot respectant les diverses cultures tout en se les appropriant

→ Kronos Quartet & Friends Celebrate Pete Seeger, Long Time Passing, CD Smithsonian Folkways Recordings

jeudi 22 octobre 2020

Perspectives du XXIIe siècle (31) : vidéo "MEG 2152"


Jacques Perconte a livré la douzième et dernière vidéo du film collectif réalisé à partir de mon CD Perspectives du XXIIe siècle. J'imaginais bien que la musique de MEG 2152 l'inspirerait. Pour enregistrer Nicolas Chedmail, qui joue du cor sur la partie centrale, j'avais évoqué le célèbre tableau Le Voyageur contemplant une mer de nuages peint par Caspar David Friedrich en 1818. J'avais ajouté les voix d'Elsa et Jean-François sur le magnifique cor des Alpes du début en le resituant dans le paysage, enfin repris sa mélodie à l'orgue de cristal, accompagné par les tambours en berne de Sylvain Lemêtre. C'est une pièce calme et rassurante après le déchaînement de la catastrophe de L'Indésir que Sonia Cruchon avait mise en images. Il s'agissait de calmer le jeu, puisque nous quittions la dystopie pour entamer la reconstruction. Malgré la chaleur et les inondations, la nature resplendit. C'est là que l'on reprend son souffle avant de se mettre au travail ! Jacques Perconte a évidemment fait plusieurs essais, et choisi les carpes de Montesquieu au Château de la Brède. Elles rejoignent le bestiaire qui pullule à l'image comme au son. La fonte des neiges a provoqué la montée des eaux. Ainsi deux épisodes plus loin, on passera sous l'eau avec l'apparition des deux dragons. Jacques rappelle que plus c'est minimal, plus c'est délicat... Ici la dilution n'est pas seulement métaphorique.


Jean-Jacques BIRGÉ
MEG 2152
Film réalisé par Jacques PERCONTE

#3 du CD "Perspectives du XXIIe siècle"
MEG-AIMP 118
Archives Internationales de Musique Populaire
Musée d'Ethnographie de Genève
Sortie le 21 juin 2020

Jean-Jacques Birgé : orgue de cristal, field recording
Nicolas Chedmail : cor
Sylvain Lemêtre : percussion
Elsa Birgé et Jean-François Vrod : voix

Sources :
Suisses alémaniques. Alpsegen (bénédiction de l’Alpe). Cor des Alpes. Canton de Schwyz, 1942
Suisses alémaniques. Alpenfahrt (montée à l’alpage). Canton d’Appenzell, Wasserauen, 1942
Collection universelle de musique populaire
Archives Constantin Brăiloiu

CD "Perspectives du XXIIe siècle"
MEG-AIMP 118, Archives Internationales de Musique Populaire - Musée d'Ethnographie de Genève
Direction éditoriale : Madeleine Leclair
Distribution (monde) : Word and Sound
Commande : https://www.meg.ch/fr/boutique/disque-0

Les 12 épisodes séparés sur Vimeo en attendant le film complet !
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L'album en écoute sur SoundCloud !

lundi 19 octobre 2020

Un enterrement de première classe


Plongé dans la composition ou l'écriture, je ne sors pas si souvent. De temps en temps, je me force, souvent lorsqu'on m'invite, mais hélas et heureusement je ne peux pas non plus répondre à toutes les sollicitations. Au su du massacre culturel entamé par le gouvernement, je me suis dit que j'avais bien fait d'aller écouter quelques concerts au début du mois.
Au Studio de l'Ermitage, les Rivages du guitariste Kevin Seddiki avec l'accordéoniste Jean-Louis Matinier soulagent ma peine récente par une tendresse légère.
Au Théâtre Dunois, pour le 40e anniversaire du label nato, le guitariste Jean-François Pauvros accompagné par l'organiste Antonin Rayon et le batteur Mark Kerr, me réveille en cassant la baraque du bas rock à tort et à travers.
À la Maison de la Poésie, pour le Festival La voix est libre, le nouveau récital de la chanteuse réunionnaise Ann O'Aro m'enchante. J'avais chroniqué son premier disque, mais je ne l'avais jamais entendue sur scène. Une boule de feu en volutes de fumée, à la fois drôle et bouleversante. Remarquablement accompagnée par le trombone Teddy Doris et le percussionniste Bino Waro (rouler, sati, piker), son nouvel album, Longoz, est aussi envoûtant.
À l'Église Saint-Eustache, dans le cadre du Festival d'Automne, les compositeurs Alessandro Bosetti et David Cristoffel ont concocté un savoureux Consensus Partium à quatre mains, soit des pièces pour deux trios, trois gars aux cuivres (Matthias Champon, Nicolas Chedmail, Maxime Morel) et trois chanteuses (Valérie Philippin, Frédérique Borsarello, Noémie Legendre), mêlés à leurs propres voix et tripatouillages électroacoustiques. L'enjeu de faire sonner les voûtes de la paroisse est remarquablement réussi, les huit protagonistes se déplaçant sans cesse dans le chœur en jouant des différentes réverbérations qu'offrent les instruments, les modes de jeu et les emplacements.
À l'Échangeur de Bagnolet, le concert du Spat'sonore avec les Musiques à Ouïr est une autre manière d'exploser l'espace de la représentation puisque le public est encerclé par les musiciens et leur pieuvre instrumentale. Il suffit de fermer les yeux pour se laisser chavirer, les sons acoustiques provenant de gauche, de droite, des cintres et de partout à la fois, sans avoir recours à aucun procédé électronique.
Enfin, hélas enfin, avant d'emprunter la rue Poliveau pour regagner mes pénates avant 21h avec tous les moutons de mon espèce condamnés à un ridicule embouteillage, je suis allé samedi soir à ma propre performance au Grand Action, pour le Festival des Cinémas Différents et Expérimentaux. J'accompagnais les images 3D temps réel d'Anne-Sarah Le Meur. À sa symphonie de couleurs, je répondis au clavier bien préparé de rouille fondante, morphing géant que j'agrémentai par ci par là d'un mouvement brownien en fonction des plissés que la plasticienne avait programmés...

vendredi 2 octobre 2020

Du tour d'écrou aux Innocents


Article du 21 juillet 2007

Présenté comme un film d'horreur, Les innocents de Jack Clayton est plutôt une adaptation fantastique d'un drame psychanalytique où la sexualité hystérique du personnage de la gouvernante joué par Deborah Kerr est habilement suggérée dans un noir et blanc onirique, animé de courants d'air rappelant La chute de la Maison Usher de Jean Epstein. L'ambiguïté des fantasmes féminins d'Henry James dans Le tour d'écrou, dont c'est l'adaptation cinématographique, est magnifiquement transposée par Clayton dans ce film étrange de 1962.
Ma première approche d'une adaptation du roman qu'Henry James écrivit en 1898 fut l'opéra de chambre de Benjamin Britten. Le compositeur en dirigea la création en 1954 à la Fenice de Venise, avec, dans le rôle chanté du jeune Miles, David Hemmings, futur acteur du Blow Up d'Antonioni. Dans le film, l'interprétation des deux enfants, Flora et Miles, par Pamela Franklin et Martin Stephens, est d'ailleurs suffocante. Leur maturité flanque plus de frissons que les hallucinations de Miss Giddens. Le film à la trouble sexualité respire la souffrance jusqu'à sentir le soufre.
Les passionnants bonus du dvd (Opening) fournissent des pistes indispensables à la compréhension des enjeux du film, et la version historique de l'opéra, une des plus belles œuvres de Britten, existe en cd (London).

jeudi 1 octobre 2020

You don't know Jack ?


Article du 9 août 2007

En faisant le ménage dans mes archives, je retrouve le CD-Rom You Don't Know Jack que j'installe sur un Mac pouvant encore ouvrir des documents OS9 avec Classic (j'ai conservé un iBook blanc qui fait l'affaire !). Les nouvelles machines équipées d'une puce Intel (nous sommes en 2007 !) envoient toute ma collection aux oubliettes et je ne possède aucun PC qui puisse faire tourner mon jeu ou ses déclinaisons récentes sous Windows. Peut-être devrais-je installer Windows sur mon MacBook Pro ? Sinon je risque de ne plus jamais pouvoir regarder Puppet Motel de Laurie Anderson, Les machines à écrire d'Antoine Denize, Immemory One de Chris Marker et notre Alphabet qui ont tous marqué une époque où l'interactivité laissait entrevoir de nouvelles pratiques artistiques très prometteuses. Hélas, en 2000, l'explosion de la bulle Internet a entraîné dans sa chute l'édition de cd-Roms sans que la création sur le Web ne remplace jamais ce que l'off-line offrait. Aujourd'hui, les utilisateurs ont perdu l'habitude de se servir d'une souris autrement que pour ses fonctions basiques et seuls les jeux dits "vidéo" ont trouvé grâce aux yeux des joueurs (13 ans plus tard cela ne s'est pas arrangé !). L'interactivité est passée de mode, les utilisateurs préférant la prise en charge façon télé (YouTube, etc.), les forums et les déclinaisons communautaires du Web 2. et les jeux dédiés au joystick frénétique. La création artistique exploitant le médium se raréfie, Internet devenant progressivement un lieu de commerce et de services.
Bien que You Don't Know Jack prétende faire rencontrer la culture avec un grand C à la culture avec un petit cul, le CD-Rom ne fait pas partie des Zœuvres évoquées plus haut, mais c'est un des jeux les plus drôles et les plus déjantés qui soient, croisement de jeu de plateau et de quizz dans l'esprit loufoque des débuts de Nulle part ailleurs sur Canal +, "irrévérencieux et décalé" (fortement corrosif, il est déconseillé aux coincés et aux cardiaques), cocaïnomaniaque et si dingue que l'on se moque de perdre ou de gagner. Le secret de sa réussite provient du nombre étonnant de fichiers son qui vous accompagnent, vous guident et vous taquinent, et de la manière qu'a le programme de réagir à vos gestes et vos hésitations. Pierre prétendait que YDKJ était hanté : le 25 décembre, une voix s'exclama "alors, on joue le jour de Noël ?". Une autre fois, la meneuse de jeu se moque des joueurs B et C qui se bécotent, sic ! Chaque fois qu'on le lance, les dialogues sont différents, les questions sont sans cesse renouvelées. La version française n'a jamais été sérieusement commercialisée, bien qu'elle ait été pressée et packagée. Hyptique le vend(ait) sur son site, mais, attention, mieux vaut une machine pas trop récente pour le faire fonctionner correctement (spécifiée sur la boîte pour Windows 95 ou Mac Power PC système 7, ça marche très bien jusqu'au système 9). Vous m'en direz des nouvelles ! La démo d'une version récente anglaise (Episode 23) est en ligne sur le site de YDKJ.

P.S. du 20 octobre 2016 : Yann Le Brech a, depuis cet article, mis une version française en ligne. Elle n'est pas complète, mais c'est en cours. Il a même ajouté un entretien passionnant ponctué d'effets sonores avec Luc Mitéran, dit Walther Pépéka, le comédien qui a fait la voix de Jack !
Sur son site, Frédéric de Foucaud dit Fred de Fooko, l'un des auteurs avec Steve Austin et Jean-Christophe Parquier, livre quelques pistes. « The Quizz » contient 737 questions, 30.000 fichiers sons (20 000 phrases) représentant 900 mn (15 heures) de sketchs ! Chaque question englobe une douzaine de réparties. Alicia Alonso est la voix féminine, Roddy Julienne a fait les effets sonores. Jacqueline Ehlinger, Julien Loron, Christophe Leroy, Aline Bonnefoy et David Coiffier forment le reste de l'équipe.

mercredi 2 septembre 2020

Kafka par Crumb


Article du 29 mars 2007

Le Kafka pour débutants (c'était son titre à l'origine) de David Zane Mairowitz et Robert Crumb, paru en français en 1996 et depuis longtemps épuisé, vient d'être réédité par Actes Sud dans un nouvelle maquette, un relettrage complet et un nouveau format. Approche originale et très juste de l'univers de Franz Kafka, l'ouvrage, mi récit mi bande dessinée, mêle la vie de l'auteur à ses créations. Si de nos jours la frontière est ténue entre fiction et documentaire, est-ce un signe d'une perte de repères entre la réalité et sa manipulation, le quotidien et l'imagination ? Vérités et mensonges semblent faire si bon ménage. L'étude de Kafka est remarquable et les dessins de Crumb nous entraînent dans une biographie souvent plus incroyable que les élucubrations paranoïaques de l'auteur tchèque. Je n'avais pas ressenti cette impression depuis les deux volumes de Maus, le chef d'œuvre de Spiegelman. On comprend très bien pourquoi Kafka s'étranglait de rire en lisant à haute-voix Le procès devant ses amis. Le personnage est très attachant dans sa difficulté d'être, ses créatures devenant le champ expiatoire de sa névrose. L'immersion dans la période historique qui voit monter l'antisémitisme ou la crainte du père autoritaire sont parfaitement illustrées tant par Mairowitz que par le dessinateur de Fritz The Cat (je viens justement de commander le dvd du film de Ralph Bakshi !). Les romans sont inondés par la culture juive de leur auteur, tandis que sa folie remonte les chemins de l'enfance. Le livre a le mérite d'aller au delà de l'œuvre, croquant son héritage jusqu'à nos inextricables contradictions abusivement affublées du terme kafkaïen. J'en sais quelque chose, aujourd'hui un bon camarade a laissé des paroles maladroites occulter des intentions bienveillantes à son égard. Rien n'aurait pu le convaincre de l'absurdité du déplacement de sens, de la substitution, complot imaginaire qui le bouffait de l'intérieur en un catafalque de solitude. Il s'est recroquevillé dans un coin de la pièce comme un pauvre cafard. Nous essayâmes de le sortir du noir en entonnant tous ensemble cet air joyeux (et révolutionnaire) : La cucaracha, la cucaracha... S'il avait été là, je lui aurais offert mon exemplaire de cette merveilleuse bande dessinée pour (devenir) adultes. On en a tous besoin.

lundi 3 août 2020

My Name Is... Steve Reich [archive]


Articles des 10 février 2007, 8 octobre 2006, 16 novembre 2010, 13 septembre 2011

LES ARCHIVES DE L'À-PLAT

J'ai évoqué ici la Bibliothèque disparue de Babylone et les risques encourus aujourd'hui. Nous connaissions ubu.com. Sur son nouveau blog, Pierre Wendling nous révèle l'existence d'une nouvelle mine, Internet Archive. Le site Internet Archive est une organisation à but non lucratif, fondée en 1996, qui s'est fixée de réunir des documents numérisables dont les droits sont échus et de les offrir en libre service aux chercheurs, historiens, étudiants et à quiconque souhaite les utiliser (sous licence Creative Commons). Les collections proposent des textes, des documents sonores et cinématographiques, des logiciels libres, des sites web. Pour les films, une grande variété de qualité technique est proposée depuis du 64k mpeg4 jusqu'à du mpeg2 gravable en dvd, en streaming ou en téléchargement. Au milieu de dizaines de milliers de documents, on trouve de véritables chefs d'œuvre.


À l'instant où je tape ces lignes, j'écoute un concert historique de Steve Reich, le 7 novembre 1970 à Berkeley, d'une qualité exceptionnelle. Se succèdent Four Organs,” “My Name Is,” “Piano Phase” et “Phase Patterns. Si j'ai assisté aux représentations parisiennes qui suivirent, j'ignorais totalement l'existence de My Name Is qui est dans le style de Come Out. Steve Reich a interrogé le public qui faisait la queue pour le concert en leur demandant : "What is your name ?" et en a monté des bouts présentés lors du concert-même !
Les longs métrages vont de célèbres films muets à des excentricités tels Reefer Madness, Carnival of Souls, Sex Madness en passant par des films dont la question des droits me paraît plus ambigüe (La nuit des morts-vivants, Rashomon, Dementia 13, etc.). Une section intitulée Cinemocracy présente les films de propagande commandés par le Gouvernement américain, au début des années 40, à John Ford, John Huston, Frank Capra et William Wyler !


Je ne résiste pas au plaisir de vous livrer un extrait de My Name Is, même si l'œuvre n'a pas l'envergure des autres pièces du concert, aussi époustouflantes à écouter qu'à leur création il y a près de quarante ans. Le concert complet, c'est .



Depuis cet article de 2007, la Toile offre de nombreuses interprétations de cette pièce...

CROWN HEIGHTS & REICH

C'était vraiment trop bête, un concert avec danseurs se tenait de l'autre côté de la rue pour le 70ième anniversaire de Steve Reich, mais nous n'avions pas pu obtenir de places. Sold out !
Alors j'ai eu l'idée de nous y faufiler à l'entr'acte qui se terminait comme nous passions devant ! Il y a toujours des spectateurs qui s'en vont. Ainsi nous avons pu assister à la seconde partie, magnifique comme toujours avec Reich. La chorégraphie d'Akram Khan accompagnait les Variations pour vibraphones, pianos et cordes, un moment magique qui remontait le niveau de la soirée. Nous avons raté Rosas dansé par Anne Teresa de Keersmaeker sur Fase, un montage de pièces des débuts de Reich, mais la présence du London Sinfonietta sur la pièce de 2005 m'hypnotisa comme chaque fois avec le seul véritable génie de l'école minimaliste. La première fois, c'était au début des années 70, Four Organs et Phase Patterns. Je me souviens que nous étions assis à côté d'Aragon et de ses minets. Sur scène, les musiciens étaient Reich, Philip Glass, Jon Gibson... Plus tard, un concert avenue de Wagram, deux musiciens jouaient chacun une mélodie, mais on pouvait en percevoir quatre par le croisement des harmoniques... La création en France de l'un de mes préférés, Different Trains, par le Kronos Quartet, reste un des moments les plus émouvants de ma douloureuse carrière de spectateur. J'écoute inlassablement le cd. Nous étions ensuite allés dîner chez Bofinger avec leur premier violon, David Harrington, mais le courant n'est pas passé. Nous avions probablement eu les yeux plus gros que le ventre. Je parle de musique, pas seulement de gastronomie.
Mais ce soir, la lune était pleine au-dessus de Brooklyn...

STEVE REICH SE RÉPÈTE


Tout nouvel album de Steve Reich provoque une attente dans l'espoir d'ajouter un chef d'œuvre à la liste des disques dont on ne se lasse jamais malgré l'usure du temps. Chacun a ses préférences, mais Different Trains, dont l'enregistrement de voix parlées fournit la trame mélodique au quatuor à cordes, me semble ne pouvoir qu'entraîner tous les suffrages quand It's Gonna Rain ravira les amateurs d'expérimentations corrosives ; la vidéo de Three Tales conviendra mieux aux fans d'opéra multimédia et Drumming, Desert Music ou Music for 18 musicians restent de grands classiques... Quoi qu'il en soit, tout son catalogue produit la même excitation, le même vertige enthousiaste, même si le compositeur new-yorkais répète éternellement la formule des canons en unissons qu'il a découverte dès 1965 avec ses pièces pour bande magnétique. J'ai eu la chance de les entendre à la fin des années 60 et d'assister à la création française de Four Organs et Phase Patterns ; depuis, je n'ai cessé de m'intéresser à son travail de physicien du son, capable de faire entendre quatre mélodies enchevêtrées à partir de deux monodies par le seul pouvoir des harmoniques. S'inspirant grandement du gamelan, Steve Reich a su s'affranchir du sérialisme en revenant à une écriture tonale inventive qui laisse loin derrière lui les autres tenants de ce que les Américains appellent le minimalisme et que nous avions l'habitude d'appeler en Europe la musique répétitive.
Hélas, depuis 1995 je n'ai pas ressenti l'émotion que me procurent ses anciennes pièces. Double Sextet interprété par eight blackbird et qui lui vaut le Prix Pulitzer ni 2x5 par Bang on a Can ne m'emballent outre mesure. Steve Reich est tenté d'introduire des instruments populaires à son instrumentation, mais il n'en tire pas la substantifique moelle. Comme l'échantillonneur de City Life ne rendait pas la dimension de la ville, les guitares électriques, la basse et la batterie de 2x5 n'arrivent à produire l'électricité du rock. Le sextuor classique d'eight blackbird composé d'une flûte, une clarinette, un violon, un violoncelle, un vibraphone et un piano, génère des effets plus originaux avec d'intéressantes cassures de rythme. Comme pour Different Trains, Reich a recours à l'artifice du playback, chaque ensemble dialoguant avec lui-même pour permettre au compositeur de jouer de ses effets de déphasage dont il a le secret, mais il avoue préférer pour l'avenir des versions où tous les instrumentistes seront en direct, portant à douze et dix les effectifs.
Ces bémols ne m'empêchent pas de remettre sur la platine l'album publié encore cette fois sur Nonesuch pour constater que la deuxième écoute de Double Sextet me transporte sur un petit nuage...

WTC 9/11 (2010) WORLD TO COME


J'ai commandé WTC 9/11, le nouvel album de Steve Reich, par intérêt parce que c'est le seul répétitif qui m'ait toujours emballé, par fétichisme parce que je les possède presque tous, par goût parce que j'adore les interprétations du Kronos Quartet dont il ne m'en manque pratiquement aucun, par tolérance parce que les commémorations du 11 septembre 2001 occultent impérialistiquement le 11 septembre 1973 quand les avions américains prêtaient main forte à Pinochet pour dézinguer Salvador Allende, par mélomanie parce qu'une copie mp3 comme celle que je vous offre ci-dessus ne vaut pas la qualité d'un CD et pour bien d'autres aussi bonnes que mauvaises raisons.
J'ai copié-collé la pochette censurée qui risquait de blesser des étatsuniens que les images de leur télé ne gênent pas lorsqu'il s'agit de montrer les ravages de leur armée et de leur politique un peu partout sur la planète, et la définitive qui me fait m'interroger sur ce que cache cet écran de fumée.
J'ai écouté les nouvelles compositions un peu déçu, parce que le système de "mélodie du discours", qu'avait également utilisé avec talent René Lussier pour Le trésor de la langue, n'a jamais été aussi poignant que sur Different Trains, chef d'œuvre inégalé de Reich. Il consiste à orchestrer la mélodie de voix parlées préalablement enregistrées, ici aiguilleurs du ciel, pompiers, voisins de New York, etc. Déçu aussi parce que le Mallet Quartet et les Dance Patterns, qui complètent le court album, sont deux œuvrettes n'apportant pas grand chose à l'édifice. Déçu parce que j'attends chaque fois un miracle et le propre des miracles est de se produire quand on ne les attend pas.
On lira partout dans la presse que WTC 9/11 est une des œuvres majeures de Steve Reich parce que tout ce qui touche à l'énigme du 11 septembre donne des frissons, parce que la plupart des journalistes découvrent ce compositeur avec quarante ans de retard, parce que c'est politiquement correct à l'image de la pochette définitive du CD. L'album se laisse écouter, mais les quelques dissonances ne suffisent pas à Steve Reich pour se renouveler et l'on préférera cent fois Different Trains ou les premières pièces plus expérimentales comme It's Gonna Rain ou Come Out qui dégagent une rage romantique d'une puissance insoupçonnable.

lundi 29 juin 2020

Mirrormask, le cinéma des beaux rêves [archive]


Article du 21 janvier 2007

Les rêves se réfèrent aux scènes de la veille. Les enfants imaginent leurs parents, les êtres qu'ils ont croisés et qui les ont impressionnés, dans de nouvelles situations drôles, effrayantes ou abracadabrantes. Aucun film ne semble échapper à la règle. Les rêves d'adultes ont parfois le droit à la fantasmagorie sans la présence des acteurs grimés en monstres, les enfants jamais ! Quel que soit son âge, chaque dormeur tient évidemment toujours le rôle principal et aucun réalisateur ne peut s'empêcher de marcher sur les traces du Docteur Freud. Dans le rêve, l'imagination étant sans limite, elle ne peut chercher son cadre que dans la réalité. Le reste ne serait que pure fiction : toute ressemblance avec des personnages existant ou ayant existé ne peut être que fortuite. À qui fera-t-on avaler cela ? Le metteur en scène prend simplement alors la place du somnambule.


Mirrormask, le film dessiné et réalisé par Dave McKean (visitez son site !) sur un scénario de Neil Gaiman et produit par Jim Henson en 2005, poursuit donc la voie où se sont engouffrés Les 5000 doigts du Dr T et bien d'autres. Une enfant de la balle, en proie à une forte émotion, s'échappe dans le monde graphique qu'elle s'est créé avec ses fusains. Qu'importe la Reine Blanche, on sait qu'elle se réveillera forcément à la fin. Au diable les ombres noires qui ne pourront que s'évanouir le matin venu. Le masque-miroir rétablira l'équilibre des contrastes. Le film est un moment de magie pure. Les images mêlant des techniques d'animation variées rappellent les œuvres de Max Ernst, collages et peintures, univers tarabiscoté dont l'originalité nous fait décoller du réel. C'est un objet rare à ne manquer sous aucun prétexte. Il est étrange comme ce genre de film passe souvent inaperçu à sa sortie en salles pour progressivement devenir culte avec les années et dvd aidant. Ce fut le cas de celui de Roy Rowlands (Dr T) comme de L'étrange Noël de Monsieur Jack (The Nightmare before Christmas) de Tim Burton.


Le graphiste anglais Dave Tench McKean a réalisé nombreuses pochettes de cd et livres pour enfants, mais c'est aussi un photographe, un peintre, un sculpteur et un pianiste de jazz. Il a mis en images plusieurs livres de Neil Gaiman (voir le Mouse Circus) comme Coraline que tourne actuellement Henry Selick, le réalisateur de Jack (sortie prévue en 2008). Gaiman est l'auteur de la version anglaise de Princesse Mononoké de Miyazaki tandis que McKean a travaillé pour les deuxième et troisième Harry Potter... Le producteur Jim Henson a créé Les Muppets ; sa Company a produit deux autres films merveilleux que l'on retrouvera, ô miracle, en coffret avec Mirrormask (GCT). Il s'agit du célèbre Dark Crystal (de Jim Henson et Frank Oz) et de Labyrinthe (de Jim Henson, avec David Bowie). Si vous avez des enfants, que vous regrettez de ne pas en avoir eus ou de ne plus les voir très souvent, cela n'a aucune importance. Faites-vous plaisir. Ces trois films fantastiques (en anglais Fantasy) sont à découvrir dare-dare. Un enchantement.

jeudi 25 juin 2020

Atom Egoyan [archives]


Articles du 13 janvier et 8 juin 2007, 19 décembre 2014, 12 janvier 2018

LA VÉRITÉ NUE

La vérité nue (Where the Truth Lies) est le onzième long-métrage d'Atom Egoyan, un polar sulfureux de la trempe du Grand sommeil (The Big Sleep), le chef d'œuvre d'Howard Hawks avec Bogart et Bacall. Il partage avec ce modèle du film noir son ambiance confuse où les tabous sexuels encombrent les personnages. La complexité de l'intrigue réfléchit les désirs refoulés et les mensonges que l'on se fait à soi-même avant de contaminer les autres. Le réalisateur a toujours aimé provoquer ses spectateurs en les entraînant sur les pentes glissantes du voyeurisme et de la perversion. On nage dans un cloaque luxueux, le monde de la télévision, dans ses minableries de stars vite déchues et de rêves de midinettes abusées. Comme dans le formidable L.A. Confidential de Curtis Hanson, les décors des années 50 produisent un effet intemporel, évitant toute nostalgie. Le titre anglais joue sur les mots : où la vérité gît ; où la vérité ment. La nudité importe peu. Seul le trouble intéresse Egoyan. Faux-semblants criminels qui torturent des personnages remarquablement interprétés par Kevin Bacon et Colin Firth. La fille jouée par Alison Lohman manque de cette ambiguïté. Le réalisateur connaît mieux ses démons intérieurs. Il en joue avec maestria. Pas étonnant que son film préféré soit Sandra de Lucchino Visconti, dont le titre original est Vaghe stelle dell'orsa (vagues étoiles de la grande ourse), une histoire entre un frère et une sœur comme ici entre deux amis.


Je comprends mal la critique française qui a démoli le film à sa sortie en salles (TF1 Vidéo). Certes ce n'est pas le plus expérimental des films de son auteur, mais Atom Egoyan réussit son examen hollywoodien sans en faire un exercice de style ni y perdre son âme. Un peu trop hollywoodien tout de même lorsqu'il noie le tout dans un sirop musical qui se voudrait dramatique et référentiel, mais qui plombe l'ambiance comme hélas presque toutes les productions américaines. S'il portait autant de soin à la partition sonore comme au reste, Atom Egoyan pourrait réaliser une nouvelle œuvre exceptionnelle, cette fois avec le budget dont rêve tout cinéaste. Qu'il bénéficie de gros moyens comme ici ou qu'il filme Beyrouth avec une petite caméra dv, il imagine des coups tordus, fait glisser le documenteur vers la friction et s'amuse à confondre vérités et mensonges, apanage du cinéma, ce dont sont faits les rêves.
En attendant avec impatience le coffret de plusieurs films qu'Atom doit agrémenter de nombreux boni...

L'ESSENTIEL (D') EGOYAN


Presque tous les longs-métrages du cinéaste canadien anglophone d'origine arménienne Atom Egoyan sont présents dans le coffret dvd édité par TF1 sous le titre L'essentiel d'Egoyan : huit films auxquels, si l'on souhaite être complet, il faudrait ajouter Felicia's Journey et Where the Truth Lies, ainsi que les courts-métrages et les réalisations pour la télévision. Peu de bonus, quelques commentaires audio non sous-titrés, le coffret manque cruellement d'informations, même techniques, recentrant tout sur les films en une rétrospective passionnante.
Il y a des cinéastes qui font corps avec leurs œuvres : par exemple Pasolini, Herzog, Cronenberg, Lynch... D'autres, comme Stroheim ou Buñuel, choisissent des scénarios fantasmatiques qui tranchent avec leur réel. Atom Egoyan est de ceux-là. Apparemment détaché de ces turpitudes, il met en scène des situations scabreuses et parfois franchement glauques. Ses personnages refusent l'état des choses et se font du cinéma, traversant le miroir des apparences grâce à de subtils tours de passe-passe où des écrans, le plus souvent cathodiques, figurent les collures d'un montage plus intriqué que parallèle. Le son d'une scène projetée ponctue ainsi l'action des acteurs censés la regarder. Ça tuile et ça frotte. Les glissements de rôles relèvent de la psychanalyse sans qu'il soit besoin d'en donner laborieusement les clefs. Les fausses pistes sont en fait de faux-semblants. Atom Egoyan bat les cartes et les redistribue en bravant les tabous de la famille. Dès son premier film, Next of Kin, par de subtils cadrages et une maîtrise explosée du montage, il tord le cou de la grammaire cinématographique. Ses allers et retours pleins de malice tranchent avec des situations dramatiques essentielles qui mettent en abîme la vie que l'on se pourrait se choisir. Dans les premiers films, le fils adopte une nouvelle famille qui a perdu le sien (Next of Kin), le fils protège la mère de sa mère disparue contre un père autoritaire (Family Viewing), passée au crible d'un scénario la sœur devient le frère (Speaking Parts), autant de greffes réussies ou rejetées.
Un atome (du grec ατομος, atomos, « que l'on ne peut diviser ») est la plus petite partie d'un corps simple pouvant se combiner chimiquement avec une autre. S'il faut toute une vie pour savoir qui nous sommes, Atom Egoyan traque l'identité de soi dans le regard des autres. L'ego ne suffit pas, il cherche un prénom qui anticiperait le nom. Pirouette, cacahouète. Avec The Adjuster, le cinéaste réaffirme sa compassion pour les vies qui s'éteignent, éparpillant les cendres pour fertiliser de nouveaux territoires plutôt que raviver le feu. Il montre les limites du personnage dans The Sweet Hereafter (De beaux lendemains), l'exorcisme passant entre les mains d'une jeune fille qui réinvente le mythe pour soigner la douleur de tout un village. Exotica est le feu d'artifice de la première période d'Atom Egoyan, le bouquet final avant que la nuit reprenne ses droits. Suivront des films plus conformes à la loi (du cinéma, fut-il grand public ou home movie), axés sur une quête plus communautaire qu'identitaire : Calendar, Ararat, Citadel... Le flux musical noie les coupes aiguisées et le rythme très personnel par un sirop de plus en plus envahissant. Il n'est hélas pas le seul. Sa fidélité envers ses comédiens (Arsinee Khanjian, David Hemblen, Gabrielle Rose, Maury Chaykin...) contribue à tisser le fil d'Ariane qui court le long de son œuvre. La vérité nue (Where the Truth Lies) entame-t-il une nouvelle période ou bien Atom Egoyan va-t-il dresser des ponts entre ses recherches formelles les plus audacieuses et son souci de plaire au plus grand nombre ? Comment atteindre la paix intérieure lorsque l'on a choisi le labyrinthe du palais des glaces comme décor virtuel à ses interrogations fondamentales ? Tournage en septembre.

ATOM EGOYAN, CAPTIF DE LA CRITIQUE


Après l'avoir encensé, la presse se déchaîne contre le cinéaste canadien Atom Egoyan sans que j'en comprenne les raisons. Reprocherait-on à l'indépendant d'avoir été récupéré par Hollywood ? La critique tant intello que populaire s'extasie pourtant devant les daubes on ne peut plus conventionnelles de Clint Eastwood ou Steven Spielberg. Après une huitaine de films quasi cultes (Next of Kin, Family Viewing, Speaking Parts, The Adjuster, Exotica, The Sweet Hereafter/De beaux lendemains, Felicia's Journey), Ararat avait marqué une charnière plus classique, défaut de presque tous les films revenant sur les origines arméniennes de leurs auteurs, avant qu'Atom Egoyan tourne des œuvres s'ouvrant au grand public. Where the Truth Lies/La Vérité nue, Adoration, Chloé, Devil's Knot ont subi un lynchage médiatique systématique, d'autant que les journalistes ont la fâcheuse tendance à se copier les uns les autres.
Pourtant on retrouve dans chacun les obsessions et fantasmes du réalisateur, des histoires glauques de famille qui ne ressemblent pas à l'homme charmant qui les réalise. Il nous renvoie ainsi à nos propres zones d'ombre que nous espérons maîtriser pour ne jamais céder au passage à l'acte. Le cinéma s'autorise la catastrophe dans ses projections identificatrices tandis que le réel est supposé respecter le cadre, moral et partagé. Les ressorts psychologiques ambigus, les jeux de miroir et les chausse-trapes qu'il cultive gênent forcément les consciences. Le seul élément qui me froisse dans tous ses films est la musique hollywoodienne illustrative qui les banalise alors que son absence ou un traitement sonore distancié renforceraient le style personnel de leur auteur ; mais cela personne ne l'évoque, vu que cette redondance balourde est justement le point commun, voire la signature, de tout le cinéma américain mainstream et de ses clones européens.
Where the Truth Lies/La Vérité nue est un excellent polar sulfureux où l'on retrouve le voyeurisme et la perversion avec une critique féroce du monde de la télévision. Adoration joue encore sur le mensonge. Autre piège, Chloe est un remake de Nathalie d'Anne Fontaine, pour une fois plus réussi que l'original, grâce à quantité de petits détails du scénario de cette œuvre de commande. Alors c'est peut-être là que va se nicher le quiproquo : Egoyan "cède" à la commande, fuite en avant de tous les artistes qui connaissent le prix de l'attente ou de l'absence. Il met encore en scène nombreux opéras sans prendre de pause. Egoyan s'accapare pourtant chaque fois le sujet en cherchant le bon angle, d'où il regarde le monde de faux-semblants qui nous anime, celui du quotidien que les us et coutumes nous imposent et, pire, celui du cinéma par excellence. Devil's Knot, sur le thème de l'enlèvement d'enfants, peut être regardé comme le coup d'essai de son suivant et dernier long métrage, Captives, plus massacré que jamais par la presse qui le compare bêtement à Prisoners de Denis Villeneuve. Mais cette fois aucun pathos ne vient encombrer le film. L'action est plus clinique que jamais, sans les alibis psychologiques qui justifieraient les actes les plus odieux. L'injustice est flagrante. Le film sort en France le 5 janvier 2015.


Contrairement à ce qui a été écrit, Captives n'a rien à voir non plus avec l'affaire Natascha Kampusch. Le thriller joue des strates du temps sans s'alourdir d'effets appuyés pour signifier les flashbacks ou forwards. Ces aller et retours nous perdent certes, mais on n'est pas dans un film français où tout est expliqué dès les premières images. Atom Egoyan nous évite les scènes pénibles dont le cinéma est aujourd'hui friand. S'il les suggère il n'en donne pas le moindre détail, pas la moindre piste que celle sur laquelle chaque spectateur glissera selon son niveau de conscience ou guidé par son inconscient. La machine perverse est parfaitement huilée, s'appuyant sur une technologie que le hacker de base saurait hélas faire fonctionner. Les justifications psychologiques évacuées, cela peut déplaire aux critiques lourdingues voulant trouver explication à tout. Une œuvre est pourtant déterminée par les questions qu'elle suscite. Dans ce paysage froid et enneigé seule la culpabilité a droit de cité, même si ceux qui la portent n'y sont pour rien. N'avez-vous jamais laissé votre enfant seul deux minutes sur la banquette arrière ? Encore une fois, si l'on pouvait regarder Captives sans le sirop symphonique qui le dilue je suis certain que son originalité sauterait au visage. Comme dans d'autres films d'Egoyan les écrans sont des fenêtres vers un ailleurs dont nous sommes incapables de voir qu'il est notre présent. Captives nous fait fondamentalement réfléchir aux mouchards que nous avons innocemment installés chez nous, à notre incapacité de comprendre le crime, à l'amour que nous portons aux êtres proches, à notre complicité avec ce que l'on nous sert comme immuable... De quoi déranger plus d'un critique qui ne peut comprendre que le dogme. Atom Egoyan, même dans ses films hollywoodiens, reste un hors-la-loi.

PERSISTANCE D'UNE GRAMMAIRE DU CINÉMA ET IMPLICATION DES RÊVES


Lors de notre dernière rencontre, Atom Egoyan s'étonnait que le cinématographe obéisse toujours aux mêmes lois depuis ses débuts alors que la musique, par exemple, avait considérablement évolué pendant la même période. J'avançais que les outils du cinéma n'ont pas changé : la scène passe par le même objectif frontal, le montage qui produit des ellipses à chaque coupe fait avancer l'histoire, etc. Pour qu'un médium se transforme, il faut de nouveaux outils. Ainsi les impressionnistes partirent peindre sur nature à l'invention des tubes en plomb qu'ils pouvaient glisser dans leurs poches. L'ajout du son avait pourtant bouleversé le cinéma, mais, depuis, ni la couleur, ni l'agrandissement des formats, ni la multiplication des pistes sonores, pas même le passage à la vidéo ou au numérique, n'ont révolutionné le septième art. Cela explique pourquoi Atom, lorsqu'il ne met pas en scène des opéras, réalise de plus en plus souvent des installations artistiques où l'espace lui offre de nouveaux modes d'approche.


Le réalisateur canadien trouve aussi que les séquences oniriques sont toujours filmées de la même manière, et, au delà de cela, que le découpage cinématographique est calqué sur celui des rêves, avec d'abord un plan d'ensemble, puis des plans rapprochés, etc. Le matin qui a suivi notre échange j'ai tenté de me souvenir des miens, or, autant qu'il m'en souvienne, j'ai l'impression de toujours prendre une histoire en marche, comme si le film était déjà commencé. J'imagine donc que ce sont soit nos rêves qui impriment leurs formes à notre art, soit que nous rêvons en nous inspirant de notre quotidien. Et chacun, chacune, de produire une œuvre qui lui ressemble ! Contrairement aux assertions de certains critiques qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, depuis ses débuts celle d'Atom Egoyan a la continuité magique des autoportraits, fussent-ils bien différents de l'homme délicieux et attentif qu'il incarne dans le réel...

Photo : Steenbeckett, installation d'Atom Egoyan

COMMENT CHOISISSEZ-VOUS LE TITRE DE VOS ŒUVRES ?

Réponse d'Atom Egoyan à La Question dans le n°16 du Journal des Allumés du Jazz (juillet 2006) :
« Mes titres préférés sont graphiques, avec un sens de l'action décrite presque trop évident, laissant ensuite le champ libre à l'imagination pour une multitude d'autres significations. Dans cet esprit, mes meilleurs titres sont Family Viewing, Exotica et Ararat.
En anglais, family viewing est la présentation, en privé, du corps du défunt à la famille lors d'obsèques. Il suggère également un programme télé qui convienne à toute la famille. Enfin, il signifie, tout simplement, le regard porté sur une famille.
Exotica est extérieur à notre monde immédiat. Dans le film, ce qu'il y a de plus exotique, c'est la relation qu'entretiennent les personnages avec leur propre histoire.
Quant à Ararat, il est évidemment lié à une foule de significations, à la fois mythologiques et géographiques. »

P.S.: Atom Egoyan mène parallèlement une carrière de metteur-en-scène d'opéras qui s'est développée ces dernières années...

Photo de tête © Aldo Sperber

lundi 18 mai 2020

"Music for Airports" dans le cadre approprié [archive]


Article du 10 juin 2006, augmenté d'un P.S. d'actualité

J'étais fatigué. Je cherchais une musique calme. J'ai pensé à la graine (seed) récoltée sur Dimeadozen hier matin, une des œuvres de Brian Eno qui avaient annoncé le style ambient à la fin des années 70. Elle est interprétée ici par un véritable orchestre, celui de Bang on a Can, et dans un cadre approprié, l'Aéroport de Schiphol à Amsterdam, en juin 1999. C'est la première fois que je l'écoute vraiment. La musique se mêle merveilleusement aux voix des passagers que l'on peut parfois entendre échanger des remarques sur leurs bagages et aux bruits des salles d'embarquement. C'est parfait, très Cagien dans le concept. On sent l'espace, il y a de l'air autour des musiciens rassemblés par Michael Gordon, David Lang et Julia Wolfe. Cela fait passer le temps agréablement.
Lorsque je pense aux aéroports, je me souviens de prendre des lunettes de soleil pour atténuer leur éclairage éblouissant. Ou bien est-ce l'arrivée imminente d'Helsinki de mon amie Marita Liulia qui m'a inconsciemment aiguillé vers le ciel ? La musique d'ameublement n'a rien d'un papier peint insipide, c'est choisi avec goût. Aux quatre parties de Music for Airports succèdent Everything Merges with the Night et Burning Airlines give you so much more. J'ignore qui est l'auteur des photos récupérées avec la musique.


Eno cherchait une troisième voie à côté des représentations de concert et de la muzak des supermarchés et des ascenseurs. Peut-être que les prochaines années verront pousser des fleurs musicales sur des terreaux inattendus. Nous traversons tant d'endroits inhumains, froids, austères, des lieux où l'on ne fait pas toujours que passer, qu'il serait agréable de transposer leur univers sonore vers des zones plus douces, plus tendres, en jouant avec la transparence ou bien à cache-cache, accordant l'ambiance sonore avec l'espace public. Il en deviendrait agréable grâce à cette métamorphose réfléchie en fonction des besoins d'évasion de la communauté. Trouver le son de chaque place, selon la sensation que l'on souhaite produire. Il y a de la musique partout, c'est insupportable, je fuis les restaurants et les bars où la pollution musicale nous oblige à monter le ton. Le choix de l'ambiance sonore n'est pas neutre, il y a de quoi faire pour les rares designers sonores ! En 1981 à Naples, nous avions rendu à l'illusion le Parc della Remembranza en camouflant des dizaines de haut-parleurs dans les arbres, transformant la nuit en plein jour. Vous connaissez pourtant mon goût pour le dérangement, pour la critique brechtienne des mises en scène ou des mises en ondes, pour la révolte... Mais il y a un temps pour tout, pour vivre debout comme pour aller se coucher. Le tout est de choisir la bonne attitude au bon moment ! Nous avons décollé, bonne nuit...


P.S. : En 2015, à la demande de Ruedi Baur, j'ai conçu l'intégralité du son du métro du Grand Paris. Nous avons travaillé ensemble une année, mais d'une part il s'agit seulement de l'étude, d'autre part je suis tenu à la confidentialité pour cinq ans, ce qui nous emmènera au début de l'an prochain. Réaliser une étude comme celle-là est terriblement frustrant pour ses concepteurs qui n'auront pas l'autorisation d'appliquer leurs astucieuses idées (!) et encombrant pour les futurs réalisateurs qui seront contraints de s'y conformer, parfois en dépit de leurs propres choix. A moins qu'ils fassent exactement le contraire de ce que nous avons préconisé, ce qui arrive souvent... Imaginez alors l'argent fichu en l'air ! J'avais adoré imaginer le son des parvis extérieurs devant les gares, des espaces commerciaux du premier niveau, des couloirs au second niveau, des quais cinquante mètres sous terre, et des rames des trains, en adéquation avec les étonnants choix graphiques de Ruedi Baur et en bonne intelligence avec le développeur Olivier Cornet...
Ces jours-ci, j'ai justement peu de temps à consacrer à mon blog, accaparé par les annonces Nudge commandées par la SNCF pour la période du déconfinement. J'enregistre les signaux d'appel, les messages vocaux, les effets spéciaux, de manière à créer la surprise pour attirer l'attention des voyageurs du Transilien...

lundi 9 mars 2020

Charlie Parker, oiseau de bon augure


Je n'écoute plus beaucoup de jazz au sens strict du terme, et si cela m'arrive je préfère choisir ceux et celles qui ont fait l'histoire plutôt que celles et ceux qui la récitent. Heureusement, de temps en temps, de jeunes musiciens et chanteurs me surprennent par la manière de s'approprier le passé pour envisager l'avenir. En fait ils sont aujourd'hui assez nombreux en France à s'y reconnaître sans tenter de mimer vainement les anciens. J'avais l'habitude de dire que lorsque le jazz français est bon, c'est que ce n'est pas du jazz. Depuis que la question de l'influence américaine n'est plus à l'ordre du jour, ils et elles ont trouvé leurs voix, qu'ils se préoccupent du swing ou qu'ils s'en moquent. Ainsi le jazz est devenu une manière d'envisager la musique plus qu'un genre. L'expression individuelle, l'improvisation et la liberté d'invention en sont des marqueurs. Le rock est plus une musique de groupe ou de chanteurs, la musique dite contemporaine la continuité du classique, le rap une chronique de la rue, la chanson française un texte, etc. Il faudrait décortiquer les préjugés, les communautarismes, les stratégies de vente, etc. Je schématise évidemment.
D'abord, parce que le disque Ornithologie du trombone Fidel Fourneyron et Un Poco Loco, trio formé avec le saxophoniste ténor Geoffroy Gesser et le contrebassiste Sébastien Beliah, est une petite merveille qui suit fidèlement les volutes, les saccades et les brisures de l'original tout en sonnant actuelle, je ne sais par quel miracle ? Quel plaisir de sentir mes jambes remuer en écoutant Salt Peanuts ! Le timbre est grave, mais la musique est légère, légère. On se sent voler.


Comme si cela ne suffisait pas, je découvre l'album collectif The Passion of Charlie Parker sorti en 2017. Le projet me rappelle un peu ceux de Hal Willner, habitué des hommages qui prennent de la distance pour mieux honorer ses idoles. Produit par Larry Klein sur des paroles orignales de David Baerwald, il rassemble une belle brochette de chanteurs et chanteuses racontant la vie de l'oiseau compositeur et saxophoniste alto. Le comédien Jeffrey Wright tandis que se succèdent Gregory Porter, Madeleine Peyroux, Melody Gardot, Barbara Hannigan, Luciana Souza, Kurt Elling et Camille Bertault. Ils et elles sont accompagnés par Donny McCaslin au sax ténor (pas d'alto ici ni dans le disque de Fourneyron), Ben Monder à la guitare, Craig Taborn au piano, Larry Grenadier ou Scott Colley à la contrebasse et Eric Harland à la batterie. Le sax (excellent et varié), le guitariste et le batteur faisaient partie de l'orchestre de Black Star, dernier disque de David Bowie, celui que je préfère, peut-être parce qu'explicitement marqué par Scott Walker !
Le résultat pourrait être du genre des trucs mous que je reçois régulièrement, je me demande pourquoi on me les envoie, et surtout pourquoi ces artistes s'y fourvoient, mais non, c'est une belle histoire, agréable et surprenante, enfin pas toujours, mais d'un niveau plus qu'honorable. Madeleine Peyroux entame d'emblée l'histoire avec des paroles explicites soulignant la distance avec le sujet. Je suis ensuite heureusement surpris de découvrir Barbara Hannigan dont la présence indique l'ouverture de l'entreprise. Après sa prestation aussi barjo qu'espérée, tout coule de source, même si je préfère Porter, Wright et Elling aux chanteuses blanches qui se la jouent noires. Je suis injuste, elles sont ici très convaincantes, ma préférence allant à Gardot. La Passion de Charlie Parker fait probablement référence au chemin de croix du camé génial, mais elle exprime ce que les "modernes" doivent au compositeur dont l'agilité tenait aussi bien de son cerveau que de ses doigts.

→ Fidel Fourneyron & Un Poco Loco, Ornithologie, CD Umlaut Records, LA C.A.D. / L'Autre Distribution, 12€
The Passion of Charlie Parker, CD / 2LP Impulse!/Universal, 15€

mardi 3 mars 2020

Reconstitution de ligue dissoute


En 2007, dans mon article 36 ans après notre premier concert, je racontais comment nous avions formé Epimanondas au Lycée Claude Bernard et ce que nous étions devenus. Plus de 50 ans après nos débuts, nous voici à nouveau réunis, forcément émus de nous rappeler la première fois que nous sommes montés sur scène. Sous l'index 20 d'un album virtuel en ligne, j'avais griffonné :
Edgard (basse) et Pierre (batterie) avaient 17 ans, Francis (guitare) et moi (sur ce morceau, manipulations de bandes magnétiques et oscillateur) venions d'en avoir 18. Le préau du lycée était plein à craquer ; Depain, le proviseur, un type bien, était présent. Nous étions tout excités par ce premier concert. L'enregistrement est saturé, mais notre enthousiasme est perceptible. Le Silver Surfer traversait l'écran tendu derrière nous. Les bulles de couleur explosaient à la chaleur des lampes de nos projecteurs. Je crois que c'est Pierre qui avait appelé le groupe Epaminondas la Piquouse d'après un personnage de Vian, on avait laissé tomber le suffixe et une erreur de copie nous avait finalement transformés en Epimanondas. Edgard raconte que j'avais un avantage sur tous mes camarades : j'étais le seul à être allé aux États-Unis (en 65 et 68). J'en avais rapporté une cargaison de disques, Zappa et ses Mothers of Invention, les Siver Apples, Jefferson Airplane, Iron Butterfly, David Peel and the Lower East Side... Et la passion de la musique. J'avais vu le Grateful Dead, Kaleidoscope, It's a Beautiful Day au Fillmore West, je faisais pousser des graines sur mon balcon et des cheveux sur mes épaules... Cinq ans auparavant, j'avais commencé à faire des expériences de chimie sur des diapositives (...).
Edgard Vincensini est devenu un célèbre avocat pénaliste. J'ai joué avec Francis Gorgé jusqu'en 1992, d'abord pour Birgé Gorgé Shiroc, ensuite au sein d'Un Drame Musical Instantané. Pierre Bensard est mort en tentant d'accrocher un tableau dans la chambre de sa fille.
Par contre, la semaine dernière, est réapparu Jean-Pierre Laplanche alors que je le pensais définitivement disparu. Il avait été mon camarade dans les petites classes avant de participer à notre groupe de light-show H Lights. Nous avions, entre autres, commis ensemble nos premières expériences vinicoles et lysergiques. Absent de la Toile, il avait simplement émigré aux USA, comme avant lui Michel Polizzi. Mais Michel est rentré depuis longtemps et il anime chaque dimanche Le mélange sur Radio Libertaire. Quant aux autres copains avec qui nous avons fait nos premiers spectacles, Thierry Dehesdin est toujours photographe, Antoine Guerreiro serait devenu anthropologue en Nouvelle Guinée Papouasie, Luc Barnier est mort d'un cancer après une brillante carrière de monteur au cinéma, Michaëla Watteaux écrit des polars après avoir réalisé quantité de fictions pour la télévision, Bernard Mollerat s'est suicidé à 24 ans il y a déjà longtemps. Ce matin, justement en écoutant Radio Libertaire, je fredonnais Les copains d'abord de Brassens...


Marie-Pierre a pris la photo de Francis, Edgard et moi dimanche soir, après un concert en appartement, réunion entre amis, de Francis et Geneviève Cabannes chez Michèle Buirette qui s'est produite ensuite avec Jean-François Vrod. Le premier duo, Et voilà !, pour guitare et contrebasse, était très tendre, le second, Sonic Tandem, pour violon et accordéon, très drôle, théâtre musical qui joue sur les mots en faisant jongler les syllabes. Sur la photo tout en haut, on aperçoit derrière nous la chanteuse Dominique Fonfrède qui formait jadis le trio Pied de Poule avec Michèle et Geneviève, mais il faut trois images pour les réunir !


À cette occasion j'ai revu pas mal de camarades perdus de vue. Manquaient à l'appel Philippe Labat, Eric Longuet, Marc Lichtig, Claude Thiébaut, Jean-André Fieschi, Pere Fages, Brigitte Dornes... Et puis Bernard, Bernard Vitet, Babar comme l'appelaient les anciens ! "Au rendez-vous des bons copains, (...) Quand l'un d'entre eux manquait a bord, C'est qu'il était mort. Oui, mais jamais, au grand jamais, Son trou dans l'eau n'se refermait, Cent ans après, coquin de sort ! Il manquait encor."

jeudi 23 janvier 2020

Nuit et jour

...
Mes parents m'ont appelé à l'aide pour brancher tout un matériel audiovisuel compliqué. Je crois avoir compris qu'ils voulaient regarder un opéra à la télévision en diffusant simultanément la musique sur leur poste de radio. Si ce n'est pas cette configuration, la problématique, du moins, s'en rapproche, mais ils ont l'art de la rendre incompréhensible. J'ai fini par leur crier "Vous faites chier, vous êtes morts !" et je me suis réveillé. Étais-je en colère ou lassé de leur manque d'effort à s'adapter à la vie contemporaine ? J'étais tout de même rassuré, libéré par ce saut quantique. J'ignore si je suis insomniaque ou si j'ai besoin de peu dormir, mais ces temps-ci celui de sommeil en est réduit à la portion congrue. Je m'endors en quelques secondes, mais le réveil est aussi rapide. Pour ne pas me tourner dans tous les sens, je me lève au milieu de la nuit et je vais travailler. J'écris un article, je compose la musique et les sons de deux clips vidéo sur l'Intelligence Artificielle. C'est une commande, mais réalisée entre amis, on s'amuse.
Dans la journée je m'occupe de mon prochain album. D'abord, les voix du monde qui ont toutes le même texte. Je choisirai les phrases selon leur musicalité et l'intonation dramatique. J'ai déjà l'anglais, l'italien, l'allemand, l'espagnol, le bulgare, le brésilien, le persan, le suédois, le grec, l'arabe. Il m'en reste autant. Comme j'ai terminé tout ce que je pouvais faire seul, c'est au tour des musiciens invités. Le premier est le corniste Nicolas Chedmail qui double à la trompette et au saxhorn. Fanfares, cor inspiré par un tableau de Caspar David Friedrich, souffles dans l'embouchure, arabesques. Ma fille Elsa lui emboîte le pas. Timbre clair, intime, rapproché. Les rares chansons sont courtes et bilingues, français/anglais, alors que les voix parlées viennent d'une vingtaine de pays. Elsa en chante une, je me collerai à la seconde lorsque j'aurai enregistré le reste de l'orchestre. Percussion, violon, sax alto ou clarinette basse, retour du cor. On verra à la fin s'il manque quelque chose ou quelqu'un ; c'est déjà bien chargé. Gros travail de mixage, mais comme je l'ajuste au fur et à mesure, les corrections sont rapides. Je procède de la même manière pour le livret : j'ouvre un dossier dès le premier jour du projet pour ne rien oublier ni personne. Je donne des titres provisoires qui évoluent en fonction du résultat. Le disque sortira peut-être fin avril. Il a pour moi la même importance que le précédent qui fêtait mon Centenaire !
Cette semaine sort la version CD inédite de L'homme à la caméra avec le grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané, vinyle publié à l'origine en 1983, et augmenté d'un super bonus, La glace à trois faces, autre film mis en musique par nos soins. Je suis impatient de le recevoir. Il est produit en Autriche par le label Klang Galerie. En dehors de tout cela, il faut que je m'attèle à la composition d'Omni-Vermille, installation générative pour quatre écrans d'Anne-Sarah Le Meur qui sera exposée au ZKM à Karsruhe du 11 mars au 26 avril...

lundi 13 janvier 2020

Films amateurs perdus de l'Allemagne nazie


Les 30 et 31 décembre derniers, la BBC Four a diffusé le documentaire en deux parties de Martin Davidson & Nick Watts, Lost Home Movies of Nazi Germany. Récemment découverts, ces films amateurs montrent la manière dont les Allemands voyaient leur pays de 1936 à 1945. Avant la Guerre leur approche est légère, avec ses Jeunesses hitlériennes gaies et ludiques, préparant la militarisation de la nation. La montée de l'antisémitisme est explicite et grotesque, terriblement choquante lorsqu'on connaît la suite de l'Histoire. On suit une division d'infanterie envahissant la France jusqu'à la destruction de Dunkerque. Le front russe est moins réjouissant avec l'Opération Barbarossa. Les commentaires passionnants d'historiens et les journaux intimes de soldats et de civils allemands ou celui du Juif Victor Klemperer accompagnent les images bouleversantes jusqu'à la chute du Troisième Reich.


Au travers des films exhumés par les générations récentes, se pose la question de ce que savait la population allemande de ce qui se passait en son nom. La première partie intitulée One: Hubris montre comment on en est arrivé là. Hybris, c'est l'orgueil démesuré. Là, c'est la seconde partie, Two: Nemesis, l'hiver surprenant l'armée allemande battant en retraite devant Moscou, les raids alliés bombardant le pays, la découverte des camps d'extermination, loin de la propagande nazie. On apprend que la moitié des Juifs assassinés furent fusillés, face à face avec leurs bourreaux. On suit certains se cachant à Amsterdam à deux pas de la maison d'Anne Frank ou une famille normande profitant de l'été bucolique avant de se retrouver en première ligne après le Débarquement, et l'écroulement des illusions qu'avaient fait naître Hitler et le régime nazi. Nemesis, c'est le châtiment.


Les images de l'invasion de la France interrogent sur l'aveuglement de notre pays devant ce qui se tramait de l'autre côté de la frontière. Les films tournés par les soldats allemands à Paris sont époustouflants, touristes en uniformes vivant le fantasme joyeux de la ville lumière. Le port de l'étoile jaune est tout aussi révoltant. Mon père, qui avait été en Allemagne de 1933 à 1939, m'avait raconté la montée du nazisme avec des épisodes explicites sur la barbarie qui se tramait. Mon grand-père sera dénoncé et arrêté pour avoir refusé de porter cette étoile de l'infamie. Il finit gazé à Büchenwald (P.S.: interné à Drancy sous le matricule 266 - Déporté depuis Drancy (93) à destination d'Auschwitz (Pologne) par le convoi n° 59 - Transféré à Büchenwald). Mon père sauta heureusement du train qui l'emmenait vers les camps de la mort. Côté maternel, ils vécurent l'exode et, réfugiés à Aurillac, entrèrent dans la Résistance. Jamais personne ne fut assez dupe pour arborer l'étoile jaune. L'histoire familiale forgea ma culture politique et m'enseigna le qui-vive sur tous les débordements inquiétants ici ou ailleurs.


Loin de moi l'idée de comparer le nazisme à la situation actuelle. S'il fit 11 millions de victimes dont 5 ou 6 millions de Juifs, la Seconde Guerre Mondiale en produisit en tout quelques 60 millions. Mais je ne peux m'empêcher de penser aux autres conflits qui suivirent depuis, aux dégâts gigantesques provoqués par le colonialisme et le capitalisme, loin de chez nous, et à l'ultra-libéralisme dont les effets risquent d'être encore plus meurtriers. Alors je m'inquiète sérieusement de la tournure que prennent les choses en France et dans le monde entier. Même si l'on a conscience du glissement de notre pays vers un État policier, il n'y a pas un endroit où se tourner. Presque tous les gouvernements sont aux mains d'une mafia internationale issue du milieu des banques, gangsters en col blanc prêts à détruire la planète pour en enrichir quelques uns toujours plus. Les populations sont anesthésiées par les médias et leurs avantages acquis. Sinon elles se révolteraient. C'est ce que font néanmoins les Gilets Jaunes ou les grévistes contre la réforme des retraites qui n'est qu'un des éléments de ras-le-bol de celles et ceux qui ne veulent pas se voiler la face. Leur souffrance s'exprime. La brutalité de notre gouvernement décidé à casser tous les acquis sociaux et à vendre au privé notre patrimoine devrait pourtant mettre la puce à l'oreille du plus grand nombre. Une grève générale pourrait éviter le pire en chassant les imposteurs qui ont pris "démocratiquement" le pouvoir. Mais non, on n'apprend rien de l'Histoire. On s'accroche à son petit confort, physique et moral. J'espère que les cyniques qui nous gouvernent passeront un jour en jugement. Mais la majorité de la population attend toujours la catastrophe pour retourner sa veste. Il est plus facile d'avoir bonne conscience a posteriori...

mercredi 18 décembre 2019

Le marché de la compassion


Nous recevons régulièrement d'épaisses enveloppes nous exhortant à contribuer à de bonnes œuvres. De petits "cadeaux" accompagnent souvent ces campagnes de recherches de fonds : cartes du monde, carnets, stylos, etc. Lorsque mes parents étaient sollicités par des démarcheurs en porte-à-porte, ils avaient l'habitude de répondre qu'ils avaient "leurs œuvres" pour se débarrasser des importuns. Aujourd'hui il n'y a plus que les Témoins de Jéhovah, les vendeurs de pommes et patates soi-disant directement du producteur au consommateur (attention, arnaque !), les élagueurs de haies, les couvreurs et les militants du journal L'Internationaliste (branche française de Lotta Continua) pour sonner à notre porte. Je ne compte pas les éboueurs (en évitant les faux) et les postiers pour lesquels je contribue à leurs étrennes, mais je me passerais bien de leurs calendriers qui sont heureusement de plus en plus minces. Surtout je suis sidéré par l'argent que doit coûter ces épais dossiers au profit de Médecins Sans Frontières, Amnesty International, Stop à la Souffrance Animale, Apprentis d'Auteuil, etc. Pas question de jeter ce qui est "recyclable", donc je n'affiche ici qu'une petite partie des stylos récupérés, mais ce sont des tonnes de papier et de plastique qui partent à la poubelle. À ce gâchis s'ajoute mon inquiétude légitime de savoir où va l'argent. Où trouver des informations fiables détaillant ce qui revient réellement aux défavorisés ? Lorsqu'on connaît les salaires de certains responsables d'ONG et la réalité du terrain, on est en droit de s'inquiéter, voire de se révolter. Les organisations humanitaires sont devenues un business.
Dans le Figaro (!) Bruno-Georges David, auteur d'ONG : compassion à tous les rayons ? explique : L'essentiel des communications ne consiste pas en des postures politiques ou des plaidoyers, mais fait appel aux émotions, à la bien-pensance compassionnelle, à la culpabilité. C'est une discussion entre gens du Nord qui se parlent à eux-mêmes en prenant le Sud comme prétexte. (...) Les ONG ne mesurent pas la dévastation que leur dépolitisation et le marketing sont en train de produire dans l'opinion publique et auprès de leurs soutiens. De structures militantes et engagées, les ONG sont devenues des organisations de gestionnaires et financiers dépolitisés. Dans Libération (!!) Sylvie Brunel, auteur de Famines et Politique, raconte sa démission de la présidence d'Action contre la faim (ACF), après avoir été responsable de la recherche à Médecins sans frontières. Dans Télérama, Frédérique Chapuis évoque les 10 000 ONG présentes en Haïti et le scandaleux tourisme humanitaire. Etc.
La plupart des ONG sont devenues les soupapes de sécurité de l'oppression et de l'exploitation. Sans elles les situations révolutionnaires exploseraient. Certaines de ces Organisations "Non Gouvernementales" sont même financées directement par les pays les plus puissants, exploiteurs de main d'œuvre à bon marché, fomentateurs de coups d'État.
Mes parents, encore une fois, ne faisaient pas l'aumône, mais militaient pour que le gouvernement assume ses responsabilités vis à vis des défavorisés. Alors chaque fois que j'écris quelques mots avec leurs stylos "gratuits" je sens monter ma colère. Ils me servent à ne pas oublier les inégalités, les injustices, les crimes dont nos gouvernements sont responsables alors qu'ils tentent de nous culpabiliser. Peut-être avons-nous des raisons de nous sentir coupables puisque nous acceptons cet état de fait et que nous ne renversons pas le système inique et cynique qui gère nos vies et celles de ceux qui en meurent !

lundi 9 décembre 2019

Mélusine d'Emmanuelle K


La poésie a le grand mérite d'être circonlocutoire. Elle ne vise pas le centre. Elle tourne autour. Et contrairement aux sciences dites exactes, elle n'est jamais démentie par l'Histoire. J'ignore si elle est mieux considérée dans les autres pays, mais en France on se targue d'avoir de grands poètes en évitant soigneusement de les lire. Le genre reste l'apanage de l'underground. J'ai enregistré deux CD avec Michel Houellebecq qui se sont plutôt moins bien vendus que mes propres œuvres alors que c'est ce qu'il a fait de mieux, de son propre aveu et à mon goût, sans parler de sa notoriété ! Ses livres de poésie ont d'ailleurs une audience cent fois moins grandes que ses romans. Alors lorsqu'on est une poétesse et sans battage médiatique, j'imagine que c'est forcément un sacerdoce.
Il y a une décennie j'avais reçu un émouvant coffret de quatre livres d'Emmanuelle K intitulé Quand l'obéissance devient impossible. Il rassemblait les recueils Vertige de l'écart, Les brutes, L'indépendance du sourire et Les chemins du désir. L'année précédente, soit en 2007, Emmanuelle K avait publié Mélusine, un livre d'artiste à tirage limité avec 26 aquarelles de Pierre Jaouën. Le prix de l'objet le rendant inaccessible à la plupart, il est heureux que le texte de Mélusine soit sorti accompagné d'un DVD et d'un CD. Le premier réunit trois films d'Emmanuelle K, le second treize "chansons" interprétées par l'autrice avec Emmanuel Bex au piano et à l'orgue Hammond, Simon Goubert à la batterie, François Verly aux percussions et l'électro-acousticien David Trescos. La voix est traitée par de nombreux effets spatiaux s'inspirant de réverbération, délai, harmoniseur, etc., mais sans utiliser aucun artifice électronique, tandis que le trio se livre à un jazz virtuose qui donne des ailes aux textes érotiques transformés en chansons. Quant au livre d'artiste, il est actuellement exposé à la Galerie Hebert à Paris.


Le DVD présente d'abord le projet né il y a plus de 20 ans, puis Emmanuelle K filme les aquarelles de Pierre Jaouën, aujourd'hui disparu, en lisant son texte. Le ton souligne les années passées depuis ce qui l'a dicté, transformant l'aventure en récit. La musique paysagère, soutien rythmique de la voix, substitue la profondeur du champ au chant éclaté du CD. Sur les quatorze mètres de frise sur papier velin, les taches de couleurs vives deviennent abstraites et renvoient à l'espace qui distille les mots imprimés. Le va-et-vient dément la chronologie. Sous couvert de making of, le troisième film raconte ce qu'est un livre d'artiste avec le témoignage de Dominique Bernard, éditeur à l'origine, et de l'imprimeur Didier Guibert qui explique la technique de l'estampe numérique. Le terme d'abstraction lyrique, mouvement auquel Pierre Jaouën est plus ou moins rattaché, convient tant à la poésie et à la musique en général qu'au texte d'Emmanuelle K.
Pour la petite histoire, elle réalisa en 1983 le premier film sur Un Drame Musical Instantané pour la télévision libre Antène 1.

→ Emmanuelle K, Mélusine, livre avec DVD et CD, 35€ - Commandes : melusine.cie(at)sfr.fr
→ Exposition jusqu'au 21 décembre 2019 à la Galerie Hebert, 18 rue du pont Louis-Philippe, Paris 4e.

vendredi 6 décembre 2019

Stop Making Sense


Lorsqu'en décembre 1983 les Talking Heads jouèrent au Pantages Theatre à Hollywood, j'avais un peu délaissé le rock, et même le jazz, pour la musique contemporaine. J'étais passé totalement à côté du punk, préférant le free jazz qui réfléchissait la lutte des Afro-Américains. J'écoutais néanmoins de tout, mais ce mouvement me semblait passager, sorte de révolte œdipienne contre les aînés, à grands coups de provocations éructives. J'avais été séduit par MC5 ou les Stooges à leurs débuts, mais je restais attaché aux belles mélodies ou à des formes franchement plus radicales de restructuration du langage musical. L'énergie du punk s'exprimait au détriment d'autres composantes, me laissant penser que les adeptes de cette nouvelle branche évolueraient rapidement vers d'autres parties de l'arbre, que ce soient les racines ou les cimes. Les Talkinhg Heads glissèrent ainsi vers la new wave.
Comme souvent avec le rock et ses dérivés, j'ai toujours regretté que nous adoptions ces chansons sans en comprendre les paroles. Le DVD/Blu-Ray du film de Jonathan Demme sur le concert des Talking Heads n'offre hélas aucun sous-titre lorsque chante David Byrne, comme c'est la cas la plupart du temps avec les publications musicales vidéographiques. Il est probable que si nous comprenions le sens des paroles de nos idoles anglo-saxonnes nous serions souvent moins emballés. Est-ce qu'exceptionnellement le film Stop Making Sense justifie cette absence ? J'en doute. Le non-sens est un art de l'absurde, souvent comique, qui n'a rien à voir avec ce groupe new-yorkais, même à enfiler un costume trop grand pour donner l'illusion d'une tête toute petite !


Stop Making Sense est remarquablement filmé aux cours de trois concerts mythiques de la tournée Speaking in Tongues par Jonathan Demme. Je n'irai pas jusqu'à clamer, comme tous les journalistes recopiant gentiment le dossier de presse, que c'est "un sommet inégalé du genre". Une captation de concert quasi in extenso est toujours un peu laborieuse et ne rend jamais l'émotion du direct. Ce n'est ni Step Across The Border, ni Straight No Chaser, ni Gimme Shelter, ni même Woodstock ou Monterey Pop. La scénographie de David Byrne, sobre mais intelligemment évolutive, mâche certes le travail à Jonathan Demme. La restauration en haute définition est très belle, et s'y ajoutent une heure de conférence de presse lors du 15e anniversaire du film à San Francisco où les quatre membres du groupe répondent à Peter Scarlet, un petit auto-entretien humoristique de David Byrne avec David Byrne à propos de David Byrne, deux chansons absentes du film, un montage promotionnel et la bande-annonce. À propos de promotion, il semble que Carlotta ait passé un accord avec la Fnac pour diffuser en exclusivité une version contenant un intéressant livret de 36 pages illustré, écrit par Christophe Conte.

→ Jonathan Demme, Stop Making Sense, DVD/Blu-Ray Carlotta, 20€ ou 24,99€ le Mediabook exclusivité de la Fnac

lundi 18 novembre 2019

Mort prématurée d'un chanteur populaire dans la force de l'âge


Mort prématurée d'un chanteur populaire dans la force de l'âge est une fantaisie sarcastique de Wajdi Mouawad sur le monde du spectacle avec Arthur H qui incarne remarquablement Alice, chanteur flippé ayant trahi ses idées de jeunesse sur l'autel du succès. Ne vous attendez donc pas à écouter un récital enrobé d'Arthur H ! On est même en mesure de se demander si cette charge acerbe des mœurs superficiels, du formatage et du cynisme égocentrique du show-biz n'est pas une autocritique qui permettrait au chanteur à la voix cassée de se débarrasser d'un poids qui colle forcément à la peau de toutes les idoles confrontées à leurs fans et aux pressions de leur entourage. Même si Alice n'est pas Bashung, Arthur H non plus, et le chanteur sait de quoi il retourne. Tous les journalistes, photographes, attachés de presse, agents d'artistes et musiciens ne se reconnaîtront pas forcément dans cette farce amère, mais ils penseront au moins y croiser leurs collègues ! Je n'échappe pas moi-même à cette ménagerie, me souvenant surtout des histoires que me racontaient mon camarade Bernard Vitet qui m'avait empêché d'y mettre le doigt au risque de m'y engloutir tout entier. La mise en scène virevoltante de Mouawad fait passer facilement les presque trois heures de spectacle, même si la seconde partie m'a semblé superflue. Jusqu'à l'entr'acte les comédiens interprètent avec humour et férocité le poncif "punk is not dead", mais la suite contredit le début en se prêtant aux conventions larmoyantes, sous forme d'un pardon politiquement correct. Fallait-il vraiment un happy end quand on connaît la réalité des coulisses ?


Quel artiste n'a pas rêvé savoir ce qu'on dirait de lui à sa mort ? Ce désir morbide n'est pourtant pas assez creusé. Mouawad préfère glisser un couplet, certes habile, sur Sabra et Chatila ou sur le génocide arménien, suggérant la perte du politique chez les nouvelles générations, étouffées par l'afflux d'information (ou de désinformation). Tous les comédiens sont très bien. J'ai particulièrement apprécié Patrick Le Mauff dans le rôle de l'ancien agent d'Alice qui n'a pas renié son amour du punk. Les décors en perpétuels mouvements transmettent au public la fraîcheur de la pluie ou l'odeur de l'encens quand il le faut. De bonnes idées sont hélas abandonnées en cours de route, comme par exemple la scatologie du début. Resserrer l'action aurait permis de ne pas morceler le récit qui manque un peu d'unité. La manie de faire de faire des spectacles trop longs qui n'épargnent pas les fesses du public finit par devenir suspecte. Il n'empêche que le portrait du show-biz est bien vu, la complicité du metteur en scène et du chanteur nous permet de passer un excellent moment, mais il aurait fallu plus de méchanceté et de concision pour que cela soit vraiment réussi.

Mort prématurée d'un chanteur populaire dans la force de l'âge, texte et mise en scène de Wajdi Mouawad, avec Marie-Josée Bastien, Gilles David, Arthur Higelin, Jocelyn Lagarrigue, Patrick Le Mauff, Sara Llorca, chansons originale d'Arthur H, musique originale de Pascal Humbert, dramaturgie Charlotte Farcet, son Michel Maurer et Bernard Vallèry, conseil artistique François Ismert, lumière Éric Champoux, scénographie Emmanuel Clolus, costumes Emmanuelle Thomas, maquillage et coiffure Cécile Kretschmar (c'est elle qui avait créé et fabriqué les masques du film Au revoir là-haut).

lundi 14 octobre 2019

Un garage abrite le Musée Transitoire


Le mois dernier j'ai cherché vainement où j'avais garé ma voiture dans le garage du Centre Pompidou. Nous avons arpenté je ne sais combien de fois les différents niveaux sans la trouver. Elle était simplement dans un autre garage, dit Beaubourg, si je me souviens bien, question de mémoire évidemment, pour ne pas avoir noté le chiffre peint, garage dont l'entrée est à quelques mètres de l'autre. Cela n'aurait pu m'arriver dans celui qui abrite aujourd'hui le Musée Transitoire, parce que celui de la Villa du Clos Malevart dans le 11e arrondissement de Paris est tout en hauteur. De toutes manières il est désaffecté en attendant de devenir un immeuble de bureaux. Le contraste de ces 4000 mètres carrés entre la vie passée et l'exposition d'œuvres plutôt minimalistes est saisissant, créant de temps en temps une ambiguïté entre le ready made architectural et les installations des artistes choisis par Romina Shama et Amandine Casadamont, d'autant que cette première exposition intitulée I would prefer not to est évolutive, se nourrissant d'elle-même jusqu'au 31 octobre. Ici peu de résistance passive face au rationalisme comme chez le Bartleby d'Herman Melville, mais le choix d'en faire peu au milieu du vide. Shama dont l'image feedback de la mise en abîme est le moteur et Casadamont dont les sons se veulent ici exogènes signent ensemble Le Bocal de l'entrée, recréation factice de l'ancienne réception du garage. Plus loin on peut suivre le fil de soie bien mince de David Miguel, se retrouver encerclé par le son des radars de Philip Samartzis, s'enfermer avec Les fantômes de l'autorité de Philippe Mayaux, s'interroger sur les chaises vides d'Olivier Bardin, partout le vide, sans que le syndrome Duchamp soit trop appuyé...


Je m'y retrouve plus facilement dans les sculptures de Reeve Schumacher (mes deux photos), œuvre matérielle qui n'exige pas qu'on lise un mode d'emploi pour la saisir, deux pièces dont la perception des ficelles sont dans mes cordes. J'aurais été curieux d'assister à sa performance Sonic Braille où il utilise des disques vinyles qu'il a lui-même incisés au cutter pour créer un son fait main à partir de boucles sans fin, mais, déjà engagé, je devais reprendre ma voiture garée dans la rue puisque j'avais eu la chance de trouver tout de suite une place dans un quartier qui en manquera forcément à l'avenir.

lundi 23 septembre 2019

Mike Patton et Jean-Claude Vannier


Corpse Flower, l'album de Mike Patton avec Jean-Claude Vannier, ne plaira pas à tout le monde. Mais quel artiste peut prétendre à l'amour universel ? Pour comprendre ce qui nous touche, il faut souvent remonter à notre enfance et à notre formation culturelle. Tant de mélomanes ne supportent pas le jazz, pire, le free jazz, ou bien le rock, pire, le heavy metal, ou la musique contemporaine, il y a difficilement pire (!), ou les chansons, etc. J'ai la chance de ne faire aucune distinction entre les genres, tant que je suis surpris ou transporté, même s'il y a des formes qui me barbent, mais il suffit d'une exception pour que je sois dans l'incapacité de généraliser...
Après avoir zappé l'intégrale du Top50, affligeant de banalité et de médiocrité (une fois par an cela remet les pendules à l'heure d'aller y jeter une oreille avant de la reprendre rageusement), je suis content d'écouter un disque de chansons, avec celui de Hasse Poulsen la semaine dernière, qui me donne envie de le remettre sur la platine. Comme les artistes que j'aime, Mike Patton change de façon de chanter en fonction des paroles et de la musique, comme des rôles qu'endosserait un comédien, à la manière de David Lynch dans ses propres disques. Jean-Claude Vannier est toujours aussi inventif dans ses orchestrations tout en exploitant la veine de Melody Nelson qui l'a fait connaître comme sur le titre éponyme de l'album. Des cordes très sixties et des chœurs facétieux se mêlent aux guitares électriques. J'ai toujours un petit faible pour ce qui est déjanté comme Cold Sun Warm Beer, Hungry Ghost et A Schoolgirl's Day, plutôt que pour les kitcheries de crooner telles Insolubles ou Pink and Bleue, mais Mike Patton s'en sort très bien et Jean-Claude Vannier retrouve une nouvelle jeunesse.


Sur ce disque en noir et blanc, dont les couleurs renvoient au passé avec les moyens du présent, Mike Patton s'est entouré de musiciens aguerris tels le guitariste Smokey Hormel, le bassiste Justin Meldal-Johnsen et la batteur James Gadson, tandis que Jean-Claude Vannier ne restait pas en reste, proposant le guitariste Denys Lable, le bassiste Bernard Paganotti, le percussionniste Daniel Ciampolini (Vannier a souvent préféré leurs couleurs variées à la batterie), le souffleur multi-instrumentiste Didier Malherbe, le saxophoniste Léonard Le Cloarec et le Bécon Palace String Ensemble. Le tout fait corps, et, par un jeu de va-et-vient à distance, les deux artistes réussissent le pari de chansons pop plutôt barrées, si on peut dire cela de Tom Waits, Nick Drake, Robert Wyatt, Tom Zé, et de ce côté-ci Brigitte Fontaine, Camille, Claire Diterzi, Léopoldine H H, Babx, Orelsan, Michel Musseau, Fantazio, Sylvain Giro ou Gilles Poizat... Je cite des vivants qui me viennent à l'esprit, histoire aussi d'agrandir le cercle, mais il y en a certainement beaucoup d'autres.

→ Mike Patton et Jean-Claude Vannier, Corpse Flower, Ipecac Records, CD ou LP ou Bandcamp

lundi 16 septembre 2019

Mes premiers chants apaisants


Mes premiers chants apaisants, le nouveau livre-disque de Martina A. Catella est tombé à point. Ayant la garde de mon petit-fils pendant un long week-end, toutes les ressources étaient bonnes pour passer avec succès cette étape. Il n'avait encore jamais dormi à la maison sans ses parents. Comme il est très gentil d'habitude, il n'y avait aucune raison que cela se passe mal avec son "papou". J'ai le dos en compote et les genoux douloureux à force de monter les escaliers en le portant, mais ce fut une partie de plaisir. Il possédait déjà quantité de jouets musicaux et de livres-disques ou avec des boutons sonores dont le rock de Paco ou Mes premières comptines du monde qui l'enthousiasment, de répétition en répétition. Comme pour le précédent album illustré par Vinciane Schleef, le nouveau contient un CD avec les dessins de Raphaëlle Michaud et surtout 15 chansons du monde, plus 8 extraits accessibles en poussant des petits boutons en plastique. Comme il a 18 mois, appuyer dessus est évidemment ce qui lui plaît le plus, alors que je préfère m'allonger pour écouter le disque, et franchement je l'ai bien mérité...
Mes premiers chants apaisants plaira donc autant aux adultes qu'aux petits. Martina Catella a formé nombreux chanteurs et chanteuses au sein des Glotte-Trotters dont elle est la directrice artistique et pédagogique. Ma fille Elsa a, entre autres, profité de son formidable enseignement. Vous seriez surpris de connaître le nom de ses élèves ! Pour ce second recueil elle a encore choisi des chanteuses différentes pour chaque coin du monde. Carine Henry pour la France (Béarn) avec Chloé Breillot (également pour le Vénézuela), Anaïs Athané ou Tamara Pavan pour l'Italie, Solea Garcia Fons et Étoile Méchali pour la Lituanie, Thanh Huong pour le Vietnam, Hacer Gülay Toruk pour le Kurdistan turc, Alexandra Grimal pour l'Inde, Nuria Rovira Salat pour la Russie, Cathy Gringelli pour la Géorgie, Camille Ablard pour la Corse, Aya El Dika pour le Liban, Xanthoula Dakovanou pour la Grèce. Elle ouvre le disque au piano avec la Première Gymnopédie d'Erik Satie et Jean-Jacques Fauthoux qui chante, enregistre et arrange nombreuses de ces pièces. Les musiciens David Babin (Babx), Gregory Dargent, Xuân Vinh Phuoc, Rusan Filiztek, Henri Tournier, Ninon Valder, Issa Murad et quelques autres sont aussi de la partie. En plus d'être un bel objet, c'est envoûtant, extrêmement reposant, et nous voyageons ainsi, allongés sur un tapis volant !

→ Martina A. Cattela, Mes premiers chants apaisants, Editions Auzou, coll. Mes premiers livres à écouter, 16,95€

vendredi 13 septembre 2019

Préhistoire, une énigme moderne


Vous n'avez plus que jusqu'à lundi pour voir l'exposition Préhistoire, une énigme moderne au Centre Pompidou. La confrontation d'œuvres contemporaines et de reliques des temps préhistoriques soulève en effet maintes questions sur le temps qui passe, tant les formes se conjuguent à tous les temps. Voilà près de deux siècles que les artistes ont régulièrement choisi de plonger dans ce lointain passé pour imaginer le futur. Ici la Vénus de Lespugue (-23000 ans !) trône devant Il trionfo della morte de Miquel Barceló (argile sur verrières, 2019) et les ombres des visiteurs dans la scénographie de Pascal Rodriguez...


À côté, je photographie deux bronzes de Louise Bourgeois (Femme inoffensive de 1969 et Déesse fragile de 1970) devant deux Paul Klee (1930/1939) et cinq Henri Michaux (1937/1974), mais bien d'autres chocs esthétiques se dressent entre ces époques si éloignées. Moins lointaines que les étoiles, mais cela c'est une autre histoire ! D'emblée j'ai été séduit par les peintures de Cézanne (Le rocher rouge ou Dans les carrières de Bibémus, 1895), qui n'est pas toujours ma tasse de thé, et les dessins d'Odilon Redon. Pour une fois, les commissaires Cécile Debray, Rémi Labrusse et Maria Stavrinaki ont choisi pas mal de pièces peu exposées. Le Carbonifère d'Otto Dix jouxte le film The Lost World. Etc.
Je ne peux m'empêcher de penser à Jean-Hubert Martin pour qui j'avais créé la musique de Carambolages au Grand Palais en 2016. Depuis Les Magiciens de la Terre, il a pris l'habitude de mélanger l'art brut et l'art moderne, ou des œuvres de tous les continents, sans privilégier les unes par rapport aux autres. Pour Carambolages, il révélait leur âge seulement après que nous les ayons admirées, de manière à ce que leur poésie nous touche sans aucun a priori...


Les strates archéologiques nous renvoient au bétonnage systématique de notre planète terre, la disparition des dinosaures à la collapsologie actuelle. On n'échappe pas à Dubuffet, Ernst, Picasso, Giacometti, Klein, Fontana, Beuys, Penone et les frères Chapman. Ici des croquis et une sculpture d'Henry Moore qui me rappellent mon séjour à New York en 1968 où ses stabiles répondaient aux Arp sur le bacon de l'appartement qu'on nous avait prêté...


Les trésors du sous-sol, les animaux, les premiers outils, le mythe de la caverne ont inspiré les artistes, comme si on avait retourné la science-fiction comme un gant. L'art devient aussi magique que les rites ancestraux, mais l'individu s'est substitué au groupe. Que deviendrons-nous ? L'Idole aux yeux (Uruk, Mésopotamie, 3300-3000 av. J.C.) conserve un mystère abyssal alors que le Snake-Circle de Richard Long (1991) peut paraître la parodie de quelque Stonehenge. Cette visite tombe à pic alors que j'entame mon projet de disque avec le Musée Ethnographique de Genève intitulé Perspectives du XXIIe siècle à partir de la Collection Brăiloiu !


Puisque j'avais les yeux qui me brûlaient, comme souvent dans les grandes expositions qui exigent de moi une très forte concentration, je suis passé en vitesse faire un petit footing à celle sur Francis Bacon, histoire de me faire une idée avant de revenir. Si je suis toujours content de revoir ses tableaux, je suis déçu de n'avoir aucune révélation. L'accompagnement de ses œuvres de la dernière période (1971-1992) par la lecture de textes qui l'auraient inspiré m'apparaît comme un artifice justificateur d'une présentation aux mobiles financiers profitables pour le Centre. Dans six alcôves de bons comédiens lisent Eschyle, Nietzsche, T.S. Eliot, Leiris, Conrad, Bataille, mais la scénographie n'est pas assez confortable pour que les visiteurs s'y attardent.


Ils préfèrent s'amasser devant le passionnant documentaire où Bacon s'explique devant la caméra de David Hinton. L'encombrement est tel que je n'arrive pas à voir le cartel du diorama où Charles Matton a reconstitué en miniature l'atelier du peintre britannique.

lundi 9 septembre 2019

Le Kronos dans l'orbite de Riley


J'adore le mélange des voix parlées, des bruits et de la musique depuis tout petit. J'écoutais des 33 tours où étaient enregistrées des histoires mises en sons comme La Marque Jaune, Buffalo Bill, 20 000 lieues sous les mers, des Tintin, des polars qui faisaient terriblement peur, mais aussi la Musique tachiste de Michel Magne ou Miss Téléphone. Comme nous avons déménagé en 1958, je peux dater que c'était avant mes 6 ans. Pour mon travail musical et sonore je me suis inconsciemment inspiré de ces premières écoutes. Alors je jubile lorsque je découvre des œuvres qui me rappellent le concept de partition sonore cher à Michel Fano ou qui intègrent des sons non instrumentaux.


Le nouvel album du Kronos Quartet est de ceux-là. Voilà 30 ans que Terry Riley écrit régulièrement pour eux. Pour Sun Rings (2002) il intègre des sons de l'espace recueillis par le physicien Donald A. Gurnett pour la NASA, grâce à la sonde Voyager à proximité de Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune. David Dvorin les a échantillonnés et transformés pour qu'ils se mêlent aux cordes de David Harrington, John Sherba, Hank Dutt, Sunny Yang et au chœur Volti dirigé par Robert Geary. Comme avec Sunrise of the Planetary Dream Collector (1980-1984) dont Cadenza on the Night Plain, et Salome Dances for Peace (1989), Requiem for Adam (2001), The Cusp of Magic (2008), cette collaboration est toujours aussi magique. J'écoute Terry Riley depuis 1968 et le Kronos depuis 1985, et je ne me lasse ni de l'un ni des autres !
L’idée commune selon laquelle l’espace est totalement silencieux, en l’absence d’air pour propager le son, semble inexacte. Les ondes de plasma de la magnétosphère, puis celles du médium interstellaire au delà du vent solaire, ont inspiré le compositeur. C'est une musique de la nature qui va chercher loin dans notre histoire, même si j'ignore vers où me tourner, entre hier et demain. L'histoire et la géographie s'y confondent. Lorsqu'intervient le chœur, on plane déjà très haut. La suite des dix spacescapes se termine avec le commentaire de l'astronaute Eugene Cernan admirant la Terre depuis l'espace et l'écrivaine Alice Walker répétant "One Earth, one people, one love." On peut toujours rêver. Je refais le voyage plusieurs fois dans la journée. Décidément, après le disque de Mathias Lévy et celui d'Alexander Balanescu ces jours-ci auront été marqués par les archets. Ils décochent des flèches qui font mouche à tout coup, nous perçant le cœur et nous envoyant dans les cordes.

→ Terry Riley par le Kronos Quartet, Sun Rings, CD NonesuchVariete, 16,99€

lundi 5 août 2019

Piscine, moustiques et mal au dos


Rien à voir avec le groupe Supports/Surfaces fondé par Vincent Bioulès qui est actuellement au Musée Fabre à Montpellier. Je passe ma dernière journée de farniente au bord de la piscine de mes amis qui sont partis visiter son exposition. Mon dos en baïonnette m'interdit de piétiner dans les galeries montpelliéraines avant de prendre la route du retour. Je me plonge dans la lecture au soleil. Façon de parler parce que j'y vais mollo. J'entre calmement dans l'eau bleu Hockney. La couleur de la photographie est trompeuse. La mosaïque n'existe pas non plus. Tout n'est qu'illusion. Nager nu est exquis. Des martinets font des vols planés pour y boire à la manière des Canadair.
Je les préfère aux moustiques que j'ai définitivement virés de notre chambre avec mon Moskitofree Family. Son constructeur explique qu'il est "basé sur le principe de décharges à barrière diélectrique. Il n'y a aucun consommable, ni aucun résidu chimique. Une électrode est soumise à une haute tension électrique, ce qui produit des décharges à barrière diélectrique contrôlées qui, en agissant sur les composants de l’air ambiant, créent un plasma froid d'ions. Les anions et les radicaux libres ainsi produits annihilent les odeurs émises par les êtres humains et viennent perturber les organes olfactifs du moustique et le désorientent." Je n'étais pas assez assidu à mes cours de physique pour comprendre, mais cela marche, sans zigouiller la nourriture préférée des batraciens et des oiseaux. À Paris la moustiquaire est la meilleure parade, mais ici, pour dîner dehors, je me badigeonne d'Autan multi-insectes, plus efficace que le traditionnel Insect-Écran tropical. Il semble moins corrosif et pue nettement moins.
Pour revenir à mon bon dos, l'huile essentielle de gaulthérie me soulage momentanément, en attendant de passer entre les mains magiques de la masseuse chinoise dès demain. Une copine médecin me conseille le Tramadol Zentiva LP plutôt que l'Ixprim (mélange de tramadol et de paracétamol) auquel j'ai recours régulièrement dès la moindre contrariété physique (j'ai bien dit que la physique n'était pas mon fort). On en prend un matin et un le soir au lieu de 6 X-Prim répartis sur les trois repas. J'attends de voir si cette nouvelle drogue me défonce autant que l'ixprim qui a tendance à produire une légère ébriété en plus de me soulager considérablement.
Quand vous me lirez je serai sur la route, mais les vacances ne sont pas terminées pour autant, puisque nous nous envolerons bientôt pour Bucarest et la Transylvanie. Je compte y enregistrer les sons dont j'ai besoin pour un projet de disque en cours et le 24 je dois faire une performance à Victoria avec Anne-Sarah Le Meur.

mardi 23 juillet 2019

Tradition des orchestres libres


Ce genre de titre est réversible. J'aurais pu écrire "Liberté des orchestres assumant la tradition". Mais qu'est-ce que la liberté si ce n'est un fantôme ? Et la tradition n'est créative que dans la mesure où elle se renouvelle sans cesse... Pour ces deux disques j'ai d'abord pensé à la Free Music qui prend ses sources au free jazz qui lui-même creuse sa terre dans le blues, les rythmes balkaniques, antillais, etc., avec un sens de la fête qui se vit à nombreux. Que ce soit le Subtropic Arkestra de Goran Kajfeš ou Abraham.Inc qui réunit le clarinettiste David Krakauer, le trombone Fred Wesley et le claviériste Socalled, cela commence chaque fois par une approche pop plutôt gentille et retenue pour glisser progressivement vers des rubati crêpus où chacun met la main à la pâte. Et cela sonne grand.
Bien que le nom du premier fasse référence à l'orchestre mythique de Sun Ra, le trompettiste suédois d'origine croate Goran Kajfeš et ses neuf musiciens scandinaves vont chercher l'inspiration dans une Afrique rêvée, covers de Hailu Mergia & The Walias ou de l'Orchestre Poly-Rythmo de Cotonou, mais aussi chez Bernard Fèvre (Cosmos 2043), US69 (Mustard Family) ou Panda Bear (Animal Collective)... Les tourneries étourdissent, les cuivres se déchaînent, la pop vire au jazz, le jazz à l'exotica, l'exotica au free jazz...
Le second supporte des parties vocales des trois leaders hautes en couleurs et en accents toniques, melting pot dansant où se fondent klezmer, funk, electro et d'autres inspirations que les États Unis ont su s'approprier avec talent. Ils sont accompagnés par toute une bande de joyeux drilles à vent, percussion, cordes électriques ou vocales. Les samples et le rap se sont infiltrés partout, redonnant à ces mécaniques électroniques ou slameuses le swing propre au jazz, rappelant les grands rassemblements discographiques tels Back On The Block de Quincy Jones ou les Attica Blues d'Archie Shepp.
Ces musiciens fuient-ils la morosité cynique de nos sociétés prétendument démocratiques en adoptant des cultures lointaines ou l'encyclopédisme est-il une manière de résister à un protectionnisme absurde qui n'empêchera pas les grandes migrations politiques et climatiques ? Si l'on a heureusement laissé derrière soi la world music qui empilait arbitrairement les virtuosités en perdant les racines de chacun, il est certain que lorsque la culture est au métissage, l'art se moque des frontières.

→ Goran Kajfeš Subtropic Arkestra, The Reason Why Vol.3, Cristal Records, dist. Sony Music Entertainment, sortie le 30 août 2019
→ Abraham.Inc, Together We Stand, Label Bleu, dist. L'autre distribution, sortie le 20 septembre 2019

jeudi 25 avril 2019

Luc Ferrari : Complete Works


Nous pourrions regretter que le pavé de 400 pages sur le compositeur Luc Ferrari ne paraisse qu'en anglais ! Dans les films j'aime que les protagonistes s'expriment dans leur langue maternelle, quitte à avoir recours aux sous-titres. Entendre des soldats romains parler autrement qu'en latin m'a toujours paru étrange. Et Ferrari ne mâche pas ses mots, joue avec et ne pratique pas celle qu'on dit de bois. En fait, Complete Works vient compléter les Écrits (1951-2005) parus en français aux Presses du réel il y a deux ans sous le titre Musiques dans les spasmes (voir article) et dirigés par Brunhild Ferrari et Jérôme Hansen. Ainsi les textes de l'ouvrage américain peuvent s'y lire dans leur langue originale. Outre une chronologie (non exhaustive) des œuvres, l'intérêt de celui qui vient de paraître chez Ecstatic Peace Library vient des illustrations pleine page, de son grand format et de la qualité de la mise en pages. Il est probable que Thurston Moore n'est pas étranger à l'affaire, car il cosigne cette édition américaine avec sa compagne Eva Prinz, la traductrice Catherine Marcangeli et Brunhild Ferrari. Ce n'est pas si étonnant de la part du guitariste de Sonic Youth, collectionneur toujours à l'affût de voix personnelles. Avec la reproduction de la préface de Jim O'Rourke, la postface de David Grubbs et le commentaire de John Zorn en quatrième de couverture, cet ouvrage offre une couverture planétaire, hélas post mortem, au plus indépendant de tous les compositeurs français de son époque (en tout cas celui dont je me sens le plus proche), expérimentateur tous terrains, passionné autant par la musique électronique que concrète, s'essayant de manière très personnelle et réussie au théâtre musical, à l'improvisation dirigée, à la promenade sonore, à diverses formes orchestrales ou radiophoniques... Il était l'héritier direct de Schaeffer, Varèse et Cage, en ce qu'il ne les imita jamais, mais en tira les leçons dont il avait besoin.
Bien que ne figurant pas dans cette publication, je suis fier d'avoir cosigné Comedia dell'Amore 224 en 1992, six minutes enregistrées avec lui (reportage et voix - Ferrari n'utilisait pas le terme "field recording") et mes deux camarades du Drame, Bernard Vitet (trompette, bugle, voix) et Francis Gorgé (guitare). J'y jouais du synthétiseur et en avais assuré le mixage. Nous lui avions demandé, comme à chacun des invités de notre Opération Blow Up, un dessin. Luc nous avait répondu avec une photocopie noir et blanc de L'Odalisque de François Boucher, femme à la pose ambiguë qu'il avait cosignée avec le peintre ! C'était son côté coquin, qui l'avait fait surnommer par Bernard, également pour son élégance, "le Gainsbourg de la musique contemporaine"... Je me souviens aussi que c'est grâce à lui que j'avais rencontré Élise Caron et Michel Musseau qui avaient interprété nombreuses de ses œuvres dans les années 80. Quant à Thurston Moore qui, avec Brunhild Ferrari, dédicacera Complete Works le 20 mai au Souffle Continu (c'est là que j'ai acheté les deux livres, réciproquement 22€... et 52€, aïe !), il épata tous les journalistes présents à l'Olympia quand en sortie de scène du concert de Sonic Youth il leur posa comme première question : "Est que Un Drame Musical Instantané, ça existe toujours ?" Hélas, depuis 2008, la réponse est négative, mais je suis heureusement bien vivant et continue à produire toujours plus de musique que d'articles !

mercredi 3 avril 2019

Chansons débiles


Je connaissais évidemment They're Coming to Take Me Away, Ha-Haaa! de Napoleon XIV et sa version française par Berthe, le double album de Wild Man Fischer produit par Zappa et quelques autres trucs loufoques, mais je suis tombé coup sur coup par hasard sur C'est Fab de Nancy Sesay And The Melodaires, puis sur les deux volumes de Only In America, recueil d'une soixantaine de chansons débiles américaines des années 60 et début des 70s sorti sur le label Arf! Arf! à l'initiative d'Erik Lindgren. Ce ne sont pas tant les instrumentaux que les voix qui sont à côté de la plaque ou du moins prennent définitivement la tangente par rapport à ce qui tourne rond. On y croise des vers de terre, des araignées, des barrissements, des rugissements, des substances illicites et du rock en veux-tu en voilà avec des voix de faussets et des barytons de baloche !

Vol. 1
01. The Laughing Record #1 (2:51) 02. Jon Appleton - Chef D'Oeuvre (2:33) 03. Tony Burello - There'S A New Sound (2:30) 04. The Incredible Kim Fowley - Young American Saturday Night (1:53) 05. Terry Teene - Curse Of The Hearse (2:30) 06. The Wicked - The Spider & The Fly (2:06) 07. Electric Experience - Theme (2:23) 08. Pot Party (2:16) 09. Stu Mitchell - Acid (2:01) 10. Invisible Burgundy Bullfrog - Batman Rides Again (3:56) 11. The Intimates - I'Ve Got A Tiger In My Tank (2:16) 12. Individuals - Jungle Superman (2:53) 13. Forbidden Five - Enchanted Farm (1:55) 14. Forbidden Five - R.F.D. Rangoon (2:10) 15. Phoenix Trolley - Three Part Invention (Too Many Trees In The Forest) (2:18) 16. Randy And The Rest - The Vacuum (2:50) 17. Endless Pulse - Nowhere Chick (2:15) 18. Cosmic Rock Show - Rising Sun (2:41) 19. Call Girl (1:05) 20. The Gay Teenager (2:00) 21. My Love - Ease The Pain (2:37) 22. Mystery Track (0:35) 23. New Bang - Go Go Kitty (2:32) 24. Time Masheen - Big Black Bird (2:02) 25. Herter'S Crow Calling Record - Part One (2:43) 26. Herter'S Crow Calling Record - Part Two (2:51) 27. The Beagles - Let'S All Sing Like The Biries Sing (1:56) 28. Shaggs - My Pal Foot Foot (Unreleased Live Version) (2:30) 29. Mysterious Clown - Mysterious Clowns (2:59) 30. Oshun - Rattle Of Life (2:22) 31. The Far-Out,Underground Acid Rock Feet Of Harry Zonk - For What It'S Worth (2:51) 32. David Arvedon - Buckets Of Water (Unreleased) (4:30) 33. Bonus Track (0:19)
Vol. 2
01. James Rebel O'Leary - Rebel Star (2:23) 02. Tangela Tricoli - Stinky Poodle (2:20) 03. Miriam - In 1967 (1:34) 04. Nora Guthrie - Emily'S Illness (3:09) 05. Msr Singers - I'M Just The Other Woman (2:37) 06. William Howard Arpaia - Listen Mr Hat (2:35) 07. Harry Burgess - Chicago Policeman (3:32) 08. Phil Philips - Th Evil Dope (3:33) 09. Unknown - Mcdonald'S Funeral Home (0:50) 10. Earl Coleman - Hippy Heaven (4:56) 11. Roger Bailey - Did She Break Your Heart (1:46) 12. Rodd Keith - The Green Bug (2:43) 13. James Rebel O'Leary - South Bound 81 (2:30) 14. Buddy Max - Cheese Eating Flea Market Cowboy (2:00) 15. The World (We Wish) - Laughter Part I (2:27) 16. The Electric Lollipop - Lightning Bug (2:24) 17. Langley Schools Project - Little Deuce Coup (2:25) 18. Melvin Kaiser - Heap 'Lil Injun (2:28) 19. Uge - Mad Charles (2:15) 20. Monocles - The Spider And The Fly (2:04) 21. Lou Berrington And The African Kamp - The Kwella Stroll (2:54) 22. Sacramento City Collge Stage Band - Lsd '67 (4:14) 23. Georgie Leonard - Ernie The Narc (2:19) 24. Lost Dimension - Purple Haze (3:02) 25. Lucky Charms - Wipeout (2:42) 26. Ed Moose Savage - Gut (0:52) 27. Jim Fassett - Symphony Of The Birds Second Movement (Buffo) (3:55) 28. Don Wescott - Shimmering Glimmering Tube (7:14) 29. The Decibels - Star Spangled Banner (2:01)

Il y a quelques covers (des reprises) et les titres parlent souvent d'eux-mêmes, mais je ne connaissais presqu'aucun de ces artistes en herbe, champignons et buvards...

jeudi 7 mars 2019

Le son sur l'image (32) - LeCielEstBleu, du Zoo à ... 4.5.1


LeCielEstBleu

Le CD-Rom d’auteur, puis le CD-Rom culturel, perdant donc avec dommage leur crédit auprès des éditeurs, la suite se passe sur Internet. On abordera plus loin comment les choses pourraient évoluer dans l’avenir. En 2001, je rejoins Frédéric Durieu qui vient de créer le site LeCielEstBleu avec Kristine Malden et le peintre Nicolas Clauss. Le métier de développeur est l’authentique nouvel apport au monde de l’audiovisuel. La musique, le cinéma et les arts graphiques existaient, mais c’est l’ajout de l’interactivité qui fait révolution. Il s’agit de programmer le moteur qui va permettre à tous les médias de fonctionner ensemble, et au niveau d’un Schmitt ou d’un Durieu, l’interactivité élève l’algorithme au niveau des autres modes d’expression. Ce ne sont plus des techniciens, mathématiciens brillants, mais des partenaires de création à part entière.

Pour une meilleure compréhension des œuvres qui vont être évoquées ici, il est conseillé d’aller chaque fois sur le site référent et de jouer avec les modules dont il est question en suivant les commentaires dévoilés (vœu pieu, 15 ans après avoir écrit ces lignes, alors que tout ce patrimoine a disparu dans une obsolescence programmée vendue sous le nom de progrès).

Le premier module que Fred et moi créons sur LeCielEstBleu est Flying Giraffes. Le succès est immédiat, des centaines de milliers d’internautes vont affluer sur le site. D’autres animaux suivront pour constituer le Zoo : Lucanus Cervus, Mosquito, Penguins, Equus. J’ai voulu sonoriser les mouvements des girafes avec un seul instrument, une percussion africaine appelée lala, de larges rondelles de bois qui s’entrechoquent sur un axe : léger lorsque marchent les girafes, rythmique de danse africaine lorsqu’on les attrape, déglingué lorsqu’on les relâche, un petit choc synchrone à l’atterrissage. J’ai dû ajouter une grappe de grelots ralentis lorsqu’on les fait voler dans le ciel.


Le deuxième animal à se laisser martyriser est un gros scarabée, le Lucanus Cervus. Je dis martyriser à dessein : Fred a été terriblement blessé d’apprendre qu’il n’avait pas obtenu de prix au Transmediale de Berlin à cause de la maltraitance exercée sur les animaux de notre Zoo. Lui qui ne ferait pas de mal à une mouche ! Ne supportant plus les villes, il vit dorénavant à la campagne où il peut enfin passer du temps couché dans l’herbe à photographier plantes et insectes, à cueillir des champignons et à cultiver son jardin. Même si notre scarabée a le don de réincarnation après avoir volé en éclats, il est certain que ces jeux ne sont pas innocents. Ils évoquent parfois la cruauté de l’enfance. Je sonorise le scarabée avec des sons de synthèse lourds et inquiétants pour lui donner des allures de machine de guerre. Son pas est martial, sa volte-face agressive. Un petit son de plus si on s’en saisit. On peut jouer une mélodie de cordes grave et dramatique en le promenant sur l’écran blanc. Au relâchement de la souris, les quatre vingt quinze parties du corps animé se répandent au son d’une explosion pesante et métallique.


Je sonorise le moustique, Mosquito, avec ma bouche, bruits de lippe narquois transposés à des hauteurs aléatoires. Un son de marais travaillé électroacoustiquement crée un univers imaginaire. Une goutte d’eau hors champ fait exister l’étang lorsque chute un moustique. Pour les pingouins, je cherche des sons réalistes qui collent à la chromo carte postale de l’image, mais je ne peux résister à l’envie d’accentuer l’humour de la scène en jouant moi-même le rôle d’un d’entre eux lorsqu’on l’attrape et l’immobilise dans les airs. Tous les animaux du Zoo obéissent à la même règle, il faut les attraper au vol.


Même les chevaux d’Equus se manipulent comme des pantins, mais cette fois la musique est ridiculement emphatique : une boucle de boléro tourne en fond, des percussions rythment leur pas, des cuivres soulignent leurs cabrioles, des cloches ponctuent leurs figures, et le bruit de leurs naseaux rappelle leur chair. La plupart des sons du Zoo sont générés par les mouvements de la souris : clic, relâchement et déplacement… Frédéric Durieu a une manière bien à lui de programmer ses modules. Comme pour Alphabet, il se débrouille toujours pour que les objets s’animent même si l’utilisateur est inactif. Cet aspect génératif de sa programmation remplace ainsi astucieusement une « aide » en montrant l’exemple. De plus, il y a chez lui une élégance dans la jouabilité : une navigation réussie ne devrait pas susciter de recherche laborieuse pour comprendre ce qu’on a à faire, tout doit être évident pour éviter à l’utilisateur les tâtonnements fastidieux et lui permettre de se laisser aller, à jouer tout simplement.
Les animaux du Zoo ont conduit Frédéric Durieu à créer un outil, muet, qui offre à chacun d’animer ses propres pantins, ils ajoutent une femme, une araignée de mer et, surtout, un pupitre de commande qui permet d’agir sur tous les paramètres de PuppetTool.
Un soir de désœuvrement, je propose à Fred de sonoriser son cinétique Moiré, réalisé quatre ans auparavant. En superposant les deux disques composés de cercles concentriques on déclenche quatre boucles sonores qui s’empilent au fur et à mesure que les cercles se confondent, avec crescendo progressif de chaque couche sonore : un son aigu avant que les deux disques ne se rencontrent, un moteur d’hélicoptère quand ils commencent à s’interpénétrer, des cordes lorsque les circonférences touchent les centres, une déflagration de percussions à l’instant où les centres se superposent. L’effet cinétique m’ayant fait penser au générique de Vertigo d’Alfred Hitchcock, dessiné par Saul Bass, j’eus l’idée de cette tension musicale très inspirée par le compositeur du film, Bernard Herrman.


Même protocole avec Week-End. Fred m’envoie par mail le module muet : des oiseaux dans le ciel composent des figures en étoiles en fonction des mouvements de la souris. La scène s’inscrit dans un cadre noir circulaire, comme à travers une lunette télescopique. Trouvant la narration trop gentille et trop simplette, je propose de la sonoriser avec un contre-champ d’accidents de voitures et de sirènes que la transposition de hauteur (pitch) indique de police, de pompiers ou d’ambulance. Il n’y a toujours que quatre petits fichiers sons : l’ambiance ville, une sirène, un coup de frein, un accident… Mais cette fois, aucune interactivité ne les guide, la partition sonore est totalement aléatoire. Je m’inspire encore du cinématographe, ici Che cosa sono le nuvole ?, le court-métrage de Pier Paolo Pasolini, et Crash de David Cronenberg. Dans le premier, les marionnettes d’Othello et Iago jouées par Toto et Ninetto Davoli, lapidées par la foule, se retrouvent jetées à la décharge ; les deux pantins couchés sur le dos découvrent, émerveillés, ce que sont les nuages ? Le second met en scène des accidents automobiles… Mais ce qui me plaît ici, c’est le potentiel d’interprétations que la scène recèle. Chaque fois que j’ai montré ce petit module en public et que j’ai demandé aux spectateurs ce qu’ils ou elles avaient imaginé, j’ai entendu autant de versions qu’il y avait de témoins !

Les trois modules musicaux de Time obéissent à des lois radicalement différentes. L’interface de Big Bang consiste à simplement agrandir deux rectangles, l’un compris à l’intérieur de l’autre et en poussant les bords. La symphonie électroacoustique personnelle à chaque manipulateur que ces mouvements déclenchent au fur et à mesure que grandissent les rectangles est une évocation chaotique de la création du monde. Ce module ouvrait le pilote de notre projet d’adaptation du Jardin des délices de Jérôme Bosch sur CD-Rom. Les parallélépipèdes noir et le blanc sont censés représenter la matière et l’anti-matière qui se frottent l’une à l’autre jusqu’à produire le petit résidu qui sonna notre origine ! Dans le passé, j’avais plusieurs fois tenté de parvenir à ce résultat musical sans en être satisfait, une improvisation agissant sur de grosses masses orchestrales. Frédéric Durieu m’offre cette fois de réaliser mon rêve. Je lui livre quatre banques de sons : cinq fichiers de cuivres, cinq de percussion, cinq de sons électroniques et treize extraits radiophoniques. La position de la souris sur l’écran joue le rôle de mixeur pour les trois premières catégories de sons tandis qu’on la promène en roll over. On peut activer et désactiver les cuivres en cliquant. Les citations radiophoniques se déclenchent quand les rectangles reprennent leur taille initiale. Au lancement du programme, les sons sont transposés dans le grave, mais plus on joue avec Big Bang plus la transposition s’opère vers le haut, jusqu’à totalement disparaître dans le spectre ultrasonore.


Le deuxième module de Time est également issu du Jardin des délices, réalisé avec la graphiste Veronica Holguin. Forever produit une musique répétitive infinie, différente à chaque redémarrage : un choix aléatoire de cinq instruments s’effectue parmi onze possibles, ainsi que la tonalité, le tempo, le mode binaire ou ternaire. Ensuite, cet hommage à Steve Reich évolue tout seul grâce à un système programmé d’élisions et d’additions de notes, de règles strictes (les combinaisons rythmiques évoluent toutes les huit mesures) et de choix aléatoires (la hauteur des notes). Les cinq instruments distribués dans l’espace stéréophonique sont des percussions à clavier (marimbas, celeste, cloches tubulaires), des bois (flûte, cor anglais, clarinette basse, basson), des cordes pincées (pizzicati). Ce sont tous des instruments qui supportent d’être courts et dont le clonage est moins pénible que des cuivres ou des cordes frottées. Au bout de quelques minutes, de nouveaux instruments remplacent les premiers. Toutes les notes ont la même longueur et s’enchaînent les unes derrière les autres. Nous avons dû ajouter un silence de la même durée pour créer des rythmes, et ajouter sans cesse de nouvelles règles pour que la musique finisse par nous plaire, en rééquilibrant les basses et le reste, en accélérant certaines progressions, en évitant les répétitions malheureuses, en changeant de tonalités toutes les trente deux mesures, de tempo toutes les quarante huit, et tutti quanti. Il y a vingt-quatre notes par instrument, soit deux cent soixante-cinq sons. Les touches numériques de 1 à 0, commandes secrètes destinées aux présentations en public, permettent de fléchir un peu le système musical : 0 remet tout à zéro, 1 monte l’ensemble d’un demi-ton, 2 passe en binaire, 3 en ternaire, 4 change les cinq instruments en cours, 5 à 9 correspondent au changement de tel ou tel instrument situés dans la stéréo. Pendant que la musique évolue toute seule, les libellules dessinent des étoiles qui elles-mêmes se transforment sans cesse, et ce grâce à une erreur programmée, l’arrondissement à la décimale supérieure de l’algorithme concerné.



Le premier module de Time, Big Bang permet d’improviser en promenant la souris sur l’écran, le second, Forever, est musicalement génératif. Pour le troisième, PixelbyPixel, chaque pixel de l’écran propose une combinaison musicale différente, soit 1024x768 = 786 432 possibilités qui, chacune, varient dans une infinité de propositions ! On improvisera, comme pour le premier, une musique électroacoustique en promenant la souris, mais cette fois, ce n’est pas le mouvement qui est important mais la position, abscisse et ordonnée. Les deux éléments de l’algorithme sont la distance de la souris avec le centre et l’angle ainsi formé. Ces spécifications m’ayant été préalablement fournies, j’envoie vingt-deux percussions mono dont un piano (sur cinq des huit pistes disponibles), trente-six boucles stéréo sur toute l’étendue possible (trois pistes), et quatre sons de passage mono. Je dis « j’envoie » car nous correspondons à la fois par mail (sons et règles) et par téléphone (explications et ajustements). Nous avons, depuis, ajouté à cette panoplie une petite caméra vidéo qui nous permet de communiquer en visioconférence. La base de cette œuvre musicale est constituée des boucles stéréo, sons électroniques créés sur un synthétiseur–échantillonneur que j’ai préalablement programmé avec mes propres sons, et qui sont répartis autour du centre en trente-six zones comme des parts de tarte. Les boucles sont transposées dans le suraigu lorsque la souris s’approche du centre et dans l’extrême grave en se rapprochant des bords du cadre. Leur durée étant proportionnelle, plus on s’éloigne du centre, plus la boucle est longue. La hauteur des percussions s’appuie sur la règle inverse : plus on s’éloigne du centre plus elles sont courtes et nerveuses. Leur tempo et leur rythme sont donnés par un algorithme complexe qui s’appuie sur une combinaison binaire de 0 et 1, toujours suivant la position de la souris, abscisse et ordonnée. On peut supprimer les percussions pendant un moment avec la touche espace. C’est particulièrement intéressant lorsque l’on joue très près du centre. Pour chacun des modules musicaux que je compose, j’aime laisser une part de découverte et d’invention au joueur, que l’espace de transgression soit préservé !


De son côté, Fred répond en ajoutant sans cesse de nouvelles règles, certaines n’agissant parfois qu’après une durée de jeu conséquente. Soudain de nouveaux sons apparaissent en même temps que les objets animés adoptent de nouveaux et surprenants comportements. C’est par exemple la cas de l’iMac Show, un iMac qui fait des pirouettes comme la lampe de Pixar mais en réagissant aux titillements de la souris et à son humeur du moment ! Je définis avec Fred la liste des adjectifs caractérisant chacun de ces comportements, puis j’enregistre ma voix en tâchant de conserver la légèreté du graphisme et l’élégance des mouvements tout en cherchant à humaniser notre timide iMac. Je devrais écrire cabotiner tant il fait penser à un petit chien. Nous faisons de petites transpositions pour gommer l’aspect trop mécanique et panoramiquons la cinquantaine de sons suivant la place de l’objet. Mon travail ressemble ici plutôt au bruitage de dessin animé qu’à de la musique interactive, contrairement au module Free Zerpo que nous réalisons pour le site Internet de Nike.


Cette fois, chaque lettre du clavier de l’ordinateur correspond à une figure acrobatique d’un danseur et à une boucle sonore qui l’accompagne. Je place cinq boucles rythmiques sur les lettres en bout de rangée et une sixième, un break, sous la barre espace. Le passage d’une boucle à une autre est camouflé par un son de passage, il y en a cinq tirés en aléatoire. Les vingt et une lettres restantes sont superposées à ces rythmes. Certaines obéissent à des lois exceptionnelles comme de ne jouer qu’au contact du sol plutôt qu’à la frappe sur la touche, une autre le fait se tortiller jusqu’à ce qu’on la relâche… Lorsque l’on attrape le danseur, une nouvelle banque de cinq sons, tirée parmi trois possibles, se superpose pour composer une mélodie aléatoire, tantôt cordes frottées, tantôt xylophone, ou petits bruits bizarres.



De nombreux projets ne virent jamais le jour, comme toujours, essais abandonnés en cours de route, faute d’une conception erronée ou d’un manque de subsides. Il en est ainsi de Loopy Loops, tentative avortée de musique infinie composée avec Bernard Vitet à partir d’un système cellulaire, ou Le Jardin des délices resté à l’état de pilote. Je regrette beaucoup le Jardin proprement dit, où poussaient plantes, fleurs et champignons aux formes plus que suggestives, vulves et phallus suggérés par ces photographies de nature prises en forêt et dans les champs. Le rythme variait chaque minute tandis que des flûtes mélodiques accompagnaient les apparitions, on entendait les herbes écartées, les caresses portées aux fleurs généraient des râles de plaisir. Les rythmes de cette forêt d’émeraude y étaient moites, les flûtes si calmes qu’elles nous laissaient respirer à notre tour… Dans L’Enfer du Musicien, défilait l’histoire de la musique pendant qu’un eugénisme imbécile et cruel résolvait avec terreur la question démographique.


Planète Circus est le dernier CD-Rom resté à l’état de pilote : belle interface qui évoluait au gré de la météo et numéro d’équilibre sur un fil avec flopée d’animaux savants.

P.S.: relisant ce que j'ai écrit en 2005, je suis totalement dépité que toutes ces créations aient disparu dans la faille de l'obsolescence programmée. Certaines fonctionnent encore sur un vieil iBook blanc que j'ai pieusement conservé et qui m'a permis de réaliser les captures-écran, mais il me lâchera un jour comme toutes mes machines. Je n'ai aucune trace d'autres comme le danseur de Free Zerpo et ma collection exceptionnelle de CD-Rom dort au grenier...

Précédents chapitres :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles / Au cirque avec Seurat / Casting / Musique originale ou préexistante / Bruitages et un peu de technique 1 / 2 / Le synchronisme accidentel / La musique interactive
III. Un drame musical instantané : Un drame musical instantané / Un collectif / Des films pour les aveugles 1 / 2 / L'image du son / La nouvelle musique du muet / Rien que du cinéma ! 1 / 2
IV. L'auteur multimédia : L'auteur multimédia / Carton / Machiavel / Alphabet, la poésie interactive / LeCielEstBleu, du Zoo à...

À suivre :
LeCielEstBleu, La Pâte à Son / Flying Puppet, le WWW en peinture / Somnambules / Les Portes, vers de nouvelles interfaces...

mercredi 27 février 2019

Le son sur l'image (30) - Machiavel 4.3


Machiavel, scratch vidéo interactif

En 1998, l’œuvre suivante, réalisée en collaboration avec Antoine Schmitt, est le complément audiovisuel de l’album d’Un Drame Musical Instantané, Machiavel. Il s’agit d’un scratch interactif de cent onze boucles vidéo. Chaque très courte boucle, de 0,5 à 4 secondes, affectée de son propre son, réfléchit tout ce qu’il y a de plus beau ou de plus terrible sur notre planète. Au départ, nous souhaitions faire une relecture poétique du Monde Diplomatique, regarder la Terre vue de la Lune comme filmée par un touriste extra-terrestre à qui l’on aurait confiée une petite caméra japonaise ! Qu’en reste-t-il ? Je ne sais pas. Du fait que la boucle sonore n’a pas tout à fait la même durée que la boucle vidéo, naissent des synchronisations mouvantes, multipliant les effets de sens. Synchronisme accidentel, quand tu nous tiens ! L’effet répétitif de la boucle produit une sorte de zoom psycho-acoustique dans le son comme dans l’image. Les vidéos abordant les thèmes les plus attractifs à l’espèce humaine (sexe, mort, argent), une bascule s’exerce parfois, suggérant au joueur que Machiavel s’adresse directement à lui, d’autant qu’Antoine en a fait un objet comportemental qui réagit au plaisir et à l’ennui. Nous l’appelons l’effet clébard : si on ne s’occupe pas bien de lui il vient coller son museau le long de notre jambe, si cela ne suffit pas il pose sa patte, excédé il ira jusqu’à nous lécher la figure. Il s’habitue au joueur, il le sollicite si celui s’arrête, il copie son comportement, il insiste et puis finit par aller se recoucher dans son panier ! Antoine ajoute : « plus qu’interactif, Machiavel est un objet physique. Il est impossible de ne pas le manipuler car tout mouvement de la souris l'influence. On est immédiatement et irrémédiablement dans son univers. C'est l'apport fondamental de la programmation comme matériau. Une des premières œuvres d'art programmé. » Machiavel se comporte donc différemment face à des gestes lents ou rapides, tendres ou brutaux. Les placides contemplent les vidéos les unes après les autres. Les jeunes gens et les DJ zappent comme des malades ! Certains comportements permettent de l’apprivoiser, d’autres le contrarient. Mais qui manipule qui ? Machiavel était annoncé pour un Power PC 100 MHz ou un Pentium 100 avec Windows 95. Avec le temps et la vitesse des processeurs, l’aspect comportemental est devenu plus capricieux. Pour en goûter tout le fruit, il est recommandé d’y jouer plutôt sur d’anciennes machines. Encore heureux que cela fonctionne toujours… Nombreuses œuvres de l’âge d’or du multimédia ne s’ouvrent déjà plus sous aucun système récent. L’incompatibilité cyniquement contrôlée des anciens supports chassés par les nouveaux lorsque le marché arrive à saturation laisse entrevoir un désastre culturel dans la mémoire de l’humanité. Il est plus difficile d’entretenir ou reconstruire les appareils électroniques que les systèmes purement mécaniques. Dans quelques années y aura-t-il encore des machines pour relire ce que nous aurons produit, enregistré, filmé, imprimé ? Dans combien d’années les fichiers s’effaceront-ils d’eux-mêmes ? Le livre a résisté au temps, mais cette course délirante à ce qu’il est coutume d’appeler le progrès, ces fantastiques archives se multipliant sans cesse de façon quasi logarithmique, pourraient sombrer dans l’oubli total, effacés, illisibles, immense trou noir dans l’histoire des hommes.

Machiavel est dédié à deux cinéastes, Michelangelo Antonioni et Ferdinand Khittl. On comprend aisément la dédicace à l’auteur de Blow-Up : le photographe joué par David Hemmings y découvrait un meurtre en agrandissant progressivement un cliché pris dans un parc. Ici la répétition des boucles, tant sonores que vidéos, fait remonter à la surface les détails à première vue et à première écoute invisibles ou inaudibles. Lorsqu’on fabrique une boucle sonore, il est intéressant de noter que plus longtemps on l’écoute, plus la moindre virgule, la moindre pétouille, prend le devant de la scène, et l’on finit par n’entendre plus qu’elle. C’est un zoom avant psycho-acoustique. Il s’ajoute aux décalages avec l’image qui produisent des effets de sens variés, glissements infimes ou catégoriques.


Le film de Khittl, Die Parallelstraße (La route parallèle), est une œuvre rare de 1964 que je n’ai eu l’occasion de voir qu’une seule fois à la Cinémathèque Française, il y a trente ans, en version originale allemande non sous-titrée ! (il est sorti depuis en DVD) Des individus sont réunis dans une pièce où leur sont projetés des petits films numérotés, courts-métrages sur des sujets extrêmement divers. Ils ne savent pas pourquoi ils sont là, mais ils comprennent qu’ils seront tués s’ils ne percent pas cette énigme…

Toutes les images de Machiavel, à quatre exceptions près, ont été tournées par Antoine, Agnès Desnos et moi-même. À la fin de sa réalisation, je deviens tellement obnubilé par notre concept que je rêve en boucle. C’est très angoissant.

Les sons sont presque tous issus des 33 tours d’Un Drame Musical Instantané, la partie musicale de cet album hybride, à la fois CD-Rom et CD-audio, obéissant également à un concept vinylique : réédition et remix d’anciennes pièces du Drame, nouvelles pièces faisant intervenir des DJ, puzzling à partir des disques 33 tours du Drame, et bien d’autres facéties où nos sillons abreuvent notre sang impur. Je recherche des effets parfois humoristiques ou légers, parfois dramatiques ou critiques. En sonorisant l’image d’un iguane avec une messe à l’envers, l’animal semble être l’objet de vénération d’un rituel païen. Un film 16 mm de touristes sur le lac de Constance accompagné par une musique de film symphonique grandiloquente fait penser à des immigrants dans un film d’Elia Kazan. La flamme du Soldat Inconnu prend des allures de pamphlet contre la guerre grâce aux sanglots d’une femme. Face à un match de football, on n’entend que les supporters qui hurlent et klaxonnent. Le placement d’une musique met l’accent sur un personnage qu’on ne distinguerait pas autrement, perdu dans la foule. Le son témoin d’un moine sur un pont au Japon met en valeur sa petite clochette si l’on patiente. Un rythme de rock donne une impression de décervelage programmé à des jeunes qui suivent le rythme en oscillant la tête. Le faux synchronisme d’une scène de skaters, sautant sur un tremplin devant la Fontaine des Innocents, donne sa véracité à l’action pourtant bouclée. Un violoncelle souligne la bonhomie machiste d’un petit oiseau qui ne cesse de faire sa cour, évidemment sans succès puisque c’est une boucle ! Le déclenchement d’un appareil photo dans le silence rappelle directement le film d’Antonioni, tandis qu’on devine des policiers emmenant de force un jeune manifestant. Un fax sonorise le filé d’un panoramique circulaire au cimetière du Père-Lachaise. Un zapping télé préenregistré brouille les cartes…


En scratchant avec la souris, on déclenche d’autres familles de sons. Il y en a une série pour les mouvements courts, une pour les mouvements amples, une troisième pour les va-et-vient. Les sons sont tirés aléatoirement.
D’autres n’apparaissent que si l’on s’arrête suffisamment longtemps sur une vidéo : ce sont des phrases clefs, en anglais et en français. Machiavel fait alors un insert répété à l’intérieur de la boucle répétitive liée à l’image et joue de la surprise. Le choix est à la discrétion du programme !
Normalement, il n’est nul besoin de cliquer pour jouer, mais, si on cède à cette tentation, on entre dans un autre monde : les vidéos disparaissent, une porte s’entrouvre laissant apparaître un rai de lumière et de nouvelles boucles interviennent, cette fois plus musicales. Cette manipulation peut permettre au joueur d’atteindre une vidéo désirée, numérotée de 1 à 111, sans avoir besoin de scratcher.
Au démarrage, on entend le son de la petite horloge du préchargement. Tout aussi discret, une aiguille gratte la surface d’un disque qui tourne sans fin sur son plateau tandis que défile le déroulant du générique de fin.

Après Machiavel, Antoine se consacre à une carrière solo d’artiste multimédia. Il glisse du Web aux installations et aux spectacles vivants, fabriquant ses propres sons pour ses nanoensembles. Son site gratin.org est dédié aux formes d'art utilisant les programmes comme matériau central. Parlant une quantité de langues informatiques, amateur de Philip K. Dick, Antoine s’est passionné pour les objets comportementaux : « Dans mon travail artistique comme plasticien, je tâche de trouver les contextes et les conditions pour traquer sans relâche la nature de la réalité et la nature humaine : mon questionnement, d'ordre philosophique, est celui du « pourquoi ça bouge - comme ça ? » J'utilise la programmation comme matériau artistique principal pour recréer algorithmiquement l'origine du mouvement. Dans le champ des arts plastiques, je crée des situations ou des objets qui confrontent leur semi-autonomie à celle des visiteurs. Dans mes performances, c'est le performer (parfois moi-même) qui est placé dans une situation délicate. La notion de contrôle est centrale, tout comme celle de sensation. C'est à dire que je me place délibérément à un niveau infra-langage. »


Une de nos dernières collaborations aborde une nouvelle sphère d’intervention sonore. Antoine a lancé avec Adrian Johnson un site de sonneries de téléphone portable originales composées par près d’une vingtaine de créateurs sonores, sonicobject.com. Tous les lieux sont devenus publics. Partout, sans cesse, nous devons subir la pollution sonore. J’ai pensé aux autres, à ceux qui sont autour de nous lorsque notre portable se met à hurler son secret impudique. Alors, pour rendre notre quotidien plus doux ou plus hirsute, j'ai composé des formes courtes et bouclées en pensant à la poche ou au sac d'où elles émettent, identités uniques, moments privilégiés. Des sonneries délicates qu'on entend à peine, juste pour soi, dans l'intimité de l'appel attendu. Des sonneries brutales, affirmations de sa différence, revendications affirmées d'un pluralisme des sources. Des sonneries qui font sens, qui toquent à la porte, qui marquent les heures, qui font rêver d'un ailleurs, des sonneries rien qu'à soi… Les compositions musicales trop complexes conviennent mal à la courte durée de ces séquences en boucle comme à leur médiocre diffusion par un minuscule haut-parleur. Bien choisir la gamme de fréquences. Sérénité de la flûte, variété de timbres de la guimbarde dont les fréquences sont privilégiées par les codes de compression, comme avec la voix humaine. Mon souhait est de redonner un peu de chaleur humaine aux froides machines communicantes, d’y ajouter une pointe d'humour, de les apprivoiser plutôt qu'elles ne nous dévorent. C’est encore avec Antoine que je travaille sur Nabaztag, le lapin de Violet. Antoine programme l’objet communicant tandis que j’en assure tout le design sonore.


L'opéra pour 100 lapins Nabaz'mob fera le tour du monde après que nous l'ayons créé au Centre Pompidou le 27 mai 2006 . Nos clapiers sont en hibernation, mais prêts à repartir sur la route si vous êtes lagomorphes !

lundi 25 février 2019

Naïssam Jalal et Nicole Mitchell à Sons d'Hiver


J'ai avoué à Naïssam Jalal que j'étais allée à son concert à reculons. Pensez, une flûtiste seule en scène, certes avec une comédienne qui récitait en arabe ancien, celui de l'Égypte, des poèmes d'Amal Donkol disparu en 1983 à l'âge de 43 ans, mais c'était à Choisy-le-Roi dans le cadre de Sons d'Hiver. La dernière fois que j'ai joué à ce festival c'était il y a 25 ans, du temps où Michel Thion le dirigeait, lui qui l'avait fondé sous le nom de Futurs/Musiques, lui-même devenu aujourd'hui poète après avoir été barman, déménageur, fabricant de bougies, agent de planning en compagnie aérienne, dessinateur en béton armé, puis analyste informaticien durant huit ans, et même professeur de judo diplômé ! Je parle de Thion parce qu'il avait cherché à faire venir le public local et que ses successeurs ont continué à s'y employer. Je me souviens qu'il y avait alors toujours un groupe amateur en première partie des luxueuses soirées. Figurait cette fois le nonette de Nicole Mitchell en seconde partie, mais j'étais encore un peu cassé par le décès maternel survenu lundi matin. J'ai pensé que cela me ferait du bien de sortir et j'ai emmené Éric et Michèle qui avait de son côté gardé Eliott toute la journée. C'est dire si nous étions frais ! La musique a le pouvoir de nous faire oublier la tristesse et la fatigue, qu'on l'écoute ou, mieux, qu'on la joue. Comme j'avais trouvé formidable la quête d'invisible de Naïssam Jalal au travers de son récent double album et que la présence en France de l'ancienne présidente de l'AACM est une chose rare, j'ai pris mon volant à deux mains et j'ai filé par des chemins détournés que Waze m'indiqua subtilement.
Le sens des mots étant capital, un joli petit livret avec les textes d'Amal Donkol nous fut remis avant le début du spectacle. Ensuite j'ai préféré me laisser bercer par la voix de Nanda Mohammad et les flûtes incroyables de Naïsam Jalal. Lire les traductions projetées en surtitres cassait l'évocation. Que ce soit à la flûte traversière ou au nay, Naïssam rivalise de virtuosité lyrique avec une variété de timbres et d'attaques époustouflantes. Elle chante aussi, sans la flûte, dans la flûte, à côté de la flûte. Nous étions transportés par la magie de son jeu tandis que les poèmes choisis par le metteur-en scène/écrivain Ahmed El Attar chantaient calmement, mais de manière déterminée, une colère qui semblait cibler le régime syrien alors qu'elle remontait aux catastrophiques Accords de Camp David qui isoleraient dramatiquement le peuple palestinien. La poésie est éternelle. Même pas millésimée. Éternelle. Comme la musique. Parce qu'elles tournent autour des choses sans les nommer précisément. Elles y révèlent pourtant l'essence de la vie, justement. Des Fragments du Livre de la Mort aux Dernières paroles de Spartacus, impossible de se réconcilier lorsqu'on a subi l'outrage, la lâcheté et la violence.


Puis se fut l'entr'acte où nous nous rassasiâmes au bar d'une soupe de châtaignes. La prestation de Nicole Mitchell était intéressante, mais écrasée par le son des retours qui brouillait la spatialisation des musiciennes et musiciens organisés en arc de cercle. Les improvisations de la violoncelliste Tomeka Reid semblaient super, mais son instrument en plastique ou résine avait une sonorité sourde et étouffée qui n'arrangeait pas les choses. On entendait difficilement la harpe d'Hélène Breschand, pourtant heureuse de participer à cette "belle aventure humaine" dirigée par la flûtiste américaine. L'ambiance du Black Earth Ensemble composé également d'un excellent joueur de shakuhachi et d'un autre Japonais qui jouait du shamisen, de la contrebasse et du taiko, d'une violoniste et d'un guitariste, était chaleureuse, mais les mises en place approximatives, probablement dues à une percussionniste bien lourde qui suivait plutôt qu'elle ne guidait, ramollissaient l'ensemble jusqu'à ce qu'un type dont on se demandait ce qu'il faisait là intervienne...


Quand un chanteur se sert du sens pour choisir ses intonations, tout devient lumineux. Avery R. Young nous gratifia d'une prestation exceptionnelle, retenant ses effets, éclatant, se tordant, se redressant comme les meilleurs interprètes de soul. L'orchestre trouva là sa forme, emporté par le feeling d'un artiste vivant son rôle de tous ses muscles, électrisé de la tête aux pieds. J'ai cru comprendre qu'il était question de transmission. Dans ses performances Young révèle le racisme et la misogynie qui étaient toujours à l'œuvre derrière les paravents obamesques. On voit bien ici aussi où nous mène notre pseudo démocratie.

lundi 28 janvier 2019

Le mystère Dolphy


Le mystère Dolphy réside dans le "je ne sais quoi" qui en fait un des plus grands musiciens de jazz alors que sa musique, d'une rare inventivité, respire une humilité exceptionnelle chez les solistes souffleurs. Il est possible qu'Eric Dolphy, comme Miles Davis à la trompette, ait calqué son jeu sur sa manière de parler, la syntaxe de la parole dictant son rythme et ses pauses, sa prosodie et ses éclats. Dans mon panthéon personnel je l'ai toujours associé à Albert Ayler et Rashaan Roland Kirk, peut-être parce qu'on y devine un hiatus entre ce qu'on en attend et ce qu'on y entend, des liens assumés distordus avec d'autres sources que celles du jazz, la fanfare transformée en soul chez Ayler, l'Histoire du jazz chez Kirk, la musique classique ou contemporaine chez Dolphy que beaucoup considèrent par ailleurs comme l'un des passeurs fondamentaux du hard-bop au free... Incroyablement visionnaire, sans aucun mysticisme il efface toute virtuosité apparente. J'aurais bien aimé relire le Dolphy de Guillaume Belhomme (ed. Lenka Lente), mais je me suis énervé en vain en scrutant les tranches des bouquins de ma bibliothèque à m'en user les yeux.
Au moins, mes oreilles sont intactes pour écouter le triple album Musical Prophet: The Expanded New York Studio Sessions (1962-1963) que vient de publier Resonance Records. Il est composé de Iron Man et Conversations, deux disques formidables et relativement méconnus de 1963, produits par Alan Douglas, producteur de l'indispensable Money Jungle du trio Ellington-Mingus-Roach, d'albums de John McLaughlin, The Last Poets, Malcom X, Timothy Leary, et connu pour avoir géré l'héritage discographique post mortem de Jimi Hendrix de 1975 à 1995. S'y ajoutent 85 minutes d'alternate takes inédites, retrouvées récemment chez James Newton, enregistrées alors à New York du 1er et 3 juillet, un an avant la mort de Dolphy pour un diabète non diagnostiqué, à l'âge de 36 ans.
Bernard Vitet, qui avait joué avec lui à Paris, m'avait raconté qu'il mettait cinq sucres dans son café ! À mon ami qui s'était déchiré le bras en traversant une porte vitrée lors d'une querelle de ménage, il expliqua comment jouer de la trompette de la main gauche, ce qui avait transformé Bernard en ambidextre. Dolphy l'avait réconforté en lui disant que la seule chose grave était de mourir. Il s'envola pour Berlin où, quelques jours plus tard, il fut terrassé.


Lors de ces sessions Dolphy, toujours aussi extraordinaire à la flûte, au sax alto ou à la clarinette basse, est accompagné par William "Prince" Lasha (flûte), Huey "Sonny" Simmons (sax alto), Clifford Jordan (sax soprano), Woody Shaw (trompette), Garvin Bushell (basson), Bobby Hutcherson (vibraphone), Richard Davis et Eddie Kahn (contrebasse), J.C. Moses et Charles Moffett (batterie). Pour A Personal Statement enregistré le 2 mars 1964 à Ann Arbor dans le Michigan, ce sont le pianiste Bob James, le bassiste Ron Brooks, le percussionniste Robert Pozar et le contreténor classique David Schwartz qui le secondent. Dans les nombreux duos (Alone Together, Muses For Richard Davis, Black Brown and Beige Come Sunday, Ode To Charlie Parker), mais aussi les grands ensembles (Burning Spear), la basse tient une place prédominante, en pizz en contrepoint de la flûte ou à l'archet dans le registre de la clarinette basse. Love me joué seul à l'alto annonce aussi la modernité du free. Avec Iron Man, Mandrake, Burning Spear (écrits par Dolphy), l'orchestre innove dans un contexte historiquement assumé et un superbe esprit de fête. Ainsi Jitterbug Waltz (de Fats Waller), préfigurant certaines pièces de l'Art Ensemble of Chicago, et le caribéen Music Matador (de Lasha et Simmons) m'ont toujours donné envie de danser, phénomène assez exceptionnel de ma part pour que je le signale !

→ Eric Dolphy, Musical Prophet: The Expanded New York Studio Sessions (1962-1963), 3 CD (existe aussi en vinyle) Resonance Records, 30€

samedi 26 janvier 2019

Birgé, hallucinogène dans L'Huma


Les coups de cœur de Fara C.
Birgé, hallucinogène
Touche-à-tout génial, empêcheur de tourner en rond, musicien, écrivain, citoyen actif… Jean-Jacques Birgé ne se laisse enfermer dans nulle étiquette. Son CD le Centenaire de Jean-Jacques Birgé 1952-2052, fort d’un superbe livret de 52 pages (par le graphiste Étienne Mineur), témoigne avec fulgurance de son inventivité hallucinogène. Et facétieuse. Pionnier des synthétiseurs et de l’électro, improvisateur sur le fil, il parvient à réunir, comme dans une même boucle, une humanité immémoriale et le futurisme le plus avant-gardiste. Du beau monde en ce CD : Elsa Birgé, Bernard Vitet, Vincent Segal (ici à la basse électrique, exceptionnellement) et bien d’autres forces vives d’une expression artistique insoumise. À Saint-Ouen, avec David Coignard (installations) et Laurent Stoutzer (guitare, électronique), le claviériste présentera la performance OSO (Ondes sur ombres).
Jean-Jacques Birgé : 26 janvier, Mains d’Œuvres, Saint-Ouen ;
CD le Centenaire de Jean-Jacques Birgé 1952-2052 (GRRR), www.jjbirge.bandcamp.com.

N.B.: pour illustrer son article, Fara C. a choisi la vidéo Y a pas d’hélice hélas, c’est là qu’est l’os ! avec Sophie Bernado (voix, basson), Linda Edsjö (batterie) et ma pomme (trompette à anche, clavier)...

mercredi 23 janvier 2019

Fruits défendus


Pendant des années je n'ai pratiquement plus mangé de fruits sans en connaître la raison. Peut-être avais-je seulement la flemme de les éplucher ? Cuisinant de plus en plus souvent de légumes, l'idée de corvée d'épluchage est de l'histoire ancienne, mais mes mains en prennent un sacré coup. Je déteste enfiler des gants pour quelque tâche ménagère que ce soit, autant pour charrier du bois pour la cheminée que faire la vaisselle. Emmitouflé, j'ai l'impression que les objets m'échappent. D'où mes crevasses extrêmement douloureuses aux coins des ongles. Coquin, j'ai longtemps invoqué les dangers du couteau pour épargner mes mains de musicien, mais vivant à nouveau seul je ne peux me soustraire à aucune de ces activités, d'autant que j'aime que ma maison soit propre et ordonnée ! Ces coupures me contrarient et m'inquiètent un petit peu à quelques jours du concert de samedi prochain à Mains d'Œuvres*, nom prédestiné en regard de ces confessions...


La plupart du temps j'assimile bizarrement les fruits à des médicaments, par exemple comme si les agrumes rimaient avec vitamine C. Enfant je mangeais surtout des bananes, faciles à éplucher, en chantant "j'aime les bananes parce qu'il n'y a pas d'os dedans !". Mon père savait retirer la peau des poires sans les toucher, avec une fourchette et un couteau. Ces jours-ci je me repais de kakis à la petite cuillère. Mon goût pour l'exotisme culinaire m'oriente vers les fruits rares. Je me souviens des premiers kiwis importés par Paul Corcellet ou des litchis que nous ne connaissions au début qu'en boîte et au sirop. Ces jours-ci, avant le Nouvel An chinois, on trouve plutôt des longanes fraîches. On les reconnaît aux tiges qui sont absentes des surgelées. Face à un arbre fruitier ma gourmandise a pourtant toujours été insatiable, jusqu'à m'en coller des crampes intestinales carabinées. J'ai du me réfréner sur les figues de Marseille qui me rendaient complètement fou. Ce sont les fruits rouges qui me plaisent le plus ; dans l'ordre, framboises, mûres et mûres du framboisier, cerises, groseilles, fraises, sans parler des espèces sauvages que je privilégie par dessus tout. Adorant le sucre, j'ai donc un rapport ambigu aux fruits. Ils représentent la santé, mais comme la mienne a toujours été excellente, j'avais l'impression qu'ils étaient superflus. Peut-être aussi préférais-je d'autres desserts, comme les yaourts (avec du sirop d'érable, du miel ou de la confiture), la mousse au chocolat, les pâtisseries orientales ou la glace (je n'envisage pas l'absence de Berthillon au congélateur, mais les crèmes ont ma faveur au détriment des sorbets, à part celui au cacao bitter, un must absolu). Aujourd'hui je mange des fruits surtout à l'heure du goûter, loin des repas. J'essaie d'avoir une vie plus saine...

* Performance OSO (Ondes sur Ombres) Samedi 26 janvier à 19:30 / 20:50 / 22:05 avec Laurent Stoutzer (guitare)et David Coignard (installation vidéo) à Mains d'œuvres, Saint-Ouen lors du MOFO.

lundi 14 janvier 2019

Cold Blood à La Scala


En 1991 j'avais été séduit par Toto le héros, le premier long métrage de Jaco Van Dormael où excellait Michel Bouquet. Cinq ans plus tard, le charmant Huitième Jour, qui avait révélé Pascal Duquenne, avait changé le regard de beaucoup de monde sur les handicapés mentaux atteints de trisomie 21. Mr Nobody, son film quantique de 2009 n'avait convaincu ni les amateurs de science-fiction ni les autres, ce qui est totalement injuste. Il y a trois ans Le Tout Nouveau Testament possédait la poésie de tous les précédents films avec une bonne dose d'humour belge. Or, coup sur coup, Jaco van Dormael présente trois spectacles magiques à La Scala, nouveau théâtre du boulevard de Strasbourg à Paris à la programmation remarquable depuis sa récente ouverture. J'ai raté les deux premiers, mais le troisième se joue heureusement jusqu'au 26 janvier.


Après Amor et Kiss & Cry, le cinéaste s'associe encore une fois à sa compagne, la chorégraphe Michèle Anne De Mey, et au Collectif Kiss & Cry pour réaliser Cold Blood, un spectacle où tous les arts sont conviés pour créer une féérie dont les doigts et les mains sont les interprètes. Nous assistons ainsi au tournage d'un film en temps réel dont le studio est miniature tandis que le résultat est projeté sur un grand écran juste au dessus des manipulateurs, donnant l'impression d'un décor géant. Ces marionnettes modernes content une histoire écrite par Thomas Gunzig, collaborateur de van Dormael sur son dernier long. Le prétexte de la vie et de la mort importe peu en regard des illusions qui enthousiasment le public, quasi hypnotisé, pour le potentiel à le faire rêver, avion dans la tempête, forêt dans la brume, etc. Cette abstraction chorégraphique permet aussi à des enfants de jouir de cet émerveillement malgré le sujet qui pourrait sembler grave. Un bémol de taille, et pour cause, la musique est enregistrée alors que tous les autres protagonistes, une dizaine, sont en direct sans filet. Une partition aussi inventive que le reste du spectacle pourrait faire glisser cette charmante féérie vers le chef d'œuvre, alors que la musique classique souligne l'action de manière ostensiblement illustrative, banalisant l'ensemble, même si les émotions sont intactes.

J'aurais probablement dû humblement proposer mes services aux auteurs pour leur prochaine création plutôt qu'écrire un article ! Mais ces jours-ci je ne chôme pas. J'ai terminé la musique d'un beau documentaire de Nicolas Le Du... À la demande d'Amandine Casadamont me voilà chercher comment transformer l'hymne européen en pompeuse musique de jeu vidéo et humaniser une imprimante avec des instruments de musique roumains (quel drôle de métier !) pour un ACR... J'attends le feu vert pour sonoriser une websérie pédagogique amusante conçue par Sophie de Quatrebarbes et Sonia Cruchon (le teaser est déjà réalisé) et une application pour tablette avec clips et divers jeux... Enfin je participe à la création de David Coignard et Laurent Stoutzer le 26 à Mains d'œuvres pour le MOFO alors que je n'en ai pas encore écrit une ligne... Tout cela évidemment prend le pas sur le blog que je rédige entre les gouttes et les acrobaties domestiques qui m'éreintent à coups de déménagements... Comme si cela ne suffisait pas, hier soir, suite à un geste maladroit, je me suis entaillé un doigt (en référence à l'affiche de Cold Blood, beaucoup plus effrayante que le spectacle ?) en faisant exploser une sculpture ! À part cela j'ai une pêche d'enfer qui devrait m'ouvrir les portes du paradis si je sais marier patience et persévérance ;-)

jeudi 10 janvier 2019

Le son sur l'image (20) - Un drame musical instantané 3.1


III. Un drame musical instantané

Fallait-il placer ce chapitre avant ou après celui sur le multimédia ? À ce stade du récit, je choisis de revenir à la chronologie, insistant sur le cheminement d’une pensée issue de la pratique. Les aventures relatées ici concernent mes œuvres les plus personnelles, tant musicales, au sein d’Un Drame Musical Instantané, qu’interactives comme nous y reviendrons dans le prochain chapitre.

Les leçons que j’ai tirées de ma pratique croisent souvent la tentative de décryptage de ma démarche. Rien n’empêche le lecteur d’aborder ce livre dans un autre ordre que celui dans lequel je l’ai construit. On ne le répétera jamais assez : la lecture est un processus éminemment interactif… Contrairement à la rédaction ! Persuadé que la logique de la création va se nicher dans les coins reculés de notre longue histoire, je la reprends depuis les origines, ici seulement celles de l’auteur, soyez rassurés, les antécédents audiovisuels ayant déjà été esquissés dans la première partie. Pour les poètes obsessionnels qui souhaitent un retour radical vers le passé, je renverrai au module Big Bang sur le site Lecielestbleu (hélas plus accessible depuis) !


Coup de chapeau à mes maîtres

Ayant institué une règle d’or de m’égarer dans un labyrinthe d’activités qui tient du Lego et de la charade à tiroirs, il est plus sage de repartir de mes débuts pour dérouler le fil d’Ariane qui me mène jusqu’à vous. With a little help from my friends. Né en 1952 à Paris rue des Martyrs dans le IXe arrondissement, je suis un petit Parisien typique. Ma mère est née boulevard de Strasbourg, ma grand mère rue du Faubourg Saint-Denis. Du côté de mon père, c’est Angers. Un boulevard y porte le nom de mon grand-père, Gaston, directeur de l’usine d’électricité, déporté et gazé à Auschwitz, après avoir été dénoncé par un de ses ouvriers. Gaston est mon second prénom. Mes souvenirs de vacances angevines embaument des jardins fleuris où se promenaient une poule jaune et une tortue facétieuse, avec le château fort comme toile de fond et des étendards confectionnés pour la Libération retrouvés au fond d’un garage. Mon père ayant émigré depuis longtemps à Paris et choisi son propre parcours, je n’y ai que très peu d’attaches. Côté maternel, même si un quart de queue trônait au milieu du salon de l’avenue Constant Coquelin, rares sont les antécédents musicaux familiaux. Ma grand-mère maternelle, Madeleine, était soprano dramatique amateur comme cela pouvait se pratiquer dans les bonnes familles bourgeoises, capable de réciter Corneille ou de tenir tous les rôles d’un opéra, au grand dam de toute l’assemblée. Elle avait chanté aux Concerts Colonne sous la direction de Paul Paray. Mon grand-père, Roland, avait connu Max Jacob et Erik Satie. Cela s’arrête là. Aucun musicien dans la famille, et mes parents, qui s’affublaient du qualificatif d’intellectuels de gauche, ne me semblaient posséder aucun réel sens artistique. Par contre, ma tante Arlette, la sœur aînée de ma mère, était peintre abstrait. Il y avait, accrochées dans notre appartement, nombreuses de ses toiles. Il est possible que cette présence m’incita à passer à une autre abstraction, la musique. Ai-je été influencé par ces formes colorées que je trouvais agréablement déséquilibrées et dont le côté bancal me procurait un vertige émotionnel ?


Lorsqu’elle rencontra mon père, ma mère était vendeuse en librairie. Il était alors agent littéraire. Jusqu’à l’âge de quarante ans, il avait été un aventurier, accumulant tous les métiers à condition qu’on n’y porte aucun uniforme ! Mon père, ce héros, fut piqueteur pour lignes à haute tension, coiffeur pour dames, barman au Ritz, pêcheur sur un chalutier, correcteur au Bottin, videur de boîte de nuit, acteur de cinéma, critique à l'ORTF, modiste, espion pendant la guerre, médecin à la Libération… Journaliste à France-Soir, correspondant du Daily Mirror, il interviewe Churchill et Paulette Godard alors mariée à Chaplin, il parle anglais avec l'accent d'Oxford et écrit l’allemand en gothique. Il fonde et dirige la Collection Métal avec Jacques Bergier, des romans d'anticipation. Contrebandier, il passe des médicaments en Espagne et des livres porno en Belgique, son coéquipier est le futur éditeur Éric Losfeld… Agent littéraire, il lance Frédéric Dard, dit San Antonio, et Robert Hossein, il a les droits du Salaire de la Peur et de Fifi Brindacier, est l'agent de Michel Audiard, de Marcel Duhamel et de sa Série Noire, de Francis Carco dont il produit les pièces. Il est secrétaire de rédaction à Cinévie, vendeur de voitures d'occasion, chef de publicité, administrateur des Ballets de Janine Charrat, expert auprès des Tribunaux pour l'Opéra de Paris… Il est le Visiteur du Soir dans une émission de Pierre Laforêt sur Europe 1, auteur d'un feuilleton policier pour la radio, candidat bidon pour lancer L'Homme du XXe Siècle avec Pierre Sabbagh à la Télévision Française. Il aide Bruno Coquatrix à ouvrir l'Olympia en faisant de la cavalerie, traduit mes versions latines sans dictionnaire, fait des contresens, et il regrettera toujours d'avoir abandonné le monde du spectacle, après avoir fait faillite en produisant, au Théâtre de l’Étoile, la comédie musicale Nouvelle Orléans avec Sidney Bechet. Jacques Higelin, qui y tenait son premier rôle, me terrorisait, déguisé en indien avec des plumes et hurlant tant et si bien que je m’accroupissais dans le fond de la loge à son entrée en scène. J’ai cinq ans. Mon père doit changer de vie parce qu'il a deux enfants à charge et plus un sou, il remboursera ses dettes jusqu’à trois ans avant sa mort. Il adorait la musique, je représentais un peu sa revanche. Au Hot Club de France, Louis Armstrong venait tous les soirs jouer dans sa chambre comme il avait la plus grande de l'hôtel. Ses goûts l’emmenaient plutôt vers le jazz à la papa et Beethoven. Les interprétations de Karajan m’horrifiaient, il me faudra découvrir les enregistrements de Bruno Walter pour enfin me réconcilier avec ses symphonies. Il est mort un casque sur les oreilles en écoutant la Callas chanter la Traviata. Pour ses funérailles, il désirait que je joue de la trompette. Comme si j’en avais le cœur ! Plutôt qu’un concert de canards, je concoctai une heure trente d’histoire de la trompette jazz qui nous permit de tenir le coup pendant l’interminable cérémonie de la crémation, simulacre de rituel sans les pompes. C’est tout de même moins pénible en plein air.

Ma seconde naissance remonte à 1968. J’ai quinze ans. Le 10 mai 1968, je demande au proviseur de mon lycée s’il y aura des sanctions si nous faisons grève. On n’avait jamais vu cela. En cinq minutes, ma vie bascule. J’étais un gentil petit garçon qui refusait de descendre acheter le pain s’il n’avait pas enfilé sa cravate. Je deviens un révolutionnaire qui file enfoncer les portes du lycée de filles voisin pour emmener nos camarades à la manifestation. Je n’ai pas réussi à attirer plus d’une vingtaine de filles ce jour-là, mais c’est un bon début ! Le soir, mon père me dit, qu’après tout ce qu’il m’a raconté sur son engagement politique, ma mère et lui vont être très inquiets mais qu’ils comprennent mon enthousiasme. Je fais partie du service d’ordre à mobylette pendant les manifs, je livre des affiches imprimées aux Beaux-Arts pour l’ORTF, vends le journal Action Porte de Saint-Cloud et milite au Comité d’Action du XVIe arrondissement (sic !). Trop indiscipliné, je n’ai jamais appartenu à aucun parti.

J’enchaîne directement avec un voyage initiatique aux États-Unis, trois mois de vacances d’été à en faire le tour, seul avec ma petite sœur de treize ans. Nous voyageons la nuit en bus Greyhound lorsque nous n’arrivons pas à nous faire héberger. À Cincinnati, je vais à des battles of the bands, concours d’orchestres de rock. Jef, un copain de mon âge, me fait écouter Frank Zappa. À San Francisco, les enfants de nos hôtes me font fumer mon premier pétard, m’emmène au Fillmore West écouter le Grateful Dead et m’offre les deux précédents disques de Zappa qui n’est pas leur tasse de thé. Leur père, médecin pour les Black Panthers, apprend le swahili (J'ai publié en 2014 le roman USA 1968 deux enfants qui raconte cette incroyable aventure, roman pour tablette avec photographies, films, musiques et interactivité !). Je rentre à Paris, je fais pousser les graines que j’ai rapportées et je commence à m’intéresser à la musique. J’ai dans mes bagages Jefferson Airplane, les Silver Apples, David Peel and the Lower East Side, In-a-gadda-da-vida et le dernier 45 tours des Beatles, Hey Jude et Strawberry Fields Forever. Je découvre Captain Beefheart and the Magic Band, qui me fait définitivement sauter le pas vers tout ce qui est bizarre ! La rencontre décisive a lieu dans les coulisses du Festival Pop d’Amougies en Belgique. C’est le premier grand rassemblement en Europe, le festival ayant été interdit sur le territoire français. Je campe sous le chapiteau où se déroulent les concerts avec mon sac de couchage et un petit magnétophone sur piles. Les bobines font 9 centimètres, c’est du 4,75 cm/s. Un soir, je saute les barrières pour intercepter Zappa que j’abreuve de questions pendant quarante-cinq minutes. C’est le bonheur. J’aurai la chance de le revoir ensuite à chacun de ses passages à Paris. Au Festival de Biot-Valbonne, je lui trouve un ampli, des musiciens. Notre dernière rencontre remonte au concert du Gaumont-Palace avec le violoniste Jean-Luc Ponty. Mais ce sont surtout ses disques qui m’impressionnent. Dans son premier album, le premier double de l’histoire de la pop music, il donne la longue liste de ses influences. Pendant des années, je vérifierai mes nouvelles découvertes sur la liste publiée dans Freak Out ! : Schoenberg, Roland Kirk, Mauricio Kagel, Charlie Mingus, Boulez, Webern, Dolphy, Stockhausen, Cecil Taylor, et celui qui m’importe le plus, Charles Ives


Je me suis aussi entiché de son propre héros, Edgard Varèse (Indispensables, les Entretiens de Varèse avec Georges Charbonnier (Belfond). Le style et l’idée d’Arnold Schönberg (Buchet/Chastel), les livres de John Cage et les quatre énormes volumes du Traité d’orchestration de Koechlin (Max Eschig) m’ont également impressionné). Zappa le citait sur chacune de ses pochettes : « Le compositeur d’aujourd’hui refuse de mourir. » J’ai d’abord été fasciné par Déserts et Arcana. Déserts est la première partition mixte pour orchestre et bande magnétique. J’ai découvert ensuite Ionisation, Ecuatorial, Nocturnal et le reste du catalogue. Toute l’œuvre de Varèse tient sur deux cd. Il faudra attendre 1999 pour voir son intégrale réunie par Riccardo Chailly. Les rêves prophétiques de Varèse n’ont pu se réaliser que ces dernières années avec les nouvelles technologies et l’essor de la musique techno.

Les partitions symphoniques de Frank Zappa me touchent plus que ses chansons rock. Son film, 200 Motels, est un patchwork psychédélique très en avance sur son époque. Au début, j’adorais que chaque album soit complètement différent du précédent. Ensuite, ça s’est rockisé et banalisé. Je n’y suis revenu que sur la fin de sa vie, avec l’Ensemble Modern. Chez Zappa, j’adorais le mélange de sources et de genres, les effets électroniques, l’humour et l’engagement politique, l’énergie tant dans la musique qu’avec tout ce qui tourne autour.

J’ai enchaîné avec Sun Ra, Harry Partch, Conlon Nancarrow, Soft Machine, Steve Reich, l’Art Ensemble de Chicago, et Michel Portal. Je sortais souvent en concert, rock d’abord, puis très vite des trucs assimilés au jazz, probablement après avoir entendu les jazzmen à Amougies. Inoubliable Joseph Jarman de l’Art Ensemble de Chicago pastichant, complètement à poil, les rockers à la guitare électrique. La plus époustouflante démonstration avec le Purple Haze d’Hendrix à Monterey. J’ai plus tard parfait ma culture musicale avec l’intégralité des concerts organisés par Boulez à la création de l’Ircam, intitulés Perspectives du XXe Siècle. Mon compositeur fétiche reste l’américain Charles Ives. Il a tout inventé, dodécaphonisme, quarts de ton, sérialisme, polytonalité, musique répétitive, seulement le temps d’un morceau. Il a intégré un orchestre de guimbardes dans une symphonie, fait jouer l’orchestre dans douze tonalités simultanées sur des tempi différents, son quatuor à cordes est construit comme une conversation, et lui aussi est passionné de politique, influencé par les transcendantalistes dont s’inspirera plus tard la Beat Generation. Il fait publier à ses frais une proposition d’amendement pour élire le président des États-Unis au suffrage universel, déjà ! Comme personne ne veut le jouer de son vivant, il a une autre profession, assureur, il invente l’assurance sur la vie ! Certains critiques ont supposé que le véritable génie était son père, meilleur chef d’orchestre de la guerre de sécession, qui obligeait ses enfants à chanter en quarts de ton, faisait marcher l’harmonie de sa ville depuis un bout de la rue principale, et de l’autre, celle du patelin d’à côté dans une autre tonalité et dans un autre tempo, et du haut de son balcon situé à mi-chemin, il notait les notes qui arrivaient au fur et à mesure…

J’ai beaucoup de chance à cette époque, parce que les musiciens que je rencontre sont fascinés par ces deux mômes, ma sœur et moi, qu’ils considèrent comme de petites mascottes. Je fais le bœuf à la flûte avec Eric Clapton. J’accompagne les dévots de Krishna à l’harmonium chez Maxim’s avec George Harrison. Le véritable déclic qui va changer le cours de ma vie, c’est de rentrer à l’Idhec, à dix-huit ans. En 1971, je souhaitais arrêter mes études pour me consacrer au light-show et à la musique. Ma mère insiste pour que je tente le concours de l’école nationale de cinéma. Je suis trop émotif et rate souvent mes examens (À part celui de twist organisé par la radio quand j’avais dix ans, que j’ai gagné avec ma petite sœur… La plupart des prix que j’ai obtenus l’ont été sans que je m’y inscrive !), mais cette fois, je m’en fiche, je le passe pour lui faire plaisir, et réussis sans effort. Le concours est sensationnel, conçu pour déceler des aptitudes créatrices plutôt que pour vérifier des connaissances. Depuis que j’avais eu la bac, j’avais décidé de ne plus jamais faire quoi que ce soit qui me déplaise. Je m’y suis tenu, commençant par trois des plus belles années de ma vie. Le matin, projection de film ; l’après-midi, pratique ! Mes professeurs sont les plus grands professionnels du cinéma, j’apprends la direction d’acteurs avec Jacques Rivette et Michael Lonsdale, la prise de vues avec Henri Alekan et Ricardo Aronovitch, le cadre avec Alain Douarinou... Aimé Agnel est chargé de nous sensibiliser à l’univers sonore, et Michel Fano développe sa conception de la partition sonore. Si j’ajoute Antoine Bonfanti, mixeur entre autres de Godard, ce trio m’inocule une passion pour le son qui ne va plus me quitter. Bonfanti mixait, avec tous les doigts, baissant ou remontant brutalement les potentiomètres, sans la prudence qui m’a toujours énervé chez la plupart des professionnels. Pour La nuit du phoque (bien qu’il soit mon neuvième exercice cinématographique, La nuit du phoque est considéré comme mon premier film, coréalisé avec Bernard Mollerat en 1974. Il est sorti en DVD chez MIO Records, sous-titres français, anglais, japonais, hébreux, avec la réédition en CD de mon premier disque, Défense de, également accompagné de plus de six heures de musique inédite du trio Birgé Gorgé Shiroc), il nous demande si on regarde le film avant ou si on se lance directement. Nous sautons à pieds joints, tandis qu’il découvre le film au fur et à mesure des scènes, jouant des surprises et donnant au mixage une spontanéité que les machines automatisées d’aujourd’hui ne permettent plus. Il est parfois plus efficace de jouer sur des instruments simples qui préservent l’émotion et l’instinct que de vouloir tout contrôler en naviguant parmi des dizaines de pages mémorisées qui s’enchaînent et nous font risquer la noyade par abus de précautions.


Le plus marquant de tous les formateurs rencontrés à l’Idhec est le responsable de l’analyse de films, Jean-André Fieschi. Pendant trois ans, nous décortiquons les films à la table de montage. En seconde année, j’ai choisi montage plutôt que prise de vues comme seconde spécialisation en plus de la réalisation. À la sortie de l’École, je deviens son assistant et collaborateur pendant les quatre années qui suivent. Fieschi est un type génial, suicidaire dans ses propres œuvres, un passeur comme il en existe peu. Il a lui-même été formé par l’écrivain Claude Ollier, un des pères du nouveau roman. Il m’apprend 50% de ce que je sais aujourd’hui, me donne les outils pour acquérir par moi-même 40% du reste, je garde 10% pour mes parents qui m’ont donné une morale à toute épreuve. Je n’ai rien appris au lycée qui vaille la peine d’être souligné, pas même pendant les deux ans où mon professeur d’histoire-géographie est Julien Gracq, l’auteur du Rivage des Syrtes. Je bûche pour avoir de bons résultats, mais la valeur des choses m’y échappe. Je ne connais que les extraits de textes du Lagarde et Michard, on ne m’a jamais appris à lire un livre d’un bout à l’autre. Tout ce dont je me souviens des cours de musique, c’est d’avoir chanté La Grande Duchesse de Gerolstein d’Offenbach : « Voici le sabre, le sabre, le sabre… Voici le saabre dee mon père, et tu vaas le mettre àà ton côté, et tu vaas le mettre àà ton côté… » Après 1968, je comprends que les vraies valeurs sont ailleurs. Je me laisse porter par le succès scolaire de mes premières années mais le cœur n’y est plus. Je passe mon bac scientifique de justesse, du second coup, avec 2 en maths et 5 en physique, une prouesse, pirouette possible grâce à la philo, à la gymnastique et aux langues étrangères. À cette époque, on orientait déjà les bons élèves vers les mathématiques ; les littéraires étaient considérés comme des nuls, il ne peut être question de la filière artistique.

Jean-André Fieschi a été journaliste au Monde, au Nouvel Observateur, aux Cahiers du Cinéma, il joue Heckell (tandis que Jean-Louis Comolli joue Jeckell) dans Alphaville, son écriture est incisive, imagée, structurée comme un film, les siens sont hors du commun. Grâce à lui, je rencontre tous ceux et celles que je n’aurais jamais imaginé croiser : Godard, Rouch, les Straub, Rivette, Jean-Pierre Léaud, Bulle Ogier et tant d’autres. Je me souviens d’un soir de première au Musée Galliera avec Louis Aragon, où Steve Reich présentait Four Organs / Phase Patterns. Lorsque je sors de l’Idhec, Jean-André est directeur de production à Unicité, il me commande des musiques pour des audiovisuels. C’est beaucoup plus agréable que d’être asssistant-monteur de René Clément, ou assistant-réalisateur de Jean Rollin, même si on l’appelle le pape du porno vampire ! Quelques années plus tard, un de mes élèves me reconnaît en aveugle vendeur de cartes postales dans Suce-moi, vampire, la version hard de Lèvres de sang. C’est un rôle très chaste ! Cet étudiant est Christophe Gans, le futur auteur de Crying Freeman et du Pacte des loups. Il sait déjà ce qu’il veut. Je joue le rôle d’assistant de Jean-André pour son film expérimental, Les Nouveaux Mystères de New York, entièrement tourné à la paluche, une caméra qui a la particularité d’être un œil au bout d’un câble. À une époque où la vidéo est balbutiante, cette caméra Aäton, inventée par Jean-Pierre Beauviala, est révolutionnaire. Il paraît que le film que nous avons tourné s’est, depuis, effacé de la bande 6,35. Avec le temps, va, tout s’en va. Jean-André me fait lire des livres, à moi qui n’aie jamais lu que des Johnny Sooper et des Harry Dickson. Un jour que j’ai un panaris au pouce qui me fait souffrir le martyre, il me passe Le bras cassé de Michaux, c’est une révélation : « Nous ne sommes pas un siècle à paradis mais un siècle à savoir. » J’enchaîne avec les Écrits de Laure, Freud, la correspondance de Rimbaud, Ramuz… Il me fait découvrir l’opéra en commençant par ceux du début du siècle, Wozzeck de Berg et Pelléas et Mélisande de Debussy, pour remonter ensuite progressivement dans l’histoire. Même chose avec le free jazz, la musique classique, le cinéma. Je fais le chemin à l’envers. À l’école, ne devrait-on pas commencer par l’actualité pour remonter le fil du temps ? Jean-André m’apprend qu’il est toujours préférable de s’adresser au bon dieu qu’à ses saints, qu’il vaut mieux lire un livre de Renoir plutôt qu’un livre sur Renoir. Règle absolue, toujours remonter aux sources, pour se faire sa propre idée. Je ne saisissais pas ce que je pouvais lui apporter en retour. Plus tard, j’ai compris qu’il était fasciné par ma facilité de faire. La mise en pratique, l’action. Grand théoricien, il était handicapé par le passage à l’acte. À cette époque, j’agis intuitivement et réfléchis ensuite, cherchant à comprendre les pourquoi ; cela me poussera à écrire à mon tour, et ce faisant, à préciser mon langage.


Le dernier de mes maîtres est mon camarade de jeu, Bernard Vitet (lire son Cours du Temps). Nous nous rencontrons en 1976, lors d’un concert de soutien à la clinique anti-psychiatrique de Laborde, près de Blois. Nous sommes une quinzaine de musiciens à participer à l’orchestre Opération Rhino, réunis par Jac Berrocal. Je joue à jardin, à côté du saxophoniste Daunik Lazro. Il est côté cour, près de Pierre Bastien, qui, à l’époque, est contrebassiste. Je connais Bernard Vitet de réputation pour être un des fondateurs du Unit avec Michel Portal. Tout le monde semble préférer que je souffle dans mon saxophone alto plutôt que de me laisser tripoter cette drôle de machine qu’on appelle un synthétiseur et qu’aucun n’a jamais vu de près. Je suis pourtant franchement nul au sax. Bernard heurte rythmiquement des bouteilles de bière vides jusqu’à ce qu’elles éclatent, formant autour de lui un cercle vide jonché de bris de verre. Nous nous reconnaissons instantanément. Pendant deux jours, nous parlons de Monk et de Webern, hormis une petite interruption pour participer à une battue consistant à retrouver Brigitte Fontaine qui a disparu dans les bois. C’était une de mes chanteuses préférées, avec Colette Magny. Une autre fois, elle se réfugie à la cave à cause de l’orage. Je l’aime beaucoup. Il faudra attendre 1992 pour enregistrer tous ensemble. J’en rêvais depuis si longtemps. J’avais composé une chanson très fragile en pensant à elle, Brigitte est arrivée au studio en ne jurant que par le rock, c’était juste avant son come-back, j’ai dû reprogrammer le séquenceur dans l’instant et nous avons tout bouclé en deux heures et demie. Bernard avait souvent joué avec Brigitte. Il avait été le trompettiste le plus demandé dans le domaine des variétés et du jazz, tant be-bop que free. Il avait accompagné Gainsbourg, Barbara, Montand, Bardot, Marianne Faithfull, Diana Ross, Colette Magny, fait quatre ans de tournée avec Claude François, avait joué ou enregistré avec Lester Young, Antony Braxton, Don Cherry, Gato Barbieri, Chet Baker, l’Art Ensemble, Archie Shepp, Martial Solal, et, bien que brièvement, Django Reinhardt, Gus Viseur, Eric Dolphy, Albert Ayler… Il a même joué en compagnie du « quintette de rêve », sans Miles Davis qui était dans la salle ! Il avait été du premier groupe de free jazz en France avec François Tusques, de la première rencontre entre jazz et musique électroacoustique avec Bernard Parmegiani, fabriqué des instruments pour Georges Aperghis. Véritable légende vivante, il ne parle pourtant que très peu du passé. Il me faudra longtemps pour reconstituer le puzzle de sa vie. Avant la fin 1976, nous fondons le trio Un Drame Musical Instantané avec Francis Gorgé. Bernard nous apprend un nombre extraordinaire de choses. Pas seulement dans le domaine musical. Lorsque nous improvisons, il dit « quand tu hésites sur quoi jouer, arrête-toi ». Grâce à lui, nous apprenons le silence. Il n’y a pour moi rien de pire qu’un improvisateur bavard, entendez, avec son instrument ! Si j’avoue jouer des mélodies idiotes ou The Girl from Ipanema lorsque je suis seul à la maison, il me demande pourquoi pas sur scène ? Grâce à lui, je me décomplexe de mes maladresses. Lorsqu’un jour, je lui exprime mon désarroi sur le fait que je ne me sens pas aimé, il me répond « et toi, qui aimes-tu ? ». Il a le sens du paradoxe : « tu ne trouves pas qu’il fait plus froid à zéro qu’en dessous de zéro ? », « le miel peut traverser le verre, regarde le pot est toujours collant ! ». Cela fait bientôt trente ans que nous collaborons, c’est mon ami.

Beaucoup des personnes citées ici ont disparu, dont depuis 2005 Bernard et Jean-André. Et la vie a continué.

lundi 24 décembre 2018

Poptronics, du Web au papier


Fondé en 2007 par Annick Rivoire, longtemps journaliste multimédia à Libération du temps où cette rubrique existait dans de nombreux journaux et magazines, le site web Poptronics relatait tout ce qui se passait de chouette en ligne et hors ligne dans le domaine des nouvelles technologies. Le cinéaste Chris Marker s'en était d'ailleurs entiché et y envoyait régulièrement en éclaireur son chat Guillaume-en-Égypte. Nombreux artistes contribuèrent à cette revue du Net par leurs écrits, leurs créations graphiques ou sonores. Poptronics jouait les têtes chercheuses en parcourant le jeu vidéo, l'hacktivisme, l'interactivité poétique, les mondes virtuels, la musique électronique et quoi que ce soit composé de 1 et de 0. Comme tout ce qui fut créatif sur Internet, le modèle économique s'essouffla à force de bénévolat solidaire. Rappelons qu'il y a vingt ans la Toile était à 80% un monde de recherche, d'invention et de création et que, récupérée par les marchands, elle est devenue essentiellement celui du commerce et des services. Le formatage façon Amazon ou Trésor Public eut raison des velléités imaginatives des artistes qui y avaient reconnu un nouvel outil pour leurs aventures exploratrices. L'obsolescence programmée n'arrangea rien à l'affaire, faisant tomber dans l'oubli l'extraordinaire activité bouillonnante à l'œuvre depuis 1995, date des premiers CD-Roms de création. Ceux-ci cédèrent la place d'abord à Internet, puis aux installations muséographiques avant qu'un dernier bastion n'investisse les tablettes et les smartphones. Je possède ainsi quantité d'œuvres devenues invisibles sur les nouvelles machines, mais qu'il m'arrive d'exhumer grâce à un vieil iBook blanc qui fonctionne encore, mais pour combien de temps ?


L'équipe de Poptronics a donc décidé de laisser une trace de son remarquable travail en faisant passer une partie de ses archives numériques au papier. Difficile de réfléchir 272 pages aussi denses que hyper graphiques après un excellent édito dressant un portrait kaléidoscopique de dix ans d'activité. C'est pourtant ce que tenta David Guez avec son disque dur papier, une centaine de pages en corps 1,15 qu'aucune de mes loupes ne me permet de déchiffrer. Sous une couverture en simili cuir noir, les principaux artistes qui ont fait Poptronics se succèdent, du monochrome noir jusqu'à 9 passes de couleurs, argentées sur tranche : Albertine Meunier, Agnès de Cayeux, Systaime (ici en haut d'article), Roberte la Rousse (Cécile Babiole et Anne Laforet), Nicolas Frespech, Trafik (Pierre et Joël Rodière), Pierre Giner, Optical Sound (Pierre Beloüin et P. Nicolas Ledoux), Vincent Elka (Ana Vocera, Lokiss) et Christophe Jacquet dit Toffe qui a, de plus, réalisé la maquette de ce magnifique objet. Hélas pas moyen d'y inclure les archives sonores de Jean-Philippe Renoult, dites Popsonics, qui a mis en son la bande-annonce (ci-dessus) de Damien Bourniquel pour la campagne Ulule... À la vernissage de la kilo quadri Cécile Babiole nous gratifia d'une savoureuse féminisation de la langue française, exercice de style lourde de sens et Renoult diffusa quelques clips sonores en hors d'œuvres. Aux côtés des grandes pages généreuses plein cadre j'ai même trouvé mon propre PopLab si minuscule que j'eus du mal à le reconnaître, mais il est là, L'étincelle de janvier 2008, n°6 d'une série de 12 PDF commandés par AR. Le livre Poptronics est résolument pop, à la fois cheap à force de réduction de pixels et superbement sophistiqué par la qualité artistique de sa mise en pages. C'est un reflet de ce qui se passait dans les marges, à l'endroit de la pliure, avant que le Capital ne s'approprie le Web et renvoie les créateurs à des matières plus prosaïques, squats, cafés, caves ou anciennes gares désaffectées, les canalisant parallèlement vers des ressources alimentaires pour pallier les fins de mois difficiles comme ce que vit aujourd'hui la plupart de la population, spoliée corps et âme par une bande de bandits en cols blancs dont on peut espérer que les jours sont comptés. Alors la poésie retrouvera ses lettres de noblesse avec des 0 et des 1 livrés à la danse des électrons, ou faisant rimer les arbres qui se refusent à la pâte à papier, pour que nous puissions réentendre la pousse des feuilles au prochain printemps. Y a du boulot, et Poptronics, toujours alerte, continue à s'y employer !

Poptronics, tiré à 800 exemplaires, ed. Poptronics/Tombolo Presses avec le soutien du Dicréam, dist. Les Presses du Réel et Idea Books, 35€

vendredi 21 décembre 2018

Le son sur l'image (15) - Musique originale ou préexistante 2.7


Musique originale ou préexistante

J’ai découvert très tôt que n’importe quelle musique pouvait fonctionner avec n’importe quelle scène de film. Faites-en l’essai vous-même, diffusez une séquence de film muet sur votre magnétoscope ou votre lecteur de dvd, rejouez-la en la sonorisant chaque fois avec une musique différente… Ça marche ! Mais à chaque essai, le sens est radicalement différent. Le rôle du designer sonore est de contrôler ce sens en fonction des besoins du scénario. En 1942, aux États-Unis, Hans Eisler, qui suit les préceptes de son maître Arnold Schönberg (Schönberg a écrit une œuvre instrumentale intitulée Musique d'accompagnement pour une scène de film. Cet Opus 34, écrit entre 1929 et 1930, était une commande de petite symphonie en trois parties : Danger menaçant, Angoisse, et Catastrophe) sur la musique de film, écrit celle de Hangmen Also Die (Les bourreaux meurent aussi) de Fritz Lang. Pour la mort du nazi Heydrich, il compose quelque chose de dérisoire et fragile : « Dans un film fasciste allemand, en ayant recours à une musique tragique et héroïque, on aurait pu transformer le criminel en héros. »

Au cinéma la musique est fantasmée. Les réalisateurs l’admirent et la craignent. Ils envient ce medium qui permet de raconter des histoires et de faire passer des émotions sans images ni paroles, mais ils ont peur qu’elle écrase le film. Certains illustrent leurs films avec leurs morceaux favoris sans que cela ait de rapport de sens avec leur sujet. D’autres perpétuent la tradition de placer une chanson sur le générique de fin. Les violons dégoulinent à la moindre scène sentimentale, l’apothéose figure des chœurs célestes, l’action est accompagnée d’un rythme trépidant. Les conventions ont la vie dure.


Éternelle question que celle de l’utilisation de musique originale ou préexistante ! L’intérêt et le défaut de cette dernière est qu’elle apporte son lot de références. Cela peut être utile lorsqu’on recherche quelque référence culturelle ou historique : la cinquième symphonie de Beethoven dans Verboten de Samuel Fuller, la Marche Nuptiale de Mendelssohn ici et là, Gustav Mahler dans Mort à Venise de Lucchino Visconti, sans compter les films dont le héros est un musicien ! Méfions-nous par contre des références individuelles : un souvenir agréable pour les uns peut être un cauchemar pour d’autres. Une chanson entendue lors d’une rencontre pourrait rappeler à quelqu’un d’autre une rupture. Sans parler du coût des droits qui peut carrément ruiner la production… N’oublions pas qu’une musique, même du domaine public, appartient à son éditeur, celui qui a financé son enregistrement, et qu’aucune citation, la plus courte soit-elle, n’est autorisée, contrairement à de vieilles croyances. Les droits d’auteur sont automatiquement gérés par les sociétés civiles qui perçoivent et répartissent, mais l’autorisation est payante ! Certains calent des morceaux existants en pensant régler plus tard le problème, mais lorsque le temps est venu, les images ou le découpage collent si bien à la musique qu’il ne reste plus qu’à négocier les droits. Vous n’êtes plus alors en position de force. Il faut payer. Les sommes sont souvent extrêmement élevées, à condition même que les ayant-droits acceptent. Certains compositeurs ou certaines interprétations sont inaccessibles.

Prudence donc. Tant de compositeurs ne demanderaient pas mieux que de composer des musiques totalement adaptées au propos du réalisateur, avec la durée nécessaire, la couleur exacte recherchée, la cohésion de l’ensemble… Les projets interactifs réclament une adaptation parfaite au support. Il ne s’agit pas seulement d’avoir une cohérence générale des séquences musicales, il faut encore que tous les sons de navigation se fondent dans cet ensemble. Suivant les projets, on pourra comparer leur rencontre à un orchestre et des solistes, à un plat et ses épices. Les deux sont liés. Les boucles, très utilisées dans les CD-Roms ou sur Internet, sont plus simples à réaliser lorsque la musique a été composées dans ce but. Pour le film 1+1, une histoire naturelle du sexe, le réalisateur Pierre Morize avait sonorisé son film avec des morceaux de John Lurie sans en avoir auparavant négocié les droits, mais son problème majeur (la question des droits incombant au producteur !) était que trois des cinq scènes principales fonctionnaient à merveille, mais pas du tout le reste. Il avait beau écouter tous les disques de John Lurie, impossible d’y trouver son bonheur… Désirant conserver une unité musicale à son œuvre, Morize me demanda de composer une musique originale qui marcherait avec toutes les scènes de son documentaire.


J’ai raconté plus haut comment, au cinéma, la technique du leitmotiv wagnérien faisait loi, appelons cela thème et variations. Le thème principal du film est repris à toutes les sauces, lentement, rapidement, dans des orchestrations, des styles et des tonalités variées. C’est une façon de fabriquer une unité. Le leitmotiv offre l’intérêt d’associer un personnage ou une situation dramatique récurrente à un thème musical. Cela peut être intéressant pour relier discrètement des scènes entre elles, voire inconsciemment. Dans Boudu sauvé des eaux, Jean Renoir fait passer une chanson de personnage en personnage, comme un tube que l’on fredonne et dont on ne peut se défaire : « Les fleurs du jardin chaque soir ont du chagrin… », la mélodie se laisse adopter par chacun comme l’attachant personnage de clochard joué par Michel Simon… On a vu, par contre, comment les médias interactifs se prêtent difficilement aux systèmes qui jouent sur le rappel. Toute impression de déjà entendu donne l’impression d’un retour en arrière ou de stagnation, menant à un effet claustrophobique plus ou moins diffus. Puisque revenir en arrière est courant dans les jeux vidéo et les œuvres interactives, ces mouvements dans l’espace correspondraient à des effets temporels du plus mauvais effet. Lorsque c’est possible budgétairement, il est donc astucieux de faire en sorte que le joueur sente que le temps s’est écoulé lorsqu’il revient à une scène déjà visitée.

Comme tout ce que j’ai pu raconter dans ces pages, je continue à penser qu’il n’y a pas de règles universelles pour utiliser ni le son ni la musique dans les œuvres audiovisuelles. Quelques uns s’y sont parfois risqués, mais dans ce domaine comme dans tous les arts, c’est l’originalité qui doit faire loi. L’originalité c’est à la fois l’interprétation appropriée au sujet et la personnalité de l’auteur, ou des auteurs. À chacun d’inventer ses propres lois, de trouver la manière de traiter le son dans son film, ou ses films. Dans les années 30, aux États-Unis, Max Steiner incarne avec succès le style hollywoodien qui consiste à associer musique et images, pour des films comme Les chasses du Comte Zaroff, King Kong, Le mouchard, Autant en emporte le vent… En France, Maurice Jaubert défendra l’efficacité contre la profusion symphonique, la dialectique visuelle dictant le nombre de notes de musique et les mobiles du scénario les interventions sonores (disparu prématurément en 1940, Jaubert, fut le compositeur des films de Jean Vigo, Zéro de conduite et L’Atalante, et de Marcel Carné, Drôle de drame, Quai des brumes, Hotel du Nord, Le jour se lève, et le devint donc à titre posthume pour Adèle H., L’argent de poche, L’homme qui en aimait les femmes et La chambre verte). Georges van Parys, Jean Wiener, Georges Auric, Joseph Kosma, et plus tard, Georges Delerue, ont hérité de ce point de vue. Certains réalisateurs, ayant trouvé la couleur musicale de leurs films, s’associent avec un compositeur en enchaînant les collaborations. On citera les cas de couples célèbres, Bernard Hermann et Alfred Hitchcock, Elmer Bernstein et Otto Preminger, Nino Rota et Frederico Fellini, Ennio Morricone et Sergio Leone, Michael Nyman et Peter Greenaway, Goran Bregović et Emir Kusturica, Danny Elfman et Tim Burton… François Truffaut épuisa le catalogue de Maurice Jaubert en demandant à François Porcile de lui en trouver toutes les partitions encore inédites. L’histoire de la musique de film recèle d’anecdotes, de David Raksin, composant le thème de Laura en lisant la lettre de rupture de sa femme, à Godard, flattant Georges Delerue en lui demandant de composer du Mahler pour Le mépris.


Certains réalisateurs de films sont également de grands paroliers. Jean Renoir écrivit La complainte de la Butte avec van Parys pour French Cancan, Jacques Demy signa les dialogues de tous ses admirables films, des Parapluies de Cherbourg aux Demoiselles de Rochefort, de Peau d’Âne à Une chambre en ville. Michel Legrand composa la musique de presque tous, sauf le dernier cité, dû à Michel Colombier. De son côté, Alain Resnais, avec On connaît la chanson, construit tout son film sur des citations d’extraits de chansons dont les acteurs miment l’interprétation. Pour l’opéra d’Arnold Schönberg Moïse et Aaron Jean-Marie Straub et Danièle Huillet enregistrent l’orchestre symphonique en studio et font intervenir les chanteurs en play-back et en direct pendant le tournage. Les films indiens de Bollywood obéissent à des règles strictes, sept chansons venant ponctuer le mélodrame qui se termine systématiquement par une happy end. Les acteurs y sont tous doublés et les chanteurs sont souvent beaucoup plus connus que les corps qui les hébergent, d’autant qu’ils ont un pouvoir de réincarnation à répétition, prêtant leur voix à de nombreux acteurs au cours de leur longue carrière. Comme je suis un grand amateur de films musicaux et qu’il est inutile de dresser ici la liste des plus célèbres, je ne résiste pas à l’envie de signaler La Symphonie des Brigands de Friedrich Feher, Les 5000 doigts du Docteur T de Roy Rowland et The Night Before Chrismas (L’étrange Noël de Monsieur Jack) de Tim Burton, La petite chronique d’Anna Magdalena Bach de Straub et Huillet où Gustav Leonard joue le rôle de Jean-Sébastien Bach, qui sont tous de petits chefs d’œuvre.


Il arrive que la musique soit utilisée en situation, justifiée par l’action. Au début de La grande illusion de Renoir, Frou-frou est joué par un 78 tours quand l’aiguille se pose sur le sillon, plus loin les prisonniers chantent un cancan ou La Marseillaise, et vers la fin du film, Pierre Fresnay et tous ses complices jouent Le petit navire sur des flûtes qu’ils ont fabriquées pour détourner l’attention du directeur de la prison joué par Eric von Stroheim. Jean Vigo est plus facétieux : dans L’Atalante, Michel Simon joue de l’électrophone en passant le doigt sur le sillon d’un disque. Musique. Il enlève son doigt, silence. Il recommence, la musique jaillit à nouveau. Il s’arrête, mais la musique se poursuit : c'est un enfant qui, hors champ, joue de l'accordéon ! Dans certains cas, la musique, préalablement composée ou enregistrée, peut soutenir les comédiens au tournage, comme le firent entre autres D.W. Griffith, Michael Powell, Jacques Rivette. Pour Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle, Miles Davis improvise la musique à l’écran. D’autres réalisateurs auront recours à des partitions jazz : Otto Preminger pour Anatomy of a murder (Autopsie d’un meurtre) avec Duke Ellington, Shirley Clarke pour The Cool World avec Mal Waldron, Michael Snow pour New York Eye and Ear Control avec Albert Ayler, Don Cherry, John Tchicai, Roswell Rudd, Gary Peacock et Sunny Murray, etc.

Il est des réalisateurs comme Robert Bresson qui n’utilisent plus de musique. Alors qu’il m’était demandé de composer la musique d’un film, il m’est arrivé, à quatre occasions, de suggérer que cela n’était pas nécessaire. Je n’ai jamais reçu aucune rémunération pour ce conseil avisé. Pour un spectacle de marionnettes adapté d’un opéra de Mozart, je suggérai simplement d’ajouter un micro dans le castelet pour reprendre le bruit des étoffes et des claques, et de le mélanger avec la bande préalablement enregistrée, histoire de faire exister les corps des acteurs qui avaient disparu sous la musique.

lundi 26 novembre 2018

Le son sur l'image (8) - La partition sonore 1.5



La partition sonore

« Rigoureusement parlant, le cinéma sonore, en tant que domaine particulier d'expression artistique, commence au moment ou le craquement d'une botte est détaché de la représentation de la botte qui craque pour être rattaché à l'image d'un homme prêtant anxieusement l'oreille", écrit Eisenstein.

Pour un designer sonore, l’important n’est pas ce qui est montré, mais ce qui est suggéré. Jean-Luc Godard dit du montage : « l’important n’est pas ce qui est conservé, mais ce qui est supprimé ». Comme les bords du cadre pour le son, il pointe ici la collure, l’ellipse, no man’s land qui n’appartient plus ni à un plan ni à l’autre. L’intérêt découle de ce que l’on devine. Nous sommes loin de la télévision actuelle, ou du cinéma le plus courant, qui mâche tout de façon à être certain que le spectateur a bien compris. Les documentaires en prennent plein la gueule : on rajoute un commentaire et de l’exhaustivité. C’est la nouvelle tarte à la crème depuis que l’objectivité a été démystifiée. Plus de parti pris. Quelle place reste-t-il à l’imagination ? Quelle liberté d’interprétation est laissée au spectateur ? On nous dit quoi penser. Comme le sujet, nous sommes cernés. La leçon prend le pas sur l’intelligence et l’émotion.

Alors que l’illustrateur sonore appuie techniquement ce qui est montré à l’écran, le designer sonore travaille sur la couleur du son, de manière à le rendre triste ou drôle, inquiétant ou rassurant, il joue des consonances et dissonances pour créer des effets dramatiques. Il peut produire des émotions, du désir, de la colère, de la légèreté ou du drame, donner des clefs sur ce qui est en train de se passer ou sur ce qui pourrait arriver… En amont ou en aval, explicitement ou secrètement, le designer sonore participe à l’écriture du scénario.

Raging Bull : Martin Scorcese sonorise le match de boxe avec des cris d’animaux, renforçant l’aspect bestial de la scène. Dans ses derniers films, Jean Epstein invente le gros plan sonore en ralentissant certains sons. En URSS, Poudovkine fait la même découverte qu’il appelle le « verre grossissant du temps ». Lancelot du Lac : Robert Bresson semble ne jouer qu’une seule piste à la fois, en mixant tous les sons au même niveau, effet saisissant des armures et des pas qui agissent comme les rimes d’un poème, le sang qui s’échappe d’un corps décapité coule comme une rivière. Les oiseaux d’Hitchcock sont entièrement travaillés électroniquement, le compositeur Bernard Herrmann supervise la partition sonore du film, il n’y a d’ailleurs pas de musique, Herrmann a demandé aux musiciens de l’orchestre de produire des sons parasites avec leurs instruments. Dans ses films, Mizoguchi mixe les effets sonores et la musique comme s’ils appartenaient à la même partition. Pour les films d’Alain Robbe-Grillet, Michel Fano avance le concept de partition sonore, qui englobe tous les sons, voix, bruits, ambiances, musique. Écoutez les films de David Lynch ou la bande-son d’Amélie Poulain !


Dans le chapitre consacré à l’usage structural du son de Praxis du cinéma, Noël Burch cite Les amants crucifiés comme un modèle. Les deux amants vont être surpris par la police : des percussions rythmiques en gros plan contrastent avec l’éloignement des amants derrière un grillage de bois. C’est la puissance de la musique qui laisse deviner la présence des policiers qu’on ne voit pas. Dans une autre scène, les bruits des bols en bois du repas du fugitif puis celui d’une échelle sont les premières notes de la musique qui suit. Ailleurs, une porte claquée est la dernière note d’un autre passage musical. Chez Mizoguchi, les bruits synchrones, les effets hors-champ et la musique dessinent une partition complexe. Ne pas comprendre le japonais joue en faveur de son intégration musicale et les percussions se mélangent parfaitement avec les bruits.

Dans Anatahan, le dernier film de Josef von Sternberg, peut-être le plus beau, tous les dialogues sont en japonais non sous-titrés. Un narrateur, von Sternberg lui-même, nous raconte, en anglais, l’histoire de ces soldats abandonnés sur une île du Pacifique, ignorant que la guerre est finie. Et puis il y a une femme, une seule, et beaucoup d’hommes, trop. Dans ce film, le réalisateur a tout reconstruit en studio, retournant des racines pour en faire des arbres tortueux, fabriquant les maquettes d’avion, confectionnant même sa propre caméra ! La partition, voix, bruits et musique, ressemble à celle d’un opéra moderne.

Le roman d’un tricheur de Sacha Guitry, autre exemple de l’usage du narrateur. Guitry raconte toute l’histoire allant jusqu’à mettre sa propre voix dans la bouche de ses comédiens et de ses comédiennes. Personne n’y voit que du feu tant sa faconde est naturelle. Il y a de nombreux autres exemples de narration, tel La jetée de Chris Marker, où, de plus, toutes les images sont fixes, film entièrement tourné au banc-titre. Pour Son nom de Venise dans Calcutta désert, Marguerite Duras reprend intégralement la bande-son de son précédent film India Song ! Lucchino Visconti dirige Les damnés en anglais mais la scène de la Nuit des longs-couteaux y est jouée en allemand…


Il est des films qui se confondent presque totalement avec leurs partitions sonores, ainsi Le trou de Jacques Becker, Les petites marguerites de Vera Chytilova, certains films de Otar Iosseliani, Suzanne Simonin, la religieuse de Diderot de Jacques Rivette avec la partition de Jean-Claude Eloy, les premiers films d’Alain Resnais… Jacques Tati mélange les borborygmes et les bribes de dialogue avec des bruits outrés. Les personnages existent par les sons qu’ils produisent plus que par leurs voix. Tati avait des difficultés à s’exprimer oralement, trop timide, un peu bègue… Jan Svankmajer tourne Alice en faisant grincer les dents des spectateurs, pas un mot n’est prononcé. Luis Buñuel signe ses effets sonores alors qu’on le dit sourd, histoire de bien montrer que c’est à l’écriture que la question se pose, et se règle. Les cloches de la fin de Tristana répondent aux grelots du début de Belle de Jour, effets surréalistes loin d’un symbolisme honni. Dans L’homme qui en savait trop, Hitchcock, qui se sert toujours de ce qu’il a sous la main pour bâtir son scénario, utilise l’unique coup de cymbales d’une partition pour camoufler le coup de revolver que le tueur s’apprête à tirer pendant un concert à l’Albert Hall : la caméra se promène sur la partition pleine de mesures vides tandis que s’approche la note fatidique. Hitchcock regrette que les spectateurs ne sachent pas lire la musique pour renforcer encore le suspense. Pour Les oiseaux, il stylise tous les sons, faisant crier le moteur d’une camionnette, colorant le silence, jouant des effets de proximité et d’éloignement. Lorsque Hitchcock termine le montage d’un film, il « dicte à une secrétaire un véritable scénario de sons… bobine par bobine… » Pour décrire un bruit, il imagine son équivalent en dialogue.

Ce sont seulement quelques exemples d’utilisation astucieuse et sensible du son dans des films qui ont marqué l’histoire de l’audiovisuel. Pourquoi celui-ci plutôt qu’un autre ? Comblez les vides avec votre propre expérience. Je termine ce chapitre en conseillant deux films qui devraient être obligatoires dans les écoles. Deux films dont les héros, malgré leur indéniable présence, ne font que donner la réplique au sujet principal, la musique. Le premier, Straight, No Chaser (DVD Warner), est un portrait du pianiste de jazz américain Thelonious Monk filmé par Charlotte Zwerin, le second, Step Across the Border (DVD Winter & Winter), est un road movie qui suit la tournée du guitariste anglais Fred Frith, film expérimental de Nicolas Humbert et Werner Penzel qui mêle les bruits quotidiens et la musique que Frith croise sur sa route autour du monde.

Précédents articles :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore

jeudi 22 novembre 2018

Michael Jackson : On The Wall au Grand Palais


En choisissant de présenter l'exposition Michael Jackson : On The Wall au Grand Palais, la R.M.N. vise Noël comme le feront les grands magasins avec leurs vitrines des grands boulevards. Il y a forcément un petit côté populiste à faire rentrer le monde de l'entertainment dans celui de l'art. Michael Jackson est bien évidemment une icône du XXe siècle, mais les artistes qu'il a inspirés renvoient tous au clinquant qu'Andy Warhol sut promouvoir parmi les premiers avec le pop art. Plutôt qu'un personnage influent sur son époque, il me semble que le chanteur synthétisa une pléthore de fantasmes ressassés par le rock'n roll. L'autoproclamé "King of Pop" fut un jeune prodige de la soul, un compositeur exceptionnel, un show-man ahurissant, mais aussi un de ces monstres pitoyables victime de l'image qu'il s'était imposée. En gommant la question du racisme, l'abus de drogues et les soupçons de pédophilie, l'exposition participe au mythe glamour d'une industrie du blanchiment. Le cadre doré de l'hagiographie ne produit alors que superficialité en évitant de creuser l'abîme, revers d'une médaille qu'il aurait été passionnant de révéler...


Les commandes de film faites aux trois chorégraphes français, Raphaëlle Delaunay, Jérôme Bel et François Chaignaud, sont plus symptomatiques de l'influence de Michael Jackson sur le public que sur les artistes accrochés, fussent-ils Keith Haring, Isaac Julien, David LaChapelle, Emma Amos, Isa Genzken, Jonathan Horowitz, Rashid Johnson, KAWS, Paul McCarthy, Grayson Perry, Faith Ringgold, etc. Ils et elles sont en tout une quarantaine. Le Moonwalk auquel s'exercent des cobayes filmés par Bel fait tout de même encore l'impasse sur le pas hérité d'Étienne Decroux et du mime Marceau, et probablement emprunté à Cab Calloway ou James Brown. C'est drôle, mais tout aussi pathétique que l'installation pour 16 écrans King (A portrait of Michael Jackson) de Candice Breitz où les re-recordings de 16 chanteurs amateurs sont rassemblés virtuellement pour constituer un chœur a capella reprenant l'intégrale de l'album Thriller. Il y a évidemment à boire et à manger dans ce genre d'expositions thématiques, que l'on prendra donc avec des pincettes, comme les petites fourchettes, couteaux et cuillères argentées ornant la veste commandée par Jackson au styliste Michael Lee Bush...


L'industrie du disque a besoin de héros pour vendre son fonds de catalogue. Comme Elvis Presley ou Ray Charles, les Beatles ou les Rolling Stones, Jimi Hendrix ou Jim Morrison, David Bowie ou, toute proportion gardée, Frank Zappa ! J'ai failli ajouter Che Guevara, mais m'aurait-on compris ? La Réunion des Musées Nationaux espère probablement attirer une jeunesse qui ne vas pas assez au musée, les quinquas nostalgiques et les curieux qui se demanderont bien ce que cette programmation a de commun avec Miró dont la rétrospective est exposée en même temps au Grand Palais. Si l'on peut s'échapper des monographies chronologiques et surfer sur la vague des thèmes capillotractés on regrettera alors la fermeture définitive de La Maison Rouge qui pendant 14 ans innova par son ouverture d'esprit et la révélation d'artistes qui devront se contenter désormais des galeries privées les plus curieuses de jeunes talents ou de vieux méconnus...

Michael Jackson : On The Wall, exposition au Grand Palais à Paris jusqu'au 14 février 2019

Illustrations : Andy Warhol Michael Jackson (acrylique et encre sur toile, 1984, The Andy Warhol Museum, Pittsburgh; Founding Collection, Contribution The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc.) / Michael Lee Bush Michael Jackson's "dinner jacket" (cuir et couverts, John Branca) / Todd Gray Dizz (deux tirages d'archive en couleur, cadres réalisés par l'artiste et cadres anciens, 2017, avec l'aimable autorisation de l'artiste et Meliksetian/biggs), Cape Coast and Nickel (tirage d'archive en couleur, cadres anciens, 2014, The Youngblood Collection), Cosmic Speakers (trois tirages d'archive en couleur, cadres réalisés par l'artiste, 2015, avec l'aimable autorisation de Joe et Alicia Russo)

lundi 19 novembre 2018

Le son sur l'image (7) - Régression du parlant 1.4



Régression du parlant

À la fin des années 20 , les films deviennent parlants, plutôt que sonores. Une catastrophe ! Souvent le progrès s’accompagne paradoxalement d’une régression, on a vu cela récemment avec le format audio MP3 ou la téléphonie sur Internet… Il faudrait définir ce qu’est réellement le progrès, s’il est synonyme d’avancée sociale ou de rentabilité accrue, d’amélioration technique ou de paresse créative… Pendant les décennies qui suivent l’avènement du parlant, peu de metteurs en scène comprennent l’importance du son, oubliant même l’extraordinaire potentiel des images, au profit d’un bavardage explicatif devant une caméra filmant au mieux de beaux plans soulignés par des musiques convenues. Cette dérive n’a rien d’original. Pensez à ce que la télévision aurait pu devenir ! On parlait d’éducation populaire, nous avons accouché d’un abrutisseur de masses. Cette nouvelle religion a supplanté toutes les autres, elle génère la foi dans ses images, le Journal est son bras armé. À comparer avec l’histoire des radios libres d’abord inventives, puis passées privées, devenues un support de publicité passant sensiblement toutes le même style de programmes, le cinéma résiste plutôt bien.

Heureusement, de Fritz Lang à Jean-Luc Godard, de Jacques Tourneur à Luis Buñuel, de Vera Chytilova à Jan Svankmajer, de Jacques Tati à David Lynch, ils sont quelques-uns à utiliser le son de manière complémentaire aux images, et non comme une redondance illustrative de ce qui se passe sur l’écran. Au début du Testament du Dr Mabuse, la musique du générique se fond dans le vacarme assourdissant de la presse à billets qui envahit tout l’espace sonore pour créer une atmosphère angoissante. Le spectateur ne peut deviner ce que disent les acteurs de Fritz Lang qu’en regardant l’action, suspense lent et étouffant soutenu par le rythme lourd et répétitif de la machine. Silence. Deux explosions tonitruantes. Le commissaire Lohmann fredonne la Chevauchée des Walkyries dans son bureau comme la coda dramatique de la scène précédente. Dans M le Maudit, le thème de Grieg, issu de Peer Gynt, sifflé par l’assassin, est le moteur de l’intrigue.


La femme mariée : Jean-Luc Godard montre Macha Méril lisant un magazine de la presse féminine au café tandis qu'on entend deux jeunes filles avoir une discussion sur la sexualité à une autre table. Sous-titres, décalage. Godard pose souvent la question du mixage habituellement censé privilégier le dialogue. Vivre sa vie : Anna Karina vend ses charmes sans paroles, avec en fond sonore le texte du code civil sur la prostitution. Bande à part : les acteurs font une minute de silence. On n’entend pas une mouche voler, même pas le souffle de la bande. Ce ne sont que de minuscules exemples du travail que Godard réalise avec l’ensemble de ses films. Il mélange souvent plusieurs sources sonores pour forcer l’écoute. Deux ou trois choses que je sais d’elle : Jean-Pierre Léaud n’arrive pas à « se battre sur deux fronts à la fois », lorsque Marina Vlady lui annonce qu’elle le quitte tandis que la radio hurle à tue-tête. Histoire(s) du cinéma : JLG pousse la logique de l’accumulation des signes, en mixant sans cesse la voix du narrateur, lui-même comme d’habitude, la bande-son d’un film et une des musiques du catalogue ECM. Il fait subir à l’image le même sort, surimprimant les extraits de films, les photographies et son actualité. Le résultat laisse le spectateur faire son choix, son petit marché. Reconnaissant une citation, un extrait, une mélodie, qui rentrent en écho avec sa mémoire forcément éclatée, chaque spectateur récite, à son tour, sa propre histoire du cinéma. La bascule est encore plus vertigineuse, car c’est sa propre intimité qui lui est brusquement dévoilée.
Depuis le muet, Godard est un des rares réalisateurs à interroger le cinéma, en n’acceptant les lois que pour pouvoir les enfreindre, à faire des films en créant son propre langage. Il avait appelé une de ses sociétés de production Sonimage. Un son, une image. On pourrait n’aller voir que ses films pour comprendre le cinématographe tant il joue des références, en les tordant dans tous les sens. Godard se donne le droit à l’erreur. C’est si rare, si précieux, la liberté de penser et d’agir, d’y repenser et de corriger le tir…


Jean Renoir pensait que « la plupart des films parlants ne sont que des films muets dans lesquels on a remplacé les sous-titres par un peu de son qui sort d’une bouche. » Dans La règle du jeu, il laisse percevoir des bribes de dialogue lorsque les acteurs jouent à l’arrière-plan. Ne saisir que quelques mots suffit à Renoir pour créer une perspective sonore, rendre plus juste la complexité de la scène. Orson Welles, dans Othello, joue des effets de proximité du micro, opposant brusquement gros plans et plans d’ensemble, intimité et réverbération. Dans Lola Montes, Max Ophüls signale un flash-back par une phrase répétée en écho qui s’évanouit dans le lointain : « la Comtesse se souvient-elle du passé, s’en souvient-elle ? S’en souvient-elle ?… », on retrouve Lola en landau avec Frantz Liszt. Rupture. Dans Sur mes lèvres, Jacques Audiard fait entendre un autre monde lorsque Carla ne branche pas son sonotone, le scénario exploitera son handicap…

À un journaliste demandant à Orson Welles, qui avait réalisé de fameuses émissions de radio comme La guerre des mondes et venait de terminer Citizen Kane, quel médium il préférait, le metteur en scène répondit qu’à la radio, l’écran était plus grand ! Le son peut élargir le cadre en faisant entendre ce qui n’est pas montré. Faites écouter le paysage pendant un gros plan, vous suggérerez un autre espace, un autre temps, que celui de l’écran. Filmés à Paris avec les vagues en fond sonore, nous voilà à la mer. Économie du voyage, élargissement de l’espace. Filmés aujourd’hui à Paris avec le bruit des obus, nous voici à Sarajevo pendant le siège. On semblait être là, on était perdu dans nos pensées, dix ans en arrière. Hors champ spatial, hors champ temporel. Les bords du cadre deviennent la frontière qui sépare l’image du son. L’acteur en gros plan peut aussi bien imaginer qu’il est ailleurs, situation subjective : au début de Psychose, Hitchcock montre Janet Leigh imaginant ce qui est supposé se passer à l’endroit qu’elle vient de quitter après y avoir commis un vol. Elle conduit, on entend la voix des policiers comme elle suppose que la scène est en train de se passer. Rien de certain.

Un des rares grands réalisateurs de télévision, l’as du direct et génial concepteur du Journal d’en France, Raoul Sangla, me faisait récemment remarquer « pourquoi montrer celui qui parle plutôt que celui qui écoute, pendant le journal télévisé ? » Trop de conventions. Quel intérêt à ce que le son soit illustratif s’il peut être complémentaire ? Robert Bresson écrit qu’un son évoque toujours une image tandis qu’une image n’évoque jamais un son. Il prétend que chaque fois qu’il le peut, il remplace toujours une image par un son. Question d’économie de moyens ? Même si tous les réalisateurs ne vont pas suivre cette remarque à la lettre, c’est une excellente hypothèse de travail qui peut faire réfléchir. Réfléchir. Dans 9/11, Michael Moore donne une version originale de l’attaque du World Trade Center, il le montre sans image, totalement noir, en berne, on entend le son lorsque le Boeing vient s’écraser, on l’entend comme si c’était la première fois, alors que la séquence a été rabâchée jusqu’à l’écœurement. L’émotion est intacte, l’obscurité fait écho au black-out, rétention des informations qu’impose le gouvernement américain de Bush. João Cesar Monteiro offre un film pratiquement sans images avec Blanche-Neige, son film en noir et noir.


Puisque nous évoquons un film sans image comme un son à voir, il est intéressant de rappeler que certains réalisateurs ont dessiné des images que l’on entend. Dès 1929, simultanément aux expériences faites en Angleterre par Humphries et en Russie par Voïnov, Ivanov, Cholpo, l’allemand Rudolf Pfenninger s’inspire des formes visuelles qu’il analyse sur un oscilloscope pour dessiner à la main sur la piste sonore optique couchée le long des images. La tête optique identifie les traces vibratoires qui ressemblent à des tests de Rorschach comme n’importe quelle autre représentation du son. Du son de synthèse sans autre recours que celui d’un pinceau ! Treize ans après le premier instrument de Leon Theremin, Pfenninger rejoint la liste des inventeurs des premiers sons de synthèse. En 1930, Oskar Fischinger donne au son animé la place qu’il mérite dans l’histoire de l’audiovisuel avec ses Tönende Ornamente. Tandis que Pfenninger se concentre sur l’analyse des ondes sonores, Fischinger, plus pragmatique, commence par dessiner pour ensuite écouter les sons produits. Dès 1937, l’animateur écossais Norman McLaren développera cette technique en grattant la pellicule pour Book Bargain. Il continuera avec Allegro, Dots, Loops, Neighbours, Blinkity Blank, etcetera, jusqu’à son Synchrony de 1971, à l’Office National du Film du Canada. Des cinéastes utiliseront le son dessiné à la main dans des films de fiction, tels Rouben Mamoulian mélangeant ces fréquences lumineuses à des gongs joués à l’envers et à des cloches réverbérées pour Dr Jekyll and Mr Hyde ou Boris Barnet dessinant des explosions pour Okraïna.

Lors de mes conférences, j’ai rarement le temps de passer un long-métrage entier, à moins que ce ne soit un workshop qui s’étale sur plusieurs jours. Je projette plutôt des courts-métrages ou des extraits emblématiques. Parmi les petits bijoux que j’aime montrer à mes spectateurs, il y en a deux particulièrement étonnants, perles rares découvertes grâce à mon maître, Jean-André Fieschi. Il s’agit de A Movie de Bruce Conner et Slon Tango de Chris Marker.

Le premier est un film américain expérimental de 1950, montage de stock shots (images d’archives). Accompagnée par un monument musical kitschissime que sont Les Pins de Rome d’Ottorino Respighi, une sorte d’héritier néo-classique du Boléro de Ravel, A Movie (Un film) montre des accidents dont la succession rappelle l’émission de télévision Vidéo Gag. Mais la montée dramatique des événements qui s’enchaînent fait progressivement évoluer les émotions du spectateur, qui passe du rire à l’angoisse, de la superficialité à la plus grande émotion lyrique. Le film joue d’effets analytiques révélant à chacun et chacune les méandres de son inconscient. L’aspect rituel de la musique fait passer la pochade du côté du sacré.

Le second, si l’on veut bien oublier un instant le synchronisme accidentel, est une énigme comme Chris Marker aime les inventer. Pendant la guerre en ex-Yougoslavie, Marker filme le plan-séquence d’un éléphant qui danse. Or, jamais de ma vie je n’ai vu aucun danseur, aucune danseuse, même la sublime Sylvie Guillem, mêler autant de grâce et de naturel. L’éléphant bouge ses quatre lourdes pattes, sa trompe, ses oreilles, sa queue, dans un seul mouvement, celui du Tango d’Igor Stravinsky. Difficile d’en parler, il faut le voir pour le croire. Croire ? En qui, en quoi ? Abîme de perplexité pour un athée. Au cirque, les éléphants dansent parfois sur Circus Polka de l’ami Igor… Nous sommes dans un zoo, loin de la piste… Les seules étoiles viennent de la poussière de l’enclos qui monte dans les rayons du soleil. Marker solarise son plan. Poussière d’étoiles… La musique vient d’un disque, couchée au montage. Tout est trop parfait pour être vrai. Commettant une indiscrétion, je tombe sur une lettre où Marker raconte à mon ami qu’il était au zoo de Ljubjana en Slovénie, qu’il n’a tourné qu’une seule prise qui commence où commence Slon Tango et s’arrête à la fin. Ce faisant, il perçoit un message subliminal de l’animal qui, profitant de l’extrême fatigue du cinéaste, lui transmet le message « je danse sur le Tango d’Igor Strawinky ». Rentré à Paris, Marker place la musique au début du plan, elle se termine sur les quelques secondes du générique de fin. Et Marker d’ajouter en italiques : « That’s all, folks ! » J’ai un peu honte de préciser que le cinéaste commençait sa lettre en demandant à mon ami de garder pour lui cette confession intime… Le plus jeune des cinéastes français raconte si bien les histoires (Slon, qui signifie éléphant en russe, fut la maison de production de Marker ! Slon Tango figure en bonus de l’indispensable DVD Chats perchés, ed. MK2).


Comme j’évoque Chris Marker, je ne peux résister à une nouvelle tentation, celle de reproduire la réponse qu’il me fit à l’une des enquêtes parues dans le cadre de ma rubrique « La question » du Journal des Allumés du Jazz (The Jazz Singer d’Alan Crosland avec Al Johnson date de 1927), périodique aléatoire et gratuit, publié par une association d’une quarantaine de labels de disques indépendants. À la question « Autour de la musique gravitent des images. Quelle est celle qui vous a le plus marqué ? », Marker répond :

"Celle qui vous a le plus marqué ? " Comme vous y allez, heureux enfants insouciants qui ne savez pas encore combien d'images marquantes peut accumuler une mémoire ? C'est vrai que généralement je ne réponds pas à ce genre de questions (comme "les dix films qui ?", "les dix livres dans une île déserte ?" etc) - et j'en aurais fait autant si justement une image n'avait pas surgi toute seule à la fin de ma lecture. Je ne suis pas sûr qu'elle entre exactement dans ce que vous aviez en tête, mais comme elle était là, je vous la livre, vous en ferez ce que vous voudrez, inutile de dire que je ne me sentirai nullement offensé si vous concluez que, comme il m'arrive souvent, je suis à côté de la question…
L'année serait facile à retrouver : c'était celle où les Exodus, rejetés par les Anglais des ports palestiniens, refusés par la France, erraient de côte en côte : certains se retrouvaient à leur point de départ, à Hambourg (pour un peu on leur aurait fait faire le reste du chemin en train, jusqu'à Treblinka, ça leur aurait rappelé des choses) - deux en particulier demeuraient en suspens au large de Juan les Pins, où nous voyions leurs feux s'allumer au crépuscule pendant que nous dansions en écoutant la musique de jazz. La guerre était encore assez proche pour que ce genre de collage incongru nous paraisse relever de la folie ordinaire, nous en avions vu d'autres. Dans cette boîte-là jouait Bernard Peiffer, le grand pianiste français qui devait peu de temps après nous quitter pour une carrière aux USA. Sa femme, Monique Dominique, chantait des spirituals, elle était une des rares blanches à pouvoir les interpréter avec le vibrato des grandes chanteuses noires. Et Danny Kane, remarquable joueur d'harmonica, complétait la formation avec un bassiste et un batteur que j'ai oubliés. C'est pendant une pause que j'ai vu Danny Kane aller s'adosser à une colonne, au fond de la petite scène où ils jouaient, là où la vue sur la mer était la plus directe, et doucement, presque inaudiblement dans le bruit des conversations qui venaient de succéder à la musique, tirer de son harmonica qui venait de dialoguer avec Bernard sur You go to my head les quelques notes d'une mélodie, celle de l'Hatikvah. Je suis prêt à jurer sur les saintes icônes que j'ai été le seul à faire le lien. Danny Kane était juif. De ce lieu de jeux insouciants, il envoyait un message aux autres, à ceux qui traînaient de côte en côte dans des conditions à peine meilleures que celles qu'ils avaient connues dans les camps. Il jouait pour lui, pour eux, tourné vers la mer, et personne ne l'écoutait, et personne sans doute n'aurait reconnu la mélodie. Aujourd'hui, cinquante et quelques ans plus tard, quand j'éprouve le vertige de ce temps-là et de tout ce qui a suivi, ce temps où l'Hatikvah n'était pas encore l'hymne d'un état qui n'existait pas encore, ce temps où les Six-Jours n'étaient pas le nom d'une guerre mais d'une course cycliste en un temps plus ancien encore, où le nom de Vel d'Hiv n'était pas encore celui d'une rafle, et où le mot rafle n'évoquait encore qu'une opération de police contre des truands, que d'ailleurs on n'appelait pas encore truands, ceux-là étaient des bandits du moyen-âge, c'est après-guerre que le mot reprendrait bizarrement sa place, quand j'éprouve le vertige de ce long enchaînement de chances et de gâchis, de promesses non tenues et de haines décidément insurmontables, je pense qu'il faudrait des livres et des livres pour en faire le compte, sans d'ailleurs convaincre personne, ou bien simplement réentendre au fond de la mémoire, imperceptibles et indestructibles, ces quelques notes fragiles qu'un joueur d'harmonica égrenait un soir d'après-guerre dans le crépuscule de Juan les Pins. »

vendredi 16 novembre 2018

Le son sur l'image (6) - Invention du muet 1.3



Invention du muet

Au commencement de l’histoire du cinématographe, si les films sont muets, ils sont toujours projetés avec du son. Même dans les plus petites salles, il y a toujours un orchestre, un pianiste ou un autre musicien, voire des bruitistes, un bonimenteur (chargé de la parade foraine, et au Japon, le Benshi) ou un simple Gramophone.

Enfant, je me souviens avoir entendu Tommy Dessere à l’orgue du Gaumont-Palace, près de la place Clichy, avant qu’il ne soit détruit et transformé en parking. L’orgue, remonté au Pavillon Baltard à Nogent-sur-Marne, comprend quatorze séries de timbres sur quatre claviers, plus des tambours, une cymbale, un toys counter (comptoir à jouets) et différents effets spéciaux : bris de vaisselle, pluie, vent, sirène, klaxon, pistolets, cheval, locomotive, bouchon de champagne ! Il est toujours intrigant de constater quelles préselections ont été programmées, dans ces orgues comme dans les machines d’aujourd’hui.

L’accompagnement est souvent improvisé à partir de thèmes du répertoire classique ou de mélodies en vogue, parfois classés dramatiquement pour que l’interprète puisse s’y retrouver et réagir rapidement. En 1912, à Londres ou à Moscou, même démarche : W. Tyacke George rédige l’un des premiers manuels destinés à la musique d’accompagnement de films, tandis que Goldobin et Azancheyeve publient Le pianiste, illustrateur de scènes du cinématographe, un système revenant à classer les scènes par genre, de drôle à sacré, de triste à léger, etcetera. Les bobines des films sont souvent livrées avec des suggestions de style de musique, voire des feuilles de minutage.


Sacha Guitry raconte, dans Ceux de chez nous - admirable film de 1914 où l’on voit Rodin, Renoir, Monet en plein travail, et Camille Saint-Saëns conduisant un orchestre imaginaire - qu’il a demandé à une pianiste de sonoriser l’image du compositeur en train de jouer du piano. À la cinquième représentation, la pianiste vient voir Guitry pour se plaindre que le maître joue de plus en plus vite, allant même jusqu’à passer des notes : elle n’arrive plus à le suivre. Comme la pellicule parfois se déchirait, le projectionniste coupait une image ou deux, qui correspondait évidemment à une note ou deux. La pianiste « cherchait en vain à rattraper le mouvement accéléré d’une valse inouïe. »


Si la plus célèbre des partitions originales est celle de Camille Saint-Saëns pour L’assassinat du Duc de Guise en 1908, Herman Finck avait déjà composé celle de la série Marie-Antoinette en 1904, et Romolo Bacchini, deux ans plus tard, celles des Enchantements de l’or et de Pierrot amoureux. Les exemples symphoniques de Quo Vadis ? de Enrico Guazzoni en 1913 au Gaumont-Palace composés par Jean Noguès, Naissance d’une nation de D.W. Griffith par Joseph Carl Breil en 1915 et Napoléon d’Abel Gance par Arthur Honegger sont historiques, mais ces partitions faisaient de nombreux emprunts au répertoire classique (Honegger avait déjà fait ce genre de travail de compilation pour Cœur fidèle de Jean Epstein en 1923 et Faits divers de Claude Autant-Lara en 1924. Pour La roue d’Abel Gance (1923), il emprunte par exemple à Florent Schmitt, Roger Ducasse, Darius Milhaud, Vincent d’Indy, Gabriel Fauré...). Souvenirs sonnant désagréablement à mes oreilles, ayant assisté aux deux versions restaurées de Napoléon, l’une à Rome orchestrée par Carmine Coppola, le père du cinéaste, l’autre au Palais des Congrès à Paris par Carl Davis. À la première, je barbouille Tradutore Traditore (Le traducteur est un traître) sur les affiches collées sur les collines qui entourent le théâtre, la seconde me donne l’impression d’une logorrhée sonore sans aucun silence, avec, ce qui n’arrange rien, des scènes rajoutées inutiles que Gance avait judicieusement écartées. Je dois dire que je ne porte pas dans mon cœur les illustrations musicales des rénovations dirigées par Kevin Bronslow. Histoire de droits, histoire de sous : les films tombés dans le domaine public appartiennent à tout le monde, encore faut-il en posséder une bonne copie ! Lors des passages à la télévision, les droits musicaux qu’ils génèrent peuvent être considérables, à en juger par la durée de la musique sans une seule respiration de la première à la dernière image… Les récentes compositions musicales d’œuvres symphoniques originales sur des films muets alourdissent hélas souvent la projection des films, accumulant clichés et redondances écœurantes, nappant les images d’un sirop uniforme (depuis 2005 où je rédigeai ces lignes, j'ai heureusement entendu de très belles réussites de jeunes compositeurs français, italiens, allemands et américains). Ce défaut affectait déjà les films muets dont les musiques originales furent parfois taxées de symphonisme balourd. L’improvisation pianistique « à l’ancienne » banalise tout autant ces films en laissant un goût de déjà vu, sentiment impropre et injuste puisque occasionné par un mille fois déjà entendu et rabâché.

Certaines créations, ou plutôt re-créations, ne méritent pas ces vilaines critiques. Citons avec émotion La Nouvelle Babylone, le film de 1929 sur la Commune de Paris de Kozintsev et Trauberg avec la sublime partition de Dimitri Chostakovitch interprétée par l’Ensemble Ars Nova, ou encore la projection d’Entr’acte de René Clair et Picabia avec la musique d’Erik Satie, modèle de musique répétitive. Depuis l’avènement des DVD, bonus obligent, de plus en plus d’éditeurs ajoutent des partitions contemporaines, parfois plusieurs au choix sur le même DVD (donc souvent avec succès).
Ce n’est hélas pas à l’endroit de la musique que le muet se fit remarquer. L’usage de ces partitions était souvent, à ma connaissance et à mon goût, aussi catastrophique que celui que l’on en fait aujourd’hui, trop illustratif, trop redondant, trop attendu.

Plus intéressante à mes yeux est l’invention de langage dont font preuve les cinéastes pendant toute la période du muet. Racontant des histoires sans paroles, ils n’ont d’autre choix que de développer le langage des images. Les intertitres peuvent éventuellement aider à la compréhension de l’histoire. Pas obligatoires dans le meilleur des cas « audiovisuel ». C’est grâce à la manière de filmer et au montage que la magie voit le jour dans les salles obscures.
Je souhaite évoquer quelques-unes de ces découvertes et inventions, sans chercher à être exhaustif, puisque ce n’est pas la direction que j’ai choisie ici. Ce livre n’est pas un ouvrage théorique, mais le témoignage d’un praticien qui n’a eu de cesse de s’interroger sur son art, sur le pourquoi et le comment, sur soi et sur l’autre. Mes interrogations, mes commentaires et mes choix, sont le plus souvent directement issus de cette pratique. Si ces lambeaux d’histoire du cinématographe sont antérieurs à mon activité, ils ont néanmoins forgé mon discours, tant musical qu’analytique.

Les créateurs de cet art né dans les fêtes foraines n’y croyaient pas vraiment. Il aura fallu des entrepreneurs comme Pathé, des magiciens comme Méliès pour que le cinématographe entame sa carrière fulgurante, et, engendrant de nouveaux monstres, révolutionne l’histoire de l’humanité.
Une bonne façon de comprendre d’où nous venons et où nous allons serait d’aller au cinéma, de tout voir, depuis les pionniers jusqu’aux dernières nouveautés, du cinéma le plus expérimental aux produits les plus formatés. Je ne citerai ici que quelques cinéastes qui m’ont particulièrement marqué. Ne cherchez pas les absents, ils sont légion, à travers le monde. À l’époque du muet, nombreux furent les inventeurs de ce qui paraît aujourd’hui évident. Il leur a fallu chercher, faire leurs gammes, imposer leurs parti-pris. Chaque grand créateur a sa manière de poser sa caméra, d’éclairer la scène, de faire jouer ses comédiens, de couper la pellicule, d’utiliser le son…

Ayant habité en face du cimetière du Père-Lachaise, j’ai souvent rendu visite au buste de Méliès sur lequel est gravé « inventeur du spectacle cinématographique ». Georges Méliès est un illusionniste de profession, ces trucs sont souvent plus épatants que les effets spéciaux hyperréalistes de la 3D et des incrustations de synthèse. Les tourneries des artisans ont quelque chose de magique que la technologie ne peut jamais égaler. Qu’y a-t-il de plus beau, de plus convaincant, que les plans de Cocteau enregistrés à l’endroit, diffusés à l’envers, son travelling de La Belle et la Bête où Josette Day est tirée sur un chariot, ses traversées du miroir… Je ne crois pas au « théâtre dans la pauvreté », mais j’ai toujours pensé que l’économie de moyens faisait faire des miracles, des miracles de poésie, là où la technologie tire un trait sous des additions. On ne se laisserait plus guider que par des 0 et des 1. Pour qu’on y croit vraiment, il faut de la chair, de la croûte, de l’ombre, du mystère. (Là encore, il faut reconnaître que Hollywood a fait des progrès époustouflants depuis 13 ans.)

Aux États-Unis, David W. Griffith se penche sur l’éclairage des scènes, sur la profondeur de champ et le gros plan, il joue du montage parallèle et de la montée progressive des émotions. Eric von Stroheim tient de lui le goût du gigantisme, du détail authentique, du symbole, du leitmotiv, du drame et du risque. Pour Stroheim, montrer est plus important que raconter. Il préfère les plans fixes et longs au montage et à l’ellipse. Son naturalisme est teinté d’expressionnisme sadique et cruel. La démesure de ses mises en scène et ses provocations morales lui interdiront de tourner pendant quarante-trois ans. Homme délicieux au quotidien, il a fabriqué sa propre légende : « L’homme que vous aimerez haïr ».


Le cinéma expressionniste allemand, issu du théâtre, reste fascinant. Je préfére la radicalité du film de Karl-Heinz Martin, De l’aube à minuit (Von Morgens bis Mitternachts) au Cabinet du Docteur Caligari de Wiene. Dans le premier, les décors, les visages, les costumes sont peints comme des tableaux de Munch ; dans le second, tout est de travers, décors bien sûr, et scénario, hélas ! Mais Caligari marque tout le cinéma allemand, avec ses acteurs conformant leurs attitudes aux contorsions du décor.
Rigueur graphique encore, chez l’architecte Fritz Lang qui ne cessera d’influencer les générations futures. Son Metropolis eut un impact colossal sur les générations disco et techno. Lang a un sens du signe quasi obsessionnel, dont le M à la craie sur l’épaule du tueur d’enfants, dans M le maudit, est un des nombreux exemples. Là où il construit tout autour de la stabilité, Murnau développe la mobilité. Sa caméra entre en état d’apesanteur lorsqu’elle s’envole sur une grue. Lyrique, il aime filmer la nature. Jamais aucun film n’égala le jeu terrible qui oppose ombre et lumière dans les films de Murnau. Au début de Nosferatu, le plan qui suit la traversée du pont menant au château est un bout de pellicule négative inséré dans le montage. Il n’y a plus ni jour ni nuit, on entre dans l’autre monde : « de l’autre côté du pont les fantômes vinrent à sa rencontre », belle métaphore du cinématographe.

Évidemment, nous sommes en noir et blanc. Aujourd’hui nombreux jeunes spectateurs ont souvent du mal à regarder ces vieux films sans couleur. Orson Welles affirmait qu’il fallait toujours enlever un paramètre à la réalité si on souhaitait préserver quelque poésie. La transposition que le noir et blanc engendre permet justement de passer plus facilement de l’autre côté du miroir… Le cinéma n’est pas la vie, pas plus qu’un livre ou un tableau, c’est une représentation, un monde virtuel, l’imaginaire, un regard critique… Seule la télé-réalité voudrait nous faire croire à quelque vérité objective, ou encore le Journal de 20 heures, lorsque ce ne sont pas les magazines qui prétendent à l’exhaustivité. Quelle arnaque ! Pour avoir participé honnêtement à cette mascarade en Algérie, en Afrique du Sud ou à Sarajevo, où je fus envoyé comme réalisateur, j’exagèrerais à peine en affirmant que les informations télévisées véhiculent 50% de mensonges et le reste de manipulations. La réalité n’a pas sa place dans le théâtre de la représentation.

Fustiger la télévision, c’est parler du flux ininterrompu d’images et de sons que déverse le petit écran dans les salles à manger, sans qu’on la regarde vraiment, sans qu’on l’écoute. Sauvons quelques films, des documentaires, certains programmes de la chaîne Arte… Lorsque ma fille était enfant, je l’autorisais à allumer le poste à condition d’avoir choisi auparavant son programme dans Télérama. Ce stratagème réduisait le zapping décervelant, d’émission bavarde en programme poubelle. Avec le satellite et ses deux cent cinquante chaînes, zapper est un peu passé de mode. Sur la télécommande, il est techniquement plus facile de sauter de chaîne en chaîne avec six boutons qu’avoir à programmer trois chiffres suivi de leur validation (il faudrait que j'écrive un nouveau chapitre sur les nouveaux zappeurs qu'Internet a générés !). Ceux qui ont la chance de posséder ce qu’on appelle aujourd’hui un home cinéma (vidéo projecteur et grand écran) recréent un petit rituel qui ressemble un peu à celui d’une salle de cinéma. Nécessité de fermer les volets, d’allumer les machines, de s’installer confortablement… Au cinéma, le spectateur est plus petit que l’écran, devant la télévision il est plus grand. Cette différence d’échelle est capitale. Je préfère regarder un film de la même façon que j’écoute de la musique, en ne faisant rien d’autre ! Même s’il m’arrive de mettre des disques pendant que je vaque aux tâches ménagères, je déteste en écouter lorsque j’ai de la visite. De même, je supporte mal les ambiances enfumées et assourdissantes des « fêtes ». Impossible d’y lier connaissance lorsque la chaîne hi-fi est à fond les ballons, certainement saturée, imbibante. Dîner dans un restaurant en s’égosillant est un autre supplice ! Je m’égare ? Et si l’état d’esprit dans lequel nous sommes, les conditions physiques dans lesquelles nous consommons les objets de culture influaient directement sur le caractère et la nature des œuvres qui nous sont présentées ? Les longues épopées de Bollywood sauraient-elles être comprises et appréciées sans faire un tour de l’autre côté des rideaux d’une salle de cinéma indienne, où règnent une effervescence familiale et un pique-nique inimaginables pour un occidental ? Les scrunchs pop-corniens et commentaires à voix basse, nés sur le divan de la salle à manger, polluent de plus en plus les salles obscures. Récemment, lors d’une première à New York, je restai bouche bée devant la vision des deux tiers de la salle faisant la queue pour s’acheter des seaux de maïs soufflé avant que le film ne commence. Lorsque j’avais quinze ans, mon père m’emmenait aux projections des films d’épouvante à minuit au Napoléon, la salle hurlait, riait, commentait à voix haute, cela faisait partie du spectacle. Autre exemple où la consommation participe à l’œuvre-même : à la télévision américaine, la profusion d’interruptions dûes aux spots de publicité façonne l’écriture des épisodes de tous les feuilletons.
Quel qu’ils soient, ils reposent sur le suspense. 24 heures chrono (référence de l'époque encore une fois) scandait son récit d’un coup de théâtre toutes les douze minutes. Ou encore. Jusqu’à ces récentes années, la mauvaise qualité de diffusion des haut-parleurs des postes de télévision n’encourageait guère les réalisateurs à soigner leur bande-son. Les basses étaient totalement proscrites, alors qu’elles bénéficient aujourd’hui d’un caisson dédié, le chiffre 1 du 5.1.


Happé par les sirènes du petit écran, je m’aperçois que j’en ai laissé de côté les fantômes du muet avec qui j’effectuais un petit tour du monde. Nous voici justement en France, où Louis Feuillade invente le réalisme poétique qui m’est si cher, avec ses feuilletons mettant en scène Fantômas ou la bande des Vampires. Dans les années vingt, la Première Vague, qui réunit les impressionnistes Jean Epstein, Marcel L’Herbier, Germaine Dulac, Louis Delluc et Abel Gance, rejette le Caligarisme, considérant que c’est de la peinture, mais certainement pas du cinéma. Les scénarios insipides qui sont imposés aux Français par leurs producteurs les obligent à rivaliser d’inventions formelles pour se dégager de la lénification. Gance fait prendre à la caméra la place de la tête tranchée du guillotiné lorsqu’elle roule dans le panier. Évoquant cet immense cinéaste, je me rappelle le coup de téléphone troublant d’une infimière qui avait trouvé mon nom dans l’annuaire des réalisateurs en commençant par l’ordre alphabétique. Elle me parla longuement d’un vieux monsieur très seul qui avait réalisé des films et qui ne voyait plus personne. Elle avait pris sur elle d’appeler au secours. Vous avez compris, ce vieux monsieur abandonné qui était en train de mourir, c’était Abel Gance. De tous ces grands dinosaures, je me souviens aussi avoir croisé Marcel L’Herbier dans les bureaux de l’Idhec qu’il avait créé en 1943. Toute la mémoire du monde. Si peu de choses. L’Herbier demande des décors à Mallet-Stevens et Fernand Léger, des costumes à Paul Poiret, de la musique à Darius Milhaud. Il déforme les images ou les teinte (monochromes) en fonction de la psychologie des personnages ou de l’ambiance d’une scène. Germaine Dulac joue des flous et des surimpressions pour créer des « symphonies visuelles ». Jean Epstein est un des cinéastes les plus musicaux avec Murnau. Nul besoin de sous-titre, tout est suggéré. C’est mon préféré, nous y reviendrons. Ses Écrits sur le cinéma (ed. Seghers) sont une mine d’invention, son cinéma n’a pas pris une ride.

Avec Nana, Renoir met l’espace hors-champ au même plan que celui à l’intérieur du cadre. L’utilisation du champ vide, un regard off font exister l’espace suggéré, deviné.

En venant tourner en France sa Passion de Jeanne d’Arc, le danois Carl T. Dreyer filme les gros plans en s’approchant du grain de la peau comme un paysage où s’inscrivent les tourments de l’âme. Plan vertigineux dans Vampyr, où la caméra, subjective, prend la place du mort qu’on enterre.

En U.R.S.S., S.M. Eisenstein définit le cinéma comme un langage. Le montage doit fournir une syntaxe au discours du film. Il s’échappe de la narration pour livrer une pensée « sensorielle », relater une expérience concrète. Il s’inspire des idéogrammes chinois : un œil + de l’eau = pleurer ; un arbre + du feu = automne ; une femme + un toit = sérénité. Les inventions de Dziga Vertov sont moins martiales que celles d’Eisenstein, trop binaire à mon goût. Le Ciné-œil de Vertov swingue comme un malade. L’inventeur du ciné-tract rejette la fiction : « Le drame cinématographique est l’opium du peuple. À bas les fables bourgeoises et vive la vie telle qu’elle est ! » Il pense le cinéma comme du journalisme artistique qui doit apprendre à penser ce qui est vu : « Ne copiez pas sur les yeux ! » Il utilise le montage, le ralenti et l’accéléré, la marche arrière qu’il appelle « le négatif du temps », les superpositions, les collages, il jongle avec les polices de caractères. Vertov compose des chants visuels. Il est certainement un des plus grands précurseurs de notre modernité. Nombreux infographistes, publicistes, vidéo-clipistes, documentaristes et cinéastes expérimentaux commencent à le connaître. En France, Jean Vigo pourrait s’en réclamer avec À propos de Nice, et plus proche de nous dans le temps, l’arménien Artavazd Pelechian.


Mon amour du cinéma et la méconnaissance commune des chefs d’œuvre du muet me donne l’idée en 1976 de les accompagner avec Un Drame Musical Instantané, et ce pour plus d’une vingtaine de créations. Nous voulons montrer que ces films n’ont pas pris une ride, bien au contraire. J’en parlerai plus loin quand il sera question du travail réalisé avec le Drame.

Je n’ai jamais compris pourquoi Henri Langlois s’évertuait à passer Un chien andalou sans le son que Buñuel avait lui-même ajouté à son film, à partir de disques de Wagner et d’un tango. Copieuse engueulade avec Jean Rouch qui pense qu’on doit passer les films muets, sans musique posthume, de même qu’on doit projeter les rushes des Archives de la Planète réunies par Albert Kahn sans aucun montage. Attitude qui m’apparaît élitiste, ne facilitant pas l’accès des nouvelles générations à ces merveilles ! Je me souviendrai toujours de la projection muette de L’homme à la caméra lorsque je rentrai à l’Idhec en 1971. Mon ventre gargouille tant que je suis incapable de voir quoi que ce soit du film de Vertov, préoccupé que je suis à étouffer ma voix intérieure qui résonne dans la grande salle de la Cinémathèque Française du Trocadéro !

mercredi 14 novembre 2018

Musique expérimentale de Lynch et Badalamenti


Nombreux fans du cinéma de David Lynch ignorent qu'il peint ou qu'il a enregistré des disques aussi allumés que ses films. Mon préféré reste Crazy Clown Time où il incarne des personnages, transformant chaque chanson techno-rock en petit court métrage audio. L'album Thought Gang, composé avec son compositeur de films attitré Angelo Badalamenti, est du même acabit, même s'il est plus abstrait. Ce ne sont pas des chansons, mais des évocations musicales que Lynch a imaginées comme des courtes histoires...


Bien qu'il sorte aujourd'hui, l'objet n'est pas une nouveauté puisqu'il a été enregistré de 1991 à 1993, entre la saison 2 de Twin Peaks et le début de la production de Fire Walk With Me. Lynch en a d'ailleurs utilisé des bouts pour ses publicités Adidas, la série HBO Hotel Room (Logic & Common Sense), Mulholland Drive, Inland Empire, Fire Walk With Me (A Real Indication et The Black Dog Runs at Night) et la saison 3 de Twin Peaks (Frank 2000, Summer Night Noise, Logic and Common Sense). Le résultat est très excitant, mélange de free jazz, de rock déglingué, de cymbales noise et de spoken word. Filtrer sa voix avec un son téléphone fait automatiquement glisser le morceau vers la fiction. Ce mélange expérimental ne surprendra pas pour autant les amateurs de musiques improvisées...


Les consignes d'improvisation aux musiciens sont parfois rigolotes : « Imaginez que vous êtes un poulet avec la tête tranchée et que vous courez avec un millier de dollars dans le gosier ! » Angelo Badalamenti pose sa voix et joue des claviers, David Lynch est aux percussions et joue un peu de guitare et de synthé. Ils se sont adjoints le bassiste Reggie Hamilton, le batteur Gerry Brown, le claviériste-souffleur Tom Ranier, plus Vinnie Bell à la guitare, Buster Williams à la basse et Grady Tate à la batterie sur A Real Indication, tous des musiciens de jazz ! Sur Summer Night Noise Lynch dit à ses gars : « Ça commence vraiment, vraiment calme... Pensez à une nuit d’été : des insectes, une petite brise, l'herbe dans le vent... Et au loin arrive une tempête... Elle s'approche... Et se rapproche... Et elle se déchaîne, c'est simplement une violente tempête d'été avec le tonnerre et les éclairs... Et puis ça va, ça se calme et ça s'éloigne... Et ensuite nous sommes de retour à un calme humide et humide. » Lynch appelle tout cela de la "musique moderne". J'imagine que ce doit être un parallèle avec son cinéma moderne, une manière pour lui de s'affranchir de la grille de formatage des chansons !

→ David Lynch & Angelo Badalamenti, Thought Gang, Sacred Bones Records, CD/LP/Bandcamp

mardi 13 novembre 2018

Le son sur l'image (4) - Hémiplégie 1.1



I. Une histoire de l’audiovisuel

Hémiplégie

Dans audiovisuel, le premier terme est audio. Le son est paradoxalement ignoré par la majorité des acteurs de ce secteur, ou du moins sous-estimé et mal employé. Le plus souvent considéré comme de la post-production, il devrait pourtant intervenir dès les premiers stades de l’écriture. Alors que j’enseigne à l’Université de Beyrouth, j’entends la responsable des cours de scénario dire à l’un de ses élèves qu’il faut faire des colonnes pour présenter le découpage d’un film : une colonne pour les dialogues, une pour l’image, et éventuellement une pour le son. Je saute en l’air. Comme si l’on pouvait s’en passer ! Le son fait partie du langage. Il n’est ni une roue de secours ni une option. Plus tôt on s’en préoccupe, meilleur en sera le script, meilleure la réalisation. On ne rattrape pas un tournage raté au montage, on colmate, on fait avec ce qu’on a, on fait des points de suture, mais si on avait filmé les acteurs jouant correctement leurs rôles sous les angles appropriés à l’histoire, mieux on se porterait lorsque viendrait le temps du montage. Trop souvent, les réalisateurs n’ont pas la moindre idée du monde sonore de leur film. Ils attendent parfois que le compositeur sauve les scènes faibles. Remplissage. On soigne les plaies qui laisseront tout de même de vilaines cicatrices. Il est plus agréable de travailler sur une scène forte que sur un truc mou. Tous les plans devraient être puissants, qu’ils agissent en tension ou en détente. Chaque fois qu’on peut faire passer une idée, une intension, une information, une émotion, avec une image ou un son plutôt qu’avec le dialogue, on se rapproche de ce que devrait être le cinématographe. La littérature, au contraire, joue des mots pour suggérer images et sons, odeurs et émotions. Au cinéma, si on a les mots, bien sûr, on a cette chance extraordinaire de pouvoir montrer avec les images et suggérer avec les sons.

La part qui est réservée au son dans les budgets est d’ailleurs à l’image de cette conception bancale et inadaptée, une misère ! De plus, ou en moins, on s’en préoccupe au dernier moment, une semaine avant le mixage. Combien de fois ai-je dû composer pour la veille ? Les choses ne vont pas en s’améliorant. Certains pensent pouvoir composer de la musique pour des images grâce à des logiciels qui vous mâchent le travail. Ce ne sont pourtant pas les outils qui font l’œuvre, mais la personnalité unique de son auteur. Ces logiciels sont des jouets très amusants et peuvent devenir des outils excitants, à condition d’avoir déjà une morale, un style. Celle-ci ne s’acquiert pas dans les conservatoires, elle se forme à l’écoute du monde. Il n’y a pas de meilleure inspiration que la culture générale, celle que l’on se forge soi-même, en lisant des livres, en allant voir des spectacles, en voyageant. Je n’ai rien contre les conservatoires de musique, bien au contraire, mais je pense que la personnalité d’un artiste n’a pas grand-chose à voir ni à entendre avec sa scolarité. Elle est souvent plus dépendante du milieu familial et social, de son héritage ou de son rejet, des événements heureux et des traumatismes de l’enfance, des rencontres, comme celles de l’adolescence, de sa morale certainement, au sens où Cocteau l’entendait lorsqu’il affirmait qu’une œuvre est une morale.

On peut agir en imitation, en essayant, tant bien que mal, de copier ce qui a déjà été fait, ajoutant sa brique à l’édifice, comme le faisaient les bâtisseurs de temples à l’époque de la Grèce Antique, en s’appuyant sur un modèle immuable et en se l’appropriant (Jean Renoir, entretien gravé sur un disque souple inséré dans les Cahiers du Cinéma). N'oublions pas que temples et statues étaient en Technicolor ! On peut parcourir les territoires inexplorés, en fuyant ce qui existe déjà, mais il n’existe pas de génération spontanée, seulement une façon d’agencer les choses, de les mettre en rapport. Quelle que soit la manière, il s’agit toujours d’un arrangement, d’une synthèse. L’important est que ce soit la sienne. C’est comme penser par soi-même. Cela devient de plus en plus difficile, avec l’uniformisation de l’information, l’orientation scolaire, la restriction de l’offre qui réduit la demande. On suit la mode. Bernard Vitet me dit un jour que la mode n’avait aucun intérêt, si ce n’est pour celui qui la lance. La mode a donné le terme moderne. Et Brecht d’ajouter qu’il n’y a ni forme ancienne ni forme nouvelle mais seulement la forme appropriée.

Nous verrons plus tard que ce qui est vrai pour le cinéma l’est également pour le multimédia. Tous deux appartiennent à la même histoire, celle de l’audiovisuel, qui commença en 1895 avec les films des frères Louis et Auguste Lumière. Tirons profit des découvertes réalisées tout au long du siècle dernier pour écrire et produire les œuvres audiovisuelles d’aujourd’hui et de demain, quels que soient les supports et les ressources qu’engendrent les nouveaux médias.

Je n’ai pas l’intention de réécrire une énième histoire du cinéma. De nombreux ouvrages y sont consacrés. Il est plus efficace et plus honnête de vous renvoyer à mes sources qui donnent tous les détails pour celles ou ceux qui le désirent. Je me contenterai de mettre en perspective quelques images du passé et de souligner certains faits majeurs, du moins ceux qui ont initié ma démarche : Praxis du cinéma de Noël Burch (Gallimard), Histoire du cinéma de Georges Sadoul (Denoël), Dictionnaire du cinéma de Jean-Loup Passek (Larousse), Musique et cinéma muet de David Robinson (Le Seuil).

P.S.: Depuis ces réflexions, quantité de livres passionnants ont été publiés (voir les liens de l'introduction du précédent chapitre) et Internet s'étoffe chaque jour de sources miraculeuses... Le dernier numéro des Cahiers du Cinéma interrogent d'ailleurs nombreux designers sonores sur leur pratique...

mercredi 31 octobre 2018

Le son sur l'image (2) - La liberté de l'autodidacte 0.1

Le premier chapitre de cet ouvrage consacré au design sonore, à la musique de film et à l'interactivité, rédigé en 2004, est autobiographique. Comme dans L'étincelle publié en 2008 sur Poptronics, j'ai toujours cherché à comprendre l'origine des choses, le pourquoi du comment, souvent en empruntant le discours de la méthode...


Me voici donc propulsé trente cinq ans en arrière, essayant de comprendre comment on en est arrivé là. À composer la musique de mes propres films, des camarades me demandent de m’occuper de la leur. De film en film, je deviens compositeur. La réalisation était un fantasme. Elle devint un fantôme. Adepte d’une forme buñuelienne et rock’n roll du réalisme poétique, jeune homme sans attaches familiales dans le milieu cinématographique, rebelle à toute forme conventionnelle, je comprends dès la sortie de l’Idhec (Institut des Hautes Études Cinématographiques, 27ème promotion, 1971-74) que j’aurai beaucoup de mal à trouver des financements pour mes films. Très jeune sur le marché du travail, je me fais pousser la barbe, conseil d’un dirigeant de la Gaumont. Assistant monteur sur le dernier film de René Clément, La baby-sitter, assistant tout court sur Lèvres de sang de Jean Rollin, pape du porno vampire, ou sur un court-métrage de Coline Serreau à ses tous débuts, je vérifie que le rôle de technicien n’est définitivement pas ma tasse de thé. Amusantes péripéties, mais ayant déjà été boy-scout de huit à onze ans je préfère continuer mon véritable apprentissage. Pour préserver mon indépendance, qui m’a jusqu’ici permis de poursuivre mes espérances, j’opte naturellement, sans m’en apercevoir, pour une forme d’expression artistique moins onéreuse que le cinématographe. La musique. Comme pour l’architecte, le plan n’est pas le territoire, un scénario n’est pas un film. Le cinéaste est trop souvent malheureux lorsqu’il ne tourne pas. À se rendre cyclothymique. Musicien, on peut toujours siffler dans son bain, sous sa douche, dans la rue, c’est toujours de la musique. C’était avant la VHS, la vidéo n’existait pas encore, du moins pas à l’échelle du grand public. Aujourd’hui, avec les nouveaux outils, la caméra numérique, l’ordinateur individuel, les logiciels de montage et d’effets spéciaux, ma vie aurait pris une tout autre tournure. Pourtant, pas le moindre regret, d’autant que de temps en temps, il m’arrive de changer de support. Je refais des films. Je recommence. J’arrête. J’aimerais encore. Histoire de rencontres. Avant même la fin de mes études, je m’endette et m’achète un synthétiseur. Un énorme engin avec un tableau de commandes et des câbles qui le font ressembler à un vieux central téléphonique, augmenté d’un clavier monophonique. Pour composer et enregistrer alors la musique des films, je relie la sortie stéréophonique de mon ARP 2600 aux entrées du magnétophone Nagra qu’apporte le réalisateur. Nous sommes quelques uns qui, sans le savoir, inventent ce qui s’appellera plus tard le home studio. Tandis que nombreux collègues doivent encore avoir recours à la partition sur papier, au copiste, à la location d’un studio avec ingénieur du son, aux répétitions et aux salaires de tout un orchestre, je peux proposer au réalisateur qui me rend visite à mon domicile de repartir le soir même avec sous son bras la bande 6,35 de la musique de son film. Un envoyez c’est pesé contre une longue phrase qui n’en finit pas. La compression de personnel n’aura pas les mêmes répercutions sociales catastrophiques que dans d’autres secteurs de l’économie. Les musiciens vont progressivement s’adapter aux nouveaux usages, la pratique musicale va même s’étendre dans des proportions imprévisibles. J’enregistre d’abord dans l’appartement de Boulogne-Billancourt que nous partageons en communauté. Le plafond du salon est recouvert de plaques à œufs. Cinq ans plus tard, je loue une petite maison en surface corrigée sur la Place de la Butte aux cailles, à Paris. Rue de l’Espérance, au 7, une trappe au milieu de la cuisine, un passage secret. Les soupiraux de la cave bouchés, le couvercle rabattu, c’est un sous-marin. On oubliait le temps, on oubliait l’argent. Le magnétophone tournait sans cesse.


Pas un seul cours de musique. Cela me manque-t-il ? Probablement. Oui et non. Tout à inventer ou à réinventer. Autodidacte, je rattrape inconsciemment le temps perdu à collectionner les timbres-poste en développant mes talents d’improvisateur. Je me suis toujours jeter à l’eau, au propre comme au figuré. Pas le choix. Retour à 1968, claque dans la figure lors d’un voyage initiatique aux États-Unis : la musique m’est révélée à l’écoute d’un album de Frank Zappa (troisième des Mothers of Invention, We’re only in it for the money, réédition Ryko…). Quelques mois plus tard, nous organisons le premier concert de rock du Lycée Claude Bernard à Paris. Début d’une collaboration de vingt ans avec Francis Gorgé (En 1976, avec Gorgé et le trompettiste Bernard Vitet. nous fondons le groupe Un Drame Musical Instantané. Un an plus tôt, le trio Birgé Gorgé Shiroc enregistre le disque devenu culte, Défense de, premier album des Disques GRRR, que je fonde à cette occasion par souci d’indépendance. Gorgé quitte le collectif en 1992 pour se consacrer à l’informatique. Les Disques GRRR sont toujours en activité, mais 2008 marque la fin d'Un Drame Musical Instantané). J’écris les paroles en anglais et les chante, Francis compose la musique et joue de la guitare électrique. Le groupe Epimanondas comprend également un bassiste et un batteur (Edgard Vincensini à la basse et Patrick Bensard à la batterie), et le groupe de light-show H Lights, que j’ai fondé auparavant avec une demi-douzaine d’autres camarades de classe, projette des images psychédéliques et narratives sur l’écran placé derrière l’orchestre. Nos projections accompagnent souvent Red Noise, le groupe de Patrick Vian, fils de Boris, les Crouille-Marteaux où les comédiens Jean-Pierre Kalfon et Pierre Clémenti jouent respectivement de la guitare et de la scie musicale, Daevid Allen Gong, et Dagon, le groupe de Dominique et Jean-Pierre Lentin. Souvenir charmant d’avoir travaillé à ses tous débuts avec le Cirque Bonjour de Victoria Chaplin et Jean-Baptiste Thierrée. Thierrée joue le rôle du fils de Delphine Seyrig dans un de mes films préférés, Muriel d’Alain Resnais. Muriel est le second prénom de ma fille. Je donne un coup de main à d’autres groupes comme Krishna Lights à Londres, pour Kevin Ayers époque Mike Oldfield, David Bedford et Lol Coxhill, ou Open Light pour Soft Machine… J’effectue les fondus enchaînés en cachant les objectifs avec mes doigts. Dès 1965, je grattais et brûlais des diapositives ratées ou sous-exposées, et assemblais des images polarisées pour les projeter sur grand écran. Vaporisation de laque sur la pellicule et mise à feu, morceaux de plastique étirés sur plusieurs couches entre deux verres polaroïds, tryptiques de diapositives à trois projecteurs pour un hyper panoramique. Ma période light-show s’arrête en 1974 avec la dissolution du groupe L’Œuf Hyaloïde (Participent à cet ultime groupe Michaëla Watteaux, devenue réalisatrice, Luc Barnier devenu monteur, Antoine Guerrero devenu ethnologue, le photographe Thierry Dehesdin, et Jean-Pierre Laplanche. Sans oublier Michel Polizzi qui a inauguré les liquides bouillants au sein d’H Lights puis s’est ensuite exilé à Philadelphie, et Bernard Mollerat avec qui je cosigne plusieurs films. En 1973, une plaquette luxueuse, remarquablement illustrée, le Light-Book, est éditée par l’Imprimerie Union, spécialisée dans les livres d’art)...


Je passe du saxophone soprano, trop lourd à tenir à bouts de bras, à l’alto qui pèse à mon cou, pour enfin m’asseoir sur un tabouret devant un orgue électrique. Quel soulagement, plus de poids et haltères, c’est l’instrument qui me porte ! Avec Epimanondas, je diffuse des bandes magnétiques électroacoustiques que j’ai commencé à fabriquer à partir de l’âge de 13 ans, peu après que mes parents m’aient offert un magnétophone pour un prix d’excellence inattendu. Mon père et à ma mère ont toujours tenu leurs promesses, ce prix fut pour eux une catastrophe à une période de grandes difficultés financières. Quelle que fut leur situation, ils ont toujours fait tout ce qu’ils pouvaient pour m’aider et me mettre le pied à l’étrier. Mon père avait une méthode assez astucieuse qu’il employa lorsque je voulus m’acheter un électrophone, un orgue Farfisa, le même que Pink Floyd, le Professional, et enfin mon premier synthétiseur. Il me proposa chaque fois d’en payer la moitié, quitte à ce que j’en trouve l’autre moitié. Ainsi, je commence à travailler pendant les vacances, apprenant à me donner les moyens de mes rêves. Je soude des câbles XLR pendant des jours et des jours, fais le stagiaire sur un film américain, My Old Man, d’après Hemingway, qui se tourne sur les champs de course de la région parisienne, assiste Philippe Arthuys pour des spectacles multimédia financés par la Régie Renault… Le premier morceau dont j’ai gardé la trace est une pièce pour ondes courtes et pompe à vélo enregistrée en 1965, un matin vers cinq heures, avant de partir en classe. D’autres pièces suivent après la nouvelle acquisition d’un magnétophone stéréo avec un bouton de son sur son qui permet de réinjecter des sons d’un canal sur l’autre. Le microphone placé au centre des écouteurs du casque peut produire des effets d’écho qui finissent en larsens extrêmement seyants ! Le montage aux ciseaux n’a plus de secret. En réalité, j’utilise une petite colleuse Sonocolor que je possède toujours. Elle permet d’immobiliser les deux côtés de la bande magnétique pendant que qu’on abat le couperet et que l’on positionne le ruban adhésif. Cette technique m’a permis d’effectuer des milliers de coupes à une vitesse si ce n’est vertigineuse, du moins compétitive. Cela faisait rire mes camarades, comme lorsque je continue à rouler des cigarettes avec une machine-boîte. Le tabac n’étant pas mon truc, je fais semblant de croire que je suis toujours un amateur en ce domaine, et non un professionnel, d’où le recours à ces petites machines ou aux rouleurs patentés ! Récemment, j’ai retrouvé une bande où je joue du piano alors que j’avais totalement oublié cet épisode. Le meuble droit était dans la chambre de ma sœur Agnès qui était la seule à prendre des cours de musique. Cette bande est étonnante, mon style de jeu au clavier est déjà là. Pourtant, je n’ai gardé aucun souvenir d’avoir alors jamais improvisé sur cet instrument. Ma petite sœur m’avait seulement appris à l’accompagner lorsqu’elle chantait les mélodies de My Fair Lady ! Nous abandonnons le piano et son cadre en bois lors d’un déménagement. Comme cela coïncide avec mon soudain emballement pour la musique, mes parents m’aident à acquérir un orgue électrique pour le remplacer. En 1969, chez des amis d’amis qui possèdent dans le grenier de leur maison de campagne de Maintenon tous les instruments d’un orchestre de rock, j’ai le coup de foudre pour l’orgue en m’asseyant devant. Nous enregistrons tout le week-end. Le batteur n’a jamais tapé non plus sur un fût. Cette fois encore, j’enregistre l’événement. Le magnétophone a toujours joué un rôle très important dans ma vie, pas seulement celle de musicien. Jeune homme, j’ai naïvement tenté de l’utiliser pour résorber des conflits familiaux et des drames intérieurs, avec plus ou moins de souffrance. L’idée de réécouter ces errements était assez efficace, elle suffisait en soi, la réalité était beaucoup trop pénible, il y a très longtemps que tout a été effacé.


L’achat de mon ARP 2600 fut déterminant quant à la suite des événements. La démonstration d’un vendeur zélé de la rue de Bruxelles, près de Pigalle, me fait m’endetter, alors que je n’ai aucune attirance pour la musique en boîte qui s’échappe de ce genre d’instrument. Je déteste son côté astiquez les cuivres que j’ai découvert avec le Switch on Bach de Walter Carlos, devenu depuis Wendy Carlos, ou le côté plastoc du tube Pop Corn ! Le truc formidable pour un autodidacte, c’est qu’il n’y a aucune tradition de l’instrument, aucune méthode, aucun modèle. Tout reste à inventer. De plus, l’instrument possède une logique très pédagogique. J’y cours, vole et nous venge. Il faut penser le son dans toutes ses composantes pour le générer. Les trois oscillateurs, contrôlables en tension haute ou basse fréquence, traversent un filtre puis un amplificateur. Il y a aussi deux générateurs d’enveloppe, un suiveur d’enveloppe, un modulateur en anneaux, un générateur de bruit rose ou blanc, un circuit d’échantillonnage et de maintien (sample & hold), une réverbération stéréophonique à ressort, une entrée pour une source extérieure, des inverseurs et des mélangeurs, mais le plus important c’est que l’on peut connecter n’importe quoi, dans n’importe quel sens, sans risquer d’esquinter la machine. Cet instrument marie une rigueur d’analyse et une approche totalement empirique. Lors des représentations en public, il faut à la fois jouer et préparer ce qu’on va envoyer trois minutes plus tard. L’ARP ne possède aucune mémoire, même pour l’accordage des oscillos, et le protocole midi (Musical Instrument Digital Interface, qui permet à tous les instruments de musique électronique, ordinateurs, etc. de communiquer entre eux) n’apparaîtra que des années plus tard. J’y fais mes gammes : rapidité des réactions dans le cadre de l’improvisation, présence d’esprit sur scène, mais également dans le contexte plus banal du quotidien ! Réagir vite en période de crise est un atout majeur. Je me suis longtemps servi de ce synthétiseur dans mes cours sur le son pour en expliquer la structure : timbre, hauteur, durée, intensité. Regret de l’avoir vendu. J’ai pris l’habitude de me débarrasser des instruments qui n’ont pas servi depuis dix ans. C’eût été un instrument idéal pour fabriquer des familles de sons pour le multimédia.


Parallèlement, simultanément, je joue de tout ce qui peut produire du son, instruments acquis lors de voyages à l’étranger ou objets détournés de leur destinée industrielle. Ma mère n’a rien le droit de jeter sans mon accord. Adolescent, je m’en sers d’abord pour des sculptures, puis tout est bon à faire sonner. Musique ! J’avais commencé avec la flûte à six trous, et avec la guimbarde, seul instrument dont je me considère ironiquement virtuose et dont je possède une jolie collection. Mes deux flûtes préférées sont une roumaine, qui me permet de jouer dans le suraigu, et une chromatique en plexiglas transparent, fabriquée spécialement pour moi par Bernard Vitet, et que je viens de briser en deux lors d’un accident cycliste (recollée heureusement depuis, avec du dichlorométhane !). Selon les époques et les besoins, il m’est arrivé de me mettre au piano, à la trompette, au trombone ou à la clarinette basse. Au fil du temps, se sont accumulées des centaines d’instruments acoustiques et de machines électroniques...

Illustrations : Light-Book, ed. Imprimerie Union, 1973 / USA 1968 deux enfants, ed. Les inéditeurs, 2014 / Cuivres, coll. JJB / Un patch d’ARP 2600 annoté, 1975 / Les caramels, seule sculpture conservée, 1966

mardi 16 octobre 2018

Wassim Halal, un coup de maîitre !


J'avais adoré le trio des Revolutionary Birds auxquels participait le joueur de darbuka et de doholla (darbuka grave) Wassim Halal avec Mounir Troudi et Erwan Keravec. J'admirais le jeune percussionniste franco-libanais, je suis estomaqué par le compositeur qui publie son premier album solo d'une maturité exceptionnelle. Si le solo signifie en être l'organisateur, d'autant que l'improvisation y tient une place majeure, il faut reconnaître qu'il a su s'entourer. Une trentaine de musiciens l'épaulent sur cet incroyable triptyque en 3 CD qui se déplie comme un petit opéra dont je ne comprends hélas pas les quelques mots puisqu'ils sont dits en arabe que je ne parle pas. Il n'y en a pas tant, mais si le verbe est à la hauteur de la musique, je veux bien l'apprendre, car Le cri du cyclope est un coup de maître !


Je ne m'y connais pas non plus suffisamment en percussion pour reconnaître si les peaux sont pures ou trafiquées électroniquement (Benjamin Efrati et Pierrick Dechaux au gugusophone ?), mais lorsqu'elles s'emballent je retrouve la transe qui vous emporte au delà du réel, dans un imaginaire qui n'appartient qu'à soi. Des frissons animent soudainement mon corps, me rappelant les feedbacks que je produisais avec mes premières œuvres électroacoustiques dans les années 60. Si le premier disque est axé sur la darbuka, il commence avec d'incroyables anches suraiguës (dont Samir Kurtov à la zurna) indiquant d'emblée que nous sommes loin d'un disque de percussion démonstratif. Les mélodies sous-jacentes fabriquent des timbres inouïs qui nous porteront jusqu'au bout.


Les deux superbes collages de Benjamin Efrati et Diego Verastegui, morcelés en huit panneaux par le biais du gabarit qu'impose la pochette CD ou reproduits sur les trois macarons, rappellent ceux de Max Ernst ou Jacques Prévert, intégrant par leurs éléments toutes les sources d'inspiration de Wassim Halal. Le second disque débute en effet avec un gamelan (Théo Mérigeau, Sven Clerx, Jérémy Abt, Antoine Chamballu, Ya-Hui Liang), se poursuit avec un quatuor d'anches (Benjamin Dousteyssier, Raphaël Quenehen, Jean Dousteyssier, Laurent Clouet) pour aboutir à un quatuor à cordes (David Brossier, Amaryllis Billet, Léonore Grollemund, Anil Eraslan), souvent rejoints par les peaux qui renforcent les polyrythmies et épaississent le timbre.


Les collages insistent aussi sur l'unité de l'ensemble. Ce ne sont pas trois disques, mais bien un triptyque musical à quatre volets graphiques. Les incantations de la chanteuse Leila Martial attaquent le troisième disque avec une pêche d'enfer, effets que prolonge la guitare de Grégory Dargent. Et ainsi de suite avec l'Aala Samir Band (Kamal Salam Jaber, Samen Almarya, Ibrahim Abomazem, Sami Fayud), les voix d'Oum Hassan et Gamalat Shiha, la zurna de Samir Kurtov... Pour clore ce voyage dans un pays qui, s'il n'était pas imaginaire, deviendrait ma prochaine escale, entrent en free jazz oriental l'accordéoniste Florian Demonsant, le trompettiste Pantelis Stoikos, le clarinettiste Laurent Clouet, et enfin Erwan Keravec à la cornemuse. Halal reprend sa place d'accompagnateur de ces musiques tournoyantes et enivrantes alors qu'il est le grand ordinateur de ce grand charivari commencé avec toute la smala dès L'oracle qui ouvrait le premier disque, le tout remarquablement enregistré par Cyril Harrison.


Ce sont bien de ses voyages que s'est inspiré Wassim Halal pour accoucher de ce petit bijou composé de trois galettes d'argent, au Liban où il s'est initié au Dabkeh, le répertoire de mariage, en Turquie auprès des Tziganes et partout où son métier l'a mené. Quand la musique laisse place au silence, on a l'impression de revenir d'un long voyage dépaysant entrepris en tapis volant comme dans Starik Khottabych (Grand-père miracle), le film magique de Gennadi Kazansky en Sovcolor que je n'avais pas revu depuis qu'il avait été projeté dans mon école primaire...

→ Wassim Halal, Le cri du cyclope, 3cd Collectif Çok Malko avec le soutien de l'AFAC Fondation (Arab Fond for Arabic Culture), dist. Buda/Socadisc, sortie en novembre 2018

mardi 14 août 2018

Michael Gordon par le Kronos Quartet


Mais non, fidèles lecteurs et lectrices, je ne vous laisse pas tomber. Je vais bien. Je n'ai pas d'ennui de santé. Juste un changement de rythme. Les aléas de la vie font exploser les habitudes. Besoin de voir ailleurs si j'y suis. Ce qui ne m'empêche d'ailleurs pas de continuer à signaler presque chaque nouvelle production du Kronos Quartet. On peut toujours critiquer leur entrain dynamique très rock 'n roll, le quatuor californien a le mérite de faire découvrir quantité de compositeurs du monde entier et d'origines musicales relativement variées...


Michael Gordon n'est pas une découverte puisqu'il est l'un des trois piliers du new-yorkais Bang On A Can avec sa compagne Julia Wolfe et David Lang. Les interprétations à l'arrache de Bang On A Can sont d'ailleurs très proches de celles du Kronos. Cet album présente dix ans de collaboration avec le compositeur, à commencer par Potassium (2000) pour quatuor amplifié avec distorsion et sons électroniques, puis The Sad Park (2006) avec les voix enregistrées d'enfants de 3 ou 4 ans trafiquées réagissant au 11 septembre 2001, Exalted (2010) où le Young People’s Chorus of New York City dirigé par Francisco Núñez fait écho en araméen au précédent avec également le recours à un dispositif électronique. Clouded Yellow, composé la même année pour le Kronos, ouvre le disque. Glissés empruntés aux violonistes du Taraf de Haïdouk, phrases répétitives, traitements électroacoustiques, mélange avec les voix des enfants, découpage radical, rappellent le style à la fois planant et enlevé de Gordon.

→ Michael Gordon & Kronos Quartet, Clouded Yellow, cd Cantaloupe

mardi 26 juin 2018

Dites-le avec un disque


En 2012 Patrice Caillet avait rassemblé des pochettes de disques bricolées par des amateurs ayant perdu l'enveloppe originale, dans le livre Discographisme récréatif, magnifique recueil d'art brut. L'année suivante, avec Adam David et Mathieu Saladin, il avait publié, Sounds of Silence, un vinyle composé de 29 plages de silences sur le label Alga Marghen. Cinq ans plus tard Caillet, David et Elia David accouchent d'un nouveau concept avec le vinyle mono-face Dîtes-le avec un disque / 15 Auto Recordings. Ce sont quinze enregistrements réalisés dans les années 60 par des anonymes dans des cabines publiques d’enregistrement phonographique sur le modèle du Photomaton. On avait une minute trente secondes pour enregistrer un 45 tours que l'on pouvait ensuite envoyer ou offrir. Dans le film Masculin Féminin de Jean-Luc Godard, Jean-Pierre Léaud enregistre ainsi une déclaration d'amour à Chantal Goya dans une de ces cabines automathones :


La mauvaise qualité technique importe peu. Ces morceaux de vie sont émouvants, qu'ils soient joyeux ou tristes, légers ou profonds. On n'y entend pas seulement les voix, mais aussi l'état psychologique des protagonistes et l'univers urbain autour, révélateur de l'époque. Sur la pochette blanche est collé un sachet hermétique avec la liste commentée des plages et le texte explicatif. Cette évocation me rappelle mon album Brut de répondeur où j'avais rassemblé 2h30 de messages que j'avais reçus entre 1981 et 1983. Je repense aussi à l'enregistrement du grand-père de Bernard Vitet, gravé dans la cire, que mon camarade espérait sortir sur la réédition de Mehr Licht ! que l'on attend toujours, bloquée par de sinistres et absurdes spéculations mercantiles.
Mais le concept actuel des trois larrons ne s'arrête pas là, car ils ont imaginé un réel geste artistique. Comme ils l'expliquent sur le site ditesleavecundisque.com où sont détaillés le contexte et le projet accompagnés des 15 auto-enregistrements, ce nouvel album n'est pas à vendre ! Il ne rentre à aucun moment dans une logique commerciale. Les exemplaires de ce disque ont été volontairement perdus dans des espaces publics, commerciaux, médiathèques, vide-greniers... S'ils ont commencé par en déposer un à la Médiathèque Musicale de Paris samedi dernier, ils en glissent subrepticement des exemplaires dans les bacs de la Fnac, chez Boulinier ou dans des lieux correspondant aux enregistrements initiaux. Qui donc alors trouvera celui intentionnellement oublié dans l'ascenseur de l'Empire State Building à New York ? Où en dégoter un exemplaire si sa diffusion est clandestine ? Les auteurs refusent de révéler même le nombre pressé, mais on peut supputer qu'il y en a pas mal tant ils doivent s'amuser à l'intégrer dans des endroits plausibles autant qu'improbables, chamboulant l'état de stocks où il n'est évidemment jamais répertorié. On imagine déjà les sueurs froides au passage en caisse. Libre donc à vous d'imaginer où ces joyeux farceurs ont pu laisser leur généreux forfait pour que vous en soyez les premiers acquéreurs !

mardi 8 mai 2018

Saravah, c'est où l'horizon (1967-1977)


Saravah est une roulotte comme Cocteau appelait l'appartement où habitait la famille de ses Parents terribles, une tribu de romanichels qui vivent leurs rêves de musique et de chansons sous la direction de Pierre Barouh. Les revers de fortune succèdent aux emportements de joie, mais le navire flotte toujours, malgré la disparition de son fondateur bohème. Dans un livre aux éditions Le Mot et le Reste, son fils, Benjamin Barouh, raconte les dix premières années de la saga du label Saravah qui a publié les disques de Jacques Higelin, Brigitte Fontaine, Areski, Jean-Roger Caussimon, Naná Vasconcelos, Pierre Akendengué, Jack Treese, David McNeil, Allain Leprest, Maurane, mais aussi Barney Wilen, Steve Lacy, l'ami Étienne Brunet ou le groupe Mahjun.
À cette époque l'amour était libre, l'imagination était au pouvoir, ce qui n'empêchait pas les indélicats de marquer leur territoire avant de le déserter en emportant la caisse comme nombreux en accusent Fernand Boruso (le B de BYG avec Jean-Luc Young et Jean Georgakarakos !) qui s'exprime aussi dans le livre, car il s'agit avant tout d'un recueil de témoignages. Si Brigitte Fontaine, toujours tournée vers l'avenir, ne veut pas entendre parler du passé, Areski, Jean Querlier, David McNeil, les ingénieurs du son et bien d'autres qui ont participé à l'aventure se prêtent à l'exercice. Au gré des pages on croise évidemment Francis Lai et Claude Lelouch, mais aussi le génial compositeur Michel Magne ou l'Art Ensemble de Chicago qui jouait sur le cultissime Comme à la radio. Les évocations de Pierre Barouh circulent du Brésil au Japon, du studio montmartrois du passage des Abbesses à celui du Château d'Hérouville, et de disque en disque, de rencontres improbables à finalement leur évidence. La Samba Saravah, adaptée de Samba da Bênção de Baden Powell et Vinícius de Moraes, pour le film Un homme et une femme donnera le ton de cette vie d'artiste, une fausse insouciance qui permet de vivre avec le sourire.
Enregistrer les premiers disques Saravah sur un Revox 2 pistes leur conférait une véracité inégalée. Simplifier la technique en la soignant particulièrement crée une ambiance exceptionnelle de concentration, l'instantané soulignant ce qui ne peut s'écrire, mais se joue dans l'urgence. Les premiers disques d'Un Drame Musical Instantané en bénéficièrent et je continue autant que possible à retoucher le moins possible les réglages et le jeu des instrumentistes, quitte à refaire une prise plutôt que de jouer du rafistolage que la technologie facilite de plus en plus. Les disques Saravah ont souvent joui de cette incroyable énergie brute que les productions trop léchées perdent hélas. Quand la technique s'efface, ce sont les voix et les corps qui s'exposent. Comme dans les meilleurs disques, les témoignages recueillis par Benjamin Barouh refont vivre une époque où tout semblait possible. Aux petits nouveaux de retrouver cette flamme ou de souffler sur de nouvelles braises !

→ Benjamin Barouh, Saravah, c'est où l'horizon 1967-1977, 304 pages, ed. Le Mot et le Reste, 22€

→ Connexions persos : Brigitte Fontaine enregistra sur Opération Blow Up avec le Drame en 1992. Jean Querlier est présent sur les deux premiers disques du Drame en grand orchestre (À travail égal salaire égal en 1982 et Les bons contes font les bons amis en 1983). J'ai plusieurs fois eu le plaisir de jouer avec Étienne Brunet et nous avons interviewé ensemble Steve Lacy en 2001. J'ai suivi l'Art Ensemble (offstage) pendant le Festival du Mans en 1997, mais j'ignore ce que sont devenues les bandes vidéo. J'assistai René Clément en 1975 lors des séances d'enregistrement de la musique de Francis Lai que dirigeait Christian Gaubert pour La Baby-Sitter. Bénéficiant de la générosité de Claude Lelouch, nous fréquentions chaque samedi les énormes fauteuils en cuir de son luxueux Club 13 en tant qu'étudiants à l'Idhec. Il m'est arrivé d'y regarder quatre films coup sur coup ! La musique tachiste de Michel Magne est un des disques fondateurs de mon histoire...

mardi 24 avril 2018

Agitation frite, témoignages de l'underground français (volume 2)


L'an passé je saluai le premier volume de ces témoignages de l'undergroud français recueillis par Philippe Robert. Le second volume justifie d'autant mieux ce sous titre d'Agitation frite que j'ignorais nombreux de ces nouveaux protagonistes convoqués par le journaliste dont les questions font toujours mouche. Ainsi, si cette fois je connaissais Gilles Yepremian depuis le lycée, Henri-Jean Enu (Fille Qui Mousse) depuis Le Parapluie, Raymond Boni qui figure sur Urgent Meeting, Pascal Bussy qui chroniquait déjà Un Drame Musical Instantané au début des années 80, Pascal Comelade qui exposa en même temps que Nabaz'mob aux Musée des Arts Décoratifs, Richard Pinhas avec qui j'avais joué au Gibus et au Bus Palladium au sein de Lard Free, ainsi que Ferdinand Richard (Étron Fou Leloublan), Emmanuelle Parrenin, Pierre Barouh, Henri Roger, Romain Slocombe (Bazooka), Maurice G. Dantec, Michel Doneda, Marc Hurtado (Étant Donnés), Frédéric Le Junter, Kasper T. Toeplitz, Noël Akchoté, eRikM, David Fenech, Quentin Rollet, Didier Lasserre... J'ignorais Thierry Müller, Fabrice Baty, Denis Tagu, Véronique Vilhet, Lucien Suel, Michel Henritzi, Arnaud Labelle-Rojoux, Frank Laplaine, Lionel Fernandez, Emmanuel Holterbach, Frédéric Acquaviva, Francis Ibanez, Grégory Henrion, Arnaud Maguet. L'underground est grand, Philippe Robert serait-il son prophète ?
Il n'y a pas de meilleure source que de donner la parole aux protagonistes de cette saga protéiforme. Les entretiens révèlent des personnalités hors normes, même si un fil bleu blanc rouge révèle des noms communs. À retrouver souvent ceux d'Isidore Isou, Claude Pélieu, Captain Beefheart, Robert Wyatt, Christian Marclay, Otomo Yoshihide, Nurse With Wound, Sonic Youth, Phil Niblock, Eliane Radigue (aucun ne risque de figurer dans l'ouvrage), on peut se demander si cette toile d'araignée est un rhizome ou un monde parallèle où les plus indépendants ne feront tout de même jamais partie de la famille ! Les renvois d'ascenseur se sont produits il y a fort longtemps à l'instigation des journalistes et des programmateurs, forgeant la légende à répéter ce qui se disait alors dans la presse tant généraliste que spécialisée. Tout n'est forcément que storytelling, comme le montre si bien Shlomo Sand dans son livre Crépuscule de l'Histoire. Malgré cette conformité qui en vaut une autre, l'éclatement de ces marges est explicite. Tous ces artistes, échappant au business qui ne cherche toujours que la rentabilité, ont choisi l'authenticité et partagent ici leur passion. Certaines de leurs inventions ont été récupérées par les majors à une époque où celles-ci cherchaient encore la nouveauté, d'où une nostalgie suscitant l'engouement actuel pour les revivals. Qui aujourd'hui incarnerait l'underground ? A-t-il été remplacé par des chapelles communautaires ou la sono mondiale via les réseaux sociaux absorberait-elle toute démarche individuelle ?
L'année prochaine, le volume 3 de cette passionnante encyclopédie sera constitué de nouveaux articles et interviews, d'une discographie de 1951 à 2018 et d'une sélection commentée de plus de 400 disques rares (un disque par groupe, pas plus) avec reproductions des pochettes. Ou : du rock psychédélique au free jazz, de la poésie sonore à l'électroacoustique, de l'acid folk au Rock In Opposition, de la library music à la "chanson expérimentale", du punk-rock à l'indus, des outsiders à l'improvisation libre, du hardcore au post-rock, du noise au black metal... On en redemande !

→ Philippe Robert, Agitation Frite, témoignages de l'underground français II, 380 Pages 15 X 19,5 cm, ed. Lenka Lente, 27€

lundi 16 avril 2018

La bonzesse sera femme de lettres


La bonzesse est une comédie érotique relativement provocante encore aujourd'hui malgré ses dialogues parfois potaches. Réalisée en 1974, soit sept ans après Belle de jour de Luis Buñuel, elle fut censurée à sa sortie sous Pompidou, probablement plus pour ses allusions au financement des maisons closes par la police et l'État que par ses scènes de sexe soft. Marqué par l'esprit libertaire de l'époque, teinté de féminisme et de tolérance, ce film amusant, produit par Francis Leroi, rappelle ceux de Jean-François Davy. Un carton avertit d'emblée que les dialogues ont tous été échangés dans la vraie vie. Mais c'est la personnalité du réalisateur et celle de la comédienne principale qui étonnent le plus dans cette fable où le babacoolisme finit par évacuer les scènes explicites du bordel.


Je connaissais François Jouffa pour ses chroniques dans Rock 'n Folk, à la radio ou à la télévision qui lui offrirent de côtoyer Elvis Presley et Bob Dylan, les Beatles et les Rolling Stones, Janis Joplin et Jimi Hendrix, Jim Morrison et David Bowie, Stevie Wonder et Miles Davis, ou encore Georges Brassens, Serge Gainsbourg, Johnny Hallyday, Claude François... Il écrivit également quantité de livres d'humour et produisit tout autant de disques de musique du monde...


Mais le plus étonnant est la carrière de l'héroïne, Sylvie Meyer aux côtés de qui on reconnaît Bernard Verley ou Féodor Atkine. On retrouvera cette séduisante actrice, dont on peut admirer ici la plastique intégrale, chez Pierre Granier-Deferre (Adieu Poulet, Le toubib), Jean Yanne (Chobizenesse), Bertrand Blier (Calmos), Franck Cassenti (La chanson de Roland), Federico Fellini (La cité des femmes), Jacques Rivette (Merry-Go-Round) et dans les films de son mari, l'artiste Charles Matton dont les Boîtes sont de merveilleux dioramas miniatures. Des actrices jouant dans des films roses de cette époque, on pouvait s'attendre à un passage éclair. Or Sylvie Meyer réalisait déjà des sujets et reportages pour le Journal Télévisé avant de devenir commissaire d'expositions, d'écrire des romans ou d'être considérée comme une spécialiste du génocide bosniaque, en particulier à Srebrenica. On peut ne pas partager toutes ses opinions, mais l'on comprend que son rôle d'étudiante en philosophie tentée par la prostitution avant de passer au boudhisme à Ceylan lui conférait une aisance qui rappelle fondamentalement les personnages de la Nouvelle Vague.

→ François Jouffa, La bonzesse, DVD, Ed. Montparnasse, 20€

lundi 9 avril 2018

Les mystères d'Agatha Christie au cinéma


Il est tard. Si je regarde encore un film, je me coucherai vers une heure du matin. Cela fera quatre ou cinq heures de sommeil, ce n'est pas si mal pour un petit dormeur. Alors je choisis quelque chose de facile. Carlotta m'a envoyé quatre films réalisés d'après Agatha Christie qui sortent en salles dans des versions restaurées inédites. J'ai sauté Le crime de l'Orient Express de Sidney Lumet (1974) parce que j'avais regardé le remake de Kenneth Branagh il y a peu de temps et que je pense bien me souvenir de l'original avec Albert Finney dans le rôle d'Hercule Poirot.
Dans Mort sur le Nil de John Guillermin (1978) et Meurtre au soleil de Guy Hamilton (1981) Peter Ustinov avait repris le rôle du détective belge. Je suis sidéré par les décors naturels de l'Égypte ancienne, vierges de toute trace touristique, superbement photographiées par Jack Cardiff. Lors de ma propre croisière sur le Nil il y a une vingtaine d'années une enseigne MacDo défigurait déjà Louxor. Mais c'était vingt-cinq ans plus tard. On a tout fichu en l'air en si peu de temps ! Je m'étais servi des pistes audio du film que j'y avais tourné pour la bande-son du CD-Rom Sethi et la couronne d'Égypte. À la même époque, Françoise avait réalisé un feuilleton documentaire de huit fois 26 minutes pour France 3 intitulé Croisière sur le Nil dans son style habituel, plein de fantaisie.


Dans les quatre longs métrages, la première heure de chaque film est consacré à la présentation des personnages, sachant que le meurtrier est toujours le plus improbable. La règle des "dix petits nègres" se retrouve presque toujours. Les ressorts de l'intrigue sont le point faible de tous les auteurs de romans policiers dont on finit par comprendre la démarche systématique, si l'on en lit suffisamment. Les mobiles du crime sont ici la vengeance ou l'appât du gain, mais chaque protagoniste est successivement suspecté jusqu'au coup de théâtre final.
Le quatrième film, Le miroir se brisa de Guy Hamilton (1980), met en scène la détective amateur Miss Marple jouée par Angela Lansbury, future héroïne d'Arabesque, entourée d'Elizabeth Taylor, Geraldine Chaplin, Tony Curtis, Rock Hudson et Kim Novak. La distribution est toujours étoilée, Lauren Bacall, Ingrid Bergman, Jacqueline Bisset, Jean-Pierre Cassel, Sean Connery, Anthony Perkins, Vanessa Redgrave, Richard Widmark, Michael York dans l'Orient Express, Jane Birkin, Bette Davis, Mia Farrow, David Niven, Maggie Smith sur le Nil, James Mason, Diana Rigg, encore Birkin et Smith au soleil, etc. L'intrigue se déroule cette fois dans un cottage anglais parmi des gens du cinéma, tandis que Meurtre au soleil a pour cadre une île au large de la Yougoslavie. Dans tous les cas j'ai passé une très agréable fin de soirée.

vendredi 6 avril 2018

Babylon Berlin, série thriller sur fond politique


Le mois dernier j'ai regardé deux bonnes séries thriller sur fond politique. La première, Peaky Blinders, suit un groupe de gangsters irlandais à Birmingham de 1919 à 1926. À partir de la seconde saison, il y en a déjà quatre en attendant la cinquième, la collusion entre la pègre et le pouvoir rappelle les méthodes éprouvées que certains s'évertuent à traiter de complotisme. Chaque épisode est plein de rebondissements, soutenu par une musique rock nerveuse qui n'a rien à voir avec l'époque comme on avait déjà pu l'appréciéer dans The Knick, ici Nick Cave, Iggy Pop, PJ Harvey, David Bowie, Radiohead, Tom Waits, Arctic Monkeys, The Kills, The White Stripes, etc. ! Cillian Murphy tient le rôle du chef de la fratrie sanguinaire. Difficile de ne pas succomber.


Mais l'évènement est la série allemande Babylon Berlin réputée comme une des plus chères jamais produites pour la télévision. Scènes de foule, décors luxueux, reconstitution minutieuse du Berlin de la fin des années 20 y contribuent. Les deux premières saisons, réalisées par Tom Tykwer, Hendrik Handloegten et Achim von Borries, qui ont également écrit les scénarios d'après des romans policiers de Volker Kutscher, n'ont pas encore été diffusées en France, mais cela ne saurait tarder. S'y affrontent les communistes et les nostalgiques de l’Empire allemand d’avant 1918 avec en fil rouge une enquête policière du détective Gereon Rath. On s'attend évidemment à la montée du nazisme lors de la prochaine saison. Là aussi, la différence entre les classes sociales rappelle la dérive inique à l'œuvre dans notre société ultralibérale où l'arrogance n'a plus de limites de la part des nantis. La misère crasseuse des pauvres contraste avec la jeunesse dorée qui s'éclate dans les boîtes de nuit de la capitale de la République de Weimar. Les références au cinéma d'avant-guerre, avant l'éradication des élites intellectuelles par les Nazis, sont nombreuses, de la comédie musicale aux films de gangsters...


La musique tient donc une place prépondérante avec des partitions originales de Bryan Ferry ou la chanson phare Zu Asche, Zu Staub interprétée par Severija. La bande-annonce est explicite et représentative, le site (en anglais) rempli d'informations... La sexualité débridée, la drogue et l'alcool qui coulent à flots, les assassinats politiques qui se succèdent, les esthètes aux prises avec leurs cas de conscience, tout est en place pour évoquer cette période excitante, mais terriblement menaçante. Raconter l'Histoire pousse toujours aux comparaisons avec notre époque.

lundi 5 mars 2018

Question en miroir à des journalistes et à des musiciens


Nouveau chapitre de La Question publiée à l'origine dans le n°19 (avril 2007) du Journal des Allumés du Jazz. Je demandais d'abord aux journalistes Michel Contat, Christophe Conte, Jacques Denis, Fara C., Bernard Loupias (et Siné !) pourquoi ils écrivent, et ensuite aux musiciens Noel Akchoté, Étienne Brunet, Médéric Collignon, Isabelle Olivier, Ève Risser, Stéphane Sanseverino ce qu'ils souhaiteraient lire sous la plume des journalistes.

AUX JOURNALISTES : "Pourquoi écrivez-vous ?"

Michel Contat (Télérama)
La réponse immédiate serait celle de Beckett: "Bon qu'à ça." Avec un peu de rétro-introspection, ce serait: "Quand je découvrais le jazz en disques, je lisais en même temps les chroniques de Boris Vian et je les trouvais drôles, de mauvaise foi, éclairantes. Par exemple, il n'aimait pas Jack Teagarden que je trouvais magnifique et lui préférait James Archer que je trouvais planteur de clous - mais Archer était noir et "Théjardin" (comme il l'appelait) était blanc. Ça m'a rendu aussi antiraciste que Miles Davis engageant Lee Konitz parce qu'il était le meilleur après Parker, et différent. Je voudrais pouvoir dire que je me suis fait le serment, à quinze ans, comme Victor Hugo décidant d' "être Chateaubriand ou rien": "Je veux devenir critique de jazz. Pour faire chier les musiciens." Mais non, ce serait hâbleur. En fait, le premier critique qui m'ait vraiment intéressé autant qu'un critique littéraire intéresse un étudiant en lettres, c'est André Hodeir. Il était musicien aussi. Je tiens aujourd'hui qu'un critique qui n'est pas du tout musicien ou qui est très mauvais musicien, amateur ou non, ne devrait pas écrire sur la musique, car ça se sent. Je jouais du saxophone, le premier article que j'ai écrit, c'était en 1962 pour raconter un concert de John Coltrane avec le quartet (McCoy, Jimmy Garrison, Elvin) qui m'avait foutu le feu. Cet incendie du corps et de l'âme, je trouvais qu'il fallait le faire connaître avec une certaine exaltation. Le quotidien de Lausanne auquel j'avais envoyé mon papier m'a offert de collaborer à une chronique des concerts locaux, j'ai décliné: je n'allais quand même pas juger mes collègues, et puis mes propres concerts, qui en parlerait? Beaucoup plus tard, à Paris, parce que j'avais eu le projet de tourner un film sur Sonny Rollins et le racontais, Louis Dandrel, qui dirigeait Le Monde de la Musique, m'a demandé de couvrir le jazz pour son magazine. J'avais besoin du sou, j'ai accepté, j'y ai pris du plaisir. Je recevais des disques, les écoutais, en rendais compte, rencontrais des musiciens, écrivais des portraits. De fil en aiguille, j'ai été chargé à Télérama d'annoncer les concerts en Ile-de-France, puis j'ai hérité de la chronique des disques. Ça continue de m'amuser, et d'aller écouter en club et au concert le jazz vivant est mon oxygène à moi. Avec la croissance de Télérama, j'ai pris conscience de l'influence que peut avoir sur les ventes d'un disque une chronique dans le magazine culturel le plus lu de France. Elle écrase un peu, cette responsabilité, mais j'essaie de continuer à me fier à mes propres réactions, elles évoluent avec la musique. Le jour où je me sentirai largué, j'arrêterai, j'espère. Sinon, quelqu'un finira bien par m'indiquer la porte de sortie. Mais la réponse de Beckett reste la bonne: "Bon qu'à ça." Je préférerais être musicien.

Christophe Conte (Les Inrockuptibles)
Je ne pose jamais la question en ces termes car j’ai le vertige et les « pourquoi » sont des gouffres au-dessus desquels j’évite de me pencher. En revanche, je me demande parfois si j’écris. « Ecrire sur la musique, c’est comme danser sur l’architecture » disait Elvis Costello, et je tente paradoxalement de faire de cette vanne venimeuse la clé du mystère qui me lie à la musique. Je n’écris rien d’autre, ni nouvelles ni romans, encore moins de la poésie, je gratte seulement (parfois dans la douleur, parfois jusqu’au sang) des articles de tailles variables sur des musiciens et chanteurs de valeurs également variables. Je ne suis surtout pas musicien, je n’en ai jamais rêvé, je me refuse à connaître tous les secrets techniques ou sorciers, toutes les articulations cartésiennes ou cosmiques qui transforment en notes et en sons l’imaginaire d’un être humain. Et c’est à ce prix-là, à cette étanchéité préservée, que je dois l’excitation qui m’habite encore lorsque je découvre une musique inconnue, un nouveau disque, un concert inattendu. Ma « vocation » de critique est née d’une anomalie géographicosociale. J’ai longtemps lu des articles sur des disques que je ne parvenais pas à trouver dans ma province, ou que je n’avais pas les moyens d’acheter. Il m’est arrivé d’en imaginer, voire d’en fantasmer, certains pendant des semaines, après en avoir lu la critique. Parfois, la déception du dévoilement était aussi cruelle que l’attente avait été ardente. Mais souvent, j’en remercie encore les « passeurs » de l’époque, la réalité était conforme au rêve. J’essaie de demeurer à mon tour ce filtre sensible qui laisse passer la musique mais en retient quelque chose d’indicible que je tente ensuite de transformer en phrases. Je ne sais pas si j’y parviens, certains pensent que oui et m’encouragent, et comme je ne sais pas faire grand-chose d’autre ça m’arrange. Je dois dire aussi que le traitement de texte m’a sauvé la vie. Au début, j’utilisais une machine à écrire défectueuse, qui perçait parfois la feuille, oubliait des lettres ou les inversait, mais surtout qui me renvoyait au visage, sous la forme de boules de papiers froissées et humectées par la rage, tout le laborieux cheminement de mon travail d’apprenti critique. La corbeille, réceptacle moqueur de cette impuissance, dégueulait parfois d’un trop plein d’hésitation. Aujourd’hui, rien de tel, et si ça ne fait pas mieux écrire, ça désespère moins. Cette parenthèse refermée, je voudrais conclure en revenant à la question liminaire, car j’ai oublié de préciser qu’écrire sur la musique fut le seul métier que j’envisageais à l’adolescence. Pourquoi j’écris ? Lorsque j’aurai la réponse, je consentirai alors peut-être à devenir un adulte convenable.

Jacques Denis (Jazzman, Vibrations)
Pourquoi écrire ? Pour partir à la rencontre d’histoires, si possible singulières, qui toutes racontent un peu, beaucoup, du monde. Il est donc conseillé d’aller vers l’autre, passer des heures, des silences, des sous-entendus, des glissements progressifs, des petits bouts de vie vécus, rêvés, drôles, pas franchement marrants… En gros vivre et converser, tourner autour du sujet, plus que simplement sortir une batterie de questions enchaînées. Après, il faut assembler ces fragments de discours, pour en tirer sa propre version des faits, nécessairement subjective parce qu’intimement liée à sa propre vision de la société, à son rapport au monde et aux autres, à soi aussi. Pourquoi choisir de parler de la couleur de la chemise plus que des senteurs de la cuisine ? Pourquoi garder tel détail saugrenu et pas ce fait archi-connu ? Pour quoi dire ?
Voilà pourquoi j’écris dans la presse : pour témoigner de mondes contemporains qui cohabitent, pour essayer d’en tracer une perspective pour mon futur, pour aussi me souvenir de tout ce qui s’est déjà passé. Avec un angle de tir politique, innervé de tous mes paradoxes, fautes de goût, trous de mémoire, parti pris… Comme tout un chacun. Et si possible avec un peu de style, sachant depuis longtemps que le style est les idées (merci Bardamu)… Mais bon, justement, voilà ce qui qualifie sans doute les artistes, sans doute un peu moins, ou plutôt autrement, les artisans. Ne pas se tromper : la littérature est un sport différent de l’écriture journalistique. Les auteurs racontent et inventent des histoires, tentent et transforment des essais, avec une plume et un style. Dans la presse - c’est bien de cela qu’il s’agit si j’ai bien compris à qui était destinée cette interrogation écrite - , c’est une autre affaire. Ne pas se prendre pour Ponge, Glissant ou Bataille. En toute règle, certains font exception : Alain Gerber, Francis Marmande… Vaste question que cette séparation entre écrivains et écrivants, brisons là et laissons-la en suspension…
J’écris depuis (déjà) une quinzaine d’années, principalement au rayon musiques. Le pluriel s’impose, parce que j’ai toujours autant de mal à discerner des personnalités comme Marisa Monte, Christophe, Sharam Nazeri, Skip James, Matthew Herbert et Henry Threadgill… A priori si éloignées. Au journaliste de cheminer justement contre les idées reçues, a posteriori. Belle destination. Ce qui les rassemble ? Sans doute cette fameuse histoire de style, deux secondes et on sait que c’est elle ou lui, et pas un autre. Et puis tout ce qui va avec, si on prend la peine d’aller un peu plus dans le fond, d’écouter les enjeux sous-entendus. Des idées du monde, toujours, induites ou explicites. Divergentes, dissonantes… D’autres manières de voir et de vivre à travers d’autres façons de jouer de la musique, qui décentrent une pensée univoque, la font voler en mille éclats. Se méfier d’un monde qui sait avant toute chose, qui classe la moindre des choses… Ne jamais pactiser avec la world music ! Détester les néo-colonialistes, à commencer par les plus couillons et pernicieux, ceux bardés de bons sentiments et mauvaises intentions comme les curés d’antan, les mêmes qui ont de la sphère une vision « square ». Aimer le monde des musiques, pour ses formes multiples, et se laisser surprendre par ses hydres hybrides, comme le lecteur aimerait tant l’être. Moi là-dedans, j’y projette tous mes désirs et délires, tout en ne perdant pas de vue le souci d’informer, de donner ce qu’on nomme dans la presse de la matière. À apprendre, à réfléchir, à alimenter le doute plus que les certitudes, à faire parler, à s’en parler, à se parler…
Pourquoi le petit monde magique de la musique ? Parce que c’est un formidable résonateur de notre société, parce que la musique est un média essentiel de ma génération. La musique tient en éveil (en tout domaine, ou presque), si l’on essaie de dépasser les questions de notoriété, si l’on attise encore un peu sa curiosité, si l’on oublie les vacuités de virtuosité… Les fausses notes font partie de la vraie vie d’un monde qu’on espère tout sauf parfait. Mais voilà, plus le temps passe, moins on a d’espace pour aller voir ailleurs, moins on a de place pour sortir de la ligne. C’est encore possible, mais à quel prix ? Il faut persister et signer. D’où mon refus quasi-systématique de rencontrer (du moins quand il s’agit d’un premier rendez-vous…) un artiste dans une chambre d’hôtel, en respectant les injonctions du chronomètre, les impératifs de planning. Au suivant ! À la limite, Internet permet de mieux remplir cet office. (nota bene : dans le jargon dudit métier, on a « fait » un musicien… Glissement sémantique qui en dit long sur la nature de la relation). Toujours est-il qu’au bout du compte, passer des heures éperdues avec un artiste, pour en tirer quelques lignes, c’est mal payé, et pas rentable… Quand on vit à Paris, on en mesure assez vite les conséquences. Tout comme il est économiquement difficile de mener des enquêtes de terrain multiplier les propos et paroles… Sans donner les moyens, comment s’en donner les moyens ? Difficile, pas impossible…
À chacun ses solutions : moi, je suis parti voir les musiciens qui peuplent le monde, un adolescent rappeur à Ramallah, un branché electronica à Oslo, une bande de gwo-ka et puis des pépés du fin fond du Nordeste brésilien. Chaque fois, des promesses de lendemains en chantier. D’autres mondes sont audibles. Sur la route, je suis allé voir ailleurs que le monde de la musique. La parole d’un enfant d’une favela, le parcours d’un trappeur amérindien, le témoignage d’un apprenti footballeur, l’avis d’un vigneron portugais, un tableau du Caravage, une syncope de Bruno Beltrao… Tous racontent eux aussi, leur univers, le nôtre, celui des musiciens. En outre, cela me permet de respirer, de prendre un bon bol d’air, de sortir la tête d’un univers un tantinet sclérosé… Et croyez-moi, plus on part loin, mieux on y revient.

Fara C. (L'Humanité)
Écrire
Écrire pour honorer Bud Powell génie électrochoqué
Dont le bebop ébouriffant a survécu
Aux bourreaux de ses neurones
Écrire le cri sublimé d’Archie Shepp sur son saxo salvateur
Allain Leprest transfigurant rêves chiffonnés
Et révolte hérissonnée
En des refrains guérisseurs
Écouter chaque parcelle du monde
La géographie de ses rythmes rites et rondes
Comprendre la différence
L’hier et l’ailleurs de l’immigrance
Botter le cul de l’indifférence
Et du plus fort
Qui pantoufle dans son confort
Hurler la colère de Nina la mélancolie de Billie
La prière de Fairouz pour le peuple éreinté
Boire leur blues bleu-nuit jusqu’à la lie
Écrire
Pour guérir
Des souffrances
De l’enfance
Écrire pour les oublier ne serait-ce qu’un peu
Mais écrire beaucoup encore et sous tous les cieux
Contre l’oubli
Défroisser les plis
De la mémoire une
Et indivisible qu’elle se nomme Shoa
Traite négrière Hiroshima
Ou peste brune
Dire les certitudes détroussées les barricades
Dressées contre l’art marchandisé sa horde
Bien pensante que Léandre envoie dans les cordes
Avec sa seule contrebasse en embuscade
Dire Abdullah Ibrahim son exil exorcisé
Répandre la Rumeur et son rap aiguisé
Qui exsude l’urgence et le verbe grenade
Écrire l’aube blottie dans le concerto
De Grieg les sonnets nourriciers de Nougaro
David Linx sa voix lactée son scat sensuel
Dire le djinn niché dans le violon cicatriciel
De Lockwood et d’une diva rousse le chant qui étreint le ciel
La musique dit la calebasse de la kora l’ébène du piano
La blessure de l’âme les doutes
Elle dit aussi ton spleen fortissimo
Tes interstices d’allégresse quand tu écoutes
Le Saxophone Colossus ténorisant l’espoir sur un calypso lyrique
Ou bien les noces radieuses entre mathématique
Et poétique que convoque
L’ovni vertigineux Herbie Hancock
Transcrire l’indicible les notes de Miles Davis
Aux confins d’un silence oasis
Et son pavillon braqué vers l’infini
Le génie généreux de Wayne Shorter l’évanescence
Émouvante de Charles Lloyd et l’inouïe
Aventure que forge son errance
Les harmonies solaires de Solal et Petrucciani
S’abreuvant à un swing sourcier de vie
En onze minutes d’un ultime ‘Caravan’
L’afrobeat frondeur de Fela qui ricane
Même quand les flics le foutent en cabane
Écrire pour les créateurs insurgés et aussi
Pour vous leurs enfants d’esprit jeunes artistes d’ici
Et de jours nouveaux jazz made in France
Écrire votre art débastillé
Les fleurs sauvages corolles d’impro que vous effeuillez
Jusqu’à la délivrance
Miraculeuse de l’extase
J’écris pour tous les allumés du jazz

Bernard Loupias (Le Nouvel Observateur)
Parce qu’on m’y a obligé, enfin presque ! Ça ressemble à une blague, mais c’est la vérité. En 1977, après diverses aventures (école de journalisme, chômage, vendeur au rayon jazz de Lido Musique et enfin secrétaire de rédaction – on dit SR dans le métier - dans un hebdo économique à partir de 1972 – et pigiste occasionnel à Jazz Hot), j’entre, toujours comme SR, dans l’équipe fondatrice du Matin de Paris, « le quotidien de toute la gauche » (c’est l’épique époque du Programme commun) que lance alors Claude Perdriel, le patron du Nouvel Obs. On bosse et on rigole comme des fous, tout le monde a une patate d’enfer, et petit à petit le journal fait son trou.
Et le jazz dans tout ça ? On y vient. Au début, c’est un peu la cinquième roue de la charrette. Claude Samuel est le critique classique, Hervé Muller s’occupe du rock et Richard Cannavo de la variété. Un jour, alors que je viens d’apprendre que Cecil Taylor et Archie Shepp vont jouer à Paris, je croise Perdriel dans un couloir : « Excusez-moi, mais je trouve un peu dommage qu’on n’ait personne pour suivre le jazz. Pas un mot dans les pages d’un quotidien comme le nôtre sur deux musiciens de ce calibre, ça ne me paraît pas normal. » Je ne lui fais pas cette remarque par hasard : je sais que Claude Perdriel est un fan de jazz (sauf du free, il est vrai). « Vous avez raison, trouvez-moi quelqu’un ! », me répond-il. J’évoque le nom de Francis Marmande, j’explique qu’on ne sait jamais, que je pourrais peutêtre le convaincre de quitter le Monde pour le Matin. Et Perdriel d’ajouter : « Mais dites-lui bien que je ne peux pas le payer ! » Là, je rigole. C’est vrai, le canard ne roulait pas sur l’or, Perdriel se battait tous les jours avec les banquiers pour faire tourner la boutique (il nous arrivait parfois de toucher nos sous avec une petite quinzaine de retard…), mais quand même, ça… Je le lui dis. Il me rétorque : « Eh bien, vous n’avez qu’à vous y mettre. » Ce que je fis, la peur au ventre. Je jugeais qu’il y avait un tas de gens - de Marmande à Alain Gerber (qui a travaillé un temps pour le Matin comme chroniqueur pour un supplément Musiques qui n’a pas tenu très longtemps), de Lucien Malson à Philippe Carles - nettement plus talentueux que moi pour écrire sur le jazz. Mais, là, j’étais coincé. Je m’y suis donc collé, avec passion. Ce travail venait en sus de mon boulot quotidien de SR, j’écrivais entre deux maquettes sur un coin de table, la nuit, le week-end. Ma récompense ? La satisfaction de voir traitées dans mon journal les musiques que j’aimais, le jazz bien sûr, mais aussi le reggae, la musique africaine et des machins inclassables (je me souviens d’avoir écrit sur Ghédalia Tazartès, précurseur des musiques électroniques « sauvages » dont un label italien vient de rééditer l’essentiel des enregistrements). Mon luxe ? C’était de choisir en toute liberté les gens dont je parlais, passer de Jac Berrocal à Mingus, de Monk à Jacques Thollot, de Bob Marley à Pierre Akendengue ou Linton Kwesi Johnson. Au Matin, personne ne m’a jamais obligé à rien. L’aventure s’est terminée au milieu des années 80. Quand Perdriel, qui avait brûlé ses derniers vaisseaux, a perdu le contrôle de son journal, une soixantaine de journalistes, dont votre serviteur, ont démissionné le même jour du Matin.
Après quelques mois de chômage, j’ai retrouvé du travail à Libération, encore comme secrétaire de rédaction. À Libé, je n’ai pratiquement pas écrit. Sauf sur le rap, à la demande de Bayon. Vers la fin des années 80, il était devenu clair, notamment pour des raisons sociologiques, que le mouvement allait devenir énorme en France. J’ai dit un jour à Bayon que je ne comprenais pas qu’un journal comme Libé, qui avait publié les premiers papiers sur le rap (ils étaient de Jean-Pierre Thibaudat, le critique de théâtre, qui avait côtoyé les premiers b-boys lors d’un long séjour à New York), ne suive pas cette histoire. Bayon détestait le rap. Mais le journaliste en lui savait qu’il aurait été idiot de ne pas le faire. Il me demanda donc de créer et de tenir une chronique (une fois par mois) des nouveautés rap, ce qu’aucun quotidien français n’avait encore fait. En janvier 1991, je quittais Libé, Perdriel m’ayant un jour proposé, comme à nombre d’anciens du Matin de Paris, de rejoindre le Nouvel Observateur. « Pour faire ce que vous faisiez au Matin », m’avait-il dit. Donc pour être à la fois au four (la fabrication concrète du journal) et au moulin (écrire sur ces musiques), situation que je trouve intéressante. Je suis aujourd’hui l’adjoint de Jérôme Garcin, qui dirige le service culture de l’Obs. Ce qui signifie que je l’épaule au jour le jour dans la gestion d’une vingtaine de pages hebdomadaires (« arts-spectacles » et « livres »), et que je suis l’actualité musicale hors classique (domaine de Jacques Drillon) et variété française (confiée pour l’essentiel à Sophie Delassein). Evidemment, dans un hebdo généraliste comme le Nouvel Obs, il est impossible de couvrir extensivement l’actualité du jazz, du rock, des « musiques du monde », des musiques électroniques et de tous leurs hybrides imaginables. Les lecteurs se plaignent régulièrement du manque de place que nous accordons à la musique, ils ont raison. Mais j’aurais dû écrire à « leur » musique préférée. Car, le problème aujourd’hui, c’est l’invraisemblable atomisation des musiques en genres, sous genres et micro-tendances. Prenez le jazz : vous avez de plus en plus de gens qui n’aiment qu’une période de son histoire (swing, bop, hard bop, free, jazz rock) à l’exclusion de toute autre, même chose pour le classique, le rock ou les « musiques du monde », pour ne pas parler des nouvelles musiques électroniques où ce syndrome prend des proportions quasi-pathologiques. Alors ? Alors, en-dehors du travail journalistique de base (rendre compte de ce qui se passe, de ’’phénomènes’’ comme la french touch, la brit pop, le rock des lycées, la mort de James Brown, etc.), mon vrai bonheur est de repérer dans la masse de ce qui paraît, pour les partager avec le plus grand nombre, les disques où, me semble-t-il, vibrent des étincelles de vie, un vrai désir de beauté. Je pense tout à coup à cette définition de l’art de Robert Filliou, que cite toujours Bernard Lubat : « L’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. » Voilà, l’idée. Ces dernières semaines, j’ai pu écrire sur The Gernika Suite du pianiste Ronnie Lynn Patterson, un admirable duo avec le percussionniste Didier Lasserre - imaginez la rencontre dans un studio de Morton Feldman et de Max Roach, et vous aurez une idée de la chose (c’est paru chez Amor Fati, précieux label bordelais indépendant, adhérent aux Allumés), et Clameurs, le nouveau disque du trompettiste, linguiste émérite et professeur de littérature antillais Jacques Coursil (enfin de retour au disque après une incroyable carrière d’enseignant dans les universités françaises et américaines), qui est à mon humble avis une des plus belles choses qui m’ait été donnée d’entendre depuis très longtemps. Voilà pourquoi j’écris : pour battre le tambour en l’honneur de telles splendeurs. Et rien d’autre.



AUX MUSICIENS : “Que souhaiteriez-vous lire sous la plume des journalistes ?”

Noel Akchoté
Moins de sport. Plus de cul ! Du swing, toujours et encore... Des Variétés (Paris Hilton & Robbie Williams, par exemple). Du Rire (on ose à Peine... ). Des Histoires, du savoir, plus de "trucs”. Pour le reste : Ça va, merci (bises). Et Vous ?

Étienne Brunet
Je n’en sais rien, c’est une question vicieuse ! C’est comme demander à des journalistes : que souhaitez–vous entendre sous la musique des artistes ? C’est comme demander à un boat people : dans quel monde voulez-vous vivre ? C’est comme demander à un touriste s’il cherche un coup de soleil. C’est comme demander à la télé pourquoi tout le monde la regarde. C’est comme demander à un musicien s’il a l’intention de jouer bien ou pas. Sous la plume des écrivains et journalistes, j’aime lire les contours de la réalité musicale actuelle. Je n’aime pas les polémiques inutiles et d’un autre âge. J’aime les textes précis, très documentés, clairs et concis. J’aime aussi les textes où le journaliste s’engage autant que le musicien dans un vertige psychédélique, à la manière de Lester Bang en apoplexie critique. J’aime quand les mots se transforment en substance musicale résonante et raisonnante. Une fine plume, nerveuse et sincère se doit d’écrire sa propre vérité sans baratin et de surmonter la contradiction entre la passion pour telle ou telle musique et l’aversion pour telle ou telle autre. Les bons journalistes traversent la rivière, là où il y a pied, entre subjectif et objectif.

Médéric Collignon
J'aimerais que le journaliste s'attache plus aux sons des mots, aux rythmes des consonnes et aux couleurs des voyelles. Je voudrais qu'il mette plus souvent en exergue sa capacité à jongler avec le verbe que clamer de tout son saoûl sa haine envers tel ou tel artiste et pour finir faire le donneur de leçons. Je suis donneur de sons ; qu'il soit donneur du papier "qu'en son"... tout en conservant ses humeurs, ses envies et ses goûts. Je préfère lire un article d'un journaliste très bien écrit fusillant/fustigeant de face un pauvre hère que de me taper un "gras de papier" qui me collera toute la journée aux doigts de la tête ! Au pied, la musique ! Tu vas jouer, Ouiiiii ??? Je t'en foutrais, moi, des fausses notes !

Isabelle Olivier
Je souhaiterais lire sous la plume des journalistes une envie irrésistible et communicative de parler d'un événement, d'un artiste, d'un sujet qui devient instantanément incontournable. Après la lecture, j'aime me sentir différente : éclairée, transformée, questionnée, interpellée, amusée, émerveillée, "allumée"... Et avoir une envie irrésistible de savourer cette lecture avec d'autres pour poursuivre la curiosité, la réflexion, la découverte, le plaisir des mots et des idées. Il me faut confesser un attrait particulier pour les articles parlant d'un ou de plusieurs artistes - si possible que je ne connais pas - qui me procure immédiatement l'envie de voir, d'écouter, de lire l'oeuvre de cet (ces) artiste(s).

Ève Risser
Peut-être une qualité d'un de mes nombreux défauts : la curiosité. Je veux tout savoir, tout sentir, l'animal même. À la moindre info, phrase, au moindre élan, celui qui ose, ou pas... Imaginer un portrait de celui qui écrit. Un portrait flou, mais qui peut très bien évoluer au fil des lectures si d'autres occasions de lire le même auteur se présentent. La vie. "VIVRE" titraient Les Allumés n°18. L'humain, l'animal, le vivant, le rouspétant, le criant, le kitsch, le beau, le vilain, le scato, l'illuminé, le souriant, le maudissant, le touché, le coulé, le rescapé, le libéré, le vacancier, le bûcheur, l'heureux, le désabusé, le conventionnel aussi why not. Tout, toutes les tensions de l'âme, du vivant. Quel régal d'imaginer l'état dans lequel se trouve le journaliste au moment où il écrit son article. Tout tout tout, pourvu qu'on sente. Sentir la rencontre du journaliste avec son sujet. Pour moi, c'est le meilleur moyen de découvrir le sujet lui-même. L'image qu'on retient de cette collision. C'est elle que je souhaiterais lire surtout. Peu importe quel type d'image, même si elle devait emprunter un masque, pourvu qu'il y en ait une ou même, plusieurs.
J'aime arriver à la fin d'un article en ayant oublier pourquoi j'avais commencé à le lire. J'aime lire CELUI qui écrit.

Stéphane Sanseverino
Une narration objective, pointue et détendue...!

mercredi 21 février 2018

Laurie Anderson et le Kronos Quartet


Un album du Kronos Quartet est toujours un évènement, souvent parce que le quatuor américain de la côte ouest joue des compositeurs méconnus venus de tous les horizons planétaires, ou pour insuffler une franche énergie électrique aux œuvres choisies. Ces critères ne peuvent être caractéristiques de leur collaboration avec la performeuse new-yorkaise Laurie Anderson dont les inventions n'ont jamais trouvé meilleure exposition que dans son film Home of the Brave (1986), si ce n'est le CD-Rom marsien Puppet Motel avec l'artiste Hsin-Chien Huang (1994). Mais le chemin parcouru ensemble révèle une œuvre aboutie où les sympathies s'expriment dans une unité n'excluant pas la diversité. La musique de Landfall (2015) se déroule comme un film en 30 courtes scènes évoquant la tempête Sandy de 2012 qui inonda New York. Laurie Anderson oscille entre rêve et réalité, flottant parmi les pertes qu'elle arrose pour faire germer de nouvelles pousses. Se joignant aux cordes de David Harrington, John Sherba, Hank Dutt et Sunny Yang, elle fait grincer les siennes, filetées ou vocales, intègre des ambiances sonores jouées au clavier Optigan, quelques percussions, et filtre le flot pour qu'une fine poussière s'y dépose.


Aucune surprise si l'on connaît ses marottes, mais une sérénité assumée après la perte de son compagnon, Lou Reed. Fortement épaulée par le quatuor et Jacob Garchik, elle a arrangé les morceaux en une merveilleuse synthèse qui réfléchit toute son œuvre. Sur scène, les notes sont transformées en texte projeté. Le disque n'est pas de ceux que l'on n'écoute qu'une fois. C'est un petit opéra comme elle les aime, lyrique et sensuel, que le quatuor magnifie en l'entourant d'une tendresse sincère avec l'énergie que le caractérise. Excellente cuvée du Kronos donc, offrant à Laurie Anderson les conditions de la maturité.

→ Laurie Anderson & Kronos Quartet, Landfall, cd Nonesuch, 16,99€ (double vinyle 26,90€)

mardi 13 février 2018

Mes 24 films résonnants


Pourquoi d'abord se limiter à 10 ? Ensuite sur quels critères se baser ? Comment se fier à sa mémoire ? J'ai donc sélectionné 24 films que j'ai encore envie de projeter à des amis qui ne les connaissent pas ou qui auraient comme moi envie de les revoir. 24 comme 24 images par seconde d'un ruban de celluloïd. Je ne prétends pas que ce sont les meilleurs, mais ceux qui me font vibrer par un système d'identification qui parfois m'échappe... J'ai ajouté chaque fois un petit commentaire résonnant qui n'a rien à voir avec une critique raisonnée !

Ceux de chez nous, Sacha Guitry, 1915-1952 - quelle idée géniale que d'avoir immortalisé ces grands artistes qui allaient disparaître, avec cette nouvelle invention qu'est le cinématographe !
Faust - Eine deutsche Volkssage (Faust, une légende allemande), F.W. Murnau, 1926 - signerais-je ?
Das Testament des Dr. Mabuse (Le testament du docteur Mabuse), Fritz Lang, 1933 - la partition sonore y est plus remarquable que tant de films actuels !
La règle du jeu, Jean Renoir, 1939 - Roland Toutain était un ami de mes parents, et puis j'aime me rappeler des dialogues avec Jonathan Buchsbaum en imitant les voix...
Hellzapoppin, H.C. Potter, 1941 - pour des dizaines de fois depuis que mon père me l'a montré quand j'avais 8 ans, voir le lien !
I Know Where I'm Going (Je sais où je vais), Michael Powell, 1945 - bouleversant, un grand film féministe comme L'amour d'une femme de Jean Grémillon ; Powell est l'équivalent de Renoir en Grande-Bretagne.
Anatahan, Josef von Sternberg, 1953 - Sternberg commente le film parlé en japonais, voir le lien !
The 5000 Fingers of Dr T (Les 5000 doigts du Dr T), Roy Rowland, 1953 - comédie musicale freudienne pour les petits et grands...
Johnny Guitar, Nicholas Ray, 1954 - le pianiste de l'Holiday Inn jouait la chanson de Victor Young quand je suis arrivé à Sarajevo sous les bombes... Freudien aussi !
The Night of The Hunter (La nuit du chasseur), Charles Laughton, 1955 - Le making of de 2h40 publié en 2010 est passionnant, on entend Laughton diriger...
A Movie, Bruce Conner, 1958 - j'ai longtemps dit que s'il n'en restait qu'un ce serait celui-là, voir le lien !
Adieu Philippine, Jacques Rozier, 1962 - je connais le moindre dialogue de cette comédie par cœur ! Un des rares films de l'époque avec Les parapluies de Cherbourg et Muriel où la guerre d'Algérie est le moteur du drame
Die Parallelstraße (La route parallèle), Ferdinand Khittl, 1962 - le moins connu de la liste, et pourtant ! Un OVNI total qui nous avait tant impressionné lorsque j'étais étudiant à l'Idhec. Voir le lien !
Muriel ou le temps d'un retour, Alain Resnais, 1963 - le chef d'œuvre de Resnais, il a donné son second prénom à ma fille.
Sedmikrásky (Les petites marguerites), Věra Chytilová, 1966 - il n'y a que Françoise qui ait cette fantaisie dans la vie ;-)
Uccellacci e uccellini (Des oiseaux, petits et grands), Pier Paolo Pasolini, 1966 - avec les courts métrages La Terre vue de la Lune et Che cosa sono le nuvole? mes favoris de PPP...
La voie lactée, Luis Buñuel, 1969 - l'absurdité de la foi, je suis écroulé de rire pendant tout le film !
Une chambre en ville, Jacques Demy, 1982 - j'ai mis du temps à apprécier le récitatif de Michel Colombier tant j'aimais les chansons des Parapluies, des Demoiselles et de Peau d'Âne ; c'est un film bouleversant qui comme Adieu Philippine fait un flop à chaque sortie et personne ne comprend jamais pourquoi ! Rien que le début est à tomber...
Welcome in Vienna, Axel Corti, 1982-1986 - le meilleur film (en fait c'est un tryptique) sur l'époque 1940-45, on a l'impression de voir un documentaire ou d'en être tant on plonge dans le réel...
Beetlejuice, Tim Burton, 1988 - là c'est régressif, on le regardait en boucle quand ma fille était enfant... De toute manière les premiers Burton sont les seuls qui valent la peine.
Ilha das Flores (L'île aux fleurs), Jorge Furtado, 1989 - qu'est-ce que ce court métrage fait là ? Ce n'est même pas une fiction, mais si vous avez "le téléencéphale hautement développé et le pouce préhenseur" comme tous les êtres humains, ne le manquez pas !
Histoire(s) du cinéma, Jean-Luc Godard, 1988-1998 - aujourd'hui s'il n'en restait qu'un c'est celui que j'emporterais sur l'île déserte, mais il y a une manière de le regarder sans attraper la migraine : diffusez-le en continu en vaquant à vos occupations et de temps en temps il vous prendra par la main pendant dix minutes, en vous laissant croire que vous deviendrez plus intelligent, un peu comme écouter Radiophonie de Lacan ou Télévision... Cocteau, Godard et Lacan sont parmi les voix que j'aime le plus. C'est un travail qui fonctionne à la reconnaissance, le propre des émotions cinématographiques...
La face cachée de la lune, Robert Lepage, 2003 - alliage de la poésie et de la science que Lepage semble avoir dillué ces dernières années, dommage !
Thème Je, Françoise Romand, 2011 - impudique et provoquant, Françoise a retourné la caméra sur elle sans la compassion qu'elle a d'habitude pour ses personnages ni celle dont font preuve les réalisateurs qui se prêtent à l'autofiction, probablement aussi son film le plus inventif !

Un autre jour la liste aurait été probablement différente, mais je n'ai pas su quel film choisir de Jacques Becker (que je préfère à Renoir), Robert Bresson (d'une modernité inégalée), John Cassavetes (mais Shadows tout de même...), Jean Cocteau (mon auteur de prédilection), David Cronenberg (qui caresse à rebrousse-poil), Carl T. Dreyer (mais Gertrud tout de même...), Jean Epstein (dont j'ai accompagné vingt fois La glace à trois faces et La chute de la Maison Usher et dont les écrits sont pour moi des modèles), John Ford (jusqu'à 7 Women !), Samuel Fuller (direct et uppercut), Jean Grémillon (comme Becker), Alfred Hitchcock (jusqu'à Family Plot !), Aki Kaurismaki (pour une fois qu'il y a un cinéaste positif et foncièrement humain), Neil La Bute (lui ce serait plutôt le contraire qui me plaît, sa brutale amertume), Ernst Lubitsch (du Luft, comme une pâtisserie de chez Demmel à Vienne !), David Lynch (actuellement le plus gonflé, en plus c'est un des rares à soigner le son sans redondance avec l'image), Mizoguchi Kenji (jusqu'à La rue de la honte), Luc Moullet (surtout Genèse d'un repas et Anatomie d'un rapport), Max Ophuls (quelle élégance !), Paolo Sorrentino (des films comme on n'en fait plus), Jacques Tati (une tarte à la crème, d'accord, mais je n'ai cité aucun burlesque, et pourtant !), Paul Verhoeven (j'adore le commentaire audio de Starship Troopers), Jean Vigo (absolument tout), Lucchino Visconti (jusqu'à L'innocente !), Orson Welles (presque tout) et bien d'autres dont vous saurez me rafraîchir la mémoire, même si mes choix sont explicitement subjectifs ! Pas question de refaire ici l'Histoire du Cinéma. J'ai également laissé de côté les plus récents qui passeront au crible de l'oubli avant de rejoindre cette concession à perpétuité.
Il y a de grands réalisateurs que je n'ai pas cités tout simplement parce que l'estime que je leur porte ne peut se substituer à la subjectivité des émotions que leurs films provoquent en moi. Il n'y a pas non plus ici de films d'animation ni de documentaires proprement dits. Ils feront plus tard l'objet d'une liste particulière, justement parce qu'ils produisent des effets différents des fictions ou des films non narratifs (dits expérimentaux) sur mon ciboulot. Le système d'identification n'y fonctionne pas de la même manière. J'en ai pourtant listé trois ou quatre qui pourraient être aussi considérés comme des documentaires. La frontière est parfois floue. Pour ceux que j'ai choisis, je ne fais pas de différence avec les fictions, parce qu'ils font vibrer en moi des cordes sympathiques. Il n'est question que de ça dans cette liste.

lundi 29 janvier 2018

Autour de la musique gravitent des images, quelle est celle qui vous a le plus marqué(e) ?


Nouveau chapitre de La Question publiée à l'origine dans le n°5 (janvier 2001) du Journal des Allumés du Jazz. Je demandais à CharlÉlie, Violeta Ferrer, Daniel Humair, Michael Mantler, Chris Marker, Gérard Miller, Jacques Oger, Werner Penzel, Jean-Philippe Rykiel, Lara Saba "Autour de la musique gravitent des images, quelle est celle qui vous a le plus marqué(e) ?". Témoignages surprenants pour beaucoup !

Les musiques sont parfois légères. On y danse et on y pense. Les images qu’elles suggèrent sont toujours graves. Emotions résistantes à la guerre ou à la misère, images volées qui n’ont jamais pris corps. Cette fois le souvenir est forcé. Les voyants ont allumés. Tout est en place, mieux, à sa place : un concert de jazz, une danseuse espagnole, un film, la photo d’une femme, la mise en scène de la mémoire, deux amours, le cinéma, une contrebasse, la radio, et une sensation, dans le noir.

CharlÉlie, artiste audio-visuel
Sans réfléchir, je dirai que le free jazz fut la première musique rebelle que j'ai jouée. J'avais commencé le piano de manière assez classique à l'âge de sept ans. Je m'ennuyais à déchiffrer ce qu'il fallait savoir, les règles de l'harmonie me paraissaient trop complexes, et mis à part Satie, Debussy, Ravel, disons les nouveaux harmonistes français du début du siècle, je ne trouvais pas grand chose en connexion avec ma vie. Il y avait le rock bien sûr, mais le rock était plutôt social, et je le trouvais très sommaire à cette époque (je parle des années 70), et puis j'ai découvert Archie Shepp, Coltrane, Bobby Few, l'Art Ensemble et toute cette musique débridée qui s'est mise à faire exploser ma cervelle en me donnant le sentiment que tout devenait possible et que la musique c'était plus que du DEVOIR, mais aussi beaucoup de VOULOIR. À cette époque, j'avais 14, 15 ans, je faisais beaucoup de photos et notamment pour le Festival NJP, de la ville de Nancy où j'habitais à l'époque. Images et musique étaient alors liées par le fait. Je faisais des photos au début des concerts, je fonçais sur ma mobylette pour développer les films et faire quelques tirages et je revenais en toute urgence pour les proposer sur le trottoir aux gens qui sortaient ou à ceux qui revenaient pour la deuxième séance, ce qui arrivait parfois. Je me souviens de quelques uns de ces concerts prodigieux (Steve Lacy, Sun Ra, ...), mais un de ceux qui m'a le plus marqué, justement parce que je n'ai pas pu le quitter pour aller développer mes films, fut un concert extraordinaire de Dollar Brand, (qui a choisi de se faire appeler aujourd'hui Abdullah Ibrahim), pianiste sud-africain qui rendait un hommage merveilleux en piano solo, à Duke Ellington sorti en disque sous le titre Ode to Duke, je crois. Ce n'était pas à proprement parler du free jazz, non, mais il y avait dans cette musique toutes les aspirations que la world music développa des années plus tard.
J'allais dire donc que la première image qui me reste, est justement une image abstraite dans ma tête, une vision intense faite de concentration ultime, de joie exaltée et de fascination. Je regardais sa tête rentrée dans ses épaules, le dos rond et pourtant son attitude pleine de noblesse, sa main gauche qui routinait et sa puissante main droite qui inventait des accords qui me restent encore quand je travaille mes arrangements ou quand je compose.
Aujourd'hui la frontière entre le jazz,le rock et le hip hop est beaucoup moins marquée qu'elle ne l'était à l'époque. Les genres se confondent. Moi qui utilise en plus les mots pour exprimer les émotions qui m'étreignent, je laisse se mêler toutes ces influences sans filtre ni censure, pour défendre ma liberté, une liberté que les jazzmen du free m'avaient apprise, comme ce petit mot, petite dédicace que m'avait faite Bobby Few au dos d'une de mes photos : "Music was, Music is and..."

Violeta Ferrer, comédienne
Le passage de la frontière espagnole avait été un choc. Nous rencontrions l'hostilité, l'abandon ou l'indifférence. Après la guerre qui suivit la "nôtre", je vins à Paris. Un soir j'allais au Théâtre des Champs-Élysées voir danser Carmen Amaya. Cette image m'a secouée et me secoue encore. Je me sentais à nouveau espagnole. Ses pieds marquaient les cœurs de rythmes impensables en ces temps de grisaille stricte, comme pour nous souvenir que la couleur n'était pas morte. Ensuite nous nous sommes liées. J'allais la voir partout où elle passait. Elle était dans l'intensité totale. Elle brûlait en permanence. Elle donnait tout et tout le temps.
Le cinéma le plus tocard peut parfois comporter de bouleversants moments, des instants de vérité pure. Ainsi Taranto où dans un épouvantable mélo, la danse de Carmen transforme l'imitation de la vie en passion intacte.

Daniel Humair, peintre, musicien
Pour moi, l'image de musique la plus importante c'est Ascenseur pour l'échafaud de Louis Malle, qui est un film qui avec le temps se révèle quasiment nul, et qui a toujours été sauvé par la musique. Je crois que, dès le départ, la musique y a joué un rôle prépondérant.

Michael Mantler, compositeur, musicien
Je ne suis pas certain de bien comprendre la question, MAIS s'il s'agit d'images ayant trait à la musique - je ne pense PAS qu'aucune ne s'y rapporte, et personnellement je ne pense pas qu'elles le devraient en regard de la musique pure. Bien entendu de nos jours les images sont utilisées de façon obsédantes dans ce monde de musique PLUS images, ce qui s'exprime aujourd'hui le plus évidemment à travers le développement et l'INSISTANCE des vidéos musicales (qui EMPÈCHENT d'écouter de la musique sans qu'une image y soit associée...). Néanmoins, ayant moi-même intégré de nombreuses images dans une production quasi-multi-media (une sorte d'opéra, intitulé THE SCHOOL OF UNDERSTANDING), je dois plaider coupable en reconnaissant en avoir utilisé bon nombre du photographe Sebastião Salgado. L'une des plus émouvantes (PARMI D'AUTRES), et cela répondra probablement à votre question, est reproduite dans le livret de l'enregistrement CD de cette œuvre (sur ECM).

Chris Marker, réalisateur
"Celle qui vous a le plus marqué ?". Comme vous y allez, heureux enfants insouciants qui ne savez pas encore combien d'images marquantes peut accumuler une mémoire ? C'est vrai que généralement je ne réponds pas à ce genre de questions (comme "les dix films qui ?“, "les dix livres dans une île déserte ?", etc.) - et j'en aurais fait autant si justement une image n'avait pas surgi toute seule à la fin de ma lecture. Je ne suis pas sûr qu'elle entre exactement dans ce que vous aviez en tête, mais comme elle était là, je vous la livre, vous en ferez ce que vous voudrez, inutile de dire que je ne me sentirai nullement offensé si vous concluez que, comme il m'arrive souvent, je suis à côté de la question.
L'année serait facile à retrouver : c'était celle où les Exodus, rejetés par les Anglais des ports palestiniens, refusés par la France, erraient de côte en côte : certains se retrouvaient à leur point de départ, à Hambourg (pour un peu on leur aurait fait faire le reste du chemin en train, jusqu'à Treblinka, ça leur aurait rappelé des choses) -deux en particulier demeuraient en suspens au large de Juan les Pins, où nous voyions leurs feux s'allumer au crépuscule pendant que nous dansions en écoutant la musique de jazz. La guerre était encore assez proche pour que ce genre de collage incongru nous paraisse relever de la folie ordinaire, nous en avions vu d'autres. Dans cette boîte-là jouait Bernard Peiffer, le grand pianiste français qui devait peu de temps après nous quitter pour une carrière aux USA. Sa femme, Monique Dominique, chantait des spirituals, elle était une des rares blanches à pouvoir les interpréter avec le vibrato des grandes chanteuses noires. Et Danny Kane, remarquable joueur d'harmonica, complétait la formation avec un bassiste et un batteur que j'ai oubliés. C'est pendant une pause que j'ai vu Danny Kane aller s'adosser à une colonne, au fond de la petite scène où ils jouaient, là où la vue sur la mer était la plus directe, et doucement, presque inaudiblement dans le bruit des conversations qui venaient de succéder à la musique, tirer de son harmonica qui venait de dialoguer avec Bernard sur You go to my head les quelques notes d'une mélodie, celle de l'Hatikvah. Je suis prêt à jurer sur les Saintes Icônes que j'ai été le seul à faire le lien. Danny Kane était juif. De ce lieu de jeux insouciants, il envoyait un message aux autres, à ceux qui traînaient de côte en côte dans des conditions à peine meilleures que celles qu'ils avaient connues dans les camps. Il jouait pour lui, pour eux, tourné vers la mer, et personne ne l'écoutait, et personne sans doute n'aurait reconnu la mélodie. Aujourd'hui, cinquante et quelques ans plus tard, quand j'éprouve le vertige de ce temps-là et de tout ce qui a suivi, ce temps où l'Hatikvah n'était pas encore l'hymne d'un état qui n'existait pas encore, ce temps où les Six-Jours n'étaient pas le nom d'une guerre mais d'une course cycliste en un temps plus ancien encore, où le nom de Vel d'Hiv n'était pas encore celui d'une rafle, et où le mot rafle n'évoquait encore qu'une opération de police contre des truands, que d'ailleurs on n'appelait pas encore truands, ceux-là étaient des bandits du moyen-âge, c'est après-guerre que le mot reprendrait bizarrement sa place, quand j'éprouve le vertige de ce long enchaînement de chances et de gâchis, de promesses non tenues et de haines décidément insurmontables, je pense qu'il faudrait des livres et des livres pour en faire le compte, sans d'ailleurs convaincre personne, ou bien simplement réentendre au fond de la mémoire, imperceptibles et indestructibles, ces quelques notes fragiles qu'un joueur d'harmonica égrenait un soir d'après-guerre dans le crépuscule de Juan-les-Pins.

Gérard Miller, psychanalyste
Un air de musique et une image (Paris vu du ciel) se promènent dans ma mémoire, associés tous deux à une certaine perplexité. En effet, quand j'étais enfant, et à la différence de ma mère, mon père ne chantait jamais. Il semblait même ne connaître aucune chanson. Seule exception à la règle, il fredonnait parfois ces quelques mots d'une rengaine antédiluvienne : " J'ai deux amours, mon pays et Paris. "
Intrigué, comme on l'imagine aisément, par l'unique phrase de son répertoire, je me la répétais souvent, me demandant ce qui avait bien pu hameçonner ainsi mon géniteur dans cette mélopée. Et Paris, dont j'avais découpé dans je ne sais quel journal une photo aérienne, m'apparaissait comme la plus énigmatique des capitales du monde, car j'entendais non pas "mon pays et Paris", mais "mon pays est Paris".
Si Paris était le premier des deux amours avoués par la chanson, quel était donc le second ? Je ne l'ai jamais su.

Jacques Oger, producteur phonographique
(qui répond à cette question au moment même où sort le film La mécanique des femmes dont la musique est de Jean-François Pauvros). Chacun a ses associations d'images, plus ou moins scabreuses.
À quoi bon s'étendre sur sa propre subjectivité. En revanche, je trouve que les images gravitent de manière trop conventionnelle autour des musiques. Ainsi le cinéma, surtout ces trente dernières années, n'a que très rarement utilisé des musiques qui lui étaient contemporaines. Il se contente de la banale illustration sonore (dans ces cas-là, on cite toujours les poncifs du genre, tels que les couples Hitchcock/Hermann, Fellini/Rota, mais on pourrait parler aussi d'Ellington, utilisé dans certains films, y compris quelques polars français, ainsi Moonlight Fiesta chez Alain Corneau). On reste toujours dans la perspective du divertissement. Il me semble qu'il y a très peu de cinéastes qui ont pensé à des ambiances sonores extrêmes, comme celle d'Alan Splet que l'on entend par exemple dans le film Eraserhead de David Lynch, ou même Howard Shore qui a fait appel à Ornette Coleman pour la musique du film Naked Lunch. Je trouve symptomatique que Godard n'ait jamais employé des musiques un peu plus créatives de son époque. Pourquoi n'a-t-on jamais utilisé la musique de Derek Bailey ? Je ne suis pas trop attiré non plus par l'illustration a posteriori (par exemple Bill Frisell qui s'ingénie à commenter Buster Keaton). En fait, je suis intéressé par autre chose : une globalité images/musique et dans ce cas-là, j'adore la Cellule d'Intervention Metamkine qui fait des choses inédites, uniques et vraiment secouantes.

Werner Penzel, réalisateur
Ce n'est pas si facile de répondre à cette question tant la multitude d'images en musique et de musique en images est écrasante, comme un viol des images par la musique et de la musique par les images - mais c'est aussi difficile de se concentrer sur l'un des nombreux et superbes mariages entre ces deux médias qui existent à un moment et disparaissent l'instant d'après en nous laissant pourtant une très vive émotion au fond du cœur, même si nous en oublions les circonstances, simplement parce que nous avons "entendu" l'image et "vu" la musique comme si elles ne faisaient qu'une...
Il y a une image issue d'un documentaire en noir et blanc sur Charles Mingus, et après que nous l'ayons vu faire ci et ça comme jouer du piano avec sa petite-fille de quatre ou cinq ans il y a l'image d'une rue de New- York avec un camion et une voiture de police, et des gens chargent le piano de Mingus sur le camion avec ses cartons et les affaires de son loft, et je ne me souviens pas pourquoi il a été viré de chez lui mais je le vois debout dans la rue derrière la porte ouverte du camion avec les policiers qui tentent de le convaincre de s'asseoir sur le siège arrière de leur voiture garée derrière le camion, et Mingus se moque de tout cela mais toujours très gentiment, et là un des types sort de l'immeuble avec la basse de Mingus dans les bras et la jette dans le camion comme si c'était une vieux machin, et ce jour d'hiver, l'instrument a l'air d'être désemparé, dépouillé et hurlant sans aucun bruit - il n'y a que l'ambiance de la rue mais je peux jurer que j'entends Mingus jouer de sa basse tandis que je vois le camion quitter la scène...

Jean-Philippe Rykiel, compositeur-arrangeur
Notre rapport à la musique a changé. Elle ne provoque plus en nous d'effet physique. Il y a trop d'informations sonores, de bruit ambiant, il n'y a plus de silence, notre oreille est devenue blasée. Toute la panoplie d'émotions qu'on pouvait lire dans les chroniques musicales d'antan a disparu. Enfant, on est dans un état plus réceptif qui disparaît ensuite progressivement. Lorsque j'étais petit, il y avait une musique qui me faisait peur. C'était la Rhapsodie Hongroise de Liszt. Mes parents m'ont raconté que je l'appelais la vilaine musique, cela faisait certainement plus référence à la peur qu'elle engendrait qu'à la musique elle-même. Je peux l'écouter aujourd'hui avec grand plaisir. Ce n'est pas directement une image, plutôt une sensation.

Lara Saba, réalisatrice
Une petite radio, une seule fréquence, juste le temps que les geôliers la découvrent. Un chant angélique, les mots d'un poète qu'ils aiment. La voix de Majida El-Roumi les transporte. Ce sont des prisonniers politiques, ils rêvent, ils pleurent. Une prison en plein désert, du sable et du sel. Interdictions, privations, humiliations. C'est un poète communiste. Deux, cinq, quatorze ans. A peine quelques visites. Pas de quoi écrire. Entre deux séances de torture, dans les élucubrations de la douleur, la cellule, utérus de la mère, ultime désir. La poésie naît d'elle- même, comme une jouissance qu'on a retenue depuis des années, pour en souiller une feuille blanche, amante brûlée par le feu du désir, enfin. De plus loin encore, une atroce symphonie de la douleur, j'avais onze ans, mon cousin kidnappé depuis cinq ans, torturé, rendu mourant, on l'a installé dans ma chambre, je dormais dans une autre, toujours dormi dans une autre depuis. Pendant deux semaines, dans ses cris d'agonisant, tous les maux de la torture resurgis. La chaise allemande, les jets d'eau froide, la chaise électrique... On devinait au timbre et au tempo. Musique de la souffrance, mais aussi de la résistance. De l'amour aussi. Les larmes silencieuses de l'amante chaste, par la force des choses, avaient, elles aussi, une musicalité transcendant la souffrance et la déchéance de ce monde qui en était indigne. Beaucoup plus tard, j'avais presque vingt ans, cet amour m'a submergé. Chez moi, les canons venaient juste de se taire. Un garçon de mon âge, il disait être né depuis longtemps. Around Midnight. Encore et encore. Around Midnight. Et puis à l'aube, les oiseaux.

mercredi 17 janvier 2018

Guy Le Querrec, derrière le rideau rouge


Entretien fleuve que j'ai réalisé à l'été 2006 pour le Cours du Temps du n°15 du Journal des Allumés du Jazz. Le Blog des Allumés ayant disparu de la Toile, j'ai pensé qu'il était passionnant de le republier.

Un des très grands photographes à avoir saisi le jazz dans son processus tout entier, Guy Le Querrec a su conjuguer l'instant décisif cher à Henri Cartier-Bresson au geste de l'improvisateur. Perceur de coffres secrets à la chignole Leica (l'âme fine), ce collaborateur de la prestigieuse agence Magnum est aussi auteur d'un livre exceptionnel, Jazz de J à ZZ. Compagnon essentiel de quelques musiciens, témoin exemplaire de la vie (du jazz), il aime à raconter, il se raconte.

Propos recueillis par Jean-Jacques Birgé
avec l'aide de Christelle Raffaëlli.

Mes trois premières photos

Quatre grands-parents de Bretagne, Côtes-du-Nord côté paternel, Morbihan côté maternel, ayant émigré dans la région parisienne pour cause de travail. Je suis un beur breton demi-celte, né le 12 mai 1941, 14 rue de Buci, Paris 14ème. C'est là que mon père et ma mère se sont connus. Elle était fille de la concierge. Il était cuisinier pâtissier à La Vieille France, puis plus tard cheminot, ce qu'il était au moment de ma naissance.
C'est sans doute pourquoi je suis devenu un bout-en-train. Ma mère était employée de banque, mécanographe à la BFCE. En 1953, au Noël du comité d'entreprise, j'ai choisi parmi les cadeaux proposés un appareil photo : c'était un Ultra-Fex 4,5 x 6 en bakélite noir. Dès l'âge de neuf ou dix ans, j'ai aimé tourner les pages de l'album de famille, regarder les images des moments et des lieux familiaux. J'avais demandé à mes parents l'autorisation d'en modifier la mise en page, d'en rétablir la chronologie, en y ajoutant des dates, des légendes et quelques découpages décoratifs. Mes parents avaient un Kodak à soufflet dont ils ne se servaient que pendant les vacances. Souvent la pellicule séjournait plus d'un an dans l'appareil et il fallait des promenades dominicales pour finir la bobine qui, se périmant, ressortait voilée et striée.
J'allais à l'école, du cours préparatoire à la 3ème moderne, rue du Pont-de-Lodi, près du Pont Neuf. L'atelier de Picasso était au bout de la rue, c'est là qu'il a peint Guernica. Mon père travaillait gare Montparnasse, à la manœuvre. Il accrochait les wagons. Le jeudi, souvent, j'allais avec lui. Ça me faisait peur de le voir se placer entre les tampons. Plusieurs de ses copains s'étaient retrouvés mutilés. Je me souviens aussi des machines à vapeur sur lesquelles on me faisait monter pour effectuer un petit trajet. Durant ces moments d'enfance, j'aimais bien aller tout seul en patinette rendre visite à ma mère à « sa » banque à la Chaussée d'Antin, tout près des Galeries Lafayette. Je revenais avec elle en métro. La patinette était vraiment mon moyen de déplacement, celui avec lequel je « goûtais le sirop de la rue ». J'allais aussi au jardin du Luxembourg où je pouvais filer à toute vitesse ou flâner en m'arrêtant devant les vitrines des boutiques. Mes vacances scolaires se passaient en général en Bretagne, parfois dans l'Oise où vivait ma grand-mère paternelle. À Pâques 1954, je me suis exceptionnellement retrouvé en Lorraine, à Creüe, dans la famille des voisins de mes parents. Je n'avais pas encore quatorze ans ; la fille, Monique, avec un physique à la Gina Lollobrigida, en avait dix-sept. Elle me troublait et j'espérais qu'elle me regarderait au moins comme un début d'homme. Mais avec un poil sous un bras, je n'avais aucune chance.
Ayant emporté mon Ultra-Fex, je la photographiais sous plusieurs angles, lui consacrant un film entier de seize vues. Premier reportage : celui de mes premiers émois amoureux. Il y a une dizaine d'années, une photo de cette série a été publiée dans le livre Ma première photo, édité par agnès b.
Mes géants de l'époque étaient ceux de la route, les coureurs cyclistes : Fausto Coppi, Robic, Louison Bobet… Et Attilio Redolfi, un équipier anonyme. On s'amuse souvent avec Michel Portal à énumérer des noms de coureurs. En juillet 1954, avec mes parents, en vacances en Bretagne, nous décidons d'aller voir passer le Tour de France à la Roche-Bernard. Nous nous y rendons avec le scooter acheté cette année-là. C'était un Bernardet bleu avec une banquette à trois places. Mon intention était de photographier Attilio Redolfi de l'équipe Mercier avec son beau maillot violet. Mais même avec un appareil très perfectionné, extraire un coureur… dans un peloton qui file à 50 à l'heure…! Alors avec un Ultra-Fex, c'était mission impossible. Mais Attilio Redolfi crève devant moi, je me faufile, m'approche et déclenche. À ce moment-là, je ne mesure pas le coup de bol que cela représente. Enfant, ça semble naturel qu'un rêve se réalise. Plus tard, je me dirai que pour l'emporter dans la compétition avec le hasard, il faut d'abord gagner au concours de circonstances. C'est une donnée constamment recherchée dans la photographie.
L'année suivante en 1955, j'achète à un élève de ma classe son appareil, un Photax 6 x 9, avec les sous resquillés sur les commissions. Les inondations menacent Paris, situation très proche des crues de la Seine de 1910. Toutes les Unes des journaux se font avec la photo du zouave du Pont de l'Alma, point de repère et d'inquiétude de la montée des eaux. Moi, je photographie mes territoires, notamment le square du Vert Galant, recouvert, situé au pied du Pont Neuf. Fausse manœuvre. J'entrouvre malencontreusement le boîtier avant de rembobiner la pellicule. Triste leçon technique. Morale de l'histoire : quand le film voit le jour, les photos ne le voient jamais. Il me reste tout de même trois vues.
À cette époque, la photographie n'était pas très considérée. Peu d'expos, peu de magazines spécialisés, mais il existait des cartes postales dans les tourniquets sur du vrai papier photo. Beaucoup étaient d'Albert Monier que j'allais rencontrer trente ans plus tard. Mon meilleur copain d'école, surnommé Mickey, avait un père photographe, en usine mais aussi en boutique. C'est à lui que je confiais mes pellicules. Il tirait les photos sur papier chamois à bords dentelés. Je lui demandais des conseils.
Le désir de devenir un vrai photographe s'installait en moi. J'avais envie d'agrandir l'album de famille. Mes trois premières photos sont en fait les racines de l'arbre généalogique qui va se constituer et sur lesquelles beaucoup de branches pousseront. La première, incarnée par Monique, responsable de mes premiers troubles sensuels, ne s'est pas tant développée : je n'ai jamais beaucoup photographié les moments intimes de ma vie. Par contre, la seconde, celle d'Attilio Redolfi le coureur, représentant des personnages qui m'émeuvent, se continuera avec les jazzmen : de Coltrane 1961 à Franck Tortiller photographié l'autre jour avec l'O.N.J. à Banlieues Bleues en passant par une tribu très peuplée. Enfin, les lieux traversés : le Vert Galant deviendra l'Afrique souvent, la Chine, l'Inde, la Mongolie, le Portugal, la France et principalement la Bretagne.

Gus viseur (sic)

Dans les petites classes, j'étais souvent vainqueur d'étape et toujours maillot jaune en fin d'année, un peu moins au cours complémentaire (de la 6ème à la 3ème ). J'entre en seconde au lycée Louis-le-Grand jusqu'à entamer Maths Elém. Mais le relief est plus exigeant et je n'ai pas su changer de dérailleur. Il faut pédaler plus fort et j'avais plutôt tendance à faire de la roue libre. Je ne m'adaptais pas aux exigences des études secondaires. La catégorie sociale des élèves avait changé. C'est sans doute encore plus difficile quand on vient d'un milieu ouvrier. J'allais d'ailleurs en mesurer et en subir les conséquences. Lors d'un chahut collectif, pendant le premier trimestre, pour l'exemple, je suis viré et transféré au lycée Voltaire. Je continue à décliner et échoue à la deuxième partie du baccalauréat.
Mais si on parlait un peu musique ! Tout petit déjà, j'aimais bien les musiques syncopées, rythmées, toutes tendances confondues. Rue de Buci, mes parents, quelquefois durant l'année et toujours à Noël et au réveillon, transformaient la salle à manger en guinguette. Ça dansait au son des 78 tours. Valses, polkas, rumbas, fox-trot, paso-doble… Les disques de Henri Salvador étaient souvent sur le phono. Le jeudi, seul à la maison, j'écoutais mon préféré, Gus Viseur. Pas mal, pour un gosse qui veut devenir photographe, de commencer par un musicien qui s'appelle Viseur. Mes toutes premières initiations au jazz continuent par l'achat d'un pick-up pour les vinyles et les 45 tours achetés d'occasion chez Gibert : Sammy Price, Emett Berry, Duke Ellington mais aussi Brassens, Armand Mestral, Elvis Presley, Fats Domino, le favori des surprises-parties.
À Voltaire, avec des copains aussi mal barrés que moi dans le travail scolaire, je me mets à jouer un peu de batterie dans un trio. Drummer très inconsistant et médiocre, je vais par contre écouter un jazz plus moderne : Charlie Parker, Monk et Ornette Coleman avec une prédilection pour la West Coast.
Revenons à la photographie : je me sentais mieux disposé l'œil dans le viseur qu'avec des baguettes à la main. Pour mon B.E.P.C., mes parents m'offrent un Semflex 6 x 6 neuf et pour le premier bac un Rolleiflex d'occasion acheté au tailleur qui habitait et travaillait au-dessus de chez eux. C'était leur façon à eux d'être à l'écoute de ma vocation naissante. Enfance heureuse aux envies modestes, sauf pour les appareils photos, sans privations mais sans grande attention aux formes culturelles. Mon père était plutôt tourné vers les luttes politiques, dans l'utopie d'une justice sociale. On ne parlait pas littérature, ni musique, ni peinture. Par contre, le mercredi soir, à la séance de 21 heures, on allait au Lux-Rennes devenu depuis l'Arlequin.
On arrivait tôt pour acheter les places les moins chères, 90 anciens francs, et se retrouver au cinquième rang. Au sixième, c'était 130 francs. Carné, Duvivier, Renoir, René Clément (La bataille du rail), Madame de... (Max Ophüls), Le voleur de bicyclette (De Sica), et Gabin, Michel Simon, Jouvet, Carette… À l'école peu d'élèves bénéficiaient d'un film hebdomadaire. À la récréation, je le rejouais pour les copains. J'étais assez bon imitateur de Galabru, Préboist, Dufilho que j'allais voir sur scène à la Galerie 55.
Ça me plaît toujours. Quand on joue un personnage, on fréquente une autre mentalité, un autre état d'esprit. Michel Portal disait récemment dans Jazz Magazine que j'aurais pu être acteur. En tout cas, cela fait partie de mes facilités et me permet d'être plus irrévérencieux, voire plus subversif. Sans le dire à mes parents, avec l'argent de poche, je m'accordais quelques films en exclusivité. Au Miramar, j'ai vu Mogambo de John Ford. Je suis resté trois séances d'affilée et suis reparti avec l'espoir d'aller un jour en Afrique. C'est ce qui se produira plusieurs fois. Un rêve réalisé.
Pendant les projections des films, je me disais que si chaque spectateur disposait d'un déclencheur sur le bras de son fauteuil, il arrêterait l'image à des instants différents. J'observais attentivement le jeu des acteurs. Pour qu'une photo soit bonne, il faut que, dans le cadre, les gens jouent juste, même les seconds rôles. C'est ce que je cherche. Je suis plutôt un instinctif qu'un réfléchi, en quête de l'instinct décisif. Ça me rappelle mon tonton Edgar qui habitait au rez-de-chaussée, sous l'appartement de mes parents. Dès tout petit, il me racontaitde drôles d'histoires à dormir debout, à propos de tout et de rien. Lors de promenades, passant devant le concert Mayol, il me disait : « C'est là qu'habitent les femmes à poil ». En visite au Musée Grévin, il m'expliquait que la nuit les personnages en cire bougeaient et allaient pisser. Il évoquait, comme le Graal, qu'il faut toujours être à la recherche du petit machin bordé de jaune. C'est sans doute ça la photographie, l'accord plaqué, le petit machin bordé de jaune.
Je fais part à mes parents de mon intention de devenir photographe mais, comme il n'existe pas d'école, ma vocation les panique. Leur préférence était de me voir exercer un métier plus rassurant, celui d'instituteur voire de professeur. Mais la vie en décide autrement. Après le deuxième bac raté à Voltaire, je redouble et opte pour la classe de philo, première expérience de mixité au collège Edgar Quinet rue des Martyrs près de la Cigale. Amour d'adolescent avec Edwige, élève de 2nde, qui se retrouve enceinte à moins de dix-huit ans. Branle-bas de combat dans le collège, on se marie une semaine avant mes vingt ans. J'échoue pour la seconde fois au deuxième bac et dois chercher un travail. J'envisage d'ailleurs de devenir instituteur dans un département déficitaire, métier accessible avec le premier bac. Mais l'enquête de moralité de l'Éducation Nationale m'est défavorable. Je lis les petites annonces de France Soir et deviens rédacteur, branche « sinistres » dans une compagnie d'assurances à la Providence rue de la Victoire, ce n'était évidemment ni l'une ni l'autre. Brutalement, j'apprenais à gérer les accidents de voiture et surtout à transformer l'adolescent en père de famille avec toutes ses responsabilités.
Je voyais s'éloigner et même disparaître les perspectives de devenir reporter-photographe.
Petit clin d'œil providentiel du destin. Dans un coin, dissimulé dans les archives des sinistres, je tombe sur une pile de la revue Le Leicaïste que j'emprunte et découvre que c'est l'appareil qu'il me faut. Je fais des heures supplémentaires. Mes beaux-parents constatant mes retours à la maison plus tardifs (nous étions logés au-dessus de leur appartement) sont persuadés que j'ai une maîtresse. C'est un peu vrai. Elle s'appelle Leica et me tient toujours compagnie depuis 1963, date où je deviens propriétaire de mon premier boîtier d'occasion, un modèle IIIG. Mes parents me prêtent de l'argent, remboursé au fur et à mesure avec mes heures supplémentaires. Le vendeur s'appelle Monsieur Robin, grand passionné de Leica et initiateur de mes premiers pas avec cet appareil 24 x 36 mythique. Robin des Bois était venu à la rescousse, ça me rappelle le premier film que j'ai vu, à 4 ou 5 ans. En septembre 1962, je pars faire mon service militaire échappant de peu à la guerre d'Algérie en tant que sursitaire chargé de famille. Je me retrouve au 22ème RIMA au camp de Satory près de Versailles. Au foyer du soldat, je prépare une conférence sur les saxophonistes dans le jazz et fais la connaissance de Jean-Louis Dumas, grand amateur de jazz et de photographie qui deviendra PDG d'Hermès. Il me fait rencontrer Philippe Koechlin, rédacteur en chef de Jazz Hot et Jean-Pierre Leloir, célèbre photographe de jazz. De l'autre côté du mur de la caserne, dans le régiment du 5ème Génie, dans la fanfare, je fais la connaissance de Jean-Luc Ponty, Jacques Di Donato, Pépin, Burton et Claude Lenissois qui faisaient tous partie de l'orchestre de Jef Gilson. Je les photographiais en bidasse et en civil lors d'une répétition de l'orchestre. C'est là que je rencontre et photographie pour la première fois Henri Texier qui va devenir ce que j'appellerais mon guide de haute montagne du jazz m'entraînant jusqu'à la cime Ornette Coleman.
L'équipe Koechlin, Leloir, Dumas avec Robert Baudelet a le projet de lancer un nouveau magazine, Mille, inspiré de la revue allemande Twen. C'était l'époque de la photo à grain dont le plus significatif était Sam Haskins. J'avais une chance après l'armée d'être engagé à Mille comme second photographe, après Leloir naturellement. L'éditeur contacté, Draeger, répond « votre projet est formidable. À vingt ans, je vous aurais suivi mais je n'avais pas d'argent. Maintenant j'en ai, mais je ne prends pas ce genre de risque ». Le projet est abandonné, mais de là va naître le magazine Rock & Folk, sans moi, avec Philippe Koechlin comme rédacteur en chef. Seule consolation, je me suis un peu fortifié en photographie. Tous les soirs, sortant de la caserne, en Solex, je rentrais dîner en famille près de la Place d'Italie puis me rendais dans l'atelier de Leloir. Je prends connaissance de ce qu'est l'archivage. La partie visible de l'iceberg photographique n'est qu'un petit morceau. Comme je le répète souvent, dans la photo, il y a à voir et à ranger. Beaucoup à ranger. J'insiste d'autant plus que nombreux sont ceux qui ne s'en rendent pas compte. Leloir m'explique que mon orientation photographique, pourtant à peine amorcée, n'est pas la sienne. En guise d'encouragement, il avait écrit dans son labo : « l'agriculture manque de bras, la photo en a trop ». Le service militaire terminé, je retourne dans les assurances, dans une autre compagnie où je gagne un peu plus. Jusqu'en 1967. Je traverse une période de découragement et de résignation jusqu'à la rencontre avec Mr H. qui m'empêche de renoncer. Pour m'y aider, il met en pratique la loi de Gauss et Maxwell : parler à dix personnes de mon intention de devenir photographe en demandant à chacun de le communiquer à dix autres, etc. Au troisième pallier de la chaîne, je rencontre un imprimeur qui me met en relation avec un de ses clients, l'Atelier 3 situé rue Daguerre dans le 14ème arrondissement pour un travail de labo et de petites prises de vues. Cette fois, ça y est, mon bulletin de salaire indique “photographe”, mais pas pour longtemps car la petite entreprise ferme boutique. Avec Philippe Mousseau, ancien assistant de Leloir, je poursuis difficilement l'activité photographique par un travail de labo et de reportage pour des petits magazines. Dans mon viseur apparaissent Gréco, Brassens, Ferré, Bobby Lapointe et je continue à photographier le jazz. Mais revenons dix ans en arrière…

L'éphémère, le rythme, l'improvisation, l'urgence

En 1957, je pars deux semaines d'été en Angleterre pour améliorer mon anglais, ce que je ne réussis pas du tout, et pour jouer « À nous les petites anglaises », ce que je ferai un peu mieux. Je vais prendre, sans m'en rendre compte, mon avant-première photo de jazz, celle de Brian Wooley, clarinettiste Nouvelle-Orléans. La vraie première est celle de John Coltrane, à l'Olympia, concert pour lequel j'avais acheté une place le 9 mars 1963. Un peu plus tard, le tandem Koechlin/Baudelet m'accorde un laisser-passer pour un concert de Thelonious Monk. N'osant pas m'approcher, je le photographie de dos. C'est l'époque où Texier va apparaître de plus en plus fréquemment dans le cadre. Je le suis à travers les différentes formations avec lesquelles il joue (Tabar-Nouval, Art Farmer, Dave Pike...). Je m'améliore, ose m'approcher au bord de la scène sans réussir encore à passer de l'autre côté du rideau rouge pour entrer dans les coulisses du jazz. C'est seulement le 29 mars 1968, date déterminante, que va s'effectuer la traversée du miroir. Je rentre dans la loge de Ben Webster à la Mutualité. Il est solitaire, serein et fatigué. C'est un moment intemporel, son attitude contient toutes ses années de tournées, de voyages, d'attentes. Posé sur une tablette, en partie recouvert d'une serviette telle un linceul, son saxophone ténor est similaire à son maître. Il ne prête aucune attention à ma présence. Tout comme je le fais pour d'autres métiers, les paysans, les ouvriers ou les hommes politiques, je cherche à raconter la vie des musiciens, leurs voyages, leurs fatigues, leurs rires, leurs séances de travail, leurs solitudes, leurs attentes. Cet aspect hors la scène est une partie importante de mon travail. Depuis 35 ans maintenant, je me suis toujours efforcé d'inscrire dans mes reportages ces instants intimes. C'est là que se situe la divergence avec Leloir qui choisissait de photographier le musicien dans sa représentation. C'est pour moi insuffisant : tout comme le jazz, la photographie prise sur le vif contient l'éphémère, le rythme, l'improvisation, l'urgence.
Mai 68 à Paris, je photographie là aussi plus les coulisses que l'événement. Une exposition organisée par le club des 30 x 40 rue Mouffetard réunit un grand nombre de photographes, très connus, connus et inconnus. Parmi eux, Henri Cartier-Bresson avec qui je me retrouve à plusieurs reprises notamment à la Sorbonne. Je ne le connais pas. Je crois que c'est un amateur et lui fais part de mes craintes quant à mon devenir de photographe. L'hebdomadaire Jeune Afrique, pour illustrer la critique de l'expo, choisit une de mes photos, celle d'un homme installé tout en haut d'un arbre sans branche au meeting de Charlety. En février 1969, cet hebdomadaire m'engage comme responsable du service photo et reporter-photographe. En juillet, premier grand reportage : le festival Panafricain d'Alger où se réunissent toutes les Afriques, noires et maghrebines ainsi que le jazz avec Archie Shepp et les siens. Le 6 août, au Tchad, je prends ma première photo sur le continent noir africain. Se succèderont des reportages sur la politique, l'économie, l'industrie, l'agriculture, la vie quotidienne au Cameroun, Dahomey, Niger, Mauritanie, Sénégal, Côte d'Ivoire, etc. Plusieurs de ces photos figurent dans le livret du coffret African Flashback (Label Bleu) avec un cd de Romano/Sclavis/Texier publié fin 2005. Alors que cinq ans me semblaient nécessaires pour apprendre le métier, je n'en effectuerai que deux. L'histoire avec Jeune Afrique va s'arrêter le 1er mars 1971. À la suite d'un conflit social après le licenciement d'ouvriers du livre, les journalistes en grève par solidarité sont tous virés. Assedic, chômage pendant plus d'un an ; je me demande comment je vais continuer ma route et crains même d'être obligé de retourner dans les assurances. Signe d'encouragement : Marc Riboud, un des membres majeurs de Magnum avait remarqué certaines de mes photos tirées dans le laboratoire Jules Steimetz dont il était lui aussi client. En fait, je rejoins l'agence Vu, propriété des éditions Rencontre, où se forme le groupe qui va créer l'agence Viva début 1972.

Viva !

Les commandes sont faibles, Viva va être avant tout un lieu de réflexion sur le rôle du photographe dans la société. Les réunions hebdomadaires de remise en question permanente sont interminables, souvent jusqu'à 4 heures du matin. On y gagne très mal notre vie ce qui entraîne des frictions incessantes. Je photographie beaucoup moins le jazz, produisant plutôt des sujets sociaux. Notre principal manifeste, Familles en France, constituera une référence pour les jeunes photographes. Notre engagement collectif nous rend un peu sectaire. Les conflits s'aggravent et m'usent. Viva était un cri, il devenait difficile d'en faire une agence. Marc Riboud me suggère de me présenter à Magnum. Compliqué. Martin Frank, l'une des fondatrices de Viva est la femme d'Henri Cartier-Bresson. Celui-ci m'accuse de trahison et fait campagne contre moi. Ce serait très long à expliquer. En raccourci, je quitte Viva en 1975 et n'entre à Magnum qu'au meeting de juin 1976. Dans cet intervalle critique, je ne suis en fait nulle part. Je réussis à joindre les deux bouts comme pigiste indépendant, notamment avec des commandes de la revue Réalité. Je suis élu membre associé de Magnum en juin 1976 et deviens membre à part entière au meeting de juin 1977. Étais-je vraiment prêt pour me retrouver dans cette prestigieuse agence ? Mais les dés sont jetés et cela fait maintenant près de 30 ans que ça dure.
En 1976 va démarrer une autre partie de ma vie de photographe : la pédagogie. Aux Rencontres d'Arles, Marc Riboud, encore lui, suggère de me choisir comme maître de stage. En une semaine de workshop, je deviens la coqueluche d'Arles. Je deviens un pédagogue très sollicité en France et à l'étranger. J'accepte pendant une dizaine d'années une série d'ateliers avant de tout arrêter puis de reprendre, de façon plus espacée, la fonction de pédagogue. Je me retrouve d'ailleurs cette année, 30 ans plus tard, à Arles, avec une exposition décidée par le directeur artistique Raymond Depardon et un spectacle le 6 juillet avec projection de mes photos ainsi que d'une séquence de Depardon et en live la musique créée par le quartet que je réunis pour la troisième fois : Portal, Sclavis, Texier, Drouet, comme en 1983 et 1993.
Quelques dates majeures. En 1972, le mensuel Zoom publie 16 pages sur la Bretagne. En 1974, je me rends au Portugal juste après la Révolution des œillets, à la rencontre des gens (ouvriers, paysans, pêcheurs) qui ont espéré et préparé cette révolution provoquée par le Mouvement des Forces Armées. J'y retourne en 1975 pour les premières élections législatives depuis cinquante ans dans ce pays. Je suis sélectionné dans un collectif de plusieurs photographes, avec Les banlieues de Paris (1975) pour le Centre Georges Pompidou, Les Français en vacances (1976), quarante ans de congés payés, bourse de la Fondation Nationale de la Photographie, La jeunesse à vingt ans et L'AFP a 150 ans, Centre Pompidou… La liste est longue.
Depuis 1976, je continue à effectuer des reportages sur le sculpteur Daniel Druet, d'abord au Musée Grévin pour lequel il réalise les effigies en cire des personnages retenus. Lorsque les modèles viennent poser, il en profite pour créer leur buste. J'ai ainsi vécu et photographié une série de séances de poses avec Gainsbourg, Coluche, Lino Ventura, Bernard Blier et bien d'autres. Avec une mention particulière, 1982-1983, pour François Mitterrand posant une dizaine de fois à l'Élysée pour Druet. Une de ces photos a été retenue dans les cent photos du siècle par Arte.
1984, premier voyage en Chine avec la journaliste Elisabeth Lherminier et un collaborateur de RFI qui m'entraîne ensuite de 1985 à 1987 en Afrique où je n'étais pas retourné depuis les années Jeune Afrique, années pendant lesquelles j'étais resté inhibé, intimidé, en retrait, sans bien trouver ma place. En octobre 1984, sur le stade de Bamako, pendant un concert du chanteur ivoirien Manfei Obin, sur le côté de la scène, une femme des ballets maliens me lance un foulard que j'interprète comme un défi à la danse. Je l'attrape au vol et me lance avec elle dans une chorégraphie improvisée. Les huit mille spectateurs crient, applaudissent. Je crois d'abord que c'est pour le chanteur, en fait, ils ovationnent ma prestation. Une caméra tourne en direct et cette séquence sera, pendant dix ans, un interlude de la télé malienne. En quelques minutes, je suis devenu l'idole de Bamako. Les gens qui m'ont vu sur l'écran tapent des mains pour me faire danser dans la rue. C'est Bébel dans un film de Philippe de Broca. Je comprends alors qu'en Afrique je pourrai donner libre cours à mon tempérament extraverti. Deux jours plus tard, je pars avec Salif Keita à Djoliba, son village natal. Il est devenu l'un de mes protecteurs. Nous nous voyons peu mais je sais qu'il veille sur moi. Il a dit un jour : « Maintenant que Guy Le Querrec a quitté Bamako, toutes les femmes sont veuves ». C'est ainsi que naissent les légendes bien au-delà des réalités.
Passons du chaud au très froid. Sur une initiative de Jean Rochard, en décembre 1990, par moins 30 degrés, parfois même moins 50, nous nous retrouvons sur la piste de Big Foot aux États-Unis dans le Dakota du Sud. Un reportage majeur. Tout comme le seront au Burkina Faso, dans le cadre du 50ème anniversaire de Magnum, mes trois semaines dans les villages Lobi lors des Fêtes de Retrouvailles. Voilà un peu en vrac quelques morceaux du puzzle de ma vie photographique. Il en manque : l'Arménie, la Mongolie, Beyrouth, La Guyane, le mur de Berlin, etc. J'en suis à plus de 36000 films. Je fonctionne un peu comme une boule de billard qui soit s'auto-propulse, soit se trouve propulsée par les autres. Je prends une trajectoire qui peut varier en ricochant sur une autre boule ou en rebondissant sur la bande. Il en est de même pour mes chemins en zig-jazz avec une préférence pour les formes les plus actuelles de cette musique, mais aussi une incursion dans une variété de pays jazz, plus traditionnels, en France mais aussi à l'étranger. Je ne peux évidemment pas énumérer tous les festivals où je suis allé, quelques-uns en désordre : Châteauvallon, Antibes, Nîmes, Uzeste, l'Europa Jazz au Mans, Jazz à Mulhouse, Assier, Jazz sous les Pommiers à Coutances, Jazz à Luz, Jazz à Porquerolles, Marciac, Montréal, Minnesota sur Seine, Sons d'hiver, Nevers, Bordeaux, Chantenay-Villedieu, l'un des plus confidentiels mais déclencheur de beaucoup d'autres, La Roche-Jagu, créé par Henri Texier, où en invitant Louis Sclavis à co-diriger un stage, j'ai pu expérimenter, l'évaluation des rapports entre l'improvisation du musicien et celle du photographe, Banlieues Bleues avec en 1989 la campagne d'affichage évolutive dans le métro Jazz comme une image
Je suis invité par Guy Maurette, directeur du Centre Culturel Français de Malabo, responsable du jazz pour l'Afrique Centrale, à suivre une tournée en février-mars 1990. Aldo Romano est prévu, il choisit Henri Texier, il reste une place. Je suggère Louis Sclavis et ainsi se constitue le trio qui existe toujours. Six pays traversés, huit villes. Hors des concerts programmés, je choisis des lieux pour des concerts impromptus en fonction des décors et des rencontres. Ainsi s'effectue cette histoire en parallèle du voyage officiel. En mars-avril 1993, deuxième tournée, en Afrique de l'Ouest cette fois. Même principe. Je fais des repérages pour emmener les musiciens vers des destinations inconnues. En 1995, Michel Orier, directeur de La Maison de la Culture d'Amiens, m'offre une carte blanche. J'inclus dans le projet l'idée de publier un livret chronique de ces voyages avec le cd de Romano/Sclavis/Texier (Label Bleu). C'est le premier album Carnet de routes avec la désignation, comme pour les musiciens, de mon instrument : le Leica.
Dans le suivant Suite africaine, sorti en 1999, le livret sera composé avec les photos prises pendant la troisième tournée de septembre-octobre 1997 à travers l'Afrique de l'Est et du Sud. Comme pour les précédents, il s'agit du reportage d'un voyageur pressé. Durant ces trois semaines de déambulations, je ne dispose en fait que d'une semaine effective pour photographier. Le dernier volet de ce triptyque africain intitulé African Flashback, qui vient d'être publié, est d'une autre nature. Après avoir envisagé plusieurs possibilités, Pierre Walfisz, directeur de Label Bleu, opte pour un retour sur l'ensemble de mes voyages en Afrique depuis 1968 au Maroc jusqu'en 1998 chez les Lobis. Walfisz doit me tirer l'œil pour que je le remette à l'étrier, puis à les trier, photos jamais revisitées depuis leur naissance. Après un long travail d'une dizaine de mois, je réduis la sélection à deux cents tirages environ, d'abord avec lui puis avec les graphistes Jérôme Witz et Gilles Guerlet pour construire deux livrets différents. Découpées en neuf thèmes et trois sujets, quatre séquences sont remises à chaque musicien qui choisit dans chacune d'elles une ou deux photos qu'il estime les plus incitatrices à la musique.
Je suis très content quand s'établit un projet, celui d'un cd avec livret. C'est avec Label Bleu que j'en ai réalisé le plus durant ces vingt dernières années. Inventer des rubriques, c'est ma préférence, je suis un chroniqueur. Tel a été le travail sur Oyaté (nato, 1990) avec Tony Hymas à Cerrillos au Nouveau Mexique pour les portraits musicaux de douze chefs indiens, pour Minneapolis produit par Universal et dirigé par Jean Rochard. Il s'agissait cette fois d'un lieu fixe, d'un huis-clos avec Michel Portal, Tony Hymas, Michael Bland, Sonny Thompson enregistrant en studio pendant dix après-midis. Les matins, on se promène avec Michel Portal dans la ville et les magasins. On est comme deux gosses, on pourrait jouer aux billes dans le caniveau. Pour Thisness, album de Jef Lee Johnson, enregistré (Hope Street/nato, 2005) en grande partie à Philadelphie, c'était une autre ambiance, studio lumineux éclairé par la lumière du jour. Pour les 25 ans de nato (2005), ma partie du Chronatoscaphe s'est écrite avec les archives des huit années de Chantenay. Chez Label Bleu, deux autres aventures dans lesquelles je me suis senti très à l'aise : d'abord avec Enrico Rava et ses groupes, une journée du petit déjeuner au dîner en passant par la promenade, la répétition, la balance et le concert enregistré pour le cd. Trois jours, trois disques, trois livrets d'un jour. Puis, avec David Krakauer à Krakow. Une semaine dans un club mais aussi des promenades dans la ville de ses origines. Je me suis aussi retrouvé assez souvent dans les tournages des films de Frank Cassenti, soit comme l'œil de l'image arrêtée, parfois comme fil rouge dans le documentaire.

Le château de cartes autour duquel les serpents se mordent la queue

Le jazz et la photographie sont de vieux compagnons de route, ayant toujours fait plutôt bon ménage. Dans sa nature même, le jazz incite à la photographie, offrant un espace de liberté correspondant à celui qu'il revendique. Cette mémoire visuelle a existé depuis les origines, laissant des traces documentaires et utiles, participant à la prise de conscience existentielle et esthétique de cette musique. En tout cas, il n'en a jamais desservi la cause. De Buddy Bolden, nous n'avons aucun enregistrement, seulement une photo qui contribue à sa légende. Herman Leonard a produit une vision plastique et raffinée érigeant des images élégantes. William Claxton a proposé une partition plus libre, sans artifice introduisant des zones plus claires dans le cadre. Roy de Carava, à l'œil feutré, a révélé de façon intériorisée des atmosphères intimistes. Et ple in d'autres regards, tels celui de Dennis Stock sans qui nous serions privés des climats « lumière du jour » des répétitions de Gerry Mulligan, Stan Getz, etc. On peut ajouter beaucoup d'etcaetera à propos de ces photographes amenant leur témoignage, plus ou moins inventif sur le jazz. J'y ai mis mon grain de sel d'argent, m'attelant de façon assidue à la tâche. J'ose dire avec motivation et désir mais aussi ténacité, courage, application et plaisir. J'aime avoir l'œil furtif et clandestin. Il m'intéresse autant de saisir les intervalles que les temps.

Jazz, ta photographie fout le camp

Cet équilibre d'une photographie intégrée, admise pour sa contribution à l'histoire du jazz semble être inquiétée et remise en question chez certains - managers, agents, directeurs, producteurs, tourneurs, organisateurs, service d'ordre, éventuellement musiciens bien que plus réceptifs que leurs représentants… - qui s'emploient à installer des mesures de plus en plus restrictives d'espace et de temps accordés aux photographes et donc à la photographie. Ils prétendent l'apprécier dans son amplitude alors qu'ils sont prêts à imposer, comme pour la pensée, la photo unique. Est-ce à cela que l'on veut aboutir sans se préoccuper des conséquences, de l'indigence de l'image et de ses présences médiatiques lisses et standardisées ? Il est pourtant de bon ton de prétendre aimer la photographie. Quel dommage quand on découvre la multitude et la diversité des témoignages, quand on mesure la richesse et l'utilité des photographies prises ! Limite de la durée photographique, les deux ou trois premiers morceaux du concert avec souvent un éclairage inexistant, désignation du point de vue imposé : si certains communiquent les consignes avec regret et embarras, d'autres le font de façon péremptoire et se réjouissent de ces interdits et du pouvoir que cela leur procure. La ressemblance avec certaines personnes existantes n'est ni fortuite ni pure coïncidence. Indéniablement un ordre nouveau de pensée s'installe. Le photographe doit rester à sa place ; s'il la quitte, il est invité sans ménagement à la regagner. Mais quelle est sa place (dans la salle, dans le jazz) ? Et la photographie où en est-elle dans tout ça ?
Doit-on considérer maintenant que la photo a mauvaise presse ? Doit-on s'indigner de la présence des photographes, de ces parasites qu'il convient de confiner par crainte de la grippe oculaire ? Comment jouer cartes sur table avec un château de cartes entouré de serpents qui se mordent la queue pour former un cercle qui contient une quadrature ? Je n'ai pas envie d'être transformé en presse-bouton, alors quand ça prend cette tournure je me barre. Par conséquent, si ça s'amplifie, mon parcours photographique s'amenuisera. Heureusement, il reste des alliés qui adhèrent vraiment à la photographie en en acceptant quelques inconvénients. Ils font en sorte qu'elle puisse se poursuivre dans les conditions nécessaires à sa réalisation.
Vous désiriez un point de vue. Tout au plus, j'évoque un angle, le plus droit possible. Je ne souhaitais pas le faire, préférant le statu quo précaire au risque d'une mise au poing plutôt qu'une mise au point. Il est exact que la photographie de jazz est, comme chez les paysans, en surproduction. Mais comment établir les quotas ? Les photographes sont trop nombreux, je l'admets. À Marciac, le festival le plus peuplé en objectifs, cela peut devenir une meute, dans une bousculade inextricable et irrespectueuse pour les musiciens en concert. Ça peut être pire qu'à la sortie du conseil des ministres avec certains spécimens peu précautionneux et narcissiques qui se regardent photographier. Fin des années 60, début des années 70, un mouvement, The Concerned Photographers, est apparu, des photographes préoccupés par les situations et les états de la planète. À de rares exceptions, sur les territoires du Jazz, ce sont tous des photographes concernés qui s'y engagent. Trop de déclics, trop de photographes, mais je n'ai pas non plus oublié que j'ai commencé comme amateur et progressant lentement. Ce parcours initiatique suppose de la patience. Un dernier point qui semble assez lourd à soulever avant de se quitter, participant au malaise actuel : la suspicion économique. Dans le domaine du jazz, très rares sont les commandes. Il s'agit la plupart du temps de financer avec nos propres deniers les productions qui se transforment en archives aux débouchés très aléatoires. Ce n'est à coup sûr pas un secteur producteur d'enrichissement. De plus en plus, les magazines en recherche d'économie s'efforcent de trouver des photos libres de droit. J'ai peut-être photographié plus de 5000 musiciens et à ce jour, peut-être 4542 ne m'ont jamais été demandés. Combien ont une idée, sauf les pratiquants, de ce que coûte un film, un développement, une planche contact, un tirage, la numérisation, un appareil, son entretien, ses réparations et le temps passé à photographier ? D'autre part, quel est le montant des droits d'auteur pour une parution ? Combien de photos sont publiées ? Malheureusement la résonance médiatique est faible, il suffit d'ouvrir les yeux pour s'en apercevoir. Faut pas confondre, ce n'est pas comme si Madonna me proposait de poser nue sur la trompe en érection d'un éléphant. Là, y a du fric au bout.
Tout irait sans doute un peu moins mal si on faisait l'effort de connaître les règles et les économies de chaque corps de métier. Pour ma part, je suis observateur, curieux et de ce fait pas trop ignorant de ce que représentent les dépenses de la fabrication d'un disque ou le coût d'un concert. Cela pourrait au moins aboutir à admettre que nous sommes tous embarqués sur le même bateau, parfois en forme de galère contre vents et marées et en totale dépendance interactive. Alors, à quoi bon préméditer d'en jeter par-dessus bord ?

L'affaire Terronès/Méphisto

Je suis pour le respect du droit d'auteur, sans réserve, et le défends comme les musiciens le font pour leur musique. Je comprends la position de Méphisto et ne la critique pas. Pourquoi accepter de payer l'imprimeur et pas le photographe ? Toutefois, je n'aurais pas fait de procès à Gérard Terronès. Je ne réussis pas à être intransigeant, peut-être devrais-je y parvenir ? De plus, je ne le connais pas très bien mais depuis longtemps et dans mes débuts, il m'accueillait à son club, le Blue and Jazz Museum. J'entends ses engagements et le sais en équilibre précaire. Peut-être aurait-il dû être lui-même plus vigilant pour stabiliser un peu plus sa situation. Mais il a choisi, certains préfèrent se maintenir dans un statut de poète maudit, c'est difficile et commode à la fois. Terronès a été blessé, affecté, mais je ne saisis pas pour autant sa violente attaque tous azimuts contre les photographes, les assimilant à des prédateurs s'enrichissant aux dépens des producteurs, des charognards qu'il faut chasser, généralisant son conflit avec Méphisto. Il a tenu un discours populiste avec des allures d'Emiliano Zapata. Se révèle à cette occasion en quelle considération il tient la photographie. Ce n'est pas une réponse de Normand mais bien de Breton.


Disponibles (alors) aux Allumés du Jazz :

Romano-Sclavis-Texier Carnet de routes, Suite Africaine, African Flashback, Enrico Rava Montréal Diary ; A, Montréal Diary /B chez Label bleu
Le Chronatoscaphe (25 ans de nato), Tony Hymas Oyaté, Fat Kid Wednesdays The Art of Cherry chez nato
Camel Zekri Venus Hottentote chez la nuit transfigurée
Denis Colin Trio In situ à Banlieues Bleues chez Transes Européennes

jeudi 11 janvier 2018

Archie Shepp, ténor du barreau


Entretien fleuve d'Archie Shepp que nous avons réalisé fin 2005 avec Jean Rochard pour le Cours du Temps du n°13 du Journal des Allumés du Jazz. Le Blog des Allumés ayant disparu de la Toile, il m'a semblé indispensable de le republier.

En créant récemment le label Archieball, le saxophoniste a suivi ses propres préceptes : que les musiciens afro-américains prennent eux-mêmes en charge la production de leurs oeuvres ! Archie Shepp a également plusieurs fois émis le souhait que les jeunes milliardaires noirs, enrichis par la mode ou le sport, réinvestissent leurs bénéfices en soutenant leur culture, exhumant leurs racines et arrosant les jeunes pousses. Ils donneraient ainsi les moyens nécessaires à ceux qui la défendent, tel ce ténor au son chaud et lyrique qui voulait devenir avocat des droits civiques, s’engagea dans son art, choisit d’enseigner la musique du peuple noir à l’université et continue de chanter le blues...

Propos recueillis par Jean-Jacques Birgé et Jean Rochard.
Transcription JJB.

Vous êtes né en Floride…

Fort Lauderdale, le 24 mai 1937. J’ai déménagé à Philadelphie à 7 ans où j’ai vécu avec mes parents jusqu’à ce que j’aille à l’université lorsque j’ai eu 18 ans. Après quatre ans, je me suis marié et j’ai vécu à New York pendant treize ans. J’habite dans le Massachusetts où j’ai enseigné à l’Université pendant trente et un ans et dont j’ai pris ma retraite il y a trois ans.

Avez-vous commencé la musique à Philadelphie ?

J’étais fasciné par la musique lorsque mon père jouait du banjo. Il m’apprit les accords de ce qui fut mon premier instrument, mais personne n’en jouait plus. Je faisais des charlestons, James P. Johnson, ce n’était pas facile, son banjo n’avait que quatre cordes comme dans les orchestres de Fletcher Henderson, pas comme celui à cinq cordes qu’ils utilisent en country. On devait faire avec quatre cordes les mêmes accords qu’on fait avec six sur la guitare. Je m’en sortais plutôt bien pour un gamin, mais j’ai préféré le sax. À 10 ans, j’ai pris des cours de piano lorsque nous avons déménagé vers le nord du pays. À 12, j’ai commencé des cours de clarinette au collège et avec un professeur privé.

C’était de la musique classique ?

J’ai travaillé la technique, la méthode de lecture, qui sont occidentales, mais très peu de théorie, c’est un de mes regrets. Heureusement, avoir fait du piano m’a donné quelques bases pratiques qui m’ont permis de faire des arrangements. Je vois les accords, les notes qui bougent. À l’âge de 15 ans, je suis passé au saxophone.

En découvrant le jazz ?

Mon père ne jouait que ça, si vous voulez appeler ça du jazz !

Comment l’appelait-il ?

C’était juste de la musique. Ses goûts étaient très éclectiques à l’intérieur de la sphère afro-américaine, d’Artie Shaw à Sonny Boy Williamson, Duke était un de ses préférés, Count Basie, Oscar Pettiford avec son groupe, The Cats and The Fiddle… Mon père adorait les cordes, mandolines, banjos, il pouvait presque tout jouer d’oreille. Il m’a transmis the sound of music, j’en étais entouré, dans les églises…

Vous alliez à l’église ?

Ma grand-mère, Mama Rose, m’y emmenait trois fois par semaine lorsque j’habitais le Sud, les Baptistes sont très actifs. Ça m’a même aidé, la prière ne me met pas mal à l’aise, je m’en sers quand j’en ai besoin. Cela fait partie de ma culture, ça m’a formé ainsi que ma musique. C’est utile d’avoir d’autres vecteurs d’inspiration.

Quelles études avez-vous suivies ?

Très conscient des questions sociales concernant les Afro-américains, je voulais devenir avocat, spécialisé dans les droits civiques. À force d’écouter mon père discuter politique tous les samedis après-midi, j’ai même écrit un devoir sur le problème racial aux États-Unis alors que je n’avais que 10 ans ! Lorsque mon père, qui travaillait en plein air, était sans emploi, et qu’il pleuvait ou neigeait, ma mère, coiffeuse et esthéticienne, rapportait les sous à la maison. Lui pensait que pour un noir la musique ne pouvait être qu’un hobby. Il n’y avait pas beaucoup de musiciens professionnels dans le voisinage. Le seul que je connaissais, tout le monde disait qu’il était fou. C’était faux ! J’ai découvert plus tard que c’était un bon compositeur et arrangeur. Mon quartier était très pauvre, on l’appelait Brik Yard, c’est toujours son nom. Pas The Brikyard, juste Brikyard ! C’était le lieu d’une ancienne usine de briques. Les noirs sont arrivés lorsque les Irlandais et les Italiens sont partis.

Il y avait beaucoup de musiciens à Philadelphie. Avez-vous rencontré des gars comme Lee Morgan ?

Oui, Philly était une grande ville, c’était facile de les rencontrer. Un des amis de mon père, Billy Myers, celui avec qui il discutait politique, louait un appartement dans le même immeuble. Mon père écoutait du blues, des ballades, des chansons, mais il n’aimait pas Bud Powell ni Charlie Parker. Il y avait une barrière générationnelle à l’intérieur de la communauté noire. Or Billy Myers, qui n’avait pas connu le racisme et la violence du Sud, était un peu plus jeune que mon père, il connaissait tout le monde, de Sonny Stitt à Bird… Un jour, il m’apporta un disque de Lester Young et Roy Haynes, Up ‘n Adam, et me parla d’un concert de Charlie Parker, c’était un an avant la mort de Bird. À la radio, ils ne passaient pas de noirs, jusque-là je ne connaissais que le style de Stan Getz ! Alors il m’emmena downtown à Philadelphie dans une salle qui s’appelait alors The Met et qui servait souvent aux cérémonies. C’est ensuite devenu une église, et maintenant un parking. À l’époque c’était central pour la communauté, mais ce jour-là, au lieu des deux mille personnes que la salle pouvait contenir, il y avait cinquante spectateurs à attendre Charlie Parker, dont plus de la moitié était des blancs. J’avais invité mon copain Reggie Workman qui habitait à côté de chez moi et avec qui j’ai grandi dans notre quartier très pauvre, à l’écart. Coltrane habitait au nord de Philly, Benny Golson, Jimmy Heath étaient dans le sud où ça se passait vraiment. On ne pouvait écouter de la musique que dans les night-clubs qui étaient à une heure de chez moi et il fallait avoir 21 ans. À 16 ou 17 ans, j’ai pu emprunter la carte de mon cousin et participer aux jam-sessions ! Les clubs étaient dans le quartier tenu par les gangs, les rues étaient dangereuses. Mais comme il y a heureusement une tradition de respect pour la musique dans la communauté afro-américaine, lorsque je portais mon sax je pouvais me sortir de situations délicates : le grand type disait « My man plays the saxophone ! » (mon pote joue du saxophone !) et je traversais sans encombre. Un présentateur de radio, Tom Roberts, organisa des séances pour les jeunes, il invitait les musiciens de passage à ses ateliers, Ben Webster, Art Blakey, le vendredi après-midi, juste après la classe. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Lee Morgan. À 16 ans, il jouait avec Coltrane, Johnny Coles, et super bien ! Il tenait le pupitre de première trompette dans l’orchestre scolaire de Philadelphie. J’ai demandé à Lee de m’apprendre des trucs, et grâce à lui j’ai rencontré Bobby Timmons, Henry Grimes, Odeon Pope, et le jeune McCoy Tyner qui n’avait que 15 ans et avec qui j’ai joué alors qu’il commençait le piano… Donc ce jour-là au Met, j’ai compris que Charlie Parker ne jouait pas une musique populaire. Les places étaient chères pour des jeunes. Incidemment, j’appris que l’organisateur du concert était le type de ma rue que tout le monde disait fou. Herb Gordie avait écrit trente-neuf pièces pour orchestre dans un style proche de Stan Kenton, et il amenait Parker à Philadelphie ! Ce jour-là, j’ai vu Oscar Pettiford, Red Rodney, Ray et Tommy Bryant, Fats Ride qui jouait dans le style d’Art Tatum, Butch Balard, toute la crème de Philadelphie. On a attendu Parker deux heures, sans bouger. Je suis sorti marcher un peu. Devant moi il y avait un grand type avec un costume élimé, aux talons usés, avec la première coiffure afro que j’ai jamais vue, car ses cheveux qui n’étaient pas coupés recouvraient ses oreilles. Il était très à l’aise, avec une blonde à son bras. Personne n’aurait osé se promener avec une blanche à Philadelphie, alors j’ai pensé que ça devait être Charlie Parker ! Je n’avais jamais vu quelqu’un comme lui. Par son attitude, il défiait le racisme comme tous les autres préjugés de savoir vivre qu’on m’avait enseignés. Je suis retourné m’asseoir, et dix minutes plus tard il a fait son entrée, il a attrapé son sax et a joué plus de musique que je n’ai jamais entendue. Il a commencé avec Ornithology, après je ne sais plus. Donald Garrett disait qu’on ne se rappelait jamais ce qu’il avait joué, on se souvenait seulement du son, énorme, quasi stéréophonique, partout dans la salle. Contrairement à Coltrane, Bird était comme une statue, même ses doigts ne bougeaient pas.

À l’époque vous jouiez de l’alto ?

Non, ma grand-mère Mama Rose m’avait offert un ténor Martin. Je suis allé prendre un cours avec Jimmy Heath, et il a joué tout le temps au lieu de m’apprendre, parce qu’il n’avait pas d’instrument à lui ! Ça m’a marqué. J’étais allé entendre Stan Getz et Jimmy Raney qui avaient un tube, Moonlight on Vermont. Étaient présents plusieurs centaines de noirs, je parle de la couleur parce que, quelques étages plus haut dans le même immeuble, le quartet de Jimmy Heath jouait génialement How High The Moon. C’est ce qui m’a décidé à prendre des cours avec lui. J’aimais l’écouter se chauffer, c’est rare d’entendre un musicien se chauffer, j’ai entendu Dexter, Trane et Jimmy, c’était très différent, très surprenant. Lorsque Jimmy eut fini, mon sax était passé du jaune à un orange éclatant ! J’ai beaucoup appris en regardant. La fois suivante, il n’était pas là, il avait été arrêté pour avoir fumé un joint à l’arrière d’une voiture, il est ressorti six ou sept ans plus tard. Philadelphie était très raciste à cette époque-là. Art Blakey avait été tabassé au New Jersey Town Pike, Sonny Stitt, Billie Holiday avaient fait de la prison en Pennsylvanie… Il n’y a que New York et San Francisco qui ne soient pas comme le reste des États-Unis. Les différences y sont mieux acceptées.

Lee Morgan ou Jimmy Heath étaient-ils concernés politiquement ?

Absolument. Déjà après la Guerre Civile, on trouvait les premiers hommes libres en Pennsylvanie. Les blancs qui venaient du Sud, de Géorgie, de Floride, étaient très réactionnaires. Comme à Chicago, ceux venus du Tennessee, du Kentucky, d’Alabama, du Mississipi. C’était particulièrement flagrant dans les classes laborieuses attirées par l’industrie à la fin de la Première Guerre Mondiale, et après la Seconde. Chicago et Philadelphie n’étaient pas des villes universitaires comme Los Angeles ou San Francisco. Il y avait des groupes très violents.

Philadelphie a par ailleurs vu naître un nombre incroyable de musiciens…

Comme Detroit ou Chicago. L’industrie et la technologie marchent main dans la main avec l’évolution d’une esthétique noire. En Afrique, un homme joue d’un seul tambour, en Amérique il en joue de cinq ! On ne fait que suivre le modèle Ford…

Quand la musique est-elle devenue pour vous une affaire sérieuse ?

Le samedi après-midi, à la sortie de ses répétitions classiques, comme Lee Morgan se plongeait dans la littérature jazz, jouant du Parker et d’autres trucs, il avait besoin d’un pianiste. Je l’accompagnais pendant qu’il travaillait. J’ai ainsi appris à compter et à jouer devant des gens. Morgan fut un de mes mentors les plus importants.

Coltrane était-il déjà par là ?

Non. J’ai découvert Trane pendant ma dernière année à l’université, il n’était pas si connu que cela. J’avais tenté de jouer au-delà de ce que permettait de faire la technique classique du sax, upstairs comme je disais, et un pote batteur m’a dit que John Coltrane jouait comme ça. Son nom a retenti comme par magie, il fallait que je le trouve, mais je ne l’ai rencontré qu’à New York, lorsque je suis entré à l’Université. J’allais au Five Spot écouter Trane et Monk. Une nuit, après la fin de la session, j’ai demandé à John si je pouvais venir chez lui pour qu’il me montre des plans. Il devait être 5 heures du matin, tout le monde rangeait. Je suis rentré de downtown à 6 heures parce que j’habitais Harlem, et j’étais chez lui à 10 heures ! Sa femme, Naima, Anita de son nom de baptême, m’a dit d’attendre parce qu’il dormait. J’ai attendu jusqu’à 13 heures qu’il se réveille, en face de son instrument qui était allongé sur le divan. Il sortait d’une période très dure, de drogue et d’alcool, tentant de se reconstruire physiquement, plutôt avec succès. Il n’avait plus que ses incisives, mais il soufflait, il soufflait, même si c’était douloureux. Il a commencé à jouer Giant Steps comme on prend le petit-déjeuner, avec des traits très rapides. Lorsqu’il eut fini, il m’a tendu le sax en me demandant si je pouvais le faire. Il m’a posé quantité de questions, il n’était pas condescendant. J’ai joué quelque chose à l’alto. C. Sharpe m’avait montré pas mal de trucs. C’est plus difficile de concevoir les accords au sax qu’au piano, on ne les voit pas. Depuis Buddy Bolden, Louis Armstrong, Jelly Roll Morton, King Oliver, la Nouvelle Orleans, les Afro-américains ont eu une manière bien à eux de négocier cette histoire d’accords. Beaucoup de musique était aussi créée dans le Nord-Est et dans le Midwest avec l’orchestre de Fletcher Henderson, Claude Hopkins à New York, sans oublier Eubie Blake, Lucky Thompson, James P (Johnson), Willy (Smith) The Lion, Fats (Waller), « la crème de la crème » au piano… Ce sont les gars qui ont commencé à réaliser des arrangements pour les grands orchestres dans les années 20. Quand Pops (Louis Armstrong) a été engagé en 24, c’est comme s’il venait passer son doctorat, parce que l’orchestre de Fletcher Henderson était alors le meilleur, le plus sophistiqué, bien plus que celui de Duke Ellington, il vendait ses arrangements aux autres. C’est un mythe que le jazz est né à la Nouvelle Orleans. Les grands solistes en venaient, King Oliver, Sidney Bechet, mais les plus grands pianistes étaient de New York, ou Pittsburgh comme Earl Hines qui innovait en jouant le blues.

Avez-vous émigré de Philadelphie à New York pour des raisons musicales ?

D’une certaine façon. Mais en réalité je suis parti à l’Université qui était dans le Vermont. J’en ai profité pour ne pas retourner à Philadelphie, allant vivre dans la maison de ma tante à New York, en 1957. Pour tous les musiciens comme moi c’était La Mecque, il y avait des jam-sessions toutes les nuits, je jouais au Count Basie le lundi, au Small le mercredi, au Blue Clarinet à Brooklyn le jeudi… J’étais jeune marié, mon premier fils était né, j’étais mal à l’aise parce que je ne savais pas quand j’allais rentrer. J’espérais que ma femme serait encore là, c’était une fille bien, elle est restée trente-cinq ans avec moi.

En 1957, il y avait le Five Spot…

Monk était avec Trane. Monk se mettait à danser, Trane jouait solo. Ce n’est pas Clint Eastwood qui a fait connaître Monk. Il était certainement très ésotérique, peu de gens pouvaient le jouer alors, trop difficile. On n’appelait pas ça du hard-bop, toute cette terminologie ne reflète pas la complexité du processus. Johnny Griffin, Horace Silver, Sonny Rollins se référaient au hard-bop, mais je n’ai jamais entretenu ces stéréotypes. À la même époque, Charlie Mingus faisait ses trucs. Ce qui était passionnant, c’était l’absolue diversité de systèmes originaux produits par des hommes et des femmes tout aussi originaux, comparés aux musiciens classiques. L’orchestre de Count Basie ou celui de Duke dans les années 40 avec Webster et Hodges, chacun avait son style, c’est la beauté de la chose. Trane jouant deux notes à la fois, est-ce du hard-bop ? Il ne s’arrêtait jamais de jouer, ça c’était nouveau. À la pause, il continuait dans la cuisine du Five Spot, un solo de vingt minutes, et rejoignait le groupe sur scène. L’intensité de Trane et Monk était la chrysalide de quelque chose qui n’avait jamais existé... Même s’il avait des différents personnels, Miles respectait énormément la musique de Trane.

Vous avez commencé à jouer avec ces gens-là…

J’ai commencé à rentrer dans la musique de Trane, ses solos… Mais je n’ai jamais vraiment réussi à sonner comme lui. D’autres comme Wayne Shorter y arrivaient bien mieux. Je venais de commencer à enregistrer aux Bell Sound Studios que possédait Art Christ, un copain de Roswell Rudd qui lui avait refilé le studio gratuitement, le soir tard après les séances professionnelles. On pouvait revendre les bandes, ce que je n’ai pas manqué de faire. Steve Lacy venait, Don Friedman au piano… Un soir que j’enregistrais Peace avec Bill Dixon, avec qui j’avais monté un groupe après avoir quitté celui de Cecil Taylor, j’ai commencé mon solo avec plein de notes en imitation de Trane. À la réécoute, ça ne me plaisait pas beaucoup, alors à la prise suivante j’ai joué de la manière dont je faisais normalement mes exercices, plutôt comme Ben Webster et les types que mon père écoutait. Mon son, bien ouvert, était bien meilleur qu’en imitant John. J’avais trouvé ma voix. Certains musiciens ne la trouvent jamais.

C’était après avoir joué avec Cecil Taylor ?

Au même moment. Le premier enregistrement avec Cecil, The World of Cecil Taylor, est plus dans le style de Coltrane, ça m’arrive encore de l’utiliser. Mais j’avais besoin de savoir qui j’étais et je commençais à avoir mon propre son.

C’était facile d’avoir des engagements ?

Pas plus hier qu’aujourd’hui ! Un soir au Half Note sur Spring Street, j’avais demandé à John de m’aider à décrocher une audition pour Bob Thiele que j’essayais de joindre sans succès depuis des mois ; il me répondit que beaucoup de gens se servaient de lui parce qu’ils pensaient qu’il était facile, c’est vrai qu’ils en profitaient parce que John était un type formidable. Comme je lui réassurai mon amour pour sa musique, qui n’a d’ailleurs pas bougé, il dit qu’il allait voir ce qu’il pourrait faire. Il répondait toujours ainsi. Le lendemain, j’appelai Thiele qui était absent, mais sa secrétaire dit qu’il attendrait mon coup de fil à 15 heures ! Bob essaya d’abord de me décourager : « je vous connais avec votre style avant-garde, sachez tout de suite que tout ce que vous ferez devra être des reprises de John Coltrane, pas votre musique. » Il pensait que ça me ferait fuir, mais je connaissais la combine, j’avais pensé à cinq morceaux de Coltrane que je voulais jouer, j’avais même parlé à Trane de mes arrangements. Bob n’était pas très chaud pour cette musique dite d’avant-garde, c’était son premier contact avant qu’il n’enregistre Albert Ayler et les autres.

Être sur Impulse représentait quelque chose d’important ?

Pour moi certainement. Ils me firent une avance plus importante que tout ce que j’avais eu et même encore depuis, ils me garantirent deux disques par an, ça faisait 15 000 $ par an plus les arrangeurs, les salaires, tout ce que je payais moi-même jusque-là… Après le second morceau, Bob commença à se dérider. Au troisième, il était tout excité. Il appela John pour lui dire que c’était formidable, qu’il devait venir écouter ça. Il devait être 11 heures du soir, John a conduit depuis chez lui, de Long Island au New Jersey où était le studio, la photo de la pochette a été prise lorsqu’il est arrivé. Lorsque nous sommes arrivés au dernier morceau, Rufus (Swung, His Back At Last To The Wind, Then His Neck Snapped), le seul que j’avais écrit, différent de tous les autres signés par John, Bob ne l’a pas aimé et il ne voulait pas le mettre sur le disque, mais John l’a défendu et c’est grâce à lui qu’il a été édité. Je lui suis éternellement dévoué, à lui, à ses idées et à sa musique. Il a été le Stravinsky de ma musique et de ma génération.

Vous avez ensuite été associé à sa musique avec des œuvres essentielles comme Ascension

Je n’étais pas si proche de lui, contrairement à des gars comme Wayne Shorter qui lui rendait visite tous les jours. J’étais marié, j’avais des enfants et j’habitais loin de chez lui. Mes occasions de discuter avec lui étaient rares et très particulières. Lorsqu’il m’a appelé pour Ascension, je ne sais pas d’où ça sortait, nous ne nous étions pas vus depuis quelque temps, j’ai été surpris et flatté. Marion Brown était avec moi, John m’a dit de l’amener aussi ! Il était éclectique, cherchant partout de nouvelles idées, découvrant des choses chez Albert Ayler dont Ayler même était inconscient. Il savait entendre le meilleur de chacun, en toute humilité. Il apprenait.

Comment vous êtes-vous retrouvé dans A Love Supreme qui est une musique très spirituelle ?

J’ai été surpris qu’il m’appelle. J’ai toujours été quelqu’un de spirituel même si la spiritualité n’a jamais été mon truc. Celle de John Coltrane, et Pharoah Sanders à sa suite, était particulière. Mon contact avec l’univers n’a jamais été différent de ce que ma religion m’avait enseigné. Je suis resté un Chrétien, Bedrock baptiste, ce que John n’a jamais cessé d’être non plus. Contrairement à nombreux de mes contemporains, je n’ai jamais rejoint le mouvement islamique même si j’y ai pensé sérieusement. L’islam aux États-Unis était un mouvement très politique qui touchait l’histoire du peuple afro-américain, sa négritude. Le Coran a produit des gens comme Malcolm X, ou Farakhan qui en était le disciple. Mon spiritualisme est plus connecté au quotidien, je n’en fais pas tout un plat.

Vous étiez marxiste…

Je ne voyais pas de contradiction. Le christianisme enrichissait ma spiritualité, mais il ne la dirigeait pas. La plupart des musiciens ne sont pas très branchés politiquement, et ce n’est pas une très bonne idée de discuter de Karl Marx aux États-Unis !

Quand avez-vous écrit The Communist ?

J’y ai travaillé quelques années depuis ma sortie de l’université jusqu’en 1969. J’ai reçu une subvention de l’Institut Rockfeller pour écrire la pièce, ils m’ont demandé d’en changer le titre.

Pour la pièce de Jack Gelber, The Connection, vous ne jouiez que la musique avec Cecil Taylor ?

Absolument. Je voulais initialement devenir avocat des droits civiques pour m’engager politiquement, mais pendant ma seconde année, j’ai rencontré le dramaturge Rosenberg qui enseignait le théâtre à mon Université et m’a poussé à écrire. Il n’était pas alors question de devenir musicien ! Mes origines sociales étaient sensées me pousser vers une profession plus pratique comme devenir médecin, où l’on gagne sa vie. J’ai pressenti qu’il y avait une autre voie pour moi. L’année suivante, au lieu du droit, j’ai choisi le théâtre, faisant l’acteur, écrivant… J’ai écrit des nouvelles. À la fin de mes études, je travaillais à ma seconde pièce. Mes poèmes étaient plutôt des paroles de chansons, j’en ai écrit aussi à l’époque où je vivais dans le Massachusetts.

Quand êtes-vous arrivé en Europe ?

1967, pour le Newport Jazz Festival in Europe de George Wein. Cette tournée a établi ma renommée en Europe. Il y avait tout le monde : Monk, Miles, Max, Roy Haynes, Stan Getz, Coleman Hawkins… J’ai fait des télévisions partout où j’allais, je n’ai jamais bénéficié d’une telle promotion depuis ! George Wein ne m’avait pas choisi, je n’ai jamais été parmi ses favoris, c’est Impulse qui a insisté. Lorsqu’on a une grosse compagnie derrière soi, elle pousse les disques, mettant de l’argent dans les festivals, les tournées…

Vous aviez déjà enregistré Mama Too Tight considéré par certains comme un jalon important du jazz moderne…

1965. C’était de bonnes compositions, inspirées par les événements sociaux et politiques du moment. Mama Too Tight était une figure mythique symbolisant à la fois mes racines, une joie de vivre, une certaine brutalité… C’était la cousine du batteur Bobby Durham, elle était une légende par son amour de la musique tout en étant une personne physiquement très combative ! Je ne l’ai jamais rencontrée, Lee Morgan m’avait parlé d’elle lorsque j’étais jeune.

Peu de musiciens puisaient dans le rhythm'n blues à cette époque…

J’étais influencé par Lee Morgan et son Sidewinder. Je voulais composer mon propre blues. Pendant les répétitions, le tubiste Howard Johnson me fit remarquer qu’il était en treize mesures ! J’ai conservé la treizième mesure sans l’avoir imaginée au départ, ce n’était pas simple. Je ne connaissais qu’un seul exemple chez Duke Ellington. Cet iconoclasme faisait partie de la nouveauté, ouvrir des portes, briser les vieilles énergies pour en créer de nouvelles.

Comment cela passait-il avec Bob Thiele pendant les séances ?

Bob était alors un véritable soutien à tout ce que je voulais entreprendre. Après Four for Trane, nous étions devenus très amis. Je pouvais choisir mes musiciens, il m’appelait pour des trucs en dehors de mon contrat, pour écrire de la musique qu’il souhaitait publier… C’est lui qui a composé la chanson qu’Armstrong chantait, It’s a Wonderful World. Il avait le sens des affaires en même temps qu’une esthétique bien aiguisée, très sensible. C’est comme dans la Bible, il ne suffit pas d’avoir du talent, il faut savoir l’exploiter. Il était parfaitement conscient de ce qu’il faisait, il a produit ces pochettes très élaborées à deux volets, il mettait son nom de producteur en bas, il a donné un nouveau style à A & R…

Certains musiciens vous ont-ils particulièrement soutenu ?

Pas vraiment d’un point de vue musical… Bill Dixon m’a donné des conseils pour ma carrière ! C’est lui qui a créé le Jazz Composer’s Orchestra dont il avait l’idée depuis le début des années 60. Il voulait coordonner la Révolution d’Octobre du Jazz qui a anticipé le Jazz Composers Orchestra. Il a appelé Carla Bley, Mike Mantler, Sun Ra, Albert Ayler, moi-même… Carla Bley et Mike ont poursuivi avec le JCO. Dixon était bourré d’idées. Nous sommes allés ensemble voir Savoy Records avec les bandes enregistrées aux Bell Sound Studios, il leur donnait des idées de production. Bill ne jouait pas tant, il faisait le copiste pour George Russell, il a un coup de patte extraordinaire, c’est presque de la calligraphie, il peignait aussi, travaillait aux Nations Unies, enseignait…

Comment avait tourné votre relation avec Coltrane au temps de Mama Too Tight ?

Trane s’intéressait à tout ce qui se faisait, aux harmoniques aigues d’Albert Ayler par exemple. Il s’est inspiré de cette musique quasi métaphysique pour Expressions et ses magnifiques derniers disques, il obéissait à une discipline technique. J’étais alors passionné d’arrangements, ayant toujours adoré le son des grands orchestres, le Duke Ellington des débuts, très expérimental, Black Beauty, Pretty and The Wolf qui est un dialogue parlé en musique…

Vous avez même une fois joué à ses côtés…

Salle Pleyel à l’époque où je sous-louais un appartement avec Don Byas et Cal Massey. Don et Cal partageaient la chambre du fond tandis que je dormais sur le divan du salon. Duke était de passage et j’espérais rejoindre l’orchestre. J’avais apporté mon instrument, mais j’avais seulement assisté à la répétition. Cal et moi avions accompagné Don que Duke avait invité. Il y avait cinq ténors, Paul Gonsalves, Harold Ashby, Ben Webster, Hank Mobley… Après son solo, Don revint en coulisses très désappointé. C’était un gars qui travaillait beaucoup alors que je restais plutôt au lit avec une fille… Il me dit qu’il n’arrivait pas à jouer du sax de Paul, qui en possédait toujours plusieurs. Paul bricolait ses instruments. Le bec sur lequel je joue depuis 1963 était à Paul, je l’ai acheté d’occasion au Danemark, c’est au moment où j’ai échangé mon bec en ébonite contre un en métal. On buvait tous pas mal, mais Don tenait bien l’alcool, moi aussi d’ailleurs. J’ai dit à Don de me passer le sax de Paul pour que j’en joue. J’ai cru reconnaître un signe de Duke qui m’invitait à les rejoindre sur C Jam Blues. J’ai alors compris ce que voulait dire Don : le bocal de Paul n’était pas fixé, il tournait sur lui-même, pas moyen de le stabiliser, je tournais ma tête dans tous les sens en paniquant, je ne savais même plus dans quelle clef j’étais, depuis le piano Duke me soufflait « C… C » (do). C’était C Jam Blues, évidemment que c’était en do ! À la fin de mon solo, je termine sur une harmonique, je croyais être en sol, comme je jouais un la avec la transposition du sax… Plus tard, j’ai entendu une cassette pirate où j’ai l’air d’être dans le ton, ça ne sonnait pas si mal… L’harmonique a continué de résonner même après que j’ai retiré le bec de ma bouche ! J’ai compris que Cat Anderson avait attrapé ma note et la tenait à la trompette… Je n’ai pas fait l’affaire, mais j’ai joué avec le maestro ! Dans je ne sais plus quel magazine il y avait une photo de moi en train de serrer la main de Duke avec en légende : « Un Black Panther rencontre Duke Ellington » !

Qui appartenait à votre premier orchestre, avec lequel vous avez commencé à tourner en Europe ?

Jimmy Garrison, Grachan Moncur, Roswell Rudd, Beaver Harris. On n’avait pas de pianiste. Le Newport Festival m’a donné une notoriété qui me sert encore aujourd’hui. En 1969, lorsque Impulse a découvert que j’avais pas mal enregistré pour Byg, cela a cassé mon contrat, ce qui n’était pas génial. J’avais une famille de quatre enfants. Impulse était généreux, mais je ne pouvais pas y arriver avec seulement deux disques par an, et pas question d’avance. J’ai retravaillé plus tard pour eux avec Attica Blues et The Cry of My People… Ce n’était pas simple non plus avec Byg, je n’ai jamais signé de contrat pour les bandes d’Antibes. Le concert avait été annulé, mais Byg l’a maintenu. J’avais refusé que ce soit enregistré, malgré cela ils l’ont édité en inventant des titres à mes morceaux, je n’ai jamais touché un sou ! C’est passé d’Actuel à Monkey Records, maintenant ça s’appelle Charly Records. Claude Delcloo et Jean-Luc Young avaient volé pas mal de bandes à Radio France, pareil pour Jean Karakos sur EMI. Ils ont transféré leur compagnie sur l’île de Man où ils sont intouchables. Je les ai poursuivis pendant des années. Ils ont tenté de s’attribuer les droits de Mama Rose, etc. J’étais pourtant coéditeur de tous les titres. Je devrais faire ce que Zappa a fait, les pirater à mon tour, éditer mes propres disques et les laisser m’attaquer !
J’ai rencontré Frank à Amougies en Belgique. Bob Thiele m’avait demandé de faire de la publicité pour les Mothers of Invention qui étaient alors moins connus que moi ! On avait fait des photos pour eux dans une salle du Village. Plus tard donc, à Amougies, Frank, qui était sans les Mothers, m’a demandé s’il pouvait se joindre à mon orchestre. Il y avait Herbie Lewis à la basse, Beaver Harris, le poète Art LeRoi Bibbs, Cal Massey… Je l’ai revu à mon université, ça n’a pas été facile de l’approcher. Il y avait des gros bras avec le crâne rasé, des badges oranges des Simpsons et des T-shirts « Frank Zappa ». On m’a amené à lui, il buvait un jus d’orange allongé sur un sofa. Il m’a prévenu que si je voulais jouer avec eux il enregistrait tout ce qu’ils faisaient (F.Zappa, You can’t do that on stage anymore, vol.4). J’ai répondu que ça ne pouvait pas être mauvais pour mon image !
Toute la série Byg était très symbolique d’un nationalisme tant politique qu’esthétique, c’était passer de la théorie à la pratique. Pas seulement émettre mes idées mais les jouer. Étudiant, j’avais entendu des disques avec des poètes comme Ezra Pound ou T.S. Eliot, et je m’étais dit qu’on pouvait enregistrer autre chose que de la musique, des mots pas forcément chantés, des récitatifs. Un enregistrement est pour moi comme une pièce de théâtre.

En 69, à l’époque de Yasmina, a Black Woman et de Poem for Malcolm, étiez-vous engagé auprès des Black Panthers ?

Non, jamais. J’en connaissais en Californie, et plus tard Eldridge Cleaver à Alger. Mon engagement politique était probablement plus à gauche que leur nationalisme même s’ils ne prônaient pas une nation noire séparée de la communauté blanche. À New York, ils ont créé pour les enfants de très bons programmes pédagogiques qui existent toujours. Leur internationalisme était trop national pour moi.

Vous étiez alors très provocateur. Blasé porte une charge politique et érotique incomparable…

Cette chanson s’adresse aux hommes noirs et aux femmes noires, c’est l’échec des hommes noirs à poser les fondations d’une structure familiale. Cela remonte à l’époque de l’esclavage. J’en avais écrit les paroles et j’avais choisi Jeanne Lee ! Sa voix me rappelait celle de ma mère. Les gars de l’Art Ensemble, Lester et Malachi, vivaient à Paris dans un camion qui appartenait à un Hollandais, Willem, qui plus tard ouvrira le club The Thelonious. Il a aidé beaucoup de musiciens, il est mort depuis. Ça a peut-être été le premier enregistrement de Lester et Malachi ici.

Vous avez commencé à tisser un réseau de contacts, à enregistrer pour de multiples compagnies…

Après ma rupture avec Impulse, livré à moi-même, j’ai enregistré où et quand je pouvais. J’y étais obligé, parce qu’à une période où je ne faisais pas de disques, je me suis aperçu que le peu d’audience que j’avais m’avait totalement oublié. Après la période Byg, là où j’enseignais, à l’Université de Buffalo, mes jeunes étudiants noirs ne savaient même pas que je jouais du saxophone. Pharoah Sanders était fantastiquement populaire, avec Jewels of Thought, et puis Karma avec Leon Thomas qui rappelait les Pygmées avec son jodling si contemporain. Tout ce retour à l’Afrique était dans la musique de Pharoah, magnifiquement réalisée. Ça a été une grande leçon : lorsque vous ne faites pas de scène, il faut enregistrer. Aussi, lorsque des gens me disent que j’enregistre trop, je réponds que je ne travaille pas tant que ça, je ne suis ni Michael Brecker ni Keith Jarrett ni Chick Corea. McCoy Tyner peut travailler 365 jours par an. Moi j’ai de la chance si je fais trois bons mois. Je devais survivre.

Des concerts comme ceux de Massy ont influencé de nombreux musiciens en France. Vous étiez attendus avec la même émotion qu’un groupe de rock ! Il y avait une puissance dramatique…

Je travaillais avec Terronès. Je ne me rendais pas compte de cet impact. Je structurais ma musique d’un morceau à l’autre. J’étais également influencé par Miles Davis et Dexter Gordon. J’ai regardé comment les autres se servaient de la scène. Les concerts de Miles avait une telle intensité sans qu’aucun mot ne soit prononcé. Chaque morceau semblait mener inévitablement au suivant. C’est comme écrire un livre en sachant où l’on veut le terminer.

Une nouvelle ère voyait le jour, le free jazz s’essoufflait…

J’ai commencé à me tourner vers le blues de mes racines. Attica Blues a été le pivot. J’enseignais déjà à l’Université de Massachussets. L’époque avait changé. Les jeunes étaient devenus plus pacifiques, acceptant le status quo. Il n’y a rien de plus authentique dans cette musique que le blues. Dans les années 60, à côté de Coltrane, les trucs les plus importants venaient de Johnny Walker, Aretha Franklin, Dionne Warwick…
Ils ont touché les masses populaires, pas seulement les noirs.

Vous attendiez-vous à plus de succès avec Attica Blues ou Cry of my People ?

Absolument. J’espérais attirer l’attention que Miles obtenait avec ses disques sur Columbia. Son producteur a mis le paquet dans la transformation de son image, sa coiffure, des talons hauts, ses vêtements. Auparavant, Miles portait des costumes italiens cintrés et soudain il se met à porter des tuniques indiennes. J’ai essayé de faire pareil, mais Impulse n’en avait rien à faire ! J’ai enregistré des 45 tours avec Money Blues pour qu’ils soient joués à la radio, mais ils me sont restés sur les bras.

Quelle était votre approche de la loft generation ?

Ça a démarré beaucoup plus tôt que ce que l’on croit. En fait, c’est moi qui l’ai commencée ! En 1963, revenant de Copenhague, j’ai rejoint The Organization of The Young Men qui était très politique, avec d’autres jeunes Afro-américains comme Amira Baraka, LeRoi Jones, Alvin Simon, Brenda Walker, Black Ray, Abbey Spelman, Larry Young, écrivains, peintres, musiciens, poètes... Nous avons changé le nom de l’organisation pour En Garde, comité pour la liberté. Pour ramasser de l’argent pour l’organisation, nous avons fait des concerts dans un loft où LeRoi Jones vivait avec sa femme. Dans le même immeuble vivait un autre saxophoniste que j’ai influencé, Marzette Watts. Le premier article écrit sur moi était d’ailleurs de LeRoi Jones dans Metronome. C’est là qu’eurent lieu les premiers loft concerts. J’avais Sunny Murray, Dennis Charles ou Billy Higgins à la batterie, Don Cherry à la trompette, toujours pas de pianiste, Don Moore à la basse. Je donnais cinq dollars à chacun, j’en prenais dix comme leader, c’est tout ce qu’on avait. Il y venait énormément de monde de l’East Side, des hippies. Dans les années 70, Ornette acheta un loft et y donna des concerts, c’est ce qu’on appela le loft jazz, mais ça avait commencé avec le mouvement des droits civiques.

Qu’est-ce qui a changé dans le monde depuis que vous avez commencé ?

Pas mal de choses. Les gens sont plus pauvres qu’alors. Les SDF sont un phénomène qui n’existait pas lorsque j’étais enfant. Il y avait bien une rue avec des clochards qu’on appelait Tenderloiner, mais aujourd’hui à New York, dans le Queens ou à Brooklyn, on voit des gens qui font les poubelles, portant des sacs en plastique, ce qui montre bien que les conditions socio-économiques se sont détériorées, particulièrement aux États-Unis. Le système social américain s’y est détourné de nombreux citoyens, les gagnants sont montés en épingle, mais il y a tant de perdants. Que faisons-nous pour eux, allons-nous les effacersimplement ? Ils sombrent dans le crack… Les riches sont de plus en plus riches. C’est de plus en plus dur pour ceux qui sont marginalisés. Notre société est de plus en plus réactionnaire. Nos libertés et nos droits civiques sont annihilés, les jeunes sont découragés. Le racisme évolue sous une forme plus maline, fasciste, avec les skinheads, plus doctrinaire et sinistre. Le racisme est submergé par l’ascension de la pauvreté et le problème de la drogue… On peut se poser la question d’une future confrontation cataclysmique entre les racistes et les pauvres dirigés par la drogue. En Californie, les Creeps et les Bloods peuvent être aussi dangereux que n’importe quel groupe nazi. Il faut trouver un moyen de résoudre ces problèmes. Nous aurons soit un monde comme celui que George Bush essaye de créer, soit un monde plus sympathique, comme celui que certains Français évoquent, qui tient compte des pauvres dans nos sociétés. Il est important de dire non au capitalisme occidental qui n’a aucune conscience sociale (l’entretien a eu lieu à la veille du référendum sur la Constitution européenne).

Vous avez souvent été un avocat des droits civiques avec votre saxophone. Est-ce que la musique peut changer les choses ?

Nous avons besoin de vrais avocats pour changer les institutions, rigides et corrompues. D’un autre côté, « I’m black and I’m proud » a bien fait évoluer la société dans les années 60. Mais c’est de la musique populaire. Ma musique atteint relativement peu de monde, sauf peut-être lorsque des gens comme vous m’interviewent, mais votre journal ne touche pas suffisamment de monde non plus. C’est un combat, on fait ce qu’on peut.

Il y a une relève dans le rap…

Ils sont devenus une voix nouvelle dans cet esprit de changement social. Même si certaines paroles sont très négatives sur la famille et la société, elles réfléchissent la réalité de leurs vies. Les rappeurs, des gens comme Russels Simmons, qui est comme un porte-parole des jeunes noirs dans le ghetto, essayent d’infléchir le rap vers la politique. Le rap est probablement l’équivalent de ce que nous étions dans les années 60, mais il évolue hélas dans un contexte social très négatif.


Les disques recommandés par Archie Shepp

- Fats Waller Lulu’s Back in Town et Handful of Keys
- Ferdinand “Jelly Roll” Morton interviewé par Alan Lomax (épuisé : un différent oppose hélas la succession de Morton aux producteurs du disque, Riverside, privant le public et les étudiants en musique de cet inestimable morceau d’histoire orale et de la musique renversante qu’il a inspirée)
- Folkways “Jazz Collection”, Folkways-Ash Records (20 volumes épuisés) : la succession de Folkways, Asch records, a annoncé la mort des petits labels de disques specialisés en ethnomusicologie et musiques non commerciales plus populairement appelées folk music. Par exemple, le morceau Maple Leaf Rag y reçoit un traitement classique du grand saxophoniste et clarinettiste Sidney Bechet, un Afro-américain pratiquement inconnu aux États Unis. D’autres performances incluent un volume entier consacré à l’orchestre de Fletcher Henderson. Certains de ces enregistrements remontent à 1924 lorsque Louis Armstrong quitta Chicago et les ensembles ‘Hot Five’ et ‘7’ pour rejoindre les orchestres de Fletcher Henderson et Don Redman, Ben Webster y figure dans des arrangements de Benny Carter des années 30. De rares exemples de chants de travail, blues, negro spirituals et prêches dont l’incroyable enregistrement de 1930 du sermon Dry Bones par le Révérend J.M. Gates devant une congrégation de seulement trois personnes, realisé par John et Ruby T. Lomax.
- Maple Leaf Rag, Sidney Bechet et Hank Duncan
- Struttin’ with some Barbecue, Louis Armstrong
- Mary’s Waltz, écrit par Herbie Nichols et interprété par Mary Lou Williams et Don Byas (rare)
- I got Rhythm, Don Byas, Art Tatum et “Slam” Stewart
- Salt Peanuts par Don Byas et John Birks “Dizzy” Gillespie
- Keep Off The Grass, James P. Johnson
- My Foolish Heart, Gene Ammons
- Along Came Betty écrit by Benny Gibson et interprété par D. Gillespie
- Shot Gun, Junior Walker
- Cryin’ in the Chapel, Sonny Till
- Walk On By et A House is not a Home, Dionne Warwick
- Respect et Dr. Feel Good, Aretha Franklin
- Sweet Sixteen, BB King
- Oh Mary Don’t You Weep, The Swan Silvertones
- Said I wasn’t Gone Tell Nobody chanté par Marion Williams et The Abyssinian Baptist Choir (2 volumes Columbia)
Ainsi que l’ensemble des œvres de Charlie Parker, Thelonious Monk, Bessie Smith (Anthologie Columbia), Robert Johnson (Columbia), Hudie “Leadbelly” Ledbetter, Art Tatum (Fascinatin Rythm), “Lucky” Thompson, Edward “Sonny” Stitt, Dexter Gordon, John Coltrane, Coleman Hawkins, Earl Bud Powell, Nina Simone, Ben Webster…
Il y en a tant auxquels j’ai contribué, et tous ne racontent pas seulement leur propre histoire mais aussi l’histoire d’un peuple. Je n’en ai cité que quelques uns, laissant de côté la foule de ceux et de celles qui sont les racines mêmes de la muse qu’ils servent. Qu’en est-il de Hank Mobley, Melba Liston et Mary Lou Williams, Dorothy Donegan, Hazel Scott, Jerome Richardson, Tadd Dameron, Kenny Dorham "Griff" and Rouse, les frères Jones, les frères Heath ; sans mentionner JJ Johnson, 'Philly Joe' et l’indispensable Horace Silver. J’ai même oublié de citer Ray Charles et James Brown ; j’ai écrit une chanson intitulée A Dedication to James Brown pour mon album Live in San Francisco vers 1966, et l’enregistrement par Ray Charles de Halleleuja How I Love Her So, et puis le solo emblématique de David Newman ! Etc., etc.

Les livres recommandés par Archie Shepp

- Le monde s’effondre, Chinua Achebe (Présence Africaine)
- People in Quandaries, S.I. Hayakama (Harper & Brothers)
- Treat it Gentle, autobiographie de Sidney Bechet (Da Capo)
- L’Autobiographie de Louis Armstrong (rare)
- Black Song (The Forge & The Flame), John Lovell
- The Palm-Wine Drinkard, Amos Tutuola (Grove Press)
- Collected Works, Paul Laurence Dunbar (University Press of Virginia)
- Othello, William Shakespeare
- The autobiography of an ex-colored man, James Weldon Johnson (IndyPublish.com)
- Music is My Mistress, Duke Ellington (Da Capo)
- Les frères Karamazov et Crime et châtiment, Dostoïevski
- Black Boy et Un enfant du pays, Richard Wright (Folio Gallimard)
- Chronique d’un pays natal, James Baldwin (Gallimard)
- Les élus du seigneur, James Baldwin (Robert Laffont)
- Homme invisible pour qui chantes-tu ?, Ralph Ellison (Grasset)
- La Bible
- Le Coran
- La Bhagavad Gita
- Histoire de la musique noire américaine, Eileen Southern (Buchet)
- The Souls of Black Folk (Les âmes noires), W.E.B. Du Bois
- Le peuple du blues, LeRoi Jones (Gallimard)
- L’homme qui ne voulait pas se taire, John A. Williams (André Dimanche)
- Poèmes de Gwendolyn Brooks B

Les disques d’Archie Shepp recommandés par lui-même
(depuis 2005 bien d'autres disques ont été publiés)

J’ai enregistré plus de 125 vinyles sans compter les CD, DVD et cassettes. Voici quelques exemples qui ont été bien accueillis par les gens qui écoutent ma musique.

Récemment :

- First Take, duo avec Sigfried Kessler (Archie Ball 0104 - EN VENTE AUX ALLUMÉS)
- St. Louis Blues (Pao 10430 ; Jazz Magnet 2006)
- Left Alone Revisited : A Tribute to Billie Holiday, duo avec Mal Waldron (Enja ; Synergy)

Chez Impulse! :

- The Cry of My People (ABC-Impulse!)
- Tribute to Duke Ellington, avec Earl May, Albert Dailey, Philly Joe, peut-être Walter Davis Jr. au piano ou peut-être que je confonds avec un autre album (Phantom)
- The Way Ahead, avec Ron Carter à la basse et Walter Davis Jr (A9170 ; Grp272)
- Things have got to change (Universal-MCA)
- Attica Blues, les versions américaine (A9222 ; Universal) et française (Blue Marge 1001)
- Mama Too Tight (A9134)
- New Thing At Newport (GRD105 ; Polygram)
- On this Night (A97)

Chez Actuel/BYG (actuellement sous le label Charly Records)
produits illégalement sans contrat :

- Blasé
- Yasmina, a Black Woman
- Early Bird, titre attribué à l’album par des producteurs véreux
- Brotherhood At Ketchaoua avec Philly Jo Jones et Hank Mobley, un autre titre produit malhonnêtement
- Black Gypsy, un cd où j’apparaissais en sideman, quoi qu’important, et qui est miraculeusement ressorti sous mon nom, œuvre du producteur Pierre Jaubert, sans contrat encore une fois !

vendredi 5 janvier 2018

Hitchcock, les années Selznick


Les années Selznick est un titre injuste en ce qui concerne le début de la carrière américaine d'Alfred Hitchcock, car entre le premier film, Rebecca (1940), et le quatrième et dernier, The Paradine Case (1947), qu'il tournera pour le tout-puissant et autoritaire David O. Selznick, le réalisateur britannique filmera six autres longs métrages pour United Artists (Foreign Correspondant), la R.K.O. (Mr. and Mrs. Smith, Suspicion), Universal (Saboteur, Shadow of a Doubt), 20th Century Fox (Lifeboat). Le titre du livre de 300 pages qui accompagne les 5 disques Blu-Ray est plus exact parce que la mésentente entre le producteur tout puissant de King Kong ou Gone With The Wind et le maître du suspense rencontrée pendant ces quatre films justifieront La conquête de l'indépendance déjà acquise en Grande-Bretagne depuis The Man Who Knew Too Much en 1934. Si Rebecca ou Notorious (Les enchaînés) sont des réussites incontournables, Spellbound (La maison de Dr Edwardes) est très daté et The Paradine Case (Le procès Paradine) un de ses moins bons films. Ce dernier marquera la fin de leur collaboration, Selznick imposant au réalisateur des acteurs qu'il avait sous contrat, mais qui ne convenaient guère, et Hitchcock n'en pouvant plus de recevoir des milliers de mémos de jour comme de nuit sur ce qu'il devait faire ou pas.
Au delà de la magnifique remasterisation des copies, les bonus constituent le principal intérêt de ce "coffret Ultra Collector". Chaque film est accompagné d'une analyse intelligente de Laurent Bouzereau, de sa bande-annonce et surtout du célèbre et indispensable entretien (audio) Hitchcock-Truffaut. On trouve également les essais de Margaret Sullavan, Vivien Leigh et Sir Laurence Olivier pour Rebecca, un entretien de Bertrand Tessier avec le fils Daniel Selznick, Monsieur Truffaut Meets Mr Hitchcock de Robert Fischer, un portrait de Daphné du Maurier sur les traces de Rebecca par Elisabeth Aubert Schlumberger et des home movies d'Hitchcock en famille et sur les plateaux où sa grivoiserie est plus qu'explicite. Tout cela justifie le cinquième Blu-Ray, le livre figurant la cerise sur la gâteau avec des textes de Nicolas Saada, Claude Chabrol, Nathalie Hienrich, Jean Douchet, Nathalie Boudil, Pascal Bonitzer, Frank Lafoud, Benjamin Thomas, Philippe Demousablon et Alfred Hitchcock himself dont un entretien avec Peter Bogdanovich, le tout abondamment illustré.
Si je me souvenais bien des trois autres, la surprise est pour moi la redécouverte de Rebecca (1940), que sur suggestion de Selznick qui en a acheté les droits Hitchcock adaptera à la place de son film sur le Titanic qui ne verra jamais le jour. Cette Arlésienne a une présence incroyable, faisant de l'ombre évidemment à l'ingénue interprétée par Joan Fontaine, et Laurence Olivier est formidable dans ce thriller fantômatique où les masques tombent petit à petit. Hitchcock profite du budget phénoménal, mais ce n'est pas ce qui l'attire dans le cinématographe. Sa rigueur d'utiliser astucieusement les éléments présents dans ses suspenses s'applique aux contraintes de production.
Par contre, la psychanalyse n'a jamais été son fort et La Maison du docteur Edwardes (1945) en présente une sorte de caricature, même si la scène du rêve imaginée par Salvador Dali est aussi jubilatoire que l'éthylisme de Dumbo l'éléphant dans le film de Walt Disney ! Comme souvent on retrouve le thème du faux-coupable et de la fuite, et au couple d'Ingrid Bergman avec Gregory Peck on préférera celui qu'elle forme avec Cary Grant dans Notorious (Les enchaînés). Quant au Procès Paradine (1947), les ressorts de l'intrigue sont téléphonés, les acteurs des pastiches d'eux-mêmes et on imagine à quel point le réalisateur avait hâte d'en finir et de se débarrasser de Selznick. Pourtant l'année précédente avait été marquée d'une réussite avec Notorious (1946), film d'espionnage exemplaire où l'usage du MacGuffin cher à Hitchcock est la clef de l'intrigue. Au risque de froisser les inconditionnels, j'avancerais qu'il y a toujours de petits et grands Hitchcock, ce qui laisse tout de même une trentaine de chefs d'œuvre. L'ensemble du coffret permet d'ailleurs d'en appréhender les raisons...

→ coffret Hitchcock, les années Selznick, 5 Blu-Ray VOSTF/VF + La conquête de l'indépendance, livre de 300 pages avec 120 photos, Ed. Carlotta, 100,32€

mercredi 27 décembre 2017

Rap in Jazz


Il y a plus de trente ans nous avancions que les jazzmen auraient fait du rap s'ils avaient l'âge de leurs enfants. Au vu de la fréquentation des concerts, le jazz traditionnel, et j'y inclus le free, semble devenu une musique de vieux ou un phénomène nostalgique pour les jeunes. Sa modernité passe obligatoirement par une appropriation de toutes sortes de communautés musicales. Les jeunes jazzmen français les plus inventifs n'essaient plus de swinguer comme des Afro-Américains. Ils en ont hérité la liberté, l'improvisation individuelle et collective, l'expression personnelle, mais ils l'ont croisé avec leurs propres racines, cultures régionales, musique classique, rock, techno, etc. En France on continue à classer ces musiques libres sous la dénomination jazz, un qualificatif restrictif que détestaient aussi bien Miles Davis que Archie Shepp. À ce propos je publierai demain une enquête que j'avais réalisée en 1998 pour Jazz Magazine auprès de nombreux musiciens.
Mais revenons à l'actualité ! Vingt ans plus tard, dans le jazz il est devenu banal d'engager des rappeurs ou des slameurs à la place ou en plus des chanteurs. En 2003 le projet d'Ursus Minor avec Adda Dyer, Boots Riley, M1, Umi, D' de Kabal et Spike m'avait enthousiasmé. Depuis, Dem Atlas et Desdamona ont rejoint le quartet constitué de Tony Hymas, Grego Simmons, François Corneloup et Stokley Williams. Aujourd'hui je m'interroge sur le formatage esthétique des orateurs. Même en évitant les alexandrins, leurs prosodies obéissent à la scansion américanophile véhémente où un rythme prévisible prime sur les mélodies. Ceux ou celles qui reviennent au lyrisme glissent heureusement vers la soul. En 1972 Colette Magny posait déjà sa voix sur le free jazz de François Tusques pour sa suite sur les Black Panthers et elle swinguait inventivement sans perdre son authenticité.
Marc Nammour est présent sur les deux projets récents de l'ancien guitariste de Noir Désir, Serge Teyssot-Gay. Pour En milieu hostile du groupe Kit de Survie, il partage son flow avec l'Américain Mike Ladd qui vit à Paris, l'orchestre punchy intégrant le trompettiste-vocaliste Médéric Collignon, le sax ténor Akosh S. et le batteur Cyril Bilbeaud que l'on retrouve en duo sur Debout dans les cordages dans une adaptation du Cahier d'un retour au pays natal d'Aimé Césaire. Leurs improvisations en duo sont plus libres que l'orchestre Kit de Survie dont le jazz sonne un peu années 70 ou 80 quand il fusionnait avec le rock. Il a aussi l'avantage de s'appuyer sur un texte précis et tranchant que l'on comprend. Lorsque l'on n'est pas un anglophone aguerri les paroles des rappeurs américains nous échappent hélas trop souvent et mériteraient d'être reproduits sur le livret. Mais, ici comme ailleurs, la déclamation des slameurs me semble formater la dramaturgie. Moins de véhémence pontifiante, plus de réserve, de nuances dans la théâtralité profiteraient grandement à l'immersion des auditeurs.
Mon propos choquera probablement celles et ceux qui acceptent cette uniformité, mais dès que l'un de ces virtuoses de la langue s'en échappe se révèlent des saynètes dramatiques qui nous font voyager. Je pense à David Lynch qui endosse un rôle différent pour chaque chanson de Crazy Clown Time, la transformant en un petit court-métrage. Ou encore à Brel dans son Olympia de 1964 où chaque geste quasi imperceptible est au service du texte. Qu'on me comprenne, j'aime ces disques, mais je reste sur ma faim, faim de non-recevoir le sens des mots par inadaptation du jeu vocal. Il faudrait conseiller des cours de théâtre à tous les chanteurs, les plus convaincants ayant toujours été de grands dramaturges.
Le titre Graft (la greffe) de l'album de Thiefs est explicite. Il propose des musiques variées et le ton des slameurs prend heureusement de temps en temps la tangente. Mike Ladd ici encore, Gaël Faye, ainsi que Guillermo E. Brown, Grey Santiago, Edgar Seklova, sont soutenus par les compositions du saxophoniste Christophe Panzani et du bassiste Keith Witt, avec le batteur David Frazier Jr. Le trio a invité le claviériste Aaron Parks pour leur fabriquer un écrin, sans craindre de mélanger les genres dans un melting pot seyant.
Par contre, si le saxophoniste David Murray invite le fameux Saul Williams pour son Blues for Memo, rien n'y change, ça sonne carrément pépère. Quand le turc Aytaç Doğan entre au qanûn je commence à entrevoir un chemin qui me sourit, mais il est trop court. Les amateurs de jazz du temps passé y trouveront certainement leur compte, mais pour moi le conte n'y est pas. J'ai besoin d'être transporté, que ce soit par une chanson ou un lied, un opéra ou une comédie musicale. Les paroles ont un sens, la musique doit aussi les vêtir d'un manteau qui les mette en valeur... On est loin de la diction de Sidney Poitier récitant Platon sur une musique de Fred Katz, de Burroughs ou Ginsberg dans les albums dirigés par Hal Willner, ou plus récemment du Mingus Erectus de Noël Balen. Dans un autre genre, l'adjonction du chanteur breton Lors Jouin à Mossy Ways d'Éric Le Lann est une idée formidable, ouvrant une porte au blues hexagonal, mais les instrumentaux très connotés banalisent le projet. Espérons que ces croisements et rencontres annoncent des voies nouvelles...

→ Kit de Survie, En milieu hostile, cd Intervalle Triton, dist. L'autre distribution, 11,99€
→ Zone Libre, Debout dans les cordages, cd Intervalle Triton, dist. L'autre distribution, 11,99€
→ Thiefs, Graft (la greffe), cd Jazz & People, sortie le 26 janvier 2018
→ David Murray feat. Saul Williams, Blues for Memo, cd Motéma Music, dist. Pias, sortie le 16 février 2018
→ Éric Le Lann, Mossy Ways, cd Musique à bord, dist. L'autre distribution, 12,97€

mardi 19 décembre 2017

L’art de désynchroniser


Pour le n°11 du Journal des Allumés du Jazz paru à l'automne 2004, je prenais la casquette de designer sonore et de compositeur pour effleurer les relations qu’entretiennent images et sons au cinéma et dans le multimédia. J'y expose certains aspects de ma démarche, en particulier celui de l’asynchronisme.

L’audiovisuel hémiplégique

Dans audiovisuel, le premier terme est audio. Or le son est paradoxalement ignoré par la majorité des acteurs de ce secteur, ou du moins sous-estimé et mal employé. Il est le plus souvent considéré comme de la post-production, là où il devrait intervenir dès les premiers stades de l’écriture. Son budget est d’ailleurs à l’image de cette conception bancale et inadaptée.
Ce qui est vrai pour le cinéma l’est également pour le multimédia, car tous deux appartiennent à la même histoire, celle de l’audiovisuel, qui commença à la fin du XIXe siècle avec Émile Reynaud, Thomas Edison et les frères Lumière. Ainsi devrions-nous tirer profit des découvertes réalisées tout au long du siècle dernier pour écrire et produire les œuvres audiovisuelles d’aujourd’hui et de demain, quels que soient les supports et les ressources qu’engendrent les nouveaux médias.

Pas illustratif mais complémentaire

Au commencement de l’histoire du cinématographe, les films étaient muets. En fait, ils étaient toujours projetés avec du son. Même dans les plus petites salles, il y avait toujours un orchestre, un pianiste ou un autre soliste, voire des bruitistes, un bonimenteur ou un simple Gramophone (c’est ce qui me donna l’idée d’accompagner des films muets avec Un Drame Musical Instantané, dès 1976 et pour plus d’une vingtaine de créations). Pendant toute la période du muet, pour raconter des histoires sans paroles, le cinématographe n’eut d’autre choix que de développer un langage très inventif. Les intertitres pouvaient éventuellement aider à la compréhension de l’histoire. Au début des années 30, les films devinrent parlants, plutôt que sonores. Une catastrophe ! Pendant les décennies qui suivirent peu de metteurs en scène comprirent l’importance du son, oubliant même l’extraordinaire potentiel des images, au profit d’un bavardage explicatif devant une caméra filmant au mieux de beaux plans soulignés par des musiques convenues.
Heureusement, de Fritz Lang à Jean-Luc Godard, de Jacques Tourneur à Luis Buñuel, de Jacques Tati à David Lynch, ils furent quelques uns à chercher à utiliser le son de manière complémentaire aux images, et non comme une redondance illustrative de ce qui se passe sur l’écran. Au début du Testament du Dr Mabuse, la musique du générique se fond dans le vacarme assourdissant de la presse à billets qui envahit tout l’espace sonore pour créer l’angoisse. Le spectateur ne peut deviner ce que disent les acteurs de Fritz Lang qu’en regardant l’action, suspense lent et étouffant, soutenu par l’impressionnant rythme répétitif de la machine. Dans M le Maudit, le thème de Grieg, issu de Peer Gynt, sifflé par l’assassin, est le moteur de l’intrigue. Dans La femme mariée, Jean-Luc Godard montre Macha Méril lisant un magazine de la presse féminine au café tandis que deux jeunes filles ont une conversation sur le sexe à une autre table. Godard pose la question du mixage censé privilégier le dialogue. Dans Lola Montes, Max Ophüls signale un flash-back par une phrase répétée en écho qui s’évanouit dans le lointain : « La Comtesse se souvient-elle du passé, s’en souvient-elle ? S’en souvient-elle ?… ». Jacques Audiard, dans Sur mes lèvres, nous fait entendre un autre monde, celui de celle qui n’entend pas, et exploite ce handicap pour écrire son scénario… Le son peut aussi élargir le cadre en faisant entendre ce qui n’est pas montré. Par exemple, à faire écouter le paysage pendant un gros plan, on peut suggérer un autre espace, un autre temps, que celui de l’écran. Les bords du cadre deviennent la frontière qui sépare l’image du son. L’acteur en gros plan, s’il est placé dans un espace qu’on ne voit pas, pourrait aussi bien imaginer qu’il est ailleurs, ou dans une autre situation. Au début de Psychose, Alfred Hitchcock montre Janet Leigh imaginant ce qui est supposé se passer à l’endroit qu’elle vient de quitter après y avoir commis un vol. Raoul Sangla me faisait récemment remarquer pourquoi, à la télévision, montrer celui qui parle plutôt que celui qui écoute ? Histoire de langage cinématographique. Le son suggère plus qu’il ne montre.
Pour un designer sonore, l’important n’est pas ce qui est montré mais ce qui est suggéré. Je me souviendrai toujours de ce que Jean-Luc Godard disait du montage : «l’important n’est pas ce qui est conservé, mais ce qui est supprimé». Comme les bords du cadre pour le son, il pointe ici la collure, l’ellipse, no man’s land qui n’appartient ni à un plan ni à l’autre. L’intérêt découle de ce que l’on devine. Nous sommes loin de la télévision actuelle, ou du cinéma le plus courant, qui mâche tout de façon à être certain que le spectateur a bien compris. Quelle place reste-t-il à l’imagination ? Quelle liberté d’interprétation est laissée au spectateur ? La leçon prend le pas sur l’émotion.
Alors que l’illustrateur sonore appuie ce qui est montré à l’écran, le designer sonore travaille sur la couleur du son, de manière à le rendre triste ou drôle, inquiétant ou rassurant, il joue des consonances et dissonances pour créer des effets dramatiques. Il peut produire des émotions, du désir, de la colère, de la légèreté ou du drame, donner des clefs sur ce qui est en train de se passer ou sur ce qui pourrait arriver…
Dans Raging Bull, Martin Scorcese sonorise le match de boxe avec des cris d’animaux, renforçant l’aspect bestial de la scène. Dans ses derniers films, Jean Epstein invente le gros plan sonore en ralentissant certains sons. Dans Lancelot, Robert Bresson semble ne jouer qu’une seule piste à la fois, en mixant tous les sons au même niveau, effet saisissant des armures et des pas qui agissent comme les rimes d’un poème, et le sang qui s’échappe d’un corps décapité coule comme une rivière. Dans tous ses films, Mizoguchi mixe les effets sonores et la musique comme s’ils appartenaient à la même partition. Michel Fano avança ainsi, pour les films d’Alain Robbe-Grillet, le concept de partition sonore, qui englobe tous les sons, voix, bruits, ambiances, musique. Écoutez les films de David Lynch ou même la bande-son d’Amélie Poulain !

Partition sonore et charte sonore

Il pourrait y avoir une charte sonore comme il existe une charte graphique. Tout projet audiovisuel devrait faire appel à un designer sonore comme l’image d’un film est travaillée par un créateur lumière ou que le projet multimédia est supervisé par un directeur graphique. Cela produirait une homogénéité sonore, une identité, exactement comme le chef opérateur façonne lumières et couleurs. Cela participerait à la forme et au style de l’ensemble. Si c’est de plus en plus courant aux États-Unis, il est encore extrêmement rare de voir au générique d’un film français le poste de designer sonore. Ainsi les voix, les bruits, la musique, composent tous la partition, et leur choix, la manière de les enregistrer, de les filtrer, de les traiter, de les monter, de les mixer, sont parties fondamentales de cet art audiovisuel.
S’il est rare que le designer sonore puisse avoir son mot à dire sur le casting, le timbre d’une voix peut pourtant être déterminant dans le mixage final. J’ai pris l’habitude de classer les bruits en deux catégories, les courts (effets) et les longs (ambiances). C’est techniquement plus simple, mais cela réfléchit également la différence entre action et situation. En ce qui concerne la musique, j’ai découvert très tôt que n’importe quel morceau pouvait fonctionner avec n’importe quelle scène de film. C’est fondamentalement le sens qui change ! Le rôle du designer sonore est de contrôler ce sens en fonction des besoins du scénario. Il y a aussi l’éternelle question de l’utilisation de musique originale ou préexistante. L’intérêt et le défaut de cette dernière est qu’elle apporte son lot de références. Cela peut être utile lorsqu’on recherche quelque référence culturelle : la cinquième symphonie de Beethoven dans Verboten de Samuel Fuller, la valse de Strauss dans 2001, l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, ou encore, je ne sais où, la Marche Nuptiale de Mendelssohn ! Méfions-nous par contre des références individuelles : un souvenir agréable pour les uns peut être un cauchemar pour d’autres (par exemple une chanson entendue lors d’une rencontre pourrait rappeler à quelqu’un d’autre une rupture). Sans parler du coût des droits qui peut carrément ruiner la production…
N’oublions pas qu’une musique, même du domaine public, appartient à son éditeur, celui qui a financé son enregistrement. Prudence donc, d’autant que tant de compositeurs ne demanderaient pas mieux que de composer des musiques totalement adaptées au propos du réalisateur, avec la durée nécessaire, la couleur exacte recherchée, la cohésion de l’ensemble, etc. Dans certains cas, la musique, préalablement composée ou enregistrée, peut même aider au tournage, comme le firent D.W. Griffith, Michael Powell, Jacques Rivette et bien d’autres. Synchronisme accidentel. N’y a-t-il rien de pire que les vidéo-clips où images et sons sont parfaitement synchrones ? Quel est l’intérêt de cette hypnose quasi militaire ? Redondance courante dans les films de long-métrage qui ressassent des musiques convenues en fonction des climax. Il est difficile d’échapper aux cordes sirupeuses dans les passages sentimentaux, et aux rythmes trépidants des scènes d’action.
De mon côté, j’ai souvent préféré suivre le synchronisme accidentel inventé par Jean Cocteau dans La belle et la bête. Cocteau avait commandé à Georges Auric de la musique pour les différentes scènes. Au montage, il permuta les morceaux, couchant la musique d’une scène le long d’une autre et réciproquement. La magie se fit, la musique correspondant à la pensée du film, et Cocteau joua ainsi d’effets d’annonce, de retard, d’écho, plus sophistiqués que toute redondance illustrative. Il n’y a en général aucune nécessité de synchronisme, sauf si l’on désire tel effet de suspense, coup de théâtre, ou une ponctuation particulière… De la même manière, lorsque je compose pour des médias audiovisuels, je m’intéresse d’abord aux idées générales, aux raisons des choix du réalisateur, puis, ayant mémorisé les images, j’écris ou je joue en me calant dans les temps chronométrés. La musique obéit à des lois temporelles, mesurées, telles que toute tentative de la soumettre à celles du montage image risque de saccager. Je ne regarde donc que très rarement l’écran au moment où j’enregistre, et cela colle toujours bien mieux que si j’avais suivi chaque mouvement, chaque respiration. Si le propos est juste, de nouveaux effets de synchronisme apparaissent comme par enchantement. Il est toujours possible, ensuite, de décaler la musique ; il est étonnant de constater comment un décalage d’une image ou deux peut changer le sens d’une scène. Le synchronisme est un leurre. Le design sonore n’a rien à voir avec. Si j’osais, je me résumerais en avançant qu’une plastique appropriée donne sa forme à une œuvre, mais que son fond vient de l’art de désynchroniser !

Medias interactifs

Le son dans les medias interactifs suit les mêmes règles que dans les médias linéaires comme la télévision ou le cinéma, même si certains aspects sont spécifiques, dus aux impératifs techniques. Mais les possibilités offertes par l’interactivité sont réellement déterminantes.
Les objets off-line comme les CD-Roms ou on-line comme sur Internet, sont soumis à des exigences de taille de fichiers, au nombre de pistes utilisables, à la vitesse des processeurs, des connexions ou du temps de chargement. Cela nous oblige à livrer chaque son séparément, en le fabriquant le plus petit possible, à faire des boucles plutôt que de longues ambiances, et ainsi, à composer spécialement pour le support. Mais ces contraintes nous poussent aussi à de nouvelles façons de penser et de composer.
Les questions techniques ne sont pas les plus passionnantes, et j’aime citer Jean Renoir lorsqu’il affirme que la technique n’a d’intérêt que pour pouvoir l’oublier. Selon les projets, j’utilise des instruments acoustiques et électroniques, des sons naturels et ma propre voix, des traitements informatiques et l’enregistrement en temps réel, des séquenceurs et des logiciels de son, etc. À chaque projet correspond une manière originale de procéder. Lorsque je commence un nouveau projet, je recherche d’abord l’orchestration appropriée (la charte sonore, la voici !) et cela ne peut jamais être arbitraire. J’ai différentes petites manies, l’une d’elles consiste, à un certain stade avancé du projet, de ne plus fabriquer de nouveaux éléments, mais de partir de ceux qui existent déjà, pour ne pas risquer d’altérer l’unité de l’ensemble. En dehors de cela, je crois en la rigueur, rigueur du sujet et de ses motivations, rigueur des méthodes de travail, etc.

Humaniser les machines

La question primordiale concernant les médias interactifs est de donner vie aux machines. Rien de plus stupide, de plus servile, qu’un logiciel informatique ! Un ordinateur ne se révolte jamais (en dehors des bugs qui sont, reconnaissons-le, une forme de révolte peu créative), un logiciel est toujours académique… Seul l’homme peut faire de ses erreurs un art. Errare humanum est ! Si un artiste suit parfaitement les lois qui lui ont été enseignées, il ne produira que des œuvres académiques. Ses erreurs forgent son style. Le guitariste autodidacte Hector Berlioz ne savait pas orchestrer, et ainsi inventa-t-il une nouvelle façon de le faire. Les symphonies de Mahler sont trop longues, c’est ce qui fait leur charme. Apollinaire imite Anatole France avec maladresse et invente les poèmes d’Alcools, etc. Comparez une œuvre interprétée par des musiciens vivants et la même programmée mécaniquement sur un séquenceur ! C’est ainsi que j’eus l’idée d’intégrer les erreurs dans le système, pour l’humaniser. Je décidai donc de placer trois sons plutôt qu’un seul pour la même action et de les jouer alternativement en aléatoire. Je choisis de faire de légères variations, et parfois certaines radicales, lorsqu’on revient dans une scène déjà visitée, car le temps a passé. Je trouvai des façons de construire mes boucles pour éviter toute lassitude, en les rendant banales mais en y ajoutant quelques événements sonores isolés, joués aléatoirement à des intervalles irréguliers. Chaque fichier sonore peut être considéré comme un début et une fin, ou appartenir au corpus, pour ne pas briser la continuité de la partition… J’ai ainsi fixé de nouvelles lois que je devrai plus tard à leur tour transgresser…



Musique interactive

Considérant tous ces sons (il y a par exemple 1500 fichiers sonores dans le CD-Rom Alphabet) comme une entité unique, travaillant sur l’interactivité pour éviter toute rupture de rythme, continuant à en découvrir toutes les possibilités au fur et à mesure des avancées technologiques, je fus amené à concevoir, composer et enregistrer de la musique interactive. De mon point de vue, très personnel, design sonore et musique sont très proches l’un de l’autre. Il est vrai que j’ai adopté dès mes débuts une conception varésienne qui consiste à penser que la musique est l’organisation des sons.
Pour produire de la musique interactive, je livre donc au programmeur (appelé aussi développeur) des fichiers sonores séparés et des principes compositionnels. Cette collaboration est une nécessité. Tous les grands programmeurs avec qui je travaille sont des ingénieurs de haut niveau et des mathématiciens totalement allumés : sans Antoine Schmitt, Frédéric Durieu, Xavier Boissarie, je n’aurais pu réaliser ce dont j’avais rêvé, car chaque fois j’ai dû traduire en mots ce qui était intuitif, pour qu’à leur tour, ils traduisent mes idées, concepts, mélodies, harmonies, en algorithmes. En bout de course, et après maints ajustements, c’est censé sonner comme je l’avais imaginé à l’origine ! Cela a réellement commencé ave la lettre L du CD-Rom Alphabet, un trio à cordes que chacun, chacune, peut interpréter à son goût. Cela s’est poursuivi sur le site Internet LeCielEstBleu.org avec les animaux virtuels du Zoo et les trois modules musicaux de Time, enfin avec notre dernière machine infernale, une étonnante boîte à musique programmable intitulée La Pâte à Son (commande de la Cité de la Musique). Je souhaite enfin citer le travail réalisé en collaboration avec le peintre Nicolas Clauss (entretien dans le précédent numéro du Journal et modules sur le site des Allumés) sur les sites flyingpuppet.com et somnambules.net, et avec qui je prépare un spectacle et des installations d’art contemporain.

N.B. : La Pâte à Son était alors exposée au Centre Pompidou (Atelier des enfants) ainsi qu’à Ars Electronica (Musée du Futur). Somnambules était également à Ars Electronica.
P.S. : l'accès à ces œuvres en ligne est devenu difficile aux nouvelles machines et surtout aux nouveaux systèmes. Comme les CD-Rom dont le patrimoine culturel a dramatiquement disparu à vitesse V, le format QuickTime, les plug-ins Flash et Director utilisés pour ces modules interactifs ont été abandonnés. Dans tout ce gâchis il reste des failles qui vous permettront peut-être de vous réenchanter. Cela dépend du système de votre ordinateur et des plug-ins que vous y avez installés...
Aujourd'hui on appréciera des œuvres sur tablette comme La machine à rêves de Leonardo da Vinci (téléchargement gratuit !) ou Boum ! réalisés avec l'équipe des Inéditeurs, ou encore mon travail pour les éditions Volumiques (World of Yo-Ho, La maison fantôme, la collection Zéphyr). Côté cinéma je recommande les DVD Thème Je ou, plus récemment, Baiser d'encre de Françoise Romand dont j'ai composé la partition sonore et la musique...

vendredi 8 décembre 2017

Peemaï rafraîchit le molam lao aux couleurs du jazz


Inspirés par la musique de leurs ancêtres lao, les frères David et Alfred Vilayleck, respectivement guitariste et bassiste, ont enregistré un disque rappelant l'influence de la musique pop occidentale en Asie. Le décalage entre les continents produit des effets délicieux lorsque l'on écoute par exemple du rock thaï ou du rap lao. En s'adjoignant le saxophoniste Hugues Mayot, également au clavier, ils intègrent des soli coltraniens et le batteur Franck Vaillant encadre l'ensemble d'un rock progressif où les petites cymbales aiguës donnent une sonorité locale. En tournée au Laos et au Cambodge le groupe Peemaï (bonne année en lao) invitent à Ventiane les chanteurs Sisengchan Thipphavong et Vongdeuan Soundala et des musiciens qui donnent tout leur suc à l'album. Les percussions à clavier (khongvang, lanade) de Vilasay Laisoulivong et à vent (hautbois pi phouthaiy, orgue à bouche khên) de Odai Sengdavong, ainsi que leurs violons à deux cordes (sor) nous font voyager, transportés par les bruitages ajoutés, mobylette, foule ou sons de nature. Le molam, dont les Vilayleck s'inspirent est une sorte de blues rural longtemps méprisé, mais revenu récemment à la mode. En le peignant aux couleurs du jazz et du rock, Peemaï entérine sa ré-actualité.

Peemaï, cd Shreds Records, dist. L'autre distribution, 12,99€, et sur Qobuz, 7,99€

jeudi 7 décembre 2017

Fred Frith, architecte déconstructeur


Entretien fleuve que j'ai réalisé début 2004 pour le Cours du Temps du n°10 du Journal des Allumés du Jazz. Le Blog des Allumés ayant disparu de la Toile, j'ai pensé qu'il était intéressant de le republier.

Dans le monde entier, Step Across the Border a eu un impact phénoménal sur la réputation de Fred Frith. Ce documentaire en noir et blanc, sorti en dvd, est l’un des plus beaux témoignages sur la vie de musicien, et sa mise en scène exceptionnellement créative dépasse largement le reportage sur le guitariste anglais. On devrait le projeter dans tous les collèges pour sensibiliser les jeunes gens à l'univers sonore et les initier à la création musicale. Caractérisé par la rigueur de son écriture et la liberté de son jeu, violoniste, bassiste, improvisateur, compositeur, enseignant, l'infatigable Fred Frith a poussé les recherches sur la guitare comme personne.
Dans le Journal, à côté de ses portraits par Guy Le Querrec, Fred nous faisait le cadeau d'images inédites de ses comparses, réalisées par la photographe Heike Liss, sa compagne.

Entretien avec Jean-Jacques Birgé.

Comment tout cela a-t-il commencé ?

De façon très classique : mon père était un pianiste amateur enthousiaste, nous avions un grand Bechstein dont il était très fier ; ainsi j'ai entendu Bach, Debussy, Chopin, Bartók presque tous les jours. Mon frère Christopher jouait du violon, plus tard il fit des études de piano, donc c'était mon tour... En fait, c'est ma grand-mère, pianiste exceptionnellement douée, qui a abandonné sa carrière d'accompagnatrice à son mariage, et a insisté pour que j'apprenne le violon à 5 ans. Nous avions déménagé de Londres à Richmond, une jolie petite ville du Yorkshire. Là, un peu plus tard, je me suis inscrit dans le choeur de notre église, où je suis resté quatre ans, une expérience formidable. À partir de mes 10 ans, nous avons emménagé à York.
Voici les racines de ma vie musicale. Mon prof de violon était une femme très jeune et assez expérimentale, elle a décidé que je ne toucherai à l'instrument que lorsque je pourrai vraiment me détendre. Donc, pendant les six premiers mois, j'ai dû faire comme du yoga, devant détendre mes doigts, mes mains, mes coudes, mes épaules, avant de commencer à faire de la musique ! C'est extraordinaire pour un petit de 5 ans, je reste totalement marqué par ce que j'ai appris, même si à l'époque je trouvais ça insupportable !
À la maison, mon père insistait pour qu'on joue ensemble, c'était aussi important - apprendre l'activité sociale - il était parfois impatient et ça me frustrait. Puis on a changé de ville, nouveau prof, un idiot que je détestais, plus ou moins la fin de mes études de violon. Hasard miraculeux, la guitare s'est manifestée à l'âge de 13 ans, tout a changé...
Trois personnalités assez fortes se côtoyaient : mon père et mes deux frères plus âgés, avec des goûts musicaux totalement différents. J'étais donc entouré de voix concurrentes à la platine : Delius, Britten, Debussy (mon père) ; Django Reinhardt, Alexis Korner, Pete Seeger, Lotte Lenya/Kurt Weill (Christopher) et enfin pop, Johnny Ray, Paul Anka, Elvis (mon frère Simon). À la fin des années 50 j'écoutais tout ça, que je le veuille ou non ! Lorsque j'ai commencé à avoir mes propres goûts ça a démarré avec les Shadows (la guitare !), puis les Beatles bien sûr, enfin le blues dans toutes ses manifestations. On arrive à 66/67, deux années extraordinaires pour la musique, Revolver, Visage de Berio, Safe As Milk, Absolutely Free...
Une chute d'eau comme à Niagara, j'étais bouleversé...

On retrouve toutes ces influences dans ta musique. Comment choisis-tu telle ou telle direction ?

Je suis pragmatique. Je tente toujours de mettre la chose la plus efficace à la bonne place au bon moment, dans les compositions comme dans les improvisations.

À partir de quel moment as-tu senti que tu allais devenir professionnel ?

C'est assez précis. Lorsque j'ai terminé mes études (en Littérature Anglaise à l'Université de Cambridge en 1970), Henry Cow existait déjà depuis 2 ans. Mon père a voulu que je continue mes études pour que, lorsque l'aventure du rock se serait effondrée, j'ai les qualifications pour devenir professeur et gagner ma vie. J'ai demandé à Wilfred Mellers, qui à l'époque était professeur à l'Université de York, si je pourrais tenter une thèse en composition, bien que je n'aie suivi encore aucune étude musicale. Wilfred était un grand pionnier qui défendait l’idée que la musique populaire méritait autant d'attention que d'autres musiques plus reconnues. Il a, par exemple, fait des analyses musicales qui comparaient les Beatles et Schubert ! J'ai eu un entretien avec lui, et, étonnant, il a dit : "Oui, viens !". Ça a été un choc ; pourtant je réalisai que je devais rester dans Henry Cow, et que cela serait plutôt le genre d'éducation musicale dont j'avais besoin. C'était une décision très difficile, car être accepté à York était inattendu et somme toute très flatteur. Mais je ne l'ai jamais regretté, et maintenant je suis Professeur de Composition de toute façon !

Comme avec Robert Wyatt, je suis surpris lorsqu'un anglophone parle si bien le français. Où l’as-tu appris ?

Plusieurs années à l'école, mais le parler est une autre affaire. J'ai participé à des échanges familiaux avec la famille Nicolle à Dijon qui était jumelée à York. J'y suis allé plusieurs fois, c'était fabuleux, je les aimais beaucoup. À 16 ans, j'ai fait un atelier scolaire intensif à Poitiers, expérience très forte pour plusieurs raisons : j'ai vu un film de Buñuel, La mort en ce jardin, qui m'a beaucoup marqué, et je suis tombé amoureux d'une guitariste... Et puis Henry Cow a tourné sans arrêt en France, Suisse, Belgique... Ça continue, car j'ai toujours beaucoup de connections partout en France, j'y travaille tous les ans. Je peux même dire que c'est la France qui a soutenu le plus de grands projets : Helter Skelter, Landing, Setaccio, collaborations avec François Verret, l'ARFI. Ce n'est pas à dédaigner !

La première fois que je t'ai entendu sur scène, c'était au Théâtre des Champs Elysées avec Wyatt sur une chaise roulante...

Je me rappelle très bien ce concert. C'était bourré de gens, à tel point que ceux qui ne pouvaient pas entrer ont cassé une vitrine ! À l'intérieur, il y a avait des gens qui détestaient ça, le public a failli se battre. On a souvent vécu ça à l'époque. Je me souviens aussi d'un concert avec Beefheart à Liverpool. Henry Cow assurait la première partie, et le public ne voulait rien savoir. Ils hurlaient "Beefheart ! Beefheart !" sans arrêt lorsque nous sommes arrivés sur scène. On a commencé en hurlant à notre tour, improvisant vocalement avec le public. Peu à peu, ça les a intrigués, je pense que ça leur a plu qu'on n'ait pas peur ! À la fin, ils étaient totalement captivés, un triomphe. J'aime bien ce genre d'expérience, quand on n'a aucune idée de ce qui peut arriver, on saisit simplement le moment. Comme Chris Cutler et moi devant 2000 personnes à Santiago du Chili où les organisateurs pensaient que ça en attirerait 200 : un concert d'improvisation devant des gens pas du tout préparés, quelle force de communication, c'était fantastique... Mes souvenirs les plus chaleureux d'Henry Cow sont tous un peu de ce genre - les prises de risque, et comment on s'en est sortis. Évidemment, parfois c'était catastrophique, mais tant mieux, comme ça on reconnaît que le danger est vrai, pas juste une attitude...
C'était une drôle d'époque. Je pensais, et je pense toujours, que Henry Cow était très isolé. Ce n'était pas vraiment du rock progressif comme on l'entend aujourd'hui - trop d'improvisations. Celles-ci étaient totalement en-dehors des courants free de l'époque - les papes de l'avant-garde anglaise étaient très méprisants envers nous, à part Derek Bailey qui nous a toujours soutenus - on faisait du rock, on n'avait pas peur d'utiliser n'importe quel "langage" si ça semblait marcher, on n'avait pas peur d'une mélodie ni d'une rythmique régulière. On n'était donc pas du tout "corrects" ! Même maintenant, Henry Cow est totalement marginalisé dans les histoires officielles de la musique expérimentale anglaise. On ne rentre dans aucune des cases à la mode...

Qu'est-ce qui t'a poussé à partir aux Etats-Unis ?

Un accident ! Henry Cow savait déjà, six mois avant, que août 1978 marquerait la fin. Nous travaillions comme des fous - tournées, enregistrements… La dernière (en plein air devant la cathédrale de Milan) fut triste car on ne savait plus pourquoi on avait pris cette décision. Je me suis retrouvé perdu, émotionnellement vide après dix ans d'une vie collective très intense. En septembre, j'ai fait une espèce de retraite sur une île grecque, j'ai entrepris des recherches musicales dans des monastères, et j'ai eu la bizarre expérience de me retrouver nageant en face de Jean-Baptiste Barrière (plus tard membre de l'Ircam, mais à l'époque auteur de deux disques que je connaissais). En revenant en Angleterre, j'ai reçu un coup de téléphone de Giorgio Gomelsky, personnalité clef dans l'histoire du rock (un temps manager des Rolling Stones et des Yardbirds, fondateur de Marmalade Records et producteur du premier disque de McLaughlin, Extrapolations, puis manager de Magma à leur grande époque). Il avait déménagé à New York et voulait monter un festival (le Zu Manifestival) qui présenterait les côtés les plus innovateurs des scènes américaines et européennes. Il voulait que je vienne, pas forcément pour participer, mais pour voir ce qui se passait. Il m'a acheté un billet, je ne pouvais pas vraiment refuser ! En octobre, en arrivant chez Giorgio, j'ai entendu Bill Laswell, dont il était le découvreur, et ses amis (qui allaient plus tard former Material) en train de répéter un morceau d'Art Bears. Tiens ! J'ai commencé à recevoir des coups de fil de gens qui m'offraient leurs guitares si je voulais jouer au festival. Ce qui fut fait ! J'ai donc entendu Branca's Theoretical Girls, les Muffins, Daevid Allen's New York Gong et plein d'autres. J'ai fait un solo et interprété aussi quelques chansons de Slapp Happy avec Peter Blegvad. Les Residents étaient là. À l'époque, Rhys Chatham était directeur de la Kitchen et il m'a invité tout de suite à venir faire un solo, formidable. J'ai rencontré Eugene Chadbourne à Paris, et je l'ai invité à m'accompagner à Londres dans mon bus Volkswagen pour un concert au LMC. Il m'a ensuite invité à New York pour un projet avec lui et Zorn, et là j'ai rencontré tout le monde - Zorn, bien sûr, mais aussi Tom Cora, Bob Ostertag, Lesli Dalaba, David Moss... J'étais ravi - tous ces gens devenaient des amis, je trouvais ça tellement plus chaleureux et vivifiant que Londres que je n'ai pas hésité à partir - nouveau début, psychologiquement très nécessaire.
L'amour aussi, mais ça, c'est une autre histoire....

Est-ce qu'à New York il y avait une différence entre la scène rock et celle assimilée ici au jazz, celle de la musique improvisée ?

Oui, mais ça changeait rapidement. Les gens comme Zorn et Elliott Sharp, qui avaient suivi des études supérieures de musique dans des universités américaines, avaient un côté bien plus puriste en 1978 que 2 ans plus tard. C'était très "avant-garde", vu de l'extérieur. Mais la diversité de personnalités créait des mélanges musicaux assez extrêmes : Bill avec ses racines dans le funk de Detroit, moi venant de la scène rock expérimentale européenne, Tom avec le côté country du sud, des improvisateurs austères influencés par la scène européenne comme Charles K Noyes ou Polly Bradfield, des "comédiens" comme Chadbourne et Toshinori Kondo... Les barrières ne faisaient pas que tomber, elles disparaissaient. Il y avait aussi l'aspect "free-rock" de groupes comme Blue Humans et Massacre, les gens qui voulaient "utiliser" le rock dans des musiques "sérieuses" - Peter Gordon, Glenn Branca, Rhys Chatham et d'autres qui étaient un peu Art School, le désir de secouer les définitions, ce qui mènera plus tard à Bang on a Can par exemple. C'était vraiment un moment très riche de l'histoire de la musique, pendant 3 ou 4 ans, tout semblait possible : on improvise au Danceteria et au Mudd Club (où Téléphone fait la première partie de Massacre !), Material se manifeste avec Derek Bailey, Sonny Sharrock et moi à la guitare, tout le monde voulait savoir ce qui se passait... C'est ironique, mais au moment où la Knitting Factory se révélait le pivot de tout ça, la scène était d'une certaine façon déjà finie...

Arrivé là-bas, as-tu enregistré des disques tout de suite ?

En 1979, par exemple, j'ai enregistré une partie de Gravity avec les Muffins, mon premier disque (With Friends Like These) avec Henry Kaiser, Winter Songs avec Art Bears, 2000 Statues avec Zorn et Chadbourne, j'ai participé au Commercial Album des Residents et au Rags de Lindsay Cooper, entre autres ! Ça continuait comme ça, des dizaines de disques - Massacre, Material, Speechless, etc. Grâce à Massacre, quand on faisait des concerts avec DNA, j'ai rencontré Ikue Mori, alors devenue une collaboratrice très importante, jusqu'à aujourd'hui. Tom Cora y participait aussi avec Zorn, on s'est compris tout de suite. On avait quelque part les mêmes racines - il faut dire que c'était tout de même clair que des gens comme Zorn avaient vraiment un pied dans le jazz, tandis que pour Tom et moi c'était beaucoup moins vrai - blues, tout à fait, mais pas vraiment jazz. Nous étions des musiciens folk. Je le suis toujours dans l'esprit. J'ai toujours été attiré par des gens qui ne venaient pas du jazz, car je n'aimais pas trop ses habitudes de jeu et ses hiérarchies - Zeena Parkins, Bob Ostertag, des musiciens extraordinaires, hors catégorie. René Lussier fut une autre grande découverte, encore des racines plutôt folk - on s'est reconnus... Mes premiers concerts étaient dans les "folk clubs" et "working mens clubs" du nord de l'Angleterre. Je suis beaucoup plus attaché à l'idée de virtuosité folklorique, à l'emporte-pièce, qu'aux virtuosités du classique ou du jazz, question de goût et de background, bien entendu.

Comment en arrives-tu à Skeleton Crew ?

Massacre s'est dissout quand Bill est devenu Le Grand Producteur (1981), j'ai essayé tout de suite un nouveau quartet (MayDay) avec Fred Maher, Tim Schellenbaum et Tom Cora. Mais Tim et Fred étaient tous deux hospitalisés pour des problèmes de poumons (fumeurs !) et ça a duré assez longtemps. À un moment, Tom et moi avons simplement décidé de continuer sans eux en jouant leurs parties ainsi que les nôtres !
À part une première tournée avec Dave Newhouse des Muffins, ça s'est passé comme ça jusqu'à ce que Zeena nous rejoigne, en 1985 je crois.

À partir de quel moment te mets-tu à composer pour d'autres ensembles que les tiens ?

Quand le ROVA Sax Quartet et Guy Klucsevek m'ont fait des commandes, vers 1986. C'était curieux, au même moment je suis entré dans le monde du cinéma (avec Top of His Head de Peter Mettler) et ça m'a intéressé de plus en plus. J'ai commencé un quatuor de cordes en 1989 et j'en ai été ravi...

Que représente l'expérience du solo ?

C'est comme raconter des histoires, ou voyager - c'est un rapport très intime entre l'instrument et moi, entre l'auditeur et moi. Simplicité. Théâtre. On est seul et chaque geste prend une signification. Listening, listening, where are we going, where will we end up ? J'adore ça.

À propos de voyage, le documentaire Step Across the Border de Humbert et Penzel (1990) est un des plus beaux films sur la musique, avec Straight No Chaser, les films de Monsaingeon sur Glenn Glould, celui de Pascale Ferran sur Rivers et Hymas... En France, il a eu un impact considérable sur la scène improvisée...

Partout. Même la télévision américaine l'a diffusé ! Il n'y a que la Grande-Bretagne qui l'ait refusé - jusqu'à aujourd'hui il n'a jamais été programmé, ni au cinéma, ni à la télé. Le dvd vient de sortir, c'est déjà ça, 15 ans plus tard ! C'est clair que ce film a changé plein de choses pour moi. C'est toujours un plaisir de parler aux gens qui viennent de le voir pour la première fois et qui sortent du cinéma en disant : "Tout sonne différemment maintenant !".

Le suivant, Middle of the Moment (1995) est pourtant passé inaperçu...

C'est un film très romantique, très lent. Il faut ralentir son métabolisme pour l'apprécier. Si vous pouvez faire ça, c'est merveilleux. Sinon, ça vous dépasse complètement. Il y a tellement d'amour et d'humour dedans. Le disque que j'ai fait avec le son et la musique de ce film reste un de mes favoris - nous allons le ressortir bientôt, maintenant que le film est aussi en dvd.

Ce n'est pas facile pour moi de mener ce Cours du Temps de façon chronologique. J'ai l'impression que tes aventures tissent une toile...

Il y a plusieurs chronologies, qui avancent à différentes vitesses, mais qui avancent quand même simultanément. Une chronologie de l'improvisation, une de la composition, une de l’écriture de chansons, et la collaboration avec d'autres gens. Parfois je développe assez rapidement des idées dans une de ces chronologies, parfois il ne s'y passe rien pendant un an ou deux, mais je poursuis tous les fils, et parfois ils se croisent...

Quand as-tu quitté New York ? J'ai perdu celui de tes allées et venues...

Je suis parti en Allemagne en 1991, puis en 1994 nous sommes allés pendant un an à Big Sur en Californie, puis encore l'Allemagne jusqu'au moment où j'ai pris le job au Mills College, à Oakland en 1999.

Sur ton chemin, as-tu ressenti des passages déterminants, de ceux qui vous font basculer radicalement ?

J'ai l'impression qu'il y a des cycles d'environ 10 ans - le voyage déterminant de Henry Cow, 1968-78 ; l'explosion new yorkaise 1979-89 ; Step Across the Border et le désir de retourner en Europe, 1989-99 ; et maintenant l'exploration de nouvelles frontières en tant que professeur d'improvisation, en parallèle avec la vie de compositeur. Mais évidemment ce n'est pas seulement ça, car les choses ne sont jamais si simples. Je pense que travailler à Marseille avec des "jeunes chômeurs des quartiers défavorisés" en 1990 a vraiment changé ma vie, tout ce que nous avons découvert ensemble reste la base de mes méthodes pédagogiques. Tourner en Amérique du Sud avec Chris Cutler m'a confirmé que cette musique n'est pas du tout difficile ou inaccessible, c'est plutôt une question de comment tout cela est présenté aux gens. Les media sont souvent horriblement protecteurs ou condescendants. Quoi d'autre ? Travailler avec l'Ensemble Modern et avec le Quatuor Arditti a été (est) très important - j'ai beaucoup gagné en confiance devant l'intensité de leur travail, mais aussi devant l'accueil chaleureux qu'ils m'ont offert tous les deux. Il ne faut pas sous-estimer l'insécurité de quelqu'un sans formation classique ! Un peu le même genre de feeling que j'ai ressenti quand Miles Davis m'a fait un compliment dans une interview de JazzMag. Ça m'a fait beaucoup de bien !

PORTRAITS-SOUVENIRS

Aqsak Maboul
J'ai adoré Onze Danses pour Combattre la Migraine, Marc Hollander était un drôle de personnage, l'invitation à tourner et enregistrer avec eux m'a excité. C'était assez court - nous avons répété quelques jours, puis concerts en Belgique, enfin une semaine au Sunrise en Suisse pour le disque. Marc et ses compatriotes étaient très amusants, c'était clair qu'ils jouaient pour s'amuser ! Je me rappelle qu'il faisait toujours très froid à l'époque, on se gelait dans le camion !

Sonny Sharrock
Un vrai gentleman - un des types les plus charmants que j'ai jamais rencontré. On a joué ensemble au concert de Material dont j'ai parlé, pendant que George Lewis dirigeait la Kitchen. Quel guitariste ! Sauvage mais très lyrique. J'ai eu le sentiment que c'était plutôt un guitariste de blues que de jazz, bien qu'il ait joué avec Herbie Mann (étrange !) et Miles (sans être reconnu, son nom ne figure pas sur le disque Jack Johnson par exemple, du moins pas au moment où c'est sorti). Oui, je sais que l'un est la racine de l'autre, mais quand même, il y a une attitude de jeu, "la virtuosité folklorique" - Sonny n'avait pas l'attitude concurrente et parfois agressive que j'ai souvent rencontrée dans le jazz.

Tom Cora
Tout ce que j'ai à dire sur Tom est dans Gusto (Traffic Continues), le morceau que j'ai écrit pour l'Ensemble Modern autour de lui dans tous les sens. On s'est rencontrés d'une façon assez absurde - nous allions séparément en métro uptown pour des répétitions de 2000 Statues en 1979. Tous les deux nouveaux à New York, moi venant d'Angleterre, lui de Virginie, avons pris le mauvais train ! À la même gare, nous sommes sortis pour en changer, mais on s'est retrouvés sur des quais opposés, lui avec son violoncelle, moi avec ma guitare. On avait le sentiment que probablement on allait dans le même sens, mais qui avait raison ? On a commencé à se parler et à réaliser qu'en fait on était sur le même projet...
Dès le début, j'ai voulu travailler avec Tom dans un contexte rock plutôt qu'improvisé - il avait quelque chose de très direct, et il n'était pas snob, aucune prétention. Il était fanatique du rythme - le violoncelliste le plus swing qui ait jamais vécu ! Nous avons monté une sélection de morceaux folkloriques du monde entier - Irlande, Equateur, Roumanie, Afrique du Sud - nous étions disponibles pour jouer ce répertoire aux fêtes de nos amis. Un grand plaisir... Ce que je garderai toujours de lui, c'est que nous pouvions toujours, dans n'importe quelle situation, nous faire rire comme des fous !

Lol Coxhill
Lol a été le premier à reconnaître Henry Cow. Nous avons souvent joué dans les mêmes contextes, il était toujours enthousiaste et chaleureux. Il a joué avec nous, avec ce "son" inimitable - vraiment un grand musicien. C'est Lol qui m'a encouragé à voir Derek Bailey. Lol a été d'une grande influence philosophique, car il ne refuse aucun contexte - c'est un grand improvisateur, tout est ouvert. J'ai même enregistré du reggae avec lui (sur un disque de Tom Newman). Il a remarqué, à ce propos, que quand un comédien endosse différents rôles, on dit de lui : "Quelle palette, quel talent, être capable de jouer autant de personnages" mais si c'est un musicien, c'est plutôt : "Il ne sait pas vraiment ce qu'il fait, il est trop dispersé !" Pour moi Lol était (est) un rôle-modèle parfait : habilité, diversité, intensité, humour...

Derek Bailey
Je suis allé l'entendre au Little Theatre Club en 1971 à Londres, j'étais seul dans la salle ! J'étais très touché, ça représentait à la fois un autre monde plein de potentiel, et je n'étais pas seul. Il m'a invité chez lui, il venait assez souvent voir des concerts - Henry Cow, même plus tard Skeleton Crew. Je crois qu'on se comprend très bien, j'étais très heureux d'être invité plusieurs fois à jouer dans Company. Derek reste une icône pour moi, sa créativité ne cesse jamais de m'étonner, toujours, toujours... J'apprécie aussi qu'il soit si ouvert à de jeunes musiciens, à des situations de jeu inattendues. Il vit l'improvisation, et son livre sur le sujet reste un classique du genre.

Phil Minton
Un autre qui « vit » sa musique. Je l'ai rencontré avec Mike Westbrook, juste avant la période où Westbrook et Henry Cow ont monté un projet ensemble, 1975. Phil est cinglé ! Quand on a tourné ensemble en duo - sur la côte est des USA, 1980 - on était souvent hebergés chez des gens plutôt que dans des hôtels, il continuait de chanter à tue-tête toute la nuit, on a eu des ennuis ! Les conditions étaient très mauvaises, la neige partout, j'étais le seul conducteur et il s'est mis à l'arrière car il avait peur. Le chauffage ne fonctionnait pas à l'avant, il voulait que je le baisse tout le temps. En arrivant à Boston, mes pieds étaient gelés au point que je ne pouvais plus marcher ! Je suis tombé par terre en sortant de la voiture... Je me rappelle d'une nuit à Barcelone, on buvait de l'absinthe, nous sommes sortis du bar à 4 heures du matin sans savoir trop où aller pour retrouver notre logement. Phil a vu un policier de la Guardia Civile, c'était juste après la mort de Franco et ils étaient très nerveux, qu'il a approché avec un Excuse me officer, could you tell me the way to this here street ? et tout d'un coup nous avons été encerclés par huit mitraillettes ; je pense que personne n'a jamais dessoûlé aussi vite...

Ikue Mori
Une alliée indispensable. Elle était présente dans nombreux de mes grands projets, la seule par exemple qui ait joué dans toutes les manifestations des scores graphiques (Stone Brick Glass Wood Wire). Peut-être le seul musicien (la seule musicienne) que je connaisse dont on puisse vraiment dire que c'est un génie - on peut compter sans faille sur elle pour faire la bonne chose au bon moment au bon endroit. Une grande pionnière qui a plus ou moins inventé un instrument et qui continue d'y développer un langage révolutionnaire, presque sans la moindre reconnaissance (ça change enfin maintenant). Elle me manque beaucoup depuis qui je suis parti de New York, mais chaque année on essaie de trouver l'occasion de jouer ensemble.

Zeena Parkins
Une autre grande musicienne - quelle passion ! Ça m'a fait tant plaisir de voir Zeena sur scène avec Björk, très logique, car elle pouvait vraiment tout faire - clavier, accordéon, harpe, percussion - c'était charmant ! Je pense que travailler dans un cirque l'a très bien préparée pour ce qu'elle a fait dans Skeleton Crew, ou Keep the Dog, ou avec Björk - on doit apprendre à tout faire avec conviction et énergie, sans tomber du fil. J'adore les disques qu'elle a sortis sur Tzadik, une belle oeuvre.

René Lussier
Le Trésor de la Langue est un des chefs-d'œuvres de la musique du 20ème siècle - pour moi ça se situe dans une séquence qui commence avec 4'33" de Cage et passe par In C de Terry Riley, des morceaux qui ont vraiment changé les règles, qui ont ouvert les portes à tout ce qui s'est passé après. Pour parler de René, on doit au moins commencer par ça ! C'est aussi un jongleur de talent - entre lui et Mark Stewart, il faut faire attention - quand on entre dans les loges, les fruits ont tendance à voler ! Je suis vraiment heureux d'avoir rencontré René, parce que c'est réellement l'âme soeur. Je pense qu'on était prédestinés l'un pour l'autre, pas parce que nous jouons du même instrument (nos styles sont même devenus très différents) mais parce que nous reconnaissons dans la musique de l'autre des racines communes profondes. Je voudrai toujours écouter ce que René fabrique, comme je voudrai toujours lire ce qu'écrit Eduardo Galeano, ou voir les photographies de Heike Liss - c'est comme essayer fondamentalement de comprendre quelqu'un en qui on a une absolue confiance.

Peter Mettler
Peter a été le premier à m'inviter à faire une musique de film, je lui en serai toujours très reconnaissant. Pour son long-métrage de fiction, The Top of His Head, il a mystérieusement décroché six semaines pour enregistrer au Centre National du Film à Montréal. Les compositeurs québécois que j'ai rencontrés étaient choqués que je puisse avoir tant de temps, ça m'a donné une idée complètement fausse de comment ça marche. Depuis, je suis heureux quand on me donne 5 jours ! Nous avons même recommencé après 2 semaines car quelque chose ne marchait pas. Ça m'a donné le temps de vraiment apprendre la technique, un luxe inattendu. J'ai travaillé avec Peter depuis, sur d'autres films, notamment Gambling, Gods and LSD qui est sorti il y a quelques mois et que je trouve fabuleux. De toute façon, comme avec les chorégraphes, j'ai tendance à travailler avec les mêmes réalisateurs, ceux en qui j'ai confiance, et réciproquement : Werner et Nico, bien sûr, ou Sally Potter, ou Thomas Riedelsheimer (son Rivers and Tides fut un énorme succès aux Etats-Unis et ça m'a marqué presque autant que Step Across the Border).

François Verret
C'est toujours un privilège de travailler avec François - il est très direct, très clair et il me permet de prendre des risques, ce qui est rare dans le monde de la danse. Quand je compose pour lui, ou pour Amanda Miller à Freiburg, c'est toujours une aventure, un voyage ; on discute, on invente, on découvre, il n'y est jamais question de "fournir" simplement une musique conforme à un cahier des charges, ou des effets. C'est toujours surprenant, j'ai l'impression que chaque fois je grandis.

Iva Bittová
Une performeuse incroyable. Pour donner un exemple de son effrayant charisme, en solo dans une discothèque de Gand, bourrée de gens, la techno à fond, tout le monde se parlant en hurlant, tu vois le genre, Iva arrive sur scène. La musique est coupée, tout le monde continue sans faire attention à elle. Il y a Iva, un micro, et le vacarme du public. Alors elle pousse le pied de micro sur le côté et commence à jouer du violon et à chanter d'une petite voix totalement inaudible. Dix secondes après, la salle est complètement silencieuse, magique ! Elle les a saisis, et après dix secondes elle pouvait faire tout ce qu'elle voulait. Extraordinaire! J'ai dédié mon premier quatuor de cordes à Iva en 1990, le Quatuor Arditti vient de l'enregistrer...

Chris Cutler
Difficile de parler de Chris, on a vécu tant de choses ensemble. Quand on a vu le pire et le meilleur de quelqu'un, ça passe à un autre niveau, c'est la famille, je l'aime, très simplement. Après trente ans, jouer avec lui c'est toujours une question plus qu'une réponse. Nous ne savons pas ce qui va se passer, pour de vrai, c'est à chaque fois différent, comme nos disques l'attestent. Entre autres, Chris est un batteur de rêve, mais aussi quelqu'un qui a réinventé l'instrument, comme Ikue mais autrement, et, comme elle, sans vraiment être reconnu. Son disque solo est un beau commencement, pas mal pour un vieux !

Robert Wyatt
Mes relations avec Robert sont toujours pleines de couleurs parce que c'était un vrai héros de ma jeunesse. Je voulais chanter comme lui, écrire des chansons comme lui. J'ai rencontré Ian MacDonald lorsqu'on était étudiants ensemble à Cambridge (c'était devenu un rédacteur et journaliste assez renommé dans le monde pop et rock avant de mourir tragiquement l'année dernière). À Londres il était voisin de Robert dont il m'a donné le numéro de téléphone. À l'âge de 18 ans, j'ai commencé à lui téléphoner pour lui dire que je pensais que Soft Machine avait besoin d'un guitariste, et moi je serai prêt quand ils voudraient... Il était très gentil ! Il m'a enfin invité à le rejoindre dans Matching Mole avec Bill McCormick (le frère de Ian MacDonald) et Francis Monkman. J'étais prêt, mais il a eu son accident. Plus tard, il est devenu un grand défenseur de Henry Cow, ce qui nous a beaucoup aidés à l'époque - c'est grâce à lui et à John Peel, à mon avis, qu'on a réussi à signer avec Virgin. Et c'est toujours un de mes chanteurs préférés !

Ivor Cutler
Quand j'avais 10 ans ou un peu moins, j'écoutais chaque lundi soir un programme à la radio qui s'appelait Monday Night At Home, une espèce de comédie typiquement britannique, sèche et absurde, un peu cynique... Le point culminant était pour moi le moment où Ivor Cutler lisait une de ses histoires - Eggmeat, How to make a friend... C'est devenu un de mes héros ! Alors, quand Robert Wyatt m'a invité à jouer sur le disque avec Ivor, j'ai été ravi. Ensuite Ivor m'a invité à jouer sur son premier disque Virgin, Velvey Donket, expérience inoubliable ! Je me rappelle qu'il venait de prendre sa retraite, après des années à faire l'instituteur, et je lui ai demandé si les enfants lui manquaient. Il a répondu avec cet accent unique : "Non, je déteste ces petits cons !". Après que j'ai déménagé aux USA, il a refusé de me parler, disant : “Maintenant, il parle comme un Yankee..." On ne s'est pas parlés depuis 1978...

Arto Lindsay
L'art du temps, et Arto en a à revendre...

Louis Sclavis
Louis est un phénomène. Ça m'a pris du temps pour comprendre comment jouer avec lui. Il a de grandes oreilles, et dès qu'il laisse de côté la tendance "virtuose" (tu connais mes préjugés !), il est étonnant, capable de tout - tendresse, invention, choc. Voilà, maintenant il va sûrement m'engueuler ! J'aurais voulu jouer avec lui un peu plus souvent tout de même.

Gavin Bryars
J'ai réalisé récemment comme j'avais été influencé par Gavin Bryars en tant que compositeur : le fait d'utiliser la tonalité d'une certaine façon, de créer différentes couches de réalité, de mixer des choses préenregistrées et live. C'est Brian Eno qui m'a fait jouer sur un enregistrement de son Squirrel and the Ricketty Racketty Bridge en 1976, avec Gavin, Brian et Derek Bailey. Ça a marqué un début important...

Eugene Chadbourne
Quand je l'ai conduit de Paris en Angleterre, je connaissais seulement son premier disque, et je pensais que c'était assez sec, surtout ce qu'il a écrit sur la pochette. Alors je lui ai dit : "Comment se fait-il que t'as tellement d'humour quand tu parles mais que dans le livret il n'y a rien de tout ça ?". Il a sorti la pochette de sa valise et il me l'a lue de la manière dont il voulait que ce soit compris. J'ai dû arrêter de conduire ! Eugene m'a fait rire sur scène, surtout dans ses concerts solo, à tel point que je ne pouvais plus rien faire. Sorti de scène, c'est pire ! Une fois une station de radio de New York lui téléphone pendant un programme sur moi pour recueillir ses commentaires. Il a répondu : "Tu sais, on est tous assez tristes, on ne sait pas trop quoi faire. Avec ce problème d'héroïne, c'est presque impossible maintenant, il est vraiment allé trop loin..." J'ai reçu des coups de téléphone pendant des mois après ça pour vérifier que tout allait bien !

Joey Baron
Je pense que je suis un peu gâté - dans ma vie j'ai croisé des batteurs assez extraordinaires. Si on pense à Chris Cutler, Ikue Mori, Charles Hayward, Phil Collins, Burhan Ocal, Guigou Chenevier, Evelyn Glennie, Willie Winant, Senba, Han Bennink, Paul Lovens, Jean-Pierre Drouet, etc., la liste est longue de ces musiciens aux convictions si variées. Ce qu'ils ont tous en commun et qui marque tous les grands musiciens, ce n'est à mon avis pas tant la technique que le SON. Je pense que je pourrais reconnaître n'importe lequel d'entre eux après deux coups de caisse claire, et Joey Baron est un maître du son des tambours. Ce fut un privilège de jouer avec lui dans Naked City, comme d'écouter Bill Frisell chaque nuit, et comprendre la vraie profondeur de leur talent, leur connaissance de l'histoire de la musique et leur adresse à se l'approprier...

Lindsay Cooper
Lindsay fut un grand professeur - elle participe à mon apprentissage de la vie ! Je l'aime comme compositrice, improvisatrice et amie ; son courage à combattre sa sclérose en plaques m'a inspiré depuis le début.

The Residents
Pendant au moins dix ans, nous avons travaillé ensemble sur un projet qu'on terminera peut-être un de ces jours.

Bill Laswell
Un des premiers à avoir énoncé que les catégories musicales étaient hors sujet, et qu'il suffisait de réunir des musiciens créatifs sans se préoccuper de leur origine pour produire de grands résultats. Ça a toujours été sa démarche de producteur comme de chef d'orchestre. C'est devenu naturel aujourd'hui, ce n'était certainement pas le cas en 1978...

John Zorn
Ce que John a accompli avec le label Tzadik, souvent face à l'hostilité des media, est tout bonnement magnifique. Où pourriez-vous trouver Milford Graves, Christian Wolff, Mike Patton et Carla Kihlstedt réunis sur le même label, avec le sentiment qu'il font tous partie du même continuum créatif ? Même s'il n'était pas un musicien et un compositeur extraordinaire, cela suffirait à gagner notre plus grand respect... John est un phénomène et, comme tous les personnages remarquables, il est plein de contradictions - généreux, chaleureux, vindicatif, mesquin, drôle, grossier, et perpétuellement passionné et créatif. Hasta la vista.

Lectures recommandées par Fred Frith

Eduardo Galeano Le livre des étreintes (La Différence) et Le football, ombre et lumière (Climats)
Paul Auster Le livre des illusions (Actes Sud)
David Sylvester Entretiens avec Francis Bacon (Skira)
Edmond Jabès Je bâtis ma demeure (Gallimard)

Écoutes recommandées par Fred Frith

Albert Marcoeur Album à colorier (www.marcoeur.com)
Ikue Mori Hex Kitchen (Tzadik)
Louis Andriessen De Tijd (Nonesuch)
Zeena Parkins Mouth=Maul=Betrayer (Tzadik)
Thelonious Monk Solo Monk (Columbia)
Conlon Nancarrow Studies par l'Ensemble Modern (RCA)
Annea Lockwood World Rhythms (XI Records)
Charles Mingus Live at Town Hall (OJC)
Carla Kihlstedt Two-foot yard (Tzadik)
Volapük Where is Tamashii? (Orkhêstra)

Une dizaine de disques que tu préfères parmi les 300 auxquels tu as participé ?

Henry Cow Unrest (ReR)
Art Bears Winter Songs (ReR)
Speechless (Fred Records/ReR)
Massacre Funny Valentine (Tzadik)
Freedom in Fragments pour le ROVA Sax Quartet (Tzadik)
Pacifica pour l'Ensemble Eva Kant (Tzadik)
Traffic Continues pour l'Ensemble Modern (Winter & Winter)
Rivers and Tides (Winter & Winter)
Middle of the Moment (Fred Records/ReR)
Keep the Dog That House We Lived In (Fred Records/ReR)
All is bright but it is not day, avec Jean Derome et Pierre Tanguay (Ambiances Magnétiques)
Clearing (Tzadik)

Au catalogue des Allumés du Jazz

Fred Frith / Jean-Pierre Drouet Improvisations (Transes Européennes 012)
Joyeux Noël (nato 777 742)
....... Les disques auxquels Fred Frith a participé disponibles aux ADJ sont un peu plus nombreux depuis cet entretien .......
Michel Doneda, Fred Frith (Vandœuvre 1440)
Jean-Pierre Drouet, Fred Frith, Louis Sclavis Contretemps etc... (in situ IS244)
32 Janvier (ARFI AM27)
MMM Quartet Oakland/Lisboa (Rogue Art ROG-0063)
Rova Channeling Coltrane Electric Ascension (Rogue Art ROG-0065)

vendredi 1 décembre 2017

Steve Lacy, l'inlassable


Entretien fleuve réalisé ensemble avec Étienne Brunet en juin 2001 à Paris pour le Cours du Temps du n°6 du Journal des Allumés du Jazz. Peu après, en but à des démêlés avec le fisc français, Steve Lacy retourne aux États-Unis où un cancer du foie le terrasse à Boston le 4 juin 2004. Le Blog des Allumés ayant disparu de la Toile, j'ai pensé qu'il était important de le republier.

Pas une note chez Steve Lacy n'est gratuite ou dépourvue de signification. Depuis Sidney Bechet, aucun musicien n'a mieux développé l'art du saxophone soprano. C'est avant tout parce qu'il est un grand compositeur contemporain, que nous avons choisi de le rencontrer pour ce troisième chapitre du Cours du Temps. Reconnu comme l'héritier prodigue et inventif de Thelonious Monk, Steve Lacy tient son savoir et son inspiration d'Anton Webern, de Duke Ellington, des peintres et des écrivains qu'il a aimés, lus et côtoyés.

Rencontre avec Étienne Brunet et Jean-Jacques Birgé.
Transcription de Nicolas Jorio avec l'aide de Vincent Lainé.

Les Allumés du Jazz : Tu as commencé dans le jazz comme photographe…

Steve Lacy : Je vendais mes clichés pour payer l'entrée aux concerts. Depuis tout petit, j'étais branché par le jazz. Cette musique était populaire à l'époque. Dans les années 40, le jazz était diffusé partout, il était dans l'air en Amérique. C'était en quelque sorte la musique pop. Populaire. On entendait partout des big bands de swing à la radio. Mais j'ai vraiment découvert le jazz quand j'ai acheté Ellingtonia, quatre disques de Duke Ellington datant de 1929. J'avais douze ans. Je les ai achetés sans savoir ce que c'était, intuitivement. C'était le début de ma vie. A partir de là, j'ai commencé à m'intéresser à l'histoire du jazz, Armstrong et tutti quanti. Finalement quand j'ai entendu Sidney Bechet, cela a déterminé le choix de mon instrument. Surtout parce qu'il jouait un morceau d'Ellington.

As-tu commencé par le soprano ?

Non. Je jouais du piano depuis l'âge de sept ou huit ans. De la musique classique, mais je n'étais vraiment pas doué pour le piano. Je n'avais ni le doigté ni le toucher. A l'âge de treize ans, mon professeur de piano m'a fait entendre un disque d'Art Tatum. J'étais vraiment sidéré. Un peu plus tard, avec mon frère aîné, je l'ai écouté au Café Society downtown. Je n'avais pas l'âge d'entrer en boîte, mais mon frère était marin et il m'emmenait avec lui. C'était quelque chose ! Juste après ça, j'ai arrêté le piano ! J'ai continué à en jouer, mais depuis ce jour, c'est devenu un laboratoire pour étudier la musique, pour entendre des choses.

Comment s'est fait le passage de Duke Ellington au New Orleans ?

C'est Sidney Bechet jouant The Mooche. L'école de Washington était plus riche en répertoire que celle de la Nouvelle Orléans. Tous jouaient les mêmes morceaux, mais avec un accent différent. Ellington était déjà un mélange de genres. Il y avait même chez lui des intonations qui avaient quelque chose à voir avec la Nouvelle Orléans. L'esprit était là. En route vers le Nord.

Tu jouais New Orleans ou Dixieland, comment dit-on ?

Quand j'ai commencé, je jouais un peu de clarinette et, presque tout de suite, du soprano. Je cherchais à jouer dans le style Nouvelle Orléans. On appelait ça Dixieland. Il y avait des concerts à New York, au Stuyvesant Casino ou au Central Plaza. C'étaient de grandes salles de bal. Beaucoup de bière. Des pichets à 6 $ le litre. Il y en avait assez pour six personnes. Il y avait deux quintets ou sextets chaque vendredi et chaque samedi dans chaque lieu. Ces deux endroits étaient assez rapprochés, downtown. Moi, je photographiais les quatre groupes le vendredi et le samedi. Je rêvais de jouer, mais... Finalement j'y ai rencontré Cecil Scott qui est devenu mon professeur de saxophone et de clarinette. C'est là que tout a vraiment commencé. Dans ces concerts, il y avait tous les géants : Billy Battlefield, Max Kaminsky, Buck Clayton, Dickie Wells, Jimmy Archey, Walter Page, Jo Jones, Willie The Lion Smith. Vous connaissez cette photo célèbre d'Art Kane, Jazz in Harlem, où il y a 125 musiciens devant The Marble à Harlem ? Et bien, j'ai joué avec au moins 35 d'entre eux dans les années qui ont suivi. C'était très fertile, j'avais vraiment de la chance d'être là. C'était relativement facile parce que personne ne jouait de soprano, je ne menaçais personne.

Puis en 1953, tu rencontres Cecil Taylor !

Oui. Tout en continuant à travailler avec Bobby Hackett, et parfois Max Kaminsky. Mais très vite ils m'ont viré car je ne jouais plus de clarinette. J'ai eu mes propres petits groupes dans le style de Benny Goodman. Au même moment, j'ai commencé à creuser sérieusement le be-bop. Puis j'ai commencé à fréquenter les jam sessions de New York. Là, on était obligé de connaître les morceaux de Miles Davis, Sonny Rollins, et au moins un morceau de George Russell… Autrement, on n'était pas admis.

Toutes ces directions coexistaient en même temps ?

Oui. Je jouais aussi avec Cecil Taylor, Gil Evans. En 1957, j'ai commencé à faire mes propres disques. Pendant cette période, j'avais des petits groupes avec lesquels je faisait les bals et j'accompagnais des strip-teaseuses. La musique a une fonction intéressante ! Concerts, bals, enterrements, strip-teases… Avec Cecil Taylor, on faisait beaucoup de bals. On jouait des fox-trots, mambos, rumbas, blues, etc. Et les gens dansaient. La première fois que j'ai joué avec lui, c'était dans un bal de la Columbia University. Tant que les gens continuaient de danser, on pouvait jouer n'importe quelle musique. S'ils arrêtaient de danser, on était virés ! On avait peu d'engagement parce que tout le monde détestait Cecil. Sa musique et la façon dont il jouait semblaient menacer les autres. Ça a duré à peu près 20 ans. Le fait de jouer ensemble était devenu une chose politique, c'était nous contre le monde ! Un champs de bataille ! Cecil avait beaucoup de courage. Il était pauvre comme tout, mais il luttait pour jouer sa musique. Quand on écoute les disques qu'il a fait à cette époque, on se rend compte qu'ils sont exceptionnels. Ils sont faciles à écouter, évidents. Mais à l’époque ils semblaient dangereux, interdits, explosifs. La plupart des critiques et même des musiciens pensaient que c'était un terroriste.

C'est lui qui t'a fait connaître Thelonious Monk ?

Oui, et Stravinski, et beaucoup d'autres choses, danse, cinéma, base-ball. C'est vraiment un génie. Il est devenu comme mon gourou, mon guide et mon chef d'orchestre. J'ai travaillé avec lui pendant 6 ans.

Après Taylor et Monk tu fais la connaissance de Gil Evans !

Duke Ellington était le lien entre eux, Miles Davis et beaucoup d'autres. On était tous amoureux d'Ellington y compris Monk. Pas de problème de changement de style, de changement de matière, on était sur la même longueur d'onde ! Gil Evans fut l'un des premiers à apprécier Cecil Taylor. Miles non. Gil était un connaisseur. Il avait un goût exquis. Il connaissait la musique ! Il était très inspiré ! Participer à ses répétitions était extatique et lumineux. C'était trop ! J'étais transporté !

Tu es considéré comme l'héritier de Monk pour sa parole musicale et sa pensée…

Hériter signifie que quelque chose est donné. J'ai beaucoup appris de lui, mais je lui ai aussi beaucoup apporté. Je suis tombé amoureux de sa musique. Je l'ai entendu pour la première fois en 1955 dans une petite boîte de New York. Il me semblait que les musiciens qui étaient là ne jouaient pour des musiciens. Ce fut une révélation ! C'était amusant, simple, compliqué, original, swinguant et d'une fraîcheur épouvantable. Depuis ce temps, je cherche cette fraîcheur épouvantable !

Était-ce facile de travailler avec lui ?

J'ai beaucoup travaillé et enregistré sa musique. Finalement j'ai eu la possibilité de jouer avec lui pour quelques semaines… C'était cinq ans plus tard. Ce n'était vraiment pas aisé… Un de ses trucs favoris était de dire aux musiciens juste après le concert : " Tu croyais que c'était facile ? " Il faisait exprès de faire des choses à la limite de nos possibilités. Il aimait le risque, le jeu ! Surtout le jeu. Ça va ensemble. Il était comme une sorte de missionnaire du risque. Il collectionnait les erreurs et les étudiait. Il adorait ça.

Ne penses-tu pas que ce sont les erreurs qui font le style chez un compositeur ?

Oui. On trouve des choses par erreur, par hasard. Mais il faut travailler beaucoup pour ça. Thelonious a d'abord fait des tas d'expériences avec des chanteurs, des danseurs, des magiciens, des revues, des jam sessions et des groupes. Chez lui, il avait un miroir au dessus de son piano ! Il faisait ses recherches en regardant ses mains à l'envers. Il a ainsi inventé toutes sortes de techniques qu'aucun autre pianiste n'utilisait. Les critiques imbéciles disaient " Oh, il n'a pas de technique !". Il a inventé des sons qui étaient comme des diamants, des perles, des émeraudes ou des rubis. Il y avait une brillance dans ses sonorités que personne d'autre ne pouvait obtenir. C'est pour ça que la baronne Nica de Koenigswarter l'appréciait tant ! Elle s'y connaissait en pianistes, et en bijoux... (rires)

Ta musique est-elle un lien entre celle de Monk et Webern ?

S'il y a un lien, c'est moi ! J'ai étudié la musique de Webern pour plusieurs raisons. D'abord parce que je la trouvais miraculeusement belle et intéressante. Il a écrit pour la voix des chanteuses soprano. Il n'y avait rien à l'époque pour le sax soprano. J'ai essayé de fouiller dans le be-bop, Charlie Parker, Ellington, Kurt Weill… Mais ça n'était toujours pas adapté au soprano. Alors je transposais beaucoup de choses et notamment les compositions de Webern pour voix. Il y avait aussi une autre raison. Quand j'ai travaillé dans l'orchestre de Gil Evans, en 57, j'étais très mauvais lecteur. On était toujours obligé de s'arrêter à cause de moi dans les répétitions. C'était très gênant. J'avais honte ! Je me suis mis à beaucoup travailler les pièces de Webern car c'étaient les plus difficiles à déchiffrer…

Côté musique contemporaine, y a-t-il des compositeurs avec lesquels tu as travaillé en marge du jazz ?

Oui, nombreux. Frederic Rzewski, Alvin Curran, Garrett List, John Cage, Takehisa Kosugi, David Tudor, Gordon Mumma. Chaque fois, c'était une expérience un peu différente. En 68-69, j'ai travaillé avec Musica Electronica Viva. C'était des compositeurs improvisant de la musique contemporaine. J'étais le seul qui venait du jazz. J'ai rencontré grâce à eux beaucoup d'autres compositeurs. Morton Feldman, Scelsi, Earle Brown. Peu de compositeurs peuvent improviser ! Frederic Rzewski est le plus fort que je connaisse, compositeur, pianiste et improvisateur. J'ai aussi beaucoup travaillé avec la claveciniste Petia Kaufman. Elle sort du conservatoire, joue de la musique baroque, elle improvise divinement.

Qu'est-ce qui t'a fait venir dans l'Europe de 1965 ?

Je suis venu pour un gig. J'ai découvert qu'en Europe, je pouvais vivre de la musique ! À New York c'était impossible. Là-bas, j'étais obligé de travailler le jour dans des librairies, chez des disquaires, pour des compagnies d'aviation, enfin toutes sortes de conneries ! La musique était devenue plus radicale dans les années 60. On ne pouvait plus vivre avec. Les gens ne pouvaient plus ni danser, ni chanter. On a perdu le public. Les gens ne dansaient pas sur Albert Ayler ni Ornette Coleman. Ils le pouvaient encore sur Horace Silver ou Art Blakey. À partir de 1960, avec Coltrane, c'était fini. Du coup, c'est devenu très difficile. De 61 au début de 63, j'ai travaillé en quartet avec Roswell Rudd. On ne jouait que des compositions de Monk. C'était l'époque de School Days. Il y avait des soirs où l'on ne gagnait que deux dollars, ou même rien du tout !. On était payés aux entrées. Il fallait faire la publicité nous-mêmes… Mais nous étions déterminés à jouer cette musique tous les soirs...

L'Europe ne danse plus sur la musique mais l'écoute !

Oui, il y avait des fans, des producteurs, des radios, d'autres musiciens, des festivals… Alors pourquoi retourner à New York ? Pour crever ? Je suis donc resté ici un an. J'ai rencontré Irene (Aebi). C'était à Rome, il y a 35 ans. Époque formidable ! J'avais un groupe avec Enrico Rava, Louis Moholo et Johnny Dyani. On ne jouait que du free hermétique ! Ça commençait à devenir difficile, même en Europe. On faisait scandale. On était viré de certains festivals parce que la musique était trop radicale. Mais c'était bon ! Nous sommes partis pour Buenos Aires. Un désastre ! Nous étions piégés, coincés sans fric pendant neuf mois ! On a fait un beau disque, The Forest and the Zoo. Puis nous sommes repartis pour New York. Back to zero ! Encore ! J'ai commencé à écrire des mélodies pour Irene. En 1967 New York était pire que jamais. Pas de travail. Irene faisait du baby-sitting, et moi je faisais des trucs idiots, comme des études de marché… C'était dur !

Dans ta démarche musicale même, on sent la présence de la peinture et de la sculpture…

J'ai toujours été intéressé par la peinture et par l'art depuis mon enfance. Il y a des parallèles entre les arts plastiques et la musique. D'abord il y a la ligne, l'espace, l'idée de temps et l'histoire. Il y a aussi l'idée de sujet, de thème, de proportion et de couleur.

Ta musique peut faire penser à une ligne…

Le soprano est un instrument linéaire. Il paraît difficile de faire des accords (rires). Ceci dit, Coltrane pouvait le faire. Coltrane travaillait sur un bouquin de harpe. C'est comme ça qu'il faisait tous ses arpèges. Il travaillait aussi sur le Thesaurus de Slonimsky. Une sorte de bible qui divise les octaves de toutes les manières possibles.

Es-tu sensible à la notion de conceptualisation, comme dans l’art contemporain ?

Il y a beaucoup trop de correspondances pour les énumérer ici. Par exemple, j’étais très inspiré par Fautrier au moment du post-free. On ne jouait plus exactement free et on classait la substance improvisée dans des catégories. Il n'y avait ni notes, ni accords, mais seulement des instructions. Jouer un peu, pas trop longtemps, j'entre ici… C'était la période structurée graphiquement. On trouve un exemple de partitions graphiques sur le disque The Gap. C'est une composition qui n'est pas vraiment composée ! C'est plutôt un arrangement. On a travaillé de cette manière pendant une courte période.

Est-ce qu'écrire des chansons était une tentative pour trouver un public ?

Je ne pensais pas à ça à l'époque. Je pensais plutôt au Tao que j'avais découvert en 59. J'ai beaucoup lu et étudié ce petit bouquin de Lao Tseu. J'avais le désir de le mettre en musique pour Irene. J’ai toujours eu ce désir. Les paroles me semblaient si claires et si musicales que je voulais les mettre en musique. Je ne savais pas comment faire. Quand j'ai rencontré Irene, j'ai trouvé la mélodie ! J’ai trouvé la basse et le rythme longtemps après. Pour pénétrer la structure et la matière, ça m'a pris 25 ans. Un disque est sorti en édition limitée de la première version de 68, enregistrée à Rome. Ce disque est tiré à 400 exemplaires et chaque pochette est peinte à la main. Il n'y a pas d'accompagnement à proprement parler. Irene chante a capella et j’improvise par-dessus avec Richard Teitelbaum.

Comment fais-tu pour faire swinguer la prosodie française avec autant d’entrain que Nougaro ?

J'ai beaucoup étudié la musique française, et beaucoup écouté Gainsbourg et Boris Vian, j’ai lu Gide, Cocteau etc. D'une certaine manière, je me suis imprégné de la langue française malgré moi. La poésie m'intéresse beaucoup.

Peux-tu nous parler de Brion Gysin ?

Brion était un grand ami, un collaborateur et comme un membre de ma famille. Je l’ai rencontré à Paris en 1973. Nous étions vraiment liés. On a fait beaucoup d’expériences et de performances ensemble ! Il écrivait des paroles sur mes musiques et j’écrivais des musiques sur ses poèmes ! Il a aussi réalisé plusieurs pochettes pour mes disques.

Somebody's special ou Nowhere street sont devenues des classiques !

J'espère que vous dites vrai. J'espère entendre quelqu'un chanter Nowhere Street avant de mourir ! (rires). Le grand chanteur, Nicholas Isherwood, s'intéresse à ma musique depuis des années. C'est un musicien contemporain qui connaît bien le jazz et la pop. Il travaille avec Stockhausen. Il chante une octave en dessous mes compositions écrites pour la voix d’Irène et ça lui convient tout à fait.

Revenons au moment où tu t'installes à Paris.

J'ai été invité à jouer au Festival d'Amougies. Une révélation pour moi ! Avec Irene on a décidé de quitter Rome pour s’installer à Paris et former un groupe avec Beb Guérin, Jerome Cooper, Ambrose Jackson et Kent Carter. Ensuite Steve Potts a remplacé Ambrose qui est reparti aux USA. L'Art Ensemble de Chicago nous avait piqué Don Moye… Ils avaient plus de boulot que nous, c'est logique ! Le boulot, d'abord le boulot. On était pauvres comme des rats. Nous vivions tous à l'Hôtel de Buci ou il y avait des musiciens du monde entier. La chambre coûtait 20 francs par jour et c'était beaucoup. À l'American Center, boulevard Raspail, on pouvait répéter, étudier, faire des performances et rencontrer du monde... C'est ce qui manque le plus maintenant : un lieu vraiment free. En 73, une fois par semaine, on y faisait un "free jazz workshop". N’importe qui était bienvenu. Ça coûtait 10 francs par personne, et on jouait tous en même temps. Infernal ! Ça durait trois heures. Je n'ai jamais dit un seul mot sauf "Chuuut !" lorsque quelqu'un jouait trop fort. Il y avait des musiciens, des chanteurs, des danseurs, des graphistes, des écrivains… Les gens se rencontraient, certains se sont mariés ! Irene et moi pouvions payer le loyer grâce à cet atelier.

Pour quelle raison as-tu enregistré pour plus d'une centaine de labels ?

On ne peut enregistrer beaucoup de disques qu’avec beaucoup de musique ! Lors de l'enregistrement de mon tout premier disque, pour Prestige en 57, j'avais préparé seulement quatre ou cinq choses… On les a enregistrées mais ce n'était pas suffisant. Le producteur a commencé à faire des suggestions. J'étais coincé et j'ai commencé à faire des conneries. À présent j'ai un tiroir rempli de choses écrites et jamais réalisées. Faire un disque est une manière de faire progresser la musique.

Tu commences en 1971 à jouer en solo…

J'avais organisé une sorte de marathon au théâtre de l’épée de Bois. Jazz, musique contemporaine, danse, peinture durant toute une journée. J'avais demandé à Anthony Braxton de venir avec son groupe et il m'a répondu qu'il jouait tout seul. J'étais étonné, mais c'était tout à fait convaincant. J'ai voulu faire pareil, avec mes propres moyens. La toute première fois, c'était en Avignon, au Théâtre du Chêne Noir. On a enregistré les deux premiers concerts et le disque est sorti chez Emanem. Depuis, je n'ai plus jamais arrêté de faire des concerts en solo.

Dans ce disque, tu joues avec un poste de radio branché sur une fréquence choisie au hasard !

Stations était une sorte de portrait de Thelonious Monk avec un poste de radio. Il y a aussi une version enregistrée avec le quintet en concert à Lisbonne. John Cage avait écrit des partitions utilisant des radios. J'ai écrit Stations en 72, au Portugal où les militaires étaient encore au pouvoir. C'est Irene qui jouait d’un poste de radio. Elle est tout de suite tombée sur de la musique militaire et des choses religieuses. Le public se demandait ce qui se passait, une rumeur commençait à monter. C'était vraiment "Whaaoh !" C’était précurseur de la révolution des œillets où une musique donnait le signal de la révolte ! Ce disque est beaucoup passé à la radio, maintenant c'est un classique. Le Portugal était dangereux à ce moment. Charlie Haden avait été arrêté après un concert…

Quels sont les événements marquants après ton installation en Europe ?

La découverte du Japon. J'y suis allé pour la première fois en 75. J'ai joué avec de très bons musiciens japonais et j'ai rencontré mon professeur de shakuhachi. C'est un instrument impossible, sans espoir ! J'y suis retourné maintes fois par la suite. L'influence de la culture japonaise et chinoise est très profonde dans ma musique. Littérature, peinture, musique, théâtre… Mon professeur de shakuhachi me fit une démonstration de l'unité du souffle, de l'oreille et de la voix. Il m’a fallut dix ans pour comprendre ! Il me demanda de chanter une note, puis il appela sa femme qui chanta la même note, j'étais abattu ! Il m'a dit de ne plus fumer, ce que j'ai fait cinq ans plus tard. Je fumais un paquet par jour depuis trente ans.

Comment as-tu décidé de transmettre ton savoir, en écrivant Findings ?

Les gens venaient du Japon, d'Amérique, d'Afrique et d’un peu partout pour prendre des leçons. Je faisais toujours le même cours… Ça commençait à être ennuyeux. Il faut dire aussi qu'ils étaient tous fauchés et j'avais des scrupules pour leur prendre le peu d'argent qu’ils avaient. Avec l’aide et la complicité de Vincent Lainé, j’ai décidé d’écrire et de réaliser ce livre. J’ai tout donné dans ce livre !

L’œuvre lyrique, The Cry, d'après les poèmes de Taslima Nasreen, est un chef d'oeuvre. Elle aurait pu être présentée à l'Opéra de Paris. Au lieu de cela elle a été produite en catastrophe au Théâtre Dunois. Gardes-tu une rancoeur vis-à-vis du nouvel establishment du jazz, avec ses conservatoires, ses festivals, et tout le tremblement qui va avec ?

C'est un long combat. En France tout est compartimenté. J'ai essayé de pénétrer plusieurs mondes différents sans succès. Par exemple, j'ai laissé mes partitions les plus sérieuses à l'IRCAM. Ils ont perdu les manuscrits. Incroyable ! non ? Il y a des cercles de gens qui contrôlent tout. Il n'y avait pas ça dans le jazz dans les années 70. Il n'y avait pas de stars, ni Michel Portal, ni Aldo Romano, ni Gato Barbieri, ni Keith Jarrett, ni moi, ni personne. Tout le monde était dans le même bateau. C'était formidable. On faisait des expériences, mais il y avait une certaine solidarité… Tout le monde était fauché. On devait lutter pour survivre. Ça s'est transformé à partir des années 80. Tu connais l'émission Les Guignols de l'Info ? Ce serait bien d'en avoir une sur le monde du jazz !

Et Berlin ?

J'étais en résidence en 96. Nous étions invités pour un an par une institution culturelle allemande. Ils nous offraient un appartement et un salaire, pour faire ce que l’on veut. C'est là que j'ai composé l'opéra avec Taslima Nasreen. Elle vivait dans le même immeuble que nous. J'espère recréer The Cry l'année prochaine, dans un grand festival en Amérique ou en France.

Certains événements historiques ont-ils marqué ton travail ?

La réponse est oui, un grand oui ! Par exemple, The Woe. Au moment de la guerre du Viêt-Nam, on a joué beaucoup de "protest music" contre la guerre. C’était en 71 et 72. C'était devenu insupportable. J'ai préparé un mélodrame de guerre, en quatre parties, qui décrivait la manière dont commence une guerre, sa durée, sa fin et le résultat. The Wax, The Wage, The Wane, The Wake. Nous n’avons joué que ce répertoire pendant presque deux ans. C'était terrible parce qu'on utilisait des enregistrements de guerre, bruits d'avions, mitraillettes, etc. On les diffusait très fort en jouant par-dessus. On a enregistré cette suite à Zurich, et par miracle ou par hasard c'était le jour de la signature de l'armistice ! Nous n’avons plus jamais rejoué cette musique par la suite. Nous étions si contents de ne plus la jouer ! Tout est possible dans l’art. Surtout dans la musique. Les événements politiques pénètrent la nature de la musique, à tel point, que celle ci en est complètement transformée. Aujourd'hui, nous avons le fisc après nous. Il veut nous ruiner. Un type du fisc nous en veut personnellement. J'attends le jugement. S'il est vraiment injuste je vais le rendre public, et je vais faire un scandale comme le faisait Mingus. Une chose publique, politique et radicale. Nous n’avons pas les moyens de payer. Il veut des millions. C’est stupéfiant !

Portraits-souvenirs

Mal Waldron
C’est un ami. Nous avons collaboré pendant 45 ans. Il jouait sur mon deuxième disque (Reflections, 1958). Avant, on accompagnait les poètes beatniks. Dès 79 nous avons fait beaucoup de concerts en duo. Mal est le meilleur accompagnateur. He makes me sound good. Avec lui, même si je joue mal, la musique sonne bien !

Don Cherry
Nous sommes devenus copains en 59, lors de sa venue à New York avec Ornette Coleman. J'avais un loft où beaucoup de gens passaient pour jouer et discuter. On y répétait. Parfois, avec lui, nous jouions une seule note qui durait très, très longtemps. C’était une révélation pour moi, parce que c'était la nature du son, son pitch et sa couleur. Il y avait quelque chose d'indéfinissable qui transpirait. Même longueur d'onde, même concentration, c'était fabuleux. Un jour de 1960, il me dit : on va jouer ! Qu'est-ce qu'on va jouer ? On va jouer ! Je ne pouvais pas imaginer qu'il proposait de jouer sans thème. C'était la première fois pour moi ! C'était…Whaoo ! il m’a fallut 5 ans avant d'arriver où il en était. Jouer sans thème, sans accord, sans rien.

Miles Davis
Il avait écouté mon disque avec Gil Evans, et il m'a invité à venir jouer au Birdland. Le morceau était très rapide. J'étais terrifié. C'était Oleo. Tout était rapide chez Miles ! Même son style de vêtements, et sa manière de vivre. C’était en dehors de mes possibilités. Je joué quand même, et finalement il a beaucoup aimé. Il m'a invité à revenir le lendemain, mais j'ai eu peur. Je suis revenu, mais sans instrument ! Il a dit Shit. Plus tard j'ai appris que j'aurais pu faire partie de son groupe, parce qu'il voulait remplacer Bobby Jaspar. J'ai commencé à jouer avec Thelonious deux mois après.

Eric Dolphy
Inoubliable. Des frissons. Je jouais avec lui dans l'orchestre de Gil Evans. Oh, c'était si beau. Mais c'était triste parce que le disque n'a jamais été terminé. On a fait deux séances, le travail était à peine commencé et Columbia a sorti un disque au milieu d'autres choses en quintet… Gil était furieux.

Elvin Jones
Elvin Jones était le seul batteur, à part Dennis Charles, qui n'ait pas refusé de jouer avec Cecil Taylor. Un autre batteur, dont je tairais le nom, a quitté la boîte où il jouait avec Cecil. Elvin a sauté sur scène et il a joué comme un fou. Il a un grand cœur…

Sonny Rollins
On jouait sur le Pont Williamsburg. Ensemble, on a beaucoup travaillé la musique de Monk pour laquelle nous étions fascinés. Il est le plus fort des saxophonistes vivants ! C'était mon héros. J'ai essayé de jouer comme lui, mais c'était impossible. Il y avait non seulement le bruit des voitures, mais aussi celui des trains, des hélicoptères, des avions et des bateaux. C'était incroyable. J'ai mis du temps pour m'entendre et trouver l'espace pour pénétrer ce brouhaha. Quand je rentrais chez moi, le son de mon saxophone était transformé. C'était comme une course d’obstacles.

Jimmy Giuffre
Il était très impressionné par Rollins, par les musiciens de New York et par la musique de Monk. Il avait entendu mon trio avec lequel je jouait Monk. Finalement, c'est devenu le Jimmy Giuffre Quartet ! Nous avons joué au Five Spot, mais ça ne marchait pas du tout. Nous n'étions d'accord sur rien. Alors il m'a viré. Et il a gardé le trio.

Derek Bailey
Je suis très content du duo sorti chez Potlatch (Outcome, 1983). J'ai écrit des choses pour Derek, mais il ne voulait absolument rien avoir à faire avec du papier à musique. Il joue free ou pas du tout !

John Cage
Il a ouvert beaucoup de portes à beaucoup de monde. J'ai appris beaucoup de lui. À Rome j'ai vu la Merce Cunningham Dance Company avec sa musique. C'était dans un beau théâtre, John faisait la musique avec sa voix, l’électronique et tout ça… Vers la fin de la performance, ils ont ouvert la porte derrière la scène, et le bruit de la circulation est entré brutalement dans le théâtre, ce fût le moment le plus fort de ma vie ! Un choc ! Tout le monde a fait Aaaah ! C'était tout simple : juste ouvrir une porte sur l’extérieur ! Il m'a donné beaucoup d'idées.

Eric Watson
On a eu un bon duo, et puis peu à peu, c’était moins bon. Ce n'était plus la bonne direction. Lui est formidable, mais ensemble ça ne marchait plus.

Roswell Rudd
Avec un bon partenaire on peut aller très loin. C'est toujours formidable quand on joue ensemble, notamment la musique de Monk.

Jacques Thollot
C'était un grand copain, j'ai joué avec lui au Chat qui Pêche en 1965, il remplaçait parfois Aldo Romano. Irène et moi l'avions invité à Rome pour jouer avec nous. Après 1969, nous ne nous sommes plus revus.

Irene Aebi
Le cœur, l'inspiration, l’entre-aide, la collaboration. Il y a beaucoup de puissance dans ce qu'elle fait. Elle est très originale dans son art . Nous avons fait des milliers de concerts et peut-être cinquante disques ensemble. Nous avons réalisé une centaine de pièces vocales. Nous apprenons toujours de nouvelles choses ensemble. C'est un miracle !

Enregistrements de et avec Steve Lacy disponibles aux ADJ

Scratching the Seventies, Saravah, SHL2082 (réédition des 5 microsillons Saravah en triple CD ), 1969-1977
Derek Bailey / Steve Lacy, Outcome, Potlach P299, 1983
Eric Watson, The Amiens Concert, Label Bleu LBLC 6512, 1988
Solo, In Situ, IS 051, 1991
Steve Lacy / Eric Watson, Spirit of Mingus, Free Lance FRL-CD016, 1992
Bye-Ya, Free Lance FRL-CD025, 1996
Findings (My experience with the soprano saxophone), 2 cd plus un livre en français et en anglais avec de nombreuses partitions des oeuvres de Steve Lacy, absolument recommandé pour tout instrumentiste, du débutant au professionnel distingué, Éditions Outre Mesure (1994)
....... P.S.: Il semble que seulement les 4 premiers soient encore disponibles aux ADJ. .......

Disques conseillés par Steve Lacy

Tout Ellington, tout Armstrong, toute l'histoire du jazz...
"Je refuse d'aller sur une île déserte !"

Lectures conseillées par Steve Lacy

Tous les écrits de Nicolas Slonimsky, par exemple Thesaurus of Scales and Melodic Patterns (inventaire de toutes les combinaisons tonales), Perfect Pitch (autobiographie) et Lexicon of Musical Invective (recueil de comptes rendus péjoratifs de chefs d'oeuvres musicaux pris au hasard)
The Art of Melody, d'Arthur C. Edwards (Philosophical Library)
Reminiscing inTempo, biographie de Duke Ellington par ses musiciens, managers, etc.
Mr Jelly Roll, d'Alan Lomax
Sinouhé l'égyptien, de Mika Toimi Waltari
Les livres de voyage, de Norman Lewis
Les livres de Georges Pérec et Fernando Pessõa

vendredi 17 novembre 2017

Folk Songs avec le Kronos Quartet


Les disques du Kronos Quartet se suivent, mais ne se ressemblent pas. Il y a évidemment toujours leur manière très volontaire d'attaquer, une franchise qui se retrouve partout dans leur jeu. Cet éclectisme fait vraiment du bien à une époque où les replis communautaires occupent aussi les expressions artistiques. Les voici donc aborder un répertoire de huit folk-songs anglo-saxonnes et une française (Montagne, que tu es haute) où David Harrington, John Sherba, Hank Dutt et Sunny Yang se font accompagnateurs de trois chanteuses et un chanteur qui se partagent les titres. Originaire du Vermont, Sam Amidon est maintenant basé à Londres. Olivia Chaney est anglaise. Rhiannon Giddens vient de Caroline du Nord. Ils ont tous entre 35 et 40 ans, sauf Natalie Merchant, un peu plus âgée, qui vient du rock (10,000 Maniacs).


Les arrangements contemporains de ces morceaux traditionnels (sauf Factory Girl de Rhiannon Giddens et Last Kind Words de Geeshie Wiley) sont signés Nico Muhly (collaborateur de Philip Glass ou Björk), Donnacha Dennehy (compositeur irlandais ayant étudié avec Gérard Grisey et Louis Andriessen), Jacob Garchik (compositeur et trombone jazz) et Gabriel Witcher (le seul vraiment folk, chanteur et violoniste américain). On évoque rarement les arrangeurs des morceaux pop qu'interprète le Kronos, mais il est intéressant de noter également leurs différentes origines musicales. Il y a une ouverture d'esprit nettement plus grande que dans notre hexagone où les chapelles empêchent souvent les croisements. Dans l'ensemble ces chansons sentimentales, parfumées aux embruns des falaises et à l'humus forestier, sont plutôt tristes et nostalgiques, sauf Lullaby qui termine le disque sur une note joyeuse.

→ Kronos Quartet, Folk Songs, cd Nonesuch 20€ (lp 29€)

jeudi 2 novembre 2017

The Deuce fait le trottoir


The Deuce est la dernière série TV de David Simon à qui l'on doit déjà les scénarios des excellents The Wire, Generation Kill, Treme et Show Me a Hero. Son travail est caractérisé par une analyse critique quasi vériste de secteurs de la vie américaine peu ou mal traités habituellement. The Wire mettait en scène le marché de la drogue à Baltimore et le travail de la police de proximité malgré la corruption, Generation Kill montrait l'absurdité de la guerre en Irak avec des G.I. désœuvrés, Treme la Nouvelle Orléans en reconstruction après l'ouragan Katrina, Show Me a Hero le refus de la petite bourgeoisie blanche new-yorkaise devant la construction d'immeubles à bas loyer destinés à la population afro-américaine. Cette fois, The Deuce, surnom de la 42e Rue entre la 7e et la 8e Avenue signifiant Le Diable ou une querelle, traite de la prostitution et de sa légalisation avec l'émergence du cinéma porno dans les années 70.


La reconstitution du New York interlope est parfaitement réussie. Les comédiens sont formidables, parmi eux James Franco jouant des frères jumeaux, bistrotiers couvertures de la mafia, mais ce doublé l'oblige à caricaturer les deux faces. Quant à Maggie Gyllenhaal, exceptionnelle dans le rôle d'une prostituée usée se reconvertissant dans la réalisation de pornos, c'est certainement son rôle le plus provoquant depuis Secretary. Hélas, comme Treme les épisodes traînent en longueur et le scénario avance paresseusement comme s'il fallait faire durer le plaisir à défaut de faire du remplissage lucratif. Regarder un épisode chaque semaine est plaisant, mais je crains que ceux qui aiment enchaîner les uns après les autres finissent par s'ennuyer. Les mini-séries récentes comme Top of The Lake de Jane Campion ou Big Little Lies de Jean-Marc Vallée ne jouent pas les prolongations sensées rendre le quotidien le plus réaliste à force de répétitions et de détails somme toute assez convenus. Dans The Deuce comme dans beaucoup de séries TV on finit par sentir le formatage, quel que soit le réalisateur de l'épisode. On comprend les cinéastes qui gardent la main sur l'ensemble tel Soderbergh avec The Knick réalisant tous les épisodes des deux saisons et signant même, sous pseudos, la lumière et le montage ! Dans le genre réaliste, préférez les trois saisons du Bureau des Légendes, probablement la meilleure série française, très appréciée outre-atlantique, une fois n'est pas coutume. Il existe peu de séries qui, dépassant leur sujet et le style afférent attendu, portent la trace d'un auteur comme Alan Ball avec Six Feet Under ou David Lynch pour son délirant Twin Peaks. Les saisons suivantes arriveront-elles à faire décoller la fiction comme dans The Wire où l'utopie débordait le scénario du réel ?

mardi 3 octobre 2017

Top of The Lake (saison 2), top de l'automne


Les amateurs de séries d'abord, bientôt suivis par les cinéphiles qui se rendent progressivement compte que mépriser le médium télévision était un mauvais procès, sont en quête du prochain (très) long métrage d'auteur qui saura leur faire passer une nuit blanche dans le ravissement. Car si l'on peut suivre les feuilletons semaine après semaine, et chaque année leurs nouvelles saisons, beaucoup préfèrent en attendre la diffusion de l'intégralité avant de se lancer dans un marathon. La projection de la seconde saison de Top of The Lake (six épisodes d'une heure) s'est ainsi terminée pour moi à 3h30 du matin. La première avait déjà été brillante, la seconde est fascinante. Écrite par Jane Campion et Gerard Lee, réalisée par Campion la première fois avec Garth Davis, puis ici avec Ariel Kleiman, Top of The Lake: China Girl est d'une qualité exceptionnelle, tant par le scénario et les sujets abordés que par la qualité des acteurs et de la mise en scène. Jane Campion évite tout manichéisme en imaginant des personnages complexes. Elle décortique le machisme en titillant le genre, questionne la famille et les rapports d'assujettissement, la paternité et la maternité, la violence qui prend bien des formes et les traumas de l'enfance, les mensonges que l'on se raconte autant que ceux qui nous sont servis.


Top of the Lake: China Girl est un nouveau thriller captivant dont les corps, la lumière et la musique rythment l'énigme. Elisabeth Moss (Mad Men, The Handmaid's Tale : La Servante écarlate) est une inspectrice fragile qui prend sur elle pour braver le passé et résoudre l'enquête, son association avec Gwendoline Christie (la géante Brienne de Torth dans Game of Thrones) rappellerait presque un casting de Bruno Dumont à la Laurel et Hardy, Nicole Kidman incarne merveilleusement un personnage superficiel victime de son époque, Alice Englert (fille de Jane Campion) est la parfaite adolescente ingrate... Si les femmes montrent ici un courage exemplaire, les hommes véhiculent la lâcheté qui les caractérise depuis l'adultère coupable jusqu'à la manipulation la plus perverse. Le méchant joué par David Dencik est particulièrement réussi, ses motivations terribles étant dictées par la plus virulente des critiques sociales.

mardi 26 septembre 2017

Spatialisation de la musique


Un son est caractérisé par sa hauteur, sa durée, son timbre et son volume, mais sa place dans l'espace est le plus souvent négligée. La disposition des instruments d'un orchestre symphonique sur scène est une convention que Hector Berlioz remet en question dès 1831 dans Lélio ou le Retour à la vie. Dans cette suite à sa Symphonie fantastique qui marque une étape capitale dans l'histoire du théâtre musical, il joue du hors-champ (voir l'incroyable livret) comme en usera Charles Ives en 1906 dans La question sans réponse avant d'imaginer sa Symphonie de l'Univers où plusieurs orchestres sont disposés sur des collines adjacentes. Nombreux compositeurs contemporains s'en inspirèrent et avec Un Drame Musical Instantané, après la création de La rue, la musique et nous à Arcueil en 1979, je disposai des haut-parleurs dans les arbres du Parc della Rimembranza à Naples pour créer des espaces imaginaires. Cette "métamorphose critique d'un espace livré à l'illusion" me laissait espérer sonoriser totalement une ville, mais cette folie des grandeurs rencontra l'opposition frileuse des édiles ! L'opéra Nabaz'mob pour 100 lapins communicants conçu et réalisé en 2006 avec Antoine Schmitt prend toute sa dimension dans la disposition spatiale des 100 synthétiseurs-haut-parleurs-lumineux. La semaine dernière j'assistai ainsi à deux concerts dont la spatialisation est l'un des éléments déterminants...


À La Obra-X skill, galerie d'art à Bagnolet où se rencontrent nombreux chorégraphes, le guitariste Laurent Stoutzer avait invité le violoniste Régis Huby et le percussionniste Xavier Desandre Navarre à improviser avec les installations vidéo-sonores de David Coignard. Chaque spectateur, invité à se promener partout autour des musiciens, des sculptures et des écrans, pouvait réalisé son propre mixage, mais la plupart finissaient par choisir une place pour n'en plus bouger. C'était pourtant en s'approchant ou s'éloignant d'une enceinte que la scénographie d'Ondes sur Ombres prenait son sens tant l'atelier était spacieux et la musique dense. Coignard dirigeait ses machines depuis un ordinateur tandis que l'ingénieur du son suivait les trois musiciens transformant leurs émissions à l'aide d'une pléthore de pédales d'effets. Stoutzer jouait d'un continuum électrique, Huby descendait dans l'infra-grave, Desandre Navarre fictionnalisait l'ensemble avec quantité de petits objets délicats, de gros ressorts venaient marteler de pauvres haut-parleurs qui ne leur avaient rien fait. Nous y assistions plongés dans la musique et l'obscurité comme l'homme se noyant dans un moniteur-aquarium situé au centre du dispositif.


Après moult improvisations et déjà 15 ans d'existence, Nicolas Chedmail a commandé des œuvres à différents compositeurs pour son Spat'sonore, pieuvre instrumentale coiffant et encerclant le public dans une forêt de tubes et pavillons. Même la violoniste Amarylis Billet, la guitariste Christelle Séry et le percussionniste Roméo Monteiro peuvent aiguiller leurs sons en diverses directions grâce à d'astucieux bricolages de pédales et pistons dont bénéficient déjà les souffleurs Thomas Beaudelin, Philippe Bord, Maxime Morel, Joris Rühl et Nicolas Chedmail. À l'occasion de Portes Ouvertes à la Manufacture des Oeillets d'Ivry, le Spat'sonore interpréta donc Maelström de Karl Naegelen et Aux enfants sauvages de Frédéric Pattar, avec une chanson de pirates siciliens interprétée par Elsa Birgé en cerise sur le gâteau. Après une nouvelle version de l'improvisation Des madeleines dans la galaxie, les pièces de Naegelen et Pattar forçaient les Spatistes à fourbir leurs armes pour lutter contre l'inertie des dizaines de mètres de tuyaux que les sons doivent parcourir jusqu'aux oreilles des spectateurs médusés. Fermer les yeux sur l'étrange Meccano de tubes et pavillons vous téléporte vers une quatrième dimension dont le prologue à la chanson d'Elsa, devenue rockeuse au mégaphone, me sembla le plus hallucinant.

lundi 18 septembre 2017

Bizien-Pauvros et Berrocal en vinyle


Le Souffle Continu poursuit ses rééditions vinyle d'albums déjantés des années 70. Les deux disques de 1976 du percussionniste Gaby Bizien et du guitariste Jean-François Pauvros ressemblent étonnamment à la première face du Trop d'adrénaline nuit d'Un Drame Musical Instantané enregistré l'année suivante. Percussions folles et grappes de notes comme des raisins emberlificotés sur six cordes métalliques. Entre cousins les liens familiaux se distendent parfois avec le temps. Le free jazz avait ses limites pour des Européens encyclopédistes gourmands d'expériences sans cesse renouvelées. Bizien a glissé vers l'enseignement de la musique, Pauvros a développé sa belle voix grave comme on l'entend à la fin du monoface inédit Pays Noir tout en restant l'un des guitaristes historiques majeurs mariant habilement improvisation et composition à l'instar d'un Marc Ribot, se démarquant progressivement de l'école britannique. Sur l'autre côté du disque le diamant file sur une surface lisse où grimacent les musiciens en noir sur noir. Il n'y aurait plus d'espoir si leur No Man's Land ne variait les ambiances chaotiques, les quatre membres de chacun de ces jeunes énervés tremblant électriquement de soubresauts adolescents dont la rémanence n'était pas près de se dissoudre.
La nuit est au courant date de 1991, soit quinze ans plus tard. Les mélodies, même bancales, sont revenues à la charge. Jacques Berrocal avait découvert la réverbération pour rallonger le timbre de sa trompette. Jacques Thollot est resté à jamais l'éternel garnement dont la poésie inouïe habite le jeu de batterie. Les deux bassistes, Hubertus Bierman et Francis Marmande (le spécialiste de Georges Bataille qui écrit sur le jazz dans Le Monde !), habillent ce beau disque d'un costume ample comme jadis Léon Francioli et Beb Guérin dans le Unit de Portal. C'est un monde. Berrocal, qui signe toutes les compositions sauf une de David Bowie et Brian Eno, l'avait publié sur le label in situ que dirigeait le violoncelliste Didier Petit. Beau cadeau que cet élan collectif intemporel ! Les textes de Hervé Péjaudier reproduits sur le 4 pages intérieur interprètent la musique en saynètes dramatiques comme si le cinéma balayait le fantasme du rock 'n roll...


Au Souffle Continu, rue Gerbier à Paris, Théo et Bernard avaient réorganisé la boutique, privilégiant définitivement les vinyles et le confort d'écoute. Je n'achète plus guère de galettes noires pour des raisons d'encombrement et parce que je reste sceptique sur la qualité actuelle des pressages en comparaison de ce que nous concoctions en suivant l'objet à toutes les étapes de sa fabrication avec l'appui de véritables orfèvres. Je n'avais néanmoins pas plus le choix si je voulais écouter Intra Musique de Jacques Thollot avec Eddie Gaumont à la guitare et au piano, Michel Portal à l'alto, Mimi Lorenzini à la guitare et Daniel Laloux au tambour. Jean Rochard me précise que ce concert était un projet de Tholllot et Gaumont, et que c'est François Jeanneau qui joue de la flûte. Allez savoir qui y joue du violoncelle ? Le magnifique triple CD Thollot in Extenso qui sort sur son label nato est autrement plus rigoureux (lire précédent article) ! Mais comment se passer du moindre enregistrement de Jacques ? Enregistré tant bien que mal à la "Fac de Droit", j'imagine Assas, en 1969, cet album renvoie aux sources des musiques improvisées européennes qui cherchaient à s'affranchir du grand frère afro-américain. Au delà du plaisir, c'est de jouissance qu'il s'agit. Pas l'ombre de cynisme, sans le moindre calcul, juste être là, dans l'instant et s'inventer à plusieurs...

→ Jean-François Pauvros et Gaby Bizien, No Man's Land, LP Le Souffle Continu, 20€
→ Jean-François Pauvros et Gaby Bizien, Pays Noir, LP Le Souffle Continu, 18€
→ Jacques Berrocal, La nuit est au courant, LP Le Souffle Continu, 21€
→ Jacques Thollot, Intra Musique, LP Alga Marghen, 23€
→ Jacques Thollot, Thollot In Extenso, 3 CD nato, dist. L'autre distribution, sortie le 22 septembre 2017, 13,99€

mercredi 16 août 2017

1500 mètres d’altitude


D’abord Django, le retour. Ma culpabilité me rongeait autant que les mulots s’attaquant à tout ce qui leur tombe sous la dent. Et Django qui n’en laissait plus aucun sur le carrelage du salon. Le matin au réveil j’avais pris l’habitude d’attraper ses cadeaux inanimés par la queue et les lancer le plus loin possible dans les fougères comme une fronde. Django qui ne fait jamais aucune bêtise avait déféqué trois fois sur le divan depuis notre arrivée. Je l’avais coursé jusqu’au premier étage, découvert ses cachettes les unes après les autres et fichu dehors. Il est probable qu’il n’ait pas fait la relation entre la punition et son origine tant la poursuite avait été pour lui traumatisante. Il avait disparu et ne répondait plus à nos appels. Rapatrié par l’appel du ventre, il nous fuyait comme si nous l’avions battu. Il a fallu le réapprivoiser petit à petit, patiemment. Il passe ses nuits à chasser et dort le jour sous un lit, à l’abri des mauvais coups ! Nous n’avons pas encore compris ce qui l’avait contrarié. Mais la contagion avait fini par nous atteindre. Pas au point de faire caca n’importe où, mais de ne pas savoir le rassurer. J’ai beau rejeté la culpabilité au profit de la responsabilité, la méthode Coué était inopérante. Je craignais aussi la présence du renard…


Mais le renard a suffisamment de campagnols à croquer pour ne pas s’attaquer au gros chat. L’hiver par contre, lorsqu’il faut nourrir ses petits, cela peut arriver. De leur côté, même s’ils sont redoutablement impressionnants, les vautours ne s’attaquent qu’aux animaux blessés et aux charognes. Il y a aussi le risque de la mort aux rats répandu par les voisins pour contrer cette année la prolifération de rongeurs qui s’attaquent aux granges. En notre absence une mulote avait même eu le toupet d’accoucher sur une de nos couettes. Nous n’avons pas ce genre de problème avec les biches et les cerfs qui sortent du bois le soir pour brouter sur la colline.


Le beau temps nous permet d’admirer la nature après une semaine dans la grisaille et, pire, un brouillard opaque qui nous plonge dans le coton. Quand tombe le rideau sur le théâtre millénaire il n’y a rien d’autre à faire qu’à bouquiner ou regarder des films. Après trois jours de ciel immaculé, nous passons à l’action météorologique. Les nuages jouent à saute-mouton avec le soleil, ils montent vers le ciel à la vitesse d’un cheval vapeur et se dissipent sous une gomme embuée. L’appareil-photo est toujours à portée de main. En regardant les images des années passées on voit que les neiges sont de moins en moins éternelles. Mon scénario de L’astre devient de plus en plus crédible. Il y a vingt ans personne ne voulait entendre parler de mon histoire de fin du monde, avec la Terre se rapprochant du Soleil…


Nous profitons de cette amélioration du temps pour nous promener sur la montagne avec Karine, Sacha et Jasmin. J’en prends le risque bien que la randonnée pentue me soit fortement déconseillée, pour mon dos, mes chevilles et mes genoux. Je ne peux pas rester à faire de la chaise longue, même si les polars de Michel Bussi me captivent. Alors je grimpe comme un cabri, l’objectif au poignet. Lorsque je me suis fixé un but, fut-il futile ou dément, je suis capable de me défoncer et me dézinguer, et je fonce tête baissée, le nez au vent, les oreilles dressées, tous mes sens en alerte. Sauf qu’après je paye les pots cassés. Il fallait nous voir, Christophe, David et moi les pieds plongés dans l’abreuvoir glacé. Le lendemain je fais de l’à-plat-dos pour éviter le lumbago qui toque à ma porte. Et je me replonge dans la lecture passionnante de Les fous du son de Laurent de Wilde dont je ne manquerai pas d’écrire les louanges à la rentrée de septembre lorsque je reprendrai mon blog pour de bon !


Pour clore le bestiaire et pour les gagas des chats, les autres nous prenant souvent pour des débiles, nous pouvons annoncer 240 grammes à leur neuvième jour pour chaque chaton dont le poil pourrait bien être moussu. Oulala est beaucoup plus tendre avec nous depuis qu’elle materne et Django nous refait de gros câlins veloutés, et des cadeaux morbides dont nous pourrions nous passer, surtout s’il les ramène des pâturages pour en perdre de vivants à l’intérieur !

jeudi 27 juillet 2017

Six derniers disques avant l'autoroute


Avant de partir en vacances je réécoute les albums qui attendent leur tour de platine sur les étagères. De beaux disques se pressent ainsi au portillon et que je désespérais de n'avoir pas le temps de chroniquer.
Ainsi par ordre de ce qui me tombe sous la main, Casa Nostra du Trio Barolo rappelle la rencontre de Portal et Galliano, avec l'accordéoniste Rémy Poulakis dont je regrette qu'il ne chante qu'un seul air de Puccini de sa voix de ténor lyrique, mélange original avec ce trio jazz où Francesco Castellani joue du trombone et Philippe Euvrard, qui signe la majorité des titres, de la contrebasse.
Pour Feelin' Pretty, un autre trombone, Fidel Fourneyron, reprend des airs de West Side Story ou s'en inspire, dans un genre plus dépouillé, leur tordant gentiment le cou, mais Leonard Bernstein, compositeur contemporain populaire, se prête parfaitement à l'exercice de restructuration iconoclaste du trio d'improvisateurs Un Poco Loco. Le saxophoniste-clarinettiste Geoffroy Gesser et le contrebassiste Sébastien Beliah y vont aussi de leurs découpages et pliages des partitions dont la mémoire a conservé la trace.
Réappropriation également par le duo formé par la chanteuse Eloïse Decazes et du guitariste Éric Chenaux qui passent de très vieilles chansons françaises traditionnelles à la moulinette, La bride sur le coup ! La monotonie des ballades produit une intéressante nostalgie futuristique, rappelant parfois Third Ear Band, Nico, Brigitte Fontaine ou l'Incredible String Band. Ces histoires tiennent de la sorcellerie comme si le duo tournait une grande cuillère dans une marmite remplie de guitares molles.
En période de restriction budgétaire que nous imposent les divers gouvernements européens successifs, le trio est définitivement la forme orchestrale la plus économique. Mais "less is more" avec le Silence Trio formé par le pianiste suédois Jakob Davidsen avec le Franco-Danois Hasse Poulsen à la guitare et le Norvégien Torben Snekkestad aux anches ! Les trois musiciens obéissent à des consignes strictes de patience, écoute, tolérance, retenue, ensemble, ouverture d'esprit qui devraient leur éviter les interdits ayatollesques de nombreux tenants de l'improvisation libre. L'ambiance qui en découle est plutôt relaxante, sorte de musique contemporaine zen où le timbre règne en maître.
On retrouve Hasse Poulsen avec le batteur Fabien Duscombs pour des chansons et compositions signées par eux-mêmes, mais aussi Eddie Harris, Tom Waits, Eddie Henderson, Povl Dissing, Shell Silverstein et John Lennon, mêlées à des improvisations débridées où ils partagent leurs goûts éclectiques avec un public curieux aimant les surprises. Ces Free Folks prouvent que le free n'est pas un genre, mais une tournure d'esprit, de la musique traditionnelle au rock, du jazz à la chanson à laquelle Poulsen cède avec entrain.
Puisqu'on en est aux mélanges, je termine pour aujourd'hui avec un album d'une chanteuse pop britannique, Nina Miranda dont le Freedom of Movement est un mélange de bossa nova, funk, rock, hip-hop, dub, electronica, avec un côté kitsch qui tire vers Burt Baccaharah ! Il y a des guitares, de la basse, de la batterie, mais aussi beaucoup de voix, et puis de la flûte, des cuivres, des cordes, des claviers, des percussions, des bruitages et des effets spéciaux. C'est une grosse ratatouille genre Bollywood façon Bahia avec un sens de la fête très British sur des textes qui engagent à se prendre en main pour changer le monde.

→ Trio Barolo, Casa Nostra, cd Ana Records, dist. L'autre distribution, 12,99€, sortie le 25 août 2017
→ Un Poco Loco, Feelin' Pretty, cd Umlaut Records, 12€
→ Eloïse Decazes & Éric Chenaux, La bride, cd Three:Four Records, 12CHF
→ Silence Trio, 1, cd ILK Music, 119kr
→ Hasse Poulsen & Fabien Duscombs, Free Folks, cd Das Kapital Records, dist. L'autre distribution, 13,99€, sortie le 25 août 2017
→ Nina Miranda, Freedom of Movement, cd Six Degrees Records, 17€

mercredi 7 juin 2017

Séries en série


La troisième saison du Bureau des légendes entérine le titre de meilleure série TV française. Créée par Éric Rochant qui avait déjà réalisé les longs métrages Les patriotes et Möbius sur le milieu de l'espionnage, la série est tenue par les réalisateurs Hélier Cisterne, Laïla Marrakchi, Mathieu Demy, Jean-Marc Moutout, Samuel Collardey, Elie Wajeman et Rochant lui-même qui ont tous déjà travaillé pour le grand écran. Après avoir longtemps boudé la télévision, de plus en plus de cinéastes comprennent l'intérêt que représente un très-long-métrage à défaut de jouer sur la loi du feuilleton.
En plus de signer la lumière et le montage sous des pseudos, Steven Soderbergh réalise l'intégralité des deux saisons de The Knick, évocation très réussie de la chirurgie du début du XXe siècle et des catastrophes induites par l'usage de la cocaïne et de l'héroïne, même si je dois fermer les yeux pendant les opérations très réalistes ! Le jeune Sigmund Freud, qui avait coutume de prendre de la coke pour se donner du courage et briller chez les Charcot, raconte d'ailleurs dans L'interprétation des rêves qu'il en a prescrit à l'un de ses amis qui en est mort. Quant à la troisième saison du Bureau des légendes qui avait offert le rôle principal à Matthieu Kassovitz, elle fait la part belle aux comédiennes Florence Loiret-Caille, Sara Giraudeau, Zineb Triki dans une évocation réaliste de La Piscine, soit les services d'espionnage et contrespionnage situés à deux pas de chez nous, Porte des Lilas ! La diplomatie et le travail sur le terrain, ici l'Irak et la Syrie, nous tiennent en haleine jusqu'au bout avec un Jean-Pierre Darroussin fidèle à lui-même.


Jean-Marc Vallée (C.R.A.Z.Y., Dallas Buyers Club, Wild) signe la remarquable mini-série Big Little Lies comme plus tôt Jane Campion (Sweetie, The Piano) avait réussi Top of the Lake ou Todd Haynes (Superstar: The Karen Carpenter Story, Safe, Far from Heaven, Carol) sa version de Mildred Pierce. Vallée dresse un portrait terrible du machisme, violent ou insidieux, soutenu par des comédiennes exceptionnelles, Nicole Kidman, Reese Witherspoon, Laura Dern, Shailene Woodley...


Grand défricheur de ces séries new look, David Lynch reprend vingt ans plus tard Twin Peaks dont la nouvelle saison ne me convainc guère pour l'instant, comme American Gods écrite par Neil Gaiman (Mirrormask), picorage décousu du roman et démonstration appuyée sur la manière dont les Américains ont abandonné leurs racines originelles au profit de nouveaux dieux. Je suis également déçu par celle qui est en cours de Fargo, le développement de Legion ou la dernière de The Americans, essoufflement des scénaristes ou tentative ratée de pousser le bouchon toujours plus loin dans le délire. J'ai préféré Sneaky Pete où Giovanni Ribisi tient le rôle d'un arnaqueur digne des meilleurs films de David Mamet, d'autant que l'intrigue prend corps avec le temps. J'en ai testé quelques autres qui ne m'ont pas accroché, et si vous sentez qu'il en manque, c'est peut-être aussi que j'en ai déjà parlé dans de précédents articles ;-)
J'ai commencé la seconde saison de l'étonnante Sense8 créée par Lana et Lilly Wachowski (Matrix, Cloud Atlas) et Joseph Michael Straczynski, réalisée également par Tom Tykwer (Run, Lola, Run), James McTeigue (V for Vendetta, Cloud Atlas) et Dan Glass (maître des effets spéciaux). On en reparle bientôt...

jeudi 13 avril 2017

Je suis résolument ferrariste


Je m'en doutais depuis que, adolescent, j'avais écouté pour la première fois une pièce de Luc Ferrari à la radio dans les années 60 : je suis fondamentalement ferrariste, foncièrement, fraternellement. Le recueil de manuscrits, pour la plupart inédits, de Luc Ferrari (1929-2005), pionnier de la musique concrète, rassemblé par sa veuve Brunhild Ferrari et par Jérôme Hansen, ne fait que préciser les points de concordance avec ma propre manière d'envisager l'organisation des sons. L'entendre consista probablement pour moi en une libération par rapport à la musique pop que diffusaient alors Europe 1 et France Inter. Une autorisation de penser le monde comme une symphonie universelle où tout est permis, à commencer par le réel où l'imaginaire va puiser ses sources intarissables. L'observation est la règle, sa transposition l'exception. Je partage aussi le goût de la narration, hérité des poèmes symphoniques des compositeurs romantiques. Par contre mon caractère impétueux ne suivit pas la trace de son élégant minimalisme.
Si l'on reconnaît l'influence de John Cage dans son "hasard par détermination", son amour pour la vie sous toutes ses formes lui fait choisir celle, concrète, des sons du quotidien, des voix susurrées, plutôt que la synthèse de l'électronique. Cela ne l'empêchait pas de savoir écrire pour orchestre symphonique Histoire du plaisir et de la désolation sur les traces d'Edgard Varèse dont il avait filmé avec Gérard Patris Déserts dirigé par Maderna. Dans la même série des Grandes Répétitions, ils avaient réalisé des portraits extraordinaires d'Hermann Scherchen dont Ferrari évoque le studio personnel, de Stockhausen qui avait opté pour l'électronique, de Messiaen dont il s'était dégagé en rentrant au Service de la Recherche de Pierre Schaeffer, Schaeffer à qui il reproche de ne pas le comprendre et le brimer, de Cecil Taylor qui le rapproche d'un monde musical exempt de la hiérarchie imbécile qu'impose la classe bourgeoise...
Relire ses notes et feuilleter les partitions reproduites dans l'ouvrage donne envie de réécouter le somptueux coffret de 10 CD publié par l'INA et La Muse en Circuit lorsqu'il évoque l'Étude aux sons tendus, Tête et queue du dragon, Music Promenade, J'ai été coupé, les Presque Rien, Les Arythmiques, etc. Ses Tautologies me rappellent le synchronisme accidentel de Cocteau que j'ai toujours pratiqué, adaptant souvent cette technique vivante aux expositions que je sonorise. Ses entretiens avec François-Bernard Mâche, Catherine Millet, Christian Zanési, Pierre-Yves Macé et David Sanson sont passionnants. Ses réflexions intimes livrent sans pudeur ses frustrations et ses désirs, fidèles à ses Autobiographies recomposées. Dans sa préface, Jim O'Rourke me comble en rapprochant l'œuvre de Luc Ferrari du livre de Charles Ives, Essays Before A Sonata dont je possède l'édition originale et de Michael Snow, un des héros de mon adolescence que j'eus la chance de rencontrer à Toronto. Outre l'importance déterminante de sa démarche indépendante, ce recueil diffuse avec ravissement l'esprit et l'humour du compositeur.

→ Luc Ferrari, Musiques dans les spasmes - Écrits (1951-2005), 17 x 24 cm (broché), 236 pages (ill. coul. et n&b), Les presses du réel, 22,00 €
→ Pour la petite histoire, le 24 février 1992 Luc Ferrari, à qui je dois la rencontre avec Conlon Nancarrow, enregistra Comedia dell'Amore 224 avec le trio d'Un Drame Musical Instantané au Studio GRRR, publié sur le CD Opération Blow Up. Il y est chroniqué, à sa demande, aux postes "reportage et voix".

jeudi 6 avril 2017

La transe d'Alice Coltrane Turiyasangitananda


Si vous n'êtes pas allergique aux bondieuseries krishniques, la transe d'Alice Coltrane Turiyasangitananda vous portera peut-être aux nues. Sorte de gospel avec tablas et sitar, glissés de synthétiseur et épais accords d'orgue à tuyaux, la musique que la veuve de John Coltrane publia uniquement sur cassettes pour l'ashram qu'elle fonda en 1983 sur les collines de Santa Monica, 45 hectares près de Malibu au sud de la Californie, s'appuie essentiellement sur des chants incantatoires à grand renfort de Om Rama Shanti Hare... Elle chante avec un chœur de 24 disciples, joue des claviers, et de la harpe qui fit sa renommée dans sa période jazz. Après la mort de son mari, Alice Coltrane avait voyagé en Inde et rencontré en 1970 le guru Swami Satchidananda avant de créer le Vedantic Center en 1975 et de prendre le nom de Turiyasangitananda. Si vous préférez, faites comme ses disciples en l'appelant Swamini ! Son engagement total envers Dieu lui avait été dicté après avoir beaucoup maigri et sujette à de terribles crises d'insomnie et d'hallucinations. Le dimanche elle chantait seule des bhajans ou en groupe des kirtans dont Luaka Bop, le label de David Byrne, en publiera l'anthologie, à commencer par ce premier volume à l'occasion du dixième anniversaire de sa disparition.


Alice Coltrane avait auparavant collaboré avec Kenny Clarke, Kenny Burrell, Ornette Coleman, Pharoah Sanders, Charlie Haden, Roy Haynes, Jack DeJohnette, Carlos Santana et remplacé Mc Coy Tyner dans le dernier quartet de son mari. Sur ses 14 albums en tant que leader, sa musique fut toujours marquée par une quête spirituelle qui trouve ici son expression la plus explicite, cette fusion entre le gospel et le chant védique sonnant très actuelle grâce à l'électronique et à la re-masterisation de Baker Bigsby.

World Spirituality Classics 1: The Ecstatic Music of Alice Coltrane Turiyasangitananda, CD/LP/K7/Digital Luaka Bop (2 morceaux de plus sur le double vinyle), dist. Differ-ant, sortie le 5 mai

jeudi 30 mars 2017

La Chose Commune


Les évocations opératiques de la Résistance sont toujours des brûlots romantiques, rappelant une jeunesse perdue pour les uns, jamais abandonnée pour les autres. Comment se prétendre artiste sans rêver de révolution ou de liberté ? Le cycle est infernal, la liberté est un fantôme, mais baisser les bras serait criminel. Chanter la Résistance comme les Chroniques de Tony Hymas ou ici la Commune de Paris avec Emmanuel Bex et David Lescot n'est pas innocent quand la démocratie est aujourd'hui bafouée par ceux qui prétendent la protéger. On se cherche des modèles d'honnêteté politique, histoire d'avoir le courage de ses opinions. Le vote utile a montré ses limites. Face au cynisme ambiant et à une collaboration de plus en plus pétainiste, l'urgence d'inventer de nouvelles utopies pousse des artistes à mettre en scène le spectacle de notre société pour ne pas se laisser hypnotiser par la société du spectacle qui camoufle les vrais enjeux sous le fard des émotions téléguidées.
À monter ce genre de projet on danse sur une corde raide, car la parole risque de submerger la musique à vouloir être trop explicite. Les compositeurs alternent ainsi airs et récitatifs sans négliger les instrumentaux. Pour Hymas aller chercher la rappeuse Desdamona, ou Lescot le rappeur Mike Ladd, deux Américains s'exprimant dans leur langue, est le choix d'un parlé chanté d'aujourd'hui, le spoken word du slam et du hip hop. Le premier avait choisi Elsa Birgé pour porter ses mélodies chantées en français, Emmanuel Bex élit Élise Caron. La Commune de Paris et la Résistance au nazisme sont cousins de jazz dans ces opéras modernes où l'excellence des musiciens est quasiment révolutionnaire. Sollicité par Bex qui tient l'orgue en maître de chapelle laïque, Lescot, qui a déjà écorché le monde de la finance, le mythe étatsunien et le racisme, écrit un texte où se découvre une héroïne oubliée, Elisabeth Dmitrieff, où les revendications pourraient être les nôtres tant la misère et l'injustice nous taraudent. Il convoque Alexis Bouvier, Jules Vallès, Jean Bastiste Clément, Paul Verlaine (Ballade en l'honneur de Louise Michel), Arthur Rimbaud (Chant de Guerre Parisien) ou cite le Manifeste du Comité central de l'Union des Femmes pour la Défense de Paris et les Soins aux Blessés. On n'échappe pas au Temps des cerises et à La semaine sanglante parce que leurs mots pourraient redevenir d'actualité si les pauvres arrêtaient de soutenir leurs bourreaux, si les flics retournaient leurs armes contre ceux qui leur commandent de parquer leurs frères. Quelques effets sonores appuient de temps en temps le petit orchestre composé de Bex, de la saxophoniste Géraldine Laurent, du batteur Simon Goubert, et accessoirement Lescot à la trompette et Caron à la flûte.


La Chose Commune est une chose commune à tous et toutes, du moins elle le devrait, tant nous semblons incapables de retenir les leçons de l'Histoire, manipulés par les médias de masse qui caricaturent le seul candidat à la présidentielle porteur d'un programme salvateur, tant économique qu'écologique. En attendant le résultat du vote, farce de l'absurde dans un pays où vivent encore 9 millions de pauvres et où les riches sont de plus en plus riches, nous autres de la classe moyenne, du moins à même de posséder un lecteur, pouvons écouter le CD comme une évocation radiophonique, même si le spectacle d'Emmanuel Bex et David Lescot se joue aussi sur scène avec lumière et scénographie comme au Théâtre de la Ville - Espace Cardin du 19 au 29 avril 2017... Le reste se passe dans la rue.

→ Emmanuel Bex et David Lescot, La Chose Commune, CD Le Triton, dist. L'autre distribution, sortie avril 2017

lundi 27 mars 2017

Ciné-concert exemplaire à Aubagne


Le 18ème Festival International du Film d’Aubagne (FIFA) s’est clôt sur un ciné-concert exemplaire après le palmarès qui a entre autres couronné le saxophoniste Émile Parisien par le Grand Prix de la musique originale pour Souffler plus fort que la mer de Marine Place.
Face au manque d’audace de trop de compositeurs confrontés aux images du cinématographe, les neuf musiciens choisis parmi quatre-vingt candidats et réunis pour une master class dirigée par Jérôme Lemonnier brillèrent par leur inventivité et la cohésion de l’ensemble.
Quelques jours plus tôt nous avions assisté à une autre démonstration du genre où la banalité écrasait les films sonorisés en direct. De retour à l’hôtel, il m’avait suffi de me remémorer l’insolente partition originale de Carl Stalling composée en 1935 pour le film d’animation Balloon Land de Ub Iwerks pour constater le manque d’humour de la nouvelle musique jouée ici en direct. Pourquoi diable les musiciens ont-ils gommé les bruitages rythmant le film pour ne garder qu’une pâle copie de la partie orchestrale ? La même logorrhée sonore illustrative s’étala sur le récent documentaire Marselha de Nicolas Von-Borzyskowski et sur le touchant court métrage québécois Viaduc de Patrice Laliberté. Cette approche fatale, hélas coutumière depuis un siècle, entâchait d’ailleurs Rapsodia Satanica, un navet de 1917 de Nino Oxilia rénové par la Cinémathèque de Bologne avec la musique originale d’époque de Pietro Mascagni, composition néo-classique aussi barbante que la réalisation. Lorsque l’on sait que n’importe quelle musique fonctionne avec n’importe quel film, mais qu’évidemment le sens change radicalement selon le choix, on comprend que la maîtrise du sens est l’enjeu capital de l’exercice. Cela n’empêche nullement de jouer également avec les émotions, à condition toujours que la musique, pour justifier sa présence, soit complémentaire du montage image, apportant de nouvelles informations ou un point de vue cohérent, fut-il critique.


Dirigé par Jérôme Lemonnier, les neufs compositeurs-interprètes, souvent poly-instrumentistes, qui ne se connaissaient ni des lèvres ni des dents dix jours plus tôt, font donc preuve d’une incroyable cohésion d’ensemble en traitant chaque film d’une manière originale. C’est donc à la fois un modèle de collaboration qu’il faut saluer chez ces jeunes de 22 à 30 ans, autodidactes (entendre proches du jazz) ou élèves de conservatoires en classe de musique à l’image, et la richesse de leurs points de vue documentés, auquel leur moniteur n’est certainement pas étranger.
Ainsi Benjamin Balcon (guitares, basse), Hadrien Bonardo (flûtes, anche double), Louis Chenu (sax alto), Matthieu Dulong (violoncelle), Julien Ponsoda (trombone, trompette), Nicolas Rezaï-Pyle (percussion, synthétiseur), Félix Römer (piano, échantillonneur), Clovis Schneider (guitare, basse, mandoline), David Tufano (batterie, percussion, synthétiseur) accompagnent avec succès cinq courts métrages en cherchant une musique qui serve le propos de chaque film. À noter que les partitions initiales avaient été ôtées des bandes-son pour en proposer de nouvelles en direct.
Délicats sur Celui qui a deux âmes de Fabrice Luang-Vija (2015), grinçants sur Tma, Svetlo, Tma de Jan Svankmajer (1989, photo touten haut), euphoriques sur Le voyage dans la lune de Georges Méliès (1902, 2e photo), proches du silence pour Les allées sombres de Claire Doyon (2015), drôles sur 5m80 de Nicolas Deveaux (2013), ils ne s’enferment jamais dans un genre musical pour préserver l’originalité des films traités. Le mélange de leurs orchestrations collectives avec certains bruitages des partitions originales, parfois retravaillés, nous plonge chaque fois dans un univers différent, le choix du programme étant particulièrement astucieux. Souhaitons maintenant à cette équipée de rejouer ailleurs ce spectacle enthousiasmant…

mercredi 22 mars 2017

David Enhco sur le chemin des écoliers


Depuis la disparition de Bernard Vitet, j'écoute les trompettistes avec une attention redoublée. David Enhco, qui joue d'ailleurs sur la petite merveille mingusienne de Noël Balen chroniquée récemment, fait partie de la génération des jeunes trentenaires que j'ai nommés les affranchis. S'il sait susurrer la tendresse, j'ai surtout été intéressé par une dialectique originale qui fait boiter certaines compositions du quartet comme si un musicien prenait discrètement la tangente au milieu du morceau. Ces contrepieds peuvent s'échapper de la tonalité, du timbre ou du tempo, sans affecter le plaisir de l'écoute. Le facétieux Roberto Negro au piano n'y est pas étranger. Les pièces du contrebassiste Florent Nisse et du batteur Gautier Garrigue sont plus classiques, mais les improvisations collectives rappellent que le free jazz n'est pas un genre, mais une soif de liberté qui peut prendre des chemins de traverses qui mènent toujours à l'homme. Ici ses Horizons sont calmes et reposants, comme des paysages de vacances.


→ David Enhco, Horizons, NOME, dist. L'autre distribution, sortie le 28 avril 2017

lundi 20 mars 2017

David Hockney à la Tate Britain


J'ai toujours aimé l'eau et plonger est un plaisir sans mélange. Olivier Degorce me surprend devant A Bigger Splash pendant notre visite de l'exposition David Hockney à la Tate Britain de Londres. Les billets sont à prendre à l'avance si l'on ne veut pas attendre 4 heures pour cause d'affluence.


Face aux monographies, et celle-ci représente 60 ans de travail du peintre anglais, nous sommes surpris par certaines époques que nous ignorions comme ces Love Painting phalliques de ses débuts en 1960 où le jeune Hockney voulait prouver qu'il était capable de différents styles.


À mon tour je retourne l'appareil vers Olivier, songeur. L'exposition croise la chronologie et certaines thématiques. Ainsi la première salle, Play Within A Play, présente des œuvres de 1963 à 2014 où le réel et les illusions se jouent les uns des autres, facéties sur les perspectives et la transparence, comme le Rubber Ring Floating in a Swimming Pool de 1971 ou Kerby (After Hogarth) Useful Knowledge de 1975. Devant la (re)composition impossible du récent 4 Blue Stools j'ai l'impression que les dames jouent à Où est Charlie ?


Dépassé les Demonstrations of Versality, Paintings With People In, Sunbather, Towards Naturalism, Close Looking, la septième salle s'appelle A Bigger Photography. En 1980 la visite de Hockney à l'expo Picasso du MOMA de New York l'aurait poussé à recomposer ses tableaux à partir d'une quantité de Polaroïd, les fragments multipliant les points de vue d'une même scène, que ce soit des portraits ou des paysages.


Ses Experiences of Space post-cubistes ne me convainquent pas du tout ! Chercher à plaire, ou à toujours plaire, comporte parfois des chausse-trappes qui peuvent attirer un temps les créateurs...


The Wolds et surtout The Four Seasons, quatre murs cinématographiques nous encerclant, montrent l'attirance de Hockney pour de nouveaux outils comme ceux de la vidéo. Assemblage de prises de vue reconstituant le même espace filmé en voiture à quatre stades de la nature sur la route de Woldgate près de Bridlington dans le Yorkshire, l'installation nous transporte à la fois sur place et dans une vision personnelle de l'artiste comme si nous pénétrions dans son cerveau contemplatif. Après les paysages du Yorkshire et de Hollywood, le travail sur iPads termine le tour. Comme dans le film Le mystère Picasso de Clouzot, David Hockney nous montre le processus créatif à l'œuvre pour nombre portraits et natures mortes. De grands écrans reproduisent les mouvements du peintre en agrandissements géants de ses tablettes numériques. Le verre des écrans rappellent évidemment la surface de l'eau, la transparence des vitres et la lumière qui se dégage de l'ensemble de son œuvre.


Comme Olivier est un fan de Turner, nous finissons de nous brûler les yeux devant les incroyables huiles où l'abstraction pointe son nez sous couvert de brume et de fumée, de soleil ou d'obscurité. La Tate mérite qu'on y revienne bientôt, mais ça c'est une autre histoire.

David Hockney, Tate Britain, Londres, jusqu'au 29 mai 2017 - et au Centre Pompidou du 21 juin au 23 octobre 2017 !

vendredi 17 mars 2017

Londres 2017


Pas trop le temps de muser. M'installer. Il est une heure plus tôt que Paris. Faire la balance. Concert à 19h. Londres est toujours aussi étendue, un puzzle de villes de province reconstitué, sans cesse rénové. Atmosphère très douce du quartier de Shoreditch où se trouve la Red Gallery. Quantité de cafés, restaurants, petites échoppes. Pas encore trop branché, mais ça viendra. La musique électronique y semble très présente...


J'ai appuyé sur le déclencheur à l'instant même où l'Eurostar allait pénétrer dans le tunnel sous la Manche. Depuis des kilomètres en amont, des barrières surmontées de fil de fer barbelés forment un labyrinthe concentrationnaire. Tout est propre, désert, clinique. Aucune trace de migrants. Inhumanité de l'Europe. Même brexitée, la Grande Bretagne en fait toujours partie. Pourquoi la France joue-t-elle son rôle de garde-barrières. Quel sinistre marché fut conclu entre les deux côtés du Channel ?


En 1963 j'avais fait le voyage seul. Autocar jusqu'à Beauvais, avion pour Douvres, train vers Londres, changer de gare pour rouler jusqu'à Salisbury. J'avais 11 ans. La City se découpe derrière la fenêtre de ma chambre d'hôtel. F comme fumée, s comme smoke, le fog qu'ils appellent Le smog est remplacé par une nouvelle pollution. Comme partout. Plus de charbon. C'est déjà ça. Quelques minutes à Londres suffisent pour nous dépayser. Je me promène avec les photographes Olivier Degorce et Johann Bouché-Pillon. Le premier photographiait les fêtes qu'il organisait au début des années 90. Le second a pris le relais depuis trois ans...


Quant à moi je me retrouve épinglé sur le tableau de chasse à l'entrée de l'expo aux côtés de Varèse, Schaeffer, Martenot, Henry, Szajner, Fevre et Jarre. On me voit en bas à gauche à l'ARP 2600 sur scène au Théâtre de la Gaîté Montparnasse en 1975 et en haut à droite au Theremin dans les années 90. Ben Osborne me présente comme une légende. Concert donc du dinosaure en ouverture. Salle comble. Le public est enthousiaste, mais le brouhaha du bar du fond me donne l'impression d'être un pianiste dans un club de jazz. Contrairement à mes prévisions j'attaque sauvagement au Tenori-on avec des sons échantillonnés sur mon VFX, mixés avec une radio locale passée à la moulinette de la Mascarade Machine, quelques scratches électroniques et le quatuor à cordes de la machine à rêves de Leonardo da Vinci. Je découpe cet ensemble fondamentalement expérimental en tricotant la lumière conjuguée à tous les temps. Présent passé avenir. Le grand jeu. Ce sera plus ou moins le sujet de la table ronde rassemblant Olivier Degorce (qui a réussi de très beaux portraits de ma prestation live), du photographe Edouard Hartigan, de Samy El Zobo, directeur du festival Château Perché, Jack de Marseille et David McKenna en modérateur. La fraîcheur des origines...

jeudi 16 mars 2017

Voyage anglais dans le paysage électronique français


J'embarque à bord de l'Eurostar pour participer ce soir à l'ouverture de l'exposition Voyage dans le paysage électronique français, invité à Londres par Ben Osborne. La Red Gallery et le Kamio Bar présentent images et photos illustrant l'histoire de la musique électronique en France depuis Russolo et Martenot jusqu'aux acteurs actuels qui font danser les foules. Me voilà donc transformé en délégué national pour un concert solo, armé de la Mascarade Machine, d'un de mes Tenori-on et de deux iPads. Les magazines MixMag et DJ Mag publient des photos de mes jeunes années au synthétiseur ARP 2600.
Le premier annonce :
Jean-Jacques Birgé, pictured here in concert in 1975, started making electronic music in 1965 when he was 13 years old. On the avant-garde experimental wing of electronic music, his music deconstructs jazz, rock, classical and many other genres...
Tandis que le second rapporte :
Pioneering composer and musician Jean-Jacque Birgé recalls being given a theatre to play in: “These pictures were shot during a live concert at Théâtre de la Gaîté Montparnasse in 1975. I play the ARP 2600, Francis Gorgé is on guitar, and Shiroc on drums. The director had to be crazy to give us his beautiful old theatre to play. There were few spectators, but they all remember those fantastic sessions which made Francis and I decide to invite Shiroc onto our album, ‘Défense De’. I found these photos very recently in the attic. The ARP 2600 had no internal memory and the keyboard was monophonic. The synthesiser was fantastic. But I had to 100% improvise every night…”
Quant à l'expo y est précisé :
Jean-Jacques Birgé is a composer, filmmaker, multimedia author, sound designer and writer. He wrote his first electronic track in 1965, was the founder of the GRRR Records and was one of the first live synthesizer players in France from 1973 onwards. He was the precursor of the return of the cinema-concert in 1976, composes for symphonic orchestras, and improvises freely with musicians from all genres. From 1995 onwards, he became one of the most fashionable sound designers of multimedia and interactive music composition in France.


Demain vendredi, Jack de Marseille, Ben Osborne, Milan Kobar et Cleo T ouvrent le bal. Je dois probablement cette invitation à la parution récente de ma préhistoire, le vinyle Avant Toute en duo avec Francis Gorgé publié par Le Souffle Continu. Je me souviens qu'à mon adhésion à la Sacem il avait fallu que je me batte pour être accepté comme compositeur, sans la restriction "de musique électroacoustique". L'électronique fait partie de ma panoplie, mais je ne me reconnais d'aucune étiquette, même si je fis partie des premiers synthésistes français. Selon les projets je choisis le mode de composition le plus adapté et son orchestration idoine, de l'informatique à l'orchestre symphonique, des instruments traditionnels au field recording, du bricolage à la plus extrême sophistication ! J'ai lu sur Wikipédia que j'étais qualifié de compositeur encyclopédiste, ce qui me ravit, sachant que je dois mon style essentiellement à mes études cinématographiques dont j'ai adapté les ressources à la musique.

French Touch - An exhibition of French electronic music, Red Gallery/Kamio Bar, 1-3 Rivington St, London EC2A 3DT, du 16 mars au 9 avril. L'exposition sera ensuite aux festivals Jack In A Box (juillet) et Château Perché (4 au 6 août), puis Paris et ailleurs dans l'année... Et aux USA en 2018.

Concert solo ce jeudi soir à 19h (Free Entry but you must register for a ticket) : The night begins with an extremely rare UK live performance in the Kamio Bar by French electronic pioneer Jean-Jacques Birgé and an exclusive showing of film Paris/ Berlin: 20 Years of Underground Techno directed by Amélie Ravalec. Panel Discussion: Olivier Degorce (Photographer), Edouard Hartigan (Photographer), Stephane Jourdain (Photographer), Jean-Jacques Birgé (musician and composer), Sammy El Zobo (Director, Chateau Peché Festival, France), Professor Martin James (Solent University), David McKenna (French Music Export Office), host Ben Osborne (Noise of Art), also in attendance Johann Bouché-Pillon (Photographer and artist) and Etienne Castelle (Director, Chateau Peché Festival, France)...

mardi 14 mars 2017

Manuel de survie


Didier est ressorti hilare d'un petit séjour hygiénique dans la boîte verte où se trouve un des lieux d'aisance de la maison. J'y laisse toujours de la lecture instructive comme ma collection de revues Schnock ou des fascicules publiés par la Préfecture de Police. Il était tombé sur le Manuel de survie de Joshua Piven et David Borgenicht que ma fille m'avait offert il y a longtemps pour je ne sais quel anniversaire. Elsa, connaissant les exploits sportifs de mon enfance et mon goût pour tout ce qui peut être pratique, ne pouvait pas tomber mieux.
Danseur, Didier fut particulièrement sensible à l'article Comment sauter dans un train en marche quand on se trouve sur le toit. Les auteurs conseillent de ne pas essayer de se tenir debout, de se mettre à plat ventre dans les virages ou à l'approche d'un tunnel, d'accompagner le balancement du train avec son corps, latéralement et en avant, et une fois l'échelle trouvée de descendre rapidement. Pour moi, c'était une évidence.
Il y a plus Sioux. Comment survivre à une morsure de serpent venimeux, se débarrasser d'un requin, échapper à un puma, un alligator ou des abeilles tueuses m'en apprennent long comme le bras. Comme gagner un combat à l'épée, encaisser un coup de poing, sauter d'un immeuble dans un container, faire une trachéotomie, détecter un colis piégé, faire atterrir un avion, survivre à un tremblement de terre ou à un naufrage, etc. Mais me souviendrai-je de ma lecture si mon parachute ne s'ouvre pas ou si je dois sauter dans une voiture en marche depuis une moto ? Pas question alors d'ouvrir le manuel que j'aurai précautionneusement glissé dans ma poche ! Il faut donc que j'apprenne par cœur comment démarrer une voiture sans clé de contact ou que faire si une dame accouche dans un taxi.
Il manque évidemment quantité de réponses aux questions qui risquent de se poser dans les mois à venir à l'issue du scrutin des élections présidentielles, raison pour laquelle je fais le maximum pour convaincre mes camarades de voter pour le candidat de la France Insoumise dès le premier tour.

mercredi 22 février 2017

Survol subjectif de projections récentes


Les films recensés ici ne m'ont inspiré aucun article. J'ai en outre choisi de ne pas citer ceux que j'ai déjà chroniqués. Ma mémoire n'ayant jamais été fameuse, il en manque certainement des quantités. Pas le temps de m'étendre sur chacun. Une liste donc, sommairement annotée.

À commencer par ceux qui m'ont le plus marqué comme Mademoiselle (The Handmaiden) du Coréen Park Chan-wook qui, derrière ses qualités plastiques, cache un thriller sulfureux des plus réussis, Toni Erdmann, de l'Allemande Maren Ade à qui l'on devait déjà Alle Anderen, comédie dramatique très fine dans les rapports père-fille qui réfléchit deux générations radicalement différentes avec beaucoup de fantaisie, En Chance Til (A Second chance) de la Danoise Susanne Bier, excellent thriller à déconseiller aux femmes enceintes, El Abrazo del Serpiente (L'étreinte du serpent) de Ciro Guerra, aventure coloniale, coproduite par la Colombie, l'Argentine et le Vénézuéla, racontée du point de vue des autochtones, superbe noir et blanc, Hunt For The Wilderpeople, récit initiatique du Néo-zélandais Taika Waititi qui a souvent fait tourner les acteurs maoris dans ses films, j'en ai profité pour regarder ses remarquables courts métrages Two Cars, One Night et Tama tu ainsi que son précédent long, What Do We Do In The Shadows, faux docu hillarant sur les vampires à la manière de The Spinal Tap... Comme tous les films du documentariste anglais Adam Curtis qu'il faut absolument voir, le dernier, Hypernormalisation, est indispensable si l'on veut comprendre dans quel monde nous vivons. Pour les Français je retiens Ma loute de Bruno Dumont qui réussit une nouvelle carrière dans la comédie sociale et Swagger d'Olivier Babinet qui me rappelle le premier film de Bertrand Blier, l'extraordinaire Hitler, connais pas, mais avec des jeunes d'aujourd'hui qui vivent à Aulnay-sous-Bois, la ville où Théo L. a fait l'objet d'une odieuse agression de flics racistes.

J'ai été intéressé par Elle qui n'est pas le meilleur du Hollandais Paul Verhoeven, plus profond qu'il n'en a l'air, Poesía Sin Fin du Chilien Alejandro Jodorowsky, suite de La danza de la realidad, passionnant mais son ego-trip devient fatigant à la longue malgré un travail de recherche plastique exceptionnel, Er Ist Wieder Da (Il est de retour), docu-fiction satirique de l'Allemand David Wnendt dont l'humour et la charge politique ont peut-être échappé aux critiques, Hrútar (Béliers), film très personnel de l'Islandais Grímur Hákonarson où deux frères ennemis s'affrontent dans l'amour de leur troupeau, Merci Patron ! de François Ruffin, à l'origine du mouvement Nuit Debout, les rééditions remasterisées d'une série de films d'Akira Kurosawa (L’ange ivre, Chien enragé, Vivre dans la peur et le bouleversant Vivre), les miniséries The Night Of sur le système juridique américain avec John Turturro, et The Night Manager de Susanne Bier d'après John Le Carré...

Malgré les critiques élogieuses je n'ai pas réussi à terminer de regarder Jackie de Pablo Larraín, portrait d'une femme dont je n'ai rien à faire, morbide et protocolaire, ni Billy Lynns Long Halftime Walk d'Ang Lee qui m'est apparu comme un Clint Eastwood avec un zeste de culpabilité du politiquement correct. Si c'est pour faire le énième portrait du héros américain, autant prendre Sully qui ne s'embarrasse pas de fausses pudeurs. Quitte à se coltiner des grosses daubes hollywoodiennes, je préfère m'amuser des effets spéciaux de Dr Strange ou Fantastic Beasts And Where to Find Them, charmante HarryPotterie. Même chose avec le prévisible Manchester By The Sea de Kenneth Lonergan dont le scénario ne peut flatter que la bonne conscience bourgeoise catholique. Dans le genre, on peut ajouter Hidden Figures (Les figures de l'ombre) de Theodore Melfi qui rappelle la participation déterminante de trois scientifiques noires américaines au lancement d'Apollo 11 vers le Lune en 1969, Queen of Katwe de l'Indienne Mira Nair qui évoque la jeune championne ougandaise d'échecs Phiona Mutesi issue d'un bidonville, ou la success story Joy de David O. Russell. La vengeance violente à l'œuvre dans The Birth of A Nation de l'Afro-Américain Nate Parker est aussi peu politique (je préfère encore Mandingo de Richard Fleischer ou Django Unchained de Tarentino !). Même Captain Fantastic de Matt Ross, de prime abord sympathique, m'apparaît en définitive très formaté. Hell or High Water de David Mackenzie a beau se passer dans un milieu social particulier, les délogés des spéculations immobilières américaines, c'est tout de même bien mou. Dans le genre western je préfère The Homesman de Tommy Lee Jones qui avait déjà réussi The Three Burials of Melquiades Estrada (Trois enterrements). Quant au remake des 7 mercenaires (The Magnificent Seven) on laisse tomber ! Il y a pire, tels les biopics consacrés à Miles Davis (Miles Ahead) et Chet Baker (Born To Be Blue), comme si jazz rimait forcément avec drogue, ou encore Allied, Florence Foster Jenkins, Passengers, Les premiers les derniers, Chocolat qui ne justifient aucun commentaire. On pourra toujours se distraire avec A Bigger Splash, Girl on The Train (mais ça ne vaut pas le bouquin), Train to Busan, Arrival (tout de même très faible en comparaison des précédents de Denis Villeneuve), The Accountant, mais Nocturnal Animals m'a semblé vain et très violent. Côté français je retiendrai les thrillers Diamant noir d'Arthur Harari et Maryland de Alice Winocour. J'ai toujours du mal avec Bertrand Bonello dont les films ne sont jamais à la hauteur des ses ambitions, boursoufflés par une sorte de prétention snob qui leur retire toute crédibilté. Dommage ! La série Westworld n'atteint pas non plus ses objectifs, on sait tout depuis le premier épisode et ça piétine dans un suspense artificiel. Mieux vaut la suédoise Jour polaire (Midnattssol) de Måns Mårlind et Björn Stein autour des Samis qui rappelle The Bridge (Bron) par son tueur en série, une figure récurrente du polar en ce début de siècle agonisant, ou Le bureau des légendes qui se tient plutôt bien pour une française. J'aime bien ses deux saisons, d'autant que je passe souvent devant la Piscine où sont regroupés tous les services d'espionnage et contrespionnage Porte des Lilas !

Si l'on perd rarement son temps avec les documentaires, il y en a peu dont le style se confond avec le sujet. Je me suis tout de même instruit en regardant l'éloquent Poutine, un nouvel empire de Jean-Michel Carré, Pornocratie d'Ovidie, Ni dieu, ni maître, une histoire de l'anarchisme de Tancrède Ramonet, une anthologie en trois DVD du Cubain Santiago Alvarez, Hergé à l'ombre de Tintin de Hugues Nancy, The Beatles Eight Days A Week de Ron Howard, Hitchcock Truffaut de Kent Jones. Et j'ai cultivé ma cinéphilie avec les films provoquants et très personnels du Grec Nikos Papatakis, les mouvements de caméra virtuoses du Hongrois Miklos Jancso, les dessins animés soviétiques des sœurs Brumberg, et dans le désordre qui caractérise ce billet Half Nelson de Ryan Fleck, Bonjour Tristesse d'Otto Preminger, Propriété privée de Leslie Stevens, etc. Etcétéra parce que cette énumération est bien fastidieuse, sachant qu'en la matière ma liste ne plaira pas à tout le monde, la perception du cinéma jouant essentiellement sur l'identification de chacun avec les personnages et les sujets projetés sur l'écran.

mercredi 15 février 2017

Legion, encore plus dingue que Fargo !


Nombreux amis en manque de série TV me demandent de leur en recommander une en cette période de disette où les nouvelles saisons de Game of Thrones, Twin Peaks, The Americans, No Offence, etc., n'ont pas encore débuté... Une petite recherche mène mes doigts au premier épisode de Legion que je télécharge sans savoir de quoi il s'agit vraiment. Surprise, le premier épisode qui vient d'être mis en ligne est ouf de chez ouf, me faisant un peu penser à Utopia ! La série, inspirée des Marvel Comics, ne ressemble à aucune des adaptations que le cinéma enchaîne à la queue-leu-leu. Le montage adopte la schizophrénie vertigineuse du héros David Haller confondant le passé et le présent, mais surtout le rêve et la réalité. Les images explosent sur l'écran tandis que le spectateur est happé par l'énigme dont l'explication est livrée à la fin de l'épisode. L'hôpital psychiatrique où il est enfermé est le théâtre des hallucinations du jeune homme qui y rencontre l'âme sœur, mais tous les détails que j'aimerais livrer risquent de gâcher votre plaisir. Comme je suis stupéfait par l'imagination de l'auteur et la maestria de la réalisation, je découvre qu'il s'agit de Noah Hawley à qui l'on doit déjà les deux saisons de Fargo !


Après les audaces incroyables de la seconde saison de Fargo, Hawley a choisi d'écrire un scénario encore plus dingue en s'échappant du style original des X-Men, évitant le remake en construisant ses propres variations. Le sujet lui offre d'imaginer des scènes totalement inattendues. Confiante, la chaîne FX lui a laissé la liberté de créer comme il l'entendait, ce qui donne toujours les meilleurs résultats. Pour trouver son style, ses références furent à la fois à Orange mécanique, 2001, l'Odyssée de l'espace et Eternal Sunshine of the Spotless Mind ainsi que certains films de David Lynch, Terence Malick ou Paolo Sorrentino ! Autant que possible il choisit de réaliser les effets spéciaux à la caméra plutôt qu'avoir recours à l'informatique.
Pour la musique, il demande à Jeff Russo de s'inspirer de Dark Side of The Moon du Pink Floyd. Hawley a préparé Dan Stevens qui tient le rôle principal en composant une play-list de 160 morceaux dont Happy Jack des Who et She's Like A Rainbow des Rolling Stones que l'on entend dès les premières minutes, du sound design expérimental français (devinez qui !), des gens qui hurlent dans des citernes, Pink Floyd (Rachel Keller, déjà présente dans Fargo comme Jean Smart, qui joue la petite amie de Stevens, est appelée Sydney "Syd" Barrett en référence au fondateur du groupe, démissionnaire pour cause de maladie mentale)... Hawley soulève évidemment la question de la folie dans son décrochement du réel, mais aussi par sa fonction sociale, et le complot n'est évidemment jamais loin, préoccupation récurrente de ceux qui n'acceptent pas le story-telling de ceux qui dirigent la planète...

vendredi 10 février 2017

The Sea Ranch Songs & Green Ground par le Kronos Quartet


Chaque fois que le Kronos Quartet sort un nouvel album je suis incapable de résister à la folie du consumérisme. Il y a vingt ans j'avais acheté à Montréal les vinyles consacrés à Thelonious Monk et Bill Evans et depuis j'ai systématiquement acquis leurs productions chez Nonesuch ou sur d'autres labels. En 1988 le trio du Drame avait rencontré le violoniste David Harrington sans arriver à s'entendre. Nous avions été trop gourmands tandis qu'il avait montré peu d'appétit pour la cuisine française ! Cinq ans plus tard nous avions préféré nous associer au Balanescu String Quartet pour notre contribution à Sarajevo Suite avec Dee Dee Bridgewater. Même si d'autres quatuors à cordes font preuve de plus de finesse j'ai toujours adoré la détermination électrique très américaine du Kronos.
Allant régulièrement voir sur leur site les nouveautés discographiques je découvre cette fois The Sea Ranch Songs d'Aleksandra Vrebalov et Green Ground de Pelle Gudmundsen-Holmgreen. La première évoque un ensemble immobilier sur la côte ouest des États Unis où les lotissements en bois sont conçus en harmonie avec la nature le long d'une plage au nord de San Francisco. Mais si The Sea Ranch fut un lieu d'accueil merveilleux pour la compositrice serbe et le quatuor, il semble être devenu un lieu de villégiature pour pensionnaires friqués en rupture avec les intentions de départ des fondateurs. Il n'empêche que la quiétude qui s'en dégage a inspiré Aleksandra Vrebalov mêlant quelques témoignages verbaux à son écriture plutôt planante. Le DVD qui double le CD montre les lieux, les architectures inventives, la nature verdoyante et l'océan, mais dans une perspective hélas illustrative malgré les effets de superposition ou de solarisation, ce qui rend le projet vidéographique particulièrement ennuyeux alors que l'écoute de l'album laisse rêver et imaginer cet espace propice à la détente, loin du monde concentrationnaire auquel les urbanistes nous ont habitués. L'album produit par le Kronos et Vrebalov est publié sur le label des compositeurs de Bang on a Can...
Celui du compositeur danois Pelle Gudmundsen-Holmgreen, décédé en juin 2016, réunit le Quatuor et le Theater of Voices de Paul Hillier pour une autre évocation de la nature tant terrestre qu'aquatique. Le terme de réunion s'impose d'autant que New Ground et No Ground sont les quatuors n°10 et 11 de Gudmundsen-Holmgreen, que Green est composé pour quatre voix, mais, superposés, ils donnent naissance à New Ground Green et No Ground Green ! Les chanteurs utilisent des percussions (crotales, guiro, claves, anklung) pour interpréter ces œuvres où les influences du baroque viennent frapper à la porte de la contemporanéité...

→ Aleksandra Vrebalov, The Sea Ranch Songs, CD+DVD Cantaloupe, 15,76€
→ Pelle Gudmundsen-Holmgreen, Green Ground, CD Dacapo, 19€

vendredi 27 janvier 2017

Mingus Erectus, une histoire du jazz


Voilà le genre d'objet qui me ravit ! D'abord parce qu'il s'inspire de la musique et du roman du plus grand compositeur de jazz à mes yeux et mes oreilles, Charles Mingus, ensuite parce qu'il allie un recueil de textes et un CD, l'un renvoyant à l'autre par un jeu de directs, de crochets et d'uppercuts. Pour les directs j'ai noté quelques samples d'époque. Les crochets sont des déviations musicales qu'empruntent un paquet de musiciens formidables qui ont participé à l'enregistrement de la musique originale composée par Étienne Gauthier. On doit les uppercuts aux textes de Noël Balen à la tête de cette entreprise qui rappelle furieusement le style littéraire de Moins qu'un chien (Beneath The Underdog), le roman autobiographique de Mingus qu'Un Drame Musical Instantané avait largement cité en 1992 dans notre spectacle Let My Children Hear Music. Mais ici tout est nouveau, textes et musique, excepté Goodbye Pork Pie Hat. Les bruitages s'y mêlent dans un hommage brillant qui convoque, en plus des comédiens et des solistes, le Fame's Macedonian Symphonic Orchestra dirigé par Philippe Jakko, avec un ensemble à cordes orchestré par Gauthier et une section de cuivres par le saxophoniste Julien Cavard.
La distribution exceptionnelle rassemble les chanteurs Liz McComb, Michel Jonasz, David Linx, les rappeurs Passi, Kohndo, Mike Ladd, les comédiens Dominique Pinon, Irène Jacob, Jean-Luc Debattice, Victor Lazlo, Thomas de Pourquery, Arthur Ribo qui jouent les textes de Noël Balen dans l'urgence qu'ils réclament. Lui-même tient la contrebasse et la machine à écrire, mais il est savamment épaulé par Philip Catherine (guitares), Ricky Ford (sax ténor), Steve Potts (sax soprano), Géraldine Laurent (sax alto), Michel Portal (clarinette basse), Stéphane Belmondo et David Enhco (trompette), Glenn Ferris (trombone), Bojan Z et Thomas Enhco (piano), Jacky Terrasson (Fender Rhodes), Emmanuel Bex (orgue), Marius Etherton (guitare funky), Danny Kendrick (batterie additionnelle), tandis qu'Étienne Gauthier empile claviers, piano, batterie, percussions et programmations. Ajoutons les battements de cœur in utero de Gabrielle Balen sur À fleur de cuir et vous en aurez assez pour vous mettre l'eau à la bouche.
Le recueil de textes poétiques de Noël Balen pourrait fait figure de livret luxueux s'il n'était le nerf du projet. La moitié des textes du livre n'ont pas été enregistrés, aussi pouvons-nous en jouir indépendamment ou simultanément. L'auteur s'est si bien inspiré de son idole qu'ils semblent avoir été écrits par Mingus lui-même, et l'interprétation est de la trempe de la meilleure jazz poetry à l'instar de LeRoi Jones ou Jayne Cortez, des écrivains William Burrouhgs, Allen Ginsberg, Bob Holman, ou Sidney Poitier disant Platon sur une musique de Fred Katz. Toute proportion gardée, l'ensemble rappelle un peu l'ambitieux Back On The Block de Quincy Jones. Une histoire du jazz. Les poèmes de Balen rendent la modernité de Mingus, intemporel, rythmique, furieux. Une histoire noire américaine.

→ Noël Balen, Mingus Erectus, 128 pages + CD exclusif offert avec le livre rempli de photos des participants, Le Castor Astral, 15€

mardi 13 décembre 2016

Mon remix de Controlled Bleeding accélère


Il y a 30 ans Paul Lemos, cofondateur du groupe américain Controlled Bleeding, demandait à Un Drame Musical Instantané de participer à un disque collectif intitulé Dry Lungs III sur Placebo Records en cassette et vinyle. Le volume IV et le double V des Dry Lungs suivirent en vinyle puis CD sur le label Subterranean. J'enregistrai ainsi Don't Lock The Cage au trombone et cordes, Pale Driver Killed by a Swallow On a Country Road au synthétiseur et Rien ne va plus, mélange de field recording, synthé et percussion. Nous étions en trio avec Francis Gorgé (percussion et sons électroniques) et Bernard Vitet (percussion, piano et trompette) sur le premier et le troisième, le grand orchestre du Drame figurait sur le second dirigé par Francis. Bernard est décédé en 2013, les deux comparses de Paul, Chris Moriarty et Joe Papa, en 2008 et 2009. En 1987 nous avions enregistré Phagocytations comme playback à une pièce collaborative avec Controlled Bleeding qui aurait dû jouer par dessus et nous envoyer également une prise pour que le Drame rejoue à son tour dessus, mais c'était resté lettre morte, problème de courrier probablement à une époque où Internet n'existait pas.
Récemment Paul Lemos a intercédé auprès du producteur autrichien Walter Robotka pour qu'il ressorte notre 33 tours Rideau ! de 1980 ; il sera donc là en janvier, pour la première fois en CD, sur le label KlangGalerie. Or la semaine dernière Paul m'écrit qu'il aimerait que je compose un remix d'un des titres du dernier album de Controlled Bleeding, Larva Lumps and Baby Bumps. Je choisis le premier morceau de cet album rock très destroy, Driving Through Darkness, et je m'y attèle aussitôt, ignorant depuis toujours la procrastination !
J'ai souvent eu un problème avec les remix du Drame par d'autres musiciens : je ne reconnais pas nos intentions et parfois même pas les samples choisis. Cela ne me gêne pas, mais m'interroge sur les raisons de leur choix. En me pliant à mon tour à l'exercice, j'ai cherché à préserver le style de l'album original avec son énergie survoltée, d'autant que j'aime beaucoup la version de Controlled Bleeding et que je regrette de ne pas profiter plus souvent des qualités du rock. Je commence par enregistrer des basses à la guimbarde, deux pistes en l'occurrence. Pour mes bribes de voix je retire mon incisive provisoire et miaule nasalement un peu comme David Lynch dans Crazy Clown Time. Cela me donne une bouche pâteuse genre lendemain de cuite dans l'aigu. J'ajoute une guitare électrique aux accents hendrixiens, du moins comme j'imagine qu'il en jouerait aujourd'hui sur un tel morceau ! En fait je la joue sur le clavier de mon V-Synth en me servant du pad et du beam. J'efface alors toutes les pistes de Paul (guitares, synthé, orgue), sauf la rythmique dont je filtre la basse et la batterie, en particulier avec le plug-in Black Hole d'Eventide. Je renforce le rythme avec une guitare préparée et j'ajoute quelques effets de cordes confondants rappelant des crissements de pneus plus que des glissandi, ainsi que des passages automobiles sur autoroute avec effet Doppler qui font virer mon film vers la fiction. Ce n'est plus qu'une question de mixage.

P.S.: les choses vont vite, j'aime quand les choses vont très vite. Ayant reçu mes 5'55" hier lundi soir, Paul Lemos me propose de participer au prochain album de Controlled Bleeding comme membre du groupe à part entière. Driving through darkness ? I love it !

jeudi 8 décembre 2016

Livres animés, entre papier et écran


J'imagine que les Éditions Pyramyd m'envoient Livres animés de Gaëlle Pelachaud pour y figurer plus ou moins explicitement dans la partie contemporaine, et plus particulièrement pour mes travaux numériques, à commencer par le cédérom Alphabet adapté de Květa Pacovská avec Frédéric Durieu et Murielle Lefèvre. Mais l'auteur ne semble pas avoir consulté l'objet pour autant, évoquant des manipulations très simples (le jeune public peut modifier les couleurs la position des personnages, les mouvements, etc.), alors que l'objet, salué pour son interactivité par une quinzaine de prix internationaux, est d'une complexité ludique encore aujourd'hui inégalée, mais doté d'une prise en main incroyablement intuitive.
Gaëlle Pelachaud rappelle l'histoire de ces livres magiques dont on actionnait des bouts, pour découvrir les mouvements célestes, connaître les horaires des marées ou l'anatomie d'un être humain, et, plus tard, créer quantité d'objets à l'intention des enfants, qu'ils soient encyclopédiques ou facteurs d'illusions d'optique. Le marché des livres pour la jeunesse s'est emparé de ce filon depuis quelques années, et l'offre est devenue pléthorique. Je me souviens avoir commencé par acheter La maison hantée, pop-up de Jan Pieńkowski, suivi d'une série animalière chez Albin-Michel, et les simulations de mouvements de Frank J. Moore à base de trames. Les pop-ups de David A. Carter ont relancé la mode, avec ensuite de beaux succès comme celui de l'alphabet de Marion Bataille. Après un petit historique des formes variées du livre animé, Gaëlle Pelachaud livre leurs secrets de fabrication à la portée de chacun pour s'en construire soi-même.
Les entretiens avec différents auteurs ne sont par contre pas à la hauteur, très anecdotiques et peut-être pas les plus inventifs en ce qui concerne l'interactivité. La richesse incroyablement innovante des Éditions Volumiques est seulement esquissée avec The Night of The Living Dead d'Étienne Mineur et La Maison Fantôme dont j'ai composé la musique et le design sonore avec Sacha Gattino. Un très sympathique paragraphe évoque Boum ! de Mikaël Cixous dont j'ai également conçu et réalisé la partition sonore, mais aucun des enjeux critiques que ces nouvelles technologies soulèvent n'est hélas abordé. Les exemples détaillés choisis sont souvent très plan-plan, alors qu'il existe des applications bouleversantes absentes de ces 232 pages.
Cela n'empêche pas ce recueil d'être agréable à feuilleter, toutes ces expériences, qu'elles soient en papier ou sur écran, étant factrices de rêve, et pouvant probablement susciter de nouvelles vocations.

→ Gaëlle Pelachaud, Livres animés, Ed. Pyramyd, 28,03€

lundi 21 novembre 2016

Faut-il se réjouir de la fermeture d'un site comme What.cd ?


Jeudi dernier, la Gendarmerie Nationale, plus précisément les militaires du centre de lutte contre les criminalités numériques (C3N), a saisi 12 serveurs du tracker torrent privé What.cd chez l'hébergeur de sites OVH à Lille et Gravelines, ainsi qu’une machine chez Free, sur plainte de la Sacem. En page d'accueil, What.cd annonce avoir fermé définitivement et ne jamais revenir sous sa forme initiale. Notez l'ambiguïté ! Le site nie pourtant que sa base de données ait été saisie, mais que l'intégralité a été effacée, y compris la liste des utilisateurs. Le site pirate comptabilisait plus de 2,6 millions de torrents regroupant 1 050 000 albums de 860 000 artistes. Sur sa page FaceBook, le producteur Jacques Oger se demande s'il faut se plaindre de cette fermeture ?


Le manque à gagner des producteurs n'est pas si évident.
1. D'abord parce que la plupart des jeunes sont abonnés à des plateformes comme Deezer ou Spotify qui leur offrent légalement un choix incroyable de disques qu'ils n'auraient pu acquérir avec leurs minces revenus, d'autres vont sur YouTube & Co qui ont passé des accords avec la Sacem qui ne profitent qu'aux majors et nullement aux artistes. Cela pose aussi la question du prix du disque. Par exemple, les intermédiaires trop gourmands sont en train de tuer le retour du vinyle.
2. Les sites illégaux comme What.cd sont des encyclopédies vivantes (pour What.cd c'est plutôt mort !) qui permettent de trouver des disques qui ont disparu de l'offre légale, dont les producteurs ou les distributeurs ont fait faillite, etc. Grâce à ces sites, certaines œuvres sont sauvées de l'oubli, réhabilitées... Ce sont des médiathèques incomparables pour un chercheur. Discogs, site marchand spéculatif, rassemble quantité d'informations, mais sans une note de musique.
3. Les disques que nous produisons, petits indépendants d'œuvres de niche, sont rarement piratés. C'est le mainstream des majors qui en souffre essentiellement, ceux-là-mêmes qui ont en douce assassiné le disque en favorisant la dématérialisation des supports parce que cela leur permettait des compressions de personnel et la suppression des stocks...
4. Si nous voulons vendre des supports matériels, fabriquons des objets incopiables en soignant le graphisme et tout ce qui n'est pas directement la musique, comme le font par exemple le label nato ou le Surnatural Orchestra. Le disque est un support, l'album est un objet, ce n'est pas la musique.

Le label GRRR que je dirige depuis 1975 a choisi d'offrir 138 heures d'inédits en écoute et téléchargement gratuits, multipliant ses auditeurs et élargissant son audience aux confins de la planète. Ce ne sont que des mp3, un format qui formate hélas gravement les oreilles des auditeurs. Les vinyles et CD sont toujours en vente sur le site, distribués en France par Orkhêstra et Les Allumés du Jazz, mais c'est à l'étranger, essentiellement aux USA et Japon, que nous en vendons. La plupart des musiciens écoulent efficacement leurs disques à la fin des concerts, mais les ventes ont considérablement chuté pour tout le monde. Je tiens à préciser que, perfectionniste, j'ai très rarement gagné de l'argent avec la production discographique. À de rares exceptions près, j'en aurai plutôt perdu. Aujourd'hui comme hier, hors show-biz le disque est avant tout un outil de communication.

Le système de la licence globale ayant été repoussé par les sociétés d'auteurs et l'État, des accords ont été passés avec de gros acteurs du marché comme Universal au détriment des artistes et des petits producteurs indépendants. Les auditeurs, qui ont toujours copié les disques, ont été criminalisés. Comme dans tous les secteurs de l'économie, l'État entretient un flou qui n'a rien d'artistique pour ne pas débattre honnêtement de ce qui est en jeu. D'un côté les majors voudraient se débarrasser des sociétés d'auteurs, privant les ayant-droits de leurs revenus ou les tenant à leur merci, et d'un autre côté ces sociétés privées continuent à privilégier les gros acteurs qui rapportent (la Sacem touche, par exemple, environ 18% en moyenne de ses perceptions), condamnant trop souvent les petits à réclamer leur dû s'ils en ont le courage et l'opiniâtreté. Le secrétaire général de la Sacem, David El Sayegh, évalue le préjudice causé par What.cd à plus de 40 millions d’euros pour les créateurs qu'elle représente, mais sa fermeture rapportera-t-elle le moindre kopek ? La fermeture de MegaUpload n'a rien changé au piratage. Le site What.cd était apparu après la fermeture de Oink. On peut prévoir que naîtra d'ici peu un nouveau site qui protégera ses serveurs dans quelque paradis informatique à l'instar des paradis fiscaux dont le Capital a le secret. L'État, ici sous pression des sociétés d'auteur, a trois métros de retard. On l'a vu avec Hadopi qui se polarise sur l'échange de fichiers PeerToPeer tandis que les internautes sont passés au streaming.
Nombreuses questions soulevées ici mériteraient un débat ouvert, car comme partout l'ignorance et le story-telling font les choux gras du Capital.

mardi 1 novembre 2016

Musique en chaleur


Il y a un temps pour tout, et en musique à chaque moment de la journée, en fonction du lieu, selon les conditions climatiques ou nos accompagnements correspond un style, et ce pour chacun. Ainsi le matin, dans la chaleur du sauna, je choisis soit des évocations radiophoniques, soit de la variété internationale. Encore qu'il me soit arrivé de réécouter des CD que j'avais déjà chroniqués comme le White Desert Orchestra d'Ève Risser, le We Free d'Alexandre Saada, le Velvet Revolution de Daniel Erdmann, le duo Nakano-Segal ou Ursus Minor.
Comme j'y sue une vingtaine de minutes je m'y reprends forcément en plusieurs fois pour écouter un disque. Cela tient du feuilleton lorsqu'il s'agit du coffret 10 ans d'essais radiophoniques, du studio au club d'essai de Pierre Schaeffer ou, à moindre durée, de l'ACR France Culture On Nagra : il enregistrera de Yann Paranthoën. Ici, l'histoire d'un magnétophone mythique, là les grandes heures de la radio 1942/1952, dans les deux cas les bases de la création sonore par ses acteurs et ses instruments... La voix y tient un rôle majeur, tant dans la fiction que le documentaire. Schaeffer a découpé sa démonstration en quatre parties (la mise en ondes, le texte et le micro, l'écran sonore, la radio et ses personnages), mais je préfère le titre de certaines sous-parties comme La part du rêve, Le décor sonore, L'homme et les machines, Psychanalyse des voix ou le reportage sur la Libération de Paris en 1944.
Quant à la variété internationale, je profite de mon inactivité pour écouter les albums récents de chanteurs pop/folk comme David Crosby, toujours aussi nostalgique, Leonard Cohen, plus sombre que jamais, Joe Henry, chouette sans jamais égaler son Scar, des trucs plutôt calmes en somme. La chaleur des convecteurs me dissuade d'emporter les livrets que je crains d'abîmer, bien que ce soit une vue de l'esprit, car les infrarouges se moquent du papier. Par contre je gis les yeux fermés, concentré sur ma respiration et sur ce que j'entends...
Ainsi je découvre Bon Iver que m'ont conseillé deux jeunes musiciens contemporains danois qui trouvent ce groupe révolutionnaire ; c'est très bien, comme Radiohead, mais cela n'a rien de "révolutionnaire" à mes oreilles, pas plus que les drones ou la noise. La Monte Young ou l'indus existaient déjà il y a 50 ans ! La nouvelle jeunesse n'a pas de point de comparaison, n'ayant simplement jamais vécu de période renversante telles qu'en produisirent le rock 'n roll, les Beatles, le Flower Power psychédélique, le free jazz du Black Power, les répétitifs américains, le reggae des îles, le rap du ghetto, la techno des raves, les musiques improvisées hors jazz, etc., tous mouvements qui dérangèrent fondamentalement nos habitudes musicales. Ajoutez le printemps 68 sur toute la planète, quand nous espérions sérieusement refaire le monde. L'idée de révolution semble pour eux un concept ancien auquel ils répondent généreusement, par exemple en adhérant à des collectifs DIY. Ils ne croient pas que l'on puisse un jour inventer quelque chose de radicalement différent de ce qui s'est fait jusqu'ici, alors que je rêve de trucs impossibles, préoccupé par mon projet spéculatif sur lequel je reviendrai certainement dans quelques mois ! Il existe des artistes indépendants qui sortent des sentiers battus, mais aucun mouvement nouveau n'a vu le jour depuis des lustres, phénomène lié à la désaffection des majors à prendre le moindre risque... Quoi qu'il en soit, je suis super content d'écouter les trois albums foisonnants de Bon Iver dont j'ignorais tout...

jeudi 27 octobre 2016

Macha Gharibian entre Paris, New York et Erevan


J'avais quantité de raisons d'écouter le nouvel album de Macha Gharibian. D'abord pour avoir été impressionnée il y a quelques années lorsqu'elle chantait avec les Glotte-Trotters de Martina A. Catella en même temps que ma fille Elsa. Les "fils de" et les "filles de" sont parfois énervants, comme si il y avait une évidence aux familles de musiciens. Mais si l'on dit que les chiens ne font pas des chats, le piston ne fait pas grand chose quand il s'agit de la voix, parce qu'il faut avoir de l'oreille et que c'est beaucoup de travail, d'exigence et d'écoute envers celles et ceux qui les entourent. Dan, le papa de Macha est donc l'un des fondateurs du groupe Bratsch comme BabX est le fils de Martina, professeur géniale chez qui tant sont passés avec succès... À la contrebasse Théo Girard est le fils de Bruno Girard, un autre fondateur de Bratsch qui fut le violoniste du grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané pendant quelques années... Aux saxophones soprano et ténor on retrouve Alexandra Grimal, la sœur de David, violoniste et fondateur des Dissonances, ça se complique si je commence à citer le reste de la famille... J'ai eu le plaisir d'enregistrer deux albums en duo avec Alexandra, Transformation et Récréation. Il n'y a pas non plus de loi ni d'évidence. Personne de ma famille n'avait de don pour la musique, sauf peut-être ma grand-mère maternelle, soprano dramatique amateur qui avait chanté sous la direction de Paul Paray, mais nous fuyions bêtement ses vocalises lorsque nous étions enfants...


Les arbres généalogiques sont bien anecdotiques face au talent de chacune et chacun. Pourtant, pour une arrière-petite-fille du génocide arménien (la grand-mère de ma compagne y a survécu miraculeusement), cela fait sens. Il est ici question de transmission, des voix que l'on n'a pas connues et que l'on ne doit pas oublier. Mais lorsqu'on a la vie devant soi, le passé importe moins que l'avenir ; et la terre dont on a hérité, il faut savoir l'entretenir. L'espoir nous fait avancer, parce qu'aucune bataille n'est jamais perdue, tant qu'il reste des combattants. La musique est une arme merveilleuse, surtout là, où elle est havre de paix et chant d'amour. Macha Gharibian, en plus d'avoir une belle voix grave, joue magnifiquement du piano. J'ai véritablement accroché à partir du troisième morceau, Let The World Re-Begin, peut-être parce qu'il me rappelle Linda Sharrock que j'avais enregistrée avec Wolfgang Puschnig pour Sarajevo Suite, juste avant de m'occuper de Musiques du Front pour le label Silex, l'album sur le Haut-Karabagh. Je me rends compte que depuis que je tape ces lignes je cherche des points de concordance, des ramifications, avec cet album chamarré, entre jazz et musiques du monde, entre orient et occident. Rien d'étonnant. Paris est à mi-chemin entre New York et Erevan. Les villes, qu'elle vous ait vue grandir, que vous l'ayez adoptée ou qu'elle vous inspire, dessinent des histoires où le quotidien rejoint le mythe. Et ces voyages initiatiques forment la jeunesse, sur la trace des anciens.
Macha est ce qu'on appelle une artiste complète. Elle écrit ses paroles, compose et chante en anglais et en arménien. D'ici à ce que j'apprenne qu'elle danse aussi bien, il n'y a pas loin ! J'adore particulièrement les arrangements jazz où sont aussi présents le trombone Mathias Mahler (Trio Journal Intime), les batteurs Fabrice Moreau ou Dré Pallemaerts, le guitariste David Potaux-Razel et le soprano-clarinettiste-flûtiste Tosha Vukmirovic, mais un souffle romantique habite autant les morceaux plus traditionnels que le piano modernise par son traitement ciselé, à la fois mélodique et rythmique, une sorte de ligne claire qui détoure les thèmes en faisant ressortir les couleurs.

→ Macha Gharibian, Trans Extended, CD Jazz Village, dist. Pias, 19,65€

mardi 11 octobre 2016

Des films qui sortent de l'ordinaire


Quelques films relativement récents ont retenu mon attention ces dernières semaines.
La presse a beaucoup parlé de Ma loute, comédie française de Bruno Dumont, à qui la veine comique sied superbement, encore plus réussie que Le Ptit Quinquin.
Autre comédie sociale, Que Horas Ela Volta? (Une seconde mère), de la brésilienne Anna Muylaert, remarquablement réalisée et interprétée par Regina Casé. Le titre français laisse présager un nanar pesant alors que c'est frais, pimpant, drôle et particulièrement bien analysé dans les rapports de classes. Je n'ai pas encore vu Mãe Só Há Uma (D'une famille à l'autre) sorti depuis.


Beaucoup plus noire et cinglante, la comédie danoise Men and Chicken d'Anders-Thomas Jensen ne vous laissera pas indemne. C'est aussi délirant que son précédent, Adams Æbler (Les pommes d'Adam), réalisé il y a plus de dix ans et qui était déjà brillant. Sous couvert de fantastique destroy, Jensen soulève la question des manipulations génétiques avec un humour ravageur.


Pour en terminer avec les comédies, Er ist wieder da (Il est de retour) de l'Allemand David Wnendt est tout à fait passionnant. Adolf Hitler se réveille dans un square berlinois de nos jours. Les réactions mitigées de la population interrogent bigrement. Avec un humour que nous pourrions juger parfois un peu lourd de ce côté du Rhin, Wnendt réussit à nous troubler en mêlant fiction et documentaire sans que l'on en saisisse la frontière. Il crée même une structure en abîme, acrobatie cinématographique intelligente où l'imaginaire vient percuter le réel avec une force incroyable. La fin laisse un goût amer...


Le drame hongrois Saul fia (Le fils de Saul) de László Nemes est d'une toute autre nature. Des critiques ont stupidement condamné l'esthétisme de ce récit sur un camp de concentration, mais les évocations suffisent largement sans qu'on ait besoin d'en voir plus, bien au contraire. Je me suis forcé à le regarder pour mieux comprendre ce qui était arrivé à mon grand-père, passé par Drancy et Auschwitz, gazé à Buchenwald. Le film est très fort et mérite de côtoyer Nuit et brouillard, La mémoire meurtrie, voire Shoah sur lequel j'ai déjà émis pas mal de critiques.


Les crimes du colonialisme sont plus insidieux en ce qu'ils ne sont pas toujours conscients, certains pensant parfois apporter la civilisation aux indigènes. Le superbe noir et blanc du film dramatique El Abrazo del Serpiente (L'étreinte du serpent), réalisé en coproduction colombienne, argentine et vénézuélienne par le Colombien Ciro Guerra donne à cette aventure, racontée du point de vue des autochtones, un aspect historique et onirique exceptionnel.


Pour terminer ce rapide passage en revues, j'ai choisi quatre thrillers. Je craignais une redite avec celui du Mexicain Gabriel Ripstein, fils d'Arturo Ripstein, or 600 Miles, film à petit budget avec Tim Roth, offre une approche originale du passage de la frontière avec les États-Unis où les motivations de chacun sont surprenantes, même dans leurs évidences.


Idem avec Room, thriller canado-irlandais de l'Irlandais Lenny Abrahamson, où le thème d'une femme kidnappée et enfermée par un malade me faisait craindre le pire. Là encore, le scénario est beaucoup plus original, nous sortant littéralement de la séquestration pour envisager un autre film. Les rapports de la mère et de son fils y sont particulièrement touchants.


Maryland, film franco-belge d'Alice Winocour, préserve suffisamment l'énigme pour que nous soyons accrochés par le duo de Matthias Schoenaerts et Diane Kruger. Contrairement à beaucoup de films français qui se veulent d'abord explicatifs, contrairement aux films américains (tiens, il n'y en a aucun cette fois dans ma sélection !) qui savent entretenir le suspense, Maryland (c'est le nom de la villa) joue sur la fragilité des personnages qui ne répondent pas aux stéréotypes du genre.


J'ajoute le provoquant et astucieux court-métrage Pornography d'Eric Ledune, passé sur Arte, qui pose bien la question de ce qu'est la pornographie et l'obscénité.


C'est drôle, coquin et surtout particulièrement malin en ce qui concerne la liberté d'expression et l'écart monstrueux qui sépare le sexe de la violence, ce qui est permis ou pas. La bande-annonce ne laisse hélas pas présager de l'évolution du film sur ses 22 minutes ! J'en ai probablement oubliés comme le dernier long métrage de la Danoise Susanne Bier, En chance til (Une seconde chance) ou Rester vertical d'Alain Guiraudie...

lundi 12 septembre 2016

Michèle Buirette chante ses Passions Swing


L'accordéoniste Michèle Buirette est espiègle. Elle chante sa passion pour le jazz musette des années 30 en collant des paroles modernes à ses tubes sautillants. Ses histoires légères qui volent au vent renvoient à une époque où l'optimisme révolutionnaire flirtait avec le bonheur de vivre. C'est dire si l'on aurait bien besoin de s'en inspirer en ces périodes troubles où la manipulation d'opinion, les réformes les plus réactionnaires et les replis communautaires filent le mouron à la population. Ses paroles coquines et amoureuses dissipent les humeurs maussades en nous entraînant dans la danse. Lorsqu'elle ne compose pas elle-même, ou avec le guitariste Max Robin qui tient le rôle de directeur artistique, Michèle Buirette attrape Gus Viseur (Jeannette), Tony Murena (Passion), Jo Privat (Rêve bohémien, La Zingara), Django Reinhardt (Swing 42, Tears, Douce Ambiance) ou Sonny Rollins (Valse hot) pour nous raconter de petites histoires drôles et tendres : La grande bouffe, La plus bath des nanas, Le hommes de ma vie, Été 68, Ton moi et mon moi, Une fille de la ville, Parfum de révolution, La boîte à frissons, Cheveux au vent, Jean et Jeanne... Les virtuoses qui l'entourent se sont plu à jouer le jeu : Hervé Legeay à la guitare, Moïra Montier-Dauriac à la contrebasse, Elisabeth Keledjian à la batterie, Linda Edsjö aux percussions, Lucien Alfonso au violon, Antonin-Tri Hoang à la clarinette et au sax alto. Dans le joli livret Jean Rochard a écrit un très beau texte qui rend hommage à ces valses printanières. C'est vraiment bath !

→ Michèle Buirette, Swing Passions, GRRR, dist. L'autre distribution, sortie le 23 septembre.

jeudi 28 juillet 2016

Phase IV, étonnant film de science-fiction de Saul Bass


Régulièrement je tombe sur un film que j'avais laissé de côté pour de sombres raisons et je me dis que mes craintes sont souvent mal placées. Lors des dernières semaines je ne compte plus ceux que nous avons abandonnés après dix minutes de projection. Nous avions déjà écarté ceux que Jonathan ou moi avions déjà vus. Nous sommes patients, mais dès le début nous arrivons à anticiper ce qui se passera ensuite. Le moindre doute nous fait prolonger la tentative à une vingtaine de minutes, mais c'est rare que cela s'arrange au delà ! Certaines affiches qui ne correspondent pas du tout aux films nous dissuadent de les regarder, certains titres ne sont pas plus excitants. J'ai classé par genre les films que je voudrais voir un de ces jours, mais ce n'est jamais le bon. Ainsi, en désespoir de cause, j'ai lancé le film de science-fiction Phase IV sans savoir ce que c'était.


Pas de générique, de grosses fourmis en très gros plan, on a failli passer le début en accéléré... Vous pouvez voir ce qu'on a vu ci-dessus ou regarder l'intégralité en streaming. Et puis le film a commencé, c'était vraiment très original, un film qui ne ressemblait à aucun autre, peu de comédiens, du moins parmi les humains, presque un huis-clos, des effets sonores épatants donnant tout leur sens aux images... Film de science-fiction qui tire sur l'épouvante parce que le thriller tient en haleine, des scènes incroyables... La bande-annonce ci-dessous en dit peut-être trop et risque de gâcher le plaisir de la découverte. J'ai évité de reproduire l'affiche qui est nulle et donne une interprétation tendancieuse de l'énigme. À la fin nous avons découvert qu'il s'agissait du seul long métrage signé Saul Bass, ça alors !


Saul Bass est le graphiste de génie qui a réalisé les génériques de Vertigo, La mort aux trousses, Psychose, Anatomie d'un meurtre, West Side Story... affichiste d'Otto Preminger, Alfred Hitchcock, Billy Wilder, Stanley Kubrick, Steven Spielberg... auteur de logos pour la pub, etc. Le film n'avait eu aucun succès. Cela arrive souvent avec des chefs d'œuvre atypiques. En plus, les sons électroniques ont été fabriqués par David Vorhaus qui était à la tête du groupe White Noise que j'adorais, et les autres effets musicaux par Stomu Yamashta dont les percussions m'avaient emballé en 1971... Mais surtout le film soulève des questions angoissantes qui sont toujours d'actualité depuis 1974.

jeudi 14 juillet 2016

Bill Morrison, golem cinématographique du XXIe siècle


Le cinéaste Bill Morrison est devenu le maître du found footage en compilant des archives exhumées ici et là. Leur détérioration au fil du temps exhale une beauté incroyable, sublimant la mort couchée sur la pellicule. Rien d'étonnant à ce que son film Spark of Being soit une adaptation du Frankenstein de Mary Shelley. L'œuvre de Morrison, forte de cinq longs métrages et d'une quinzaine de courts, est une sorte de Golem cinématographique, "incapable de parole et dépourvu de libre-arbitre, façonné afin d’assister ou défendre son créateur."


Pour ses films muets, Morrison commande des partitions originales à des compositeurs talentueux, souvent new-yorkais. Le trompettiste Dave Douglas a écrit celle de Spark of Being et le guitariste Bill Frisell est l'auteur de la bande-son du plus ancien présent dans le coffret, The Film of Her puis de The Great Flood et The Mesmerist. Michael Gordon, responsable de celle de son film le plus connu, Decasia, mais aussi de All Vows, Who by Water, Light is Calling et avec David Lang de The Highwater Trilogy, celui-ci signant seul celle de Back to the Soil ainsi que Julia Wolfe celle de Porch, sont les trois cofondateurs du collectif Bang on a Can. Morrison a utilisé également des partitions, originales ou empruntées, de John Adams, Maya Beiser, Gavin Bryars, Richard Einhorn, Erik Friedlander, Philip Glass, Henryk Górecki, Michael Harrison, Ted Hearne, Vijay Iyer, Jóhann Jóhannsson, David T. Little, Michael Montes, Harry Partch, Steve Reich, Todd Reynolds, Aleksandra Vrebalov et du Kronos Quartet. Bien que plus plastiques que dramatiques, les œuvres de Morrison font penser à A Movie de Bruce Conner qu'accompagne Les Pins de Rome de Respighi ou aux films de Artavazd Pelechian, et à Stan Brakhage aussi forcément.


Light is Calling (2004), monté à partir d'une copie détériorée de The Bells (1926) et suivant la musique de Gordon, est présentée comme une méditation sur les collisions aléatoires. Le site de Bill Morrison délivre quantité d'informations, sur les films, les compositeurs, les chefs d'orchestre et sur les conditions de projection. Car parfois ce sont de grosses installations comme Decasia live qui réclame trois écrans et un orchestre symphonique de 55 musiciens...


Bill Morrison se focalise sur le support (The Film of Her, 1996). L'instabilité du film flamme, du celluloïd, s'oppose à la fragilité du numérique. L'infiniment petit ou le cosmos sont autant d'effets de matière. La foule est confrontée aux désastres naturels comme à ceux des hommes, submergés par les flots (The Great Flood, 2013) ou la guerre (Beyond Zero: 1914-1918, 2014). Le sud des États Unis est un bon terreau pour évoquer les tensions. Le rythme de la musique renvoie à celui de la route et du rail (Outerborough, 2005), sur Terre comme sur mer, mais toujours avec le temps en perspective. Il crée l'hypnose (The Mesmerist, 2003). La société de Morrison s'appelle d'ailleurs Hypnotic Pictures. Il incarne le démiurge qui peut redonner la vie aux êtres et aux choses. Mais son rêve de faire revivre ceux qu'il a découverts et révélés est à l'image d'Oliver Sacks tentant de réveiller les léthargiques gelés dans la passé (Re:Awakenings, 2013). Ce n'est qu'une illusion. Cet ancien peintre et animateur rend ainsi un formidable hommage à Georges Méliès, "l'inventeur du spectacle cinématographique".

Bill Morrison: Selected Works 1996-2014, coffret 3 Blu-Ray, BFI, avec un beau livret de 56 pages, 44,08€

vendredi 8 juillet 2016

Nicolas Darrot et Eugen Gabritschevsky à La Maison Rouge


L'art et la science m'ont toujours semblé connectés. Les mathématiques recèlent une poésie insoupçonnable pour ceux qui ne parlent pas leurs langues et l'art fut toujours tributaire des inventions technologiques de son temps. Nombreux créateurs pensent éviter d'enjamber le ruisseau qui les sépare, d'autres échappent à ce à quoi on les destinait en allant piocher leur inspiration sur l'autre rive. En grossissant, le fleuve s'avère souvent porter le nom du Styx tant la souffrance est trop forte pour les plus imaginatifs. Rejetant le monde que la société veut leur imposer ils en inventent de nouveaux où certains d'entre eux se perdent pour parfois mieux se reconstruire.
En présentant deux artistes radicalement différents comme Eugen Gabritschevsky (1893-1979, à droite), abusivement associé à l'art brut, et le jeune Nicolas Darrot né en 1972 (à gauche) dont les œuvres puisent dans les ressources mécaniques de la robotique, La Maison Rouge réussit à interroger le mystère de la création, dans ce qu'il a de plus sacré et de plus trivial. Gabritschevsky, devenu schizophrénique, peint dans la solitude et le silence pour échapper à ses crises d'angoisse, Darrot raille les rites sectaires de la religion qu'il met en scène avec humour. L'un et l'autre puisent dans la science pour servir leur art.


Il est probable que les recherches du jeune biologiste Eugen Gabritschevsky sur les mutations d'insectes, qui lui permirent de jeter les bases des premières lois de l'hérédité, ont influencé sa peinture une fois qu'il a sombré dans la paranoïa schizophrénique, mais personne ne put sûrement identifier l'origine de son basculement soudain.
Insectes mutants, il y en a aussi à foison chez Darrot avec sa série Dronecast, armée d’insectes équipés pour des opérations d’assaut, rappelant furieusement les instruments des jumeaux gynécologues du film Dead Ringers (Faux-semblants) de David Cronenberg ou avec celle de ses Curiosae, scènes de domination bondage où une mante religieuse se fait sadiser par de gros coléoptères.
Les tourments douloureux se font sentir chez Gabritschevsky, ici comme dans toute son œuvre sombre hantée par les formes en transformation, tandis que Darrot développe une vision critique des forces qui veulent nous guider à notre perte, corps d'armée ou églises formatrices. Celui-ci utilise la transformation pour mettre en scène de petites fictions animées où ses automates sont agis par les fils du marionnettiste. Ailleurs Misty Lamb (ci-dessous) utilise la vapeur d'eau qui se nébulise grâce à des ultrasons pour jouer de la transsubstantiation chère au christianisme.


Le gigantesque drap métallique qui évente l'agneau brumeux rappelle le culte du veau d'or. S'il avait connu les installations animées de Darrot, Gabritschevsky aurait-il fini par rire de ses angoisses ? L'art offre de conjurer le sort. En sondant les profondeurs de la pensée, parmi leurs rêves et leurs cauchemars, les artistes créent de nouveaux paysages qui distordent les dimensions du réel. Face aux visages de Gabritschevsky, Darrot finirait-il par rire jaune ?
Ariel (ci-dessous), sorte de yéti en ghillie suit, est le génie qui guide les esprits dans La tempête de Shakespeare, ici deux fantômes en toile de parachute actionnés comme les autres pantins de Darrot par des vérins pneumatiques programmés informatiquement. La musique de Quentin Sirjacq accompagne élégamment les mouvements aériens des ectoplasmes et les génuflexions du shaman qui se tortille en faisant mine de se prosterner. Les œuvres de Nicolas Darrot sont fondamentalement politiques, cruelles et incisives, drôles et provocantes.


Pour ses séries Injonctions et Fuzzy Logic (Adam, Parrot, La Tequilera, No more hot dogs, Shaman), Darrot synchronise ses pantins avec des voix humaines transformées en personnages de dessin animé. Ces petits théâtres de marionnettes font dialoguer une souris mâle avec une paire de lèvres, un cervidé avec un sac d'avion, et un corbeau fait faire des pompes à des bouts de métal, apprentissage oblige. Si ce sont tous des androïdes ils n'ont pourtant jamais figure humaine. Le paganisme permet de mettre tout le monde dans le même sac. La science est si souvent au service des maîtres du monde. De quoi péter les plombs ! Darrot et Gabritschevsky sont des savants fous, la folie et l'art offrant de fantastiques échappatoires.


Mais pas question d'art brut pour Eugen Gabritschevsky qui vient d'une famille de Russes blancs fortunés, sa culture immense expliquant l'étonnante variété de ses tableaux. Il s'inspire de sa première vie de biologiste comme de ses souvenirs picturaux pour peindre le monde et ses habitants livrés à des rituels spectaculaires, ordonnés et chaotiques, paysages incroyables où gronde l'orage sous son crâne comme sous son ciel. Ses visages rappellent les marionnettes de Tim Burton ou les masques des Residents, un monde d'enfance broyé par la responsabilité des grandes personnes. Comme si ses expériences aux côtés de Pasteur à Paris, de Koch à Berlin ou à l'Université de Columbia l'avaient rendu fou. Il restera interné pendant cinquante ans, de 1929 à sa mort.


Quant à Nicolas Darrot, il semble sain d'esprit. L'artiste est un héritier direct de Jean Tinguely et Nicolas Schöffer, un metteur en scène brechtien biberonné à Claude Lévi-Strauss et Grandville, se servant des techniques de son temps pour déconstruire les arnaques mystiques qui ne cessent de se perpétuer. Il appelle sa rétrospective Règne analogue en hommage à René Daumal, ascension inachevée tant il lui reste de scènes à parcourir. Faune, une de ses dernières œuvres, cette fois plus conceptuelle que dramatique, scrute le ciel au travers d'une "valve à lumière" dans le coin d'une chambre noire. Les constellations sont passées au crible de son obturateur. Attention que le ciel ne lui tombe pas sur la tête ! Car en se moquant avec brio des apprentis-sorciers qui régissent la cité et exploitent la crédulité des peuples le risque est grand de céder aux chimères de la gloire inondant les artistes. Adulés par les foules, les nouveaux dieux se nomment technologie, science de la communication, entertainment, les sept boules de cristal touchant les plus inventifs quand leurs créatures leur échappent. Or Darrot comme Gabritschevsky sont de fabuleux Frankenstein qui nous entraînent avec eux...

Eugen Gabritschevsky (1893-1979) et Règne analogue de Nicolas Darrot, à La Maison Rouge, jusqu'au 18 septembre 2016
Catalogues respectivement chez Snoeck 30€, et chez Fage/La Maison Rouge 24€

mardi 28 juin 2016

La chose pond sa bile


Lorsque j'ai envoyé ma contribution pour le dixième numéro de la Revue du Cube je n'avais pas trouvé d'illustration pour égayer subrepticement mon texte. Et puis d'habitude je lis toute la revue avant de la chroniquer, mais je suis occupé à préparer le concert de jeudi avec Amandine Casadamont. Club privé conçu par David Lynch, invitations nominatives, aussi ne puis-je l'annoncer avant, mais seulement en parler après. Donc voilà pour aujourd'hui. Mais je vous encourage à lire les autres textes de la revue dont le thème est cette fois la responsabilité.

La culpabilité ne mène nulle part, parce qu’elle est tournée vers le passé. Or on ne saurait le changer, si ce n’est en réécrivant l’Histoire, ce dont ceux qui exercent le pouvoir ne se privent jamais¹. Hors se frapper la poitrine du poing, leur réponse est l’oubli, le travestissement et le mensonge. Ce n’est pas ainsi que l’on peut espérer changer le monde. Par contre, la responsabilité marche vers l’avenir. Elle permet d’éviter de reproduire les erreurs du passé. Il y a tant de manières de se tromper qu’il est dommage de répéter ses mauvaises manières ! L’expérience offre un champ fantastique à l’expérimental.
L’humanité a prouvé plus d’une fois que les révolutions sont produites par des hommes et des femmes, des gens simples comme vous et moi, des gens compliqués comme vous et moi, des gens complexes comme vous et moi. Les héros, les chefs, les délégués ne sont que des étendards, acteurs en mal de reconnaissance à la solde d’intérêts qui devraient être ceux de la population, mais sont trop souvent confisqués par des petits malins, trop gourmands pour être honnêtes. Le pouvoir de nos représentants est celui qu’on leur octroie. Ils ne devraient exprimer que la résultante des forces de chacune et chacun, mais hélas le pouvoir leur monte facilement à la tête, et le système les pervertit à vitesse V. Pour que la responsabilité de chacune ou chacun s’exerce pleinement nous devrons probablement en passer par une démocratie directe où les délégués ne seront plus des professionnels, mais de simples citoyens. Les élections, avec leurs campagnes de publicité où les promesses ne sont jamais tenues, ont montré leurs limites. Le tirage au sort a fait ses preuves, tels les jurés d’assises. Pourquoi ne pas l’appliquer à l’organisation et à la gestion de la Cité ? Que les responsables choisis ne puissent pas être reconduits, qu’ils aient des comptes à rendre de leurs actes à la fin de leur mandat, offriraient des garanties qu’aucun gouvernement n’a su protéger jusqu’ici.
Chacune et chacun à son propre niveau a la responsabilité d’inventer et de s’inventer, en accord avec le reste des habitants de la planète. Il faut ainsi comprendre que l’humanité ne pourra survivre en s’entredéchirant, ni en exploitant sans vergogne le reste des espèces animales et végétales. Vivre ensemble est une garantie de sa propre survie.
Enfin, il ne faut pas croire que le « bien pour tous » peut s’abstraire du « beau pour tous » comme évoqué par Nils Aziosmanoff dans son édito toujours aussi remarquable. Ce n’est d’ailleurs ni une question de bien, ni une question de beau, mais le rapport intime que doivent entretenir théorie et pratique. Le fond et la forme sont intimement liés, s’influençant l’un l’autre. Aujourd’hui, par exemple, la plupart des films documentaires traitent d’un sujet (de préférence bien-pensant et dépressif) sans s’inventer une forme qui lui corresponde, ce ne sont que des reportages, et ce n’est pas non plus parce que la photo est belle que c’est réussi. Si les fictions soignent la technique, elles noient leur montage déjà formaté dans un flux musical redondant qui donne à toutes le même parfum. Les réalisateurs en oublient le style, un style approprié à l’objet de leur désir. La même misère s’exerce en musique, les chansons à texte occultent les recherches formelles. À ce rythme on ne prêche que des convaincus. À imposer les réponses plutôt que susciter les questions on gèle la pensée dans les boîtes crâniennes. Ce qui est important, ce n’est pas le message, mais le regard². La culture est le parent pauvre de la politique actuelle, tous partis confondus. Constatez les choix qui sont faits lors des grands rituels médiatiques ! Alors que dire de l’art ? C’est pourtant en changeant notre manière de penser que l’on aura une chance de voir naître des idées nouvelles.

Notes :
¹ Shlomo Sand, Crépuscule de l’Histoire, Flammarion
² Jean-Luc Godard, Une femme est une femme, disque 33T 25cm (rareté, chef d'œuvre !)

lundi 27 juin 2016

The Hidden, film-culte méconnu


Comme je suis toujours à la recherche de films qui sortent de l'ordinaire, Jonathan Buchsbaum me suggère The Hidden (1987) en avançant que c'est drôle et qu'on peut le considérer comme "une sorte de" thriller... Le film de Jack Sholder avait reçu, entre autres, le Grand Prix du Festival international du film fantastique d'Avoriaz l'année suivante, mais j'imagine que la renommée de ce genre de film atteint essentiellement les amateurs de ces œuvres de niche. On notera la présence du jeune Kyle MacLachlan découvert dans les films de David Lynch, aussi froid que le sera plus tard l'agent spécial Dale Cooper dans la série Twin Peaks. Pourtant The Hidden rappelle plutôt de Videodrome ou The Naked Lunch de David Cronenberg.


La bande-annonce, comme ma chronique, ne doivent jamais déflorer le film. C'est pour moi toujours un problème de ne rien raconter tout en incitant mes lecteurs à regarder tel ou tel. La surprise doit rester intacte. De même j'évite de lire quoi que ce soit sur un film avant de le projeter. Alors comment se faire une idée et choisir ? Par une somme d'indices, de rapprochements, de termes somme toute assez flous, mais qui précisent la raison de mon enthousiasme. Lorsque l'on accorde sa confiance à un journaliste ou un ami dont les goûts sont proches des siens on arrive à avancer au milieu de la jungle des films anciens et récents à notre portée. Vous trouverez peut-être un peu difficilement ce petit bijou fantaisie, paru en DVD il y a une dizaine d'années, mais il nous a fait passer une bonne soirée.

jeudi 5 mai 2016

Siné part en musique


Siné nous a quittés ce matin. En 2006 il était déjà mal en point et nous avions réalisé tous nos entretiens par mail pour la rubrique Le cours du temps dans la cadre du Journal des Allumés du Jazz... Parmi tous ses admirateurs, les musiciens pensent très fort à lui...
Le chapeau disait alors : " À 78 ans, Siné a cru en tout sauf en Dieu, tout ce qui nous a fait avancer ; tout ce qui nous a déçus aussi parfois. Et comme il a cru en tout, il a aussi défendu le jazz qu'il a aimé passionnément (et aime encore), qu'il a croqué, critiqué et associé à ses luttes nombreuses. Siné est de ceux qui ont fait avancer le monde, ceux qui ne l'ont pas trahi."

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mardi 3 mai 2016

Mauvaise langue de Bey Ler Bey


Les trois musiciens de Bey Ler Bey insistent bien : d'abord, le jazz n'a pas le monopole de l'improvisation. À qui le dites-vous ! L'improvisation consistant essentiellement à réduire le temps au minimum entre la composition et l'interprétation, elle n'est pas non plus un style où l'ont figé quelques ayatollahs prétendument libertaires, interdisant toute mélodie consonante et rythme soutenu. De par le monde certains improvisent d'après un thème, d'autres improvisent jusqu'au thème. Mais ce n'est pas tout, Florian Demonsant à l'accordéon, Laurent Clouet à la clarinette, Wassim Halal à la darbuka et au daf refusent le terme de folkeux ou de tradeux qu'on leur affecte sous prétexte que leur inspiration est balkanique. Les orientalistes risquent bien d'être désorientés ! Alors qu'est-ce que c'est ? A-t-on vraiment besoin de toujours coller une étiquette sur une musique pour pouvoir la vendre ? Certes les origines sont populaires, mais comment pourrait-il en être autrement ? Sauf à s'enfermer dans un ghetto élitaire que la bourgeoisie entretient pour jouer de pitoyables prérogatives hiérarchiques. Lorsqu'elles ne puisent pas leurs sources dans le creuset encyclopédique de la vie quotidienne où le corps et l'esprit s'ébrouent, les musiques savantes s'échouent dans la consanguinité et accouchent d'enfants idiots.
Bey Ler Bey sont donc de savants musiciens un pied dans la tradition, l'autre dans la modernité, le corps dansant, la tête dans les étoiles. Leurs quatre titres insinuent qu'ils ne manquent pas d'humour : Jacasseries, Bon sauvage, Aphone, Naufrage. La langue rouge du Bey se retrouve d'ailleurs servie sur un plateau avec le thé à la menthe au dos de la pochette, sorte de pastiche de Salomé en forme de corne de gazelle. J'avais bien aimé leur précédent album, vingt délicates miniatures au Mauvais œil. Cette fois leur Mauvaise langue est plus incisive, musique nerveuse, virtuose, impertinente. À force de nous faire tourner en bourrique, de nous faire tourner chèvre, tourner manège ou autour du pot, ces derviches laïques nous donnent le vertige sans que nous puissions nous arrêter jusqu'à la fin du disque qui lui aussi tourne, tourne sur la platine.

→ Bey Ler Bey, Mauvaise langue, Cok Malko, dist. Orkhêstra, sortie le 1er juin 2016 aux Instants Chavirés

P.S. : le collectif Cok Malko réunit des musiciens ayant pour inspiration commune les Balkans et la Méditerranée, tel le quintet à cordes Bumbac dirigé par David Brossier qui sort également un CD le 27 mai.

mercredi 20 avril 2016

L'École de Canterbury


Fort de ses 736 pages le livre d'Aymeric Leroy sur l'École de Canterbury est une précieuse compilation chronologique des histoires de famille d'une bande de musiciens pop fascinés par le jazz, avec le groupe Soft Machine en locomotive. L'auteur remonte à leur scolarité géographique qui permettra au guitariste australien déjanté Daevid Allen, au crooner Kevin Ayers, au chercheur tourmenté Robert Wyatt, à l'organiste intello Mike Ratledge, au roadie Hugh Hopper devenu bassiste de se rencontrer. Les Wilde Flowers intégreront également Richard et David Sinclair, Pye Hastings, Brian Hopper et quelques autres. Leroy privilégie néanmoins le rock progressif, trop unisoniste à mon goût, de groupes somme toute mineurs comme Caravan, Egg, National Health, voire les plus récentes moutures de Soft Machine face aux recherches inventives que le compositeur-batteur Robert Wyatt ne cessera jamais de mener, dans ses élucubrations pataphysiques en solo comme dans ses tentatives collectivistes telle Matching Mole ou dans les chansons qui le hisseront au rang d'artiste culte (Leroy n'en salue pas moins Rock Bottom, le chef d'œuvre de Wyatt sorti en 1975, mais il passe à côté de sa démarche fondamentale où chaque étape fait sens). La lecture du détail des associations qui se font et se défont au fil des concerts et des disques de tous ces groupes rend indispensable l'écoute ou la réécoute des enregistrements évoqués (P.S.: j'avais d'ailleurs été injuste avec Hatfield and The North lors de cet article). C'est ainsi que le rubato des uns renvoie le swing des autres au papier à musique alors que ce sont les improvisations et les expérimentations qui influenceront radicalement des centaines de musiciens européens sans qu'ils suivent pour autant les traces de ces précurseurs britanniques. Les débuts de Soft Machine furent surtout déterminants parce qu'ils permirent à des musiciens issus du rock de se servir des manières du jazz sans tenter d'en imiter le style.
À la fin du XXe siècle, le Californien Frank Zappa fut l'autre passeur qui gomma les frontières entre les styles et les conventions, de l'écrit à l'instantané, mettant en scène l'interprétation de partitions complexes, fondant l'engagement politique dans le pop art et l'humour, s'inspirant du classique et de la musique contemporaine, du rock et du jazz, du free, du doo wop ou du blues... La caractéristique des Européens fut justement de se passer du blues, insistant plutôt sur leurs racines symphoniques. Après les longues suites instrumentales de la période du troisième album de Soft Machine et leur introduction flamboyante des cuivres, Robert Wyatt, résolument minimaliste, maria humour non-sensique et pensée révolutionnaire, sa voix unique, blanche et fragile, haut perchée et zozotante, en devenant le vecteur. On remarquera que la voix de Zappa, chaude et séductrice, ironique et professorale, fut tout aussi déterminante pour passer la barre de l'expérimental et toucher un public toujours plus large.
À privilégier et donc à détailler le côté carré (même si les mesures sont impaires !) du rock progressif face aux expérimentations originales, Leroy passe à côté de l'importance que représente par exemple The End of An Ear de Wyatt ou les variations improvisées d'un concert à l'autre de Soft Machine à la meilleure époque. Je me souviens que chacun recélait toujours des surprises. Je fournis d'ailleurs à Leroy en 2005 l'enregistrement intégral que j'en réalisai à Amougies, ainsi que celui de Caravan, entre autres. Ce sont toutes les bandes qui circulent sur Internet et qui se sont parfois retrouvées publiées commercialement par des individus peu scrupuleux. Ce n'est évidemment pas le cas de l'auteur dont la rigueur est un des fers de lance, même si je ne partage pas toujours ses avis sur la scène de Canterbury. Ces divergences sont probablement dues à la différence de générations, que l'on ait vécu ce mouvement in vivo ou in vitro au travers des enregistrements et des rétrospectives. Leroy néglige ainsi l'importance qu'eut Chrysler Rose de Dashiell Hedayat sur nos soirées lysergiques, ou l'incroyable délire des concerts de Gong dont j'assurai souvent le light-show, comme je le fis sur Kevin Ayers avec Lol Coxhill, David Bedford, Mike Oldfield, etc. à la Roundhouse en 1971 pour Krishna Lights. Mais le manque de cette somme érudite réside surtout dans l'absence d'analyse du contexte social. Or il influence pourtant fondamentalement les rebellions artistiques, l'Histoire des prolos ou petits bourgeois blancs du Kent étant radicalement différente de celle des Afro-Américains. Mettre encore en perspective ce qui se passait hors cette petite famille eut éclairé autrement leur mouvement et l'influence énorme qu'il eut sur la génération suivante. La profusion des anecdotes et la chronologie des faits finissent pas occulter les motivations, conscientes ou inconscientes, des protagonistes. En cela le livre d'Aymeric Leroy favorise le savoir encyclopédique au détriment de l'analyse.
Il n'empêche que c'est une mine d'informations jamais compilées jusqu'ici. Dans cette perspective on peut regretter qu'il n'y ait pas plus d'entrées, entendre divers systèmes de recherche, plus thématiques que les classiques index de groupes, musiciens et albums. Aborder en quelques lignes un ouvrage aussi compact et laborieux est néanmoins très injuste.

→ Aymeric Leroy, L'École de Canterbury, 736 pages, Ed. Le Mot et le Reste, 33€

mercredi 23 mars 2016

Alva Noto & Ryuichi Sakamoto avec l'Ensemble Modern: utp_


J'ai souvent du mal avec la raideur germanique du compositeur de musique électronique Carsten Nicolai dit Alva Noto, mais associé au romantisme japonais de Ryuichi Sakamoto et surtout à la cohésion de l'Ensemble Modern je plane totalement. Le concert enregistré live pour le 400e anniversaire de la ville de Mannheim le 16 novembre 2007 est livré sous deux versions audiovisuelles, en stéréo et en 5.1, l'écran flottant au-dessus de l'orchestre ou bien les visuels de Noto seuls, et sous la forme d'un CD. Le coffret contient également deux petits livrets, le premier avec une introduction de David Toop et des images couleur pleine page, le second avec la partition complète de 72 minutes.
Après avoir écouté l'œuvre deux fois, j'ai eu l'idée de diffuser le CD sur l'ampli du rez-de-chaussée où sont branchées deux enceintes Auratone dans la salle à manger et deux imposantes Technics dans le salon simultanément au DVD sur le système 5.1 du premier étage, sans pour autant chercher un synchronisme parfait. L'expérience est tout bonnement hallucinante, surtout dans l'escalier !
Utp_, pour piano, orchestre de chambre et électronique est un modèle de musique minimaliste, un trip zen où les instruments acoustiques dressent un pont avec les click et boom électroniques. Les points et les lignes prennent de l'épaisseur. L'indétermination de nombreux paramètres de la partition donne vie à l'artificiel, faisant vibrer les corps sonores dans le silence de l'air. Le robot est devenu androïde.


Reçu du Japon à un prix extrêmement décent en comparaison à d'autres propositions, la troisième fois est enfin la bonne après que j'ai commandé deux fois le CD+DVD et que ses vendeurs successifs aient annulé l'envoi pour avoir pensé le posséder à tort. Les objets épuisés atteignent parfois des prix délirants utp_ est souvent proposé entre 60 et 90 euros.
Mais ce n'est rien à côté des catalogues d'exposition récemment recherchés sur le Net. Travaillant avec Jean-Hubert Martin à l'exposition Carambolages dont j'ai composé toute la partition musicale, j'ai craqué pour nombreux ouvrages, seules traces de ses précédentes interventions muséographiques. Il m'a fallu fouiner pas mal pour les trouver à des prix raisonnables, mais j'ai dû abandonner en ce qui concerne l'original des Magiciens de la Terre proposé à plus de 1000 euros ! J'ai par contre enrichi ma bibliothèque de beaux exemplaires de Une image peut en cacher une autre, La mort n'en saura rien, Altäre, Le château d'Oiron et son cabinet de curiosités, Africa Remix, Dali, Le Maroc contemporain, Ilya et Emilia Kabakov... En ce qui concerne Le Théâtre du Monde j'ai eu l'immense joie de recevoir le somptueux catalogue de l'exposition originale australienne intitulée Theater of the World, grandes reproductions pleine page et surtout intégralité du projet initial... Internet, via des sites comme Leboncoin, eBay, Discogs, etc., permet de trouver quantité de choses que l'on pensait inaccessibles, et parfois pour des sommes dérisoires, d'autres fois honteusement spéculatives.

mercredi 17 février 2016

Concert lynchien au Carreau du Temple


Les groupes Caravaggio et Decoder se sont réunis pour créer un spectacle musical représenté d'abord à Hambourg, puis jeudi dernier à l'Auditorium du Carreau du Temple. Organisé par l'ONJ en partenariat avec La Muse en Circuit dans le cadre de Jazz Fabric, le concert tient plus d'une nouvelle musique contemporaine dans la mouvance de Bang On A Can que du jazz, entendre que l'électricité du rock alimente en tension des compositions très structurées, blocs de béton unanimes tombant des cintres, la lumière appuyant d'effets flashy la violence enthousiaste des virtuoses.
Installés côté jardin, les quatre de Caravaggio ont toujours montré leur intérêt pour le cinéma en faisant éclater les genres musicaux. Il faut certainement s'intéresser à autre chose qu'à son art pour accoucher de projets iconoclastes aussi délirants. Le batteur Éric Échampard, avec qui j'ai eu la chance de partager plusieurs fois la scène et que j'ai engagé justement pour des musiques de films, et le contrebassiste Bruno Chevillon, dont on connaît le goût pour l'expérimentation, les beaux-arts et la poésie pasolinienne, ont participé à l'ONJ d'Olivier Benoit, ce qui explique cette programmation (Chevillon l'a quitté il y a déjà un an). De même, les approches de l'informatique musicale pratiquées par le violoniste-guitariste Benjamin de la Fuente et le claviériste Samuel Sighicelli comme leur apprentissage auprès du compositeur Gérard Grisey les avaient déjà poussés à créer le groupe Sphota avant de s'adjoindre la rythmique puissante de leurs deux compagnons. Tous les quatre sont passionnés d'images, voire le spectacle Marée noire de Sighicelli qui m'avait enthousiasmé en 2008 ou la musique que Caravaggio a enregistré pour L'Amour est un crime parfait des frères Larrieu.


Côté cour, les Allemands de Decoder sont bien leurs cousins d'outre-Rhin. Compositeurs et musiciens forment ce collectif étonnant dont Alexander Schubert tient les manettes en régie. Sa pièce multimédia f1 donne immédiatement le ton de la soirée. Commandée pour les deux ensembles réunis, elle implique un nombre variable de musiciens, cinq minimum, deux performeurs, plus de la vidéo et de la lumière. La soprano Frauke Aulbert, la clarinettiste Carola Schaal, la violoncelliste Sonja Lena Schmid, le joueur de cythare électrique Leopold Hurt, le claviériste Andrej Koroliov et le percussionniste Jonathan Shapiro se serreront les coudes avec les Français pour interpréter les œuvres composées également par de la Fuente et Sighicelli avec talent.
Mais le morceau de bravoure est bien f1, mise en scène humoristique et critique d'un univers anthropomorphe où la mort rôde en coulisses. Une sorte de lapin géant rappelant ceux de David Lynch dialogue au téléphone avec un spectre, aller et retours entre l'écran et la scène, entre le meneur de jeu et le public, tandis que les musiciens portent des masques d'animaux et, accessoirement, un clic à l'oreille tant le synchronisme est capital à la mise en place des effets dramatiques. Mise en abîme d'une recherche d'un cinéma expérimental en direct, f1 est éblouissant dans tous les sens du terme et les timbres inouïs de l'orchestre participent de ce nouveau théâtre musical où l'écran prend toute sa dimension, justifié par une bascule que seul le hors-champ offre à l'imagination.

Photos © Gerhard Kühne

vendredi 5 février 2016

Julien Pontvianne retrouve l'éternité


Le compositeur et musicien Julien Pontvianne n'est pas le premier à avoir été subjugué par la pensée de Henry David Thoreau, enseignant, philosophe, naturaliste amateur et poète américain (1817-1862). De Walden ou la vie dans les bois à La désobéissance civile, l'essayiste a influencé des hommes politiques comme Gandhi et Martin Luther King, des écrivains comme Yeats, Romain Rolland, Giono, Jim Harrison, des compositeurs comme Charles Ives et John Cage, et nombre d'écologistes ou adeptes de la décroissance... Je possède un exemplaire original des Essays Before A Sonata que Ives a publié à compte d'auteur en 1920, complément indispensable de la Concord Sonata, entièrement dévoués à Thoreau et ses amis transcendantalistes, Emerson, Hawthorne et les Alcotts.
Déjà avec son projet pour orchestre Aum Pontvianne faisait chanter les textes de Thoreau qui donnaient du relief à ses grands espaces paysagers. Avec Abhra, qui signifie l'atmosphère ou le vide en sanskrit, il se rapproche du soleil en mettant en musique des extraits des textes de l'Américain qu'il fait accompagner par un orchestre planant au dessus des collines. Consciente ou inconsciente, l'influence de Ives est flagrante, sérénité d'une nature retrouvée à laquelle la voix de l'Anglaise Lauren Kinsella confère une sensualité vertigineuse. Parlé ou chanté importe peu. Le style et l'idée se confondent. L'écoute du CD nous plonge dans un abîme de perplexité tout en nous faisant voyager. L'orchestre passe les cols en se moquant des frontières. La violoncelliste Hannah Marshall, le guitariste Francesco Diodati et le contrebassiste Matteo Bortone, le claviériste Alexandre Herer et Pontvianne au ténor, à la clarinette et à l'harmonium prennent le temps de respirer l'air pur. Ils nous montrent le chemin. Comme dans tous les projets de Pontvianne le temps n'a pas la même durée qu'ailleurs, le changement de repères s'opérant magiquement sans que nous y soyons préparés. Les siècles ne changent rien à l'affaire. Les couleurs les plus délicates affichent mille nuances. Les nuages forment sans cesse de nouveaux dessins. Chaque saison exhale la beauté de la vie. S'approcherait-on de la musique des sphères ?

→ CD Abhra, label Onze Heures Onze, dist. Socadisc, sortie le 11 mars 2016

lundi 18 janvier 2016

Lasse désertification


En ce début d'année si l'on ne veut pas déprimer il faut compter sur les naissances, s'intéresser aux jeunes qui se révèlent, avoir la curiosité de ce que l'on ne connaît pas. Je m'y emploie autant que possible, en contrepoids des disparitions qui me font penser à une forêt malade ou au crâne des mâles qui se déplume. Les cheveux tombent, et teinture ou moumoute ne grugeront pas les miroirs qui ne sauraient mentir. La désertification de notre vie sociale nous guette tant que le cœur tient. Ma tante qui a 91 ans commence à s'ennuyer à force de perdre tous ses amis, lectures et sorties quotidiennes ne lui suffisent plus. À me risquer à un tour d'horizon je constate l'hécatombe quel que soit le point cardinal vers lequel je me dirige.
Bien que je n'ai jamais été un fan de David Bowie il était symboliquement présent dans le film La nuit du phoque que j'ai réalisé en 1974 avec mon camarade Bernard Mollerat, disparu à 24 ans. Il avait très certainement influencé la scène du travesti tournée à plusieurs caméras, chanson à laquelle avaient participé les regrettés Jean-Pierre Lentin et Luc Barnier. Je cohabitais alors avec Philippe Labat, plus tard victime d'une overdose. Ces morts en font remonter d'autres, Marc Lichtig, Éric Longuet, Pierre Bensard, camarades de classe avec qui je fis mes premières armes musicales. Puis les quatre pères de mon récit, Papa d'abord, qui a lâché un 2 janvier, Frank Zappa qui me mit le pied à l'étrier, Jean-André Fieschi qui me donna les moyens de continuer, et Bernard Vitet, mon ami avec qui je cosignai pendant 32 ans au sein d'Un drame musical instantané ! L'écoute passionnante de BlackStar dimanche dernier, veille de la fatalité, me donna envie de combler certaines lacunes. Il n'est jamais trop tard. Une vie existe après la mort grâce à la mémoire, fut-elle volatile. Sa reconstruction permanente nous permet de jouir d'un passé que nous n'avons pas connu, car nous n'avons presque rien vécu. À l'échelle de l'univers la durée de vie d'un être humain tend vers zéro. Nous la meublons autant que nous pouvons par une série d'implants et de lotions capillaires, de reforestation et de souvenirs.
La mort de Giorgio Gomelsky me replonge dans ce jeu morbide où les pertes sont plus sensibles que les gains. Manager décisif de quantité de groupes pop, ce n'est pas parce qu'il avait été celui de Gong dont je faisais le light-show ou de Soft Machine (je pense à Daevid Allen, et à Hugh Hopper avec qui il m'arriva de bœufer), mais parce que c'est chez lui, ou plutôt dans la villa des Rolling Stones qu'il avait quasiment révélés, que je jouai de la flûte à six trous avec Eric Clapton (exception de cette litanie peuplant ce drôle de Walhala qui ressemble à un champ de bataille), et fis la connaissance de Jean-François Bizot et Frank Wright ! J'arrivais de la Fondation Maeght où ma sœur et moi avions été adoptés par l'Arkestra de Sun Ra. Alors remontent les images du photographe Philippe Gras et de Yasmina, a black woman, et avec eux Daniel Caux. Mon name dropping ne peut faire abstraction de George Harrison avec qui je jouai de l'harmonium chez Maxim's !
Si j'ai mis un bémol au concert de louanges concernant Pierre Boulez, je lui dois de m'avoir permis d'écouter en direct des musiques que je ne connaissais que par le disque, car j'assistai à tous les concerts de Perspectives du XXe siècle lors de la création de l'Ircam. Indirectement grâce à lui je rencontrai John Cage toute une après-midi. Je pense aussi aux outsiders, Luc Ferrari avec qui nous avons enregistré Comedia dell'amore 224, à Conlon Nancarrow qui me dédicaça le rouleau de son Étude #7, à Frank Royon Le Mée qui nous manque terriblement, à Colette Magny dont la correspondance rime avec nos improvisations, à Jean Morières parti si vite... Il faut que j'arrête, je me fais mal.
Je ne cherche pas à être exhaustif, mais la disparition d'Annick, Bri, Pere, Rosette, Giraï, Valérie ou Gaston me hante. J'ignore ce que sont devenues d'autres figures essentielles de mon parcours. La Toile parfois reste discrète. J'ai beau googliser à mort, rien ne sort. Si je focalise au loin sur la nature sauvage le vague à l'âme me submerge. Ce sont les idées noires d'un gris week-end où les perspectives de bleu s'éloignent au fil du temps. Je compte sur le facteur, le téléphone, les mails ou la sonnette pour me redonner du cœur à l'ouvrage. Mon corps et ma tête ont besoin de nourritures terrestres pour se réinventer, des cris des enfants pour me sentir utile, de forces énigmatiques pour que l'imagination reprenne le pouvoir.
Bilan des courses : j'ai la crève !

Illustration de Jean Bruller dit Vercors sur le vinyle Les bons contes font les bons amis d'Un drame musical instantané

lundi 23 novembre 2015

Winter Mass, ec(H)o-system et d'autres disques


Quantité de disques intéressants arrivent par la poste. La dématérialisation des supports ne règle pas la question du transport des objets physiques pour lesquels la téléportation n'est pas encore au point. Je les expose sur mes étagères en espérant trouver les mots qui ne viennent pas toujours facilement. Ainsi High Fidelity, le solo de trombone de Fidel Fourneyron, est passionnant et courageux, mais forcément un peu rêche, demandant une concentration absolue qui sied certainement mieux au concert. Je ne suis pas fan de jazz proprement dit (je préfère souvent les trucs crades et hybrides !), mais je me suis laissé aller à écouter plusieurs fois Nomade Sonore du sax baryton Eric Séva, ou Dark Wave du grand ensemble Initiative H dirigé par David Haudrechy dont les influences pop sont variées avec en invités Médéric Collignon, Émile Parisien et Vincent Artaud. Comme celui-ci, de plus en plus d'albums intègrent des influences cinématographiques, cousins héritiers du poème symphonique. Le François de Roubaix de Fred Pallem & Le sacre du Tympan reste hélas trop nostalgique pour me satisfaire, j'ai besoin que le revival soit transcendé par une relecture plus contemporaine.


Le premier album de Winter Mass correspond mieux à mes attentes. Des paysages sonores emmitouflent les poèmes de Sayoko. Je ne comprends évidemment pas un mot murmuré par la Japonaise, mais la neige et la nuit m'embarquent pour un voyage où les décors passent souvent au premier plan. La musique composée et conduite par le bassiste Frederick Galiay, qui utilise d'autres instruments comme l'AKS synth et des claviers, oscille entre le sacré et le sacrilège. Cela arrive parfois lorsque des modernes poussent le rituel à la transe, bascule recherchée par les conteurs de rêves éveillés dont les instruments ne produisent a priori ni images ni paroles. Le clarinettiste Jacques Di Donato, aussi aux percussions, est le troisième personnage de ce petit ensemble polymorphe dont la variété de timbres fait oublier la simplicité, décomplexée. Pour quelques morceaux le trio s'est adjoint le flûtiste Jocelyn Mienniel, la clarinettiste Isabelle Duthoit ou le contrebassiste Jean-Philippe Morel.


J'aime ça, comme j'aime ec(H)o-system, le dernier album du poète Steve Dalachinsky avec le duo de rock français The Snobs. J'y retrouve le flow envoûtant que Hal Willner initiait avec les disques orchestrés de William Burroughs. Là où Galiay joue sur la lenteur et l'humidité, The Snobs sèchent l'atmosphère en l'électrifiant. Mais dans les deux cas nous sommes transportés, que l'on comprenne ou pas les paroles. La musique fait passer les intentions, par la diction rythmique et dramatique des poètes tout autant que par la musique qui les accompagne et les porte, traduisant leurs vers dans un langage universel.

Winter Mass, label et distribution Inversus Doxa
→ Steve Dalachinsky and The Snobs, ec(H)o-system, Bam Balam, dist. Musea
→ Fidel Fourneyron, High Fidelity, Umlaut
→ Eric Séva, Nomade Sonore, Gaya, dist. Socadisc / Idol
→ Initiative H, Dark Wave, Neuklang
→ Fred Pallem & Le sacre du Tympan, François de Roubaix, dist. L'autre distribution

jeudi 22 octobre 2015

Née dans une famille de musiciens...


Elsa est partie à Rome pour un mois. Elle y interprète Micaëla dans l'opéra Carmen de Bizet adapté par l'Orchestra di Piazza Vittorio jusqu'au 9 novembre au Teatro Olimpico.
"Née dans une famille de musiciens...". Lorsque j'ai lu les premiers mots de sa biographie je suis resté songeur. De quelle famille parle-t-elle ? J'ai d'abord pensé à mes parents. Papa adorait l'opéra, Karajan et le jazz de la Nouvelle-Orléans ; Maman n'est sensible qu'aux marches militaires ; je ne vois personne dans la famille à part ma grand-mère maternelle qui était soprano dramatique et avait chanté sous la baguette de Paul Paray, une qualité des jeunes filles de bonne famille au début du XXe siècle. Papa et Grand-Maman auraient adoré écouter Elsa. Du côté de mon père, ma cousine Susy joue du steel drum, de la flûte, du ukulele, etc., son fils David du piano et je crois que son frère Christopher était basson dans l'Armée de l'Air. Dans la généalogie de la maman d'Elsa c'est pareil. Mais voilà, Michèle est accordéoniste et elle compose de très belles mélodies. Quant à moi, je vis dans un monde sonore où tout ce qui passe par le conduit auditif constitue une partition universelle qui ne se taira qu'à ma mort. Qu'il s'agisse de la musique proprement dite ou de tous les bruits du monde je les vois comme je les entends, privilégiant leur organisation et leur sens aux lois du solfège et de l'harmonie.
Mon statut de père me saute alors à la figure. Et celui de sa maman évidemment. Elsa avait eu la sagesse de commencer sa vie d'artiste en devenant trapéziste, histoire de prendre son envol sans notre appui. La contorsion en haut du chapiteau lui a esquinté le dos et elle est revenue à la musique où elle s'épanouit de manière épatante. Elle dit que c'est sa maison. Je suis bêtement ému, sans penser que j'y sois d'ailleurs pour grand chose. Nous écoutions de tout, mais je n'ai pas souhaité lui léguer mes maladroites manières d'autodidacte. Elle a choisi les belles mélodies, celles qui fichent le frisson. Lorsque je l'ai vue sur la scène des arènes de Fourvière dans le rôle de Micaëla, j'ai aussitôt pensé aux films de Jacques Demy qui avaient bercé son enfance. Comme elle chante en voix naturelle on entend très bien l'influence de Georges Bizet sur Michel Legrand. Son goût pour les musiques du monde qui s'épanouit avec Odeia reste mystérieux, mais dans le spectacle Comment ça va sur la Terre ? ou dans Chroniques de résistance composé par Tony Hymas avec François Corneloup et le trio Journal Intime on retrouve son goût pour la chanson française, et là j'ai repensé à Papa, pour d'autres raisons qui n'avaient plus rien de musicales...

mercredi 7 octobre 2015

La manie Picasso au Grand Palais


On peut aimer un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, et même pas du tout Picasso, l'exposition présentée au Grand Palais rappelle l'extraordinaire influence que l'artiste exerça sur son temps et sur les générations suivantes. Exposant quantité d'œuvres d'autres artistes que le maître, Picasso Mania a l'avantage d'offrir un large éventail de styles, miroirs déformants des diverses périodes du génie espagnol dont les thématiques épousent explicitement la chronologie. Après un mur d'interviews vidéo de Laura de Clermont-Tonnerre et Diane Widmaier Picasso où témoignent Adel Abdessemed, John Baldessari, Frank Gehry, Jeff Koons, Bertrand Lavier, Philippe Parreno, Richard Prince, Julian Schnabel, Frank Stella, Sara Sze, Agnès Varda, etc., Salut l'artiste ! accumule les portraits de Picasso réalisés par d'autres (en photo par Maurizio Cattelan et Pei-Ming Yan). Le cubisme, un espace polyfocal ne peut représenter que l'original, puis David Hockney est la première des salles monographiques avec des montages Polaroïd, des toiles inspirées du cubisme et l'installation de 18 films synchronisés The Jugglers...


Grand Palais oblige, Picasso Mania s'attache plus aux artistes plasticiens qu'aux signes du quotidien, mais le cinéma est bien présent grâce à une installation audiovisuelle très godardienne, Le Tricycle de Fabrice Aragno et Jean-Paul Battagggia. Sur trois écrans s'entrechoquent des plans de Basic Instinct, F For Fake, Children of Men, Été précoce, Guernica, Indiscreet, Jules et Jim, Midnight in Paris, La pointe courte, Les plages d'Agnès, Le Mystère Picasso, Les rendez-vous de Paris, Persepolis, Suspicion, Zazie dans le métro et une demi-douzaine de films de Jean-Luc Godard ! Des extraits vidéographiques (Averty, des pubs...) et chorégraphiques (Preiljocaj, Maguy Marin, Martha Graham, Kader Belarbi...) s'y mêlent dans un ballet aléatoire où se réfléchit l'influence kaléidoscopique de Pablo Picasso.


Les demoiselles d'ailleurs décline celles d'Avignon à toutes les sauces, prostituées du monde de l'art. Avec C'est du Picasso ! on reconnaît l'influence de l'art africain dans ses portraits qui, retour à l'envoyeur, inspirent les masques de Romuald Hazoumé. Ambiguïté du post-colonialisme incarné Faith Ringgold, Robert Colescott, Leonce Raphael Pettibone...


Plus loin, Picasso Goes Pop ouvre sur des salles consacrées à Lichtenstein, Oldenburg, Erro, Warhol et aux Quatre saisons de Jasper Johns. La banalisation de l'art moderne passe par Picasso. Son nom seul est devenu le symbole de la création contemporaine, fracas hirsute où les couleurs explosent et où les pointes angulaires crèvent la toile des a-priori. Une installation vidéo de Rineke Dijkstra interroge de jeunes enfants sur La femme qui pleure, contrechamp laissant seulement imaginer le tableau.


Guernica, icône politique est une salle sombre où trônent une projection d'un film de Kusturica, un agglomérat d'animaux naturalisés d'Abdessemed (Who's afraid of the big bad wolf ?) et une monumentale table ronde de Goshka Macuga, sous une photo de la tapisserie ornant les murs du Conseil de sécurité des Nations Unies, où l'on est invité à prendre place, à débattre avec ses voisins puis à envoyer sa photo ou son témoignage au site de La nature de la bête... Après une salle consacrée à un hommage impertinent de Martin Kippenberger et aux "gribouillages" d'Un jeune peintre en Avignon, la dernière s'intitule Bad Painting où sévissent Georg Baselitz, Malcolm Morley, Basquiat, Vincent Corpet, George Condo, Antonio Saura, Julian Scnabel, Thomas Houseago dans une nouvelle figuration, retour de la narration, provocation du réel qui convie le sexe et la mort.


Je plaque des mots, j'accumule des listes, mais franchement c'est à voir !

Picasso Mania, Grand Palais, jusqu'au 29 février 2016

vendredi 2 octobre 2015

Histoires du temps qui passe


Nous sortons de l'eau qui semble plus chaude qu'en plein été. Françoise me dit que c'est la douceur de septembre sans se rendre compte que nous sommes déjà en octobre. Dans nos métiers il n'y a ni samedis ni dimanches, alors pourquoi connaitrions-nous le mois dans lequel nous sommes ? L'année est juste bonne à savoir pour les quelques chèques que nous signons. La plupart des gens de notre génération sont-ils seulement conscients que nous sommes depuis quinze ans au XXIe siècle ?
C'est la première fois que je prends une photo depuis l'autre côté de la villa des tours. Le matin les surfers s'en donnent à cœur joie tandis qu'au bord les vagues nous massent. Plus loin j'ai le choix entre les crever ou me laisser porter. Tout dépend de la phase où je les aborde. Le vent est tombé. Je remonte en maillot à bicyclette.
Ulysse se cache dans les broussailles pour dormir. Voilà donc ce qu'il fabrique à Paris lorsqu'il disparaît pendant des heures.


Le soir nous sommes allés au Lumière voir le dernier film de Paolo Sorrentino. J'ai du mal à comprendre l'agressivité de la critique branchée, que ce soit Libé ou Les Cahiers du Cinéma, contre ce cinéaste. Peut-être est-il à la fois trop moderne et baroque à la fois ? Youth est une réflexion philosophique sur la vie, l'âge, l'art, le cinéma, filmée avec beaucoup d'invention et de rigueur. Michael Caine, Harvey Keitel, Paul Dano, Jane Fonda, Rachel Weisz y sont formidables. L'univers concentrationnaire du somptueux hôtel pour riches suggère plus qu'il ne montre, alors qu'il expose quantité de sentiments, d'ambiguïtés et une dialectique qui souligne la poésie de la création. La musique de David Lang (co-fondateur de Bang On A Can) nous accompagne jusqu'à la fin du générique avec un Just qui rappelle le merveilleux Lost Objects tandis que la partition sonore recèle quelques passages mémorables dont un sublime concert champêtre. Youth ne dépare pas de la filmographie de Sorrentino. Si vous avez une bonne raison d'avoir détesté les précédents, n'y allez pas. Sinon, c'est du cinéma comme on ne sait plus beaucoup en faire !

vendredi 4 septembre 2015

Show Me A Hero, mini-série du créateur de The Wire


Bien qu'elle relate un événement historique Show Me A Hero, la nouvelle mini-série de David Simon, est d'une actualité brûlante, tant aux États-Unis qu'en Europe, puisqu'elle met en scène le racisme ordinaire. Dans un quartier nord de New York un jeune maire doit appliquer la loi en faisant construire 200 logements HLM répartis dans une communauté blanche de classe très moyenne. La levée de boucliers débouchera sur une situation absurde : la municipalité, étranglée par des amendes énormes pour ne pas suivre les arrêtés de la Justice, est menacée de banqueroute. Les tractations et les coups bas rappellent furieusement ce dont j'ai été témoin pendant les dernières élections municipales où nous nous étions investis Françoise et moi ! Si les plus honnêtes y laissent des plumes, les egos dirigent le jeu. La vie des habitants de la cité en est considérablement affectée. Comme précédemment pour The Wire (Sur écoute), Generation Kill et Treme, l'étude de caractères vériste, le respect des accents, le moindre détail sont si bien analysés que les différences de classe éclatent sur l'écran en une leçon politique, suffisamment fine pour échapper aux balourdises explicatives du cinéma où seuls adhèrent ceux et celles qui sont déjà convaincus.


Le rôle principal est tenu par Oscar Isaac déjà apprécié dans le formidable polar The Most Violent Year et la distribution comprend aussi Bob Balaban (en outre réalisateur de l'excellent et méconnu Parents), Jim Belushi, Catherine Keener, Wynona Ryder, etc. Les chansons de Bruce Springsteen et le rap qui accompagnent la mini-série sont la plupart du temps diffusées in situ, elles ne viennent pas des cintres ! Au moment où l'État français bloque les réfugiés qu'il appelle sans papiers pour ne pas accepter de leur en délivrer, les empêchant ainsi de vivre dans des endroits décents (sans papiers, pas de feuilles de salaire - sans feuilles de salaire, pas de logement), la projection de ces six épisodes est salutaire.

mercredi 2 septembre 2015

Pistes (sonores) en montagne


Pendant les jours où nous étions entourés d'un brouillard à couper au couteau l'ordinateur diffusait une sélection musicale et passait en mode cinéma quand l'obscurité fatiguait nos yeux usés par des lectures assidues.
Mélodies veloutées, Yael Naim (She Was a Boy et Older qui a ma préférence) et Robert Wyatt (la double compilation Different Every Time) remportèrent tous les suffrages. D'autres voix résonnèrent avec succès dans la grande pièce faisant face à ce qui reste de neiges éternelles : Cathy Berberian (chantant Walton, Monteverdi, Debussy, Stravinski, Cage, Gershwin, Purcell), Jeanne Moreau (double compilation Jacques Canetti) et Barbara (double en public), le Live in Dublin de Leonard Cohen, Ute Lemper (en particulier Punishing Kiss où elle chante Nick Cave, Tom Waits, Elvis Costello, Neil Hannon et surtout Scott Walker)… Pour du musclé, moins adapté à notre retraite, coupé d'Internet et du téléphone, je diffusai Kendrick Lamar (To Pimp A Butterfly) et Dr Dre (Compton), plus politiques que je ne m'y attendais, bonne surprise… Ou encore Omar Souleyman (tous les albums se valent plus ou moins et Bahdeni Nami n'échappe pa s à la règle), Myriam Makeba et une grande sélection d'extraits de films de Bollywood avec Asha Bhosle, Kishore Kuma, Lata Mangeshkar… Je n'avais pas écouté Annette Peacock depuis des années et je redécouvris avec plaisir les nordiques, dont la Suédoise Jeanette Lindström, la CanadienneKyrie Kristmanson, la Norvégienne Sidsel Endresen et surtout la violoniste belge Liesa Van der Aa
N'ayant emporté aucun CD je me cantonnai aux mp3 entassés sur un petit disque dur. La flopée du label Tzadik ne risquait pas de nous laisser en panne sur le bord de la route ! Je sélectionnai les trucs les plus lyriques comme les hommages collectifs à Sasha Argov, Burt Bacharach, Marc Bolan, Tom Cora et Gainsbourg, ou encore David Krakauer, Cyro Baptista...). Nous avions aussi des albums de Roland Kirk, Quincy Jones, Michael Mantler, Barney Wilen (je réécoute inlassablement Moshi) et l'excellent Sheik Yer Zappa de Stefano Bollani, adaptation jazz très personnelle enregistrée en public en 2011. Le pianiste milanais y est accompagné par Jason Adasiewicz au vibraphone, Josh Roseman au trombone, Larry Grenadier à la contrebasse et Jim Black à la batterie. L'esprit de Zappa est parfaitement rendu, mais les improvisations s'éloignent heureusement des versions trop révérencieuses habituelles.


Pour faire le pont avec des êtres chers en vacances en Bretagne, Lors Jouin et Annie Ebrel, l'Acoustic Quartet de Jacky Molard étaient tout indiqués. Côté tango j'avais emporté Horacio Salgán. Ne pouvant me passer difficilement de quatuors à cordes, j'avais tous les derniers enregistrements du Kronos Quartet. Je voulais aussi réécouter des compositions de Julia Wolfe qui a cofondé le groupe de musique contemporaine Bang On a Can.
J'écoute de tout, les assemblages paysagers de Chassol, les mix formidables de Den Sorte Skole, les impros au synthé de Charles Cohen qui me rappellent furieusement ma période ARP 2600, Donald Berman jouant du Ives, Dudamel à la tête du Los Angeles Philharmonic Orchestra (mais le mp3 sied mal au classique), le solo de piano préparé d'Ève Risser, les 52 reprises de Katerine avec Francis et ses Peintres, triple CD de reprises passé presque inaperçu alors qu'il révèle de pures joyaux passés à la moulinette féroce du chanteur critique, Une saison en enfer conté en anglais par Carl Prekopp avec la musique remarquablement en phase d'Elizabeth Purnell, mélange d'orchestre, de field recording, d'électronique et de poèmes chantés en français par Robert Wyatt pour la BBC en 2009…
En tapant cette chronique je suis tout à coup saisi par des acouphènes qui me paniquent. Je coupe les haut-parleurs dont le timbre est probablement trop agressif. Je sors sur la terrasse, entouré par les pics pyrénéens. Le sifflement diphonique est passé doucement en écoutant les rapaces tourner autour d'un animal mort, et puis le silence est revenu. Silence impossible, composé des bruits infimes de la nature.

lundi 27 juillet 2015

Encyclopédie éclectique des musiques actuelles


Si j'attends d'avoir terminé les trois livres envoyés par les éditions Le Mot et le Reste je risque de ne jamais en parler, or cet éditeur est l'un des rares à s'être spécialisé, entre autres, dans les ouvrages sur les musiques qu'on dit actuelles et sont plutôt du domaine populaire, même si elles ne touchent souvent qu'un public restreint. Jazz, rock, folk, musiques du monde, etc. sont évoqués par des auteurs consciencieux, soucieux de partager leurs passions avec les lecteurs qui, spécialistes ou novices, ont forcément des lacunes. Les livres recèlent donc quantité de biscuits pour l'hiver, de pistes révélant des trésors cachés, d'ouvertures sur d'autres mondes.
Je me souviens ainsi avoir chroniqué Folk et Renouveau de Philippe Robert et Bruno Meillier, Great Black Music de Philippe Robert, Revolution in The Head de Ian MacDonald sur les Beatles, Field Recording d'Alexandre Galand. Mais je dois avouer que la perspective de lire quelque chose sur mon travail ou celui d'Un Drame Musical Instantané m'incite à feuilleter pas mal des publications parues au Mot et le Reste, comme dans L'underground musical en France d'Éric Deshayes et Dominique Grimaud ou Musiques expérimentales de Philippe Robert. Pensant que mon roman augmenté USA 1968 deux enfants évoquait parfaitement la période fondatrice des années 60, je leur ai suggéré d'en publier la version papier, mais ne leur tiens pas rigueur de ne pas même m'avoir répondu, connaissant les lourdeurs des échanges en matière de production dans notre pays. J'ai par contre été surpris de voir chroniquer le premier album du Drame, Trop d'adrénaline nuit, dans le récent Il y a des années où l'on a envie de ne rien faire (1967-1981 Chansons expérimentales) de Maxime Delcourt, et ravi que Jean-Yves Leloup rappelle le rôle initiateur du Drame pour les ciné-concerts dans son recueil d'articles Musique Non Stop (Pop mutations & révolution techno).
Dans le premier Maxime Delcourt évoque le terreau sur lequel j'ai grandi, des chansons militantes de mai 68 aux tentatives expérimentales où la voix se mêlait aux improvisations les plus hirsutes. Colette Magny, Brigitte Fontaine, Catherine Ribeiro en étaient les marraines. Delcourt embrasse les essais inventifs dans le domaine des variétés (Manset, Ferrer, Gainsbourg, Ferré, Christophe, Annegarn, Thiéfaine...) autant que chez les marginaux, créateurs de l'underground (premiers groupes pop français, Higelin à ses débuts, Hedayat, Marcœur, Berrocal... Et quantité de moins connus qui font tout l'intérêt de l'ouvrage !). La discographie sélective occupe la moitié du bouquin, deux pages par disque sur le modèle de nombreux ouvrages de la collection, tandis que la première partie trace une ligne chronologique soulignant l'implication politique des protagonistes soutenus par des labels de disques fortement impliqués.
Dans le second Leloup rassemble des articles précédemment publiés dans des revues et magazines, somme de sujets reflétant l'état de notre société au delà de la musique elle-même. Il aborde ainsi comment la musique participe à la résistance, que ce soit en France ou récemment dans les pays arabes, comment les cultures des pays du sud influencent le Top 50, les rapports de la musique aux autres arts, en particulier numériques, le potentiel des ciné-concerts... Également passionné par la musique électronique il se demande si la platine est un instrument, si l'ordinateur a révolutionné le folk, si la K7 est l'ancêtre du mp3, comment Internet transforme notre amour de la musique, etc.
Le troisième est un voyage en 150 albums dans le Rock Psychédélique de 1966 à nos jours. Pour qui aime planer c'est du long courrier. David Rassent évoque les expériences lysergiques du LSD à l'origine du genre. Si le Swingin' London a la part belle, le mouvement est évidemment localisé sur la côte ouest des États Unis. Il s'étendra plus tard à l'Europe avec la scène progressive et le Krautrock. Les ramifications les plus récentes m'apparaissent plutôt comme des réminiscences nostalgiques, le flambeau étant dans les faits repris par la techno avec de nouvelles substances hallucinogènes. Là encore, comme tous les ouvrages de la collection, les deux pages consacrées à chaque album se terminent par des suggestions "dans le même esprit", et les amateurs découvriront quantité de musiciens dont ils ignoraient probablement jusqu'ici l'existence.

→ Maxime Delcourt, Il y a des années où l'on a envie de ne rien faire, 1967-1981 Chansons expérimentales, Ed. Le Mot et le Reste, 288 pages, 21 €
→ Jean-Yves Leloup, Musique Non Stop, Pop mutations & révolution techno, Ed. Le Mot et le Reste, 224 pages, 19 €
→ David Rassent, Rock Psychédélique, un voyage en 150 albums, Ed. Le Mot et le Reste, 368 pages, 25 €

vendredi 10 juillet 2015

La musique s'expose aux Rencontres d'Arles


La mode est aux disques vinyles même si cela reste un marché de niches. Les collectionneurs d'albums 30 cm peuvent sortir leurs trésors comme le fit Guy Schraenen il y a cinq ans à La Maison Rouge. J'eus la joie et le privilège d'y jouer avec le violoncelliste Vincent Segal, visite guidée filmée par Françoise Romand. Un magasin de disques comme Le Souffle Continu à Paris fait 80% de son chiffre d'affaires avec les vinyles et celui de La Source ne vend que cela. Pour ma part j'ai conservé tous mes disques noirs, même si j'achète des CD depuis déjà 30 ans ! Passé la polémique sur les qualités de tel ou tel support ou sur la perte encyclopédique des jeunes adeptes du flux mp3, la surface de 30 centimètres sur 30 fut un lieu expérimental et hautement créatif pour quantité de graphistes.


Aux Rencontres d'Arles deux expositions sont consacrées aux pochettes de disques ornées de photographies. La première et la plus importante, Total Records, est proposée par Antoine de Beaupré, Serge Vincendet et Sam Stourdzé avec la complicité de Jacques Denis. J'ignore si leur pari de représenter l'histoire de la photographie au travers du parcours qui s'étale sur deux niveaux est totalement gagné, mais le choix distille un plaisir sans mélange aux amateurs en tous genres grâce à la variété des styles et des techniques dont se sont emparés les photographes. Le magnifique catalogue de 450 pages rend également merveilleusement l'histoire et la géographie de nos amours musicaux. Voir les agrandissements des couvertures Blue Note par Francis Wolff, découvrir des pochettes signées Michael Snow, Jean-Paul Goude, Jean-Baptiste Mondino, Andy Warhol, David Bailey, Lucien Clergue, Lee Friedlander, retrouver les partis-pris de certains labels, exhume quantité de madeleines encore chaudes. L'accrochage fourmille de clins d'œil vus au travers de l'objectif. (N.B. : la vidéo projetée dans l'expo et reproduite ci-dessus est Mayokero de Roy Kafri, clip réalisé par Vania Heymann)
The LP Company, les trésors cachés de la musique underground est une exposition plus conceptuelle de Laurent Schlittler et Patrick Claudel. Si j'ai bien compris, Laurent et Patrick, leurs initiales formant LP comme Long Play (terme anglais désignant les 33 tours 30 cm), s'appuient sur leur collection de disques méconnus pour composer textes, disques et performances, en une sorte de discographie imaginaire.


MMM est la troisième exposition "musicale", coup médiatique conçu par le chanteur Matthieu Chedid et Martin Parr. Telle série de photos de l'un inspire un instrument à l'autre. À l'Église des Frères-Prêcheurs, chaque évocation est circonscrite à une alcôve et l'ensemble constitue un seul morceau grâce aux ressources du multipistes et de la diffusion spatialisée. Si l'enjeu de l'orchestre est l'unité, les collections de Parr sont évidemment disparates. L'instrumental de Chedid sonnant très new age, il est difficile d'en comprendre le lien avec les thèmes photographiques. La signalétique dessinée à la main avec le nom des instruments ne permet pas plus d'en saisir la finalité autrement qu'un habillage agréable, comme le jeu de mots/initiales du titre.
Mardi soir, lors de la soirée consacrée au duo dans un Théâtre Antique bondé, la première partie commentée par Martin Parr présentait son parcours de photographe avec un humour anglais manquant à la seconde lorsque Matthieu Chedid improvisa un rock musclé sur les photos projetées sur écran géant. Là encore, si n'importe quelle musique fonctionne avec toutes les images, le sens diffère selon les choix et son absence la relègue au papier peint. Le public était néanmoins ravi, le chanteur terminant en récital, invitant ses fans à monter sur scène...

Total Records, catalogue, Ed. 2-13, 45 €

mardi 16 juin 2015

Essoufflement en fin de série


Tous les scénaristes ne sont pas Alan Ball ni David Simon, capables de conclure une série avant son essoufflement. On imagine les pressions subies de la part des chaînes TV devant la manne que représentent les séries à succès. Le dernier épisode de Six Feet Under marqua la démonstration éclatante du désir d'en finir une fois pour toutes pour passer à autre chose et The Wire aurait pu durer une éternité sans la détermination de son auteur. L'un et l'autre ont livrées cinq saisons sans fléchir, alors que leurs créations suivantes, respectivement True Blood ou Treme, ont du mal à tenir la distance.
Ainsi la septième saison de Mad Men aurait pu condenser ses quatorze épisodes en un seul au lieu de jouer les prolongations en délayant laborieusement un final que seul le clin d'œil Coca Cola de la dernière minute rehausse en ramenant la fiction vers une réalité imaginaire. Curieusement quantité de pistes n'auront pour autant pas été exploitées, abandonnées en cours de route sans que l'on en saisisse la raison, telles les allusions au passé de Don Draper ou l'avenir de chaque personnage... Avenir que seul Alan Ball sut donc magistralement dessiner dans le dernier épisode exemplaire de Six Feet Under, aussi brillant que sa première saison.
Les variations criminelles de Game of Thrones finissent également par lasser, les saisons semblant tenir essentiellement à la disparition tragique des protagonistes les uns après les autres. Une direction d'acteurs moins caricaturale aurait probablement apporté une finesse que le manichéisme général étouffe. Chaque comédien jouant imperturbablement toujours avec la même expression de visage, on imagine qu'à l'avenir les rôles pourront être tenus par des créatures de synthèse à l'image des décors.
J'ai regardé plus de la moitié de l'étrange Sense8 des Wachowski, mais ce n'est ni Matrix ni Cloud Atlas : tout est tiré en longueur, comme si les auteurs étaient payés à la minute... Les liens psychiques qui relient les personnages tissent une toile vaine rappelant la vacuité d'Internet, répétition des mêmes gestes d'épisode en épisode, comme autant d'impasses communicantes. Les huit personnages en quête du même auteur ne sont que les ambassadeurs des films mainstream de leurs pays respectifs, caricatures d'un cinéma de distraction dont les variations géographiques ne cachent pas l'uniformité.

mercredi 13 mai 2015

Kink Gong, collectage et remixage


Laurent Jeanneau est un baroudeur épris de musique et de son. Il arpente le sud-est asiatique à l'affût des minorités ethniques qu'il enregistre tels quels, field recordings (j'ai chroniqué ici l'excellent ouvrage d'Alexandre Galland sur le sujet) qu'il retraite parfois en composant des paysages sonores. Sous le nom de Kink Gong il a ainsi enregistré près de 150 CD, DVD ou LP, publiés à compte d'auteur ou chez Sublime Frequencies pour les enregistrements de terrain, et chez Kwanyin (Pékin), Atavistic (Chicago USA), PPT Stembogen (Paris), Discrepant (London) pour ses compositions expérimentales.
Dans le documentaire Small Path Music de David Harris (également chroniqué ici) Laurent Jeanneau raconte comment ses goûts se sont forgés à l'adolescence, au début des années 80, à l'écoute de tout ce qu'il trouvait un peu bizarre, hors catégories cela va de soi (Un Drame Musical Instantané en faisait partie !). Sur son site, il répertorie ses productions, ses performances en public, ses conférences... Il vend même des guimbardes à des prix défiant toute concurrence. Son travail de collectage est inestimable, car on ignore combien de temps encore les minorités ethniques qu'il rencontre résisteront à la mondialisation. Partout des voix uniques et des savoirs insoupçonnables disparaissent sous le goudron des routes qui se construisent. Les mentalités changent. La télévision est un rouleau compresseur qui formate tout ce qu'elle atteint.
Je me souviens des difficultés que j'avais rencontrées au Vietnam en filmant les Hmong et surtout les Yao au début des années 90. Leurs territoires avaient été interdits jusqu'à seulement deux ans auparavant. Nous étions gênés de venir en touristes, mais la séquence de l'arroseur arrosé peut se reproduire de mille manières. Personne n'avait encore jamais vu d'enfant blonde et notre fille Elsa ne supportait plus qu'à chaque village traversé des dizaines de femmes lui touchent les cheveux ! Dans la montagne j'avoue avoir parfois filmé en caméra cachée, mais je n'ai jamais utilisé ces images, me contentant de quelques extraits tournés à Sapa pour le scratch vidéo interactif Machiavel. Plus tard, au Laos, je me souviens de Louang Namtha où la plupart des habitants ne possédaient rien d'autre qu'une télévision. Parfois deux, qui marchaient en même temps. Mais aucun autre meuble... Je me souviens aussi d'un vieux musicien, jouant d'un violon de fortune au bord d'un chemin au Népal, dont la musique m'est restée depuis dans l'oreille... Il faut toujours prendre le temps. Quand nous voyageons notre vitesse ne correspond jamais à celle des pays traversés.
Lorsque Laurent Jeanneau revient en France il collabore avec Julien Clauss, participe aux Siestes électroniques ou à l'Atelier de Création radiophonique... En tapant "Kink Gong" dans un moteur de recherche vous découvrirez quantité de documents audio ou vidéo passionnants et d'expériences enjouées. Leur côté roots s'inscrit à l'opposé de la world music et du nettoyage (ethnique) qui gomme les scories de l'authenticité.

lundi 4 mai 2015

Succès du Tricollectif


Six soirs de suite le public se pressa à La Générale pour assister aux Soirées Tricot, festival gratuit organisé par les musiciens du Tricollectif. C'était l'événement parisien de la semaine dernière. Une trentaine de formations esquissèrent les différents courants du jazz actuel sans omettre ses épousailles avec le rock, la musique contemporaine ou la variété toutes époques confondues, ne négligeant ni la voix ni la danse. Inventifs et solidaires, ces jeunes musiciens et musiciennes représentent bien ceux que je nommai les Affranchis dans un article où nombreux se reconnurent alors. Je retrouve chez eux ce qui me passionna au même âge, la liberté de l'improvisation (que nous appelions composition instantanée) initiée par le jazz et le free jazz, la puissance de l'électricité et de l'électronique, la découverte des anciens de Guillaume de Machaut à la musique française du XXe siècle, la révolution du sérialisme, le goût pour le cinéma et la rencontre d'autres formes artistiques, mais aussi le partage au sein d'un collectif et l'inspiration suscitée par le quotidien et notre conscience citoyenne...

Rien d'étonnant à ce que le Tricollectif investisse La Générale, coopérative artistique, politique et sociale, sise 14 avenue Parmentier dans les locaux désaffectés d'un ancien centre de distribution d’électricité à la magnifique architecture industrielle du début du XXe siècle. Si je n'assistai hélas qu'à la dernière soirée j'ai pu apprécier nombreuses aventures des musiciens du Tricollectif et de leurs invités grâce à leur production discographique puisque cette bande de joyeux drilles ont également fondé un label. Engagés dans leurs projets respectifs, ils les multiplie en participant les uns aux autres, invitent leurs camardes des autres collectifs, insufflant une chaleur communicative à leurs initiatives artistiques. À La Générale, avant que la foule se tasse pour les concerts, on pouvait approcher du bar et se délecter de la cuisine d'Elsa d'habitude à l'Atelier du Plateau, se vautrer dans de divans profonds ou faire une partie de ping-pong !


Pour ouvrir la soirée de samedi la bassoniste Sophie Bernado, entendue récemment avec Art Sonic, improvisa vocalement et synthétiquement avec le batteur Adrien Chennebault (membre des ensembles maison Walabix et La Scala) et le danseur-acrobate Johan Bichot issu de la scène orléanaise, berceau du Tricollectif. Sur un tempo apparemment immuable où les baguettes rebondissaient librement en variété de timbres, la chanteuse jongla de l'anglais au yaourt en passant par l'italien et la BeatBox tandis que le danseur exécutait des sauts de carpe nous mettant en appétit.

Le quatuor Petite Moutarde qui suivit dans la grande salle nous rassasia de tendres compositions où se mêlent l'influence du jazz et de la musique française pour une musique inédite se déployant sans que les solistes écrasent le son d'ensemble. Au charismatique violoniste Théo Ceccaldi (groupes maison : Toons, La Scala, la Loving Suite pour Birdy So, l'Orchestre du Tricot / membre fondateur du Tricollectif avec son jeune frère, le talentueux violoncelliste Valentin Ceccaldi, très présent dans l'organisation de ce festival et dont je regrette de ne pas avoir vu l'Atomic Spoutnik) et au délicat batteur Florian Satche (groupes maison : Marcel et Solange, Toons, Quelle sauce ?, l'Orchestre du Tricot) se joignent l'aventureuse saxophoniste Alexandra Grimal (avec qui j'ai eu la joie d'enregistrer deux albums, Transformation et Récréation, et de jouer sur scène Rêves et cauchemars) et le discret contrebassiste Ivan Gélugne, mais la discrétion est le propre de la plupart des bassistes et l'orchestre jouait acoustique, défi parfaitement réussi. Je restai sur ma faim quant aux images projetées au dessus des musiciens, le vidéaste se contentant le plus souvent de découper des bouts d'Entr'acte de René Clair sans le nommer, même si de voir sur l'écran Erik Satie et Francis Picabia tirer le canon est un joli clin d'œil à cette nouvelle musique française qui augure des lendemains qui chantent.


Le morceau de résistance était l'Aum Grand Ensemble de Julien Pontvianne qui fêtait la sortie du disque Silere sur le label Onze Heures Onze. Écrit autour d'un poème d'Henry David Thoreau, la pièce est un long continuum monotone joué par treize musiciens, drone rappelant fortement La Monte Young ou Charlemagne Palestine. Après une superbe introduction crescendo, la chanteuse Anne-Marie Jean creva le sombre nuage, la voix rapprochant alors Silere de Michael Mantler. Je regrettai que Pontvianne, fasciné par l'évolution spectrale des timbres, se prive des possibilités spatiales offertes par le large panoramique que présentent les vibraphones, piano, claviers, guitare, basses, clarinettes, saxophones et batterie. Je m'interrogeai aussi sur l'ordre de passages des orchestres. Trop souvent les projets calmes et retenus se retrouvent en fin de soirée, les plus entraînants ouvrant le bal ; or il serait plus judicieux de forcer délicatement l'écoute d'entrée de jeu, pour nous réveiller ensuite quand il se fait tard. À la place, nos oreilles fatiguées par l'excitation des rythmes sont confrontées à une tension somnambulique qui sied mal à minuit. Samedi soir ou déjà dimanche matin, les fêtards pouvaient néanmoins réactiver leurs guiboles en dansant sur Trio à lunettes - Bobun Fever, histoire de terminer cette folle semaine en beauté... Mais j'étais déjà rentré écrire mon petit compte-rendu, regrettant de ne pas prendre d'aussi belles photos que celles que Jeff Humbert met régulièrement en ligne sur FaceBook !

jeudi 23 avril 2015

Playlist des enchanteuses


Sur la platine tournaient déjà les albums Older de Yael Naim, 69 battements par minute de Claire Diterzi, celui d'Ibeyi, The Way de Macy Gray, et puis Michel Musseau me conseille d'écouter Modern Ruin de Kyrie Kristmanson, et comme je l'en remercie il en ajoute un autre de déjà douze ans d'âge, Exile de Sidsel Endresen, deux petites merveilles.
Les chansons pop de Yael Naim composées avec David Donatien (ici live) passent et repassent avec une évidence surprenante. Sur Irma la chanteuse Leyla Mac Calla, au violoncelle et au banjo, rejoint Yael Naim qui tient le glockenspiel, mais l'émotion la plus forte s'exprime probablement sur le très Bachien Coward avec les chœurs des 3SomeSisters. La variété n'étant pas mon fort, je ne l'avais pas entendue avant l'album Around Robert Wyatt de l'ONJ où elle interprète Just As You Are avec Arno et Guillaume Poncelet au banjo, et Shipbuilding dont Antonin-Tri Hoang est le soliste au sax alto. Son cheveu sur la langue produit justement le même effet de fragilité que pour Robert Wyatt !


Claire Diterzi est trop personnelle pour emporter tous les suffrages à la première écoute. C'est pourtant probablement l'auteure-compositrice-interprète-multi-instrumentiste la plus originale de sa génération, la plus complète certainement (N.B. : Camille ne cumule pas tous ces postes). Son dernier album est le meilleur depuis son chef d'œuvre Tableaux de chasse. Six textes sont cette fois signés du dramaturge argentin Rodrigo Garcia, provocateur avec ses hauts et ses bas. Diterzi a toujours soigné le spectacle, consciente de l'importance de l'image chez une artiste. Aux seize chansons de l'album doivent correspondre seize clips-vidéo. Dans celui de Infiniment petit le géant est joué par Denis Lavant !


Je ne m'attarde pas sur Ibeyi, duo franco-cubain composé des sœurs jumelles Lisa-Kaindé et Naomi Diaz, ni sur le dernier album de Macy Gray aussi chouette que ses précédents, voix enrouée aussi craquante que Billie Holiday, parce que d'un côté le soleil me fait de l'œil et de l'autre le boulot arrive via WeTransfer...


Modern Ruin de la chanteuse et compositrice canadienne Kyrie Kristmanson est façonné par Clément Ducol, le compagnon de Camille à la vie comme à la scène. Il a choisi l'excellent Quatuor Voce pour l'accompagner sur ces chansons d'amour écrites par des femmes troubadours du Moyen-Âge. Sa connaissance de la musique contemporaine lui permet de faire sortir des cordes les coups les plus ressassés pour envoyer des timbres étonnants sans mettre de gants. La transversalité des genres envahit la variété avec bonheur.


Enregistré en 1993 chez ECM, Exile est le plus beau disque de la chanteuse norvégienne Sidsel Endresen avec Nils Petter Molvær à la trompette, Django Bates au piano et au cor, Jens Bugge Wesseltoft aux claviers, David Darling au violoncelle et le percussionniste Jon Christensen. L'album s'ouvre au fur et à mesure que l'on avance dans le temps. Depuis, elle continue de flâner entre jazz, musique improvisée et musique électronique.
De plus en plus d'artistes femmes écrivent ou composent leur propre répertoire. Peut-être le faisaient-elles déjà dans le passé, mais dans la clandestinité du machisme tenace elles restaient dans l'ombre, ou plutôt sur le devant de la scène en proie au désir du public.

jeudi 12 février 2015

Fréquences sublimes


Filmés "roots" comme par des amateurs appliqués et passionnés, évitant souvent les commentaires pour laisser parler les images et les sons, ces field recordings ont plus de charme que bien des documentaires peaufinés et formatés. Axés sur la musique traditionnelle des pays visités, ces récits de voyage s'attardent sur le contre-champ de la vie quotidienne, révélant le paysage sonore et social contemporain où surnage la tradition. The Stirring of Thousand Bells de Matt Dunning oppose ainsi le gamelan javanais à la fête populaire du Festival Sekaten, un cours de danse dans le Palais Mangkunegaran se superpose à la vie nocturne de Solo.


Small Path Music est un voyage de Laurent Jeanneau filmé par David Harris sur les plateaux du Sud-Est asiatique à la frontière entre la Chine et le Laos. De rituels shamaniques en chansons d'amour le collecteur de sons commente sa démarche et ses rencontres. Le road movie s'axe sur les musiques rarement entendues des minorités ethniques qui risquent de disparaître rapidement.


Le film de Hisham Mayet, Vodoun Gods on the Slave Coast, dévoile diverses cérémonies vaudous du Bénin (ex Dahomey). On y découvre le culte Sakpata, dieu de la terre, de la variole et de la guérison, les Egoun-gouns, revenants du Royaume des Morts pour conseiller les vivants ou la police secrète des Zangbeto se déplaçant la nuit déguisés en meules de foin...
Ces trois DVD appartiennent au label de Seatle, Sublime Frequencies, dirigé par Alan Bishop des Sun City Girls, qui a déjà publié une centaine d’enregistrements en cd, vinyles et dvd en provenance d’Asie du sud-est, du Moyen Orient, du Maghreb et de l’Afrique. Une partie (dont ces DVD) est distribuée en France par Orkhêstra. Ils n'en révèlent pas seulement les musiques traditionnelles ou actuelles, mais aussi la vie quotidienne, "les curiosités, les petits riens « en voie de disparition », ceux-là même que les reportages s’échinent à gommer si scrupuleusement".


Les enregistrements de rue sont évidemment passionnants, mais ce sont les programmes radio qui me font le plus rêver. Certains sont des plunderphonics, zapping de séquences plus ou moins longues comme j'en réalise depuis les années 70, suite de mon enfance où je cherchais les bruits du monde sur les ondes courtes du gros Telefunken de mon grand-père. Radio Java, Radio Morocco (on y est transporté mieux qu'avec n'importe quel disque), Radio Palestine (cosmopolite à fond), Radio India, Radio Phnom Penh, Radio Sumatra, Radio Pyongyang (sous-titré Commie Funk and Agit Pop from the Hermit Kingdom !), Radio Thailand, Radio Algeria, Radio Myanmar, Radio Niger, Radio Vietnam... Au catalogue on trouve aussi des albums trépidents du Syrien Omar Souleymane ou du Turc Erkin Koray, des groupes Inerane, Doueh, Bombino et des kitcheries délicieuses de la compilation birmane Princess Nicotine, la merveilleuse Bollywood Steel Guitar, le Choubi Choubi irakien, le guitariste égyptien Omar Khorshid, le Pop Yeh Yeh malais, 1970's Algerian Proto-Rai Underground et tant d'autres. Il existe d'ailleurs un DVD mp3 réunissant les 51 premières références dont beaucoup sont aujourd'hui introuvables car le label sort souvent en tirage limité. "Vivantes mais également vibrantes, humoristiques, souvent low-tech (parce qu’à l’exacte fréquence des pays traversés), plus proches de l’art audio que des projections « Connaissance du Monde » telles sont les productions Sublime Frequencies".

mardi 3 février 2015

Musique et design sonore pour le futur Centre des Congrès de Rennes


Avec Sacha Gattino nous formons de temps en temps un amusant numéro de duettistes lorsqu'il s'agit d'honorer des commandes. Après des concerts en trio avec le plasticien Nicolas Clauss et la formation du groupe El Strøm avec la chanteuse Birgitte Lyregaard, nous avons en effet cosigné la musique d'un clip pour une montre Chanel, le design sonore de l'exposition Jeu Vidéo à La Cité des Sciences et de l'Industrie et celui de l'application iPad Balloon des Éditions Volumiques pour lesquelles je viens de terminer le son des trois nouvelles applications de la collection Zéphyr avant de m'atteler au Monde de Yo-Ho, jeu de plateau avec pirates et iPhones...
Entre temps nous avons composé une musique entraînante illustrant la construction du futur Palais des Congrès de Rennes Métropole par Jean Guervilly, Françoise Mauffret, David Cras, Alain Charles Perrot & Florent Richard. Si les morceaux "à la manière de" sont toujours intéressants à réaliser, ils nous permettent de penser différemment. L'exercice de style portait cette fois sur Game of Thrones, demande explicite de notre client. Le travail 3D de Platform Motion (pour qui j'ai réalisé, entre autres, les bandes-sons de la DRPJ Paris Batignolles par Wilmotte & Associés SA et du Pavillon France de l'Exposition Universelle Milan 2015 par X-TU/ALN/Studio Adeline Rispal) montrant les différentes étapes de construction pour présenter le couvent des Jacobins est excitant. À nous de rendre actuelle l'anticipation ! Nous dansons d'un pied sur l'autre entre un passé héroïque et une prouesse technique de notre temps.


Le second film réalisé cette fois par Artefacto consiste en une visite des espaces intérieurs du futur Palais des Congrès. La musique est répétitive et cristalline. Le fil conducteur léger et contemporain déroule son fil d'Ariane de salle en salle. Des évènements sonores et musicaux viennent s'y poser comme les petits oiseaux sur les fils télégraphiques ou le linge propre qui sèche sous le vent.


Sacha vivant actuellement à Rennes, nous travaillons le plus souvent à distance. Le téléphone et Internet font partie de notre panoplie instrumentale. Nous nous envoyons les pièces du puzzle au fur et à mesure, les redessinant chacun son tour, intégrant les jongleries l'un de l'autre et réciproquement !

mardi 30 décembre 2014

Powerplant : 24 Lies Per Second


Deux ou trois générations de musiciens assument avec brio l'héritage des premiers minimalistes américains, fringants octogénaires toujours en activité, mais dont l'inventivité n'est plus à la hauteur de leurs heures de gloire. Après Terry Riley, Steve Reich et confrères, John Adams ou les fondateurs de Bang On A Can, Julia Wolfe, David Lang et Michael Gordon tournent déjà autour de la soixantaine. Tous ont développé des langages personnels s'échappant de la doxa répétitive, d'où le glissement progressif vers le terme de minimalisme, lui-même très limitatif par rapport à la réalité de leurs œuvres. Certains pourraient même être taxés de maximalistes, ce qui n'est pas fait pour me déplaire ! Je reviendrai ultérieurement sur Bang On A Can pour avoir récemment écouté une trentaine d'albums, majoritairement parus sur le label Cantaloupe Music, mais j'ai besoin de temps pour débroussailler le style des uns et des autres, d'autant qu'apparaissent à côté du trio fondateur quantité de voix originales tels Arnold Dreyblatt, Glenn Kotche, Ken Thomson, Bobby Previte, Florent Ghys, Michael Harrison, Evan Zyporin et des ensembles comme Icebreaker ou So Percussion.
Le percussionniste Joby Burgess associé au sound designer Matthew Fairclough et à la vidéaste Kathy Hinde forment le groupe anglais Powerplant. Leur dernier album, 24 Lies Per Second, rassemble des pièces très diverses, mais qui ont en commun l'héritage de leurs aînés. D'autant que l'on y découvrira une version pour percussion de Piece For Tape de Conlon Nancarrow et une œuvre de jeunesse inédite de Steve Reich, My Name Is, à une époque où le compositeur ne craignait pas la surchauffe des méninges de l'auditeur ! Dans l'extrait vidéo joint on découvrira un instrument de prédilection de Joby Burgess, le xylosynth fabriqué par William Wernick. Il s'agit d'un xylophone midi dont le prix comparativement devrait intéressé plus d'un percussionniste. Pour Chain of Command Graham Fitkin a échantillonné les voix de George Bush Jr et Donald Rumsfeld évoquant Guantanamo, l'Irak et Abu Ghraib. L'effet répétitif et de reconstruction des phrases renvoie à la torture endurée 24 heures sur 24 par les prisonniers.


Powerplant mélange les percussions avec les traitements électroniques dans une optique toujours rythmique. Dominic Murcott répond à la pièce de Nancarrow qu'il a arrangée en y adjoignant de l'électronique live tandis que Max de Wardener s'inspire de films de Michael Haneke. Ci-dessous un extrait de Im Dorfe inspiré La pianiste. Sur le site de Powerplant on trouvera d'autres vidéos dont une déconstruction de Chain of Command.


Rien d'étonnant à ce que le premier album de Powerplant ait été Electric Counterpoint autour de Steve Reich et Kraftwerk, car s'il porte le titre de la pièce arrangée de l'Américain le nom du groupe est la traduction de celui des Allemands. Les singles qui l'avaient précédé étaient nettement plus technoïdes. On retrouve également Joby Burgess au sein de l'Ensemble Bash (A Doll's House) ou avec le compositeur Gabriel Prokofiev dont il est le soliste pour le Concerto for Bass Drum. NonClassical, le label de Gabriel Prokofiev (petit-fils de Sergueï), a l'intéressante particularité de proposer des remix dont tous les sons sont issus des disques originaux sans apport extérieur, tel The Art of Remix.

mercredi 27 août 2014

Chroniques de résistance (CD)


Elsa, ton grand-père aurait été fier de t'entendre participer à ces Chroniques de Résistance, il aurait été bouleversé par ta voix et ses larmes auraient coulé sur ses joues comme lorsqu'il écoutait la Callas chanter Verdi (P.S.: le film "Senso" de Luchino Visconti commence sur une scène à la Fenice, l'opéra de Venise, avec l'air “Di quella pira” du Trouvère qui se termine par un appel aux armes, “All’armi, all’armi!” À la fin de l'aria les révolutionaires lancent depuis le balcon des tracts aux couleurs de la future Italie contre l'occupation autrichienne dont les officiers sont assis à l'orchestre).
Cette Suite en 27 fragments dédiée aux résistants du passé, du présent et du futur que Tony Hymas a composé magistralement est un opéra qui rend hommage à tous les oubliés de l'Histoire, un oratorio où la puissance des cuivres et de la percussion redonne au jazz son urgence de combat revendiquant la nécessité de la résistance.
Adressées aux résistants de la seconde guerre mondiale, les lettres américaines récentes de Barney Bush, John Holloway, David Miller et de la slammeuse Desdamona, dont le flow porte les mots acérés de tous comme des flèches pour que nous puissions vivre demain, répondent aux poèmes et textes clamés par les acteurs Nathalie Richard et Frédéric Pierrot que l'on a connus chez Rivette, Godard, Loach ou Assayas. La distribution de ce brûlot épique au poing levé et à la verve romantique est brillante : Aimé Césaire, René Char, Robert Desnos, Raymond Dronne, Buenaventura Durruti, Jean-Jacques Fouché et Gilbert Beaubatie, Armand Gatti, Georges Guingouin, Evelyn Mesquida, Marie-Eugène-Aimé Molle, Henri Nanot, Firmín Pujol, Maurice Rajfus, Jean Tardieu, Arsène Tchakarian.
Les Chroniques de résistance sont constituées de six parties : "Situation" replace d'emblée le combat dans le mouvement de l'Histoire sans négliger les luttes actuelles ; "Espagnols" parce que tout a commencé en 1936 et que les anti-franquistes passèrent plus tard les Pyrénées dans l'autre sens pour se battre contre les Nazis ; "Limousin" où le producteur Jean Rochard a fait naître ce magnifique projet lors du Festival de Treignac, Kind of Belou, et où surtout le maquis fut particulièrement actif (la première journée de l'équipe, avant les répétitions, commença par la visite du village martyr d'Oradour-sur-Glane) ; "Femmes" inoubliables, chansons bouleversantes portées par la voix à la fois tendre et déterminée d'Elsa Birgé : Suzy Chevet (écrite par Serge Utgé-Royo comme Souvenir de Ponzán dit François Vidal), Je trahirai demain (poignant texte de Marianne Cohn), Valse macabre 'à Germaine Tillion' (que j'ai moi-même écrite, inspiré par la lecture du Verfügbar et des témoignages des rescapées de Ravensbrück filmés par David Unger) ; dans le CD Elsa (qui à onze ans en 1996 interprétait déjà ¡Vivan las utopias! dans la compilation culte Buenaventura Durutti) chante également Les flamboyants et Addi-Bâ dont les paroles sont de Sylvain Girault et La complainte du Partisan écrite par Emmanuel d'Astier de la Vigerie sur une musique d'Anna Marly ; "Étrangers" pour les résistants de la première heure, Allemands (communistes du KPD, communistes antibolchéviques du KPOD, anarcho-syndicalistes la FAUD, anciens spartakistes, protestants de la Ligue d'urgence des pasteurs de Martin Niemöller, catholiques anciens membres de Zentrum, petites organisations étudiantes comme la Rose Blanche, aristocrates du Cercle de Kreisau, actions individuelles comme celle de Johann Georg Elser, déserteurs de la Wehrmacht, etc.), combattants de la MOI, Main Œuvre Immigrée (Polonais, Arméniens, Hongrois, Italiens, Espagnols, Français), Juifs de toute l'Europe, tirailleurs sénégalais renvoyés en Afrique pour "blanchir" l'armée de libération jusqu'au massacre de Thiaroye par les blindés français, tirailleurs marocains, tunisiens, algériens et l'on connaît maintenant les massacres de Sétif du 8 mai 1945 qui inaugurent la guerre d'indépendance algérienne, etc. ; "Libération(s)" parce que rien n'est terminé et que partout dans le monde des peuples résistent à l'oppression, à l'occupation, à la colonisation !
La musique du pianiste anglais Tony Hymas est remarquablement efficace, lyrique et puissante, sans aucun temps mort. Elle a donné du fil à retordre aux cinq instrumentistes virtuoses. Heureusement le saxophoniste baryton François Corneloup l'a pratiquée au sein d'Ursus Minor, le batteur-mandoliniste minnesotien des Fantastic Merlins Peter Hennig une fois dans le trio de Hymas, tandis que les cuivres de Journal Intime (Sylvain Bardiau à la trompette, Matthias Mahler au trombone, Frédéric Gastard au saxophone basse) font corps. Le souffle de la résistance leur donne l'énergie indispensable à cette fresque incroyable, suite logique des Voix d'Itxassou de Tony Coe, de la trilogie indienne Oyaté de Hymas et du double album consacré à Durutti.
Le livret bilingue de 152 pages est un complément indispensable, bourré d'informations passionnantes en plus de tous les paroles en français et anglais, et illustré merveilleusement par Vincent Bailly, Daniel Cacouault, Sylvie Fontaine, Stéphane Levallois, Jeanne Puchol, Vaccaro et quantité de photographies d'époque.
Parallèlement à la sortie de l'album chez nato et distribué par L'Autre Distribution, Frank Cassenti a réalisé un documentaire pendant les répétitions à Treignac en intégrant des extraits de son premier film, L'affiche rouge. Quant au spectacle il commencera sa tournée à l'automne. Ne le manquez pas !

lundi 16 juin 2014

Velvet Goldmine, hymne de Todd Haynes au glam rock


Carlotta publie en Blu-ray et DVD un film culte de Todd Haynes, hymne au glam rock en forme de kitscherie musicale et cinématographique. De Superstar: The Karen Carpenter Story (film interdit sur la vie de Karen Carpenter entièrement interprété par des poupées Barbie et visible de temps en temps sur YouTube) à I'm Not There (où six acteurs différents dont une femme incarnent Bob Dylan) le cinéaste américain s'est toujours passionné pour les récits mettant en scène des musiciens.
Velvet Goldmine est de cette veine hors du commun où les aller et retours entre fiction et réalité produisent une poésie vertigineuse où l'abondance de références plus ou moins cachées finissent par former une toile d'araignée cannibale qui gomme les a-priori et nous avale corps et âme. Par un effet de renversement propre au système d'identification cinématographique cette fellation peut nous chatouiller la luette ou la digestion arachnoïde aller jusqu'à son terme scatologique, mais l'expérience mérite toujours le voyage tant Haynes bouscule les codes en changeant nos repères.
Ainsi, si le glam rock m'a toujours laissé insensible par son attraction pour une décadence propre à la bourgeoisie et la poudre aux yeux des paillettes camouflant la lutte des classes au profit d'une révolte sexuelle, certes nécessaire, mais lourdement versifiée, le film, et plus encore le bonus où témoignent Todd Haynes et sa productrice Christine Vachon, ainsi que ses acteurs Ewan McGregor, Christian Bale, Jonathan Rhys Meyers, Toni Collette, m'ont permis de mieux comprendre cette période de l'histoire du rock dont le côté rétro m'avait agacé. Car la revendication de la bisexualité s'opposant au machisme du rock et à l'hétérosexualité du psychédélisme évitait hélas la question du féminisme en ne mettant toujours en scène que des hommes. Le film n'est d'ailleurs pas exempt de misogynie. De plus, dans la fastuosité des années 70 il existait des courants autrement plus inventifs, tant dans le rock que dans le jazz et la musique contemporaine.


Le scénario abracadabrant que le style exige et l'étude de mœurs quasi ethnographique confèrent néanmoins à Velvet Goldmine (1998) un intérêt indéniable. Si David Bowie, Iggy Pop, Lou Reed ou Marc Bolan ont inspiré les personnages principaux du film, les musiciens qui ont participé aux enregistrements de la musique ont dû bien s'amuser à recréer cette période essentiellement britannique. On reconnaîtra Thom Yorke et Jonny Greenwood (Radiohead), David Gray, Bernard Butler (Suede), Andy Mackay (Roxy Music), Ron Asheton (The Stooges), Thurston Moore et Steve Shelley (Sonic Youth), Placebo, etc. Dans les premières secondes Todd Haynes demande aux spectateurs de pousser le volume à fond. Ces indispensables décibels ne m'empêchent pas de penser que cette libération sexuelle exposée à grand renfort de strass et de drogues brutales affectait plus le paraître que l'être. La révolution amorcée dans ces conditions accoucha d'un pétard mouillé, science-fiction de pacotille pour midinets en révolte contre la famille, mais qui, leur crise adolescente passée, reprendront le flambeau des aînés. Les cadavres sortaient des placards, mais ils avaient toujours leurs costumes du dimanche.

mercredi 28 mai 2014

Hommage-surprise à Olivier Bernard


Dans la vie d'un artiste rares sont les rencontres intelligentes et sensibles avec les institutions ou les programmateurs. Elles se bornent le plus souvent à un système d'évaluation basé sur l'exercice du formulaire ou à des relations sociales hypocrites qui mènent au cynisme. Il arrive pourtant de croiser un interlocuteur attentif et bien intentionné qui ne se retranche pas derrière son pouvoir, mais facilite le rapport douloureux que l'artiste entretient avec le réel.
Le 30 novembre dernier, Olivier Bernard a quitté son poste de responsable de l'action culturelle de la Sacem. Or depuis une quarantaine d'années il incarnait pour moi le rééquilibrage des injustices dont cette société est le fait. Il défendait tous les créateurs sans souci de ce qu'ils rapportent de droits d'auteur. C'est dire ce que lui doivent les compositeurs contemporains, les jazzmen, les improvisateurs et tant d'autres ainsi que les festivals qui les programment ou les centres pédagogiques.
J'ai l'habitude de défendre la Sacem à l'extérieur (j'ai acheté ma maison grâce à mes droits d'auteur), mais de l'attaquer de l'intérieur (car ce fut toujours un combat pour les toucher). Je me souviens d'Alain Izard m'expliquant qu'une des directives de la maison est de ne pas dépenser des francs pour percevoir des sous. Les petits y sont négligés et les gros, comme ailleurs, y sont largement favorisés. Je pense, entre autres, aux irrépartissables distribués au pro-rata de ce que touchent les auteurs. L'action culturelle rééquilibrait ces absurdités immorales en soutenant les projets créatifs, ce qui nous rappelait que cette société privée monopoliste à qui nous avions cédé la gestion de nos droits nous appartient aussi. Avec le départ d'Olivier Bernard de la Sacem il semblerait que le remarquable travail qu'il a développé sans relâche soit saccagé, la sinistre logique du profit l'emportant ici aussi sur l'intelligence et la défense indispensable de la culture, dernier rempart contre la barbarie.
Pour accompagner son départ "en retraite" et saluer celui qui était pour tous devenu un ami, nombreux musiciens ont participé hier soir à une merveilleuse soirée à la Dynamo de Pantin, organisée par sa compagne Marie-Anne Bernard-Roudeix et Henry Fourès à l'insu de l'intéressé ! Malgré l'ampleur de l'entreprise Olivier ne se doutait pas que la convocation qui lui avait été faite n'était qu'un traquenard pour fêter son courage, son intégrité et sa finesse. L'éclectisme sied à ce curieux de toutes les musiques et chacun intervint quelques minutes pour lui rendre hommage.
Se succédèrent ainsi Omar Yagoubi au piano, Claude Samuel commentant en images le Centre Acanthes, François Bayle diffusant un "tango" électro, le contrebassiste Patrice Caratini accompagné de la chanteuse Hildegarde Wanzlawe et du clarinettiste Clément Caratini, ma pomme au Tenori-on, Yanael Quenel interprétant au piano une pièce de Reinhard Flender, rejoint par Françoise Kübler pour une chanson grivoise d'Henry Fourès, Julien Desprez à la fougueuse guitare électrique, David Jisse pour deux tendres chansons, L'Accroche-note en trio avec Kübler et les clarinettistes Armand Angster et Sylvain Kassap, un traditionnel arménien par le violoncelliste Félix Simonian accompagné au piano par sa fille Luciné Simonian, un solo de batterie de Jean-Louis Méchali qui diffusa une vidéo d'un spectacle sud-africain, la flûtiste Keiko Murakami pour une pièce très zen de Joji Yuasa, un petit film sur une pièce pour douze saxophones de Denis Levaillant qui clôturera plus tard la soirée au piano, Krystof Maratka à la flûte harmonique, Alain Louvier au piano avec sa musclée Étude n°7 (pour 6 agresseurs), le tout entrecoupé de quantité de messages enregistrés par les amis absents.
Dans la salle étaient réunis une foule d'amis, compositeurs, musiciens, directeurs de festival, anciens collaborateurs, qui fleurirent cette soirée en un somptueux bouquet à l'image de celui qui continuera de garder une écoute bienveillante dans ses nouvelles activités. Juste avant le concert, Keiko Murakami m'expliqua le sens du nom de mon instrument, le Tenori-on. On signifie le son, mais Tenori est le nom d'un petit oiseau qui vient se poser sur la main. J'invitai donc tous les présents à continuer de tendre la main aux jeunes créateurs qui devront se battre plus que jamais contre la normalisation et le formatage en développant des mondes dont le caractère imaginaire incarne l'espoir d'un réel plus juste, où la beauté dépasse les critères esthétiques pour redonner du sens à nos vies.

samedi 26 avril 2014

La presse et le Mathon


Depuis quelques années je ne blogue plus le week-end, mais me faire taxer d'agressivité parce que je corrige le blog de Pierre Mathon qui annonce la mort d'un vieux monsieur toujours bien vivant me fait sortir de mes gonds !
Sur son FaceBook l'ancien responsable des Verts de Bagnolet, récemment exclu pour avoir soutenu le candidat socialiste aux municipales, renvoie à son blog quotidien qui a le mérite de relater la vie de la commune et l'inconvénient de raconter n'importe quoi avec la plus grande mauvaise foi, surtout lorsqu'il s'agit de politique. Il est certain que recopier servilement ce qu'écrit Le Parisien, journal à la solde du Parti Socialiste, ne peut qu'apporter ce genre de déconvenues. C'est chaque fois une leçon de tricotage de l'information qui vaut son pesant de cacahuètes. Ainsi je suis estomaqué de lire les commentaires de Mathon complétant l'article de M.-P. B. (Marie-Pierre Bologna ou Mathon-Pierre Bagnolet ? C'est drôle, non, puisqu'on est dans les inversions ?) intitulé Bagnolet : un retraité décède dans l’incendie de son pavillon que je recopie ici :

Un homme âgé de 86 ans est décédé, dans la nuit de jeudi à vendredi, dans le début d’incendie de son pavillon, situé rue Louis David à Bagnolet (Seine-Saint-Denis). C’est une cigarette mal éteinte qui a mis le feu au domicile. Le vieil homme, connu dans la ville pour ses talents de joueur de cornemuse, s’est endormi au rez-de-chaussée de sa maison, une cigarette non terminée près de matières inflammables. Le vieux monsieur est mort étouffé dans son sommeil par les émanations toxiques. Par chance, un ami qui lui a rendu visite et qui est resté dormir, au premier étage de la maisonnée, a pu réchapper au début d’incendie. Il a donné l’alerte aux pompiers qui ont pu éteindre le feu rapidement.
Et Pierre Mathon de résumer la vie de Roger Balabau, leur différent politique, et de faire chanter Le vieux Léon à Georges Brassens pour l'envoyer visiter les vignes du Seigneur !

Sauf que la journaliste prétendue a tout inversé.

Je commente donc illico le billet de Mathon :
"Je viens de t'envoyer un message sur ton blog, car l'info est totalement erronée, c'est même raconté tout à l'envers. Roger est bien vivant. Il dormait au rez-de-chaussée et, constatant de la fumée au 1er étage, a tenté d'ouvrir la fenêtre (!) et sans succès (!) a appelé les pompiers. Un ami qui l'aidait à ranger sa maison s'était endormi une cigarette au bec et a mis le feu. C'est lui qui est décédé asphyxié. Si tu passes rue Louis David tu pourras constater que le 1er a été ravagé par les flammes, et le rez-de-chaussée est noyé suite à l'intervention efficace des pompiers vers 4 heures du matin. Je ne sais pas qui t'a raconté l'histoire, mais c'est n'importe quoi. Bien à toi, jjb"

Mathon répond à son tour :
Je viens de rectifier l'info que j'avais repris sur le parsien, dès que j'ai appris que Roger n'était pas mort. Et il ajoute Merci pour la rectif, mais ton ton agressif est déplacé !

Elle est bonne celle-là. Le Mathon assassine par voie de presse un retraité de 86 ans au risque de choquer ses proches et ses amis qui ne sont pas forcément au courant de l'incendie de la nuit de jeudi à vendredi et il me taxe d'agressivité parce que j'ai le malheur d'écrire que celle (ou celui !) qui a rédigé cette nécrologie douloureusement prématurée a raconté n'importe quoi ! Comme je lui en fais la remarque il l'efface aussitôt sur son FaceBook. C'est bien la question de la paranoïa que d'accuser son prochain de ce qui vous trotte dans le ciboulot, et en matière d'agressivité il faut avoir lu les allégations de Mathon contre ses anciens amis politiques devenus ses adversaires... Pitoyable réaction d'un tricoteur, mais l'important c'est que le vieux monsieur, évidemment très affecté par l'état de la maison où il vit depuis 83 ans, va bien (même si Pierre Mathon écrit dans son rectif sans un seul mot d'excuse : Roger Balabau n’est pas mort !

 Il n’est cependant pas en très bon état, suite au début d’incendie qui s’est déclaré dans son pavillon et qui a provoqué le décès d’une personne qui y passait la nuit.

 Rassurez-vous, Roger Balabau est pris en charge et est actuellement en de bonnes mains.

J'espère que ce quiproquo sordide fera rire le vieux monsieur qui en a bien besoin au milieu des décombres, et malgré la mort de la personne à qui il pensait rendre service en l'hébergeant cette nuit-là et qui lui avait promis de ne pas fumer au lit. Comme quoi, ne pas croire tout ce que la presse aux ordres écrit et tenir ses promesses !

mardi 25 mars 2014

Mapplethorpe au Grand Palais


"Nous étions comme deux enfants jouant ensemble, comme le frère et la sœur des Enfants terribles de Cocteau", écrit la poète et chanteuse Patti Smith pour évoquer son ami, le photographe Robert Mapplethorpe. Comment ne pas penser à Jean Cocteau en visitant l'exposition du Grand Palais consacrée à Mapplethorpe ? Sa fascination pour la perfection des corps rappelle celle de Cocteau lui-même pour les sculptures monumentales d'Arno Breker. Et puis il y a des marins, des bites, des fleurs et du latex. Toute l'iconographie gay chère à Kenneth Anger et Fassbinder se retrouve religieusement encadrée. En prenant la photo de son auto-portrait au cran d'arrêt (1983) j'aperçois le reflet d'un gardien, un beau noir comme il les aimait. Plus loin l'éclair de la lame semble s'approcher de Marianne Faithfull (1974) et sur sa poitrine à son tour deux lèvres se réfléchissent.


Si l'exposition présente plus de 250 œuvres de l'artiste new-yorkais mort à 43 ans du Sida en 1989, elle est relativement soft en comparaison des photographies couleurs que j'avais découvertes il y a une vingtaine d'années dans le magazine Nova. Même les textes français des cimaises adoucissent les termes, traduisant cocks par sexes au lieu de bites. Il y en a tout de même quelques unes, mais rien de très choquant. Cela ne profitera ni aux fans de Mapplethorpe, ni aux familles, encore moins aux pudibonds détracteurs d'à poil. L'expo a été expurgée de son Enfer, le S.M. négligé au profit du kitsch chrétien. La plasticité des corps noir et blanc occulte la fascination traumatisante qu'ils pourraient évoquer dans d'autres circonstances.


Les autels de fleurs qui s'étalent en bouquets d'artifices représentent pourtant le sexe des plantes. Tout est donc plus suggéré qu'explicite, malgré les évidences. Les portraits de ses amis sont préservés de ce flou artistique que Mapplethorpe ne pratiquait guère, préférant les contrastes francs sur fond uni : Patti Smith bien sûr, mais aussi Lisa Lyon, Milton Moore, Susan Sarandon, David Hockney, Philip Glass et Bob Wilson, Arnold Schwarzenegger, Iggy Pop, William Burroughs, Cindy Sherman, Richard Gere, Truman Capote, Susan Sontag, Keith Haring, Leo Castelli, Grace Jones, Yoko Ono, Isabella Rosselini, Louise Bourgeois, Roy Lichtenstein, Andy Warhol, etc. L'ensemble de ses sculptures sur papier photographique dresse un portrait du New York branché des années 70-80.

lundi 17 mars 2014

Utopia, la série qui tue


Couleurs éclatantes, musique électro pimpante, scénario extravagant, la série britannique Utopia devrait faire le buzz parmi les amateurs. Un complot eugéniste est caché dans un roman graphique recherchée par une puissante organisation prête à tout pour s'en emparer. Une petite bande d'internautes fans de BD tente de comprendre pourquoi Le Réseau les poursuit. Un tueur sans limites répète sans cesse la question "Où est Jessica Hyde ?". La violence de certaines scènes semble avoir été censurée pour la diffusion sur Canal+. La première scène n'est pourtant pas piquée des hannetons. On vogue dans le politiquement incorrect. Le monde est cruel et les enfants en font les frais. Et si toutes les théories conspirationnistes camouflaient quelque chose d'encore plus gros ? Utopia se range évidemment dans la grande tradition des fictions dystopiques avec Nous autres, Metropolis, Le Meilleur des mondes, 1984, Fahrenheit 451, Atlas Shrugged (La grève), La Planète des singes, Alphaville, Bienvenue à Gattaca ou Children of Men (Les fils de l'homme)... La science-fiction ne porte jamais aussi bien son nom que dans les œuvres d'anticipation !


Le scénariste Dennis Kelly jongle avec d'incessants rebondissements où les personnages jouent souvent double ou triple jeu comme dans les meilleurs romans d'espionnage. Le chef opérateur Ole Bratt Birkeland a soigné la lumière et le cadre pour chaque plan des six épisodes. Le compositeur Cristobal Tapia de Veer a imaginé une partition qui échappe aux conventions du genre en optant pour un contrepied humoristique qui nous autorise à prendre du recul face à l'action. J'en viendrais presque à commander le CD de la BO, sorte d'exotica moderne, ce qui n'est vraiment pas mon habitude. Le site de Channel 4 (à tester seulement après avoir vu la série) propose des tests (en anglais) pour évaluer notre potentiel à nous échapper si la société de contrôle qui nous surveille réellement venait à mettre en pratique ce que tous les lanceurs d'alerte n'arrêtent pas de dénoncer. Une question de minutes seulement... Entre mon blog et les réseaux sociaux que je fréquente je ne donne pas chère de ma peau ! Que nous réserve la saison 2 ? Et déjà, comme pour House of Cards dont la version initiale britannique était brillante, la chaîne américaine HBO a commandé un remake d'Utopia à David Fincher !

mardi 11 mars 2014

Médo(s), portrait filmé d'un fou furieux de musique


Les illusions prennent forme sur l'écran comme à la scène. Entendre que la magie d'un concert en direct n'a rien à envier à celle du cinéma. Dans tous les cas on nous raconte des histoires. S'approcher de la vérité exigerait que le réalisateur abandonne toute sympathie pour son modèle, qu'il creuse toujours plus profond les mobiles enfouis dans l'enfance. Les facéties virtuoses de Médéric Collignon cachent un artiste écorché, fragile, qui s'est forgé un rôle de trublion fou furieux pour camoufler son extrême sensibilité. En nous étourdissant voudrait-il nous faire croire qu'il est plusieurs comme l'indique Médo(s), le titre du film de Josselin Carré ? Or Médo est unique, entier. Trompettiste lyrique, chanteur onomatopique, compositeur reconnaissant, acteur comique sont les facettes du même personnage.
Sa rapidité de réagir au moindre accident, y compris ceux qu'il provoque lui-même, font de Médo un jongleur extraordinaire capable de rattraper toutes les balles, même les plus vicieuses. Son scat zappé ressemble au montage cinématographique, sorte de bande-annonce passée en accéléré. Au même âge il me rappelle Bernard Lubat dans les années 70, feu d'artifice incontrôlable. Virtuose du bout des lèvres, Médo ne rechigne pas à y mettre la langue, rapeuse, zappeuse, blagueuse. Le numéro est époustouflant. C'est un jeu très physique qui attaque pour ne jamais se retrouver sur la défensive. Autour du roi nu, son équipe ressemble à des statues de sel.
Si le film de Josselin Carré est un documentaire classique alternant témoignages et extraits de concert ou de studio, il fait la part belle à la musique. On échappe à la frustration des confetti que maints réalisateurs ont la fâcheuse tendance à disséminer dans leurs verbeux longs métrages. Ici Jacques Bonnafé, Boris Charmatz, Dgiz, Andy Emler, Philippe Gleizes, David Lescot, Thomas de Pourquery, André Minvielle, Louis Sclavis, Bernard Lubat, Frank Woeste, Yan Robillard, Maxime Delpierre, François Merville donnent la réplique à l'énergumène... Comme Claude Barthélémy que j'avais vu à Vandœuvre-les-Nancy en 1998 avec un orchestre formidable au sein duquel le jeune Collignon se distinguait entre tous. Médo(s) a le mérite de fixer un moment d'un artiste au mieux de sa forme, quadragénaire à la veille d'une nouvelle révolution, du moins l'espère-t-il. On lui souhaite de tout cœur, car la tentation de se figer dans ce rôle de clown musical virtuose qui plaît au public est le pire des risques pour un artiste qui aime plonger la tête la première dans l'inconnu et renouveler les expériences pour renaître des petites morts qu'il s'inflige.

P.S. : avant première du film mardi 25 mars au Cinéma Étoiles, Porte des Lilas (Paris).

jeudi 27 février 2014

House of Cards, l'original


Comparons la récente série House of Cards créée et écrite par Beau Willimon, commencée et coproduite par David Fincher, et l'originale britannique réalisée par Andrew Davies de 1990 à 1995. Celle de la BBC était composée de 3 saisons de 4 épisodes chacune, House of Cards, To Play The King, The Final Cut, quand chaque saison (dont on ignore le nombre, mais probablement 5 ou 6 !) de son remake américain diffusé par Netfix en comprend 13. C'est dire qu'évidemment la version actuelle en expansion figure quantité de nouveaux personnages et de séquences remis au goût du jour.
L'original et sa copie mettent en scène un dirigeant politique avide de pouvoir, prêt à tout pour le conquérir et le conserver, sa femme l'y poussant sans remord malgré les moyens criminels expéditifs qu'il emploie. La presse tient un rôle décisif, manipulée ou complice de la corruption et du jeu de go in vivo. Que le sexe y soit représenté comme un mobile ou un extra, il est aussi provocateur que les révélations relativement fidèles au monde politique qui nous gouverne. Les commentaires de Mediapart au sujet de mon article sur ce tout-à-l'ego représentent un éventail qui va du "tous pourris" jusqu'à se rassurer que "heureusement c'est exagéré". La comparaison entre les deux adaptations du roman de Michael Dobbs prend alors tout son sens, loin des détails techniques que d'autres s'amuseront à noter scrupuleusement !
Si la version américaine montre un univers où tous les politiciens sont corrompus, prêts à vendre père et mère pour arriver à leurs fins, avec aucun personnage positif puisque même les journalistes indépendants sont prêts à toutes les bassesses pour relater le scoop du siècle, l'anglaise est fondamentalement plus juste, car elle n'évacue pas l'aspect politique quand son remake ne se consacre qu'aux querelles de palais. Entendre que cette version initiale ne se cantonne pas de s'immerger dans le milieu puant du pouvoir, mais qu'elle y oppose au moins la misère de la rue, résultat des magouilles des nantis qui en veulent toujours plus. Que l'Américain d'aujourd'hui Frank Underwood est un démocrate de droite alors que le Britannique d'hier Francis Urquhart était un conservateur montre la différence fondamentale entre les deux pays, le potentiel de révolte étouffé aux USA, la lutte des classes toujours vive en Grande-Bretagne. Le rôle grandissant de la télévision est aussi en grande partie responsable des différences à vingt ans d'écart. Dans la version de 1990-1995 on reconnaît les visions humanistes de certains membres de la Couronne Britannique, rappel que l'aristocratie se devait de faire alliance avec les pauvres face à la bourgeoisie dont l'arrogance est sans limites. Les plans de coupe sur la misère manquent cruellement à la nouvelle adaptation, comme le rat londonien qui revient régulièrement en amorce pour nous signaler qu'un décor a toujours deux faces, fut-il inhumain de part et d'autre, mais pas pour les mêmes motifs !
Dans la version anglaise les a-parte sont beaucoup plus présents que les petits sourires en coin. Urquhart, remarquablement interprété par Ian Richardson, s'adresse régulièrement au spectateur pour exprimer le fond de sa pensée alors qu'Underwood jette plus souvent un coup d'œil de complicité de manière à rendre sympathique son personnage de méchant. La sexualité, si elle est moins exhibitionniste dans la version anglaise, n'en est pas moins perverse. Les références freudiennes y sont plus explicites tandis que le recours à la psychanalyse reste de vitrine dans la nouvelle version, comme si l'évolution des mœurs justifiait les outrances actuelles. Spacey n'en est pas moins shakespearien, mais Richardson renvoie au théâtre grec originel.
Pour en revenir aux commentaires de Mediapart il n'y a hélas aucune exagération dans les portraits des hommes qui nous gouvernent ; j'en veux pour preuves les affaires Ben Barka, Bérégovoy, Boulin, les assassinats politiques, les effacements staliniens, les mensonges des États-Unis sur l'Irak ou l'Afghanistan, etc., et surtout les millions de morts de chaque guerre qui se sont battus pour qui et pour quoi, les sacrifiés du tiers-monde, la famine qui tue 30 000 enfants par jour, on n'a que l'embarras du choix face à ces sacrifiés sur l'autel du profit... La liste de ces crimes est infinie, vertigineuse, comme les grands paranoïaques qui dirigent le monde depuis des siècles. Quant aux "tous pourris", cette exagération ne peut servir que les intérêts de l'extrême-droite. Même si le pouvoir corrompt, il existe des hommes et des femmes de bonne volonté. Il faut absolument changer le système pour en éviter les abus : tirage au hasard, mandat limité dans le temps, responsabilité des actes...
L'auteur du roman étant lui-même un dirigeant du Parti Conservateur, on constatera que l'humour anglais, cynique pince-sans-rire, correspond bien à la phrase récurrente du héros machiavélique : "You might very well think that; I couldn't possibly comment." Alors si vous vous demandez si l'original est meilleure que la copie je répondrai : "Vous pouvez très bien le penser et je ne pourrais le commenter."

mercredi 19 février 2014

House of Cards 2 ou le tout à l'ego


Le succès de la série House of Cards est très ambigu. Si le scénario politique est celui d'un thriller à rebondissements la dénonciation de ce monde sans pitié, peuplé de paranoïaques avides de pouvoir, est à double tranchant. Comme dans le dernier film de Martin Scorsese, Le loup de Wall Street, la fascination pour son héros peut être extrêmement pernicieuse. Dans House of Cards les acteurs incarnant tous des personnages détestables on ne peut s'identifier qu'au gagnant, plus malin que les autres dans l'exercice de manipulation des masses et de leurs dirigeants, élus ou pas. Pire, la dénonciation de ce monde sans foi ni loi, ou plus exactement apte à forger des lois qui assouvissent leurs désirs de puissance, par tous les moyens, banalise la corruption et les pires magouilles politiciennes. On arrive vite au "tous pourris" qui ne servira qu'à démobiliser les citoyens, et en bout de course à favoriser l'extrême-droite.
Passé ces considérations capitales, la saison 2, dont Netflix a mis en ligne les 13 épisodes d'un seul coup et qui sera diffusée par Canal Plus à partir du 13 mars, est encore plus meurtrière que la première, plus tordue aussi. Les clins d'œil que Kevin Spacey jette au spectateur ne font que renforcer la connivence et la sympathie pour son personnage d'intrigant prêt à tout pour arriver au plus haut sommet de l'État. « Plus réussi est le méchant, plus réussi sera le film » clamait Alfred Hitchcock. Nous voilà servis ! Seul le Président semble exempt d'arrières-pensées, marionnette encore plus vulnérable que les pions qui servent les pires desseins des hommes d'affaires et des pouvoirs qu'ils financent en sous-main. On préférera la série danoise Borgen qui avait au moins le mérite de mettre en scène des personnages qui croyaient en leur mission.
Pour m'être récemment impliqué dans les élections municipales de ma ville je me rends compte à quel point House of Cards est proche de la réalité. J'en ai froid dans le dos. Les candidats sont capables de glisser d'un parti à un autre si la place d'adjoint au maire est plus alléchante. On est plus proche d'entretiens d'embauche que de dévouements citoyens... Mon amie Élisabeth appelle ces tractations le tout-à-l'ego ! Le parti qui règne sur tout le département peut financer discrètement des partis d'opposition pour affaiblir la liste la plus gênante, celle qui, historiquement la plus légitime, défend le programme le plus consistant. Diviser pour régner. Si les tractations sont particulièrement aberrantes, pour ne pas dire écœurantes, il existe pourtant des hommes et des femmes qui désirent réellement s'impliquer pour changer le quotidien de tous, en commençant par les plus démunis. Le candidat de la liste que nous soutenons propose d'ailleurs le vote des étrangers aux décisions municipales, la prise en compte des pétitions au conseil municipal dès lors qu'elles représentent au moins 600 signatures, etc. Et surtout de s'appuyer sur les citoyens, qu'ils soient encartés ou pas. Non, tout n'est pas pourri au Royaume de Danemark, et si les méchants imaginés par David Fincher sont légion, nous sommes nombreux et nombreuses à souhaiter que ça change et à retrousser les manches pour que la politique ne soit pas qu'une affaire de spécialistes. Ce serait là véritable démocratie et non la mascarade des urnes qui ressemble plus à une démission qu'à un engagement.

vendredi 27 décembre 2013

Théâtre du Monde, derniers jours à la Maison Rouge


Prolongation jusqu'au 19 janvier !
Le Théâtre du Monde exposé à la Maison Rouge porte bien son nom. La scénographie qui s'y déploie est une démonstration éclatante de ce que pourraient être les espaces muséographiques si l'on voulait tirer les visiteurs par le haut en jouant sur leur sensibilité et leurs ressources propres au lieu de les noyer sous un amas d'érudition où se complaisent des universitaires étalant une culture qui n'a plus grand chose de commun avec l'art. Les cimaises aux murs blancs sont l'envers brutal et monstrueux de cet art brut ou contemporain qui fait naître les émotions par des jeux de lumière, où le parcours fait sens. Les cartels que les myopes et les presbytes ont en horreur ont été remplacés par un petit livret où sont détaillées les œuvres, accompagnées par des textes remarquables qui les plongent en quelques lignes dans l'univers, encyclopédie philosophique où se réfléchit la beauté et l'absurdité de l'humanité, vanité et mystère.


Jean-Hubert Martin, à qui l'on devait entre autres Les Magiciens de la Terre (1989), a mis en scène les collections de David Walsh, fondateur du MONA (Museum of Old and New Art) et celles du TMAG (Tasmanian Museum and Art Gallery). Chaque salle développe sa logique, jouant sur les formes ou sur le sens, composant contrepoint et harmonie, sans avoir peur de faire grincer les dents si nécessaire. Chacun peut y trouver sa place. Les surréalistes avaient montré la voie vers la nouvelle Babylone. Brecht avait renversé les rôles. L'hétérogénéité des œuvres, anciennes ou contemporaines, naïves ou savantes, tient du pamphlet politique, bouffée d'air frais d'un cabinet de curiosité en prise avec le réel, un réel qui traverse les siècles, fruit de nos rêves les plus fous, héritage magique que nous nous devons de partager avec le plus grand nombre en continuant à l'alimenter.


Si vous ne pouvez pas allez voir cette remarquable exposition qui fermera ses portes le 12 janvier 2014, regardez le petit film de 12 minutes qui suit. On s'y promène avec son commissaire, Jean-Hubert Martin, qui développe son point de vue critique. Mais si vous pouvez vous y rendre ces jours-ci (il y a moins de monde en période de fêtes), alors gardez le film pour plus tard, car il risque de vous gâcher un peu la surprise. Au cinéma on appelle cela un spoiler !


Vous n'avez pas pu résister ? Ce n'est pas grave. L'immersion scénographique n'est pas un avant-goût. C'est une expérience. Il faudrait plus de Jean-Hubert Martin, plus de Maison Rouge aussi, et moins de spécialistes. Les conventions perpétuent tant de prétention, d'érudition et d'élitisme stériles. Ici la mise en scène des œuvres laisse au visiteur la liberté d'interpréter ce qu'il voit et ce qu'il entend...
Ce théâtre où la poésie révèle l'intelligence me donne envie de retravailler pour les expositions ! Le son y reste le parent pauvre. Le silence n'existe pourtant pas. Pas plus là qu'ailleurs.

Illustrations : © MONA/Rémi Chauvin Image Courtesy MONA Museum of Old and New Art, Hobart, Tasmania, Australia © TMAG / JJB / Plan de l'exposition

vendredi 6 décembre 2013

Un Tex Avery de l'animation numérique


Le jeune cinéaste d'animation irlandais David OReilly est un Tex Avery des temps modernes. Il fait exploser la 3D, dans ses codes et ses usages, en jouant des artefacts et des effets de bord avec un humour féroce. Son dernier court-métrage The External World, interdit en Chine (?), a reçu une quarantaine de prix internationaux.


Son site recèle d'autres trésors d'imagination où l'usage systématique du glitch effectue un recul brechtien (ou godardien !) offrant de voir le quotidien du geek sous des angles inédits. L'histoire du dessin animé est passée à la moulinette et son passé le plus récent bigrement écorché par ses impertinences graphiques. Puisque sexe et scatologie y font aussi bon ménage que chat et souris font le ménage, je vous recommande également Please Say Something. Il suffit de mettre les doigts dans la prise pour que les machines rendent leur jus ! NX_vcjZmQ9w...

lundi 2 décembre 2013

La route des Indes


Les éditions Carlotta continuent la publication en DVD/BluRay de l'œuvre de David Lean avec son dernier film, La route des Indes (A Passage to India), tourné en 1984. Cinéaste fondamentalement sensible au statut des femmes confrontées à une société qui fait peser sur elles tant de conventions sociales machistes il met en scène une fois de plus le désir refoulé qui engendre la culpabilité. Le racisme ambiant accentue la fragilité de Judy Davis et Victor Banerjee qui doivent se battre contre tout ce qui leur a été inculqué. L'homosexualité n'est d'autre part jamais abordée de front, mais on la sent étonnamment poindre dans nombreuses de ses réalisations. L'intrigue de La route des Indes a pour cadre une Inde qui se réveille du joug de la colonisation britannique comme il l'avait montré avec le monde arabe dans Lawrence d'Arabie. On retrouve aussi la finesse psychologique de ses premiers films. Le grand écart qu'affectionne David Lean entre mysticisme et trivialité est souligné par des traits d'humour presque iconoclastes portés par le comédien Alec Guiness qui ressemble ici à Peter Sellers dans The Party ! Mais c'est surtout le montage, pris en charge par Lean lui-même, qui épate avec ses ruptures de ton et de rythme, et une utilisation suggestive de la bande-son, deux qualités dont se privent trop de cinéastes aujourd'hui.

mardi 12 novembre 2013

Aheym du Kronos Quartet


Un album du Kronos Quartet est toujours une bonne nouvelle. Même lorsqu'il n'y a pas de grande surprise le choix du répertoire et l'interprétation vivifiante livrent une énergie communicative. La musique de ce nouveau CD est entièrement composée par Bryce Dessner, le guitariste du groupe rock indépendant The National. L'influence des minimalistes y est évidente, mais les déclinaisons récentes que leurs émules développent offrent des variations souvent plus excitantes que les dernières œuvres de Steve Reich dont l'inspiration musicale semble à cours. Les prétextes de Aheym, Little Blue Someting, Tenebre et Tour Eiffel sont néanmoins moins convaincants que le lyrisme qu'elles ont engendré. Si quelques arpèges rappellent le côté guitaristique du compositeur, le rock est rarement convié aux agapes. L'apparition du chanteur Sufjan Stevens, se multipliant sur plusieurs voies comme le quatuor, est un peu fugitive dans Tenebre, mais la fraîcheur du Brooklyn Youth Chorus dirigé par Dianne Berkun envahit puissamment Tour Eiffel, rejoint par Dessner, le percussionniste David Cossin, la pianiste Lisa Kaplan et le trombone Dave Nelson, confirmant le désir de positivité de l'ensemble. Ce trait caractéristique des jeunes musiciens d'aujourd'hui exprime-t-il alors une fuite devant l'entropie qui nous guette ou une volonté délibérée de retarder la catastrophe ?

vendredi 8 novembre 2013

La Porte du paradis en DVD


La revendication de chef d'œuvre incite à la suspicion lorsqu'il s'agit d'œuvres récentes. Les journalistes relayant les services de communication annoncent toujours le dernier disque, le dernier film d'un auteur comme son meilleur, pour rattraper le coche qu'ils ont raté quelques années auparavant, d'où une forte déception qui ne profite nullement aux artistes encensés indûment dans l'instant. Suscitée par une même démarche mercantile, l'annonce de versions cinématographiques intégrales jette un doute sur leur opportunité. Il existe pourtant des films dont la version remasterisée et rendue à sa forme avant charcutage rend justice à son réalisateur. Qu'à l'instar de la version disparue de 9 heures des Rapaces (Greed) d'Eric von Stroheim on ne regrette pas éternellement ce que les diktats de production ou de distribution ont saccagé. La version Redux d'Apocalypse Now de Francis Ford Coppola fait partie de ces joyaux qui prennent leur véritable sens seulement après qu'une version conforme aux souhaits du réalisateur ait enfin été éditée.
Il en est de même avec La porte du paradis de Michael Cimino que publie Carlotta en Blu-Ray ou double DVD (avec 2 heures de bonus dont entretiens avec le réalisateur, les comédiens Kris Kristofferson, Jeff Bridges, Isabelle Huppert et David Mansfield). Le cadeau de Noël consiste en un coffret prestige accueillant en plus le CD de la bande originale, trois livrets (l'original de la première du film, un portfolio de photos de plateau, un essai de Jean-Baptiste Thoret et de nombreuses archives) et enfin la Bible du tournage, reproduction du script personnel de 288 pages de Michael Cimino avec annotations et dessins (sortie le 20 novembre) ! En 1980 j'étais resté sur ma faim et c'est seulement dans sa version restaurée que trente-trois ans plus tard l'œuvre m'est apparue dans toute sa beauté, à la fois plastique et critique. Entre temps la voix off et les flashbacks ont sauté au montage, et le film dure maintenant 216 minutes.


La Porte du paradis est un western qui ne ressemble à aucun autre. Il faudrait revenir à John Ford pour y déceler les racines brechtiennes, d'autant que le film de Cimino, digne héritier de Visconti, est avant tout une œuvre marxiste. Les États-Unis ont la mémoire courte. Peu de films évoquent la lutte des classes qui fut chaque fois réprimée sauvagement, ici en 1890, plus tard en 1929 (voir Les raisins de la colère). La grande bourgeoisie valse dans l'ignorance de ce que vit le reste de la population ; les riches éleveurs de bétail ne peuvent accepter l'immigration récente de pauvres cultivateurs venus d'Europe de l'Est. Les accusations de voleurs de bétail rappelle douloureusement le racisme qui renaît dans notre propre pays aujourd'hui. On les taxe d'anarchistes, comme si c'était le diable.
Si Christopher Walken, Isabelle Huppert, Jeff Bridges, John Hurt, Joseph Cotten et le reste de la distribution sont parfaits, le rôle principal tenu par le fade chanteur folk Kris Kristofferson semble une erreur de casting, insignifiant bémol au milieu du maelström général.
Le portrait impitoyable de l'Amérique ne pouvait plaire au tenants du storytelling du pays de la libre entreprise. Cimino déterre les racines du mal sur lesquelles poussera le capitalisme le plus cynique. La semaine dernière, nous regardions They Live de John Carpenter où la manipulation des esprits est des plus explicites. Le film fut assassiné. Les collabos ne pardonnent jamais à ceux qui crachent dans la soupe. Dans son remarquable texte figurant dans l'un des livrets Jean-Baptiste Thoret rappelle que Lucas et Spielberg ont transformé Hollywood en parc d'attractions juteux, faussant le jeu à la manière des fast-foods qui ont gommé le goût. Le film fut une catastrophe financière. Cimino, cinéaste de la mélancolie, a trop longtemps laissé les aveugles mépriser son travail. En remontant le film il l'a sorti de son statut maudit, érigeant un manifeste où les ambiguïtés du passé dessinent un présent qui semble inextricable à qui ignore les mécanismes fondateurs de l'entropie.

mercredi 6 novembre 2013

Apartheid en Israël


Pendant des années l'opinion internationale pointait l'Afrique du Sud pour sa politique d'apartheid. Les temps ont changé. Les noirs ont été remplacés par les pauvres, ce sont évidemment les mêmes, mais la séparation des populations n'est plus aussi patente. Aujourd'hui on ose à peine fustiger l'état colonialiste israélien dont la politique ne vaut guère mieux. Les lois n'y sont pas les mêmes pour les Israéliens et les Palestiniens. Deux poids deux mesures. Depuis des décennies Israël arrache orangers et oliviers pour installer ses colons sur des terres volées aux paysans palestiniens. Le terrain de la violence est le seul qu'envisage l'État colonialiste. La communauté internationale se tait de peur d'être assimilée à un vieil antisémitisme que la culpabilité du génocide des années 40 entretient malgré les exactions inimaginables auxquelles se livre l'armée israélienne. Un jour le nom de Tsahal sera pour tous synonyme de honte. À Bil’in en Cisjordanie les villageois défendent pacifiquement leurs terres sur lesquelles ne cesse de s'étendre illégalement une colonie d'immeubles blockhaus. Les soldats israéliens leur tirent dessus avec des lacrymogènes, avec des balles réelles.
Emad Burnat s'est acheté une petite caméra vidéo pour filmer sa famille. Il capte le quotidien de ses proches parqués chez eux, spoliés par une politique inique et absurde. Sa caméra vole en éclat. Au début du film il expose ses 5 caméras brisées. Il en est à sa sixième. Certaines lui ont sauvé la vie, d'autres ne l'ont pas empêché d'être gravement touché. L'Israélien Guy Davidi, qui coréalise le film, pousse Emad Burnat à être le plus personnel possible. Les reporters viennent seulement le vendredi pour filmer la manifestation, chaque fois réprimée dans le sang. Burnat tourne aussi les autres jours. Il suit les progrès de son plus jeune fils qui prend conscience année après année de l'horreur de la situation. Burnat filme tout. Il filme la rage, il filme la mort en direct, il filme les sourires des enfants parce qu'il faut vivre. Comme eux nous sommes partagés entre la tristesse et la colère.


J'ai hésité à regarder le DVD que publie blaq out. On sait tout. On devine le reste. De nombreux films ont été projetés, tant de témoignages qui n'ont rien changé à cette situation terrible. Par le truchement du home movie et grâce à l'opiniâtreté, Burnat et Davidi réussissent à montrer un quotidien bouleversant, exemplaire, et malgré tout plein d'espérance. Cinq ans de lutte pour que les bulldozers israéliens arrachent enfin les barbelés, mais plus loin du village s'érige un haut mur de béton, un mur de la honte de plus, qui ghettoïse les Palestiniens. Ces "Mensch" ont choisi de vivre debout en prônant la paix avec courage malgré tout ce qu'ils ont subi. Le cinéma peut ouvrir les yeux de ceux qui ne pourront plus dire qu'ils ne savaient pas. En toute sensibilité et intelligence il participe à la résistance.


P.S.: Emmy Award du meilleur documentaire...

mardi 22 octobre 2013

The Pervert's Guide to Ideology


"Nous sommes responsables de nos rêves." Le philosophe Slavoj Žižek annonce la couleur, brillante démonstration en Technicolor et effets spéciaux made in Hollywood puisqu'une fois encore il s'appuie sur les blockbusters pour renverser nos idées préconçues sur la manipulation dont nous sommes à la fois les victimes et les auteurs. Suite de son Pervert's Guide to Cinema déjà réalisé avec la cinéaste Sophie Fiennes qui psychanalysait la société au travers de films grand public, la nouvelle production, The Pervert's Guide to Ideology, débusque les intentions cachées derrière les images dont nous nous repaissons. Ces rêves, fabriqués sur mesures, façonnent nos convictions et nos pratiques collectives. Au travers des films, mais aussi de la musique ou d'événements marquants de notre actualité comme le 11 septembre, l'attentat d'Oslo ou les émeutes en Grande-Bretagne d'août 2011, l'idéologie sous-jacente structure nos fantasmes en mutation. Pendant deux heures d'une rare intensité Žižek nous plonge dans cet univers fantasmagorique dont il recrée les décors et la lumière pour s'y fondre lui-même. Son humour caustique est vivifiant, son esprit de contradiction nous permettant d'envisager une porte de sortie hors de ce qui semble immuable.
Le philosophe s'inspire des extraits abondants qu'il nous livre, cette fois Le triomphe de la volonté (1935) de Leni Riefenstal, Le Juif éternel (1940) de Fritz Hippler, Brève rencontre (1945) de David Lean, La chute de Berlin (1950) de Mikhail Chiareli, La prisonnière du désert (1956) de John Ford, West Side Story (1961) et La mélodie du bonheur (1965) de Robert Wise, Les amours d'une blonde (1965) et Au feu les pompiers (1967) de Milos Forman, L'opération diabolique (1966) de John Frankenheimer, If.... (1969) de Lindsay Anderson, MASH (1970) de Robert Altman, Zabriskie Point (1970) de Michelangelo Antonioni, Cabaret (1972) de Bob Fosse, Orange mécanique (1971) et Full Metal Jacket (1987) de Stanley Kubrick, Les dents de la mer (1975) de Steven Spielberg, Taxi Driver (1976) et La dernière Tentation du Christ (1988) de Martin Scorsese, Brazil (1985) de Terry Gilliam, They Live (1988) de John Carpenter, Titanic (1997) de James Cameron, I Am Legend (2007) de Francis Lawrence, The Dark Knight (2008) de Christopher Nolan…
La version que j'ai visionnée en anglais ne portait aucun sous-titre, mais dès la conférence à laquelle nous avions assisté il y a cinq ans nous avons été emballés par la force de conviction du philosophe que son accent slovène et ses postillons nous rendent aisément compréhensible malgré notre anglais de cuisine. Ses propos sont évidemment plus complexes que mon mince résumé. Lacanien, il souligne la culpabilité dans l'incapacité à jouir suffisamment et, marxiste, il débusque l'hypocrisie cynique de la morale catholique ; la mélancolie naît de la faiblesse du désir. D'une bouteille de Coca ou d'un Kinder-Surprise Žižek décelle le surplus allusif, et avec la IXe symphonie de Beethoven il démontre que l'objet peut être porteur d'idéologies contradictoires, réceptacle ouvert à tous les contenus. Mais rien n'est aussi neutre qu'il le semble. Starbucks surtaxe son café sous des prétextes écologiques ou solidaires, mais ne vend en fait qu'un succédané idéologique. L'anti-consumérisme est compris dans le prix du produit décomplexé ! Et lorsque les mots viennent à manquer surgit la violence. Les symboles sont glissants comme montré avec le groupe Rammstein pervertissant l'idéologie nazie. Le capitalisme, dont les crises sont les garantes de sa permanence, est prêt à tout sacrifier pour défendre l'idée de nécessité : nos vies, la nature, etc. Le Grand Autre, l'ordre secret des choses, tente de justifier les totalitarismes en déresponsabilisant chacun, soi-disant pour les besoins de l'Histoire. Žižek démontre qu'il n'existe pas de Grand Autre et que nous sommes seuls. Kafkaïen, il rappelle que la bureaucratie n'est qu'une jouissive manifestation laïque du divin. Contrairement à la perversion, l'hystérie est subversive parce qu'elle est l'expression du doute. Toutes les nouvelles inventions en découlent. Mais nous préférons sauver les apparences en nous rendant complices de ce qui nous opprime. Chacun peut pourtant réagir subjectivement à sa manière face à l'objectivité apparente des faits. Nous pouvons choisir nos rêves en acceptant ceux que la consommation nous dicte, mais le premier pas vers la liberté n'est pas de transformer la réalité pour qu'elle coïncide avec nos rêves, il s'agit de rêver autrement. C'est forcément douloureux. On ne peut rien attendre de l'avenir. Tout dépend de notre volonté…

mardi 8 octobre 2013

Le silence gratte où ça vous démange


Minuit l'heure du crime. Je profite du calme du soir pour poser Sounds of Silence sur le tourne-disques. L'objet est conceptuel. Un sticker jaune barre la pochette de Simon & Garfunkel comme une voie sans issue sur l'autoroute musicale. Vingt-neuf plages de silence se succèdent sur les deux faces du 33 tours 30 cm réalisé par Patrice Caillet (auteur du livre Discographisme récréatif), Adam David et Matthieu Saladin. C'est plutôt le Périphérique une nuit où les services d'entretien ont fermé toutes les issues. Ça tourne en rond, mais ça avance tout de même et ça travaille. Non, vous n'entendrez pas 4'33" de John Cage conçu pour la scène. L'anthologie rassemble exclusivement des enregistrements dont les auteurs sont Andy Warhol, John Lennon, Maurice Lemaître, Sly & the Family Stone, Robert Wyatt, John Denver, Whitehouse, Orbital, Crass, Ciccone Youth, Afrika Bambaataa, Yves Klein, etc. Aux imperfections des supports originaux le vinyle ajoute les siennes. Il révèle une variété inouïe, c'est le cas de le dire, de manières de concevoir le silence : performative, mémorielle, politique, critique, abstraite, poétique, cynique, farceuse, technique, promotionnelle, absurde, indéterminée. À la première écoute je me laisse aller sans savoir qui se tait. C'est reposant. À la seconde je suis les notes de pochette. Les circonstances dessinent une histoire de la production discographique à travers ses silences. C'est dense et prenant. Ça piquotte. Ça craquotte (coprod. alga marghen - Sound-Houses/FRAC Franche Comté - Incertain sens).

lundi 2 septembre 2013

Puissance de feu américaine


Gérard Terronès m'ayant signalé un article de Jazz Magazine sur la mort de Bernard Vitet j'ai pédalé jusqu'au marchand de journaux pour acheter le numéro de septembre. Philippe Carles y évoque Un autre virtuose en le comparant à Miles Davis, son modèle, et Chet Baker avec qui il joua six mois à deux trompettes, certains affirmant que Chet modifia son style après cette collaboration. Les trois quarts de l'article font référence au premier quart de la carrière de mon camarade, chacun contant l'histoire selon la sienne propre, et Carles relate son siècle avec toujours autant de classe que de sincérité.

Comme j'ai plusieurs fois attaqué cette revue pour sa préférence à enfoncer les portes ouvertes par l'armée américaine plutôt qu'à défendre la jeune génération des artistes hexagonaux, je me suis plongé dans sa lecture studieuse et constaté qu'en effet les 10 pages consacrées aux Français font difficilement le poids contre les 60 des anglo-saxons. N'ayant pas tenu compte de la publicité je n'en ai pas moins fait le rapport avec le contenu rédactionnel, mais aucune publication ne peut résister aux pressions de ses annonceurs, d'où l'importance des médias qui s'en passent comme Médiapart, ou dans le secteur abordé aujourd'hui Le Journal des Allumés du Jazz.

Le dossier sur John Zorn qui fait la couverture et occupe à lui seul 32 pages est particulièrement bien fait. On sait la difficulté à convaincre le New Yorkais à se livrer en interview. Contournant l'obstacle, David Cristol interroge le guitariste Marc Ribot et quelques autres musiciens, tandis que Stéphane Ollivier recueille le témoignage du producteur Jean Rochard, l'un des premiers à avoir mis le pied à l'étrier au compositeur-saxophoniste ; il demande aussi au jeune Antonin-Tri Hoang de commenter le jeu du souffleur sur quatre disques choisis. Pascal Rozat qui supervise l'ensemble, secondé par ces deux-là plus Lionel Eskenazi, classe l'œuvre en dix sections regroupant les albums majeurs de l'imposante discographie : Impro (pas si) libre / Zornifications / Cinéma à la carte / Naked City : Peur sur la ville / Cris d'orfèvres / Radically Jewish / Easy Zorning / Initiations rituelles / Contemporain / Les inclassables. Il faudrait ajouter le concert de louanges qui accompagne ce dossier sans aucune distance critique, car si les chefs d'œuvre abondent, il y a tout de même un paquet de ratages et de roueries opportunistes.

L'équivalent européen de Zorn est inimaginable tant l'investissement financier est disproportionné. Entendre qu'il est difficile de lutter contre la force de frappe des banques et des fondations politiquement insidieuses qui soutiennent tant son travail de créateur que de producteur (Tzadik). Ici comme ailleurs, les institutions étatsuniennes savent que l'art est un pied dans la porte à l'exportation et que l'industrie culturelle est l'avant-garde de leur impérialisme. La promotion de la moindre de ses marges est un pion essentiel dans le jeu de go que livrent les États-Unis avec le reste du monde. Que les journalistes de notre pays ne tempèrent pas ce déséquilibre économique est de l'ordre de la collaboration. Raison pour laquelle je mettais récemment en valeur Les Affranchis, des dizaines de jeunes artistes locaux qui, pour certains à talent égal avec les meilleurs Américains, n'auront jamais les moyens de promouvoir leur travail et donc ceux de créer des œuvres à la mesure de leur ambition. Une œuvre comme celle de John Zorn est impensable en dehors des USA car pour s'épanouir elle nécessite d'une part des financements importants et d'autre part une communication cohérente, communication que leur offrent, le plus souvent gracieusement, les médias étrangers fascinés par le modèle d'outre-atlantique. Ceci est valable pour la musique, le cinéma, la littérature, les arts plastiques, etc. Sans la collaboration servile ou aveugle d'une partie d'entre nous cette inégalité des chances se perpétuera à moins que la résistance solidaire s'organise et remette les envahisseurs à leur place, soit un partage qui n'exclut personne, mais revalorise tous les terroirs sans exclusivité ni favoritisme exacerbé. Et que l'on ne s'y trompe pas, j'apprécie les artistes étatsuniens comme les autres.

Le reste de Jazz Magazine évoque, entre autres, la triste disparition de deux autres musiciens que j'ai beaucoup applaudis, George Duke et Alain Gibert, et la tournée de l'ONJ au Maroc (concert unique le 28 septembre à l'IMA). Il y a de belles photos, de grands écarts chronologiques dans les disques chroniqués et des annonces de concerts tels celui qui rendra hommage à Bernard Vitet le 16 septembre à La Java.

mardi 27 août 2013

Chroniques de Résistance


Dans les loges, après le spectacle, d'anciens résistants ou leurs enfants pleuraient d'émotion. L'orchestre réuni par Jean Rochard avait répété toute la semaine la création Chroniques de Résistance à l'occasion du festival Kind of Belou à Treignac en Corrèze. Le producteur des disques nato avait commencé par emmener toute la troupe visiter le village martyr d'Oradour-sur-Glane, histoire de les plonger dans l'ambiance. Au soleil comme à l'ombre il règne une atmosphère joyeuse et combattante tandis que l'équipe dirigée par Frank Cassenti filme sans arrêt. On s'attend donc à un album pour le printemps, doublé d'un documentaire sur cette extraordinaire aventure.


Tony Hymas a ainsi composé 27 pièces sur lesquelles interviennent les voix françaises de Nathalie Richard et Frédéric Pierrot ou celle, plus scandée, de la slameuse américaine Desdamona. Les sept chansons sur des paroles de Serge Utgé-Royo (Souvenir de Ponzán dit François Vidal, Suzy Chevet), Sylvain Girault (Les flamboyants, Addi Bâ), Emmanuel d'Astier de la Vigerie et Anna Marly (La complainte du partisan), Marianne Cohn (Je trahirai demain) et moi-même (Valse macabre à Germaine Tillion) sont interprétées par Elsa Birgé. Rochard lui fait lire les quelques lignes de Buenaventura Durruti qui ouvraient le célèbre double album dédié à l'anarchiste espagnol, paru en 1996. Elsa avait onze ans. Dix-sept ans après, elle revient en fanfare sur le label nato.


Quatre souffleurs jouent serré la partition de Hymas. Les rythmes sont acrobatiques, les temps morts sont rares. Le trio Journal Intime, soit Sylvain Bardiau à la trompette, Matthias Mahler au trombone et Frédéric Gastard au saxophone basse, ainsi que le saxophoniste baryton François Corneloup interprètent avec brio les savants et subtils arrangements. Le batteur des Fantastic Merlins, Pete Henning, lâche parfois les baguettes pour le banjo. Pendant une heure et quart Hymas dirige ce petit monde depuis le piano. Les scènes héroïques alternent avec des moments de pure émotion.


Les textes parlés sont de Robert Desnos, René Char, John Holloway, Raymond Dronne, Fermin Pujol, Barney Bush, Georges Guingouin, Henri Nanot, Jean-Jacques Fouché, Jean Tardieu, Armand Gatti, Desdamona, David Miller, Arsène Tchakarian, Aimé Césaire, Maurice Rajsfus... L'évocation de la résistance se conjugue à tous les temps, évoquant aussi parfois la guerre d'Espagne, les résistants allemands, la défense des droits des Indiens d'Amérique, les Antilles, Notre-Dame-des-Landes, mais c'est d'abord dans ces maquis du Limousin qu'elle se situe jusqu'aux camps d'extermination où tant périrent. Les femmes résistantes y sont à l'honneur. On regrette parfois qu'il n'y ait pas plus d'instrumentaux tant les cuivres sont fameux. L'écriture est dense, l'interprétation virtuose, les spectateurs comblés.

Photo extérieur © Isabelle Vedrenne

jeudi 18 avril 2013

Fantôme dans le MCD sur la création sonore


Très belle couverture du Magazine des Cultures Digitales qui marque son dixième anniversaire. Le Formidable Studio fabrique des objets qu'il photographie ensuite, ici une sculpture en vinyle fondu. Ce numéro 70 intitulé Echo / System est consacré à la création sonore et j'ai l'honneur d'y apparaître au moins deux fois.
Jean-Yves Leloup rappelle que "à partir de 1977 Un Drame Musical Instantané fut l'un des premiers groupes modernes à s'être emparé de la forme du ciné-concert, revisitant une grande partie des classiques du muet qui, aujourd'hui encore, constituent le répertoire des musiciens et DJs actuels : Le cuirassé Potemkine (S.M. Eisenstein), La chute de la Maison Usher (Jean Epstein), Le cabinet du Dr Caligari (Robert Wiene), Nosferatu (F.W. Murnau), L'homme à la caméra (Dziga Vertov), La Passion de Jeanne d'Arc (Carl T. Dreyer), Häxan (Benjamin Christensen) ou encore les films de Louis Feuillade, Marcel L'Herbier ou du Fonds Albert Kahn." La pochette de Trop d'adrénaline nuit illustre l'article.
Plus loin, Cécile Becker évoque son coup de cœur pour La machine à rêves de Leonardo da Vinci, œuvre récente cosignée avec Nicolas Clauss, réalisée pour iPad (et gratuite !), avec de belles images à l'appui.
En feuilletant les 132 pages de la revue bilingue, je me reconnais entre les lignes dans presque chaque sujet abordé par l'équipe que dirige Anne-Cécile Worms et dont Laurent Diouf est le rédacteur en chef. Évidemment pas pour les labels Optical Sound et monoKrak ou la Radio 2067 de David Guez, mais dès que sont évoqués la confusion technique, l'importance du visuel, la copie illégale ou les concerts live, je crois reconnaître mon discours ! Cela s'amplifie avec la mise en ligne de la musique sur les radios Web (notre Radio Drame offre 99 heures de musique inédite !) ou sa vente sur de multiples plateformes. La faillite de la presse spécialisée à la traîne justifie l'importance prise par les blogs (sic). Les installations me rappellent Les portes avec Nicolas Clauss et surtout Nabaz'mob avec Antoine Schmitt, les expériences audiovisuelles notre bon vieux light-show des années 60, les collaborations chorégraphiques les aventures du Drame, le field recording l'intégration de tous les sons possibles à nos créations, le montage électro-acoustique mes centaines de milliers de coupes exécutées du temps de la bande magnétique et mes plunderphonics avant la lettre, le synthé analogique mon ARP 2600, les nouveaux instruments mon Tenori-on et la Mascarade Machine conçue avec Antoine Schmitt, la science-fiction les articles de mon père dans la revue Satellite et l'album éponyme réalisé avec Francis Gorgé sous pseudos, etc. C'est dire si je vibre en sympathie avec ce passionnant numéro 70 !

mercredi 27 mars 2013

Une Amérique belle et cruelle


Tout va bien en Amérique, l'essai théâtral et musical de Benoît Delbecq et David Lescot, ressemble à la bande dessinée de Mike Konopacki et Paul Buhle d'après Une histoire populaire des États Unis d'Howard Zinn. La très belle mise en musique de jalons symboliques de l'histoire de l'Empire américain est une adaptation séduisante des deux siècles de crimes que chaque Étasunien devrait connaître. Tout en demi-teintes les acteurs égrènent le cynisme candide de la découverte du continent par Christophe Colomb, la conquête de l'Ouest, le génocide indien, l'esclavage, le Ku Klux Klan, la pègre sicilienne, la répression sanglante des grèves, etc. On pense à la remarquable série télévisée Tremé filmée à la Nouvelle Orleans après le passage de l'ouragan Katrina où les informations sociales sont insidieusement livrées tandis que la presse tait scandaleusement le sort de la ville détruite. La musique y est aussi présente partout, manière de supporter l'intolérable. On est pourtant loin de la colère politique de la Suite des Black Panthers chantée dans les années 60 par Colette Magny et de son appel à la révolte sur fond de free jazz. Les temps ont changé, mais l'avenir réserve bien des surprises.
Au Théâtre des Bouffes du Nord à Paris, et ce jusqu'au 6 avril, les images vidéo d'Éric Vernhes donnent une profondeur de champ à la fois poétique et historique à l'évocation musicale, le found footage dressant le décor et les traitements en direct ressuscitant les fantômes. Qu'ils chantent, rappent ou slament, Mike Ladd, D' de Kabal, Ursuline Kairson, Irène Jacob, donnent toute leur puissance aux textes lorsque la musique s'impose. Delbecq au piano, Steve Arguëlles à la batterie, Franco Mannara à la guitare électrisent la scène. La passion que génère la culture américaine mêlée à une critique implacable de son histoire ne peut qu'engendrer une mélancolie sincère, à la fois belle et cruelle.

Photo © Christophe Raynaud de Lage - Wikispectacle

mercredi 6 mars 2013

L'île roumaine du Balanescu Quartet


Alexander B?l?nescu n'inonde pas le marché de son quatuor comme le Kronos, mais chaque album est une jolie surprise. Après un passage de quatre ans au sein du Quatuor Arditti le violoniste s'était fait connaître avec Possessed pour lequel il avait arrangé pour quatuor à cordes les tubes du groupe électronique allemand Kraftwerk et avec le superbe Luminitza qui marquait son retour dans son pays après les années Ceauce?cu. Suivirent de remarquables interprétations de Michael Nyman, David Byrne, Robert Moran, John Lurie, Michael Torke, Kevin Volans, Gavin Bryars, etc., de nombreuses collaborations avec le cinéma dont celles avec Phil Mulloy, et trois albums du Quatuor composés par le violoniste. Le plus récent est un duo entre la chanteuse-comédienne Ada Milea et B?l?nescu à la tête de son quatuor à cordes augmenté d'un percussionniste. The Island est une adaptation humoristique de l'histoire de Robinson Crusoé où l'orchestre, toujours aussi lyrique, dessine le décor et l'action face aux dialogues absurdes joués en anglais avec un accent roumain à couper au couteau. On se laisse porter jusqu'à leur île, quitte à attendre le prochain navire...


En 1994, le Quatuor B?l?nescu avait enregistré Sniper Allée, une pièce que j'avais composée avec Bernard Vitet pour le CD Sarajevo Suite et dont j'ai récemment retrouvé un enregistrement vidéo réalisé au Cargo à Grenoble pour les 38e Rugissants.

mercredi 30 janvier 2013

Sept psychopathes et un bipolaire


Il était une fois... Un thriller hors du commun où le scénario mêle la fiction avec la fiction, celui du film s'écrivant au jour le jour sans que l'on sache ce qui est de l'ordre de l'imagination ou pas. Brouiller les cartes, ici de saignants valets de carreau, permet à l'histoire tordue de se construire et au spectateur de s'amuser de cette farce abracadabrante et hilarante contée par le réalisateur de In Bruges (Bons baisers de Bruges), film qui nous avait déjà surpris par son ton original et insolent. 7 Psychopaths, le second long métrage de Martin McDonagh possède un humour noir british encore plus décapant que le précédent. Son architecture, sorte de film dans le film à la sauce peyotl et fausse mise en abîme, est un modèle du genre. De plus, la distribution permet de savourer cette fois le jeu ébouriffant de Colin Farrell (déjà excellent dans In Bruges), Sam Rockwell, Woody Harrelson, Tom Waits, Harry Dean Stanton et, last but not least, le "danseur" Christopher Walken. L'un des meilleurs films de ce début d'année !


N'en restons pas là, lorsque sortent des films vraiment réjouissants qui nous réconcilient avec le cinéma quand la presse tant spécialisée que généraliste continue de se gargariser avec les pan-pan-boum-boum de Tarantino, Bigelow, Affleck, les exercices de nostalgie moderne de Ferrara, Gomes et consorts, ou le verbeux et laborieux Lincoln... On devait à David O. Russell un film dont l'affiche nous avait fuir, mais dont les dialogues et la réalisation nous avait épatés, Three Kings (Les rois du désert), chasse au trésor en pleine guerre d'Irak avec Clooney, Jonze, Wahlberg et Ice Cube. Le revoici avec une nouvelle comédie dramatique, Happiness Therapy, parfois présentée sous le titre Silver Linings Playbook. Histoire de fous également, mettant en scène un prof dont la bipolarité a fait tout perdre, mais qu'une rencontre va transformer. Si Bradley Cooper, Jennifer Lawrence, Robert De Niro et toute la distribution sont là encore remarquables, c'est au montage que l'on peut immédiatement repérer les films qui sortent de l'ordinaire. La succession des plans n'y illustre pas la progression du scénario, mais crée des émotions, leur rythme s'appuyant sur les ellipses générées par les coupes. Si les conventions musicales ne viennent pas tout saccager on a des chances de tomber sur l'oiseau rare... À l'opposé, de belles images font rarement un bon film, même si cela ne gâche pas le reste ! Happiness Therapy réussit à montrer avec beaucoup d'humour la folie ordinaire, là où la plupart des cinéastes tracent une ligne caricaturale entre les souffrants et les bien portants. Le happy end attendu n'est hélas pas du niveau de la première heure. Tout de même un second bon film à sortir aujourd'hui...

mercredi 19 décembre 2012

Playing with the Dead de Pierre Bastien


À l'issue de chaque représentation de Pierre Bastien, les photographes amateurs envahissent la scène, le public se pressant autour du Mecanium pour admirer ou comprendre l'orchestre miniature que le musicien améliore ou transforme petit à petit depuis 1977.
Lors d'une historique nuit des solos au Théâtre Mouffetard, Pierre expérimenta sa première machine construite avec des éléments de Meccano tandis que le trio d'Un Drame Musical Instantané détournait le programme, Francis Gorgé cachant Bernard Vitet et moi-même d'un ample drapé sous lequel nous jouions à deux sur un saxophone rallongé, Bernard au bec, mes mains actionnant les clefs. L'année précédente, nous participions tous à Opération Rhino pour un concert de soutien à la clinique anti-psychiatrique de La Borde ; c'était la première fois que je rencontrais Pierre et Bernard, mais aussi Jac Berrocal et Daunik Lazro au milieu d'une dizaine d'autres allumés. Je retrouvai Pierre en 2009 au Musée des Arts Décoratifs pour Musique en Jouets, il présentait un petit ensemble de machines musicales tandis que dans l'autre salle s'ébrouaient les cent lapins de Nabaz'mob. Si nous nous vîmes à d'autres occasions, ces trois dates marquent des jalons notables de nos deux parcours parallèles. Aussi étais-je ravi d'aller assister hier soir au spectacle Playing with the Dead au Théâtre Berthelot à Montreuil, lieu qui vit la création du grand orchestre du Drame en 1981, notre premier grand succès, et plus récemment la création de Dépaysages avec Perconte, Segal et Hoang.

Pierre Bastien, accompagné du batteur Steve Arguëlles au phrasé toujours aussi élégant et du jeune bassiste néerlandais Bruno Xavier Ferro da Silva dont le swing rappelle la période électrique de Miles Davis, a enrichi son orchestre automatique miniature deux lecteurs DVD passant en boucle de courts extraits d'archives musicales. Les images de ces films se mêlent sur le grand écran aux captations en direct du Meccano tandis que leur bande son s'intègre au trio. Lors du rappel, l'incessante rythmique quasi technoïde devient lyrique sous les pistons de la trompinette de Pierre Bastien. Excellente soirée, d'autant que je n'avais pas revu Steve Arguëlles depuis belles lunettes, et que je garde un souvenir mémorable de sa prestation sur le CD Machiavel. Dans la salle, je ne fus pas surpris de croiser David Fenech, Vincent Epplay ou Ravi Shardja...

Alors qui rencontrerons-nous ce soir mercredi ? Car nous retournons au même endroit assister à la projection des premiers films de Jean-Denis Bonan dont Françoise fut l'assistante et dont je fus l'élève au montage lors de ma première année d'études à l'Idhec. Cerise sur le gâteau de cette semaine du bizarre à Berthelot, Bernard Vitet, qui ne pourra hélas pas être des nôtres pour raison de santé, composa en 1968 la musique de La femme-bourreau, l'un des deux films inédits de Jean-Denis proposés par Choses Vues à 21h. Comme hier soir l'entrée est gratuite, mais il est prudent de réserver.

mardi 4 décembre 2012

La Machine à rêves de Leonardo à la 3ème soirée *di*/zaïn


Aujourd'hui mardi a lieu la première présentation publique de La Machine à rêves de Leonardo da Vinci, application iPad gratuite. L'œuvre purement artistique et hautement interactive est réalisée avec Nicolas Clauss et produite par la Cité des Sciences et de l'Industrie. Cette troisième soirée *di*/zaïn organisée par les Designers Interactifs se déroule donc à 20h au Divan du Monde à Paris, mais uniquement sur inscription. J'ignore s'il reste de la place, mais l'évènement, gratuit, est très couru et la salle de 500 places est toujours pleine à craquer. Ce soir, présenteront également des projets liés à la thématique "Écritures" : Étienne Mineur, Sylvie Tissot, Djeff Regottaz, Frédéric Bourgeais, Cécile Portier, Camille Pène, Samuel Petit, David Meulemans, Camille Bloomfield.
Pour une fois je n'improviserai pas mon texte, ou du moins pas dans les grandes lignes, aussi vous le livre-je ici en primeur avec un long extrait du film qui sera projeté. Une démonstration en direct sur l'iPad nous aurait semblé moins explicite car le public est si nombreux qu'il serait difficile de voir mes doigts sur la tablette, et donc de comprendre la relation entre mes mouvements et la projection sur les grands écrans accrochés au Divan du Monde.
Que cela ne vous empêche pas de venir ! J'improvise toujours plus ou moins, et surtout il y a tous les autres intervenants. Soirée passionnante assurée ! Vous pouvez également suivre la soirée en direct depuis chez vous...

Avec Nicolas Clauss nous avons gagné un appel d’offres de la Cité des Sciences et de l’Industrie pour une application iPad en marge de l’exposition actuelle sur Léonard de Vinci. La demande était purement artistique, sans but pédagogique. Nous avons ainsi imaginé une MACHINE A RÊVES comme si on proposait à Leonardo de créer pour l’iPad. Nous nous sommes inspirés de son goût protéiforme tant pour les arts que pour les sciences. Le souhait étant de propulser sa cosmogonie au XXIe siècle. Leonardo était peintre certes, mais il s’intéressait autant à l’anatomie, à l’urbanisme, aux animaux, aux machines volantes, il a inventé un nombre incroyable d’instruments de musique, il composait, touchait à tout mais ne terminait jamais rien.
Nicolas Clauss a réalisé les images, je me suis occupé de la musique.

N.B.: demain mercredi à 19h, changement de pratique, Nicolas Clauss me rejoint à la Soirée Siggraph pour une présentation plus longue, cette fois tous les doigts en direct sur la tablette tactile. Entrée également gratuite et inscription tout aussi obligatoire. Au menu, SpirOps et à nouveau les fameuses Éditions Volumiques pour lesquelles Sacha Gattino et moi jouons les designers sonores. Cité des sciences et de l'industrie à la Porte de la Villette, dans le cadre des Rencontres Start Up et Recherche, Agora – Carrefour numérique (niveau – 1).



Le texte qui colle au film, ici sans fioritures, ci-dessous reproduit :

On commence par incliner les couvercles où sont inscrits l’aide et les crédits. On peut jouer avec. S’ouvre alors LA BOÎTE À SECRETS. Incliner la boîte pour faire tomber les petits papiers arrachés au nouveau codex. Les chocs sur les bords produisent des pizzicato. On touche les petits papiers. On les tient appuyés pour avoir des notes tenues. Et on peut y mettre tous les doigts sans problème. Le dernier échantillon qui tombe dans la fente oriente le choix du rêve.

L’univers de Nicolas Clauss se dévoile avec LE PROJECTEUR DE RÊVES. On mixe d’un doigt : le niveau de chaque instrument du quatuor à cordes est proportionnel à la surface de chacune des quatre images affichées. Chacune est composée d’une image fixe et d’une boucle vidéo. La cinquième image fixe occupe tout l’écran. Caressez le lentement ! C’est très sensuel ! Laissez-vous aller à la contemplation… On perturbe le rêve d’un double-tap, l’ambiance se transforme, à l’image comme au son. J’évite d’appuyer sur l’un des coins qui apparaissent lorsqu’une image est plein cadre si je ne veux pas basculer dans la dernière étape…

… LA RENAISSANCE DU PEINTRE. Ses outils sont le zoom avant et zoom arrière, la rotation, les déplacements horizontaux et verticaux, le double-tap. En déplaçant le doigt horizontalement je fais pivoter l’une des couches de l’image sur un axe, verticalement l’image est incurvée (générant, par dessus l’orchestre à cordes, des sons électroniques). Je peux effectuer une rotation avec deux doigts (la boîte à musique joue tant que je ne retire pas mes doigts). J’écarte les doigts ou je pince pour flouter (on entend des cris d’animaux). Avec un double-tap à l’intérieur du hublot, je change l’une des deux images fixes ; à l’extérieur, autour du hublot, c’est la vidéo qui change (et en même temps les boucles de cordes qui sont la base de l’orchestre). Le violoncelliste Vincent Segal joue également de l’arbalète, un prototype unique conçu par Bernard Vitet… Il y a un nombre incroyable de médias pour renouveler infiniment l’expérience et les émotions qu’elle suscite. Le bouton en haut à droite nous ramène aux petits papiers pour choisir un nouveau rêve.

Les brûlures indiquent les rêves déjà entrevus… Enfin, il serait injuste de ne pas citer le collectif Surletoit qui nous a permis de réaliser nos rêves, à savoir le développeur Nicolas Buquet, le graphiste Mikaël Cixous et surtout Sonia Cruchon qui a dirigé corps et âme notre petite équipe. Nous remercions particulièrement Yves de Ponsay et Claude Farge à la Cité des Sciences pour leur confiance. Ultime détail : l’application est gratuite !

mercredi 7 novembre 2012

The Queen of Versailles


The Queen of Versailles, prix du meilleur documentaire cette année au Sundance Festival 2012, est une formidable parabole du rêve américain, une démonstration de son arrogance, une apothéose de sa ringardise, une illustration prophétique de sa décadence et de son déclin, avec le panache, la fantaisie et l'auto-dérision qui lui sont propres. La poupée Barbie épouse un milliardaire aux rêves de grandeur plus délirants que nature, mais la crise financière d'octobre 2008 les ruinera.


Lorsque Lauren Greenfield commence à tourner son film, l'ex Miss Floride a 43 ans et son mari, qui revendique la responsabilité de l'élection de George Bush par des méthodes peu légales, 74 ans. Jackie et David Siegel se font construire la plus grande maison des États-Unis, un palais de près de 90 000 m² inspiré du Château de Versailles que certains prononcent Ver-size ! Mais, deux ans plus tard, la crise spéculative pousse le milliardaire, qui est à la tête de Westgate Resorts mais a manqué de prévoyance, à la faillite. Versailles, mise en vente 75 millions de dollars encore à l'état de chantier, ne trouve pas d'acquéreur. L'orgueil ruine l'entrepreneur encore plus vite qu'il l'avait enrichi. Le couple et ses huit enfants n'en perdent pas pour autant leur sens de l'humour. La réalisatrice montre cette famille aussi sympathique et barjo que celle de tous les soaps américains, avec python en liberté dans les appartements et chiots qui chient sur les tapis anciens. Du botox au feu d'artifice, tout est bon pour la parade. Mais la façade se craquèle et l'Amérique révèle son vrai visage sous le fard. Le capitalisme est un ballon de baudruche qui finira par nous exploser à la figure. Au rayon des farces et attrapes certaines font très mal.

Photo © Lauren Greenfield

mardi 16 octobre 2012

Limousine et limousine


Suite du compte-rendu de séances de la veille.
J'avais boudé Cosmopolis (2012), après le précédent opus de David Cronenberg sur Freud totalement inutile, me disant qu'il fallait bien se faire une raison comme pour Tim Burton, Spike Lee, Martin Scorsese ou Francis Ford Coppola dont les bons films datent de plus de vingt ans. Erreur, fatale erreur ! On ne devrait jamais écouter personne en matière de goût (à bon entendeur salut ;-). Comme Holy Motors il a divisé la critique et rencontré un succès mitigé depuis le Festival de Cannes. Sauf que Leos Carax a tourné une pâtisserie indigeste, poésie maniériste déconnectée qui n'arrive même pas à la cheville du malheureusement décrié Pola X où Scott Walker fait une apparition remarquable et pourtant peu remarquée, et évidemment de son unique chef d'œuvre qu'est Mauvais sang. Réalisé avec peu de moyens d'après un roman de Don DeLillo, Cosmopolis est une réflexion étonnante sur le monde actuel, un o.v.n.i. sec comme une trique sur le vertige mortifère créé par l'écart des richesses, la perte de repères, l'année dernière à... New York puisqu'il nous a fait penser aux premiers Resnais. Relation énigmatique dont je n'ai pas trouvé l'explication, Cosmopolis commence où se termine Holy Motors sur la question de savoir où dorment les limousines. Carax la brique après avoir feint la déglingue, Cronenberg la déglingue après avoir feint les briques. Celle du premier n'est qu'une loge de théâtre tandis que le second en fait la citadelle où se réfugient les gloires éphémères de l'économie.

mardi 3 juillet 2012

Magnum, leur première fois


Eh non, ce ne sont pas des photos de l'un ou l'une des dix-neuf photographes qui présenteront ce soir Leur première fois sur l'écran de 9 x 9 mètres du Théâtre Antique ! On n'entendra pas ici non plus le piano préparé d'Ève Risser qui les accompagnera dans ce tour de force initié par les Rencontres de la Photographie. Pour voir et écouter il faudra se rendre en Arles où le spectacle se déroulera sous les étoiles. Les photographes de la coopération Magnum Photos viennent, en écho aux trente ans de l’ENSP, parler de leurs premiers pas en photographie. Se succéderont ainsi Bruno Barbey, David Alan Harvey, Richard Kalvar, Abbas, Thomas Hoepker, Harry Gruyaert, Eli Reed, Peter Marlow, Susan Meiselas, Larry Towell, Bruce Gilden, Christopher Anderson, Chien-Chi Chang, Paolo Pellegrin, Gueorgui Pinkhassov, Jacob Aue Sobol et quelques absents tels Martine Franck, Olivia Arthur, Alex Webb et évidemment Robert Capa.

À la fin de ce programme haut en couleurs et tapissé de noir et blanc je rejoindrai Ève pour les cartes postales de Looking for America commentées par Alec Soth. Mon instrumentation se résume cette fois à un harmonica, un hochet et le clone d'une guitare jouée à l'archet électrique. En mai 2011, cinq photographes de Magnum – Mikhael Subotzky, Jim Goldberg, Susan Meiselas, Paolo Pellegrin et Soth – plus un auteur, Ginger Strand, font le voyage d'Austin, Texas, à Oakland, Californie, 1750 miles. Cette année, Jim Goldberg et Alessandra Sanguinetti, rejoints par huit autres photographes de l'agence, choisissent Rochester, dans l'état de New York, ville de Kodak et Rank Xerox, comme étalon des États-Unis à quelques mois des élections présidentielles américaines. J'ai sous-titré notre intervention Americana tandis qu'Ève trouve un petit air de Wim Wenders dans notre interprétation. Ce n'est pas la seule évocation des États Unis que j'aurai à traiter d'ici samedi, bien que le thème des Rencontres soient cette année Une école française.

Merci à Gila pour les photos sur lesquelles j'ai découvert après coup que ma comparse faisait le clown pendant que je figeais la pose. Same same, but different.

mardi 17 avril 2012

La question du moment


Le premier jeudi de chaque mois l'écrivain et compositeur Jacques Rebotier tient sa Revue de presse sur la scène du Triton (Les Lilas), en duo avec un musicien. Depuis février, il a affiné ses rencontres avec le clarinettiste multi-instrumentiste Louis Sclavis, la chanteuse Élise Caron, l'altiste Guillaume Roy ; la contrebassiste Joëlle Léandre le rejoindra le 3 mai et je terminerai la série le 7 juin, entre la présidentielle et les législatives. Entre temps, mois après mois, Catherine Robert et Pulchérie Gadmer demandent à des écoliers ou des lycéens "quelle est la question du moment ?" Celle qu'ils choisissent fait ensuite l'objet d'un atelier graphique avec David Nolan et des écoliers d'autres classes. Tout est filmé par Corine Dardé et son montage est projeté à la séance suivante après que deux élèves du Conservatoire des Lilas, chaque fois différents, en aient composé la musique, avec mon aide. Un petit résumé de l'épisode précédent, filmé en public, est également inséré dans la soirée.


Jacques Rebotier tient sur Internet Le Théâtre des Questions, il découpe les journaux qu'il a compilés, sur le plateau il les commente en musique. D'autres enfants se demandent toujours quelle est "La question du moment" ?


Et, mois après mois, les questions fusent pendant que la campagne électorale bat son plein : Quand vais-je récupérer ma DS ? Sommes-nous envahis par les marques ? Vais-je déménager demain ? Quel avenir pour le monde ?...


Pour les séances d'enregistrement de la musique nous analysons le film et le structurons. Un accompagnement léger pendant que les jeunes cherchent leurs mots, plus de franchise pendant le travail graphique. Les deux musiciens trouvent de petites astuces que leur soufflent les graphistes en herbe interprétant avec malice la question. Ils mesurent. À l'instinct. La musique est enregistrée sans regarder le film monté pour être ensuite calée à l'image. Rien n'a été écrit. Tout est improvisé. Ils participent au mixage. La bande-son s'envole aussitôt par la magie du Net...


Tous les musiciens ont joué le jeu. Une chanteuse d'abord. Un second chanteur et une flûtiste. Un clarinettiste et un batteur. Enfin un pianiste et une joueuse de steel drums. Ils ont parfois pris le contrepied des images proposées, composant en confrontant les images et les sons, déplaçant de quelques dixièmes de seconde un élément pour s'apercevoir qu'au delà du rythme le sens pouvait varier au moindre écart. La seule règle qui prévalut pendant toutes les sessions fut de les mettre à l'aise et de trouver quel angle d'approche leur convenait, tant techniquement que humainement. L'histoire de la musique.

lundi 16 avril 2012

Le grand réinventaire, mercredi au Triton


Les mots choisis dans l'abécédaire vidéo du Grand Réinventaire ont inspiré une passionnante assemblée de contributeurs qui s'expriment sur la version en ligne ou seront présents à son lancement ce mercredi 18 avril au Triton (Les Lilas) à 20h. Chaque fois que l'on clique sur le titre de la série, de nouveaux concepts s'inscrivent sur l'écran tissant un réseau de sens dans le mot à mot généré aléatoirement. À quel point faudrait-il être intoxiqué par la télé pour ne pas voir des militants du Front de Gauche derrière cette initiative fort productive ? Remarque faite après notre test télévisuel annuel, une chaîne publique où le temps de parole est minuté pour les candidats, mais pas pour les commentateurs à la botte du futur ex-président...
Se succèdent ou se répondent ainsi au hasard du tirage : Clémentine Autain*, Corinne Morel-Darleux, Marie-George Buffet, Henri Peña-Ruiz, Gérard Mordillat, Kazem Shahryari*, Alain Foix*, Robyn Orlin, Moclès Chateigne, Pascal Colrat, Elisabeth Tambwé, Mylène Stambouli*, Air Scrool*, Monique Pinçon Charlot & Michel Pinçon, Nicolas Frize*, Marie-Laure Brival, Henri Lelièvre, Roland Gori, Bernard Stiegler, Jacques Rebotier*, Eric Alt, Délou Bouvier*, Paul Jorion, Guilhem Brouillet, Élise Caron*, Hervé Kempf, Sidi Mohammed Barkat, Dominique Plihon, David Flacher, Denis Vicherat, Gilles Perret, Henri Morandini, David Lescot, Patrick Viveret, Sébastien Marchal*, etc. (* présents à la soirée)


Les réalisateurs Alain Siciliano* et Raymond Macherel* m'ayant proposé d'accompagner musicalement la soirée au Triton, je converserai instrumentalement avec mes camarades Antonin-Tri Hoang* (sax alto, clarinette, clarinette basse) et Ève Risser* (piano, flûte, tourne-disques). Pour répondre du tac au tac j'apporterai un drôle d'instrument électronique, le Tenori-on, et quelques objets acoustiques (trompette à anche, guimbardes, harmonica, sanza). Les interventions musicales constitueront des ponctuations, sérieuses ou humoristiques, pertinentes et impertinentes, qui permettront aux participants et au public de se détendre et, parfois, de plonger au cœur même des concepts qu'évoquent les mots déclinés par les personnalités interrogées. Des ponctuations minuscules à des intermèdes ne dépassant jamais trois minutes permettront de se concentrer sur les idées développées tout en donnant à la soirée une forme inédite et inventive.
Les citoyens passionnés par les idées du Front de Gauche sont en droit d'attendre autre chose qu'une soirée plan-plan. Il faut les surprendre sur tous les tableaux. La révolution doit aussi se faire dans les formes. C'est à cette condition que nous changerons véritablement nos manières de vivre et de penser.

lundi 9 avril 2012

Crazy Clown Time


Ce n'est qu'à la deuxième écoute que le premier disque solo de David Lynch accapare mon attention. J'avais cru entendre de l'électro-pop ou quelque trip hop à la Massive Attack alors que ce sont d'originales miniatures sonographiées où le réalisateur incarne un personnage différent pour chaque chanson. L'album s'ouvre sur Pinky's Dream avec la chanteuse Karen O, tous les autres morceaux étant interprétés par Lynch s'accompagnant à la guitare, au synthé et aux percussions, secondé par l'ingénieur du son Dean Hurley à la batterie, plus guitare, basse, synthé, orgue Hammond et programmation. L'ensemble, réalisé lors de diverses expérimentations en home studio, n'a été nullement envisagé pour la scène. J'avais été freiné par le second index, Good Day Today, banale house vocodée, mais dès le troisième, So Glad, une mayonnaise sordide vous attrape et ne vous lâche plus. Au quatrième, Noah's Ark, on identifie parfaitement l'univers lynchien développé dans ses films, un truc lugubre, susurré, avec une pédale monotone insidieuse et un rythme lent ou cardiaque que l'on retrouvera sur Football Game où le réalisateur chante comme s'il avait une patate chaude dans la bouche, quasi débile, comme sur I Know. Le tempo s'accélère sur Strange And productive Thinking avec un effet monotone du vocoder que le texte justifie cette fois pleinement. Retour à la rythmique pesante avec l'instrumental The Night Bell With Lightning et nouvelle accélération pour Stone's Gone Up. On arrive ainsi à Crazy Clown Time qui donne son nom à l'album.


Le clip vidéo dirigé par le réalisateur illustre mot à mot les paroles, mais quelques sons semblent avoir été ajoutés pour le film, à moins que la version audiovisuelle fasse ressortir des détails qui m'avaient échappé. Il en fourmille en effet des quantités tout au long de l'album. Si les cinéastes ont l'habitude de charger inutilement leur mixage avec de la musique redondante, la démarche inverse consistant à ajouter des sons à la version discographique pour transformer une chanson en court métrage dramatique est toujours passionnante. Les délires plaintifs du Lynch nasal se perpétuent sur These Are My Friends, Speed Roaster, Movin' on et She Rise Up sans rien apporter de nouveau à la compilation. Le bel objet graphique qui habille le disque reflète l'hermétisme glauque du cinéaste devenu ici compositeur d'une musique envoûtante. (Sunday Best Records, dist. Universal)

mardi 28 février 2012

26. Road Movie


(il faudra probablement cliquer sur l'image fixe pour lancer le film)

À l'aéroport de Saint-Louis où nous ferons escale, une ruche de verre de quelques mètres cubes sera remplie de fumeurs, mais on n'y verra que du feu, on ne distinguera personne, le brouillard de leurs cigarettes les avalera. Autour du nuage cubique, un congrès d'obèses semblera s'organiser. À l'arrivée à San Francisco la voiture que je louerai pour faire le tour des grands parcs pendant le mois d'août 2000 n'aura pas de cendrier. La chambre fumeur de notre premier motel, irrespirable, dissuade ma fille Elsa de continuer à pratiquer sa jeune manie.

Chaque soir je passerai deux heures à programmer le lendemain de manière à ce qu'elle ne s'ennuie pas. J'aurai emporté deux guides que j'éplucherai consciencieusement. De temps en temps la journée sera consacrée au shopping, façon de casser le rythme de nos vacances aventurières et de plaire à l'adolescente qui voyage les pieds nus sur la planche avant en écoutant du rock à fond la caisse dans l'air climatisé du coupé. Presque chaque fois que des animaux croiseront notre route, nous nous arrêterons. Un soir où nous nous serons égarés et où nous aurons fait demi-tour en espérant trouver une chambre dans ce coin perdu, nous passerons entre deux rangées de lapins au garde-à-vous le long du bitume, des centaines de lapins dans le crépuscule qui ne bougeront pas d'un cil. On croira rêver. Un autre jour, un écureuil se postera sur la ligne jaune au milieu de la route ; j'enverrai paître Elsa lorsqu'elle me demandera de l'éviter, m'attendant à ce qu'il déguerpisse devant le bruit du bolide pourtant bridé par la vitesse automatique ; je ferai malgré tout un écart et constaterai dans le rétroviseur que le petit rouquin n'aura pas bougé d'un poil. À San Francisco nous resterons des heures à regarder les lions de mer sur le quai 39 ; un jour de novembre 2009 ils disparaîtront comme ils seront apparus vingt ans plus tôt, sans que l'on sache où ni pourquoi. Nous en profiterons pour visiter l'aquarium qui sera construit sur le port, mais le plus impressionnant sera celui de Monterey avec ses baies de méduses phosphorescentes. Des bisons paîtront, des biches déboucheront, des écureuils cabrioleront, des chiens de prairie feront les beaux, des geais s'ébroueront, des lézards se faufileront, d'autres doreront, mais aucun n'aura la grâce de l'immense ours blanc nageant sous l'eau au zoo de San Diego. Ses déhanchements chorégraphiques trancheront avec sa balourdise sur la banquise artificielle. Pourtant seuls les sauvages nous pinceront le cœur lorsque nous nous retrouverons seuls dans des paysages lunaires où l'on n'entendra que la brise ou notre propre respiration.

J'aurai emporté une tente pour camper quand le cœur nous en dirait, mais nous ne l'utiliserons qu'une nuit dans le parc de Yosemite. Le mois durant il fera si chaud qu'Elsa insistera pour des motels avec piscine autant que possible. Des pancartes recommanderont de ne rien laisser dans les véhicules et de placer la nourriture dans de grands coffres compliqués à ouvrir pour les ours. Des photographies montreront des automobiles dévastées pour une simple barre de chocolat. Au milieu de la nuit nous serons réveillés par de grands cris. "Get away ! Get away !" signifie "va-t-en !". Nous entendrons du bruit à quelques mètres devant la tente. Elsa m'exhortera à ne pas bouger, mais je lui murmurerai que si c'est l'occasion de voir un ours, surmontons notre peur et passe-moi la lampe torche ! Je ferai glisser tout doucement la fermeture éclair et j'éclairerai brutalement en direction des bruits. Un énorme raton-laveur sera en train de déguster les couches culottes d'un bébé laissées dehors par les occupants de la tente d'en face qui n'auront évidemment pas osé les enfermer avec les aliments dans les coffres blindés !


(S'il est possible de placer deux vidéos dans le même épisode
il faudra cliquer sur cette image fixe pour lancer le deuxième film)

Les paysages seront d'autant plus extraordinaires que nous nous y promènerons souvent sans personne d’autre, de la ville fantôme de Bodie au sommet de Canyonsland. Je renoncerai à rendre visite au Capitaine Beefheart lorsque nous traverserons le désert des Mojaves, peut-être parce qu'Elsa s'en fichera et que c'est mon histoire à moi seul. Trente-deux ans, c'est un sacré bout de chemin depuis ma seconde naissance. Elsa marquera la troisième, Sarajevo la quatrième et Françoise la cinquième. Allez savoir ce qui m'attend ! Le temps n'existe pas. Pour un cinéphile, traverser les États Unis c'est débouler par inadvertance sur un plateau de cinéma. Il ira jusqu'à retrouver l'angle exact des plans, mais il manquera toujours les figurants. Les films se succèdent, le programme est fameux. De Denver à Palm Springs, nous marcherons sur les traces de John Ford, Howard Hawks, John Huston, Nicholas Ray, David Lynch et tant d'autres. "Camera ! Get set ! Action !". Je porterai à la ceinture la petite caméra S-vidéo avec laquelle nous construirons notre road movie, tournant monté. De retour à Paris, nous réaliserons un montage plus serré pour ne pas dépasser une heure et Elsa s'amusera à rajouter des titres, parfois animés.

Le régulateur de vitesse nous permettra de rouler sans risquer de nous faire pincer par les cow-boys avec leurs radars et leurs sirènes. Au volant, les Américains sont plus courtois que les Français. Aux intersections les automobilistes passent dans l'ordre d'arrivée, il faut être sur le coup. Ils ne sont pas forcément patients lorsqu'on hésite ou que l'on s'est placé sur la mauvaise file. Sans ma jeune navigatrice s'orienter serait infernal, car les panneaux indiquent les numéros des routes plutôt que le nom des villes. Nous croiserons la 66 qui traverse les États-Unis de Chicago à L.A. et que chantèrent Nat King Cole, Chuck Berry, les Rolling Stones et les Them... Dans la montagne Crazy Horse accompagnera ma conduite en danseuse avec Neil Young au meilleur de sa forme. Elsa choisira des stations diffusant la musique de ma jeunesse, réduisant l'écart entre les époques, mais son tube préféré qui nous accompagnera tout le long du chemin sera I Hope You Dance de la chanteuse country Lee Ann Womack. Nous roulerons plus souvent avec les Doors, Jimi Hendrix, Crosby Stills & Nash, The Mamas and The Papas et les autres groupes des années 60 de la côte ouest. Ils me rappellent It's A Beautiful Day du violoniste David LaFlamme entendus au Fillmore West la semaine dernière. Je préférerai toujours le son californien au rock urbain de l'est du pays. Il y a quelque chose de jazz dans leurs envolées psychédéliques, un swing binaire que je reconnaîtrai chez Cab Calloway comme son anticipation. Plus tard j'adorerai New York pour ses affinités européennes, mais l'exotisme appartient à l'autre bord.

Je serai courageux au Lake Powell où Elsa fera les soldeurs comme Wal-Mart et à San Diego, me trimbant chez tous les vendeurs de frusques. J'y trouverai d'ailleurs de jolies chemisettes à manches courtes pleines de couleurs. Elle me fera parfois tourner en bourrique. Un jour que nous passerons trois heures à chercher des chaussures qui lui plaisent elle finira par avouer qu'elle ne les a jamais vues, mais qu'elles en a rêvé ! Il me faudra encore plus de courage pour sauter dans l'eau du lac depuis dix mètres de haut. Les enfants n'aiment pas que leurs parents se distinguent. Je sauterai une seconde fois pour être certain que je l'ai bien fait. Et une troisième en espérant avoir le cran d'ouvrir les yeux. Mais non, j'appliquerai mes bras le long du corps et je ne verrai rien. Nous irons nager dans l'océan, puis nous remonterons par Xanadoo, le château de William Randolph Hearst qui inspira à Orson Welles son Citizen Kane. Nous serons surpris par le manque de culture générale des autochtones qui ignorent où est la France et nous demandent s'il s'agit d'un désert en pointant la Russie sur la carte ! La plupart ne connaissent de leur pays qu'un rayon de cinquante kilomètres autour de chez eux. Si nous en ferons sept mille en l'an 2000, combien en aurons-nous parcourus cette année ? Les distances sont difficilement évaluables. Nous ne pouvons comptabiliser que les heures de bus. Vertigineux. Je dois être fatigué, car dans quarante-quatre ans lorsque j'écrirai notre histoire je ne me rappellerai de rien de San Antonio, ni même d'y être allé. Les diapos ne me diront rien non plus et je devrai interroger ma sœur qui s'en souviendra un petit peu mieux que moi.

lundi 20 février 2012

22. Flower Power


(Alterner avec la même prise de vue, mais de nuit ; en roll ?)

La jolie maison de bois des Rambo est au croisement de la 36e Avenue et de Geary. Derrière, depuis leur terrasse nous avons une vue dégagée sur San Francisco. Ils possèdent aussi un jardin où pousse de la marijuana. Joint et terrasse forment une bonne association. Non seulement Peter me fait fumer, mais il me donne des graines à planter sur mon balcon lorsque je serai rentré à Paris. Rue des Peupliers à Boulogne-Billancourt, il y a une loggia orientée plein sud tout le long de ma chambre. Lorsque les plants auront germé, je les entretiendrai amoureusement, cueillant régulièrement les feuilles. Au début, évidemment, cela ne nous fera aucun effet. Un jour, nous n'aurons plus de doute, ce ne pourra pas être psychologique, mes graines auront fait leur office. Je cultiverai ainsi plusieurs générations de cette herbe magique. Tous les copains du lycée en profiteront. Il faut imaginer quel héros je représenterai, d'être allé aux USA, de faire pousser du pot et d'avoir rapporté des disques hallucinants. Personne d'autre au lycée n'aura vécu cette expérience, personne n'aura encore goûté au haschich. Un an plus tard, Marie-Reine m'emmènera chez le groupe Dagon acheter de l'afghan, du libanais rouge, du jaune, de l'Acapulco Gold. Les frères Lentin vivront évidemment toujours chez leurs parents dans le XVème où nous passerons régulièrement les voir. Leur père, Albert-Paul Lentin, connu pour son engagement anti-colonialiste et anti-impérialiste dont ses positions sur la guerre du Viêt Nam et sur le conflit israélo-palestinien, fondera le journal Politique-Hebdo. Je me souviendrai toujours d'une descente de police où la perquisition semblera fructueuse aux enquêteurs qui fouilleront de fond en comble l'appartement. Soudain l'un d'eux lancera un cri de joie : "Ça y est. On les tient... Y en a au moins un kilo !". Il aura les deux mains dans le plat du chat. Dominique continuera la batterie tandis que Jean-Pierre, l'intello de la bande qui joue de la basse, deviendra journaliste à Actuel. Nous essaierons ensuite tout ce que l'on peut imaginer comme produits qui font rire, rêver ou flipper...

La musique est partout. Je suis aux anges. Peter joue de la guitare électrique. J'ai un petit faible pour sa sœur Bretta qui est plus âgée que moi et tient la flûte dans leur groupe. Ce sont nos San Francisco Nights chantées par Eric Burdon and The Animals. Je m'achète les albums Crown of Creation de Jefferson Airplane, Have a Marijuana de David Peel and The Lower East Side et The Beat Goes On des Vanilla Fudge. Les collages de documents historiques et les démarquages de ce dernier, album considéré comme raté par le groupe, m'influenceront considérablement dans mes choix musicaux. Tous ces disques ont des pochettes cartonnées beaucoup plus épaisses que les pressages anglais ou français. Dans la journée, nous allons visiter le campus de l'Université de Berkeley, avec Dave, Tita et Bretta. C'est le haut-lieu de la contestation étudiante californienne. En matière de manifestation, la spécialité locale consiste à s'asseoir par terre et à ne plus bouger, ce sont les sit-in, mais Peter s'apprête à partir à Chicago pour manifester contre la guerre du Viêt Nam pendant la Convention Démocrate où, la semaine prochaine, auront lieu des évènements d'une rare violence. Les hippies céderont la place aux yippies, plus politisés. Pour l'instant, c'est calme, il n'y a que des banderoles et une atmosphère bon enfant typique de la côte ouest. Le soir nous continuons nos agapes japonaises et Agnès trouve en Masa, la plus jeune de la fratrie Rambo, une compagne de jeu, tandis que je roule vers le Fillmore...


(glisser le film à la place de la photo
ou cliquer sur l’image fixe pour le lancer ?)

Au passage du siècle, le voyage avec Elsa sera très différent. Nous louerons un coupé à l'aéroport, nous égarant dans le seul quartier déconseillé près des docks. L'atmosphère ne sera plus la même, comme partout sur la planète. Les Black Panthers auront été incarcérés ou auront fui le pays, les Noirs auront été neutralisés grâce à l'introduction de l'héroïne par la CIA, les hippies auront les cheveux gris et du ventre, leur quartier de Haight Ashbury n'abritera plus que des magasins de souvenirs de cette époque révolue, les lieux publics seront devenus non-fumeurs, les phoques auront colonisé le Quai 39, il fera toujours aussi mauvais temps, mais San Francisco n'aura rien perdu de son charme ni le Golden Gate de son éclat.

En détournant la citation du Mystère de la chambre jaune, je me remémore les facéties de Roland Toutain qui jouait le rôle de Rouletabille dans la version de 1930 tournée par L'Herbier. Cet ami de mes parents ne rêvait que plaies et bosses. Il faisait de la voltige, se promenant sur l'aile de son avion à hélices et se balançant dessous au trapèze. Ses quatre-vingt-dix-sept fractures plus une jambe amputée ne l'empêchaient pas, après un déjeuner bien arrosé, de grimper au premier étage d'un immeuble par la gouttière pour aller faire la bise à une petite secrétaire, la pantalon sur le bras. Son rêve était de passer sous l'Arc de Triomphe avec son avion, descendre les Champs-Elysées, faire le tour de la Place de la Concorde, remonter la rue Royale jusqu'à la Madeleine, y pénétrer brutalement, les colonnes lui coupant les ailes, et descendre enfin de la carlingue devant l'autel, nu avec une grande cape. Un jour que mon père est coincé par un chauffard dans un embouteillage et que le ton s'envenime, Roland Toutain qui est assis à côté de lui sort la tête par le toit ouvrant et crie à l'agressif médusé "Hé va donc, espèce de raclure de pelle à merde !". L'insulte fait son petit effet et laisse sans voix ses victimes. Mon père a toujours fait découper un toit ouvrant à toutes ses voitures. Quant à Marcel L'Herbier, auteur des sublimes L'inhumaine et L'argent, dans trois ans je croiserai ce vieux monsieur au regard sévère derrière ses grosses lunettes dans les bureaux de l'Idhec, avenue des Champs-Elysées, au début de mes études de cinéma.

samedi 18 février 2012

Le néon dans l'art, tarabiscoté et lumineux


En sortant de l'exposition Le néon dans l'art des années 1940 à nos jours présentée à La Maison Rouge jusqu'au 20 mai, je ne regarde plus Paris avec les mêmes yeux. Sur l'autre rive du port de plaisance de la Bastille, la gigantesque grue illuminée semble faire partie de la centaine d'œuvres, toutes conçues à base de tubes au néon, gaz rare qui balise la ville de sa lumineuse sémantique. L'Enseigne Tabac de Franck Scurti qui se dandine dans une fumée de rêve ou le Monologue de Marie José Burki accroché dans l'arbre devant la galerie donne des couleurs à la ville lumière sous la grisaille humide. Le commissaire David Rosenberg a sous-titré l'exposition Who’s Afraid of Red, Yellow and Blue ? du nom d'une œuvre de Maurizio Nannucci, pointant d'emblée l'abus de langage, car le néon est rouge et les autres couleurs sont obtenues par d'autres composés, hélium pour le jaune, CO2 pour le blanc, argon pour le violet, mercure pour le bleu, voire fluorescence excitée par rayonnement ultraviolet ! Si les mots tordus dans le verre par maints artistes ont la limite de leur concept, variations infinies du dictionnaire, certains comme Piotr Kowalski joue d'une anamorphose avec Pour qui ? (ci-dessus), de leur réflexion comme Miri Segal avec Sous les pavés, la plage ou de leur accumulation comme Jason Rhoades (ci-dessous).


Les œuvres les plus intéressantes s'échappent du langage pour entrer dans le domaine des sens. Les trois pièces mitoyennes de Chromosaturation de Carlos Cruz-Diez transforment notre vision colorée par effet de rémanence, le clignotement du Néon dans l’espace de François Morellet donne le vertige, la Lightbox d'Andrea Nacciarriti éblouit, le Trou d’homme (Jaune) d'Ivan Navarro (ci-dessous) joue d'une illusion d'optique lorsque l'on grimpe dessus. On retrouvera évidemment les pionniers Lucio Fontana, Dan Flavin, Joseph Kosuth, Bruce Nauman, Mario Merz ou Martial Raysse avec son magnifique tableau Snack, mais comme souvent à La Maison Rouge nombreux jeunes artistes sont accrochés aux cimaises avec des œuvres extrêmement récentes.


Elles nous éclairent sur le monde tape-à-l'œil que nous traversons par leur simplicité, leur torsions ou leurs mouvements. Passé l'astucieux labyrinthe où nous nous perdons, tout au fond du sous-sol, la boucle vidéo de vingt-deux minutes de Delphine Reist fait tomber et exploser les tubes en Averse, interrogeant superbement la fragilité du support, l'éphémère de l'art ou sa pérennisation. Avec toute cette électricité et ces suspensions complexes le régisseur a dû passer des nuits blanches ! Le très beau catalogue rend aussi hommage à l'inventeur du tube au néon en 1912, le Français Georges Claude, militant d'extrême-droite que ses activités collaborationnistes conduiront en prison, là où les néons ne sont que blafards, alors qu'ici on est plutôt à la fête !

mercredi 15 février 2012

20. Au pays des merveilles


Nous ne pensions pas Disneyland aussi étendu. C'est délirant. Un état dans l'état. Ce n'est pas le seul aux Unis, il y en a d'autres, plus sérieux et dramatiques comme la réserve Navajo. Les pays occidentaux se targuent de dénoncer les génocides juif ou arménien, mais on oublie facilement que ce pays s'est construit sur un crime abominable, planifié et concerté, jamais reconnu. La colonisation, d'abord espagnole, a exterminé les nations indiennes, parquant les survivants dans des réserves, les laissant crever de faim et de maladie. L'alcoolisme qui y fait rage arrange le gouvernement US. Rien n'a changé depuis le XIXe siècle. En 2000 je conduirai Elsa jusqu'au magnifique Canyon de Chelly. Les bords de la route sont constellés de bouteilles de bière vides lancées depuis les portières. Les seules ressources sont la poterie, la vannerie et des bijoux en argent. Les Indiens ont été déportés, anéantis, parce que les colons convoitaient leurs terres, leur or, leur minerai... L'impérialisme américain tient ses origines de cette violence inouïe, de ce crime honteux, l'un des plus grands avec l'esclavage. Tant que le massacre des Indiens n'aura pas été reconnu cette brutalité se perpétuera. On se demande pourquoi le port d'armes est légal aux États Unis. Mais je m'égare.

Aujourd'hui c'est la fête. Nous avons des billets qui nous permettent d'accéder à nombreuses attractions, toutes plus démentes les unes que les autres. Ce royaume enchanté, conçu par Walt Disney, ouvrit en 1955, il a le même âge qu'Agnès ! Nous y passons la journée avec Susan, la fille de Janet et Morley, et une amie. Ce qui me fascine le plus sont les automates, en particulier la promenade en barque des Pirates of the Caribbean, les boulets explosent dans l'eau autour de nous, les pirates sont si près quand nous passons sous le pont que nous pourrions leur attraper les orteils. Les effets sonores sont également très réussis. Je prends des photos des animaux plus vrais que nature pendant la Jungle Cruise, mais je trouve l'humour limite, en particulier quand tous les porteurs africains grimpent à un arbre, terrorisés par un rhinocéros. Le racisme est plus sensible ici qu'au Texas où nous n’avons croisé presque aucun Noir. En découvrant mes diapositives de retour à Paris, je m'apercevrai que tout en haut du mat était perché l'explorateur blanc chef de la mission. Ai-je l'esprit si mal tourné ? Le plan indique les différentes zones, Main Street, Adventureland, Frontierland, Fantasyland, Tomorrowland, New Orleans Square, mais nous n'aurons pas le temps de tout voir, même si nous faisons très peu la queue. Tout cela semble en partie financé par la publicité : à côté de la pancarte It's a small world figure le sponsor, la Bank of America ! Si Agnès est en mini-jupe, presque toutes les filles portent des bermudas. Nous déjeunons dans une réplique de la Nouvelle Orléans où nous comptons nous rendre dans environ quinze jours si tout se passe bien. Je retrouve les héros qui ont marqué mon enfance comme Dumbo et Peter Pan. Du premier j'hériterai de l'impossible à portée de main et du second le désir de ne jamais vraiment grandir. Agnès préfère l'arbre des Robinsons et le Château de la Belle au Bois Dormant. Nous terminons par les Adventures thru Inner Space. En rentrant, je n'en crois pas mes yeux, nouvelle attraction, elle est allée promener le chien en laisse. Après avoir écrit une carte postale à Maman et Papa nous préparons nos affaires, car nous repartons déjà ce soir. Prochaine étape, San Francisco !


(il faudra probablement cliquer sur l'image fixe pour lancer le film)

Lorsque trente deux ans plus tard je retournerai à Los Angeles, Disneyland n'aura plus le même attrait, même pour ma fille que j'aurai toujours refusé d'accompagner au parc de Marne-La -Vallée ; d'autres parents, moins critiques ou plus sympas, s'en chargeront. Est-ce l'unique raison qui me fera l'emmener aux Studios Universal ? Dans les fêtes foraines mes préférés ont toujours été le Train Fantôme, le Palais des Glaces et le Cylindre centrifuge. Le premier est toujours décevant, le second trop court, le dernier le plus drôle, gratuit pour ceux qui s’y collent, payant pour les spectateurs. Friand d'illusions, de mises en scène et d'expériences physiques, je ne suis pas franchement adepte des sports de l'extrême ! Enfant je chevauchais le manège de chevaux de bois des Tuileries où il fallait décrocher des anneaux avec une baguette de bois, sensation terrible d'épaule arrachée lorsque, par hasard, je réussissais. En 1995, j'aurai l'immense plaisir de créer tout l'environnement sonore et musical de l'exposition Il était une fois la fête foraine à La Grande Halle de La Villette, soixante dix sources sonores, trois cents haut-parleurs, de grandes orgues en direct, des comédiens formidables comme Michael Lonsdale, Luis Rego, Lors Jouin ou Daniel Laloux pour jouer les rôles des bonimenteurs, un univers Cagien dans un contexte populaire, génialement scénographié par Raymond Sarti sous la houlette du conservateur Zeev Gourarier, une de mes plus grandes réussites, qui sera reprise au Japon. Lorsque je regarde des films à grand spectacle, je n'oublie jamais que le cinéma est né dans les foires. Il y a ceux qui vous mettent du plomb dans la tête et ceux qui vous font tout oublier. Les uns sont des crayons, les autres des gommes, représentant l'écart entre art et divertissement. J'aurai toujours besoin des deux. Comme une règle. Fin août 2000, nous choisirons le Studio Tour avec la maison de Norman Bates dans Psychose et le décevant Dents de la mer en carton-pâte, l'impressionnant Earthquake, The Big One avec la rame de métro prise dans un tremblement de terre, ou pire encore, les explosions et les flammes à deux milles degrés de Backdraft, le spectacle ringard de WaterWorld avec cascadeurs et toujours autant d'effets pyrotechniques... Elsa, un moment immobilisée à l'infirmerie après un malaise dû à la chaleur, ne descendra pas avec moi la chute d'eau de Jurassic Park, à pic de vingt-six mètres ; je ferai attention de protéger mon appareil photo, mais j'aurai l'imprudence de m'asseoir au premier rang et me retrouverai trempé jusqu'aux os. Même mon slip était à tordre ! Le soleil californien me séchera heureusement de ses rayons cosmiques. Au moment de quitter le parc sans évidemment avoir tout vu, ces lieux étant basés sur le trop plein comme décidément beaucoup trop de choses aux USA, nous tenterons une dernière attraction sur le chemin de la sortie, Terminator 2 : 3D. Dix ans plus tard, les films en 3D du XXIe siècle paraîtront bien fades en regard de l'expérience. L'acteur sur Harley Davidson crève l'écran au sens propre, prestidigitation mêlant le réel et le virtuel sans que l'on n'en voit les fils, les gouttes de mercure vous arrivant devant le nez chaussé de lunettes polarisantes, vaporisation liquide renforçant l'illusion, fauteuils qui s'écroulent, inoubliable.

Cherchant une idée pour convaincre ma fille de partir ensemble en vacances, je lui aurai proposé un road movie dans l'ouest américain, un mois, sept mille kilomètres, arrivée à San Francisco, Sacramento, camper dans Yosemite, Mono Lake, traverser la Vallée de la mort par Zabriskie Point jusqu'à Las Vegas, tous les grands parcs, Zion, Bryce, Arches, Canyonsland, et puis Cortez, Mesa Verde, Lake Powell, Monument Valley, Grand Canyon, Palm Springs, San Diego, L.A. on y est, retrouver la plage de Venice, remonter comme cette nuit par la Route numéro 1 via Big Sur et Hearst Castle, Monterey, la Silicon Valley d'où nous repartirons enfin. Comment pouvait-elle refuser une proposition aussi malhonnête ? Elsa me confiera que ce fut le plus beau voyage de sa vie, mais que c’était la dernière fois qu’elle partirait en vacances avec son père ! Mais ça c'est une autre histoire.

vendredi 10 février 2012

18. Elle souffle !


L'angoisse de n'avoir nulle part où loger à Los Angeles nous a probablement empêchés de dormir. Après la nuit blanche dans le Greyhound passée à bavarder avec les Françaises nos yeux ressemblent à des soucoupes. Nous n'osons pas téléphoner si tôt à Mrs Benjamin. Lorsque sonne huit heures, nous nous lançons. Ouf, elle est là et nous attend à Hollywood Station. Nous attrapons le car qui s'y rend et nous faisons connaissance avec la sémillante architecte qui habite Beverly Hills. On nous a raconté que c'est le quartier le plus huppé de L.A., cela m'en a tout l'air. Encore cette fois la douche est la récompense de nos nuits assis sur le skaï. Mrs Benjamin nous emmène nous promener en voiture, mais a-t-on le choix ? La ville est lacérée d'échangeurs autoroutiers et de grandes avenues dont la plus grande mesure trente neuf kilomètres ! Au milieu des courses nous découvrons La Brea Tar Pits. Un faux mammouth à l'agonie semble captif du goudron au milieu d'un grand étang noir d'où émergent de grosses bulles glauques. Du gaz, forcément. Du méthane ? On se croirait dans un film avec de grandes voitures américaines décapotables autour de monstres préhistoriques. Le mélange n'effraie jamais le cinéma américain ! À moins que ce ne soit un film de science-fiction japonais sur les conséquences d'une guerre nucléaire ? Avant de rentrer nous allons fouler le Walk of Fame de Hollywood Boulevard où je tombe sur l'étoile de Groucho Marx. Duck Soup est l'un de mes films préférés. Dans quatre ans, sur la scène du Palais des festivals à Cannes, je verrai Favre le Bret remettre la Légion d'Honneur à Groucho en chaise roulante qui se demandera si la médaille pourrait être acceptée au Mont-de-piété ! Nous essayons de reconnaître les noms des artistes que nous connaissons, mais il y a beaucoup de monde, au-dessus qui piétinent, en-dessous qui étincellent.

Le dîner avalé, absolument délicieux, ce qui ne gâte rien, nous allons sur Sunset Boulevard où nous croisons enfin des hippies. Tout le monde en parle, mais on n'en a pas vus beaucoup jusqu'ici. Les garçons ont des cheveux très longs et des habits colorés qui me rappellent les muscadins et les merveilleuses de mon cours d'histoire. Les filles ressemblent plutôt à des bohémiennes avec de longues jupes et des colliers de pacotille. Des champs de fleurs ont été imprimés. J'ai toujours adoré me déguiser avec tout ce que je trouvais. Je devenais un mousquetaire, un cosaque ou un tahitien ! Quand j'étais petit mon père appelait "chienlit" mes extravagances, mais en utilisant ce mot pour qualifier les évènements de mai De Gaulle lui a coupé l'herbe sous les pieds. Sur le Strip nous avons acheté deux grands posters fluorescents : un chat tarabiscoté dans les jaune et orange avec plein d'enluminures psychédéliques, et l'affrontement à la David et Goliath d'un flic de San Francisco armé jusqu'aux dents et d'un hippy avec le signe de la paix sur le dos, le tout sur fond rose fuchsia. Il faudra absolument que je m'achète une lumière noire lorsque je rentrerai.

Ces objets magiques qui restent éclairés dans l'obscurité sont l'un de mes plus vieux souvenirs d'enfance. En face de la Galerie Vivienne où un bouledogue effrayant gardait l'entrée du magasin de jouets, aboyant avec sauvagerie lorsque l'on tirait sur sa chaîne, l'origine possible des peurs de ma sœur, brillait toute l'année la lumière noire d'une vitrine phosphorescente. J'ignore ce qu'on y vendait. De fins rayons verts transperçaient l'obscurité violette seulement éclairée par des formes orange vif et jaune acide. L'attraction permanente tenait du cirque de Calder et du voyage dans la lune. Je n'aurai de cesse de recréer ce spectacle merveilleux, au travers du light-show, du cinéma, de la musique, et pourquoi pas, de l'écriture. On peut toujours rêver. Pourquoi s'en priver ?


La marche à pied n'est pas une coutume locale. Il faut prendre la voiture pour le moindre déplacement. Il n'y a aucun commerce dans le quartier. Les Américains font leurs courses dans d'immenses supermarchés. Le nombre de sacs en papier qui peuvent entrer dans le coffre d'une automobile est stupéfiant. Mais nous voici pour la journée à Marineland ! La baleine qui nous éclabousse me rappelle le pachyderme embourbé d'hier. En fait c'est un orque, une baleine tueuse, noire et blanche comme un bonbon Kréma Régliss' Mint. C'est la première fois que je vois une baleine. J'avais déjà été confronté aux requins, de beaucoup plus méchants que ceux de l'aquarium, m'avait-on prévenu. Lors de mon premier voyage en 1965, tandis que je me baignais en pleine mer, Henry m'intima l'ordre de remonter illico sur le bateau. Il est allé chercher sa carabine pour tirer sur l'animal qui s'approchait, j'avais photographié son aileron qui dépassait à la surface, mais la balle aurait risqué d'atteindre un voilier par ricochets. Dit-il. Il prévint donc les garde-côtes par radio qu'un grand requin blanc croisait dans le coin. J'ai attendu d'autres eaux pour retourner nager. Une autre fois, je voulais admirer de plus près "une grosse salade rose", il m'a arrêté net. C'était une méduse dont les tentacules urticantes peuvent atteindre trente mètres et paralyser un homme, noyade assurée. J'espère avoir réussi la photo d'un dauphin sautant hyper haut oh hors de l'eau pour attraper des ballons. Ce serait Flipper, le héros de la série télévisée, mais j'imagine qu'ils sont plusieurs pour jouer le rôle.

(Road movie, extrait, 2000)

En 2000, j'emmènerai Elsa au SeaWorld de San Diego et à l'aquarium de Monterey. Les aquariums et les zoos me fascinent. Je sais que c'est à double tranchant. Ils offrent de mieux comprendre les autres espèces et les accepter, mais les bêtes qui y sont parquées vivent dans une prison étriquée. S'ils permettent parfois la reproduction d'espèces en voie de disparition, ces expériences ne font que réparer le massacre que les hommes perpétuent sur la planète. Au Caire nous avions pris en pleine figure la présentation de chats et chiens domestiques européens. La vision d'un caniche et d'un berger allemand, tout penauds derrière leurs barreaux, soulignait la cruauté de notre goût pour l'exotisme. J'ai arpenté Skansen à Stockholm, les zoos de Joburg, Londres, San Diego... Et évidemment Vincennes, le Jardin des Plantes et la Porte Dorée. Je me souviens encore de l'Aquarium du Trocadéro qui fermera dans les années soixante et où Jean Rollin, dont j'étais l'assistant, tournera des scènes de Lèvres de sang, dans son décor mystérieux de grotte désaffectée. La fascination pour les animaux est-elle liée à notre propre bestialité ? On oublie trop souvent que nous en faisons partie. Pour comprendre l'humanité, il faudrait engager un triumvirat constitué de Karl Marx, Sigmund Freud et je ne sais qui pour cet aspect de la question. D'ailleurs, ce soir, c'est avec un nouveau chien qu'Agnès fait amie-ami. Le voyage lui aura au moins appris à maîtriser certaine peur.

jeudi 2 février 2012

Carton de films


Ce n'est pas le carton envoyé par les César aux professionnels pour qu'ils votent, mais une sélection en vrac de films vus depuis trois mois (précédente sélection), souvent dispensables, avec un commentaire sommaire, comme un carnet de notes pour se souvenir de ce que l'on vient de voir et que l'on risque d'oublier aussi vite... Et ce en marge des chroniques plus consistantes déjà publiées durant cette période de visionnage. J'ai mis en gras ceux qui auraient pu justifier un article plus conséquent. Les autres sont dans la rubrique Cinéma & DVD.

Comme d'habitude, les filles réclament des comédies et elles ont souvent raison, cela fait du bien de rire un bon coup en ces temps de crise à laquelle s'ajoutent les mauvaises nouvelles s'empilant comme des cubes pour s'écrouler tragiquement. Je pense à cette jeune fille violée chez elle par un salopard cagoulé, à cette copine cambriolée dont la porte explose au marteau, à sa chaudière qui rend l'âme le lendemain matin, à cette autre qui se fait voler son scooter, à la voiture de Françoise qu'elle retrouve sur le bitume avec une roue en moins, et d'autres histoires bien plus terribles qui font s'interroger sur l'avenir de l'homme.
Pour elles j'ai rassemblé :
R.E.D. (2010) de Robert Schwentke, un film d'action qui ne se prend pas au sérieux, style The Long Kiss Goodbye. Des retraités de la CIA (Bruce Willis, Morgan Freeman, John Malkovich, Helen Mirren) aux prises avec leur ancien employeur. Jubilatoire.
Rio Sex Comedy (2010) de Jonathan Nossiter, comédie originale et surprenante de la part de l'auteur de Mondovino. Hirsute et critique.
Le chat du rabbin (2011) de Joan Sfar. Film d'animation sympa, humour juif, sans plus.
Les émotifs anonymes (2010) de Jean-Pierre Améris, comédie sentimentale très bien jouée par Isabelle Carré et Benoît Benoît Poelvoorde. Tendre.
The Anniversary Party (2000) de Jennifer Leigh et Alan Cumming, comédie grinçante par deux comédiens, dans les principaux rôles, passés à la réalisation. Satire people.
Me and You and Everyone We Know (Moi, toi et tous les autres (2005) de Miranda July, comédie impertinente au ton personnel, mais le suivant, The Future (2011), jette un doute sur la réalisatrice imbuvable, qui tient chaque fois le rôle principal.
Turn Me On de la norvégienne Jannicke Systad Jacobsen est une jolie évocation de l'émoi sexuel des adolescents, sous l'angle des filles pour changer. Léger et gentiment provocateur.
Compilation de courts métrages d'Albert Brooks, réalisateur méconnu en France, dix fois plus intéressant que Woody Allen.
Je devrais rajouter quelques films de réalisatrices pour leur faire plaisir et parce que ce serait plus juste, mais la discrimination a la peau dure. Il y a trop peu de femmes, comme dans les catégories suivantes. Ce n'est pas une règle, cela dépend aussi des époques.

Action :
En général c'est les garçons qui en redemandent, quitte à les regarder seul quand leur copine est couchée :
Drive (2011) de Nicolas Winding Refn se tient mieux que je ne l'imaginais, violent, et la fin est dictée par une morale inutile.
Shinjuku Incident (Guerre de gangs à Tokyo) (2009) de Derek Yee, un Jackie Chan qui n'a rien à voir avec ses autres films puisqu'il sous-joue avec gravité cette histoire d'immigrés chinois au Japon pour un film de yakuzas auquel nous sommes guère habitués... Rush Hour (1998) et le 2 (2001) et 3 de Brett Ratner sont des pochades machistes assez marrantes, mais ça n'a vraiment rien à voir.
On peut se passer de Abduction (2011) de John Singleton, énième film de fuite avec des méchants russes aux trousses du jeune Taylor Lautner. Je suis juste étonné à quel point la CIA est taxée de complot dans la majorité des films hollywoodiens. Si on en évoque le dixième dans le réel on se fait traiter de parano. Le message est pourtant clair. The Girl with the Dragon Tattoo (Millénium, les hommes qui n'aimaient pas les femmes) (2011), l'adaptation remarquablement charpentée du premier volet de Millenium par David Fincher enterre la version suédoise. C'est le premier film de ce réalisateur à succès qui me plaise.

Science-fiction et anticipation ; ça devrait réconcilier tout le monde :
Quartier lointain (2010) de Sam Garbarski, adaptation française du manga culte de Jirō Taniguchi, rythme lent, pas mal.
In Time (Time Out) (2011) d'Andrew Niccol, bonne idée de départ, mais ne tient pas la distance.
Quitte à voir un film dystopique, opter plutôt pour Children of Men (Les fils de l'homme) d'Alfonso Cuarón, scénario hélas parfaitement vraisemblable, mais totalement imprévisible. Références, entre autres (car c'est bourré de signes cachés comme dans The Host de Joon-ho Bong), à La bataille d'Alger, Slavoj Žižek et L'aurore de Murnau pour cette adaptation d'un roman de P.D.James. Formidable. Cela nous donne envie de voir d'autres films de Cuarón, comme Y tu mamá también (2001), excellente comédie dramatique sur l'adolescence avec une guerre de classes en filigranes, le documentaire politique The Possibility of Hope aux théories proches de Naomi Klein qui cosigne d'ailleurs son court métrage The Shock Doctrine réalisé par son fils Jonás Cuarón. Je vais regarder les autres dans la foulée...
Thor (2011) de Kenneth Branagh, effets spéciaux à tire-larigot, Branagh doit avoir des impôts ou des pensions à payer pour faire des trucs pareils...
Another Earth (2011) de Mike Cahill, très tendre, et la seconde planète est plus accueillante que celle qui se rapproche dans le kitsch Melancholia (2011) de Lars von Trier, énième film sur la fin du monde et réflexion sur la famille loin de la réussite de Festen.
La 3D de The Hole (2011) de Joe Dante n'a que peu d'intérêt, comme la plupart des tentatives gadgets de relief qui n'apportent rien à l'intrigue et affadissent les couleurs quand c'est une optique rouge et verte. Epouvante pour gamins. J'ai préféré Piranhas (1978), parodie incisive des Dents de la mer où l'on retrouve une charge politique digne du réalisateur ostracisé aux USA.
Une chronique du DVD dans les Cahiers du Cinéma m'a poussé vers Le 13e guerrier (1999) de John Mc Tiernan, mais je me demande quel genre de cinéphilie immature a gagné les jeunes rédacteurs de la revue historique. Leur sélection 2011 est si pitoyable, avec des choix bien lourdingues soutenus par des musiques hollywoodiennes au marqueur fluo, que je vais finir par résilier l'abonnement que j'entretiens depuis les années 70.
Cowboys and Aliens (2011) de John Favreau est un divertissement de leur âge, areuh areuh.
Contagion (2011) de Steven Soderbergh est une catastrophe de film catastrophe.
2012 (2009) de Roland Emmerich, encore une grosse daube avec au début trente minutes d'effets forains avant de sombrerdéfinitivement.
Rubber (2010) de Quentin Dupieux est astucieux, bien réalisé, mais tiré en longueur, ça sent le caoutchouc. On raconte que son prochain film tient la route.

Politiques :
The Ides of March (Les marches du pouvoir) (2011) de George Clooney n'a d'intérêt que si l'on s'intéresse aux élections américaines ou à leur pâle copie française depuis que nos partis réactionnaires se sont affublés de primaires.
Littoral (2004) de Wajdi Mouawad est un des meilleurs films réalisés sur le Liban, avec une véritable démarche d'auteur. J'ai enfin retrouvé les impressions de mes séjours là-bas. Donc déprimant. Mais j'ai vu pire : au moment de publier ce billet je regarde sur Canal + Incendies (2010) de Denis Villeneuve, d'après une autre pièce Mouawad, l'absurdité de la guerre et sa confusion accouchent d'une tragédie grecque de notre époque, moche et bouleversant.
Nous n'avons par contre pas tenu à Pater (2011) d'Alain Cavalier, dialogue superficiel entre un vieux gâteux et un acteur odieusement cabotin. Le propos est à l'image du débat politique national, c'est mou, ça plaît.
Radio Talk (1988), publié en DVD par Carlotta, est l'un des meilleurs films d'Oliver Stone avec Platoon et Wall Street, de la même époque. Thriller freudien. Très bavard, mais ici c'est un compliment.
Le temps des bouffons (1985) de Philippe Falardeau est une des charges les plus explosives de la résistance québécoise. Époustouflant premier court-métrage.

Drames :
Le sordide My Little Princess (2011) d'Eva Ionesco vaut par l'interprétation d'Isabelle Huppert et de la jeune Anamaria Vartolomei, Catherine Baba a dû s'éclater en créant les costumes.
Korkoro (Liberté) (2009) de Tony Gatlif est raté, on a l'impression de revoir trois fois la première demie heure.
Ennui mortel devant Meek's Cutoff (La dernière piste) (2011) de Kelly Reichardt qui a beaucoup plu à la critique.
Subway Stories: Tales from the Underground (1987) de Jonathan Demme, Ted Demme, Abel Ferrara, Craig McKay, Julie Dash et Bob Balaban est passé inaperçu, bien que l'initiative mérite d'être soulignée : un concours de scénarios a accouché de dix historiettes qui se passent dans le métro de New York, confiées à de bons réalisateurs...
Je l'aimais (2009) de Zabou Breitman est une cata, après le succès de ses précédents longs métrages. Quelle déception !
Biutiful (2010) d'Alejandro González Iñárritu est bien réalisé, mais je n'ai pas d'appétence pour les métaphores chrétiennes.
La piel que habito (2011) de Pedro Almodovar, avec un Banderas monolithique, film d'épouvante de série B, beaux décors, ne vaut pas Les yeux sans visage.
J'allais oublié le morbide Sleeping Beauty (2011) de Julia Leigh, dont la presse a fait tout un foin à cause de l'interdiction aux moins de 16 ans et qui m'est sorti de l'esprit aussi vite qu'il y était entré. Bof. Le genre "soufflé" qui retombe illico.
Le rythme de The Descendants (2011) d'Alexander Payne est d'une telle platitude rythmique que tout est plié dès les premières minutes, mélo hollywoodien dispensable sur le deuil. Pour les amateurs de Sur la route de Madison, L'Homme qui murmurait a l'oreille des chevaux et autres Danse avec les loups avec paysages de nature accompagnés à la guitare. Ouin !
The Flowers of War est un Zhang Yimou complaisant sur le massacre de Nankin.

Je me réfugie dans la projection domestique des deux saisons de la série Rome, réalisée sous la houlette de Michael Apted, qui m'avait échappé. Trop chères malgré la coproduction HBO-BBC2, les trois autres saisons prévues ne seront pas tournées.

Documentaires :
Petite déception devant la série Agnès de ci de là d'Agnès Varda qui rappelle l'émission Métropolis sur Arte, son brillant, mais ininterrompu commentaire ne laissant aucune place pour respirer ni réfléchir devant l'accumulation de souvenirs et les coups de chapeau aux copains. Dommage. C'est plus sympa à picorer en fonction des sujets que de s'avaler tout d'un coup. Vivement que la pétillante octogénaire renoue avec son culot créatif et ses inventions sur le fil !
Miesten vuoro (Steam of Life) (2010) de Joonas Berghällin et Mika Hotakaisen est un petit bijou finlandais, voyage de sauna en sauna dans lesquels des vieillards expriment leurs tristesses avec une sincérité désarmante.
Pina (2011) de Wim Wenders, plus intéressant que je ne m'y attendais, même en 2D. Bilan perso : Pina Bausch ne me touche pas.
When You're Strange (2010) de Tom DiCillo, bel hommage au groupe des Doors avec étonnants inserts du film réalisé par et avec Jim Morrison. Drôle d'effet.
900 Nights: Big Brother and the Holding Company (2001) de Michael Burlingame rassemble entretiens et archives, je l'ai regardé à la recherche de détails pour mon roman sur les USA qui se passe en 1968...
C'était un rendez-vous (1976), traversée de Paris au petit matin à fond la caisse revue avec le même étonnement, surtout après le making of où Claude Lelouch raconte les secrets du tournage.
La voix de son maître (1978) de Nicolas Philibert et Gérard Mordillat, idem, documentaire culte sur la manière de diriger une entreprise, passionnant avec le recul de plus de trente ans.
Dans la série d'Arte Les gars et les filles, Pleure ma fille, tu pisseras moins (2011) de Pauline Horovitz aborde la question frontalement et avec humour. La réalisatrice cerne son identité à travers le portrait de sa famille. Chouette ! Et c'est visible en ligne sur le site d'Arte...

Voilà, c'est dans le désordre, abrupt, partial, et cela donne beaucoup de boulot à noter les liens et à se souvenir de tout ce que l'on a oublié. Je risque de me faire engueuler, mais aimer ou détester un film n'a aucune d'importance (l'inconscient ignore les contraires !), c'est de l'ordre de l'intimité, cette appréciation se rapportant au système d'identification, à ce que nous avons déjà vécu nous-même... La question est de savoir si l'on a appris quelque chose, si l'on a été touché, si le sujet et son traitement méritent d'en discuter. Les qualités d'un film n'ont rien à voir avec notre goût, et il ne peut échapper ni à l'histoire du cinéma, ni à la représentation de la société qu'il nous renvoie...

Après cela je me plonge dans un cycle Joseph L. Mankiewicz sur les conseils d'Elisabeth, Marie-Pierre et Jonathan qui m'ont fourni une liste longue comme le bras où figurent aussi Miike, de Oliveira, McCarey, Landis, Rossellini, Portabella, Jack Arnold, Allan Moyle, Penelope Spheeris, Sean Durkin, Monte Hellman...

jeudi 19 janvier 2012

8. American Way of Life


Nous nous sommes réveillés seuls à la maison. J'ai enfilé mon short pour aller ramasser le courrier, mais il n'y avait rien dans la boîte. J'espérais une lettre de Maman. Pam et Mona étaient parties au horse show. En plus d'être championne de natation, Pam donne des leçons d'équitation, mais ces jours-ci elle est préoccupée par Billy qui est malade. Une carotte avalée de travers ? Je me moque bêtement parce qu'à la maison on ne parle que de lui depuis deux jours. Nous les rejoignons à ce qui s'avère être en effet un concours hippique où Pam gagne le Grand Prix sur Rusty ! Nous allons fêter sa victoire au restaurant mexicain qui jouxte un bazar où Agnès dégotte un grand collier doré avec au bout un chapelet de minuscules clochettes qui tintent au moindre mouvement. Je craque pour un panneau rouge et noir avec une tête de mort entouré d'éclairs où est inscrit "Danger - High Voltage - Keep Away". Pour une fois que je l'accompagne faire du shopping, il pleut. Jeff me passe des disques de Jefferson Airplane, des Doors et It’s a Beautiful Day tandis que Pam entraîne ma sœur chez Nancy regarder la télé, pour changer.

Avec le retour du soleil nous décidons de passer la journée à Coney Island, une gigantesque fête foraine. Nous y restons sept heures à essayer toutes les attractions, les Rocket Ships, le Land of Oz, la Ferris Wheel, les Flying Scooters, le Bat Cave Dark Ride, le Skydiver... Le truc le plus éprouvant est une sorte de Scenic Railway dont les tournants sont à angle droit : les petites voitures où nous montons à quatre les uns derrière les autres sortent à chaque virage et sont rattrapées in extremis par l'arrière du véhicule en produisant un choc monstrueux qui le fait pivoter d'un coup sec et le recentre sur le monorail. Ma colonne vertébrale se démonte et se recompose sans cesse. J’ai l’impression de jouer aux osselets de tout mon corps, ô ironique danse macabre. Oh oui, comme c'est très haut nous avons chaque fois l'impression que le manège est cassé et que nous allons être éjectés avec le bolide. Ma sœur hurle qu'elle va s'envoler, mais on ne l'entend pas. La nuit est tombée lorsque Jeff me propose de refaire un dernier tour. Je n'ai pas voulu me dégonfler. Faut-il être débile ! On a cru en crever. En rentrant Agnès et moi regardons Helene of Troy jusqu'à 2h30 du matin, et le lendemain, les dessins animés du samedi matin.

Ce soir Jeff a emprunté une décapotable plus grande pour aller voir How To Save a Marriage and Ruin Your Life et Casino Royale au Drive-in Theater. C’est un cinéma en plein air pour les voitures. (Bande-son de Casino Royale in situ) Il y a des haut-parleurs individuels plantés de chaque côté de la Buick. Si les fauteuils sont évidemment extrêmement confortables, on est trop loin de l'écran pour profiter correctement du spectacle, d'autant qu'on entend le train et des sirènes de police qui ne sont visiblement pas dans le film ! Beaucoup de jeunes s'en fichent, plus préoccupés à flirter qu'à assister à la projection. Il est néanmoins super agréable d'aller se chercher des milk-shakes et du pop-corn à la guérite qui reste tout le temps ouverte. Je me damnerais pour des milk-shakes au chocolat, mieux, pour des thick-shakes dans lesquels la paille tient toute seule tellement ils sont épais. Le premier film est une comédie avec Dean Martin, le second une parodie délirante de James Bond avec David Niven, Peter Sellers, Ursula Andress, Orson Welles et même Jean-Paul Belmondo dans le petit rôle d'un légionnaire.

Bonne nouvelle. Mr Bornstein a téléphoné pour nous annoncer qu'il a une adresse pour nous à Fort Worth, sur la route vers El Paso où nous sommes invités. Nous avons sympathisé avec sa femme et lui lors de vacances en Sicile l'année dernière. Ce sont des Juifs allemands qui ont fui le nazisme en 1933. Nous appelons donc les Greyhound pour connaître les horaires envisageables. Nous aurons passé tout le mois de juillet à Cincinnati, la Queen City, assez pour nous faire une idée de la vie américaine et nous armer pour la suite de nos aventures de globe-trotters. Après avoir fait nos valises, Agnès n'a perdu qu'un peigne et un stylo, nous regardons la télévision tout l'après-midi, passons chez Booke vers six heures et rentrons un peu après neuf heures, car nous nous levons très tôt pour attraper le bus. Nous avons un peu d'appréhension à reprendre la route après trois semaines à nous la couler douce.

lundi 26 décembre 2011

Danser sa vie sans hésiter


Déçus par Edvard Munch (jusqu'au 9 janvier), nous avons découvert par hasard la grande exposition Danser sa vie, au Centre Pompidou jusqu'au 2 avril, qu'il serait dommage de rater. Riche de 450 œuvres sur 2000 m², elle met en espace la relation entre la danse et les arts visuels du début du XXe siècle à nos jours, depuis Nijinsky, Isadora Duncan et Loïe Fuller jusqu'aux plus récentes créations. Articulée en trois actes, elle confronte la danse à la subjectivité, l'abstraction et la performance. Le titre de l'exposition renvoie aux liens que tissent le mouvement composé et celui du quotidien et de l'intime, tendance actuelle éclairée par la vidéo Movement Microscope du Danois Olafur Eliasson, des danseurs évoluant librement dans une bibliothèque où travaillent des salariés. Comme dans le magnifique Dialogue d'atelier vu cette semaine où le chorégraphe Didier Silhol et Dalila Zarama habitent la menuiserie de Pierre Sanz filmés par David Coignard et Jean-Louis Valliccioni.
Si la danse sait exprimer la vie comme bien d'autres médias elle incarne généralement la mort mieux qu'aucun autre, donnant chair à cette indestructible dualité, engageant les limites du corps face aux intempéries du temps, du rêve et du réel. La rétrospective de Beaubourg illustre ainsi et malgré elle la perte que les œuvres d'art rendent immortelle. L'enregistrement des émotions peut alors produire une tristesse aussi forte que l'euphorie des énergies déployées par les danseurs. Certains luttent avec l'espace, d'autres l'embrassent, mais tous et toutes le prennent à bras le corps.


En tableaux (Matisse, Nolde, Kirchner, Sonia Delaunay, Warhol, Rauschenberg, Klein, Pollock...), sculptures (Rodin, Calder, Schöffer...), costumes (le Ballet triadique d'Oskar Schlemmer que je cherchais à voir depuis longtemps), archives et créations vidéographiques sur petits et grands écrans (Entr'acte, Daria Martin...), installations avec parfois des performeurs vivants (solo de Tino Sehgal, go-go dancer de Felix Gonzalez-Torres), nous traversons tous les grands courants de la danse moderne et contemporaine, ballets russes, Rudolf von Laban et Mary Wigman, Martha Graham, William Forsythe, Alwin Nikolais, Merce Cunningham, Trisha Brown, Pina Bausch, Steve Paxton, Lucinda Childs, Anne Teresa de Keersmaeker, sans négliger les avant-gardes du XXe siècle (cubisme, futurisme, orphisme, De Stijl, Dada, Bauhaus, constructivisme russe, Fluxus...), la contorsion circassienne, ou la danse populaire (Josephine Baker, Ange Leccia, Jérôme Bel...) dont le vertige fait oublier les crises sociales.

Illustrations : Lavinia Schulz & Walter Holdt, Toboggan Frau, 1923 / Thierry de Mey filme Anne Teresa de Keersmaeker, In Silence et Water, 2000.

vendredi 9 décembre 2011

BD pavés


J'ai eu du nez lorsque j'ai demandé un conseil au responsable de la librairie du Monte-en-l'air qui n'aime pas trop la bande dessinée, une de leurs grandes spécialités ! Il m' a donc indiqué des ouvrages qui pourraient plaire à des lecteurs difficiles, pour leurs qualités tant graphiques que romanesques, des livres dont la lecture ne s'expédie pas en un quart d'heure. Je citai, par exemple, l'incontournable Maus d'Art Spiegelman (ed. Flammarion) que j'ai souvent offert à des non initiés, la seule BD affublée d'un Prix Pulitzer, ou le complexe Jimmy Corrigan de Chris Ware (ed. Delcourt), conseillé par nombre des étudiants rencontrés aux Beaux-Arts et Arts Décos... Il m'orienta vers trois pavés extrêmement différents dont le choix se vérifia après quelques semaines allongé sur le divan.
Je viens de terminer Reportages de Joe Sacco (ed. Futuropolis), dont j'avais vanté Gaza 1956. Son remarquable travail journalistique sur des sujets graves et épineux demande du temps pour être digéré. Après avoir interrogé les femmes tchétchènes, la Palestine ressemblait pour moi à des vacances. J'y suis allé doucement pour ménager ma peine et ma révolte. Ses enquêtes sur l'entraînement des soldats irakiens par les Américains, la corruption en Inde qui finira par éradiquer des couches entières de la population, le choix de l'île de Malte pour illustrer l'immigration africaine valent largement les reportages sur des supports plus conventionnels. Le dessin apporte la précision de la distance. Il évite le bourrage de mou des journaux télévisés qui entretiennent le mythe de la complexité des conflits en montrant toujours les mêmes et vaines images où les causes sont escamotées au profit des carnages.
Asterios Polyp de David Mazzucchelli (ed. Casterman) est un roman graphique qui mérite ce double qualificatif. Chaque planche sert la narration grâce à d'astucieuses mises en pages et à l'usage poussé de la quadrichromie. Il aura fallu quinze ans pour accoucher de ce travail d'orfèvre dont le héros est un enseignant en architecture qui n'a jamais rien produit, en pleine crise de fausse maturité. Les personnages exécrables sont souvent plus intéressants que les supermen lorsque l'auteur arrive à les rendre attachants. Rien ne vaut un bon méchant pour éviter le manichéisme facile et mystificateur.
Avec From Hell d'Alan Moore et Eddie Campbell (ed. Delcourt) on sera servi puisqu'il s'agit d'une autopsie de Jack l'Éventreur en 575 pages ! Le scénario de Moore (Watchmen, V for Vendetta, Filles perdues, etc.) a le mérite de révéler le fait-divers par une affaire d'État et une misogynie assassine de l'époque victorienne. Le soin historique apporté à chaque détail est renforcé par des notes consistantes en fin d'ouvrage et une postface retraçant en bande dessinée les différentes théories sur les crimes de Whitechapel.
Les deux derniers pavés, publiés respectivement en 2009 et 2000, ne sont pas des nouveautés, comme les chefs d'œuvre de 1987 et 2002 cités en début d'article, mais les biscuits pour l'hiver n'ont pas d'âge, dès lors qu'il nous reste à les découvrir.

jeudi 8 décembre 2011

Aux Arts Décos, un éléphant, une locomotive, des tchadors, des meubles calcinés...


Invité à l'inauguration des Histoires de Babar au Musée des Arts Décoratifs, rue de Rivoli, j'ai enchaîné goulument cinq autres expositions avant d'atterrir à la galerie des jouets où les enfants, jeunes ou vieux et même très vieux, s'émerveillent devant les éléphants en costumes.
J'avais commencé par le graphiste Stefan Sagmeister dont Another exhibit about promotion and sales material est présenté jusqu'au 19 février ; connu pour ses pochettes de David Byrne, Lou Reed ou des Stones, et de nombreuses pubs, ce qu'il montre ici est très expérimental, mais ce sont toujours des commandes, parce qu'il n'y a qu'une manière d'aborder les choses.
Passionnant, mais évidemment moins spectaculaire que les Récits de mode de Hussein Chalayan (attention urgence : dernier jour dimanche), mises en scène de vêtements souvent provocants où la société est réfléchie sans concession, quand le tchador croise la haute-couture et qu'elle-même absorbe des objets, des meubles, ou des images du monde arabe. Les questions sont entières. Tout semble possible. Le britannico-turc ne laisse rien au hasard.


Le troisième choc est produit par Goudemalion, rétrospective éclatante de Jean-Paul Goude qui fourmille de malice et d'ingéniosité (jusqu'au 18 mars) ; découpages graphiques qui recomposent les corps, couleurs à la vivacité explosive, dramaturgies surprenantes de pubs tournées comme de très courts métrages, automates que l'on penserait sortis des vitrines de Noël, la gigantesque locomotive du 14 juillet, etc. Il ne manque que le raton-laveur, mais une fée ne parlant que le russe glisse magiquement comme une patineuse avant d'aller s'asseoir devant un miroir où des flammes jaillissent de ses paumes. "Mais c'est pas tout, mais c'est pas tout !" chantait Bourvil. La prochaine cuvée des Arts Décos ne sera peut-être pas aussi corrosive (Van Cleef & Arpels, Louis Vuitton Marc Jacobs, Ricard 80 ans de création, Graphisme et French Touch, Bijoux contemporains en céramique...), c'est le moins qu'on puisse dire.
Dans les galeries contemporaines, Maarten Baas, les curiosités d’un designer (jusqu'au 12 février 2012) propose un mobilier sombre, tordu, brûlé, surréaliste, là aussi dans une dramaturgie qui fait basculer l'exposition vers l'installation. C'est ainsi que je me rends compte que j'avais malencontreusement zappé tout le mobilier moderne la fois où j'avais visité cet extraordinaire théâtre qu'est le Musée des Arts Décoratifs. Des lucarnes du neuvième étage de cette aile du Louvre les vues sur Paris sont merveilleuses quand tombe le soir.
Collection permanente exceptionnelle ou expositions éphémères tout aussi fabuleuses, vous avez le choix, que vous connaissiez déjà l'endroit ou pas. Et la programmation actuelle mérite que l'on s'y précipite.

mercredi 16 novembre 2011

Littérature et musique 1


Voilà, j'ai reçu tout ce que j'avais commandé, comme annoncé dans mon article sur un des CD de Burroughs, produit par le talentueux Hal Willner, spécialiste de tribute albums évoqués également dans cette colonne. À ceux qui pensent qu'un album de texte dit en anglais risque de leur tomber des mains, je réponds du tac au tac que nenni, le flow de ces écrivains vaut tous les chanteurs américains dont vous ne comprenez pas plus les paroles. Sauf qu'ici l'écriture est d'une autre nature, littérature inspirant bien des apprentis paroliers de la musique populaire d'outre-atlantique. À l'écoute d'Allen Ginsberg, William Burroughs, Bob Holman et de leur prédécesseur, le rock 'n roll Edgar Allan Poe, vous comprendrez pourquoi ici Iggy Pop, Diamanda Galás, Marianne Faithfull, Dr John, Jeff Buckley, Sonic Youth, John Cale, Donald Fagen, Michael Franti, Arto Lindsay, Chris Spedding, et ailleurs Bob Dylan, Laurie Anderson, Lou Reed, Tom Waits, Kurt Cobain, Soft Machine, Throbbing Gristle, R.E.M. ou Bill Laswell leur rendent hommage. Remarquablement accompagnés par des musiciens inventifs qui savent ce qu'ils leur doivent, les textes dits par leurs auteurs, à l'exception de Poe servi, entre autres, par Abel Ferrara, Christopher Walken ou Gabriel Byrne, sonnent comme des déclarations d'indépendance, des cauchemars psychomoteurs, des grooves de l'enfer.


Dead City Radio (1990) est un hörspiel cinématographique, extrêmement travaillé comme le deuxième Burroughs, Spare Ass Annie (1993), qui swingue un max. In With The Out Crowd (1998) de Holman oscille entre pop et musiques improvisées européennes. Si tous dévoilent une diversité de climax étonnante et une inventivité musicale hors du commun, chaque pièce de The Lion For Real (1989) de Ginsberg confiée à la composition de l'un des musiciens parmi lesquels Bill Frisell, Marc Ribot, Marc Bingham, Gary Windo, Lenny Pickett, Steve Swallow, Michael Blair, Beaver Harris, en fait le plus contemporain. Le double Closed on Account of Rabies (1997) privilégie le texte de Poe et les ambiances sombres qu'il réclame. Là encore l'accompagnement musical et la partition sonore sont aussi remarquables que les interprètes dramatiques. Un peu paresseux, j'ai téléchargé une version numérique (gratuite) du texte des contes et poèmes pour suivre sur iPad sans trop d'effort. Des chansons d'Ed Sanders ou Deborah Harry and The Jazz Passengers ponctuent les deux CD. Sur le livret dessiné par Ralph Steadman avec préface de Baudelaire qui commençait chaque journée en louant Poe et le traduisit en français, je reconnais les noms de Ken Nordine, David Shea, Wayne Kramer, Greg Cohen... J'écoute en boucle tous les disques.

Je ne résiste pas au plaisir de rappeler l'existence de l'album consacré à Carl Stalling (1990), autre icône de la culture nord-américaine, compositeur extravagant de Bugs Bunny, Bip Bip, Porky, Speedy Gonzalez et tant d'autres dessins animés hirsutes, et l'un des maîtres de Frank Zappa ou John Zorn, lui-même consultant de cette production Willner. Les zappings de Stalling rappellent autant les cut-ups de Burroughs que les films de Jean-Luc Godard.

J'ai toujours été sensible aux lectures en musique. Dès 1973 j'enregistre des improvisations sur des textes de Philippe Danton, Gilbert Lascault ou... Burroughs (tiens, tiens !). Sur Trop d'adrénaline nuit (1977), premier disque d'Un Drame Musical Instantané, je clame un texte inédit de Jean Vigo sur un trio de percussion. En 1981-82 j'assure la direction musicale des Éditions Ducaté, cassettes enregistrées avec Annie Ernaux (La place), Jane Birkin (Lettres de Katherine Mansfield), Annie Girardot (Maudit Manège de Philippe Djian, interdit par l'auteur), Ludmila Mikaël (Le chemin de la perfection de Sainte Thérèse d'Avila) ! La rencontre potentielle de la littérature et de la musique me fascina avant même de remettre au goût du jour les ciné-concerts, manière de donner accès aux textes à ceux qui ne lisent pas encore ou aux chefs d'œuvre du cinéma muet à ceux qui ne supportent pas le silence. Pour nombreux la lecture à haute voix commence aussi parfois avec la m/paternité !

Se succédèrent Un théâtre de dernier ordre (1978) de Josef von Sternberg avec Françoise Achard, Trou (1982) d'après Poe (ça alors !), Le château des Carpathes de Jules Verne et Le dandy des gadoues de Michel Tournier avec Frank Royon Le Mée (1987), Le pic avec Dominique Meens (1987), Le K et Jeune fille qui tombe... Tombe... de Dino Buzzati avec Michael Lonsdale (1985), Richard Bohringer (avec qui nous avions créé J'accuse d'Émile Zola en 1989, augmentés d'un orchestre de 80 musiciens) ou Daniel Laloux (1990), Let My Children Hear Music de Charlie Mingus (1992), puis le CD Sarajevo Suite (1994), dont j'assume la direction artistique avec Corinne Léonet, entièrement construit autour des poèmes d'Abdulah Sidran, et encore deux disques avec Michel Houellebecq dont Établissement d'un ciel d'alternance (1996). Autant de CD que de spectacles vivants. J'adorai aussi accompagner André Dussollier, Bernard-Pierre Donnadieu, André Velter (1992), Claude Piéplu (1994), Alain Monvoisin (1998). Moins rock 'n roll que les Américains, ils n'en divulguent pas moins la beauté de la langue française croisée avec une musique suggestive qui évite définitivement l'illustration. Marche sur le fil que j'espère renouveler bientôt avec Birgitte Lyregaard autour de divers auteurs dans La chambre de Swedenborg (Strasbourg, 26 janvier 2012), et en improvisant avec Jacques Rebotier (Le Triton, juin 2012)... L'an passé, j'accompagnai un texte de Ginsberg avec Vincent Segal à La Maison Rouge (partie 2 du film), décidément, il n'y a pas de hasard !

Enfin, mon roman La corde à linge, récemment édité par publie.net, aborde la question en insérant des musiques et des sons dans le cours du récit, ponctuations ou accompagnements optionnels, lisibles exclusivement sur iPad (ou iPhone), les autres liseuses se contentant pour l'instant du texte et des images.

mardi 15 novembre 2011

Impressions du Nord


Après la visite de l'attraction magique Les enfants de la nuit à La Condition Publique, nous avons fait un saut vers l'un des autres hauts lieux de la culture de Roubaix, La Piscine, musée d'art et d'industrie installé dans une merveille d'architecture Arts Déco qui avait dû fermer ses portes en 1985, après 53 ans d'activité, en raison de la fragilité de sa voûte. Si les photos d'époque font rêver, l'ancien projet social de bains a été rénové par l'architecte Jean-Paul Philippon en conservant les structures anciennes pour en faire un lieu d'exposition moderne qui, de temps en temps, abrite des spectacles. Le pire et le meilleur se côtoient en une sorte de collage surréaliste où chaque visiteur peut y trouver son conte et ses légendes. L'accrochage, particulièrement malin, s'appuie sur les contraintes architecturales pour mettre en valeur sculptures, tableaux, objets, tissus, mobilier, etc. Le labyrinthe, constitué de recoins, percées, plongées, s'étend sans cesse en de nouvelles extensions comme celle qui accueille actuellement les dix ans du musée, petites cabines thématiques dont les cartels sont remplacés par des imprimés que chacun détache d'une pile reliée à l'entrée de chaque alcôve.



Drôle d'idée de choisir Ostende le lendemain pour nous changer les idées ! La mer du Nord plate comme une limande ne souffle mot et les travaux de la digue oblitèrent le paysage. La scandaleuse mainmise de Vinci sur les places de parking le long du port a un désagréable goût de police privée. Après une copieuse moules frites à la Kombuis recommandée par Laurent Dailleau, nous filons sur Bruges sans imaginer ce qui nous attend. Des hordes de touristes et d'autochtones venus faire leurs courses du samedi après-midi se pressent sur les trottoirs sans le moindre interstice pour respirer. La perversité du système de circulation automobile empêche toute velléité de pénétrer dans la cité et tous les parkings municipaux affichent complet. Idem pour les hôtels. L'office du tourisme nous trouve la dernière chambre d'hôtes disponible à Bruges, moyennant une commission qui rend suspecte la qualité de ses suggestions. En constatant que les bons restaurants sont tous réservés nous nous demandons quelle idée nous a poussés à venir là le week-end du 11 novembre ?! Heureusement la nuit chasse la foule des Soldaten Touristes et redonne à Bruges son pittoresque. C'est charmant, mais aussi chichiteux que la dentelle du coin. Quant au chocolat, d'excellente composition au demeurant, après plusieurs voyages en Belgique, j'ai un doute sur sa spécificité. Par contre, la variété et la qualité de la bière semblent justifier le voyage.



Le matin est un autre moment propice à se promener sans bousculade, mais on devrait se méfier chaque fois que les dépliants annoncent la Venise du nord ou d'ailleurs. Même une visite excentrée, forcément plus intéressante, donne raison à Colin Farrell dans l'excellent film In Bruges avec lequel la ville devra composer pendant de très nombreuses années. On a vite fait le tour de ses charmes et de ses ressources. Énigmatique twit de Vivien Chazel qui m'a "reconnu de loin malgré lunettes noires, capuche et mini sac à dos".
Le soir nous savourons l'accueil des gens du nord dans le vieux Lille avec David Rokeby, actuellement en résidence au Fresnoy. Nous avions assisté à Paris il y a quelques semaines au spectacle Surface Tension avec sa compagne Eve Egoyan, une improvisation où le moindre geste de la pianiste est traduit graphiquement sur l'écran. Toutes les composantes sonores, hauteur, durée, intensité, densité, sont analysées pour donner vie aux éléments visuels. Le mouvement enneigé me rappelle l'hiver qui s'annonce à Toronto, leur port d'attache.

jeudi 3 novembre 2011

Petites musiques mécaniques et de pluie


Les musiques interprétées sur des instruments-jouets rappellent souvent les petites musiques mécaniques composées d'échantillons de la vie quotidienne. Les unes et les autres tirent leur origine des boîtes à musique de l'enfance, plutôt tendres et désuètes, mais également graves et profondes. Le premier âge n'est pas qu'un conte de fées, il est aussi le foyer des angoisses des futurs adultes. Les contes pour enfants, qui peuvent être d'une rare cruauté, préparent à la course d'obstacles qui attend chacune et chacun d'entre nous. Sur la platine se succèdent ainsi Jour de marché d'Oli Azerti et Chuchumuchu de Patrice Elegoet alias Chapi Chapo et les petites musiques de pluie. J'aurais pu y associer Pascal Comelade, Pierre Bastien, David Fenech, Sacha Gattino et bien d'autres, chacun dessinant son propre paysage sonore selon son histoire, souvent plus sombre qu'ils ne l'expriment dans une intimité feinte.

Qu'ils soient virtuels ou réels les instruments ont le mérite d'échapper à la collection de timbres traditionnelle. Ils sont le fruit d'une production artisanale qui prend le temps du sur mesures. Si le premier album d'Oli Azerti était essentiellement constitué de sons de la maison (son titre, Maison, est aussi le nom du label qui édite ses disques ainsi que ceux de Jî Mob, Malnoïa et Vadim Vernay), le nouveau, Jour de marché, souriant et sautillant, s'en échappe, là encore virtuellement, car cette évasion passe par les tuyaux d'Internet, se référant à la mémoire des machines, aux spams, à l'anglais de cuisine et au survol des news tournées en dérision. Mais si ses rythmiques aux connotations graphiques m'enchantent, les mélodies robotiques fredonnées par Anne Sigaud et Violette Valdes m'évoquent un vocodeur acoustique qui homogénéise l'ensemble en lui ôtant sa chair. Ne dansent plus alors que de petits squelettes sardoniques.

Chuchumuchu date d'il y a déjà deux ans. Pour Chapi Chapo et les petites musiques de pluie la manière de jouer d'instruments classiques n'est pas très différente des instruments-jouets utilisés dans tous les morceaux. Rien à voir pour autant avec, par exemple, les spectacles de Pascal Ayerbe destinés à un public d'enfants. Une forte mélancolie se dégage des rencontres de Pascal Elegoet avec les chanteurs Carbonic, Ray Rumours, Ootiskulf, G.W. Sok, GaBlé, Alice Dourlen, Gregaldur, John Trap (Solo) et les nombreux musiciens dont les polyinstrumentistes Klimperei et Sébastien Desloges, ainsi que Los Chidos, Bertrand Pennetier, Jean-Marc Le Droff, etc. Le rock progressif des Seventies est passé à la moulinette bretonne pour accoucher d'un minimalisme anglophone aux effluves de Robert Wyatt. Le nom du projet laisse entendre une approche lénifiante loin de sa réalité.

Pour ces compositeurs, auxquels je m'associe sur ce point, les jouets sont utilisés comme instruments à part entière et les instruments, électroniques, électriques ou acoustiques, sont joués par des adultes qui n'ont pas renoncé à la part d'enfance indispensable à tout musicien qui résiste à vendre son âme (qu'abrite le violon de L'Histoire du Soldat de Stravinski) au diable, sirène vicieuse représentée par la mode et l'appât du gain, la vanité ou la routine, l'amertume ou le succès.

N.B. : Pascal Ayerbe, Patrice Elegoet et moi-même participons à L'atelier du son, émission de Thomas Baumgartner consacrée au petit piano Michelsonne et diffusée sur France Culture le 11/11/11 à 11 heures du soir.

mercredi 2 novembre 2011

L’Europe des Esprits ou la fascination de l'occulte, 1750-1950


La semaine dernière je suis allé en repérage au Musée d'Art Moderne et Contemporain de Strasbourg avec la percussionniste suédoise Linda Edsjö. Nous préparons un spectacle qui y sera créé le 26 janvier 2012 avec la chanteuse danoise Birgitte Lyregaard dans le cadre de l'exposition L’Europe des Esprits ou la fascination de l'occulte, 1750-1950. Huit cents œuvres et objets de vingt-et-un pays européens y sont présentés jusqu'au 12 février 2012. Nous interviendrons lors d'une nuit où sont attendus pas loin de trois mille étudiants.

Le parcours muséographique est constitué de trois volets. L'Europe des esprits, arts et littérature est réalisé par le Musée d'Art moderne et contemporain de Strasbourg. Y figurent entre autres Caspar David Friedrich, Francisco Goya, Eugène Delacroix, Gustave Doré, Victor Hugo dont la modernité picturale me surprendra toujours, Edvard Munch, Odilon Redon, M. K. Čiurlionis, František Kupka, Wassily Kandinsky, Kazimir Malevitch, Piet Mondrian, Jean Hans Arp, Paul Klee, Max Ernst, André Masson, Victor Brauner, Roberto Matta, Wifredo Lam, Jeanne Tripler, Helene Smith... Histoire et iconographie de l’occulte : un monde d’écrits et d’images a été confié à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg et au Cabinet des Estampes et des Dessins des Musées de Strasbourg qui ont choisi Baldung Grien, Brentel, Cranach, Dürer, Schongauer, Mantegna, Jacques Callot, Piranèse...


La troisième de nos quatre interventions se tiendra au milieu des instruments de Quand la science mesurait les esprits, réalisé par le Musée Zoologique de la Ville de Strasbourg et le Jardin des sciences de l’Université de Strasbourg. Nous sommes fascinés par le baquet de Mesmer, exemplaire unique au monde (photo, en anglais mesmerize signifie hypnotiser), un tube à rayons X, un tube de Crookes, un récepteur télégraphique, un cohéreur de Branly, un photophone de Bell, etc. Nos propres instruments, cuivre, bois, peau, s'intégreront parfaitement aux dispositifs déjà mis en scène ; la voix et le corps font partie de ce laboratoire incroyable où planent les esprits de Charcot, Pierre et Marie Curie, Camille Flammarion et bien d'autres savants.

Plutôt que de rajouter une couche de sens à une programmation d'une extrême densité, ce qui reviendrait à illustrer platement les œuvres et perturber la réflexion des visiteurs déjà fortement sollicités, nous nous installons dans la nef, bateleurs sur tréteaux dès l'entrée ou officiants d'une étrange expérience, à l'écart des interprétations picturales.
Notre chambre de Swedenborg devient une attraction parmi les autres : "Répartie en quatre stations (Antichambre, Le long couloir blanc, Expérience du ciel et de l'enfer, La chambre de Swedenborg et ses fantômes), le spectacle consiste en une séance de spiritisme où trois maîtres de cérémonie utilisent leurs instruments de musique pour convoquer les esprits d'artistes qui se sont intéressés à l'occultisme. Le rôle de l'orchestre est de faire passer le public au travers du long couloir blanc qui mène à la chambre de Swedenborg, afin que chacun choisisse son paradis ou son enfer. Les spectateurs y rencontreront peut-être les spectres d'August Strindberg, Karen Blixen, Hilma af Klint, William Blake, Henry James, Benjamin Christensen, Carl T. Dreyer, Goethe, Poe, Baudelaire, Honoré de Balzac… Les cloches sonneront tant que cela peut, les voix célestes s'élèveront dans les cintres, les lumières du Tenori-on hypnotiseront les plus récalcitrants. Si le silence aurait pu être mortel, espérons que tout le monde reviendra sain et sauf de l'expérience musicale !"

Suivra un ballet de Jean-François Duroure inspiré de Rudolf Laban et un final festif qui conclura la soirée sous l'immense nef du musée. L'exposition elle-même sera transportée au Zentrum Paul Klee de Berne du 31 mars au 15 juillet 2012.

lundi 24 octobre 2011

Mémoires du Futur à La Maison Rouge


Mémoires du futur, à La Maison Rouge à Paris jusqu'au 15 janvier, dessine le portrait du collectionneur Thomas Olbricht, en nous épargnant les spécialités obsessionnelles que ses semblables accumulent jusqu'à l'indigestion. Il fait se côtoyer des œuvres anciennes depuis le XVIe siècle et des pièces si contemporaines qu'elles n'auront pas le temps de figurer dans le catalogue, construisant un labyrinthe dialectique où chaque pièce renvoie à une autre. Ce jeu de kyrielles ou pensées-valises obéit au besoin instinctif de se faire peur. Car là où l'artiste aime souvent provoquer son public le collectionneur agit ici comme s'il cherchait à se provoquer lui-même, choisissant des thématiques dans des univers extrêmement variés, de la métaphysique aux formes les plus récentes de la représentation. Les amateurs d'art abstrait en seront pour leurs frais, on nage dans la figuration sans craindre les plus actuelles, mais les sentiments et réflexions qu'elles produisent nous renvoient à notre tour à des interrogations qui dépassent le statut de l'art dans une société qui a perdu ses repères jusqu'à promouvoir tout et n'importe quoi sans plus aucun discernement. Le choix du commissaire de l'exposition, Wolfgang Schoppmann, se comprend dans les synapses conscients ou inconscients que chaque œuvre produit avec les autres.



Le cabinet de curiosité exposé dans l'une des salles est le modèle de l'ensemble, petit échantillon de la collection qui comprend 2500 pièces quand seulement 150 sont présentées ici, ce qui est déjà considérable à assimiler tant la richesse des occurrences permettra à chacun de suivre son petit chemin. En sélectionnant nombre de vanités et de memento mori ("souviens-toi que tu vas mourir"), photographies de crime ou portraits tordus, merveilles de la nature et représentations grotesques, le collectionneur semble chercher à éprouver ses limites, le "jusqu'où on peut aller trop loin" cher à Cocteau. En plein accrochage il ne cessait d'apporter des pièces toutes fraîches, le nombre daté de 2011 est incroyable, échos les plus contemporains à ses trouvailles les plus anciennes. Mémoires du futur affirme la généalogie, la constance, l'universalité, l'enracinement face à l'éphémère et à la mode.


Cela n'empêche pas Damien Hirst, David La Chapelle, Pierre et Gilles de figurer aux côtés de Dürer, Abraham Jansz. van Diepenbeeck, Frans Pourbus ou de Jake et Dinos Chapman. Les cadres noirs des Plaster Surrogates d'Allan Mc Collum font face aux portraits robots de Super Us (NY) de Maurizio Cattelan. Les rhinocéros se déclinent d'une gravure de 1563 de Conrad Gesner à la boîte ionesquienne de Charles Matton en passant par quelques naturalia. Des portraits de femmes hyperréalistes (Franz Gertsch, Marlene Dumas), fantasmés (John Currin, Désirée Dolron) ou torturés (Eva Aeppli, Cindy Sherman, Dawn Mellor) se répondent. Et partout rôde la mort, angoisse génératrice que l'art tente sans cesse d'apprivoiser, de l'installation grotesque Sex I des frères Chapman inspirée par Goya aux peintures de Marc Quinn ou Daniel Richter mettant en scène la sauvagerie des hommes, authentifiée par les photos de presse de Robert Capa ou Eddie Adams. Les œuvres conceptuelles de Kitty Kraus ou Claire Fontaine interrogent la collection comme Georges Condo, Julie Heffernan, Wolfe von Lenkiewicz, Marianne Gartner ou le vidéaste Antoine Roegiers l'histoire de l'art.



La salle du Kunst und Wunderkammer (cabinet d'art et de curiosités) est exemplaire des motivations qui ont guidé les choix du collectionneur, véritable theatrum mundi tentant d'embrasser tous nos tourments et émerveillements via naturalia, artificialia, scientifica et exotica. Le sapin de Rebus de Giampaolo Bertozzi et Stefano Casoni est orné de boules en céramique avec des scènes du Kamasutra. Un crocodile empaillé pend au plafond. La sphère d'Alastair Mackie est formé de crânes de souris. Le corps écorché Homeostasis de Liza Lou faisant face au mur est recouvert de minuscules perles de verre, rose chair et rouge sang. Plus loin, la collection de crânes (Hirst, Sherman, Chapman, Cattelan, René Wirths, Kris Martin, Carolein Smit, John Isaacs...) dominé par le Christ en néon d'après Goya de Kendell Geers dresse un pont entre le passé et le futur.


Au sous-sol règne l'unheimliche freudien, une inquiétante étrangeté qui ne nous surprendra guère après ce que nous avons vu plus haut. Gregor Schneider a posé par terre des mannequins cauchemardesques. Le gentil dessin animé de Nathalie Djurberg tourne au sordide. Les mutations génétiques de Patricia Piccinnini interrogent notre avenir.


Vouloir tout se rappeler est une autre vanité. Tempête sous mon crâne. J'imagine l'intégralité d'une telle collection comme si le monde pouvait y entrer tout entier, pareille à la fin de Citizen Kane où l'amas de caisses rappelle une gigantesque agglomération de gratte-ciel. Mémoires du futur est un portrait en creux du collectionneur que l'on découvre dans l'intimité de ses choix, traduit en un jeu de lois suffisamment personnelles et variées pour qu'elles nous parlent à tous.

mardi 18 octobre 2011

George Harrison, Living in the Material World


Il ne devait pas y avoir beaucoup de musiciens dans la salle du Grand Rex à avoir joué avec George Harrison, ni d'ailleurs avec Eric Clapton, l'ami très présent dans le documentaire que Martin Scorsese a consacré au Beatle tranquille George Harrison. Dans cette colonne j'avais raconté ces rencontres improbables qui me valent probablement d'avoir été gentiment invité lundi soir par le rédacteur en chef de Schnock et adjoint à Technikart, Laurence Rémila, pour la Première de Living in the Material World. Ayant proposé à ma fille de m'accompagner, puisque George avait été aussi son Beatle préféré avec poster au-dessus de son lit d'enfant, nous avons passé ensemble une agréable soirée, malgré une première partie plutôt ratée avec Philippe Manœuvre en présentateur lamentable, la veuve et le fiston Harrison consensuels en tournée promo et neuf "jeunes" chanteurs français massacrant pour la plupart le répertoire du défunt. Le film durant 3 heures 30 on pouvait craindre le pire de ce genre qui alterne documents inédits et interviews saucissonnés dans le but d'élever une statue à l'artiste épinglé. Les précédents essais de Martin Scorsese consacrés à The Band et aux Rolling Stones ne m'avaient pas emballé (je n'ai pas vu celui sur Bob Dylan).
Le mérite revient ici au monteur David Tedeschi en charge de 600 heures de rushes, car l'évocation est plutôt réussie malgré quelques longueurs à la fin sur le mysticisme bon enfant de George. Le personnage ne se prenant pas pour un dieu comme beaucoup d'égéries pop, Living in the Material World peut en dégager la tendresse, l'humour et l'opiniâtreté. Le rythme des images et du montage son ne donne pas l'impression désagréable d'incessant coïtus interruptus, habituelle dans ces documentaires biographiques. Les témoignages sincères de Paul Mc Cartney, Ringo Starr, Yoko Ono, Patty Boyd, Olivia Harrison, Tom Petty, Phil Spector, etc., sont plus attendris qu'ils ne dispensent de louanges à tel point que l'honnêteté est le qualificatif le plus approprié, loin des révisionnismes en vigueur, sans tentation d'exhaustivité forcément réductrice ni révélation qui ne soit déjà répertoriée sur Wikipédia ! CD+DVD sortis hier chez Capitol.
Avant la séparation des Beatles j'avais aimé George Harrison parce qu'il était le plus expérimental des quatre, d'abord avec la partition du film de Joe Massot, Wonderwall Music, dont la variété d'inspirations résonnait avec mes propres aspirations, ensuite pour Electronic Sound entièrement réalisé au synthétiseur Moog, pas son plus réussi, mais le plus gonflé compte tenu de son image. Comme le formidable Revolution 9 réalisé avec John Lennon et Yoko Ono sur le disque blanc, ces incartades surprenantes m'indiquaient que l'on pouvait s'autoriser toutes les libertés, quitte à déstabiliser son public et ne pas chercher le succès à tout prix ! Plus tard je rachetai l'incontournable coffret All Things Must Pass en réédition CD, mais je lui dois surtout d'avoir participé à mon entrée à l'Idhec. Réalisant mon enquête sur les dévots de Krishna pour le concours d'entrée à l'école de cinéma, je rencontrai George Harrison jusqu'à l'accompagner à l'harmonium chez Maxim's comme évoqué plus haut... Je me souviens d'un homme calme et attentif, étouffé par le succès et ses fans hystériques, en quête de lui-même dans un monde matériel où chacun doit vivre avec ses contradictions...

mercredi 12 octobre 2011

Revue de vues et entendus


Nous hésitons parfois entre un film de divertissement et une œuvre qui nous nourrisse. Tout dépend de l'heure et de l'humeur. En cas de fatigue nous aurons tendance à choisir une comédie, un polar ou un blockbuster qui vous prend en charge et vous déconnecte d'une journée trépidante, alors que d'autres soirs nous prenons notre courage à deux yeux pour regarder un documentaire, un drame, un muet, un film réputé difficile ou un a priori qui nous fait repousser la projection sans cesse à demain. Heureusement nous nous trompons souvent. Ainsi la série Borgia de Tom Fontana sur Canal + est aussi bavarde que la version avec Jeremy Irons et engluée dans un sirop musical qui nous empêche de réfléchir. J'en viens à me demander si la musique omniprésente au cinéma n'est pas une démarche politique pour nous abrutir en détruisant toute profondeur et ne laisser à l'écran qu'une surface bien lisse.
Dans Brève rencontre (1945) David Lean, dont Carlotta édite un coffret des premiers films, n'utilise la musique qu'en situation, comme Jean Renoir. La finesse de son analyse et sa maîtrise du montage révèlent son influence sur Michael Powell. Ses personnages, sortes de Monsieur ou Madame Tout Le Monde à qui rien n'est censé arriver, sont confrontés au désir de vivre autrement et à la nécessité de préserver celles ou ceux que nous aimons. Les femmes en particulier, écartelées entre une passion inattendue et les interdits sociaux, sont poussés à sacrifier la possibilité d'un rêve à la sécurité d'une vie stable. Sa comédie L'esprit s'amuse s'en affranchit mieux que ses mélodrames, de Heureux mortels (1944) à Madeleine (1950), peut-être parce qu'une fantaisie autorise à braver certains tabous. Excellent technicien, David Lean se banalisera avec la couleur en réalisant des films à grand spectacle tels Jivago ou Lawrence d'Arabie qui ne posséderont plus la finesse psychologique de ses débuts. Ce qui corrobore l'absurdité de nos choix le soir après dîner !
Au Cin'Hoche de Bagnolet, j'ai récemment vu trois films. Sean Penn en rock star décatie y est comme d'habitude formidable, mais There Must Be The Place n'est pas mon préféré de Paolo Sorrentino. Peut-être justement le travail sonore n'est-il pas à la hauteur des précédents ? Il se rapproche des Conséquences de l'amour dans sa torpeur patiente et son rapport à la vieillesse et à la mort. C'était de toute manière tellement mieux qu'avec L'Apollonide, souvenirs de la maison close de Bertrand Bonello avec lequel j'ai enchaîné dans la petite salle. Les actrices sont bien, le climat est juste, mais la paresse du scénario et les clichés me feront l'oublier au bout de 24 heures, si ce n'est l'utilisation branchouillée de musique actuelle qui me fait évoquer un syndrome Marie-Antoinette qui risque hélas de perdurer. La guerre est déclarée me fait osciller entre la déception prévisible et l'admiration envers la légèreté du traitement d'un sujet aussi pénible, la maladie d'un enfant. Malheureusement les clichés s'accumulent jusqu'à la séquence ralentie finale sur la plage, artifice que je n'apprécie que dans Appelez-moi Madame tandis que le travesti en robe de mariée court vers nous. Le film de Valérie Donzelli me rappelle plutôt Claude Sautet et la Nouvelle Qualité Française, une de mes bêtes noires. Là encore les morceaux musicaux choisis pour leur opportunité de sens me hérissent le poil devant tant de banalité.
Quitte à voir une bluette, Tomboy de Céline Sciamma est un film fragile et tendre qui nous laisse à nos réflexions lorsque la réalité reprend ses droits, quand la lumière se rallume. Au cinéma le silence laisse la place à l'émotion intime du spectateur plutôt qu'à celle que le réalisateur veut lui imposer. C'est pourtant à la diversité des interprétations que se reconnaît un chef d'œuvre.
Meek's Cutoff nous endort, la rétrospective perso de Tom DiCillo nous laisse sur notre faim, celle de David Mamet nous fait passer le temps, mais deux films dits grand public retiennent notre attention. D'abord Death at A Funeral, le dernier Neil LaBute (remake d'un film britannique de 2007 !?), comédie burlesque et cinglante, qui a l'extrême mérite de dresser le portrait d'une famille bourgeoise afro-américaine sans insister sur ses origines raciales. Comme j'en parle à Jonathan Buchsbaum il me conseille Attack The Block, film anglais de Joe Cornish, une bande de voyous du sud de Londres aux prises avec une invasion d'aliens dans leur immeuble, drôle et punchy, qui donne pour une fois à de jeunes blacks le beau rôle. Intéressant de constater ici comment la musique générationnelle peut fonctionner avec tel film et figurer une insupportable manipulation dans d'autres... Ce film de science-fiction se rapproche plutôt des Gremlins et des autres œuvres de Joe Dante par ses sous-entendus socaux-politiques. Fortement recommandé aux quelques lecteurs qui pensent que j'ai souvent des goûts trop intellos ! Comme Les beaux gosses de Riad Sattouf dont nous craignions que ce ne soit qu'une grivoiserie potache avant que nos éclats de rire rincent la moquette... Il y a tout de même un temps pour tout.

vendredi 2 septembre 2011

David Fray, héritier de Glenn Gould


Comment faire partager ses émotions avec des lecteurs qui n'ont encore rien vu, rien entendu, surtout lorsqu'il s'agit d'un interprète de musique classique ? Ce fut aisé pour Pascale qui me prêta simplement le DVD de David Fray dirigeant trois concertos de Bach (en la majeur BWV 1055, en fa mineur BWV 1056, en sol mineur BWV1058) depuis son piano tandis que Bruno Monsaingeon le filme comme il le fit dans le passé avec Yehudi Menuhin, Paul Tortelier, Nadia Boulanger, Piotr Anderszewski... Et évidemment Glenn Gould. C'est justement à ce pianiste incomparable que l'on associe le jeune David Fray. Et la comparaison est troublante. Heureusement Fray s'en inspire sans le copier.


Plein d'entrain communicatif, faisant totalement corps avec la musique, visionnaire affuté, Fray possède aussi un jeu qui rappelle celui de Gould, varié et nuancé, coloré, militant. C'est la seconde fois en effet que Bach m'emporte au delà de ce que j'imaginais. Le travail de Monsaingeon transforme les répétitions en une vertigineuse leçon de musique, que ce soit avec la Deutsche Kammerphilarmonie de Brême ou chez Fray, seul à Paris. Le DVD publié par Virgin Classics / Medici Arts fin 2008 mérite bien son titre : Swing, Sing & Think (Swinguez, chantez et réfléchissez). Pourquoi les grands interprètes, de Granados à Gould, des Busch au Kronos, de Bruno Walter à Toscanini, me paraissent toujours swinguer comme des jazzmen ? Fray cherche sans cesse à se rapprocher du chant comme s'il était l'essence même de la musique et les instruments de l'orchestre une transposition outillée, comme le geste prolonge la pensée. Son approche intelligente de Bach lui laisse la liberté d'inventer, de se l'approprier, de le rendre vivant.
Que les filles (ou les garçons) ne rêvent pas, le jeune trentenaire beau comme un cœur est marié à à l'actrice italienne Chiara Muti, fille du célèbre chef d'orchestre Ricardo Muti qui s'est illustré récemment en mouchant Berlusconi en direct à la télévision italienne, et en musique ! Il y a d'ailleurs de la révolte chez le jeune pianiste et chef, un désir de s'affranchir de la partition sans la trahir. Chaque époque a proposé des interprétations différentes des classiques. Celle de David Fray porte la marque de son temps.

mardi 2 août 2011

Projetés sur un drap blanc


Malgré quelques invraisemblances scénaristiques Code Source (2011) de Duncan Jones (fiston de David Bowie) avec Jack Gyllenhaal se laisse regarder. Dans un mois on l'aura oublié, mais le suspense de cet exercice de science fiction, cousin de Memento, nous aide déconnecter d'avec le monde réel et ses tracas.
Pour continuer dans l'ordre de programmation soir après soir, Gone Baby Gone de Ben Affleck (2007) est un polar social que les ultimes rebondissements rendent plus intéressant que le vulgum americanum filmum ; personnages attachants joués par Casey Affleck (le petit frère), Michelle Monaghan, Ed Harris, et climat torve à souhait, avec le mérite de nous poser une question quand les lumières se rallument.
L'espagnol Même la pluie de la réalisatrice Icíar Bollaín (2010) qui, par l'astuce du tournage d'un film en Bolivie, déroule en parallèle la résistance des Indiens à la conquête de Christophe Colomb et à une multinationale accapareuse de l'eau vitale est plein de bonnes intentions, mais la tension permanente et la musique hollywoodienne empêchent une pleine adhésion ; à force de vouloir éviter le manichéisme des personnages l'ultime volte-face en devient peu crédible.
Aucun d'entre nous n'avait jamais vu Gueule d'amour du sous-estimé Jean Grémillon. Tourné avec les remarquables Jean Gabin et Mireille Balin, ce film de 1937 est une énième démonstration du refoulement de l'homosexualité masculine sous couvert de jalousie, femme fatale et différence de classes ; copie rénovée aux noirs et blancs superbement contrastés.
À la sortie du coffret Pierre Etaix personne n'a semblé s'étonner de l'absence de L'âge de Monsieur est avancé tourné pour France 3 en 1987 dans le cadre de l'excellente collection Cinéma 16. Film bavard en hommage à Sacha Guitry, cette brillante comédie tranche avec le comique d'observation quasi muet des films sonores d'Etaix. Les longs plans séquences entrecoupés de contre-champs sur la salle du théâtre où est censée se passer l'action offrent au réalisateur accompagné de Nicole Calfan et Jean Carmet un formidable terrain de jeu où fusent les mots d'esprit sans oublier les artifices que permet le cinématographe. Certaines VHS enregistrées il y a fort longtemps, ici 1987, autorisent le tour de magie de découvrir quelque film aujourd'hui introuvable, en attendant la résurrection créée par les DVD.
Franche rigolade pour You Don't Mess with the Zohan (Rien que pour vos cheveux) de Dennis Dugan (2008) avec Adam Sandler et John Turturro, dans la lignée des films de Judd Apatow qui a cosigné le scénario avec Sandler et Robert Smigel. Ce comique potache est supportable lorsqu'il est équilibré par un scénario délirant qui pousse la situation dans ses extrémités. Le criminel conflit israélo-palestinien en devient absurde, l'humour ravageur apportant un message de paix salutaire.
Lorsqu'ensuite nous nous sommes retrouvés seuls au milieu de nulle part, la brume nous emprisonnant pendant sept autres jours, nous avons regardé plusieurs épisodes de Nurse Jackie (2010), David Golder (1930) de Julien Duvivier d'après Irène Némirovsky avec Harry Baur (critique cinglante de la bourgeoisie au moment du passage au parlant), Capitalism: a Love Story (2009) de Michael Moore (fouillis édifiant), un documentaire passionnant sur Boris Vian, le dramatique Funny People (2009) de Judd Apatow, et, seul, j'ai regardé les rushes inédits de Cinéastes de notre temps avec Capra, Mamoulian et Kazan, et me suis avalé la série In Treatment qui m'a fait plonger dans les méandres analytiques de mon enfance et dans celle de ma fille, suscitant des rêves qui m'empêchèrent de dormir en attendant que les étoiles refassent leur apparition.

mardi 7 juin 2011

Antonin-Tri Hoang répond à trois questions de Benoît Delbecq (3)


Mohamed Gastli eut l'excellente idée de proposer à Antonin-Tri Hoang de commencer par un duo avec un pianiste de renom avant de produire un album de son orchestre. Parmi les musiciens suggérés figurait Benoît Delbecq. Le choix était couru d'avance.
Troisième épisode de leur entretien croisé (épisodes 1 et 2) à l'occasion de la sortie de leur duo Aéroplanes chez Bee Jazz (dist. Abeille Musique)... C'est au tour d'Antonin (22 ans) de répondre aux questions de Benoît (45 ans).

Question n°1 de Benoît Delbecq :
Quel est ton tout premier souvenir de musique entendue, lequel t'a alors attiré l'attention tout particulièrement ?

Réponse d'Antonin-Tri Hoang :
Ta question m’a fait me souvenir d’un fait que j’avais totalement oublié ! Je me souviens que tout petit, me demandant ce que pouvait représenter une heure, j’avais arbitrairement décidé que cela devait correspondre à la durée d’un morceau de musique, d'une piste d’un disque. Une chanson = une heure ! C’est le souvenir le plus vieux que j’ai trouvé, et c'est peut-être donc la dimension temporelle de la musique qui a capté d'abord mon attention. Peut-être que c'était un moyen de rythmer la journée, de séparer le temps en parcelles mieux assimilables.
La musique qui a imprégné mon enfance est surtout faite de chansons je crois. Et peut-être que les chansons en anglais me marquaient plus parce que j’essayais de les imiter le soir en chantant pour m’endormir. Qu'est-ce qu'il y a dans les chansons qui nous marque si fort ? Mes premières émotions musicales, je les constate en écoutant aujourd’hui les Beatles ou Wild World de Cat Stevens qu’écoutaient mes grandes sœurs, mais aussi des chansons qu’écoutaient mes parents (par exemple Le petit bal perdu par Bourvil) : des émotions qui semblent très anciennes et enfouies remontent à la surface et font ressurgir comme une réalité disparue. C’est à la fois agréable et presque violent, comme si l'essence d'une certaine époque me revenait d'un seul coup.


Je crois que le premier disque qu’on m’ait offert est L’École du Micro d’Argent du groupe Iam, qui m’a donné envie d’être rappeur pendant un moment. Puis j’ai choisi la clarinette à cause du concerto de Mozart : cet instrument me semblait sans limite et j’aimais le bruit des clés. Pour mes dix ans on m’a offert quatre disques qui m’ont marqué très profondément et m’ont donné envie d’en avoir d’autres : Klezmer N.Y. de David Krakauer, une compile Benny Goodman, une compile Boris Vian ( j'étais fasciné par Vian, le poète-ingénieur-musicien) et une compile Bourvil, encore lui. C’est par ces quatre disques que j’ai commencé à écouter beaucoup de musique, ce ne sont pas vraiment mes disques préférés (quoique Vian et Bourvil...), mais ils ont été des points d’introductions vers de nombreuses autres découvertes.
Par contre, je n’arrive pas à me souvenir de mes premières expérience de concerts, qui sont peut-être des moments de musique trop fugitifs pour pouvoir s’ancrer de manière précise dans la mémoire, contrairement aux disques qui s’y incrustent avec l’écoute répétée. Je ne crois pas avoir de souvenir de concerts qui datent du temps où je n’avais pas les outils pour comprendre un peu la musique. C’est dommage, peut-être que cela me reviendra.
Parenthèse :
Je ne sais pas si je te l’ai dit, mais le morceau qui introduit le disque, Précipité Vert, contient, camouflée, une chanson que j’ai écrite avec mes premières notions de solfège à 9 ans environ ! En redécouvrant cette ritournelle sur un bout de papier je me suis dit qu’il fallait en faire quelque chose…


Derrière Antonin, l'ingénieur du son Étienne Bultingaire inspecte si tous les micros sont à leur place. La finesse du son est un des éléments majeurs du disque, les deux musiciens travaillant dans un confort d'écoute propice à l'état de grâce. La sérénité qui se dégage de la plupart des morceaux est étonnante.

Question n°2 de Benoît Delbecq :
Ton mémoire au CNSM s'appelait Finir la musique... Où et comment se place ton éventuelle sensation de satiété musicale par rapport à un projet mené à terme comme Aéroplanes ? Que contiendra d'emprunté à celui-ci ton disque suivant ?

Antonin-Tri Hoang :
Pour être honnête, il y a un décalage entre ce que j’avais imaginé d’abord, sans ton point de vue, et ce qui s’est ensuite réalisé avec notre travail en commun. Pendant le travail d’écriture, ne pouvant anticiper ton apport, j’éprouvais les besoins de compléter encore et encore les pièces, et de vouloir contrôler l’ensemble de la forme, sans vraiment y parvenir. En écrivant seul au préalable, j’avais beau savoir pour qui et dans quelle direction j’écrivais, je ne pouvais combler par l’écriture tout ce que toi tu apporterais. J’avais, par exemple imaginé une plus grande perméabilité entre les pistes, de manière à ce que divers éléments se retrouvent disséminés un peu partout, mais avec les répétitions est apparue la logique du jeu ensemble, plus importante que tout le reste à mon sens, et qui nécessitait de faire de la place, si bien que moi qui pensais ne pas avoir assez de musique, j’en avais, en fait, trop ! Il y avait beaucoup à partager avec toi, les morceaux se sont transformés avec la combinaison de nos points de vue, et le plaisir de jeu a effacé le projet pour laisser place à la réalité du duo. Que le disque se soit construit par l’échange et le jeu est ma plus grande satisfaction.
Je sais qu’à l’avenir je retrouverai toujours cette différence entre projection et réalisation, et c’est ce que je trouve fascinant dans la musique : sa réalisation passe par plusieurs étapes, au cours desquelles l’apport des autres est prépondérant. Je ne vois pas l’écriture comme une fin en soi, je pense que l’essentiel se produit après, quand elle passe par le filtre des musiciens. Je ne veux pas savoir si je suis auteur ou non, j’aime bien l’idée d’écrire « pour », de modifier au gré des résultats et des envies, tout en gardant des convictions et des lignes directrices. Je pense continuer dans cette idée. Bien-sûr le format du duo est parfait pour ce genre de choses (à condition de bien s’entendre, et ce fut le cas !), diriger une plus grande formation est une autre histoire.

À suivre.

vendredi 3 juin 2011

Benoît Delbecq répond à trois questions d'Antonin-Tri Hoang (1)


Comme j'avais déjà évoqué ici l'enregistrement du CD Aéroplanes d'Antonin-Tri Hoang (saxophone alto, clarinette, clarinette basse) et Benoît Delbecq (piano et piano préparé), je cherchai une idée originale pour saluer la sortie de ce petit bijou (prévue pour le 16 juin) quand Stéphane Ollivier, qui les avait interviewés pour Jazz magazine, me suggéra de leur demander de se poser mutuellement trois questions. Cela ne me ferait pas vraiment des vacances, car attraper ces deux globe-trotters ne fut pas une mince affaire. Je leur demandai donc de jouer le jeu, avec la plus grande sincérité. Les réponses, assez longues, sont publiées ici en plusieurs épisodes.

1ère question d'Antonin-Tri Hoang :
Ton parcours est-il fait de choix persévérés ou poursuit-il une évolution naturelle ? Penses-tu qu'il puisse y avoir des changements radicaux dans ton évolution future ?



Benoît Delbecq :
Il y a un peu des deux. Mais j'ajouterai un facteur central qui est celui des rencontres que j'ai pu faire au fil des années et qui ont vu ma pratique évoluer dans certaines directions. Je n'ai jamais eu envie d'imiter, mais plutôt de m'inspirer de la liberté de pensée de mes "présences réelles" d'artistes qui m'ont montré la voie, et de créer ma liberté à moi - tout comme en peinture pour Sam Francis par exemple. Schönberg disait, dans l'introduction de son Traité d'Harmonie, "ce livre est né de ce que m'apprirent mes élèves"... Je pense souvent à cette phrase, et il n'est pas faux de dire que ma vie d'artiste est née de ce que m'ont transmis un certain nombre de figures-clés de mon parcours. Pas forcément des artistes d'ailleurs... En outre, ayant enseigné longtemps l'improvisation, l'harmonie, etc., cette expérience a été déterminante dans mes choix persévérés.
Si je remonte à mon adolescence, il est très clair que d'être allé à l'IACP en 1983 suivre les ateliers d'Alan Silva tout en étudiant des musiques écrites du XXème siècle avec Solange Ancona (au CNR de Versailles), également avec le compositeur David Lacroix, tout en apprenant à jouer le "jazz" avec Serge Adam et/ou le batteur Alain Mourey à la même période... Ma rencontre avec Mal Waldron... Tout cela a représenté la "base"  de ma réflexion et de la mise en œuvre de ma soif de musique qui s'invente dans le fugitif. Jouer dans le Celestrial Communication Orchestra d'Alan a été une expérience collective et sonique complètement unique et fondatrice pour moi. Souvent, depuis, je rêve de musique et cherche avec quels outils retrouver ces rêves dans la réalité, comme je rêve de donner l'impression que le temps recule, alors je cherche des agencements un peu mathématiques pour créer des sensations de vertiges rythmiques.


Alors bien sûr, il y a des choix persévérés, ils sont nombreux tant du point de vue esthétique qu'instrumental ou orchestral (je dis orchestral mais à ce jour je me suis surtout intéressé à des petites formes orchestrales car permettant une empathie de l'instant dans l'improvisation). En m'intéressant très tôt à la linguistique par exemple, à la rythmicité des langues, mon oreille à évolué vers ce que j'appelle une "attitude d'oreille" qui m'appartient. Il s'est agi pour moi de réunir mon intérêt pour des formes dites contemporaines (à ceci près qu'il y a des choses tout à fait de notre temps dans la musique ancienne !) avec celui pour l'improvisation et ses possibles à un certain moment de l'histoire du jazz. Autrement dit, il m'a fallu nombre d'années afin de "réunir" mes envies de musique avec mes capacités d'écriture et de réalisation au piano et, surtout, en groupe. Mais aussi point de vue du timbre, de l'émission du son, que de celui des détails d'accents, des illusions rythmiques...Une fois certains fondements de désir établis, il y a eu une évolution naturelle, elle continue d'ailleurs, seulement plus on avance plus les évolutions se font lentement car il faut que le corps suive ! Je travaille aujourd'hui essentiellement sur des idées que j'ai élaborées au printemps 2009 lors de ma résidence à la Civitella Ranieri Fundation (Italie), et à l'heure qu'il est seuls trois quatre morceaux (dont Binoculars !) en contiennent de façon réellement "nouvelle"… J'ai donc l'impression de débuter - ce qui est très réjouissant, car non seulement cela me donne à creuser toujours plus loin mais c'est aussi vivifiant pour moi de plonger dans l'inconnu lorsque je réfléchis à écrire et/ou travaille mon instrument et mon jeu improvisé. C'est parfois quasiment imperceptible aussi, alors que parfois cela a pris plusieurs années...

Je ne me protège aucunement des changements radicaux, bien au contraire, je suis toujours à l'affût d'idées qui pourraient soudainement me faire voir les choses autrement... Même si, bien sûr, je garde une certaine idée des choses, en tout cas d'un certain état d'esprit de l'agencement musical... Mais travailler pour l'image par exemple est une toute autre façon de voir, parfois intéressante... Récemment j'ai rêvé d'un nouveau morceau pour Kartet mais je n'ai pas encore réussi à mettre une note sur le papier... Je suis très lent pour écrire, j'écris plein de métaphores, ensuite je commence à définir des formes, des mouvements... Cela peut prendre un an parfois...


Récemment, j'ai décidé de reprendre des cours de piano ! Après 25 ans sans en prendre, c'est suite à un long échange avec mon ami Fred Hersch, lequel m'a poussé à aller plus loin encore dans mes découvertes à l'instrument. Aussi, ce désir correspond avec une rencontre avec la pianiste Alessandra Agosti, une élève de Michelangeli Benedetti qui m'a montré il y a trois ans une approche du piano tout nouvelle pour moi - du coup, je creuse et me régale comme un jeune passionné de 16 ans... C'est assez radical, comme changement, à mon âge !

Pour ce qui est de l'esthétique, j'ai encore maintes idées à mettre en œuvre... Des tonnes de petites notes par-ci par-là... Et j'ai toujours les oreilles à l'affût de toute remise en question de mes propres convictions, et parfois j'entends des choses, et me dis "ah, oui, excellent ça, je ne voyais pas les choses comme ça, mais ça me plaît, voyons-un peu comment c'est fait"... et je ne me mets pas à l'abri de toute découverte inédite qui ferait vaciller ma petite fabrique personnelle - même si j'y suis très attaché, il s'agit après tout d'outils que je me suis construit au fil des années. Mais certes le temps est un facteur incompressible, et je garde l'impression que je n'arriverai pas à aller au bout de tout le possible - tant mieux, d'ailleurs, enfin... J'avance à mon rythme autant que je le peux.

mercredi 1 juin 2011

La quête du Graal, de ppp à fff


Le remix minimaliste des disques du label ECM par Ricardo Villalobos et Max Loderbauer sied parfaitement aux productions de Manfred Eicher. Là où le formatage planant de chaque album pris séparément m'endort, Re: ECM introduit une délicate dialectique slalomant entre des sources aussi variées qu'Arvo Pärt, Alexander Knaifel, John Abercrombie, Miroslav Vitous, Louis Sclavis, Bennie Maupin, Paul Motian, et plusieurs morceaux de Christian Wallumrød. Si je suis fan de la linéarité monotone de Michael Mantler, friand des inventions brechtiennes d'Heiner Goebbels ou de la trompette veloutée d'Arve Henriksen, rares sont les disques ECM que j'arrive à écouter sans avoir l'impression d'être dans un salon de massage.
La difficulté des DJ est d'obtenir les droits de ce qu'ils triturent ou l'astuce de malaxer ce qui les y autorisera. Lorsque l'on n'appartient pas à l'écurie d'une major, s'associer avec un label est une aubaine que Villalobos et Loderbauer ont su saisir au bond. J'accordai jadis à DJ Nem l'autorisation de se servir des disques GRRR sans que je sois d'ailleurs capable de reconnaître, la plupart du temps, les échantillons prélevés parmi mes productions ! Le double album Re: ECM, très reposant sans être soporifique, est une parfaite équation entre les différents termes qui le composent.


Comme j'évoquais White Noise et Silver Apples, deux disques qui m'inspirèrent à mes débuts, Théo me conseilla Golem du groupe allemand Sand enregistré en 1974. Les entêtantes guitare et basse des frères Papenberg rythment la voix de Johannes Vester pour un minimaliste et psychédélique krautrock où les synthétiseurs ont fait leur apparition. Klaus Schulze, auquel Philippe Labat aimait me comparer pour me taquiner, fait une apparition aux congas.
Je continue néanmoins à préférer les délires électroniques de David Vorhaus, Delia Derbyshire et Brian Hodgson qui, avec le percussionniste Paul Lytton (sur Black Mass Electric Storm in Hell) et les chanteurs John Whitman, Annie Bird, Val Shaw, me firent "tripper" plus d'un samedi soir. Acheté en 1969 à l'intuition pour sa pochette, An Electric Storm, premier album du groupe White Noise, n'a pas pris une ride tandis que les suivants n'ont malheureusement aucun intérêt.


Également acheté au Souffle Continu, où je jouerai le 17 juin à 18h30 de mes drôles de machines en duo avec Antonin-Tri Hoang (sax alto, clarinette et clarinette basse), The African Twintower Suite est la musique composée par Hanno Leichtmann pour un film du provocateur metteur en scène Christoph Schlingensief. Mélange de rythmique allemande pour percussion et échantillons bouclés (Leichtmann), de musique indienne (Ravi Srinvasan et Vandana Sharma), de claviers électriques (Sir Henry), le résultat tient d'un capharnaüm composant la bande-son d'un film remonté pour le disque, mais impossible à se figurer tant ses éléments semblent délicieusement incongrus.


De son côté, Franck Vigroux me conseille Massacre de Wolfgang Mitterer, dont l'argument s'inspire du massacre à Paris de Christopher Marlowe. Saint-Barthélémy de la musique classique, son opéra est resitué dans une perspective politique actuelle, guerre de religions mêlant l'électronique à cinq voix lyriques et au Remix Ensemble, neuf instrumentistes remarquablement dirigés par Peter Rundel. La richesse de l'œuvre ne se découvre qu'à une écoute attentive, où les éléments disparates se démasquent, malgré la surabondance de références savantes qui parquent le massacre dans le ghetto estampillé "musique contemporaine". Exige d'y revenir pour en saisir toute la richesse.
Je termine par une compilation réalisée par Vigroux sur son label D'autres cordes intitulée Archipel électronique vol1. Christophe Ruetsch, Erik M, Annabelle Playe, Bérangère maximin, Jérôme Montagne, Kasper Toeplitz, Sébastien Roux, Samuel Sighicelli et le maître de cérémonie se succèdent en une débauche électro-acoustique qui doit plus au GRM qu'à l'Ircam si je compare avec Massacre. Entendre des conducteurs de machine les mains dans le cambouis plutôt que des musiciens cravatés. Très belles pièces, l'électricité règne, la saturation n'est jamais loin, l'énergie est intacte, rien ne se perd, rien ne se crée.
C'est peut-être le bémol que j'ajouterais à tous ces univers si personnels, cités depuis le début de cet article. On ne quitte jamais les écoles, qu'elles se nomment microhouse, krautrock, classique contemporaine, électro-acoustique, etc., toutes pourraient être logiquement affublées d'une étiquette alors que je cherche désespérément l'innommable. J'évoque le Graal, seule motivation qui continue à me faire acheter des disques. Il apparaît en de rares occasions. D'après ma petite enquête, il semblerait que mes collègues musiciens sont toujours aussi peu nombreux à se ruiner dans les magasins de disques, à quelques exceptions près. C'est à ce prix pourtant que s'opèrent nos révolutions intérieures.

vendredi 27 mai 2011

Comment devenir riche ?


Hier matin Jonathan me fait suivre un article du New York Times sur la nouvelle résidence de DSK que la presse française résume ensuite sans en livrer les détails. "His new home is a free-standing 3-floor town house in TriBeCa, on the market for nearly $14 million. The town house features a rooftop deck, a fitness center, a custom theater, a steam spa bath, two Italian limestone baths, two Duravit jet tubs, a waterfall shower and a dual rainfall steam shower." Patrick Dorffer traduit l'annonce de la mise en vente à 13,995,000 dollars : "Quatre chambres, trois salles de bain avec baignoire et douche, une salle de cinéma, une autre dédiée au sport, un spa avec bain de vapeur, une terrasse sur le toit avec mobilier d'extérieur et coquette statue de cochon... Le tout sur trois étages, pour 630 m2 au total, avec parquet en chêne, dans une rue pavée en plein cœur de Tribeca, quartier résidentiel de Manhattan à New York, dans lequel il aura pour voisins Mariah Carey, Jay-Z, David Letterman ou Robert De Niro. Dominique Strauss-Kahn a pris possession mercredi de sa résidence surveillée à 50.000 dollars (35.000 euros) par mois, au 153 Franklin Street. Mais donnez-vous la peine d'entrer pour une petite visite guidée." Appréciez le choix musical !


Sur FaceBook Marie-Anne interroge : "Ça c'est de l'info ! Quel intérêt ?" et me traite gentiment de petit malin lorsque je feins de comprendre l'effet quasi brechtien de son commentaire. Comme elle ajoute "Le scandale est-il dans cet appartement payé sur ses deniers ou dans nos cellules insalubres où s'entassent des personnes non encore jugées ou dont la place serait plutôt un centre de soins ?", je réponds "Sans la plus-value faite sur le dos des pauvres, il n'y aurait pas de riches !". Car qu'est-ce qui permet à quelques uns de s'enrichir lorsque le plus grand nombre reste pauvre ? L'héritage repousse la question aux générations antérieures sans la résoudre. En quoi un travail aurait-il plus de valeur qu'un autre ? Coup de bluff magistral lié à l'oppression de classe qui valorise l'organisation à l'action ou simplement antériorité de l'innovation ? Ou est-ce l'arnaque de la propriété que Proudhon assimile au vol ? La plus-value faite sur le dos de la majorité des travailleurs est-elle la seule méthode pour devenir riche ? La spéculation peut revêtir maintes formes, mais c'est l'acceptation du système qui pérennise l'écart de richesse. Aussi pour payer de ses deniers le barbecue ironiquement déguisé en cochon (photo) il aura fallu exploiter du monde, créant des iniquités poussant le lumpen à certaines formes de révolte anti-sociales rejetant en prison et en asile plus de pensionnaires que ces centres ne peuvent en contenir !

vendredi 20 mai 2011

Au vert de Malá Strana


Pensée émue pour les camarades avec qui j'ai l'habitude de partir en tournée, grands amateurs de bière. Inventeurs de la blonde au XIXe siècle (Pilsner Urquell ?), les Tchèques en sont les plus gros consommateurs au monde, loin devant les Irlandais. Comme en Belgique et en Allemagne, elle est délicieuse, rafraîchissante, mais il me faudrait rester un an avant d'en avoir goûté toutes les variétés, car après un ou deux verres je sens la rue vaciller. La femme au bock, qui me rappelle Kienholz, est perchée sur le toit d'un immeuble, à côté d'une cousine qui porte une planche de surf sous le bras et d'une troisième allongée près d'un fusil. Toute la ville est érigée de sculptures en bronze, souvent contemporaines, plutôt figuratives, décalées comme celles de David Černý ou dramatiques comme celles d'Olbram Zoubek pour le Mémorial aux victimes du communisme en bas de la colline de Petřín que nous longeons avant d'y grimper par le funiculaire.


Toutes les villes se ressemblent plus ou moins depuis les hauteurs. Le fleuve qui les coupe en deux est enjambé de ponts. Quelle que soit leur couleur les toits unifient le paysage et la quantité de verdure marque la qualité de l'air. Prague est bien lotie. L'ascension de sa Tour de Petřín, un modèle réduit de notre tour Eiffel de 1891, nous dissuade de visiter le château qui n'a jamais été le genre d'excursion que nous affectons. La foule des touristes et le style des bâtiments nous font plutôt pencher vers un bon restaurant au-dessus du Jardin Wallenstein.


Le mur de stalactites artificiels où sont cachées des formes animales et grotesques donne à ce jardin baroque italien un air de conte carrollien. Les bosquets taillés dissimulent des enclos de verdure où les ébats licencieux pouvaient probablement se commettre sans être dérangés ! Après la vieille ville hier (quartier Staré Mĕsto) notre seconde journée fut tournée vers la verdure, des vergers de Petřín à l'île de Kampa (quartier Malá Strana, de l'autre côté du fleuve). Protégés par des retenues obligeant les bateaux à emprunter le canal, les pédalos mouchètent la Vitava.


Et partout explose un festival d'architecture, à tel point que ce musée vivant marque la ville plus que toute autre chose. Jamais nulle part nous n'avons marché autant la tête levée vers le ciel. Les tons pastels donnent leurs parfums sucrés aux façades ornées de cariatides et de sculptures. Les toits ondulent ou se redressent pour se grandir. Les styles se fondent et s'opposent harmonieusement. En plus des références déjà citées lors de mes précédents billets, on reconnaît l'influence italienne et pharaonique, et au delà, à quel pont les architectes tchèques ont influencé la construction de New York. On s'y croirait parfois. J'allais écrire "les yeux fermés", mais c'est aller un peu loin !


Je les rouvre pour redescendre. Après une pause en fin d'après-midi où nous regagnons notre hôtel, nous ressortons le soir pour profiter du décor déserté des cohortes de touristes. Dans la journée il semble qu'il y en ait plus que d'autochtones. J'imagine que les Pragois n'ont pas les moyens de se loger au centre ville et que la banlieue limitrophe n'a pas le charme de l'ancien, ou bien il faut s'éloigner vers la campagne...


En sortant de la brasserie où nous avions jonglé avec la bière maison et la Becherovka, une liqueur forte et onctueuse qui sentait "aussi" le clou de girofle, nous sommes allés admirer l'immeuble dansant de Frank Gehry et Vlado Milunić. Il n'y avait pas que l'immeuble surnommé à l'origine Fred et Ginger qui valsait !

jeudi 19 mai 2011

Le dit des pierres


Concours de circonstances, la pleine lune a laissé la place au plein soleil. On devine le bleu du ciel derrière les vitraux de l'Elite Hotel. Prague resplendit dans cette lumière méditerranéenne inattendue. Comme à Venise, on y souffle le verre et les églises pullulent telles des champignons, ici à la crème. Chaque rue rivalise d'immeubles magnifiques, gothiques, Renaissance, baroques, art nouveau, cubistes (!), contemporains... Nous ne nous attendions pas à un tel chatoiement pâtissier. La cuisine tchèque sait également être légère : soupe de carottes à l'orange et céleri, lapin de Bohême du sud au romarin, truite à la marjolaine, etc.


Les Tchèques sont plus aimables que ce que l'on nous avait raconté. On sent pourtant le stress sous les sourires. Nous avons parfois l'impression d'être dans un film de Věra Chytilová ou Miloš Forman. Les boutiques de marionnettes rappellent plutôt Jiří Trnka ou Jan Švankmajer et les statues de David Černý constituent l'extension contemporaine de l'humour de Franz Kafka.


À l'aéroport j'ai acheté Le cimetière de Prague, dernier pavé d'Umberto Eco, sur les conseils de Bernard Vitet à nouveau hospitalisé pour avoir ruiné ses poumons à grand renfort de deux paquets par jour depuis toujours. Je partage avec mon ami le goût de jouer les détectives. La synagogue espagnole n'a rien perdu de son charme ni le "jardin des morts" de son éclat, mais les flots de touristes ont obligé les autorités à canaliser les flux. On tourne autour dans le sens d'un stūpa sauf que je dois porter une kippa en papier bleu marine sur ma calvitie naissante. J'ai toujours adoré me promener dans les cimetières lorsqu'ils sont plus ou moins abandonnés. Séduit par l'île de San Michele à Venise ou le Père Lachaise, j'avais toujours rêvé visiter le vieux cimetière juif de Prague. Les tombes de travers ont quelque chose de vivant, comme si la pierre poussait de terre. Les morts nous enverraient-ils des signaux ? Si c'est de fumée, la décomposition des corps transforme les atomes, produisant entre autres des gaz à effet de serre, oxyde de carbone et surtout méthane. Mais leur brume verte s'est dissipée depuis une éternité, génies sortis de lampes d'Aladin qui brûlent sans cesse dans les temples. Depuis, tant d'autres ont été asphyxiés sous les douches des camps nazis. Je lis la dizaine de strates enfouies dans ce jardin comme une bibliothèque dont mes ancêtres ont perdu la langue. Je suis incapable d'en déchiffrer les signes, mais, malgré la confusion et les crimes honteux que le passé ne peut justifier, ils me parlent tout de même.

lundi 9 mai 2011

L'exposition Interfaces interroge le multi-écran


Interfaces est un récit interactif sur le design multi-écran, vu à travers 43 projets et 17 regards croisés de chercheurs et designers. Réalisée par Les Designers Interactifs et La Fracture Numérique dans le cadre d’Adobe Live – La Creative Week, l'exposition de l'Atelier Richelieu se double d'un site Internet où sont présentées les vidéos des intervenants.
Imaginer l'avenir est un jeu d'enfant pour qui s'y penche sérieusement. Regardez le sourire en coin des inventeurs et les sourcils froncés des responsables ! Les uns et les autres sont partagés entre le désir de voir leurs rêves se transformer en réalité et le doute que les usages se conforment à leurs pronostics. La question que le commissaire de l'exposition, Benoît Drouillat, pose à tous est ambiguë. "Le multi-écran" est-il la multiplication des tablettes et téléphones intelligents ou l'embouteillage des informations rassemblées sur un écran géant ? Est-ce un défi aux indispensables économies d'énergie ou une référence artistique au Napoléon d'Abel Gance et au light-show psychédélique ? N'est-ce pas prendre le sujet par le mauvais côté de la lorgnette ? De quoi avons-nous réellement besoin ? De quelles impossibilités naîtra le réel ?
Il est dommage qu'ici encore une seule fille (Amélie Boucher) témoigne au milieu de la cohorte de garçons aux front dégarni et cheveux argentés (Emmanuel Alix, Giuseppe Attoma, Rémy Bourganel, Frédéric Cavazza, Jean-Louis Fréchin, Lucas Grolleau, Pierre-Damien Huyghe, Romain Landsberg, Arnaud Mercier, Vincent Puig, Matthieu Savary, David Serrault, Eric Scherer, Stéphane Vial, Simon White et moi-même). La sensibilité féminine offre des ouvertures que la mâle passion pour les nouvelles technologies néglige. Si le design est un art appliqué, il concerne pourtant le quotidien des hommes comme des femmes.
Les rubriques s'organisent selon les affinités de chacun : architecture et espace, design sonore, jeux, médias et contenus digitaux, objets connectés, services.
Interrogé sur le projet FluxTune (2'26) réalisé avec Frédéric Durieu, je filme une petite démonstration (1'54) de notre instrument de composition musicale atypique, conçu pour être utilisé sans apprentissage, du moins tel que les musiciens l'entendent.


Après une brève tentative d'explication (plus détaillée ici !) sur notre création qui est toujours inédite bien que nous l'ayons conçue dès 2004, j'aborde le geste instrumental (2'59) et m'interroge sur le thème imposé (1'45).

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En regardant les trois vignettes de mes contributions vidéographiées par Marina Wainer je ne peux m'empêcher de penser aux mimiques d'Yvette Guilbert commentant en images L'art de chanter une chanson (Ed. Bernard Grasset, 1928). Joignant la parole au geste, je lance simultanément les trois vidéos (essayez à votre tour !) et je note au fur et à mesure les mots qui ressortent du tintamarre ubique, me souvenant cette fois des expérimentations de George Ives, père du compositeur Charles Ives, qui avait fait jouer dans des tonalités différentes deux fanfares, marchant depuis chaque extrémité de la rue principale pour qu'il puisse inscrire les notes au fur et à mesure qu'elles lui parvenaient !
Cette fantaisie iconoclaste ne serait-elle pas ma véritable réponse au sujet du multi-écran ?

lundi 18 avril 2011

Frank Zappa, la Freak-Out List


Pour un aficionado le titre est alléchant. En 1966 sort Freak Out!, le premier album des Mothers of Invention. Y figure la liste des "personnes ayant contribué matériellement de diverses manières à rendre la musique des Mothers of Invention ce qu'elle est", et la mère supérieure d'ajouter "SVP ne le retenez pas contre eux".
En 2004 je terminai mon article pour Jazz Magazine intitulé Les M.O.I., l'émoi et moi par "J’ai toujours considéré Zappa comme le père de mon récit, du moins pour la musique. Chaque fois que je « découvrais » un nouveau compositeur, je courrais voir s’il appartenait à la liste d’influences que Zappa donne dans son premier album. Ainsi, depuis 1968, j’ai vérifié les noms de Schoenberg, Kirk, Kagel, Mingus, Boulez, Webern, Dolphy, Stockhausen, Cecil Taylor, et mon favori, Charles Ives… Je suis surpris aujourd’hui de ne pas y lire les noms de Conlon Nancarrow, Harry Partch ou Sun Ra (...)."
Rob Johnstone vient de publier en DVD son film prétendant aborder la liste de rêve. Le but est en fait d'initier le public anglais à la musique du compositeur américain, mais le réalisateur ne s'intéresse hélas qu'aux influences "classique" les plus connues (Schönberg, Stravinski, Varèse), au doo-wop (témoignage de deux membres des Cadillacs) et au jazz de Miles Davis (digression hors-sujet suspecte). Pour quiconque est peu familier avec la musique de Frank Zappa, The Freak-Out List est d'un intérêt certain, mais les autres n'y trouveront pas de quoi se nourrir. La forme du reportage est fidèle au style plan-plan de ce genre d'exercice, les documents trop courts alternent avec des interviews découpées en rondelles. Trois anciens Mothers, Ian Underwood, Don Preston et George Duke, les biographes Ben Watson et Greg Russo, celui de Varèse, Alan Clayson, l'historien David Nicholls et le spécialiste de R&B Robert Pruter s'y conforment. C'est dommage.
Je suis déçu. Le film reste à faire. Il irait à la pêche aux archives pour nous révéler les merveilles qui ont fait saliver Zappa et peut-être quelques énigmes de son inspiration. Les 179 noms s'égrènent dans un apparent désordre, 23 environ pour chacune des 8 colonnes. Malgré mon érudition en la matière je n'en connais pas la moitié. L'enquête devrait être exhaustive, systématique. La liste continuera-t-elle à susciter des vocations ? Est-elle le fruit d'un brain storming ? Quels secrets y sont cachés ? Zappa contrôle-t-il déjà tout ce qu'il livre au public ? Sur Wikipédia un détective électrique tente l'opération, la liste est là, classée méthodiquement, chaque nom renvoyant à un nouvel article de l'encyclopédie contributive, mais il reste quelques inconnu(e)s.
Le carton de mon pressage américain est deux fois plus épais qu'un européen. C'est un des premiers doubles, un album-concept qui a influencé le Sergent Pepper's des Beatles. Son producteur, Tom Wilson, a également à son actif Sun Song de Sun Ra, The Times They Are a-Changin’, Another Side et Bringing It All Back Home de Bob Dylan, Wednesday Morning, 3 A.M. de Simon & Garfunkel, Chelsea Girl de Nico et White Light/White Heat du Velvet Underground. À cette époque il y avait des types qui avaient du nez et prenaient des risques. Freak Out! n'eut aucun succès à sa sortie aux USA et resta confidentiel ailleurs.
En 2006, pour le quarantième anniversaire du vinyle, le Zappa Family Trust a publié The MOFO Project/Object, un quadruple CD qui passionnera les fans, playbacks instrumentaux, prises alternatives, remix ultérieurs, documents d'archives, etc. Les autres pourront acquérir le petit chef d'œuvre sous sa forme originale, plus simple.
Mélange de chansons pop et de rock, d'expérimentations hirsutes et facéties vocales (Freak Out!, Absolutely Free et We're Only In It For The Money), de pièces symphoniques (Lumpy Gravy), de doo-wop (Ruben & The jets), de blues, de jazz (Uncle Meat), les premiers albums de Zappa sont tous incontournables, tous brassant toutes ces influences en un melting pot unique qui ne ressemble qu'à son auteur, compilateur de génie, arrangeur visionnaire, citoyen engagé, compositeur emblématique de la seconde moitié du XXe siècle dont la popularité ne cessera de grandir.

mardi 29 mars 2011

Un jeune homme sous influence


De temps en temps nous plongeons dans le passé, feuilletant nos cahiers d'écolier, albums de photos ou boîtes à fourre-tout. Il faut parfois attendre des décennies, mais les accumulateurs finissent par rendre leur jus.
En juin dernier j'avais exhumé "les 10 vinyles que j'ai achetés pour leurs pochettes et dont la musique ne m'a pas déçu, bien au contraire, puisqu'ils sont à l'origine de ma vocation de compositeur" pour l'exposition Face B de Daniela Franco à La Maison Rouge. Étaient cités We're Only In It For The Money des Mothers of Invention, Their Satanic Majesties Request des Rolling Stones, le premier album des Silver Apples, Strictly Personal de Captain Beefheart and His Magic Band, Electronic Music de George Harrison, An Electric Storm de White Noise, The Doughnut in Granny's House du Bonzo Dog Band, The Academy in Peril de John Cale, Musics for Piano, Whistling, Microphone and Tape Recorder de Michael Snow et le premier album d'Albert Marcœur. Dimanche matin, jour propice à écouter des disques remisés derrière le divan, j'ai retrouvé d'autres albums qui m'ont influencé considérablement sans que je m'en souvienne. Je laisse pour l'instant de côté ceux de mon enfance, 45 tours et évocations radiophoniques, et mes premiers achats, Claude François, Adamo et les Beatles !
Parmi mes 33 tours achetés en 1968, Crown of Creation de Jefferson Airplane incarnait l'électricité du rock psychédélique, Have A Marijuana de David Peel and The Lower East Side l'agit prop de rue, In-A-Gadda-Da-Vida d'Iron Butterfly nos transes rituelles, In Search of The Lost Chord des Moody Blues le rock symphonique gentillet, mais ceux qui me marquèrent de manière indélébile furent plus certainement The Beat Goes On de Vanilla Fudge, incroyable remix romantique de tubes de tous les âges avec utilisation dramatique de voix historiques (Chamberlain, Churchill, Hitler, Roosevelt, Truman, Kennedy, etc.), d'interviews reconstitués et d'éléments hétérogènes, l'éclectique et expérimental Wonderwall Music de George Harrison, Beatle le plus proche de Revolution 9, et évidemment les deux précédents albums de la bande de Frank Zappa, Freak Out ! et Absolutely Free. De l'année suivante et malgré les griffures de Scat qui en avait bien esquinté les tranches, je reconnais Trout Mask Replica, chef d'œuvre de Beefheart, Umma Gumma de Pink Floyd juste avant que je les remplace par Soft Machine et Sun Ra dans mon panthéon, Family Entertainment de Family, rock progressif aussi éclectique (c'est un terme que j'apprécie, on l'aura compris ou entendu !) avec l'extraordinaire puissance vocale de Roger Chapman, Permanent Damage des GTO's (Girls Together Outrageously), un groupe de nanas déjantées produites par Zappa sur Straight.
Tous ces disques méritent d'être découverts ou redécouverts par quiconque s'intéresse à cette époque prolifique où l'imagination était au pouvoir, du moins dans la résistance. Il y en a beaucoup d'autres, c'est très personnel, je n'ai cité que ceux que je possède encore dans leurs versions vinyle avec leurs grandes pochettes de 30 cm sur 30 cm et qui ont influencé indirectement ma propre musique. L'esprit des jeunes gens est très meuble et les émotions imprimées à cette époque de formation sont souvent plus marquantes qu'on ne le suppose...

Photos prises à Marly-le-Roi en 1971 pendant le concours de l'Idhec

dimanche 20 mars 2011

À la télé, au cinéma, en dvd...


Bref survol de quelques films vus récemment à la télé, au cinéma ou en dvd, et qui ne feront l'objet d'aucun billet particulier... En vrac, à profusion et arbitrairement...
Ceux de 2010 :
Benda Bilili !** de Renaud Barret et Florent de La Tullaye, leçon de vie par un orchestre de musiciens congolais handicapés, sur le conseil de ma tante Arlette Martin, les bonus de ce film musical justifient l'achat du DVD
Le discours d'un roi (The King's Speech)* de Tom Hooper, beau numéro d'acteurs noyé dans de l'alexandredesplatitude
Hors-la-loi** de Rachid Bouchareb, bien meilleur que Indigènes et indispensable pour comprendre un passage caché de l'Histoire de France, Djamel Debbouze y est formidable
Les petits mouchoirs** de Guillaume Canet, un nouveau Sautet ou Lelouch qui se laisse regarder avec plaisir grâce à l'admirable jeu des comédiens, comme le précédent sur le conseil de Nicolas Clauss
Winter's Bone* de Debra Granik, plus drame que polar, bien poisseux, pas ma tasse de thé mais vraie ambiance
Inception* de Christopher Nolan, pour l'action et le Rubik's Cube du scénario
The Green Hornet° de Michel Gondry, catastrophique pantalonnade
The Social Network* de David Fincher, si vous ne connaissiez déjà l'investissement libidinal des sales gosses devenus les manitous du Net de de l'informatique
Black Swan° de Darren Aronofsky, un cliché machiste de l'univers de la danse assez tape-à-l'œil pour faire illusion, semble-t-il
Tamara Drewe** de Stephan Frears, sur le conseil d'Anna Prangenberg, une comédie réussie inspirée d'une célèbre BD
contrairement aux Aventures extraordinaires d'Adèle Blanc-Sec°, plus nul tu meurs, une honte de plus à l'actif de Luc Besson, un sacrilège
Gainsbourg (Vie héroïque)° de Johann Sfar, sans grand intérêt, mieux vaut acquérir les clips publiés en DVD par Universal plutôt que ce manège de faux sosies
Detective Dee and the Mystery of the Phantom Flame* de Tsui Hark, prise en charge garantie, heroic fantasy avec des baguettes
City of Life and Death (Nanjing! Nanjing!)* de Lu Chan, épopée manichéenne chinoise anti-japonaise en noir et blanc, fastidieux
Tournée** de Mathieu Amalric, magnifiques premières trente minutes, mais la suite est paresseuse
Vénus noire° de Abdellatif Kechiche, c'est malhonnête de ma part d'en parler, j'ai calé à la moitié tant je m'ennuyais ; fiction de gauche, "le cinéma du réalisme citoyen" que critique Laurent Dubreuil dans les derniers Cahiers du Cinéma représente bien "le cinéma révisionniste" fustigé par Alain Badiou (dont les écrits sur le cinéma ont été récemment publiés)
Solutions locales pour un désordre global*** de Coline Serreau, le sujet est trop important pour que je n'en fasse pas un billet à part entière, à suivre
L'année précédente :
À l'origine*** de Xavier Giannoli, un film superbe qui nous interroge sur la manipulation des cerveaux disponibles dont nous pourrions être tous victimes à force d'illusions perdues, Cluzet en grande forme
I Love You Philip Morris** de Glenn Ficarra et John Requa, comédie irrésistible avec Jim Carey en escroc de haut vol, une histoire d'amour entre deux hommes, inspirée d'une histoire vraie comme le précédent
Le roi de l'évasion*** d'Alain Guiraudie, son meilleur de très loin, aucun poncif, du cousu main, à voir absolument comme celui de Giannoli
Violent Days** de Lucile Chaufour, un autre film français qui évite la sempiternelle bourgeoisie se répandant sur tous les écrans, la réalisatrice filme une classe sociale rarement vue au cinéma, prolos du Havre nostalgiques du rock 'n roll, le noir et blanc participe à la fusion de la fiction et du documentaire, et puis elle chante bien, rare chez les cinéastes
La cour des plaignants** de Zhao Liang, intéressante plongée dans la corruption chinoise filmée sur dix ans, terrible
Chéri° de Stephan Frears, adaptation de Colette totalement ratée, contrairement aux deux autres films du même cités ici
Chloe** d'Atom Egoyan, pour une fois bien meilleur remake que l'original (Nathalie* d'Anne Fontaine), contrairement à ce qu'a prétendu la critique ; à comparer les deux, bonne leçon de scénario grâce aux détails pour cette œuvre de commande
Et les plus anciens, par ordre chronologique inverse :
La révélation** de Hans Christian Schmid (2009), cette étonnante fiction est une dénonciation des magouilles politiques du Tribunal de La Haye autour des atrocités perpétuées en Bosnie
Missing (Sam hoi tsam yan)°, psycho-thriller de Tsui Hark (2008), si l'on fait abstraction du sirop mélo
7h58 ce samedi-là (Before the Devil Knows...)** de Sidney Lumet (2007), excellent polar avec Philip Seymour Hoffman et Ethan Hawke en mauvais fils
Ghosts of Cité Soleil** de Asger Leth et Milos Loncarevic (2006), musique de Wyclef Jean et Jerry "Wonder" Duplessis, documentaire époustouflant sur les bandes en Haïti du temps d'Aristide
Les faussaires* de Stefan Ruzowitzky (2006), intéressante anecdote historique sur des faux-monnayeurs juifs au service des Nazis
Les pommes d'Adam (Adams Äpplen)*** de Anders Thomas Jensen (2005), sur le conseil d'Anna, comédie dramatique politiquement incorrecte danoise qui mérite d'être redécouverte (et des pas mûres)
Imposture** de Patrick Bouchitey (2005), la classique intrigue en milieu littéraire est développée de manière originale, pas étonnant du réalisateur-comédien de Lune froide, intéressante approche du masochisme
Broken Wings** de Nir Bergman (2002), sur le conseil de Lucien Alfonso, très beau film israélien sur le désarroi de la jeunesse
Dirty Pretty Things*** (2002) de Stephen Frears, excellent polar londonien dans le monde des sans-papiers clandestins
La chatte à deux têtes** de Jacques Nolot (2002), film gonflé, entendre qu'il peut choquer beaucoup de monde car Nolot montre essentiellement les spectateurs d'un porno dans l'obscurité avec le ballet des travestis qui leur tournent autour, le film passe bien mais ça fait un peu mal
Chaos*** de Coline Serreau (2001), un de ses meilleurs films, Françoise m'en parlait depuis longtemps, la prostitution sous toutes ses formes, entre le thriller et la comédie de mœurs
Le huitième jour*** de Jaco van Dormael (1995), comédie salutaire où l'aspect populaire n'interdit pas la fantaisie
Once more (Encore)** de Paul Vecchiali (1988), cinéaste mésestimé ou méconnu avec pourtant à son actif plus de 50 longs métrages, une œuvre, inventive et subversive, coming out avec réminiscences ici de Jacques Demy, j'ai vu énormément de ses films dans les années 70-80 (Femmes femmes****, Corps à cœur****, Change pas de main**, La machine*...), mais j'ai découvert cet incontournable grâce à Fabien Béziat
Mon oncle d'Amérique*** d'Alain Resnais (1980), bien meilleur que dans mon souvenir, même si la psychanalyse est évacuée au profit des théories de Laborit, pourquoi faut-il toujours opposer au lieu de jouer les complémentaires ?
Série noire** d'Alain Corneau (1979), vu à l'occasion de sa mort sur le conseil de Pierre Oscar Lévy, dialogues de Georges Perec, déprimant et très réussi
Le malin (Wise Blood)° de John Huston (1979), il faut être nord-américain pour apprécier le délire préchi-précha
Affreux, sales et méchants° d'Ettore Scola (1976), le gros comique bien gras, même critique, m'est insupportable
Le privé (The Long Goodbye)*** de Robert Altman (1973), revu sur le conseil d'Elisabeth Lequerret, drôlement bien
L'attentat* d'Yves Boisset (1972), revu sur le conseil de Jacques Perconte, pas mal
Ubu enchaîné** de Jean-Christophe Averty (1971), un peu lourd, mais décapant
Mickey One*** d'Arthur Penn (1965), mon souvenir ne m'a pas trahi, super polar avec en plus la machine de Tinguely qui s'autodétruit en feu d'artifices
Du silence et des ombres (To Kill a Mockingbird)*** de Robert Mulligan (1962), sur le conseil de Vincent Segal, formidable pamphlet anti-raciste, les deux jeunes héros jouent aussi génialement que ceux de La nuit du chasseur****, étrangement méconnu en France
Po zakonu (Dura Lex)*, western constructiviste de Lev Koulechov (1926), décors d'Alexandre Rodchenko, moins enthousiasmant que nous l'espérions
Idem avec le premier volume de L'usage du monde*, où officient Julien Samani (Les hommes de la forêt 121, 2007), Serguei Loznitsa (Lumière du Nord, 2008), Wang Bing (L'argent du charbon, 2008) et évidemment Stéphane Breton (La maison vide, 2008, et La montée au ciel, 2009) dont les documentaires n'ont pas l'originalité de ses précédents***, c'est fort mais la complicité a fait place à la contemplation
La série Bored to Death* est sympa si l'on ne regarde qu'un épisode à la fois (26') de cette comédie déjantée, humour juif new yorkais, fumette et petites pépés, le générique est superbe comme souvent dans les séries américaines. On peut préférer Californication* ou, mieux, Breaking Bad**...
J'en oublie forcément.
En dehors de la saison 4 de Mad Men*** et de l'intégralité des comédies transgressives américaines**** conseillées par Jonathan Rosenbaum (dont le site est une mine), ceux qui m'ont véritablement accroché sont en rubrique Cinéma & DVD**** !

**** Chef d'œuvre *** A voir absolument ** A voir * Pourquoi pas ° À éviter

lundi 28 février 2011

Chez Borzage même la mort ne peut séparer les amoureux


À l'Idhec je n'avais jamais entendu parler de Frank Borzage avant de voir Strange Cargo. La présence de Joan Crawford que j'avais adorée dans Johnny Guitar, un de mes dix films préférés, ne suffisait pas à expliquer ma fascination pour la passion qui traverse l'œuvre où je sentais pourtant quelques relents mystiques auxquels j'étais habituellement allergique. J'utilisai même sa bande-son en février 1977 pendant l'enregistrement de He has been bitten by a snake, improvisation collective avec Un Drame Musical Instantané ! À chaque nouveau film de Borzage que je découvrirai je serai surpris par la force et l'originalité des émotions, et étonné que son œuvre soit si peu connue. La censure et les aléas de production ont dressé tant d'obstacles sur sa route.


La publication de ses films muets par Carlotta confirme mon sentiment. L'heure suprême (Seventh Heaven, 1927) me laisse sans voix ! L'amour fou salué par les surréalistes est partout présent. Ses mélodrames vont à l'inverse du renoncement chez Douglas Sirk qui s'en est pourtant largement inspiré tant dans le traitement dramatique que dans le soin porté à l'image. Les films de Borzage exaltent la passion entre deux êtres que rien ne peut séparer, ni la misère, ni la guerre, ni la mort. J'ignore pourquoi le noir et blanc, d'une beauté inimitable, me rappelle les illustrations d'antan, gravures de Gustave Doré ou peintures de Caspar David Friedrich. Seuls les films de F.W. Murnau me font cet effet. Le coffret DVD, Prix du Syndicat Français de la Critique de Cinéma, rassemble trois autres chefs d'œuvre jusqu'ici inaccessibles, L'ange de la rue (Street Angel, 1928), Lucky Star et ce qui reste de La femme au corbeau (The River, 1929), complété par une foule de suppléments, entretiens avec Hervé Dumont, biographe de Borzage qui a supervisé l'ensemble, courts-métrages de la série Screen Directors Playhouse, entretien radiophonique avec le réalisateur, livret de 72 pages, etc. La frêle Janet Gaynor et l'indestructible Charles Farrell sont les héros des trois premiers, l'érotique Mary Duncan incarnant l'héroïne du quatrième.


Après ses démêlés salariaux avec la Fox, on retrouve Janet Gaynor aux côtés de Farrell dans la première version parlante de Liliom (1930), antérieure de quatre ans à celle de Fritz Lang. L'ascétisme des décors stylisés fait paraître naturelle l'intrusion de l'au-delà, images hallucinantes d'un train, très borzagien, entrant dans l'image comme une attraction foraine qui serait sortie des rails. L'amour, toujours, vaincra la bêtise et la mort.

N.B.: les séquences YouTube sont très loin de la qualité exceptionnelle des remasterisations éditées par Carlotta à l'époque de cet article du 28 février 2011.

Et deux chefs d'œuvre de Murnau


Carlotta [avait] aussi édité L'aurore et City Girl de F.W. Murnau, toujours sublimement remasterisés et rassemblés en un coffret rempli de suppléments formidables dont la version tchèque, dite européenne, du chef d'œuvre absolu que représente L'aurore, malgré son insuccès à sa sortie (avec Janet Gaynor !), en plus de la version américaine dite movietone. City Girl, avec les deux acteurs principaux de La femme au corbeau, est le dernier film de Murnau avant Tabou et son accident mortel. Le réalisateur montre déjà son inclinaison pour le naturalisme magique et son rejet d'Hollywood, même s'il réussit un généreux portrait de l'Amérique des grands espaces. Beaucoup plus cruel, direct et essentiel, Murnau peint pourtant au scalpel quand Borzage dessine au fusain.
Le muet ne doit pas rebuter les jeunes cinéphiles. Le noir et blanc y est symphonique, l'action universelle, la force poétique inégalée. Autant que possible, j'essaie d'évoquer dans cette colonne des films rares ou méconnus, abusivement réputés difficiles ou simplement redécouverts grâce au travail des éditeurs DVD. Comme tout chef d'œuvre, leur modernité est inaltérable parce qu'ils bravent le temps.

vendredi 11 février 2011

Le baiser de la femme araignée


Étonnant comme l'on peut être sensible ou pas à un film, un livre, une musique !
J'ai bien aimé l'énigme du polar Requins d'eau douce d'Heinrich Steinfest (Carnets Nord), ses ressorts inattendus, mais je suis resté en retrait de son style sec. Je me pose toujours des questions sur la littérature étrangère qui ne me préoccupent pas lorsque les auteurs sont francophones. Cette frustration vient-elle de l'original ou de sa traduction ? Sur ma table de nuit m'attendent les textes sur le cinéma d'Alain Badiou (Nova Éditions), les entretiens avec Werner Fassbinder (G3J) et David Lynch (Cahiers du Cinéma), plus des romans qui m'obligeront peut-être à me poser, Marina de Carlos Ruiz Zafon, Le quai de Ouistreham de Florence Aubenas que Françoise a adoré et Un mage en été d'Olivier Cadiot qu'elle a emprunté pour moi à l'excellente Médiathèque de Bagnolet. En général j'aime justement beaucoup le style de Cadiot, sa musique. Le style. L.F. Céline en parlait très bien. Le style est plus important à mes yeux et mes oreilles que les histoires racontées. Une excellente raison pour égratigner la majeure partie de la production cinématographique actuelle, empêtrée dans les conventions imposées par la narration ou reportages démonstratifs...
Pourtant je n'ai pas accroché à Oncle Boonmee du Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul qui semble enchanter pas mal de monde. Les images sont belles, mais le rythme, très personnel, est malgré tout mollement bancal. Est-ce magiquement stylé ou simplement maniéré ? Peut-être est-ce ce fichu sens du sacré qui me fait défaut ? Ou aurais-je une façon tordue de l'appréhender ? Je le sens lorsque je discute de Pasolini ou Bergman avec les amis. Le mysticisme me barbe quand il se substitue à l'inconnu. Comme si la question sans réponse le resterait éternellement ! J'ai essayé de regarder les Enquêtes extraordinaires de Stéphane Allix (Ed. Montparnasse), mais l'accumulation de témoignages ne mène nulle part. J'espérais quelque polémique entre divers scientifiques et philosophes pour m'aider à terminer le feuilleton un peu science-fiction dont il ne me reste que sept épisodes sur cinquante à écrire...
Question du style toujours avec Edward II de Derek Jarman. Le punk baroque appliqué à Marlowe m'horripile rapidement. Surcharge, surjeu, surtout. Tout paraît ampoulé, crémeux, redondant. L'icono homo accouche parfois de ce genre de monstre misogyne.
Le baiser de la femme araignée d'Hector Babenco, réalisateur brésilien d'origine argentine, m'inspire l'inverse (les deux DVD sont publiés par Carlotta). L'homosexualité n'est pas le sujet, mais le machisme qui produit les pires horreurs sur Terre. L'écrivain Manuel Puig révèle le secret de l'origine de son roman dans l'un des bonus. Il n'a pu trouver une seule femme qui revendique son asservissement à l'homme. Seul un travesti pouvait tomber dans le panneau, hors la réalité, dans le fantasme sans hésiter. Le film de 1985 n'a pas pris une ride. Deux prisonniers partagent la même cellule sous un régime dictatorial. Le film dans le film, raconté à l'un par l'autre, souligne l'évasion impossible. À la caricature de militant joué par Raul Julia répond l'extraordinaire finesse du personnage interprété par William Hurt, catalyseur d'un miroir aux faces multiples qui creuse l'inconscient en explorant les abysses de la sexualité et du pouvoir pour révéler la dignité de l'être humain. La résistance se dévoile sous des visages inattendus...

vendredi 17 décembre 2010

Basquiat en 3 films et 1 exposition


La visite de l'extraordinaire rétrospective de Jean-Michel Basquiat au Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris (jusqu'au 30 janvier 2011) m'a donné envie d'en savoir plus sur ce génie précoce, foudroyé à 27 ans, qui laissa 1000 tableaux et 1000 dessins derrière lui. Ξ Le somptueux catalogue me permet d'abord de revenir sur ce que je viens de voir, déambulation chronologique d'une ampleur exceptionnelle où chaque œuvre exprime la rage de vivre d'un adolescent qui brûla la chandelle par les deux bouts. Le conte de fées dura huit ans, autant que la carrière discographique des Beatles, mais deux fois plus longtemps que celle de Jimi Hendrix ! Tout est allé très vite := le speedball est un mélange d'héroïne et de cocaïne. Le succès a grillé le peintre, lui donnant les moyens de se détruire alors qu'il construisait son propre mythe. Overdose. Dans la vie d'un artiste les deux plus grands dangers sont l'échec et le succès. Le premier rend amer, le second fige le modèle et peut être fatal s'il arrive trop tôt. Ω L'évidence saute aux yeux, du moindre graffiti des débuts de celui qui signait SAMO© (SAMe Old Shit) avec son ami Al Diaz jusqu'aux toiles composées avec un autre ami nommé Andy Warhol dont la mort en 1987 l'affligea, un an et demi avant la sienne. Où qu'il peigne, quel que soit le matériau, les signes poussent comme des champignons magiques. Tout ce qu'il touche se transforme en or à l'image de la couronne qu'il s'est rêvée enfant.


J'ai commencé par Basquiat, le biopic de 1996 de Julian Schnabel. Ce genre produit souvent le pire, mais le réalisateur intègre des séquences expérimentales qui recadrent le sujet dans son époque. Jeffrey Wright y incarne l'éternel gamin presque mieux que l'original et David Bowie fait très bien son Warhol ΘΘ Le caractère du peintre déborde sur ses créations.
J'ai enchaîné avec Jean-Michel Basquiat: The Radiant Child, un documentaire récent de Tamra Davis qui vient d'exhumer l'interview de 1986 qu'elle avait filmée et qui a rencontré nombreux de ceux et celles qui l'ont côtoyé. Les témoignages sont passionnants. Tout tient évidemment au fait que les tableaux explosent à la figure comme une bombe de farces et attrapes, sans que l'on sache d'abord ce qu'elle contient et qui reste, malgré tout, hermétique après s'être consumée. Les chefs d'œuvre ont la caractéristique de produire autant d'interprétations qu'il y a de spectateurs. Ҩ Les couleurs jaillissent, les revendications sont sibyllines, les signes se répètent et se multiplient, les références swinguent... Le jazz est partout, be-bop de Charlie Parker à l'heure où le rock est sur scène et dans les caves.
Justement, le troisième film est une plongée dans la musique qui se joue à Manhattan alors que Jean-Michel Basquiat, 19 ans, incarne son propre rôle à travers une suite de galères qu'il prend toujours à la légère, poète funambule dont le sourire irradie l'œuvre. La distribution musicale du mythique Downtown 81 signé Edo Bertoglio (qui ne sortira qu'en 2000 à l'occasion du Festival de Cannes) est exemplaire : Tuxedomoon, DNA avec Arto Lindsay et Ikue Mori, The Lounge Lizards avec John Lurie, Melle Mel avec Blondie, Chris Stein, The Felons, The Plastics, Kid Creole and The Coconuts, James White and The Blacks, Walter Steding & The Dragon People, Kenny Burrell, Lydia Lunch, Dillinger, The Specials, Suicide, Andy "Coati Mundi" Hernandez et Rammellzee (en collaboration avec Basquiat), Saul Williams (le narrateur) et Gray, le propre groupe de Vincent Gallo et Basquiat qui y joue de la clarinette.
L'ensemble dessine à la fois un portrait du jeune prodige, le plus célèbre des peintres noirs américains (d'origine haïtienne et portoricaine), et celui d'un New York bouillonnant des divers courants qui l'alimentent. Ӂ La peinture de Basquiat reflète ce foisonnement de cultures et d'influences recyclées au travers de la vision d'un jeune prophète en quête de (re)pères.

dimanche 24 octobre 2010

Les recherches d'un chien à la Maison Rouge


Avec l'exposition Les recherches d'un chien, la Maison Rouge me donne enfin un os à ronger. Pas seule, puisqu'elle est alimentée par FACE, la Foundation of Arts for a Contemporary Europe qui réunit cinq fondations privées avec DESTE (Athènes), Ellipse (Cascais au Portugal), Sandretto Re Rebaudengo (Turin) et Magasin 3 (Stockholm), permettant de proposer un menu des plus roboratifs, d'autant que le thème ne me laissera pour une fois pas sur ma faim. S'inspirant d'une nouvelle de Franz Kafka, l'exposition présente des artistes qui interrogent la société et leur place responsable dans ce monde. La crise d'identité du chiot le marginalise alors qu'il voudrait seulement comprendre ses congénères. Si la poésie transpose le réel, sa gamelle est forcément politique et sa révolte de hors-la loi légitime. Certains mordent, d'autres se frottent, mais tous ne répondent qu'à leur nom, même si le maître reste indubitablement le galeriste. Jusqu'au 16 janvier 2011, on découvrira donc des œuvres d'artistes qui ne s'amusent ni ne se rebellent sans arrières-pensées.


Peu d'entre eux partent de nulle part. Les matériaux qu'ils emploient sont souvent de récupération, détournés par l'alchimie du verbe et du collage. Les artistes des pays pauvres transposent d'ailleurs avec plus d'évidence les images qui les ont impressionnés. La rencontre de l'art naïf avec les expressions savantes accouche de petites merveilles au sens qu'elle entraîne ma rêverie vers des contrées insoupçonnées.
Une exposition collective est une autre forme de montage. Les pièces se répondent et se complètent. La part de l'accrocheur devient celle du lion face aux chiens qui s'ébrouent devant les murs immaculés. En regardant les photographies de l'exposition dans d'autres lieux, nous constatons que les juxtapositions sont différentes de celles de La Maison Rouge. La proximité des œuvres entre elles ne produit pas le même sens selon les associations choisies. L'itinérance suggère l'adaptation aux pays qui les accueillent. Le texte de présentation d'Irene Calderoni désosse parfaitement le processus de la création et son rôle social. Il y en a pour tous les goûts et l'on peut y revenir.


J'ai photographié Les Nécrophores - L'enterrement (Hommage à Henri Fabre) de Mark Dion (1997, photo 1) en pensant d'abord à Kafka perché sur son tabouret, hilare, s'étouffant de rire à la lecture de son texte. Les insectes se nourrissent du pendu aveugle. Exploitation ou suicide ? Caché au fond, Strike V.II au néon éteint de Claire Fontaine (2005-2007) résonne aux accents de nos grèves face au pouvoir sourd, imbu d'arrogance et de vénalité. La salle où sont rassemblés Fly Me to Another World (dedicated) de Navin Rawanchaikul (1999), Rio Fundo de Marepe (1975), Bottari Truck de Kimsooja (2005), ces trois derniers en photo 2, le film Barbed Ula de Sigalit Landau (2000), African-American flag de David Hammons (1990), l'installation vidéo History of the Main Complaint de William Kentridge (1996), les ombres découpées de Kara Walker (2002-2005), me touche plus que les autres, probablement parce que ces artistes expriment une urgence dont des Jeff Koons (Wrecking Ball de 2002) ou Martin Parr (Common Sense, 1999) sont incapables, trop préoccupés par leur propre image. Il y a toujours une corrélation entre l'homme (ou la femme) et son œuvre. Sans titre (le terril) de Stéphane Thidet (2008) composé de millions de confettis noirs répond brutalement au Body Mask en or de Sherrie Levine (2007), photo 3.
Chacun, chacune, trouvera donc matière à réflexion en se promenant au milieu des pièces de Thomas Hirschhorn (Spin Off, 1998), Bruce Nauman (Untitled (Suspended Chair, Vertical III), 1987), Maurizio Cattelan (Untitled (Natale 95) Stella con BR, 1995), Virginie Barré (Les hommes venus d'ailleurs, 2005), Fischli & Weiss (Animal, 1986), Paul McCarthy (Pig, 2003), etc. Le catalogue à paraître devrait intégrer des nouvelles commandées à cinq auteurs de nationalités différentes d'après la nouvelle de Kafka... Plus que jamais, dans notre monde contemporain qui part à vau-l'eau, la responsabilité de l'artiste, dont la liberté d'expression est un des rares remparts contre les démences de l'espèce humaine, est déterminante. Qu'il la doive ici à un chien est plutôt encourageant !

mercredi 20 octobre 2010

Bruit blanc


Associant deux termes extrêmes et de natures apparemment incompatibles, le bruit blanc excite l'imagination. Les bruits nous en feraient voir de toutes les couleurs et le blanc pur n'existant pas plus que le noir, plongeons dans la collection de nos souvenirs pour faire vibrer quelque arc-en-ciel sonore. En musique on appelle bruit blanc le mélange de toutes les fréquences en référence à la lumière blanche produite par l'addition de toutes les couleurs. Rappelez-vous la palette que l'on faisait tourner comme un disque en cours de physique. Mon premier synthétiseur, un ARP 2600, m'apprit ce que l'on pouvait générer avec le module de bruit blanc, en réalité tous les bruits non accordables, depuis le vent qui souffle jusqu'aux applaudissements en passant par la percussion des tambours (sauf à en accorder les peaux). En le filtrant j'obtenais un bruit rose, ce qui flattait mon goût pour les expériences psychédéliques. Le groupe White Noise dont j'avais acquis l'album An Electric Storm en 1968 fut l'une de mes premières émotions électroniques en termes de pop music, modèle anticipatoire de toutes les vagues electro qui déferleront plus tard sur les platines.
Au début du XXe siècle le compositeur Edgard Varèse valida le concept musical du bruit et John Cage valorisa sa forme minimale, le silence, avec à l'autre bout du spectre la musique industrielle des années 70 dont les diverses noise musics actuelles ne sont que des revivals. Je m'infiltrai rapidement dans le créneau bruitiste en produisant en 1965 ma première œuvre électroacoustique pour ondes courtes et pompe à vélo, deux ans après que Frank Zappa, mon maître, se soit produit au Steve Allen Show avec deux bicyclettes complètes. Ne plus faire de distinction entre bruit et musique fut dès lors une source de préoccupation constante que le concept de partition sonore entérina pendant mes études à l'Idhec quand y intervint Michel Fano. Puisque le blanc n'existe pas véritablement, j'ai passé ma vie à peindre des bruits de toutes les couleurs, des plus mélodieux aux plus dérangeants, pour raconter des histoires et interroger le monde qui reste toujours à faire, aujourd'hui plus que jamais.
David Carter publie un nouveau pop-up où ses sculptures de papier ne créent plus la surprise des premières fois, mais lorsqu'elles se déplient chacune produit un petit bruit blanc délicat, plus doux que celui de l'œuf dur cassé sur un comptoir d'étain, un bruit qui court de page en page, comme on les tourne de manière répétitive, transformant le livre en instrument bruitiste pour le plaisir des yeux et des oreilles (Gallimard Jeunesse).

samedi 9 octobre 2010

ECM, l'adieu aux armes


Je me demande pourquoi la plupart des disques produits par le célèbre label allemand ECM me font un effet si dépressif ou soporifique. Cela peut s'avérer une qualité si l'on souhaite s'abstraire de ce monde de brutes où la vitesse est le maître mot. Les musiciens semblent travailler pour un salon de massage ou un stage de relaxation. Le son rond, réverbéré et hygiénique qui a fait la renommée du producteur Manfred Eicher et qui ravit tant de consommateurs n'est évidemment ni ma tasse de thé ni mon verre de schnaps. Pourtant les artistes convoqués ont le mérite de sortir du lot commun, aujourd'hui souvent issus de l'Europe de l'Est, des pays baltes ou nordiques. Les jazzmen m'ennuyant de plus en plus, engoncés dans trop de clichés, embaumant la musique vivante dans un sarcophage plus propice à un musée des antiquités, je me tourne vers des compositeurs contemporains sans étiquette aussi marquée. Ainsi ai-je eu envie de réécouter Kremerata Baltica du violoniste letton Guidon Kremer ou la quatrième symphonie du néo-classique estonien Arvo Pärt dont l'écriture minimaliste, pour ne pas dire simpliste, peut convenir à certains moments d'abandon primal, peut-être grâce à la direction du Finlandais Esa-Pakka Salonen. Même le joli hommage aux musiques de commande du compositeur georgien Giya Kancheli finit par me donner envie de zapper pour ne pas sombrer dans la neurasthénie, malgré la présence du bandéoniste argentin Dino Saluzzi. De même, le disque du guitariste Steve Tibbetts, le duo Marylin Crispell et David Rothenberg ou le Quiet Inlet qui réunit Thomas Strønen, Ian Bellamy, Nils Peter Molvær et Christian Fennesz ne me laissent pas de marbre, mais le contact de la pierre reste froid. Les disques sont à l'image de leurs pochettes, formatés au goût du patron. Presque toujours planants, ils finissent par sonner trop souvent impersonnels.
Il me faudra donc attendre les prochains albums de Michael Mantler dont je suis un des rares fans ou Heiner Goebbels que j'admirais déjà lorsqu'il était improvisateur, compositeurs autrement plus vifs et vivifiants, pourtant fidèles à ECM dont la réputation continue à m'étonner, à moins qu'elle ne soit le reflet exact de notre époque, molle et désespérée. Comme un adieu aux armes.

mardi 31 août 2010

Le Kronos décrit un arc-en-ciel en Asie Centrale


Pour la septième fois en trois jours j'écoute le nouveau CD du Kronos Quartet enregistré en compagnie de musiciens afghans et azéris. L'album financé par The Aga Khan Music Initiative in Central Asia est accompagné d'un DVD, sorte de making of et de catalogue pour la collection Music in Central Asia réunissant huit autres références qui me font envie. Rainbow, un de leurs meilleurs depuis longtemps, propose une pièce d'une demi-heure du compositeur Homayun Sakhi et cinq mélodies d'Azerbaïdjan arrangées par Alim Qasimov. La première est censée réfléchir la multitude de communautés afghanes avec les parties du Kronos arrangées par un habitué du quatuor, Stephen Prutsman, et la participation du compositeur lui-même au rubab, luth aux cordes sympathiques, Salar Nader au tabla, Abbos Kosimov au doyra et qayraq, d'autres percussions. Les morceaux suivants sont arrangés pour le Kronos par Jacob Garchik avec l'ensemble de Qasimov qui chante avec sa compagne Fargana Qasimova, accompagnés de Rafael Asgarov au balaban, une sorte de hautbois, Rauf Islamov au kamancha et Ali Asgar Mammadov au tar, deux instruments à cordes, Vugar Sharifzadeh au naghara, un tambour. Tous ces instruments sont présentés en images, textes et extraits sonores sur le DVD et sur le livret de 44 pages.
Pour ces deux rencontres les arrangeurs ont dû trouver un moyen de figer les improvisations des Azéris et d'interpréter les enregistrements de l'Afghan pour que le Kronos puisse s'y fondre. Les musiciens traditionnels se mêlent merveilleusement aux partitions écrites du quatuor américain parfois tenté par un jeu plus ouvert. Le résultat, d'une incroyable unité, nous entraîne dans des contrées que l'on souhaiterait libérées de la colonisation déguisée des profiteurs belliqueux. Le changement de repères nous fait chavirer, un peu comme hier matin lorsque je montrais à Sonia le film Les saisons de Pelechian avec les hommes dévalant les pentes entraînés par les immenses meules qu'ils tirent derrière eux ou faisant traverser leurs moutons à gué et à cheval au milieu des flots bouillonnants. À l'art du montage cinématographique de l'Arménien, j'oppose la fluidité et l'évidence de la musique, deux formes d'art que je tente de réunir dans mon propre travail. En me fixant des modèles inaccessibles, je peux me laisser inspirer sans risquer de les suivre !
Sur le site de l'éditeur Smithsonian Folkways, on peut avoir un avant-goût de chacun des neuf double albums en regardant gratuitement les making of mis en ligne. Tandis que je rédige ces notes, je ne peux m'empêcher de commander ceux d'Homayu Sakhi, des Qasimov et les rencontres sur les traces de Babur, trois volumes de la collection. Ces musiques m'insufflent une énergie hors du commun telle que les musiques traditionnelles savent transmettre, du jazz le plus hirsute au tango intello de Piazzolla, des tambours africains aux rythmes tziganes des parias reconduits à la frontière par une bande de bandits incultes.
Si vous préférez le Kronos Quartet et que vous voulez les soutenir ou vous faire un petit plaisir, sur la page Give de leur site vous pouvez vous faire une idée de ce qu'il vous en coûtera, donations pures ou jusqu'à 149$ des enregistrements inédits, jusqu'à 499$ un CD avec autographe, 2499$ assister à un concert privé, 4999$ une répétition, 9999$ un dîner, 24999$ David Harrington en DJ chez vous, 49999$ avec concert du quatuor... C'est donné ? Je traduis peut-être mal le Give du titre...

mardi 17 août 2010

Seconde chance pour Mr Nobody, un film quantique


Après Toto le héros (1991) et Le huitième jour (1996), le cinéaste belge Jaco Van Dormael a attendu treize ans avant de réaliser son troisième long-métrage. Alors que le Festival de Cannes sélectionne quantité de navets, Mr Nobody (2009) a été refusé en sélection, mettant en danger sa sortie en salles, repoussée de plusieurs mois pour sortir discrètement en janvier 2010. Le scénario, fruit d'un travail quotidien pendant six ou sept ans, a dû être repris à la demande des distributeurs. Comme jadis Dans la peau de John Malkovich, l'édition DVD (Fox Pathé Europa) lui permettra peut-être de devenir un film culte au fur et à mesure des années. Car Mr Nobody échappe à la logique du cinéma de papa et fiston réunis, celui que nous infligent tant l'entertainment américain à destination des adolescents du monde entier formatés sur leur modèle et les balourdises hexagonales dont les ficelles ressemblent à des cordes à nœuds. Ce n'est pas non plus le cinématographe de grand-papa, même si l'invention plastique n'a rien à envier au temps du muet, car Mr Nobody est une autre manière de voir un film, si personnelle qu'elle n'augure pas même le cinéma de l'avenir. On peut éventuellement le rapprocher de l'excellent Eternal Sunshine of the Spotless Mind de Michel Gondry ou de l'épouvantable L'étrange histoire de Benjamin Button de David Fincher, en termes de préoccupations scénaristiques.
Impossible à raconter sans gâcher le plaisir du futur spectateur, Mr Nobody, 2h17 avec des comédiens anglophones, est un film d'anticipation, de construction complexe, basé sur les principes d'incertitude et les théories de Schrödinger, ce qui fit dire à des jeunes spectateurs qu'il s'agissait d'un film quantique ! Puisqu'il faut une explication à tout, la psychanalyse viendra au secours de la science pour justifier des univers parallèles que composent nos possibles "tant qu'on n'a pas choisi". Les images, les effets spéciaux, les décors sont à la hauteur de cet ambitieux projet qu'ils servent avec intelligence. Le recours à de nombreuses citations musicales sont justifiées par le propos et Jared Leto est formidable dans son rôle à transformations. J'en ai déjà trop dit, il vaut mieux vous souhaiter le plaisir de la découverte...

dimanche 27 juin 2010

Diptyque pour 13 mots et un paysage


C'est la mode des web-documentaires. Tant mieux si cela permet à des œuvres telles Duo pour 13 mots et un paysage de Karine Lebrun d'exister et de toucher de nouveaux publics. Le genre n'est pas récent, même si l'appellation est d'actualité. WaxWeb de David Blair est le premier long métrage publié sur Internet dès 1993. En 2000, Françoise Romand initiait ikitcheneye, tentative online purement documentaire. L'an passé, Antoine mettait en téléchargement gratuit Machiavel que nous avions réalisé pour CD-Rom en 1998... L'évolution technologique permet aujourd'hui de donner au webdoc ses lettres de noblesse.
Karine Lebrun produit un objet abouti où l'interactivité se justifie par un aller et retour panoramique sur le double écran. L'image est en haute définition, le débit est fluide, l'interface réfléchie, permettant à l'internaute de profiter au mieux du spectacle en plein écran. Passé ces considérations techniques, le dispositif convient parfaitement à la rencontre de Karine Lebrun filmant l'écrivaine Christine Lapostolle dont les textes et ses ramifications dans l'histoire littéraire inspirent la lectrice transformée en vidéaste. Le paysage de bord de mer, de la pointe bretonne, le Finis Terrae, et les ambiances sonores de Sacha Gattino répondent au dialogue des deux femmes autour de la résistance qu'offrent la littérature et, par conséquence ici, l'œuvre multimédia.
Dès le premier mot, "Début", s'inscrit le hors-champ, à gauche la musique, à droite la caméra, tierce personnage se révélant lorsque Christine jette un œil à l'arrière de la voiture qu'elle conduit pour parler à son interlocutrice assise à l'arrière, et, plus fort encore, l'internaute aux commandes de l'engin. Le curseur placé sur la collure entre les deux images hésite à privilégier le son de l'une ou l'autre, les mouvements de la souris contrôlant le mixage à l'image pour "Décrire", vague vague laiteuse, écume rappelant le spectateur à son rôle de voyeur ex machina. De part et d'autre, les plans fixes calment les séquences à l'épaule, sobriété de la "Lecture", même si la tentation est grande d'écouter les deux discours simultanés quand intervient "Christophe Fiat". Astucieusement la boucle permet de revenir sur ce que l'on a négligé, les deux vidéos ne faisant jamais la même durée. Le ton murmuré du "Détachement" de Karine renforce l'élégance du travail sonore de Sacha dont l'orchestration homogène comprend pourtant "cithares, tambour à cordes, piano à queue, rhombes, shrutibox, orgue à bouche, kalimba, papier de soie, bruitages de Bretagne, électronique et traitement informatique".
Dans le sixième épisode, terme plus approprié que chapitre, car il peut être agréable d'y revenir plutôt que de vouloir tout assimiler comme un goinfre, l'eau glisse sur le sable comme l'écrivaine arpente la grève. En toile de fond, les vagues de l'océan qui viennent et se retirent recopient sans cesse leur "Écriture" à quatre mains. Pour "Conversation", Kar. apparaît enfin à l'écran (in sur le logiciel), rime riche avec X. que la lectrice prononce Xine, effaçant la référence chrétienne dont on ne saura pas vraiment si l'écrivaine s'en dégage ou l'assume, après les toiles peintes de son compagnon "Benoît Andro", une nouvelle "Promenade" et le plat de "Résistance". Comment peut-elle citer la Princesse de Clèves et revendiquer pour elles deux les termes masculins "écrivain" et "lecteur" ? Comment peuvent-elles justifier de ne pas accorder au féminin des qualificatifs d'épanouissement en prétendant que le mot "écrivaine" est moins beau que celui d'"écrivain" (hors texte, tiens-je à préciser) ? La résistance aux conventions revendiquée par Xine et adoptée tout autant par Karine épargnerait ces restes d'oppression séculaire camouflée sous des prétextes esthétiques ? De quels autres mots l'oratrice se priverait pour cause de laideur phonétique ? Qu'est ce que la beauté d'un mot si ce n'est le simple fait qu'il soit ou non approprié dans l'énoncé ? Je résiste, elles résistent, résistez-vous ?
La "Fin", peu avenante pour les deux femmes, est précédée du "Bout du monde" et d'un échange sur Toile et sofa avec "Pierre Trividic", Sacha en amorce jouant les Candide, avant que le Tchat vidéo ne close le long métrage ou le feuilleton selon qu'on le savoure en bloc ou par étapes. Karine Lebrun réussit un beau portrait d'artiste par le truchement des nouveaux médias, nous faisant entrer dans le monde sensible et critique de Christine Lapostolle par la fenêtre des écrans domestiques, avec un souci du détail où tout est pensé pour que rien ne s'échappe de la Toile tendue pour nous prendre, nous prendre au mot, car 13 n'est qu'un prétexte. Les autres sont des étoiles filantes.

lundi 14 juin 2010

Toronto traversé (dans sa longueur)


Tard dans la nuit je rédige le journal de notre voyage. Les lumières de la ville ne reflètent pas âme qui vive. Ce ne sont que bureaux vides. Le week-end, le quartier est mortel, mais il suffit de faire quelques pas pour trouver de l'animation en remontant Queen West et en bifurquant au nord vers Chinatown. Les restaurants asiatiques jalonnent notre route, avec une variété de plats que nous ignorons à Paris, tant en sushis qu'en mets vietnamiens, chinois ou coréens. Je reconnais les parfums de Belleville, mais c'est à Kensington Market que je trouve des trucs idiots à rapporter comme le Wind Breaker (pour remplacer ma pâte à prout dont j'ai fait don au Musée des Arts Décoratifs à Paris), une cloche chinoise à battant de bois, les Kaboom Sticks et surtout le Zube Tube (The Ultimate Cosmic Sound Machine) trop long pour entrer dans ma valise et dont je n'ai pas la moindre idée de comment lui faire passer la douane au retour. L'atmosphère Village rappelle plutôt la côte ouest des États Unis tandis que le Financial District derrière le Sheraton ressemble immanquablement à New York.


Chaque quartier dégage une atmosphère particulière. Les immeubles en brique des anciennes usines du Distillery Historic District, désaffectées pendant des décennies, ont été investies par des boutiques chics, des galeries d'art et, pendant toute cette semaine, par nos petits rongeurs ! Le week-end, après avoir lancé l'opéra et mis les guides au parfum nous avons la journée pour nous. Samedi, en traversant l'Old Town, nous tombons par hasard sur Woofstock, un immense marché pour chiens, le plus grand d'Amérique du Nord. On ne peut en imaginer l'étendue sans l'avoir vu. Des chiens de toutes races, grands comme des veaux, petits comme des rats, costauds comme des labradors, touffus comme des chiens de traîneau, tirent leurs maîtres vers les stands où sont vendus tout ce dont la gente canine peut rêver. Des concours de reniflage de cookies sont organisés sur l'une des scènes. Un tapis rouge annonce un défilé de mode. Et pas une crotte sur les trottoirs ou même sur le goudron ! Je pense à l'opéra pour chiens qu'avait imaginé Erik Satie avec le rideau s'ouvrant sur un os gigantesque.


Luminato, "festival des arts et de la créativité", est très critiqué pour squatter tout l'argent dédié à la culture au Canada. Il est certain que c'est somptueux. La programmation est extrêmement éclectique avec une tendance explicite pour les spectacles populaires, orientés vers les différentes communautés qui constituent la vie de Toronto. Nous sommes invités à des soirées comme celle d'ouverture où Antoine et moi nous refaisons une beauté dans les toilettes en sous-sol, sous l'immense chapiteau. Le Path est une seconde ville où les galeries souterraines communiquent entre elles pour que la ville ne soit pas paralysée en hiver... Les cartons d'invitation indiquent "tenue de cocktail" ou "week-end chic". Antoine qui s'est composé le costume d'un yachtman sorti de "Certains l'aiment chaud" envie les regards se portant essentiellement vers mon accoutrement orange. Si je reçois maints compliments qui devraient plutôt revenir à Issey Miyake, j'entends aussi qu'il faut du courage pour porter cela et que ce ne peut être qu'un étranger pour l'oser ! Les Torontais sont pourtant extrêmement libres dans leur manière de s'habiller et de se comporter.


À la soirée d'ouverture, lourdement sponsorisée par Armani, le festival lui-même portant L'Oréal partout à son fronton, je tombe dans les bras d'Arsinée et Atom. Les photographes nous mitraillent et je me demande si je ne vais pas me retrouver en page "people" comme les night-clubbers dont la notoriété a toujours été pour moi un vrai mystère... Le lendemain j'ai les pieds en compote d'avoir arpenté Toronto toute la journée de samedi. Dimanche, nous avions donc prévu de nous reposer, mais après le déjeuner setchouanais délicieusement parfumé nous avons passé l'après-midi à l'AGO, le Musée des Beaux-Arts de l'Ontario construit par Frank Gehry, un labyrinthe où les œuvres récentes côtoient les anciennes, jusqu'à ces sculptures inuït préhistoriques qui semblent avoir totalement inspiré l'art moderne. Comme il est interdit de prendre des photos, je trouve un tableau non surveillé dans un couloir tout blanc. Il s'agit d'un ready made pompier ayant échappé à la vigilance des conservateurs...


Le soir j'ai l'immense plaisir de rencontrer Michael Snow, discussion d'abord en anglais, continuée dans un français que l'artiste manie avec la même gentillesse. La projection de La région centrale en 1971 a changé ma façon de regarder et les films, et le monde qui m'entoure. J'ai également la chance de posséder, entre autres, un exemplaire de Cover To Cover, livre-objet interactif permettant de regarder un film imprimé sur papier à la vitesse souhaitée par chacun de ses lecteurs. L'œuvre présentée à Luminato s'intitule Solar Breath (Northern Caryatids) : un rideau devant une fenêtre vient se plaquer contre son cadre à chaque courant d'air tandis que l'on aperçoit de temps en temps le panneau solaire produisant l'électricité nécessaire au tournage et que l'on entend le hors-champ sonore de la pièce. Mani Mazinani, un ancien étudiant d'Atom Egoyan (le cinéaste est responsable de cette exposition en hommage à feu David Pecaut) s'en est inspiré pour créer Light Air, une double projection sur écran vidéo et sur rideau de fumée où les deux espaces simultanés produisent une effet de décalage temporel. Nous dévorons tous ensemble les merveilleux sushis de Ki en écoutant les discours hyper-pros des différents sponsors et organisateurs du festival. Les anglo-saxons savent manier l'humour sans être trop long, contrairement à nos concitoyens qui plomberaient n'importe quelle soirée de ce genre.


En sortant nous allons admirer l'Allen Lambert Galleria adjacente, conçue par Santiago Calatrava. Ce long article se termine comme il a commencé. J'ai regagné mon 29ème étage. Le panorama nocturne ressemble à une toile peinte percée de petits trous pour laisser passer la lumière, comme pour de vrai !

jeudi 10 juin 2010

Nous revoilà partis


Plus de huit heures cette fois pour rejoindre Toronto. Nos cent lapins sont restés sur place depuis les représentations de Victoriaville. Ils ont pris la route pour l'Ontario aussitôt leur clapier regagné tandis que nous traversions l'Atlantique dans l'autre sens, sur les ailes de la mélatonine. C'est reparti pour un tour. Nous les rejoignons maintenant pour une douzaine de jours à Luminato, le célèbre festival canadien. Les bestioles dorment sur place et nous au Sheraton où nous nous ébattrons dans la piscine pendant qu'ils remueront leurs oreilles à l'ombre. Ne sachant pas nager, leurs revendications portent seulement sur la qualité de la lumière et de l'insonorisation. La configuration du Studio 316 de l'Ernest Balmer Studio au Tapestry New Opera (55 Mill St., Building 58, The Cannery) est telle qu'ils ne devraient pas avoir besoin d'amplification. Les cent petits haut-parleurs situés dans chaque estomac se répondront en un mouvement brownien où règne le principe d'incertitude en une délicate centophonie.
Nous présentons l'opéra Nabaz'mob sous ses deux versions.
En installation permanente : samedi 12 (12h-20h), dimanche 13 (12h-18h), vendredi 18 (17h-22h), samedi 19 (12h-20h), dimanche 20 (12h-18h).
En spectacle : mardi 15, mercredi 16 et jeudi 17 (12h30 et 18h).
Toronto rime pour moi avec Michael Snow dont je suis un admirateur depuis ma première année à l'Idhec en 1971 où Jean-André Fieschi nous avait projeté La région centrale. Je pense aussi à Atom Egoyan grâce à qui nous avons été invités et que nous retrouverons là-bas avec Arsinée Khanjian. Nous aurons juste le temps de croiser Kay Armatage que Françoise hébergera à Paris en mon absence et que je ne crois pas avoir revue depuis notre repas de fourmis grillées à Changmai dans le nord de la Thaïlande ! Toronto, c'est aussi Glenn Gould, Teresa Stratas, Neil Young, Frank Gehry, David Cronenberg pour citer quelques artistes qui m'ont remué plus que les trous d'air, perturbations qu'évoquent de temps en temps stewarts et hôtesses et que j'adore sauf au moment des repas ou lorsque j'ai besoin d'aller faire un tour au fond de l'appareil...

samedi 8 mai 2010

Les bonnes poires, le paltoquet et un sacré fantôme


Commençons par dédier cet article à tous les témoins de second ordre dont le nom n'est pas cité sur la jaquette du livre consacré à l'un des plus grands musiciens américains de l'histoire de la musique, le digne héritier de Charles Ives et John Coltrane, à savoir l'immense Albert Ayler, retrouvé noyé dans l'East River en novembre 1970 à l'âge de trente quatre ans...
Voici donc : à Noël Akchoté, Pascal Anquetil, Philippe Aronson, Guillaume Belhomme, Flavien Berger, François Billard, Jean-Jacques Birgé, Alexandre Breton, Dave Burrell, Roy Campbell, Bernard Chambaz, Jean-Louis Comolli, Richard Davis, Michel Delorme, Matthieu Donarier, Pascal Dusapin, Edouard Fouré Caul-Futy, Alex Grillo, Henry Grimes, Philippe Gumplowicz, Mats Gustafsson, Lee Konitz, Oliver Lake, Joachim Kühn, Mathieu Nuss, Guillaume Orti, Jean-Marc Padovani, William Parker, Annette Peacock, Hervé Péjaudier, Ivo Perelman, Serge Pey, Alexandre Pierrepont, Sam Rivers, Ildefonso Rodriguez, Jean Saavedra, Jean-Pierre Sarrazac, Martin Sarrazac, Alan Silva, François-René Simon, Jedediah Sklower, Sébastien Smirou, Tristan Soler, Bernard Stollman, Christian Tarting, John Tchicai, Mathieu Terrier (absent du sommaire), Henri Texier, Samuel Thiébaut, Ken Vandermark, Barry Wallenstein, Christian Wasselin, Jason Weiss, illustrés par les photographies de Philippe Gras, Horace, Guy Kopelowicz, Christian Rose, Bill Smith, Thierry Trombert, Val Wilmer !
Plus on est exigeant, plus on est respecté. Cette constatation est terrible. Elle justifie les "caprices" de certains artistes face aux entrepreneurs de spectacles ou, comme ici, à un journaliste compilateur qui commanda des contributions à nombre d'entre eux sans les rétribuer, méthode douteuse pour un ouvrage vendu 25 euros, et, sujet de mon courroux, sans leur accorder à tous la même considération, ce qui devient franchement mesquin, surtout lorsque le cuistre accueille la critique avec outrecuidance au lieu de s'en excuser gentiment. Espérons qu'aucun auteur n'a été payé si ce n'est l'astucieux "directeur artistique" ou alors je suis encore plus naïf que je ne le croyais. L'incorrection porte sur les auteurs cités en quatrième de couverture et les laissés pour compte. Quant à l'absence de ces derniers sur le site de l'éditeur, Le mot et le reste, complice en indélicatesse d'autant qu'encore plus sélectif, elle ne pourra se justifier par manque de place ! Nous avons donné le mot, ils ont gardé le reste.
Le paltoquet n'en est pas à son coup d'essai. Franck Médioni m'avait déjà commandé un texte accompagné d'une œuvre graphique pour son précédent Jazz En Suite et j'avais découvert seulement à publication que notre contribution avait sauté sans que nous en fussions avertis. J'avais embringué l'artiste peintre Marie-Christine Gayffier dans cette galère, qui heureusement ne m'en tint pas rigueur. Faut-il que je sois stupide pour me laisser berner une seconde fois ! L'incorrection est une récurrence que je tente d'éviter en ne travaillant qu'avec des personnes bien intentionnées. Leur solidarité fait passer bien des mesquineries de notre monde de malotrus dont le ton brutal et arrogant est hélas dicté par nos dirigeants. Faut-il que je sois veule pour ne pas souligner le rôle de chacun lorsque je chroniquai l'excellent livre sur Joëlle Léandre, qu'elle écrivit en fait seule, l'intrigant notoire en phase de sarkozisme se contentant essentiellement de retranscrire les propos de la contrebassiste qui dut reprendre et structurer elle-même son langage. Certains à qui je m'en ouvris de souligner que le livre n'en fut que meilleur. Mais qui s'en soucie ? Cela arrange tout le monde de faire semblant. Ces pratiques n'intéressent pas les lecteurs, elles se perpétuent dans le silence jusqu'au jour où L'idiot met les pieds dans le plat.
On aura compris que la puce venue me susurrer à l'oreille le nom des oubliés commença par mon nom, la maline ! N'étant donc pas le seul à être considéré comme un sous-contribuant je recopiai d'entrée la liste des parias dont la prose est juste bonne à gonfler l'ouvrage de ses 356 pages avant de rappeler celle des illustres supposés vendeurs qui n'y sont pour rien, à savoir Amiri Baraka, Daniel Berger, Zéno Bianu, Jacques Bisceglia, Yves Buin, Philippe Carles, Daniel Caux, Jean-Louis Chautemps, Jayne Cortez, Christian Désagulier (traducteur cité pour Martine Joulia et Jean-Yves Bériou oubliés), Raphaël Imbert, Steve Lake (absent du sommaire), Robert Latxague, Michel Le Bris, Didier Levallet, Yoyo Maeght, Francis Marmande, bien évidemment Franck Médioni, Jean-Pierre Moussaron, Jacques Réda, PL Renou, Philippe Robert, Gérard Rouy, François Tusques, "pour leurs contributions". Ainsi que Peter Brötzmann, Ornette Coleman, Alain Corneau, François Corneloup, Bertrand Denzler, Bobby Few, Charles Gayle, Noah Howard, Ronald Shannon Jackson, François Jeanneau, Sylvain Kassap, Steve Lacy, Daunik Lazro, Joëlle Léandre, Urs Leimgruber, David Liebman, Joe Lovano, Joe McPhee, Thurston Moore, David Murray, Sunny Murray, Evan Parker, Gary Peacok, Michel Portal, Marc Ribot, Sonny Rollins, Louis Sclavis, Archie Shepp, Wayne Shorter, Cecil Taylor, David S. Ware, "pour leurs témoignages". Que du beau monde !
Mon article est bien assez long pour aujourd'hui, je reviendrai plus tard sur tous les témoignages lorsque j'aurai terminé de lire Albert Ayler, témoignages sur un Holy Ghost. Ce genre d'ouvrage est une aubaine pour qui souhaite en mettre plein la vue pour pas un rond. Je pratiquais ce sport du temps où je publiais la Question de JJB dans Le Journal des Allumés du Jazz, mais je n'ai jamais censuré aucun texte, ni mis en valeur une réponse plutôt qu'une autre.
Cette pratique odieuse, équivalant à ne pas inscrire tous les protagonistes d'un film à son générique ou dans les crédits d'un CD, jette une ombre sur l'excellente maison qui publie vingt-cinq titres par an au sein de cinq collections, dont une largement consacrée à la musique avec de sérieux auteurs tels Philippe Thieyre, Joseph Ghosn, Aymeric Leroy, Christophe Delbrouck, Philippe Robert ou Guy Darol. Mazette, voici qu'à mon tour je cite les uns et pas les autres ! Mais la différence est de taille : je ne leur ai rien demandé, ne les ai pas fait travailler pour des nèfles et mon article vous est gracieusement offert. Si je préfère en général évoquer ce qui me plaît, la liberté dont je jouis dans cette colonne m'affranchit par contre des nuisibles nécrophages et de leur pouvoir éphémère.

mercredi 28 avril 2010

Treme, le swing de la Nouvelle Orléans après Katrina


Jonathan me signale la nouvelle série dont on parle sur la télévision américaine. Tremé est le quartier de la Nouvelle Orléans où se passe l'action trois mois après le passage de l'ouragan Katrina en 2005. Il s'agit plus exactement d'une situation, étude réaliste d'une communauté qui résiste à sa disparition. La musique donne le ton, fanfares, jazz-bands, rappers, DJ avec un entrain dont auront bien besoin les protagonistes pour reconstruire leur ville abandonnée par les autorités, dèjà avant la catastrophe, et pour cause. Créée par David Simon à qui l'on devait déjà The Wire et Eric Overmyer qui y avait collaboré, Treme risque de devenir un nouveau succès. Au delà de la musique omniprésente, Simon aborde la corruption politique, le scandale des logements municipaux, le système judiciaire, les heurts entre policiers et "Indiens" du Carnaval, ainsi que les enjeux de l'industrie touristique après la tempête.


Parmi la foule de bandes-annonces qui ont envahi YouTube, j'ai sélectionné cette deuxième peut-être à cause des musiciens. On y aperçoit Elvis Costello, Allen Toussaint, Dr John, Kermit Ruffins et bien d'autres. Consternant pour une production capable d'aborder des sujets aussi chauds, les bandes-annonces succombent au caviardage des fucking words que la série ne peut s'interdire tant le traitement cherche l'authenticité, y compris dans les jargons et les accents. En cela, les sous-titres anglais seront indispensables, même à de nombreux Étatsuniens ! HBO, fidèle à ses habitudes, met en ligne un site rempli d'informations, entretiens, reportages, extraits, photos, et même la liste des morceaux joués dans chaque épisode dont certains évidemment achetables en ligne... Seulement trois épisodes sur les dix de la première saison ont été diffusés aux États Unis, mais on sait déjà qu'une seconde est en production. Pour ce que j'en ai vu et entendu, les amateurs de jazz seront comblés. La fiction réussit là où Spike Lee s'était planté par trop de complaisance et manque de rythme avec son lourdaud documentaire When the Levees Broke. Ici, jazz, funk ou rap, ça swingue d'enfer ! À suivre.

mardi 20 avril 2010

Quand les déjantés de 69-71 se rêvaient commerciaux


Il est quasi impossible de revenir de la boutique du Souffle Continu sans un petit trésor dans sa musette. En vitrine un vinyle me fait de l'œil pour que je lui prête mon oreille. Théo Jarrier a la gentillesse de me sortir la compilation des 45 tours initialement produits par Byg dans sa version CD. Si vous voulez savoir quelles musiques "pop" se jouaient à Paris et dans les rares festivals de l'Hexagone entre 1969 et 1971, vous ne pourrez trouver mieux que les vingt-deux morceaux réunis dans The Byg Deal, une compilation "Art-Rock-Revolution" publiée par Finders Keepers. C'est le Nuggets français, avec son entrain, ses maladresses, ses rythmes carrés "à la française" annonçant le rock progressif, le son d'époque brut de décoffrage et un voyage dans le temps où l'avenir se construisait au jour le jour. Se succèdent deux fois Alice, François Wertheimer, Brigitte Fontaine et Areski (Ça va faire un hit), trois fois Gong, Alan Jack, deux fois Cœur Magique, Valérie Lagrange, Alpha Beta, Jacques Barsamian, deux fois Ame Son, l'Art Ensemble of Chicago (Rock Out), Freedom, Vangelis, Paul Semama, Inter-Groupie Psychotherapeutic Elastic Band, Banana Moon, Joachim and Rolf Kühn. Pour les vieux, l'effet madeleine est garanti, pour les jeunes une cure de jouvence ne fait jamais de mal quand l'invention est au bout du sillon.


Je n'avais jamais entendu parler de Simon Finn. Côté barré, ce folk singer psychédélique de 1970 est une sorte de Captain Beefheart de la gratte - moi où ça démange. Accompagné de David Toop (guitares, basse, flûte, piano, harmonium, accordéon, violon, etc.) et Paul Burwell (percussion, dulcimer), Simon Finn chante comme une patate avec une ferveur désarmante allant jusqu'au sublime. Ce n'est peut-être pas un souffrant comme Daniel Johnston ou Wild Man Fisher dont j'ai découvert le reste de la discographie il y a peu, je ne connaissais que l'album An Evening With... produit par Zappa, mais il fait partie des artistes bruts dont l'authenticité submerge bien des produits policés. L'album Pass The Distance devenu culte est réédité en CD par Captain Trip et en magasin au Souffle Continu où j'en ai profité pour acheter le beau livre de Philippe Thieyre sur Robert Wyatt richement illustré par les émouvantes photographies de Jean-François Dréan (ed. des Accords).

jeudi 18 mars 2010

Du son dans tous les sens


La voiture broute comme si ça patinait. La rumination est amusante, mais ça ne tourne pas rond avec un effet balançoire angoissant. Je suis ennuyé car mon Espace de 1986 me rend bien service lorsque je transporte du matériel, pour les courses ou aller écouter un concert en banlieue. Nous en servant peu, nous hésitons à racheter une automobile. Sa grande contenance est précieuse. Hélas le prix est proportionnel à la taille du véhicule... Pour l'instant je fais durer, mais voilà déjà quatre ans que le chauffage est en panne. Heureusement les beaux jours arrivent. Les oiseaux ont réinvesti l'églantier et le lavatère. Ça piaille dans tous les sens.
Au lieu de l'apporter au garage qui affiche complet j'ai fait des tests comparatifs entre deux paires d'enceintes miniatures en vue du concert-visite de dimanche à la Maison Rouge : les iHome ihm79 ont un son nettement meilleur avec des basses flatteuses, mais elles sont deux fois plus volumineuses que les ihm77 et elles arrachent moins. Pour une écoute domestique les 79, pour les déplacements les 77.
J'ai écouté le dernier Zappa paru, Philly '76, avec Bianca Odin. C'est toujours bien, mais plus aucun album inédit édité par la famille n'apporte grand chose de nouveau à la discographie du génial compositeur pamphlétaire. Dans le disque du batteur Franck Vaillant Magnetic Benz!ne le travail vocal de Soobin Park est très excitant, mais l'orchestre est trop jazz-rock pour me plaire. Je préfère écouter La longue marche du compositeur Benjamin de la Fuente dont j'envie la virtuosité violoniste pour partager son goût pour les trémolos hystériques, le traitement électroacoustique de ses distorsions en anneau et les rituels rock'n roll. J'ai trouvé de nouveaux Charlemagne Palestine ; c'est le genre de musique à écouter sans discontinuité pendant 24 heures et puis passer à autre chose, comme un stage au sauna. je ne sais pas si on cuve pendant ou ensuite.


L'étonnante comédie musicale sénégalaise Karmen Geï, film de 2001 de Joseph Gaï Ramaka, interprétée par la sublime Djeïnaba Diop Gaï, danseuse à l'érotisme torride, nous enchante. J'ai toujours adoré les tambours de Doudou N'Diaye Rose, mais quand intervient le saxophone free de David Murray qui a signé la musique, j'en reste comme deux ronds de flan. Le brûlot politique s'épuise au fur et à mesure du scénario, mais les chansons sont superbes et le film assez gonflé ne ressemble à rien de connu, ni du cinéma africain pour l'export, ni une énième adaptation musicale d'après Bizet.
En fin de journée, Vincent Segal (il s'en fiche, mais il n'y a pas d'accent !) me rejoint pour structurer notre visite de l'exposition Vinyl dimanche à 17h. J'ai mis de côté quelques disques et préparé les instruments dont je compte me servir pour accompagner nos propos. Vincent a plein d'idées et ses nombreuses collaborations artistiques, de Michael Snow à Laurie Anderson, constituent un trésor d'anecdotes. Nous devrions interpréter un numéro de duettistes assez amusant (photo ©Françoise Romand)...

dimanche 7 mars 2010

Encore une machine infernale


Il y eut de nombreuses machines infernales avant Der Lauf der Dinge de Peter Fischli et David Weiss comme ces architectures de dominos qui s'abattent indéfiniment dans d'incroyables ballets. Le clip réalisé par James Frost appartient à cette tradition de la réaction en chaîne. Filmé dans un entrepôt sur deux niveaux à Echo Park près de Los Angeles, il accompagne la chanson This Too Shall Pass de l'album Of the Blue Colour of the Sky. L'installation a été conçue et construite par le groupe OK Go qui a mis plusieurs mois à construire la machine avec des membres de Syyn Labs. Même si les mouvements des objets sont synchronisés avec la chanson, je ne suis pas certain que cela apporte grand chose. Tout ce travail pour illustrer une chanson nulle, c'est dommage ! Le son des catastrophes aurait été plus approprié.
La musique n'est pas la panacée universelle. J'en ai fait les frais hier encore. Lorsque nous nous sommes retrouvés en mixage avec Pierre-Oscar Lévy les ambiances et les bruitages se sont imposés face au quatuor à cordes que j'avais composé sur Les noces de Cana. La musique était très bien, mais à quoi rime de placer de la musique sur un film ? L'orchestre présent à l'image se justifiait parfaitement, mais le réalisme montre ses limites lorsqu'il est question de narration ou de distance critique. Le tableau de Véronèse sonorisé avec les enregistrements que j'avais réalisés au Louvre dans la salle où il exposé devenait banal dès lors que la musique masquait les convives, y compris le perroquet (ajouté au son pour souligner sa présence fugace) et le chien (appuyé par un commentaire discret du public comme la découpe de la viande, l'assemblée des notables, la présence de Véronèse lui-même à la viole ou l'acte alchimique). Je synchronisai l'effet de transmutation en faisant couler du liquide dans une jarre et j'ajoutai un zeste de vaisselle pour parfaire l'illusion produite par les visiteurs du Louvre dans leurs langues respectives et la réverbération de l'immense salle.
Prêchant contre ma paroisse, je me demande souvent pourquoi ajouter de la musique à un film. Quelle tradition la suscite ? Quelle absence est-elle censée combler ? Quel est son propos ? C'est encore pire au théâtre où l'on sent le bouton Play du magnétophone. Je préfère souvent la musique in situ comme chez Renoir ou Demme, ou si elle apporte un complément réel et sensique à l'image ou à l'action. Considérer que tout est musique et que l'orchestre, réel ou virtuel, participe à la partition sonore générale évite de focaliser sur un fantasme dont la réalisation nuit le plus souvent à l'objet que l'on croit servir en arrondissant les angles quand il faudrait surtout savoir les choisir !
Lorsque je livre une musique à un réalisateur, je lui dis toujours qu'il peut en faire ce qu'il veut, la triturer comme il l'entend si le film l'exige. S'il le fait en dépit du bon sens, je ne retravaille pas avec lui (ou elle), voilà tout. Pierre-Oscar avait raison de vouloir réduire mon quatuor du XVIème comme on réduit une sauce. Le rôt s'en trouve grandi, donnant à mon travail sa véritable dimension évocatrice. Et la phrase de Cocteau de résonner toujours à mes oreilles, "Ne pas être admiré. Être cru."

vendredi 5 février 2010

Epitaph, œuvre posthume de Charles Mingus pour un orchestre de 30 musiciens


Charles Mingus est l'un de mes compositeurs préférés, et certainement celui que je place en tête parmi les jazzmen, n'en déplaise à l'orthodoxie ellingtonienne. Je parle ici d'invention musicale, d'architecture, d'un monde à part, celui qu'il fait sien. Il fut le seul compositeur qu'Un Drame Musical Instantané se risqua à jouer pour un concert entier, faisant le pari fou d'adapter intégralement le sublime disque en grand orchestre Let My Children Hear Music pour notre trio (1 2 3) ! Les seuls autres exemples furent Henri Duparc, Hector Berlioz et John Cage, mais nous ne les jouâmes que le temps d'un unique morceau.
Découvrir une œuvre de Mingus de plus de deux heures pour un orchestre de 30 musiciens tient du miracle. Le contrebassiste l'avait intitulée Epitaph sachant qu'elle ne serait probablement pas jouée avant qu'on l'enterre. Il faudra même encore attendre dix ans après sa mort, qu'il appelait son illusion paranoïaque, pour l'entendre enfin. Si l'on en suit la genèse, une première tentative échoua lamentablement en 1962. À l'écoute des 18 mouvements de cette suite composée sur une très longue période qui se confond approximativement avec la vie même du musicien je ne peux m'empêcher de penser au Skies of America d'Ornette Coleman et surtout au père de la musique américaine, Charles Ives, mon compositeur de prédilection. Le début du concert au Lincoln Center de New York peut paraître un joyeux foutoir à qui ne connaît pas les expérimentations mingusiennes les plus échevelées, mais l'écriture est justement complexe et rassembler une pareille brochette de stars n'a pas dû être simple pour les répétitions. L'excellence des solistes n'en fait pas toujours les meilleurs musiciens de pupitre, mais la fougue est là, le souffle continue.
Appréciez la distribution égrainée comme un collier de perles précieuses : George Adams (sax ténor), Phil Bodner (hautbois, cor anglais, clarinette, sax ténor), John Handy (clarinet, saxophone alto), Dale Kleps (flute, contrabass clarinet), Michael Rabinowitz (bassoon, bass clarinet), Jerome Richardson (clarinette, alto saxophone), Roger Rosenberg (piccolo, flûte, clarinette, sax baryton), Gary Smulyan (clarinette, sax baryton), Bobby Watson (clarinette, flûte, sax soprano et alto)... Pour les trompettes : Randy Brecker, Wynton Marsalis, Lew Soloff, Jack Walrath, Joe Wilder, Snooky Young... Aux trombones : Eddie Bert, Sam Burtis, Urbie Green, David Taylor, Britt Woodman, Paul Faulise (basse) et au tuba, Don Butterfield. La section rythmique comprend Karl Berger (vibraphone, cloche), John Abercrombie (guitare), Sir Roland Hanna et John Hicks (piano), Reggie Johnson et Ed Schuller (contrebasse), Victor Lewis (batterie), Daniel Druckman (percussion) et, last but not least, Gunther Schuller dirige cet All Stars !
Si les pièces sont variées, elle reflètent bien la musique de Mingus, son assomption de l'histoire du jazz comme ses visées expérimentales, lointaines cousines de Stravinsky et Varèse. Schuller est le garant de l'unité et nombreux des hommes qui l'ont secondé sont là pour payer leur tribut à un musicien qui en a bavé des ronds de chapeau toute sa vie et a su innover jusqu'au bout. Ils raniment la flamme le temps d'un mémorable concert qui ne sera pas facile de reproduire. On regrette seulement qu'il manqua toujours aux compositeurs afro-américains les moyens nécessaires à leur épanouissement. Rares encore sont ceux à qui l'on commande une œuvre pour orchestre. La musique contemporaine gagnerait à noircir ses rangs comme à les féminiser. Les révolutions musicales passent aussi par des bouleversements sociaux indispensables. Il ne suffit pas d'élire un Noir à la Maison Blanche pour que l'Amérique s'affranchisse de sa ségrégation. Epitaph est une petite victoire. Il en faudra encore beaucoup d'autres pour changer le monde.
Enregistrée en 1989, l'œuvre n'est sortie que récemment en DVD et en CD. N'ayant encore reçu que le premier j'ai regardé le concert en attendant de fermer les yeux avec le CD...

lundi 11 janvier 2010

Le comble du cinéma


Voilà presque un an que je n'ai pas édité de playlist de films, exceptés ceux pour lesquels j'ai écrit un article comme les quatre longs métrages de Paolo Sorrentino, l'essai interactif Imagine sur le site d'HBO, The Pervert's Guide to Cinema de Žižek, les films d'animation Bachir d'Ari Folman, Coraline d'Henry Selick et Paprika de Satoshi Kon, le provoquant Princess d'Anders Morgenthaler, le kitchissime Avatar, plusieurs DVD de films expérimentaux plus ceux de Martin Arnold et une soirée de projection de Jacques Perconte à La Société de Curiosités, les élucubrations musicales télévisées de Spike Jones, les galipettes de Cécile Babiole, les Rouletabille de L'Herbier, La fabrique des sentiments de Moutoux, L'âge des ténèbres de Denys Arcand, Home d'Ursula Meier, Cortex de Boukhrief, La mélodie du malheur de Miike, Forbidden Zone de Richard Elfman, Convoi de femmes de Wellman, le dernier Aldrich All the Marbles, les cinq saisons de The Wire, le coffret Salut les Copains, le Ciné-Romand de Françoise et mon propre Nuit du Phoque... Ce qui nous mène jusqu'à ma précédente playlist !

Dans le plus grand désordre j'aborderai donc des films vus en 2009 et dont je n'ai encore soufflé mot :

  • À sa sortie, j'avais bêtement boudé Le bal des actrices, second film de Maïwenn Le Besco après son coup de maître(sse) Pardonnez-moi, or son nouveau faux documentaire nous en-chante littéralement, tournage kaléidoscopique où l'on remarque l'excellence des actrices (Karin Viard, Marina Foïs, Muriel Robin, Jeanne Balibar, Charlotte Rampling, Julie Depardieu, Christine Boisson et bien d'autres) comme celle de Joe Starr, comédien d'une justesse absolue (dvd Warner).
  • Capturing the Friedmans est un documentaire d'une force redoutable d'Andrew Jarecki, digne héritier d'Errol Morris, qui dresse le portrait d'une famille américaine entraînée dans le tourbillon de révélations fracassantes par le truchement de home movies, de témoignages bouleversants, de manipulations policières aussi tordues et d'une enquête psychanalytique pleine de finesse et d'intelligence (dvd mk2).
  • Invictus de Clint Eastwood est aussi pouf pouf et ennuyeux que les derniers Michael Mann (Public Ennemies), Spike Jonze (Max et les Maximonstres), ou pire, les derniers Tarentino, si gros navets que je ne tenterai même plus de regarder les suivants. Mais je ne vais pas m'étendre sur toutes les grosses daubes américaines que je me suis farcies avant d'apprécier District 9 de Neill Blomkamp (dvd Seven), Two Lovers de James Gray (dvd Wild Side Video) ou la très émouvante comédie dramatique Rachel Getting Married de Jonathan Demme où l'utilisation de la musique est toujours in situ (à noter la présence de Cyro Baptista !)... Nous avons également aimé Irina Palm de Sam Garbarski avec Marianne Faithful en géniale grand-mère courage (dvd Gie Sphe-Tf1) et Adoration, le dernier d'Atom Egoyan, pourtant massacré par la critique, dans lequel Arsinée Khanjian n'a jamais été aussi bonne (dvd Gie Sphe-Tf1). Je craignais le pire avec The Informers de Gregor Jordan d'après Bret Easton Ellis, mais l'étude de ce monde de jeunes adultes riches et dépravés est passionnante. Bonne surprise encore avec le polar Frozen River de Courtney Hunt (dvd France Télévisons) ou Sherrybaby, beau film de Laurie Collyer avec la formidable Maggie Gyllenhaal (dvd Metrodome)...


  • De mon florilège de comédies de Lubitsch, je n'ai encore vu que le chef d'œuvre d'humour Bluebeard's Eighth Wife, l'agréable Cluny Brown et le poussif Heaven Can Wait. J'ai plongé dans l'immense filmographie d'Alexander Kluge jusqu'à m'y noyer, sorte de Godard allemand peu connu en France (dvd importés par Choses Vues). Parmi les marathons, la série animée japonaise Kaiba de Yuasa Masaaki, l'auteur de Mind Game, recèle des trésors d'imagination et Shawn le mouton des studios Aardman permet de se détendre après un truc bien plombant (dvd Gie Sphe-Tf1) ! Nous ne viendrons pas non plus au bout de l'œuvre de Shuji Terayama, puzzle psychédélique complètement déjanté. Nous avons regardé un paquet de films réalisés par Kathryn Bigelow : si The Weight of Water nous a un peu barbés, Near Dark et The Hurt Locker ne valent tout de même pas Blue Steel ou son remarquable Strange Days. Même chose avec Happiness de Tod Solondz avec lequel ses autres films ne peuvent rivaliser (dvd Entertainment in Video). Par contre, je sens que le coffret de 18 Fassbinder me durera longtemps tant j'ai manqué ses films à l'époque de leur sortie...
  • Le très réussi Le convoyeur de Nicolas Boukhrief m'a donné envie de voir tous les films réalisés par Albert Dupontel qui y tient le rôle principal (dvd Studio Canal). J'ai bizarrement préféré Le créateur à Bernie... Côté rigolade, Louise-Michel de Gustave de Kervern et Benoît Delépine et Rumba de Dominique Abel, Fiona Gordon et Bruno Romy nous ont fait passer de très agréables moments (Gie Sphe-Tf1). Nous n'avons pas compris l'ire déclenchée contre Musée haut musée bas de Jean-Michel Ribes, comédie burlesque plutôt hirsute (dvd Warner). Dans un autre genre, les films des Yes Men sont revigorants, même si leur potentiel politique reste très superficiel (dvd Palisades Tartan).
  • Marie m'a prêté le remarquable A Bigger Splash de Jack Hazan sur la vie du peintre David Hockney que je n'avais jamais vu (dvd Compagnie des Phares et Balises). Tout comme The Manchourian Candidate de John Frankenheimer conseillé par Rosenbaum, hilarant pamphlet bancal anti-communiste (dvd MGM) ou Hitler connais pas, extraordinaire enquête documentaire de Bertrand Blier de 1963 que Nicolas m'a fait découvrir...

J'en oublie des quantités tant j'en ai vus l'an passé, sans compter les saisons 3 et 4 de Heroes, la saison 1 de Fringe, les saisons 2 de True Blood et Damages, etc. Ajoutons les merveilleuses perles contenues dans les coffrets DVD de Cinq colonnes à la une et Dim Dam Dom...
Me vautrer devant un film sur grand écran est l'une des rares occupations qui me déconnectent de mon hyper-activité...

jeudi 7 janvier 2010

Paolo Sorrentino, un nouvel Orson Welles ?


Mon titre se réfère à la nouveauté, à la rigueur d'un cinéaste, en marge de la fadeur audiovisuelle ambiante où les Top Ten des critiques et du public sont affligeants d'inculture et d'absence critique. Mais déjà Hollywood courtise Sorrentino dont le prochain film, This must be the place, sera tourné en anglais avec Sean Penn. Le réalisateur napolitain saura-t-il conservé son originalité ? Et d'abord, qu'est-ce que c'est qu'un style ? Paolo Sorrentino sait ce qu'il veut et il y travaille, prenant le risque de filmer comme il l'entend. Pas un plan qui ne soit porté par une intention, pas un angle qui ne soit juste, pas un mouvement qui ne serve l'action ou ne participe à l'émotion suscitée. Il fait penser à un Francesco Rosi avec des accents buñuéliens et un graphisme léché quasi architectural. L'exigence du montage est celle d'un Lynch, et en regardant Les conséquences de l'amour, nous avons pensé ne pas avoir joui d'une partition sonore digne de ce nom depuis longtemps. L'utilisation de la musique y est remarquable, réellement montée plutôt que placée. Les acteurs sont superbes, en particulier Toni Servillo, héros de trois des quatre longs métrages du réalisateur, toujours épaulé par une équipe fidèle qui le suit de film en film. Servillo jouait dans les deux films italiens présentés à Cannes en 2008, Gomorra de Matteo Garrone et Il Divo de Sorrentino, qui se complètent très bien dans le portrait de la Mafia, le premier focalisant sur les actes, le second sur les raisons, la plèbe d'un côté, l'institution de l'État de l'autre. Passé quasi inaperçu malgré un Prix du Jury à Cannes, j'avais vu Il Divo (2008) sur les conseils d'Olivia et l'avais défendu dans cette colonne. J'ai commandé (trois petits prix sur Amazon) les deux autres DVD disponibles, Les conséquences de l'amour (2004) et L'ami de la famille (2006), et me suis débrouillé pour voir son premier court-métrage, L'amore con ha confini (1998), et son premier, L'uomo in più (2001). Voir dans l'affilée plusieurs films d'un même réalisateur permet souvent d'en apprécier le style, quand style il y a, chose de plus en plus rare. Ainsi après avoir découvert l'incontournable Happiness (1998) de Todd Solondz, nous avions ainsi été déçus par ses autres films. Sorrentino tient ses promesses depuis son premier court-métrage baroque dont je n'ai pas tout compris, faute de sous-titres, à sa fantastique bio critique de la crapule nosferatesque Giulio Andreotti évoquée ici-même.
La Mafia plane au-dessus des quatre longs métrages, Naples oblige, mais n'est jamais qu'un zeste dans le savant cocktail, un soupçon. Si la mort y rôde toujours, est-ce d'avoir perdu ses deux parents dans un accident domestique lorsque Paolo avait 17 ans ? Le courage nécessaire pour reconstruire sa vie, renaître de ses cendres, semble une constante, face à la jeunesse et la vieillesse qui affirment leurs prérogatives. Le cinéma est l'art du bluff, de l'illusion, et Sorrentino en joue en virtuose, avec humour et rigueur. Les secrets finissent toujours par s'éventer, mais le mystère de l'être demeure. La critique sociale comme la psychologie des personnages s'effacent derrière la construction cinématographique. La plasticité des images et le rythme de la partition sonore ne sont jamais gratuites, elles servent un propos qui se situe bien au delà du scénario. Paolo Sorrentino fait du cinéma.

mardi 1 décembre 2009

The Wire, image de la société américaine


Le marathon de Berlin Alexanderplatz est une broutille en regard des séries américaines qui accumulent les épisodes de 52 minutes année après année. Il aura fallu du temps pour arriver au bout des cinq saisons de The Wire, produite par HBO et considérée par beaucoup comme la meilleure série que la télévision américaine ait jamais produite. On raconte qu'Obama partage ce point de vue et qu'il est fasciné par le personnage d'Omar, bonne pub ! Derrière l'enquête policière se profile un tableau documentaire des États-Unis, peinture au vitriol fondamentalement pessimiste où toutes les couches sociales sont connectées à la corruption, des habitants des quartiers les plus pauvres aux politiciens qui régissent le pays. Les acteurs sont plus vrais que nature, certains sont même sortis de la rue, à tel point que l'on a souvent l'impression de toucher au réel. Chaque accent est si véridique que des camarades américains suivaient les sous-titres français lorsque je leur ai montré certaines séquences ! Le traitement n'est ni manichéen ni moraliste, il cherche à se rapprocher de l'enquête journalistique. L'auteur, David Simon, travaillait d'ailleurs au Baltimore Sun que l'on retrouve dans la dernière saison. Quel que soit le côté de la barrière derrière laquelle ils vivent, les personnages ne sont jamais d'un bloc, mais montrent des aspects contradictoires de leur personnalité. Ils évoluent avec le temps et selon les circonstances. Les policiers dépassent souvent les limites de la légalité. S'ils ne sont pas abattus les gangsters apprennent à devenir des hommes d'affaires. Les hommes d'affaires sont des gangsters sans que cela les abatte.


La ville de Baltimore est représentative de la mutation industrielle. Ancienne place forte de la sidérurgie, la vie s'y est dégradée. Les deux tiers de sa population sont noirs et la criminalité dans la communauté y est la plus forte de toutes les villes nord-américaines. Les chances de s'en sortir pour les couches sociales les plus défavorisées posent les mêmes questions que dans nos banlieues. La quatrième saison table sur l'enseignement et évalue l'ampleur de l'enjeu et du travail qu'il exige. Le commerce de la drogue, avec ce que cela implique de violence, est la réponse des pauvres de la rue face aux magouilles immobilières de la haute. The Wire montre que tout est lié. Comment défendre son coin de rue ou comment gérer le budget municipal sont du même ordre lorsqu'il n'y a plus d'autre logique que celle du profit.

dimanche 15 novembre 2009

Le mur du son


Voici la programmation de la première émission "Le mur du son", diffusée ce soir dimanche sur France Musique à 23H59 et 59 secondes... La deuxième partie sera diffusée le 22 novembre. Dans le cadre de Tapage Nocturne, Bruno Letort a proposé à des compositeurs d'écrire une petite pièce sur le thème "20 ans après la chute du mur de Berlin" (libre d'esthétique) d'une durée de 1 à 3 minutes (pas plus).
1• Caroline Duris "Overgrow" 2'41
2• Pierre Bastien "trois trompettes pour Jéricho" 2'38
3• "Un petit clou dans le mur du son" (Christophe Petchnatz) 2'49
4• Philippe Petit : "an air of intrigue" 2'49
5• Laurent Dailleau "niederkirchnerstrasse" 2'57
6• David Reyes "Au pied du mur" 2'58
7• Jean-Jacques Birgé "Casual" 0'59
8• Mathieu Tiger "Die_Mauer_Muss_Weg" 2'41
9• Béatrice Thiriet "charlie's retired mix" 2'38
10• Sati Mata "Rencontre" 1'42
11• Marc Battier "Wall Mix" 1'59
12• Jean-Philippe Goude "Vanité" 2'48
13• Dominique Grimaldi "Tear Down This Wall" 2'07
14• Gaël Segalen "ich_habe_es_nie_gehort 2'41
15• Julie Rousse "Berlin Station" 2'04
16• Slug "Behind" 2'31
17• Kim Cascone "Mauer ghosts" 1'00
18• Jean-Marc Weber "Nach Berlin" 3'00
19• Moon Pilot "Behind the wall of shame" 1'55
20• Mimetic "Wall of sound" 2'32
21• Michel Redolfi "Dans l'oeil de l'aigle" 3'08
22• Anne-Claude Iger "Le mur du son" 2'19
23• Rasim Biyikli "firewall" 2'23
24• Raphaël Marc "Le rêve de Klaus B." 1'52

Les murs sont tous destinés à tomber, celui du Ghetto de Varsovie, le mur de Berlin ou celui qui sépare Israël de la Cisjordanie. Mais la commémoration de l'évènement a pris une tournure répugnante. Loin de célébrer quelque libération, elle tourne à la glorification du capitalisme contre le communisme. Trotsky clamait que la révolution serait internationale ou ne serait pas. Le Capital a fait sienne cette pensée. Il y a vingt ans les capitalistes se sont donc enfin mis à lire Marx, l'accommodant à leur sauce pour accoucher de l'ultra-libéralisme, un système qui fait des ravages comme les autres. Mais la propagande actuelle entretient la confusion. Le carnage était le propos dément du nazisme et le cynisme du libéralisme est explicite. Il est inadmissible de comparer ces deux systèmes monstrueux avec la déviance tragique du communisme dont les théories généreuses ont été dévoyées dans les faits. Le communisme ne saurait se confondre avec le stalinisme. On peut continuer à se battre pour un monde meilleur et équitable en toute fierté, rejetant catégoriquement l'exploitation de l'homme par l'homme.
Il est également important de tempérer l'anti-communisme primaire répandu dans les médias. Si le régime est-allemand était loin d'être enviable, il permettait à tous ses citoyens de manger à leur faim et de se loger. J'ai rencontré de nombreux artistes rebelles, par exemple dans le secteur des musiques improvisées, qui avaient les moyens de jouer, de sortir à l'étranger et que la nouvelle donne a transformés en clochards qui n'avaient plus rien de célestes. Pour nombre d'Allemands de l'Est l'écroulement du mur a levé le voile sur un rêve qui s'est avéré bien en deçà de leurs espérances.
Pour l'émission de ce soir, j'ai préféré m'écarter de l'Histoire dont on nous rabat les oreilles à des fins de propagande pour me concentrer sur le thème du mur du son. Pensant, peut-être à (le)tort, que nombreux de mes camarades joueraient sur le « bang » supersonique, j'ai pris le contrepied en me plaçant au pied du mur, travaillant sur le silence, un autre seuil. À l'antenne, le silence est toléré de façon limitée. Au bout de quelques secondes sans aucun signal, un robot déclenche la diffusion de musique pour occuper la fréquence d'émission que je devrais écrire sans apostrophe. La chaîne craint que l'auditeur qui se connecte zappe sur un autre canal. À lire sa durée sur le conducteur, ma contribution semble avoir été amputée de 6 secondes pour passer entre les fourches caudines de la censure technique. Je l'ai intitulée "Casual" qui signifie "décontracté, informel" mais que je prononcerai comme un Français essayant de parler anglais, "Cage Wall", en hommage au compositeur américain et en référence à la cage dans laquelle nous nous enfermons aujourd'hui, le formatage.

dimanche 8 novembre 2009

Les Portes closes


L'alerte Google m'ayant signalé un blog évoquant l'installation interactive des Portes réalisée avec Nicolas Clauss en 2006, je découvre la page de ZE dont les choix musicaux sonnent un agréable réveil : reportage de Tracks sur Terry Riley, des clips de Ninja Tune ou Laurie Anderson, le Screen Play de Christian Marclay par Eliott Sharp ou la Night Music du scratcheur historique, la Broken Music Composition de Milan Knizak qui utilise aussi des vinyles depuis 1963, un dessin animé de David Martin, le DVD-Rom d'Ez3kiel, le split screen de Peel, un reportage sur le Circuit Bending, etc. Rien de personnel, c'est entièrement pillé sur YouTube ou DailyMotion, mais le choix est sympa !


Sans vouloir faire de jeu de mot sur le nom de mon camarade avec le titre de ce billet, Les Portes est l'histoire de nombreuses installations monumentales. Beaucoup de travail pour trop peu de visibilité. Exposées à l'Espace Paul Ricard dans le cadre du Festival Nemo, aperçues sur Canal +, Les Portes ont terminé à la cave où elles risquent de s'abîmer sans avoir été présentées nulle part ailleurs, faute de trouver où les faire tourner ou à qui les vendre. Les aides du Dicréam ou d'Arcadi permettent de créer des œuvres, mais il n'existe aucune structure pour accompagner leur diffusion. Or c'est justement ce point épineux qui encombre le plus souvent les artistes. Nous savons créer coûte que coûte, mais nous sommes plutôt manches côté business. Les galéristes sont rares en ce domaine et leurs faillites n'arrangent pas les choses.
Cet amer constat nous fit très récemment retirer un gros projet d'une demande d'aide pour un spectacle audacieux d'Antoine Schmitt et moi-même. Nous avons préféré la repousser aux calendes grecques pour nous recentrer sur un duo live au budget plus modeste et aux conditions techniques compatibles avec n'importe quel théâtre. Travailler six mois pour une œuvre qui ne sera montrée que trois fois ne nous satisfait plus. Peut-être sommes-nous grisés ou blasés par le succès de Nabaz'mob, mais nous choisissons à nouveau de multiplier les créations plutôt que de mettre tous les œufs dans le même panier ! Rien n'indique que le succès des lapins rassurera les structures d'accueil et les acheteurs sur notre potentiel. Il faut souvent repartir à zéro avec chaque nouveau projet.

samedi 4 juillet 2009

Filmographie de Jean-André Fieschi


L'héritage intellectuel de JAF fut si considérable que sa mort génère en moi un sentiment d'usurpation. Je n'y étais pas préparé. Cherchant à honorer ce que j'appelais ma "dette inextinguible" je plonge dans mes archives et compile une biographie curieusement absente du Web. Je retrouve des projets, des lettres, des articles, des entretiens, des films, des images dont cette photo que j'ai prise dans les années 70... Une biographie au carbone qu'il avait rédigée au début de notre collaboration sur Les nouveaux mystères de New York (1976-1981) nous donne de précieuses informations, quand j'aimerais reproduire certains de ses écrits, toujours remarquables.

Jean-André Fieschi
(5 mai 1942, Ajaccio, Corsica - 1er juillet 2009, São Paulo, Brésil)

1949 : Vision de Bambi au Rio Opéra.
1961 : Les Cahiers du Cinéma, époque Rohmer.
1963 : Réalisation, à Barcelone, de Cuixart, pour la Galerie Metras.
64/68 : Cahiers du Cinéma, époque Rivette. Secréatrait de rédaction de la revue, articles, entretiens, rencontres (Renoir, Bunuel, Sternberg, Rossellini, Pagnol, Visconti, Straub).
1966 : En plus des CdC, chronique hebdomadaire au Nouvel-Observateur.
Réalisation de L'accompagnement, écrit en collaboration avec Claude Ollier et Maurice Roche, et traversé par les mêmes + Edith Scob, Marcelin Pleynet, André Téchiné. Montage : Jean Eustache. Partition sonore : Michel Fano. Le film était dédié à Julio Cortazar, Prime du CNC (60 000F), ventes aux USA, Canada
(ligne illisible dûe à la pliure)
65/68 : Fonde et dirige avec Noël Burch, l'IFC (Institut de Formation Cinématographique), atelier un peu utopique où furent chargés de cours, de recherches ou de travaux pratiques W.Borowczyk, Marguerite Duras, Michel Fano, Jean-Luc Godard, Pierre Guyotat, Marcel Hanoun, André Hodeir, Robert Lapoujade, Christian Metz, Claude Ollier, Alain Resnais, Jean Ricardou, Jacques Rivette, Jean Rouch, Alain Robbe-Grillet, rien que du beau monde.
66/68 : Réalisation, dans la série (défunte) de Janine Bazin et André S.Labarthe "Cinéastes de notre temps" de :
Pasolini l'Enragé (1h40)...
Domaine italien 2 : Bertolucci (on pouvait avoir des excuses à ce moment-là), De Bosio, Bellochio ?
La Première Vague (Delluc, Dulac, Epstein, Young Mr L'Herbier), travail de recherche de montage, de teintage, et d'archivage de ce qui pouvait encore être archivé.(coréal: Noël Burch)
M.L'Herbier : une re-vision, réévaluation de l'œuvre muette de M.L'H.
Également, participation aux émissions sur Bunuel et Sternberg.
68/69 : Chronique régulière à "La Quinzaine Littéraire".
69/70 : Chargé de cours à Paris I (Histoire du cinéma).
Co-auteur, avec Claude Ollier, de textes radiophoniques, La Fugue et Cinématographe, dans le cadre de l'A.C.R. (Atelier de Création Radiophonique).
70/71 : Pratique intensive du cinéma d'intervention directe (film réalisés pour les municipalités d'Argenteuil, Bobigny, Sartrouville, pour la Confédération Génbérale du Travail, pour le Théâtre des Amadiers à Nanterre, etc.
L'histoire vivante, sur la mémoire du mouvement ouvrier, starring Jacques Duclos, vainqueur d'un cendrier de cristal (rose) au Fesrtival de Leipzig de l'année suivante. (coréal: Bernard Eisenschitz)
71/73 : Enseignement à l'IDHEC (Histoire du cinéma, travail sur le montage, direction de tournages).
Pratique de la vidéo d'animation, dans les entreprises de la Seine St Denis.
Participe à la rédaction d'une encyclopédie monumentale du Cinéma, dirigée par Richard Roud, en cours de publication à Londres et New York simultanément.
Textes sur Bunuel, Epstein, Hitchcock, Murnau, Rivette, Rouch, Sennett, Straub, Tati, Vertov.
73/75 : Directeur de production à Unicité (films, vidéos, disques, journaux muraux, etc.). Étude sur des terrains très diversifiés (entreprises, quartiers, municipalités, régions, etc.) des différents supports audiovisuels et de leus spécificités. Enquêtes, voyages.
Auteur d'émissions de télévision, dans la série (défunte) de Monique Assouline "Grand Écran" : Le film noir américain et Jean Renoir (Réal: Charles Bitsch), L'enfant et ses images (R: Pierre Beuchot). Également : Il était une fois la Comédie musicale (R: Raoul Sangla).
Parallèlement, découverte, expérimentation et pratique intensive de la Paluche, écriture de scénarii (pour Bernard Stora, Eduardo de Gregorio), interventions dans les pages "spectacles" du "Monde", réalisation d'une émission (FM) sur la musique traditionnelle corse, ainsi qu'un disque sur le même sujet.
1976 : Paluche encore, naissance d'un projet tout à fait spécial, double travail concernant le projet lui-même et les moyens de le faire aboutir.


Complétons imparfaitement avec la filmographie publiée lors de sa rétrospective à la Galerie du Jeu de Paume en 1999 :
Permanencia del Barroco (1963)
Théâtre (1980), coréal. Jean-Pierre Mabille, avec Françoise Lebrun, Dominique Labourier, Jean-François Stévenin, Maurice Garrel, Jean-Claude Dreyfus, Jacques Lassalle
Bande Eustache (Jean qui pleure, Jean qui rit) (1982)
L'horreur de la lumière (1982, vidéo-paluche), 25', image-montage : JAF, avec Georges Didi Huberman
Les Monts Oural (1982, 5'), image-montage : JAF, avec Pascale Murtin et François Hiffler (Grand Magasin)
Les Dogons et Chamber Music (1983)
Baby Sitter (1984, 13') avec Anouk Grinberg
Un enfant au sommeil agité (1985, vidéo-paluche/UMT, 13') avec Grand Magasin
Le tueur assis (1985, 60'), scénario-dialogues JAF et Jean Echenoz d'après Patrick Manchette, avec Jean-Pierre Léaud, Roland Amstutz, Caroline Chaniolleau, Jean Dautremay, Michel Delahaye, David Gabison, Yann Collette, Hugues Massignat, Catherine Laulhère
Lettre à une jeune comédienne (40 ans d'Avignon : les acteurs) (1987, 26') avec Maria Casarès, Alain Cuny, Ludmila Mikaël, Gérard Desarthe, Maurice Bénichou
L'idée perdue (1988, 21'), texte Jean Paulhan, avec Anouk Grinberg
Portrait imaginaire d'Alain Cuny (1988, 120') - 1re partie Le savon noir, 2e partie La jeune fille Violaine, image Jacques Bouquin et JAF, montage JAF, avec Alain Cuny, Anouk Grinberg
Chloé, bonne à Rome (1988, 5') avec Grand Magasin
Tommaso Landolfi (1986, 27'), image Luc Pagès et JAF, montage JAF, avec Olimpia Carlisi, Idolina Landolfi
Joë Bousquet (1990, 27'), id., avec Hélène Alexandridis et la voix du Poisson d'or
Pasolini l'enragé (1966-1993, 65'), image Georges Lendi, avec Pier Paolo Pasolini, Franco Citti, Sergio Citti, Ninetto Davoli (photo ci-dessus)
Ramentevoir (1993, installation, Centre Pompidou, "Manifestes")
Que faire ? (bis) (1994, 59'), image/son/montage JAF, entretiens Jacques de Bonis, musique Jean Wiener, avec Jean Burles, Yves Clot
Ninetto le messager (1995, 28'), image Maurice Perrimond, montage Danielle Anezin, avec Ninetto Davoli
Le Talisman (1996, 4')
L'illusion (1997, 60') autour de L'illusion comique de Pierre Corneille montée par Jean-Marie Villégier, image JAF, montage Danielle Anezin
CinéMuse (1997, 13') avec Christine Hoffet
Mosso Mosso (Jean Rouch comme si...) (1998, 73'), image JAF et Gilberto Azevedo, Montage Danielle Anezin, avec Damouré Zika, Tallou Mouzourane, Hamidou Godye... et Jean Rouch
Le Commencement des lions (1998, 4') avec Martha Fieschi
Kaydia (Nouvelles impressions d'Afrique) (1998)
Le jeu des voyages (1987-2004, 20 heures!)
La fabrique du "Conte d'été" (2005, 90'), coréal. Françoise Etchegaray

samedi 20 juin 2009

Nabaz'mob à Musique en Jouets


Comme on pouvait s'y attendre, faire jouer nos 100 lapins dans un vivarium rectangulaire ne pouvait qu'exagérer les effets de réverbération et de délai qui profitent merveilleusement à la partition de Nabaz'mob. À l'intérieur de la gigantesque boîte hermétique, le son est grandiose. La musique rebondit sur les parois de verre parallèles comme la lumière se réfléchit en multipliant le nombre de sources. Cela conforte notre opinion que, pour les petites salles, rien ne vaudra jamais le son des 100 petits haut-parleurs sans aucune autre amplification. Au Musée des Arts Décoratifs nous n'avons pas ce choix car les vitres sont inamovibles, aussi avons-nous accroché quatre microphones sensibles au plafond et caché quatre enceintes sous la jupe de la vitrine. Le volume sonore est ainsi parfaitement dosable et l'effet quadriphonique redonne sa dimension spatiale à l'œuvre sans que nous en soyons contrariés. Cela nous permet de trouver un équilibre agréable avec Play Meccano Play, l'installation très percussive de l'ami Pierre Bastien dans l'autre salle, on y reviendra. J'ai panoramiqué les quatre voies de façon à ce que les sons s'étalent de cour à jardin en relation directe avec les lapins qui les produisent, prenant soin de régler un peu différemment le timbre des deux couples stéréo afin de privilégier telles ou telles fréquences. Le résultat nous enchante.
Passé la blancheur des rongeurs, l'obscurité fait ressortir les couleurs lumineuses des museaux et des bedons. Les deux banquettes qui ferment le petit théâtre noir invitent les visiteurs à s'assoir devant le castelet pour assister au spectacle de 23 minutes... Camouflés en carotte et bâton, Antoine et moi avons risqué nos vies en entrant dans la cage pour réaliser une série de photographies étonnantes avec le concours de Leslie Veyrat (aide précieuse à plus d'un titre) et d'Olivier Souchard (qui a réalisé les petits films pour le site des Arts Décos), mais nous sommes ressortis aussitôt alors que les Nabaztag y rôtiront jusqu'au 8 novembre !
Dorothée Charles, tout sourire, virevolte au milieu de la Galerie des jouets dont elle est la conservatrice zélée, secondée par Anaïs David et Anne Monier, toutes aussi efficaces que diligentes. Quel plaisir de travailler dans ces conditions ! Un petit salut au passage à toutes les équipes qui nous ont reçus cette année avec le même entrain.
L'inauguration aura lieu le 24 et l'ouverture le lendemain, jeudi prochain...

lundi 4 mai 2009

Usine au Triton


Hier dimanche, Olivier Sens (à gauche sur la photo avec les cheveux décolorés) organisait un atelier-découverte autour de son logiciel de création sonore Usine dans le cadre du festival Electrolyses aux Lilas. Tandis que David Fenech, qui m'en avait averti le matin, assistait aux présentations d'une dizaine d'artistes dans la salle de spectacle du Triton, dans les loges je profitai des conseils de Benjamin Mousset (le barbu à droite) et d'Olivier qui installaient, expliquaient, commentaient le logiciel.
Usine permet de construire sa propre configuration d'instruments virtuels pour la scène et d'en jouer "live" en retrouvant des gestes instrumentaux qui font le plus souvent défaut aux logiciels musicaux. Echantillonnage sonore en temps réel, traitement par effets sonores, raccourcis physiques des commandes, etc., Usine permet d'automatiser des manipulations fastidieuses en les réduisant au geste le plus simple pour pouvoir en jouer sans perdre le fil de l'inspiration musicale, voire d'improviser librement sans être encombré par la technique. Cela implique évidemment de configurer en amont les gestes dont on a besoin, choisis parce qu'ils conviennent à la musique imaginée. À chacun de faire le tri dans les immenses possibilités offertes par Usine pour s'approprier celles qui vous correspondent. D'autant qu'Usine peut vampiriser n'importe quel plugin VST et intégrer ses fonctions au tableau de commande que l'on se sera dessiné. Le logiciel consiste en patches, des synapses entre les différents éléments et leurs possibilités fonctionnelles, et en l'analyse en temps réel d’un signal d’entrée pour pouvoir ensuite y réagir et régler les paramètres des modules / insérables de façon à modifier le son.
Comme il ne tourne que sur PC, il faut auparavant installer une partition Windows sur mon Mac. Hélas pour moi, Bootcamp se révèle incapable de bien faire ce travail vu la quantité de mémoire libre sur mon disque dur. Qu'importe ! J'ai pu constater que les nombreux Macophiles présents le faisaient marcher correctement sur leurs PowerMac. Si Usine m'emballe je pourrai toujours régler le petit problème en question ou acquérir un portable PC avec un écran tactile. Benjamin qui prenait le temps d'aider tous les novices dans mon genre à installer, configurer, régler, travaille sur un Clevo avec une carte RME tandis qu'Olivier a collé un écran tactile sur son PC. Le geste devient alors évident.
Sans perdre en studieuse concentration, il régnait dans les loges une douce euphorie entretenue par toute l'équipe d'aficionados d'Usine. Plutôt que de "commercialiser" au sens fort son logiciel, Olivier Sens a choisi de créer une sorte de confrérie des amateurs d'Usine. Il y a un petit côté artisanal dans tout cela qui rend l'affaire très sympathique. Les professionnels ne s'y sont pas trompés. Il existe d'autres manières de faire, en particulier lorsque l'on travaille avec des machines en dur, mais Usine répond bien aux besoins des musiciens qui affectionnent le virtuel. Comment ne pas y être sensible si l'on s'intéresse à la nouvelle lutherie informatique et que l'on ne veut pas être freiné par les maladresses de la technique ! Une version quasi complète est donc offerte, mais on en trouvera une plus poussée sur le site sensomusic, payante sans être dispendieuse, avec un système de mises à jour renouvelables à l'année.

jeudi 9 avril 2009

Expériences sonores de l'avant-garde russe (1908-1942)


En 1922, Arseny Avraamov compose et dirige une symphonie extraordinaire : autour du port de Baku, il rassemble les sirènes des usines et des navires de la mer caspienne, deux batteries d'artillerie, sept régiments d'infanterie, des camions, des hydravions, vingt-cinq locomotives à vapeur, des sifflets et des chœurs. Quatre-vingt ans plus tard, Leopoldo Amigo et Miguel Molina Alarcón, directeur artistique de ce double CD, recréent artificiellement l'événement comme ils font renaître maintes créations sonores époustouflantes de l'avant-garde russe des années 20, orchestre de bruiteurs de Nikolai Foregger, opéra cubo-futuriste de Mikhail Matiushin, Alexei Kruchenykh et Kasimir Malevitch, laboratoire de l'ouïe de Dziga Vertov, projet radiophonique de Velimir Khlebnikov, extraits de ballet de Sergei Prokofiev et Georgi Yakoulov, Cercle futuriste de Vladimir Kasyanov, manifeste nihiliste, sound painting de Varvara Stepanova, poèmes sonores de Vasily Kandinsky, Igor Severyanin, Vasilisk Gnedov, David Burliuk, Elena Guro, El Lissitzky, Olga Rozanova, du groupe H2SO4, de Simon Chikovani, Daniil Harms, Igor Terent'ev, Mikhail Larionov, Roman Jakobson "Aliagrov"...
Si le premier CD donne le tournis avec ces évocations renversantes d'une époque révolutionnaire pour les arts soviétiques, le second réunit des archives encore plus troublantes à commencer par la Symphonie du Dombass de Vertov extraite d'Enthousiasme. Suivent Zavod, symphonie des machines, fonderie d'Alexander Mossolov, Dnieprostroi, la station hydro-électrique de Julius Meytuss par l'Orchestre de Paris en 1931, mais aussi les voix de Lénine, Trotski (en anglais !), Vladimir Maïakovsky, Boris Pasternak, Malevitch (en anglais), Dmitri Chostakovitch, Lili Brik, Sergei Esenin, Vasily Kamensky, Anatoli Lunacharsky, Alexandra Kollontay, Anna Akhmatova, Osip Mandelshtam, Naum Gabo & Noton Pevsner...
Voix ou bruits, ici tout est musique. La fascination pour les machines qui ne libèreront pourtant jamais les hommes de leurs chaînes est une promesse pour le futur. Les formes explosent dans une géométrie impossible. Beaucoup de ces artistes sont des peintres. Les poèmes sonores sont autant de chants de résistance, aux conventions mesquines de l'ancien régime, hymnes à une révolution rêvée qui n'existe véritablement que dans le cœur et la tête de ces artistes provocateurs. La déconstruction du langage renvoie au discours des hommes politiques. On croit comprendre la langue russe dans la symphonie des machines et les syllabes des poèmes sonores. Où l'on entend la révolution en marche, quand les artistes s'en emparent !
Ces soixante-douze œuvres publiées par ReR sont accompagnées d'un épais livret illustré de 72 pages bourrées d'informations.

vendredi 13 mars 2009

Le petit manège de la musique des jouets


Sacha Gattino me fait écouter un monde musical dont je croyais tout ignorer, mais que je pressentais pour en avoir tâté moi-même à mes débuts et dans mon travail de designer sonore. Tous ces artistes ont un goût pour la matière organique qui n'a rien de commun avec la virtualité synthétique. Ils pervertissent le réel en une sorte de théâtre de l'absurde empreint d'humour et de tendresse. Les boucles rythmiques et les agrégats chaotiques dessinent le même décor, un paysage brintzingue digne de Lewis Carroll ou Dave McKean.
Je prends des notes pour me retrouver parmi les chansons pop éthérées d'Animal Collective remplies de petits sons sympas, les charmants samples rythmés de la déjantée Moonstruck Parade du Japonais Bisk, les grincements accompagnant la voix enfantine de Coco Rosie que l'on imagine ne jamais pouvoir grandir, le duo de guimbardes de Makigami Koichi et Anton Bruhin, les engrenages mécaniques de Németh, la transe ethno de Badawi a.k.a. Raz Mesinai dont le théâtre musical nous caresse à rebrousse-poil avec ses bris horlogers, les jeux de cloches et les fanfares dérisoires de l'orchestre d'éléphants de Dave Soldier et Richard Lair, les jouets riquiquis d'Emmanuel Dilhac et ceux féroces de Spunk, la causticité de Wevie Stonder... J'en profite pour entamer une nouvelle dégustation du CD du polyinstrumentiste Frank Pahl produit par le guitariste français David Fenech, lui-même auteur d'une tendre et foisonnante Polochon Battle.
Sans remonter à Leopold Mozart, Joseph Haydn, Erik Satie ou Spike Jones, leurs ancêtres se nommaient White Noise, Moondog, Third Ear Band, Robert Wyatt, famille à laquelle appartiennent aussi Pascal Comelade et Pierre Bastien avec qui notre Nabaz'mob partagera l'exposition Musique en Jouets qui ouvrira ses portes le 24 juin au Musée des Arts Décoratifs à Paris...
Je ne peux pas adhérer totalement à ce mouvement qui, à mon goût, manque souvent de gros plans. En opposition, le jazz néglige les effets d'ensemble pour privilégier l'expression individuelle. C'est la raison pour laquelle Pierre Bastien, par exemple, ajoute sa trompette de poche à ses machines en Meccano. Tous ces musiciens peignent des décors féériques. Les jazzmen incarnent les héros. Le rock mise sur la puissance là où le classique joue sur la nuance. Il me faut un peu de tout cela pour trouver ma voie. En quête de perspectives, j'apprécie la transparence. Amateur de coups de théâtre, j'affecte les contrastes. Sacha dessine les scènes, j'en écris le synopsis, mais si nous devions enregistrer un album j'inviterais des acteurs à s'y mouvoir. Mais pour les spectacles vivants que nous projetons, les images de Nicolas Clauss et les sons qui y sont rattachés suffisent à occuper l'espace...
Comment pourrais-je être insensible à ces jeux d'enfants alors qu'avec Antoine Schmitt nous sillonnons le globe avec une ribambelle de cent lapins en plastique et qu'avec Frédéric Durieu, d'Alphabet à La Pâte à Son, j'invente des machines musicales interactives pour que chaque enfant qui sommeille en nous puisse s'épanouir. Ma collection de jouets musicaux est une boîte à outils où j'alimente régulièrement mes rêves sonores depuis 40 ans. C'est donc avec joie et armé de chocolat noir que j'irai me promener dans ces forêts de sucre d'orge et que je hanterai les palais de pain d'épices de ce monde enchanteur. Je sais bien que je ne pourrai m'empêcher de casser du sucre sur le dos des sorcières, de faire mordre la poussière d'ange aux trop gentilles fées pour être honnêtes, je déchaînerai malgré moi des tempêtes à la poudre de coco et ferai semblant d'enfiler mon déguisement, incapable de répéter deux fois le même tour, laissant à Sacha le soin de garder le cap vers cet horizon qui semble si proche mais s'éloigne au fur et à mesure que l'on avance. Ce programme devrait parfaitement coller avec les images mouvantes de Nicolas (ci-dessus une poupée de Money, inédit) qui nous engloutiront corps et biens, paysages obscurs éclairant la scène de leurs rayons de miel et de piments si puissants qu'ils nous emporteront la gueule parce qu'on aime ça plus que de raison. Un théâtre de la cruauté émerge des scènes enfantines les moins innocentes.

mardi 10 mars 2009

Big Brother is watching you


Marie-Jésus m'envoie une photo époustouflante prise par David Bergman lors de l'investiture de Barack Obama le 20 janvier dernier. En zoomant sur le public, on peut distinguer presque chaque personne dans la foule !
La caméra-robot a une définition de 1 474 megapixels, soit 295 fois plus de puissance que les photos à 5 megapixels des caméras familiales. Une seule photo et la possibilité de "ficher" un million de personnes ? Pas exactement ! Le site Gigapan donne moulte explications sur le système : le robot permet à votre appareil de prendre des milliers de photographies que le système réassemble en une seule grande image et de placer sur le site de Gigapan, cough, cough !

mercredi 11 février 2009

Arve Henriksen survole la Norvège


Quitte à écouter de la musique planante autant qu’elle nous fasse voyager ! Cartography survole des paysages glacés où nulle trace humaine ne se voit du ciel. Pas d’histoire, juste de la géographie. Est-ce la saison ou le moment de la journée, comme entre chien et loup, qui donnent à ce disque l’impression d’éternité ? La carte est une partition. Pour préparer son vol, le trompettiste norvégien Arve Henriksen s’est entouré d’un équipage d’électroniciens qui savent traiter les instruments acoustiques comme des nuages imaginaires. Jan Bang échantillonne, Erik Honoré synthétise. La trompette d’Arve Henriksen vient s’accrocher comme une lune argentée, sonorité feutrée, soufflée, rappelant le son de Jon Hassell ou de Bernard Vitet lorsqu’il jouait sans embouchure. On croit entendre un shakuhachi, la flûte japonaise qui nous promène d’île en île, un archipel de morceaux où les voix brumeuses des sirènes attirent les voyageurs, mais aucun ne s’échoue. Sur deux d’entre eux, David Sylvian récite ses textes sans poser ses bagages. Il campe. L’album a beau avoir été enregistré en studio, toutes les scènes sont d’extérieur. Le plan devient le territoire. Pour une fois, l’abstraction floue de la pochette ECM colle au sujet comme une écume nordique, la mousse indiquant le nord. Il ne manque que les moustiques !

dimanche 8 février 2009

Les coulisses du pop-up


Si vous désirez vous lancer dans la fabrication de pop-ups, après que David A. Carter vous en ait donné l'envie avec ses Point Rouge, 2 Bleu, Carré Jaune ou Pastilles noires, n'hésitez pas à acquérir The Elements of Pop-Ups rédigé en collaboration avec James Diaz et publié chez Simon & Schuster ! Actuellement difficile à trouver, j'ai dégoté le mien sur eBay... Le livre est en anglais, mais ce qui est important ce sont les exemples en volume, car cette fois on peut découvrir l'envers du décor. On appréciera les coulisses de l'exploit, plus d'une trentaine d'exemples commentés, pliages parallèles ou en angle, roues et tirettes, nomenclature du matériel nécessaire et photos de la démonstration à l'appui. Je n'aurai jamais la patience de m'y coller, mais j'adore admirer l'ingéniosité des procédés. Enfant, je n'ai jamais été capable d'aller au bout d'une maquette et le bricolage n'est pas ma tasse de thé. Je préfère aller m'en servir une de ce pas, car de ce côté-ci je ne suis pas manchot, composant moi-même mes mélanges à partir de thé vert ou noir en ajoutant épices, fleurs, graines, etc. selon l'inspiration du moment et l'heure de la journée.

jeudi 5 février 2009

Silence radio sur Lumpy Money


Je ne dis rien de Concertos, le dernier CD de Michael Mantler paru chez ECM, avec Bjarne Roupé, Bob Rockwell, Pedro Carneiro, Roswell Rudd, Majella Stockhausen, Nick Mason, le Kammerensemble Neue Musik Berlin dirigé par Roland Kluttig, et le compositeur à la trompette, parce que j'en parle dans le prochain numéro de Muziq. Pas un mot non plus de Songs for Robert Wyatt, cinquième tome de la série MW cosignée par le chanteur-compositeur et le peintre Jean-Michel Marchetti aux éditions Æncrages & Co (qui annoncent déjà pour le 7 mars un CD de 8 pistes dont une interview de Robert Wyatt, 80 chansons en version bilingue, 240 pages rassemblant les 5 volumes sur un papier évidemment moins luxe que les originaux dont le stock a disparu dans un terrible incendie !). Aujourd'hui l'ouvrage en linotypie à tirage limité tourne cette fois autour des paroles écrites par Alfreda Benge pour son compagnon. Donc pas un mot, puisque le rédacteur en chef de la revue bimestrielle n'apprécie pas que je déflore les articles dont je me fends dans ses colonnes. Cela se comprend, bien que ce ne sont pas forcément les mêmes lecteurs. Allez savoir !? Muziq est un magazine grand public qui traite d'artistes qui sortent aussi des sentiers battus.


Je me pose la question de la place échue à ce genre d'exercice. Avec 3000 signes, on peut conserver le style, avec 1500 on devient plus informatif et tous les articles finissent par se ressembler. Ce n'est pas tant la longueur que le formatage qui me préoccupe. Cela me plaît de continuer à rédiger des petites chroniques dans des publications papier, mais Internet me donne une liberté que je n'aurais nulle part, parce que rien n'est ici mesuré, si ce n'est la sacro-sainte trinité titre-image-texte à laquelle je me plie et la régularité de la gymnastique quotidienne. J'écris souvent d'un jet pour effectuer ensuite des corrections à l'instant de la mise en ligne. Entre les deux, il y a tout un travail d'écoute, de recherche de sources qui prend un temps fou. Il serait dommage de se priver des liens en hypertexte puisque l'édition électronique a des qualités que le papier ne possède pas encore. L'occasion fait le larron et rester cantonner à mon clavier m'inspire moins que d'aller me promener. Il faut que je bouge.


Je vous aurais bien parlé du dernier album publié par la famille Zappa, un triple CD intitulé Lumpy Money autour des albums remasterisés dans les années 80 de Lumpy Gravy et We're Only In It For The Money, mes disques fondateurs, mais c'est la même histoire. Frédéric Goaty aimerait bien que je fasse quelque chose dessus, alors motus et bouche cousue. Je soulève seulement un voile pour celles ou ceux qui seraient trop impatients de savoir ce que recèle ce triple disque, entendu que les héritiers de Frank Zappa n'en soufflent mot sur leur site où l'objet est vendu, exclusivement, pour la maudite somme de 50$ (69,51$ avec le port, soit environ 54 €). Le Disc One nous offre la version originale des Studios Capitol de Lumpy Gravy et un mix mono inédit de We're Only In It... réalisé par le maître. Pas de surprise avec le Disc Two puisque c'est presque la même chose que la réédition CD que les amateurs possèdent déjà, du moins je l'espère pour eux. Enfin, le Disc Three est une compilation de petits machins sous la houlette de la veuve Gail et de Joe Travers. En 29 index, l'Abnuceals Emuukha Electric Symphony Orchestra, des instrumentaux des Mothers of Invention, des petits bouts de texte, des blocs épars ayant servis ou pas à Zappa pour les deux disques originaux constituent cet "objet/projet audio-documentaire" accompagné de reproductions trop petites des pochettes originales (les textes des chansons et la distribution sont illisibles), mais doté d'un intéressant témoignage de David Fricke et de photos inédites. Pourtant rien ne vaudra jamais l'exemplaire 30 cm que je rapportai avec moi des USA en 1968 et qui, un après-midi de juillet à Cincinnati, décida de toute ma vie...

P.S. : Muzik ne paraissant plus, j'imagine qu'il y a prescription, voici donc l'article paru dans le numéro 22.

Frank Zappa
Lumpy Money (3 CD)
Zappa Records, dist. exclusive www.zappa.com

Il est des objets comme des rencontres qui changent le cours de notre vie. Le temps d’un claquement de doigts, doo wop, il y avait un avant et tout bascule à jamais. J’avais 15 ans à l’été 68 ; après avoir battu le pavé, seul avec ma petite sœur nous faisions le tour des États-Unis. À Cincinnati, Ohio, au lendemain d’une psychédélique Battle of the Bands, l’écoute fortuite de l’album des Mothers of Invention, We’re Only In It For The Money, transforma la chenille en papillon. Jamais aucune musique ne me sembla aussi hirsute, jamais paroles ne sonnèrent aussi critiques, jamais révolution ne me parut aussi certaine. La pochette pastichait le Sergent Pepper’s des Beatles à en faire grincer des dents, tout y était provocation, de l’humour le plus virulent à la sagesse la moins complaisante. Je n’appris pas seulement les chansons par cœur, mais aussi chaque accord symphonique, le moindre bruit électronique, jusqu’à la rayure stéréo du sillon si crédible que j’en arrachai le disque de la platine pour n’en écouter la fin que deux mois plus tard à Paris !
Mes cheveux n’avaient pas encore poussé que déjà Frank Zappa caricaturait les hippies de San Francisco et attaquait le gouvernement américain. La satire y est portée par des mélodies merveilleuses, le montage avec inserts de voix parlées et bruits bizarres constituant l’un des meilleurs documentaires jamais réalisés sur l’époque. J’aimerais extraire quelque citation, mais chaque ligne fait sens, chaque note est renversante.
À mon retour j’acquiers Lumpy Gravy, "phase 2 du précédent", un mélange de pop électrique, orchestre contemporain, dialogue déjanté, bande-son d’un film impossible.
À l’automne 69, j’enjamberai les barrières des coulisses du Festival d’Amougies pour abreuver de questions le compositeur, chroniqueur pince-sans-rire s’engageant contre l’hypocrisie des ligues de vertu, exhortant les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales, témoignant au Sénat et rêvant sérieusement de se présenter au poste suprême à la Maison Blanche ! Lumpy Money rassemble tout ce dont peut rêver un fan de Frank Zappa, les séances Capitol originales de Lumpy Gravy, le remix de 1984 avec introduction chorale tout aussi inédite, celui de We’re Only In It où Zappa remplace la section rythmique initiale par Scott Thunes et Chad Wackerman plus une version mono de 68, auxquels s’ajoutent un troisième CD de 29 surprises à déguster comme un assortiment de chocolats, de surprenantes photos (j’avais toujours cru que Jimi Hendrix était un personnage découpé du collage alors qu’il était venu faire un tour au studio ce jour-là), des notes de pochette passionnantes de David Fricke et Gail, la veuve qui veille sur l’œuvre depuis la mort de son auteur fin 1993… Les autres, si vous avez manqué ces deux albums absolument incontournables, tentez la grande mutation en les acquérant dans leur version originale, fidèle au mixage de 1968, quand le génial compositeur ne pouvait trouver nom de groupe plus exact que celui des Mothers of Invention.

mercredi 4 février 2009

Il Divo, pas vu pas pris


Je suis toujours sidéré par l'absence de jugeotte des professionnels de la critique qui ont l'art de passer à côté des œuvres qui sortent de leur ordinaire. Inféodés aux plans promo de l'industrie cinématographique américaine, les journalistes encensent des films plus stupides ou conventionnels les uns que les autres lorsqu'ils ne valorisent pas les plus ennuyeux sous prétexte que les images sont belles et les cadres "étudiés". On va nous pondre des pages sur les effets spéciaux ou le maquillage de Brad Pitt dans le dernier film de David Fincher, auteur de films fachos qui a déjà fait ses preuves, de quoi vous donner des Benjamin Button gros comme le bras, ou nous bourrer le mou avec les bons sentiments du dernier Clint Eastwood dont les ressorts de scénario sont cousus de fil rouge comme la plupart des films encensés, sans parler des films "du monde" qu'il est politiquement correct de défendre, mais dont ils semblent incapables de trier le bon grain de l'ivraie. Quand je pense que les Cahiers du Cinéma encensent ce mois-ci Z32 d'Avi Mograbi qui a eu l'idée de cacher le visage de ses protagonistes avec un masque numérique, occultant là son propos qui tourne laborieusement en boucle comme un disque rayé, j'en perds mon hébreu devant tant de lâcheté et d'esbroufe de pacotille ! On finirait pas croire que le cinéma n'accouche plus que de clones idiots issus de mariages industriels consanguins et de souvenirs pittoresques après avoir connu un âge d'or où les pépites brillaient au soleil à chaque parution de Pariscop. Les sorties en DVD rattrapent heureusement parfois les injustices faites aux meilleurs, devenus cultes par le décalage temporel qui les éloigne de leur exclusivité en salles et du ratage des annonces. À quoi sert la critique si ces professionnels gardent le nez collé à la vitre et défendent les mêmes films que le public irait voir de toute manière, attiré par la publicité dont nous inondent les services de communication, ou en contrepoint des maniérismes artificiels dignes d'universitaires pubères ignorant tout du cinéma expérimental ou des recherches apparues avec les nouveaux médias audiovisuels ? Cela devient tellement ennuyeux que je finirai par déserter les écrans au profit des pages, tout de même moins formatées.


Nous avons ainsi découvert par hasard un film italien que nous avons d'abord cru de l'engeance des esthètes à la plastique léchée, le genre qui cherche l'angle abracadabrant pourvu qu'il vous en fiche plein la vue. Mais le générique n'était pas encore terminé que l'on avait la puce à l'oreille. Le son ne ressemble déjà pas au sirop concertant pour piano et cordes. Les sous-titres qui parsèment le film et présentent succinctement les protagonistes semblent indiquer que ses deux heures ne sont que l'annonce d'une affaire beaucoup plus énorme que cette petite partie de l'iceberg émergée. Dans la première heure, sans l'aborder de front mais par petites touches intimes quasi buñuelliennes, Paolo Sorrentino réussit à faire le portrait de Giulio Andreotti, leader de la Démocratie Chrétienne italienne, sept fois président du Conseil, huit fois ministre de la Défense, cinq fois ministre des Affaires étrangères, deux fois ministre des Finances, du Budget et de l'Industrie, une fois ministre du Trésor, ministre de l'Intérieur et ministre des Politiques communautaires, sénateur depuis 1991, mais aussi probablement à l'origine de l'assassinat d'Aldo Moro par les Brigades Rouges, accusé d'être en relation avec des membres de Cosa Nostra, acquitté en première instance pour «faits non avérés» : la sentence d'appel émise en 2003 souligne qu'il a fait preuve «d'une disponibilité authentique, permanente et amicale envers les mafieux jusqu'au printemps 1980», délit prescrit par la suite. Andreotti a également été poursuivi pour le meurtre du journaliste Mino Pecorelli. Acquitté en 1999, il a été condamné à 24 ans de réclusion en appel en 2002, puis acquitté par la Cour de cassation en 2003. Actuellement, Giulio Andreotti est membre de la troisième commission permanente (Affaires étrangères, Émigration), de la commission spéciale pour la tutelle et la promotion des droits humains ; il est également membre de la délégation italienne à l'Assemblée parlementaire de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. On l'a suspecté d'être à la tête de la Loge P2 à laquelle appartenait d'ailleurs Silvio Berlusconi... Il Divo renouvelle le genre du film politique italien par son humour grinçant, une ironie permanente dont le réalisateur ne se dépare pas. Il construit un portrait attachant du monstre, interprété génialement par Toni Servillo, que la migraine permanente transforme en une sorte de Nosferatu monté sur roulettes. Ici les effets font sens, les ambigüités servent le sujet, les ellipses évoquent le secret et la manipulation. Par leur outrance plus proche du réel que le ton compassé des films français du genre ou les tics des blockbusters américains le jeu des acteurs rappelle Fellini et les "morceaux choisis" de la bande musicale accompagnent une chorégraphie meurtrière où l'on devine à peine les fils des marionnettes. Bien qu'il traite du pouvoir et des dessous de la politique comme on le voit rarement, Il Divo est un film onirique, le mauvais rêve que traverse l'Italie.

mercredi 28 janvier 2009

Bonne humeur et mauvaise conscience


Les deux terrains coexistent. Dans la sphère privée, l'hédonisme est de rigueur. Face à la société humaine, l'addition est douloureuse. On a beau apprécier les grimaces de clown et la danse du ventre, comment accepter le plaisir sans le partager avec le plus grand nombre. La partouse épicurienne à l'échelle de la planète est un rêve d'enfant. Que chacun mange à sa faim, ait un toit et la possibilité de choisir son destin peut sembler un vœu pieu, mais quel autre enjeu vaut-il que l'on s'accroche à la vie ? Le droit de régresser n'est pas donné à tout le monde. L'exploitation de l'homme par l'homme, son assujettissement, les crimes dont il est autant victime que complice empêchent la libido de s'épanouir. Elle renvoie toujours à l'enfance, par le vertige du sexe, la faim du sybarite, l'odeur de sa merde ou la précieuse quête d'un Graal aussi naïve que nécessaire. Le cycle inexorable ressemble plus aux cercles d'un derviche qu'à une évolution. La spirale est double, ascendante dans les élévations de l'âme, abyssale dans sa pitoyable impuissance. Le singe n'arrive plus à se redresser. Nous voilà bien ! À mettre en scène ses contradictions, le corps est plus démonstratif que l'esprit. Pas d'enfumage, mais les manifestations physiques du combat que se livrent le désir de vivre et sa propre incapacité à la partager hors du cercle des initiés. C'est dégueulasse. Que l'on ne s'étonne point que cela fasse mal ou rende malade. Le drame est total, la difficulté d'être absolue. Les nantis de la planète, minorité aux commandes, ayant-droits historiques ou citoyens de base, jouissent ou du moins ils le croient, s'étourdissant dans la consommation des objets ou des sensations. C'est de nous tous, sans exception, dont il s'agit, si vous êtes seulement "équipés" pour lire ces lignes. Mais lorsque la mort se présente que reste-t-il à cet infiniment petit, perdu dans le vaste univers du temps, que la satisfaction d'avoir su prendre et donner, de partager ses richesses et ses interrogations, qu'elles fussent matérielles ou spirituelles ? C'est bref. Raison de plus.

Paysage sylvestre au lever du soleil (1835) de Caspar David Friedrich

mardi 30 décembre 2008

True Blood et Towelhead, le retour d'Alan Ball


Il est passionnant de comparer Towelhead, le premier long métrage d'Alan Ball (à paraître le 30 décembre en DVD Zone 1 et seulement l'an prochain sur nos écrans) et sa nouvelle série True Blood (récemment diffusée par HBO), pour laquelle il a signé pour deux saisons et dont la première est diffusée pour l'instant sur Orange.
Alan Ball s'est fait connaître du grand public avec le film American Beauty réalisé par Sam Mendes, puis pour avoir créé Six Feet Under, considérée par beaucoup comme la meilleure série télévisée jamais réalisée. Au bout de cinq saisons, Ball avait eu l'intelligence de mettre fin à cette sensationnelle saga en rendant toute suite impossible par un ultime et génial ressort de scénario. On se souviendra de la première minute de chaque épisode qui voit mourir un des personnages présents après un suspense de soixante secondes, le défunt teintant l'épisode de son environnement social, ou les dialogues rêvés de toute la famille avec le père disparu dès le début, les pubs de l'épisode pilote, Brenda, fille de deux psychanalystes, les amours du fils David avec son copain flic et noir, etc. Les cinq saisons sont à voir d'un bout à l'autre ; la qualité des scénarios, du jeu d'acteurs, de la lumière, jusqu'à son générique, montrent que si le cinéma américain est engoncé dans des poncifs holywoodiens des plus conformistes sa télévision est capable d'une liberté qu'aucune autre industrie ne s'est autorisée. Pour qu'une chaîne française produise enfin une série intelligente et originale, il faudrait laisser les clefs à des auteurs autrement plus inventifs et gonflés.
Bon sang, True Blood, la nouvelle série d'Alan Ball tient ses promesses. Sans dévoiler quoi que ce soit qui ne le soit dès les premières minutes, l'action se passe dans une petite ville de Louisiane, les vampires ont été "légalisés" mais souffrent d'une forme de ségrégation raciale... L'argument permet une fois de plus à Alan Ball d'évoquer la sexualité, la politique et les mœurs de son pays. Ce "très long métrage", inspiré par les romans de Charlene Harris, de plus de dix heures, chacun des 12 épisodes durant 52 minutes, est brillant, provoquant, excitant, magnifiquement interprété, dans des décors extérieurs qui nous emmènent loin des séries claustrophobes. Il semble même que sa durée soit du double, car, cette fois, le dernier épisode nous maintient dans le suspense, l'histoire se poursuivant avec la seconde saison. Le site d'HBO recèle de savoureux bonus (extras) comme "Vampires in America" ou "Vampire Motel Commercial", votre sang ne fera qu'un tour. Si vous n'avez pas encore vu cette première saison, ne vous rongez pas les sangs en regardant les résumés de chaque épisode, vous gâcheriez votre plaisir, attendez patiemment sa diffusion en France ou sa parution en dvd.


Towelhead, également appelé Nothing is Private après des plaintes stupides de la communauté arabe et musulmane qui semble avoir compris le titre à contre-sens, est un film beaucoup plus grave faisant ressembler True Blood à une fantaisie ! Tandis que la série utilise le vecteur de la sexualité pour aborder la ségrégation, le long métrage renverse le procédé, ici le racisme révèle la sexualité, en particulier celle des jeunes filles, sujet rarement abordé au cinéma, du moins avec cette franchise, ainsi que la pédophilie. À sa vision, on comprendra facilement son échec américain ! Towelhead, adapté du roman d'Alicia Erian, La petite arabe, met mal à l'aise, il donne à réfléchir, il dérange. Que peut-on attendre de mieux d'un bon film ? C'est tout le contraire de la plupart de ceux qui vous caressent dans le sens du poil et racontent ce que nous souhaitons entendre, les films prétendument à thèse, en fait porteur d'un message qui ne convainc que celles et ceux qui souhaitent être convaincus, rassurés de ne pas être seuls à penser ainsi. Le même soir, nous avons regardé un film sympa, plein de bons sentiments, The Visitor, c'était reposant, mais il n'y avait pas la charge critique de l'œuvre de Ball, qui a d'ailleurs beaucoup de ressemblance avec son premier succès, American Beauty. Sauf que cette fois, Ball ne s'embarrasse pas de glamour. La tendresse qui s'y exprime n'a rien de démagogique, elle met en jeu les contradictions et les ambiguïtés de chacun, acteurs et spectateurs.

lundi 3 novembre 2008

L'effet domino


Cliquer sur le lien http://producten.hema.nl/ vous mènera au site des magasins hollandais Hema. Une surprise vous y attend (merci P.O.L.). C'est dommage que ce ne soit qu'une pub et que l'animation ne s'applique pas au site ordinaire dont l'url s'obtient en remplaçant producten par www.


Certains y verront un remake du fascinant film de Peter Fischli and David Weiss, Der Lauf der Dinge (Le cours des choses), réalisé en 1987, mais l'effet domino est bien antérieur, et ce genre d'expérience donne lieu à de fantastiques concours de réactions en chaînes dont les Pays Bas sont très friands, comme le Domino Day retransmis à la télévision depuis 1986.
En 1954, sur ce modèle, le Président Eisenhower échafauda sa Théorie des dominos contre la propagation du communisme dans les pays de l'Est. Aujourd'hui, on cite cette théorie en exemple pour évoquer la crise économique actuelle, cette fois la chute du capitalisme. Les dominos s'écroulent les uns après les autres sans que l'on sache très bien où ça va. Les yeux sont fixés sur l'instant, sans aucune perspective d'avenir.

jeudi 16 octobre 2008

Pommes d'argent au Souffle continu


Samedi après-midi j'ai dévalé la côte jusqu'au magasin de disques Le Souffle Continu que viennent d'ouvrir Théo Jarrier et Bernard Ducayron. On y trouve tout ce qui sort de l'ordinaire des grandes surfaces autrefois culturelles : du rock (indépendant, psyché 60's et 70's, post rock, free folk, krautrock, progressif, in opposition, no wave, hardcore 80's...), du jazz (free, improvisation libre...), de la musique expérimentale (classique contemporain du sérialisme au spectralisme, field recordings, électro-acoustique, concrète, fluxus, répétitif, minimaliste...), de l'électronique (electronica, dub, trip-hop...), du hard (heavy metal, trash, black metal, gothic, dark wave, electro indus...). Les prix sont plus que compétitifs et les deux compères aiment leur métier de disquaires. La boutique est sise au 22 rue Gerbier, au coin de la rue de la Roquette, avant d'arriver au Père Lachaise déserté par le fantôme de Jim Morrison. Ils n'y perdent pas au change puisqu'à l'endroit du passage piétons de la rue précédente, dite de la Croix Faubin, ont été préservées les cinq stèles sur lesquelles reposait la guillotine devant la porte de la prison de la Roquette de 1870 à 1909. La peine de mort a été abolie, celle du disque est partie remise.
Samedi après-midi il fait beau. Je ne repars pas les mains vides, puisque j'acquiers un livre d'entretien de Jacqueline Caux avec le regretté Luc Ferrari et que je découvre le second album des Silver Apples, perdus de vue depuis mon retour des USA en 1968. Du haut de mes quinze ans j'avais déjà un sacré nez puisque je rapportai dans mes bagages les trois premiers Mothers of Invention, les Silver Apples, Crown of Creation du Jefferson Airplane, David Peel and The Lower East Side, In-A-Gadda-Da-Vida (!) d'Iron Butterfly, Wild Man Fisher, et qu'à mon retour je trouvai chez Pan Music tenu par Adrien Nataf, mon premier contact avec un vrai disquaire, les deux premiers disques de Captain Beefheart, très vite suivis par White Noise, Sun Ra et Harry Partch...
En écoutant Contact deuxième album des Silver Apples datant de 1969, je me rends compte que c'était probablement la première fois que j'entendais du synthétiseur dans un environnement rock. La même année, le Switched-on-Bach de Walter (devenu Wendy) Carlos relevait plus de la prouesse technologique qu'il ne réfléchissait mes goûts rock 'n roll (en France, on disait "pop" plutôt que "rock" qui se référait alors à Elvis et consorts). Contact ressemble beaucoup à mon disque argenté dans lequel était glissé un poster couleurs plein de photos du duo sur les toits de N.Y., Dan Taylor jouait d'une batterie mélodique de 13 fûts et 5 cymbales et Simeon d'une batterie d'oscillateurs qui portait son nom. Le Simeon, composé de 9 oscillos contrôlés par 86 boutons, était joué avec les mains, les coudes et les genoux tandis que les pieds activaient les basses. Leurs voix reflétaient parfaitement l'époque psychédélique. Je terminai ainsi la soirée en me laissant bercer par leurs rythmes et leurs chansons.

vendredi 1 août 2008

Tant d'images et de musique pour une Europe en 2 mn


Un an après que nous ayons terminé le clip Europa avec le réalisateur Pierre-Oscar Lévy, il est enfin visible sur le site de Kaos, son producteur. Le film a été rebaptisé pour la énième fois, 1907-2007 : 100 ans de construction européenne. L'enjeu de présenter le sujet en deux minutes était dément, tant la profusion des documents aurait pu devenir étouffante, tant il était difficile de ménager les 27 pays membres, tant nombre d'entre nous ne partage pas les options européennes telles qu'elles figurent dans les textes, tant il était difficile de composer une musique qui embrasse le cahier des charges dans un temps si court. Au delà du message dont je doute personnellement (un traité se déchire plus vite qu'il ne se signe), Pierre-Oscar a réussi son coup au-delà de toutes les espérances. Unanimement salué, le film est introduit par un prologue en noir et blanc relatant ce qu'il aurait fallu éviter à tout prix de reproduire dans l'Histoire à venir. Jouant de l'opposition noir et blanc / couleurs de façon didactique et élégante, remontant les images après l'enregistrement de la musique (relatées les 10 juillet et 12 juillet de l'année dernière, sous les titres L'Europe, l'Europe, l'Europe et Octuor pour 27 nations), le réalisateur a donné son rythme au clip en lui insufflant un souffle épique et intégrant de façon brechtienne une multitude de sens. Compositeurs de la musique originale, Bernard Vitet et moi-même (également responsable des effets sonores), tenons à saluer ici l'ingénieur du son, Fabrice Maria, et les huit musiciens qui nous ont secondés avec brio et convivialité : David Venitucci (accordéon), Hervé Legeay (guitares), Ronan Le Bars (uillean pipes), Éric Échampard (batterie) et le Quatuor IXI composé de Régis Huby et Irène Lecoq (violons), Guillaume Roy (alto) et Alain Grange (violoncelle).

mercredi 9 juillet 2008

Une chambre en ville


En attendant l'édition dvd de l'intégrale Jacques Demy sur laquelle travaille amoureusement la famille Varda-Demy rue Daguerre, offrez-vous le double cd d'Une chambre en ville que Michel Colombier mit en musique en 1982. Si Les parapluies de Cherbourg, Les demoiselles de Rochefort et Peau d'âne sont adulés par tous les admirateurs de Demy et de "comédies" musicales, Une chambre en ville rencontra un succès critique, mais fut un échec populaire incompréhensible. Télérama s'en émut, mais rien n'y fit. Certaines sorties tombent à un mauvais moment, d'autres profitent à un film surestimé. Les succès d'Amélie Poulain ou des Chtis correspondent à une époque de grisaille où le public avait besoin de se changer les idées et d'oublier les tracas de la vie.


Le film de Demy est le plus explicitement politique de son œuvre. Le disque met en valeur ses dialogues comme toujours exceptionnels. Si la musique de Michel Colombier ne possède pas la richesse mélodique de Michel Legrand (par ailleurs plus aussi en verve pour Trois places pour le 26 ni sur le catastrophique Parking, mais quelle idée aussi de laisser chanter Francis Huster !), elle fonctionne dramatiquement à travers la suite de ses récitatifs. Au début du film, la charge des CRS contre les ouvriers des chantiers navals nantais est un morceau d'anthologie.
Dominique Sanda nue sous son manteau de fourrure, la violence de Michel Piccoli en marchand de télés impuissant au collier de barbe rouquin, la prestation extraordinaire de Danielle Darrieux en aristocrate déchue veuve de colonel, les ouvriers métallurgistes joués par Richard Berry et Jean-François Stévenin illuminent ce joyau méconnu ou mésestimé. Les images de Jean Penzer, les décors de Bernard Evein, les costumes de Rosalie Varda participent à la magie de l'œuvre. Le générique des voix est comme souvent absent du livret : Danielle Darrieux qui se double toujours elle-même dans les passages chantés (Mme Langlois), Fabienne Guyon (Violette), Florence Davis (Edith), Liliane Davis (Mme Pelletier), Marie-France Roussel (Mme Sforza), Jacques Revaux (François), Jean-Louis Rolland (Ménager), Georges Blaness (Edmond), Aldo Franck (Dambiel), Michel Colombier (arroseur), Jacques Demy (un ouvrier)...
L'INA permet de découvrir quelques extraits, des moments du tournage, l'enregistrement de la musique, grâce à un reportage passionnant de Gérard Follin et Dominique Rabourdin et à un court sujet de ''Cinéma Cinémas".


En me rendant sur le site de Michel Colombier, j'apprends que le compositeur s'éprit très jeune de jazz et d'improvisation. Si on le connaît pour avoir cosigné la musique de la Messe pour le temps présent avec Pierre Henry pour les ballets de Maurice Béjart, il écrivit énormément avec Serge Gainsbourg et collabora avec Charles Aznavour, Jean-Luc Ponty, Catherine Deneuve, Jeanne Moreau, Stéphane Grappelli. Il fut le directeur musical de Petula Clark (Wings est considéré comme la première symphonie pop) et travailla avec des artistes aussi variés que les Beach Boys, Supertramp, Quincy Jones, Roberta Flack, Barbra Streisand, Herbie Hancock, Earth Wind and Fire, Joni Mitchell, Jaco Pastorius, David Sanborn, Branford Marsalis, Bobby McFerrin, Prince, AIR, Mirwais, Madonna et le Quatuor Kronos.
Attention, ce double cd, commandé sur Screenarchives, est un tirage limité à 1200 copies édité par Kritzerland (extraits sonores).

mercredi 11 juin 2008

Expérience du peyotl


Parmi la banalité des nouveautés proposées ces temps-ci, fussent-elles de qualité, tout album sortant de l'ordinaire est un coup de baguette magique qui transforme mon masque de crapaud en sourire de rainette. Pour savoir si la mutation irait jusqu'à faire de moi un prince charmant, il faudra tout de même que vous vous fendiez d'un baiser sur la bouche, mais êtes-vous certain(e) que je me laisse faire ?
The Cusp of Magic (Nonesuch) est un rayon de soleil traversant les saisons, comme une traînée de poudre de perlimpinpin, pour s'installer en plein été. Depuis de nombreuses années, Terry Riley compose essentiellement des quatuors à cordes créés par le célèbre Kronos Quartet. Même si le compositeur ne s'en est jamais détaché, le style répétitif qui l'a initié et l'a fait connaître avec In C et Rainbow in Curved Air a cédé le pas à une invention sans cesse renouvelée, empruntant les détours les plus étonnants, des chemins touffus aux chambres escarpées, des forêts habitées aux espaces sidéraux. Depuis 25 ans, la collaboration de Riley avec le Kronos, commencée avec Cadenza On The Night Plain, a accouché des deux heures de Salome, Dances For Peace, du renversant Requiem For Adam et du spectacle multimédia Sun Rings, inédit en cd ou dvd.
Pour cette nouvelle œuvre rituelle commémorant le soixante-dixième anniversaire du compositeur, la joueuse de pipa Wu Man, qui chante aussi et joue de petits jouets d'enfants musicaux comme les autres musiciens, a rejoint le Kronos avec lequel elle forme ici un quintet à cordes. Le pipa, luth chinois ancestral à quatre cordes pincées, donne un sang nouveau à l'inégalé quatuor de la côte ouest des États Unis. Wu Man avait déjà collaboré avec le Kronos à une pièce de John Dowland sur Early Music et au Ghost Opera de Tan Dun. De son côté, le premier violon, David Harrington, utilise un tambour grave et un hochet sur le premier mouvement inspiré par ce rituel peyotl indien d'Amérique du Nord traversant toute l'œuvre. Un synthétiseur discret et quelques manipulations électro-acoustiques brisent le sacro-saint quatuor classique et participent à cette hallucination, un monde de rêves où les réminiscences flottent en nuages de fumée. Comme la musique psychédélique tentait de retrouver les effets lysergiques du LSD, Riley réussit à nous faire voyager sur les méandres du cactus magique et à nous enchanter. Avec les "substances", le problème reste comme toujours l'accoutumance qui nous fait passer et repasser le disque inlassablement sur la platine.

mercredi 14 mai 2008

Il n'y a pas de petit Profit


Comment une série aussi réussie a-t-elle pu nous échapper ? 1996, à cette époque, le rejet global de tout ce qui pouvait sortir de l'infâme lucarne nous en interdisait simplement l'accès. Pour d'autres raisons, le public américain en fut privé dès le quatrième épisode : politiquement incorrect, sexuellement malsain, sur plus d'un aspect provoquant, Profit fut déprogrammé suite aux plaintes de téléspectateurs, bien que la première saison composée de huit épisodes ait été intégralement produite. La suite ne vit évidemment jamais le jour. La chaîne française Jimmy diffusa l'ensemble en 1997 en exclusivité mondiale et l'édition DVD ne sortira qu'en 2005.
Si Profit décrit impitoyablement le monde de l'entreprise et le capitalisme, il dévoile une vision psychanalytique de la famille qui ne pouvait que choquer l'Amérique, d'autant que ses auteurs, John McNamara et David Greenwalt, réussissent à nous ranger sans hésiter du côté de Jim Profit, criminel psychopathe manipulateur, contre le monde impitoyable des affaires incarnée par la multinationale Grocen & Grocen. Deux terribles histoires de famille se font face. La misère ou l'opulence n'évitent pas le sordide. Au crime de masse nous préférons la cynique revanche de l'enfant battu. Sans sourciller, nous vibrons en sympathie avec le héros négatif. Ce n'est pas "l'homme que nous aimerons haïr", c'est l'assassin que nous serons surpris d'aimer ! Chaque épisode est un coup monté, une énigme renversante de 45 minutes avec des acteurs dirigés de main de maître. La série, pourtant directement inspirée par Richard III, était trop en avance sur son temps pour remporter le succès mérité. Douze ans plus tard, même le recours aux nouvelles technologies tient parfaitement la route. Si elle sortait aujourd'hui, elle ferait un malheur. Corruption, conspiration, mensonge, trahison, jalousie, inceste, viol, assassinat, que pouvait-on rêver de pire pour décrire la société contemporaine sous ses attraits d'apparat ?

dimanche 11 mai 2008

L'électro version adulte


Le Festival Électrolyses organisé aux Lilas par La Firme aura proposé une version adulte de la mouvance électro. Après une intro ratée à l'Espace Khiasma, le public de Lilas en Scène jubile devant le spectacle de l'écrivain Jacques Rebotier accompagné avec intelligence et doigtés par Paul Brousseau. Rebotier, en grande forme, improvise une performance sans fard où la lecture d'extraits de ses livres, ses pirouettes musicales humoristiques et ses commentaires en a parte alimentent un remarquable sens de l'instant. Il danse. Brousseau transforme la voix du poète en temps réel, il synthétise, analyse, électrolyse en jouant le clown blanc de ce duo plein d'esprit. L'échelle dans le champ me rappelle Discorama, l'historique émission de Denise Glaser filmée par Raoul Sangla, lorsque l'art croisait tendrement le réel à la télévision dans la plus grande franchise. Cela fait tant de bien d'en voir s'amuser sur scène, il n'y a pas de secret, c'est communicatif !


La soirée s'achève magiquement au Triton avec Pierre Bastien et Steve Argüelles. L'ancien contrebassiste devenu maître es Meccano et pocket-trompettiste a apporté de Rotterdam sa table musicale, une machine protéiforme rassemblant engrenages, souffleries, tourne-disques, clapets d'harmonium, cordes, etc. Le batteur, toujours aussi fin, s'engouffre dans ces ritournelles mécaniques aussitôt qu'il entrevoie une porte entrouverte. Avec ses fûts, ses cymbales et les boucles qu'il en tire et filtre, toujours en temps réel, il amplifie astucieusement l'orchestre de bric et de broc de Bastien qui soliloque à la trompette avec la même fragilité que son instrumentarium, tel l'enfant qui a grandi mais refuse de faire l'impasse sur ses rêves.


Je n'aurais jamais dû baisser ma garde. On me demandait comment j'allais, je répondais que samedi je serais peut-être en vacances. Me levant tôt, j'ai préparé ma déclaration d'impôts, rempli les feuillets de congés spectacles, et je suis tombé malade. Les douleurs m'assaillant de toutes parts, je me traînais comme si j'avais une grosse grippe, fatigue de chaque membre, le moindre mouvement difficile et l'impossibilité du sommeil comme si je ne me réveillerais plus jamais. Après le déjeuner, j'ai fait l'effort d'aller assister à la création chorégraphique de Magalie Albespy à Lilas en Scène. David Buff a truffé le corps de la danseuse de capteurs qui déclenchent les mots clefs du Jeet Kune Do tandis que Paul Brousseau l'accompagne, à la batterie cette fois, en trafiquant les voix de Bruce Lee et de son élève Dan Inosanto. La leçon est amusante, la performance épuisante, pour la combattante qui se bat contre des moulins à vent numériques. C'est le jeu.
Vingt minutes plus tard, je retrouve Jacques Rebotier, au soleil, pour évoquer les règles, ou mieux leur absence, de la véritable improvisation. En face d'un esprit vif doit répondre sa mise en pratique instantanée. L'enjeu est de réduire le temps qui sépare la conception de la réalisation. Sans une importante préparation les instruments électroniques ne sont pas les mieux adaptés à ce genre de sport artistique. A suivre.
Pour clore ce mini-festival, j'avais prévu d'aller écouter le quartet formé de Senso (Olivier Sens), Léna (Mathias Delplanque), Black Sifichi et Steve Argüelles, mais la fièvre me cloue au lit.

vendredi 18 avril 2008

De l'énergie jusqu'à la marée noire


Les retours sur les chapeaux de roues ne laissent pas beaucoup de temps au blogueur fou pour faire son travail. Les journées n'ont que 24 heures et mon sommeil est déjà réduit à sa plus simple expression. Je devrais y arriver. L'enthousiasme est mon principal carburant.
De bon matin, je porte le PPG à réparer à cause de ses touches bloquées et de ses amnésies : miracle, mon vieux clavier n'a pas perdu la mémoire depuis la dernière fois que je l'ai rechargé. Dierstein m'explique qu'il faut que je le laisse allumé une fois par semaine si je ne veux pas qu'elle s'efface. Même chose avec tous les appareils dont les programmations sont mémorisées grâce à une pile. C'est comme les magnétophones qu'il faut faire tourner régulièrement si l'on ne veut pas que la graisse se fige et que tout tombe en rade. Je ne le fais pas. Il le faudrait.
Je fonce ensuite chez Orange acheter la clé USB 3G+ avec un ?Pass Internet Everywhere sans engagement" (la promo s'arrête mercredi). Bizarres ces noms anglophones pour un produit local... J'ai une idée derrière la tête et je suis ravi de pouvoir enfin me connecter où que ce soit avec mon MacBook. Deuxième miracle, cela fonctionne comme je le souhaitais.
Rentré à Bagnolet, je reçois le comité éditorial du Journal des Allumés. Nous préparons deux numéros de front pour la rentrée automnale : un "normal" (comme si cela existait !) et un "spécial" (ce qui signifie qu'il donnera deux fois plus de boulot !). Nous pensons valoriser le fond de plus de 1000 références plutôt que de toujours mettre les nouveautés en avant. 100 cd à 10 euros chaque, ce serait bien. Gros travail éditorial en perspective.
Le soir, je retrouve Françoise et Franck au Studio Sphota où est présenté Marée Noire, le spectacle de Samuel Sighicelli, avec vidéo, musique électroacoustique en quadriphonie et textes lus par son frère David. Pipelines, plateformes offshore, le liquide noir va recouvrir l'océan. Il s'enflamme en saignant le c?ur des hommes. Contrechant du styrène, l'hymne cède la place à l'oraison funèbre. Hier soir, la folie de l'or noir était encore à un taux jamais atteint.
Tard le soir, je récupère mon vieux synthé. Aucun appareil n'a jamais égalé le PPG dans sa transparence et ses effets de perspective sonore. Nettoyé, il a rajeuni de trente ans. J'avais oublié la souplesse des touches tant les "bushings" étaient tassés comme les amortisseurs d'une vieille guimbarde. Cela me démange de m'en servir pour la musique du film que je dois enregistrer aujourd'hui pour le collège des Bernardins...

dimanche 30 mars 2008

Des pierres roulaient dans le champ


L'autre soir, j'ai regardé Gimme Shelter de Albert Maysles, David Maysles et Charlotte Zwerin que je n'avais jamais vu malgré sa réputation et celle du festival gratuit d'Altamont qui marqua la fin des années 60 et du petit nuage psychédélique que Monterey et Woodstock avaient réfléchi. À l'époque, j'avais probablement craint un truc violent, comme je voyais le hard rock, que Led Zeppelin, entre autres, incarnait à mes oreilles. Les Rolling Stones en faisaient partie, trop lourds, trop physiques à mon goût. Je préférais le côté planant de la West Coast (j'ignorais qu'Altamont se situait près de San Francisco) et je n'en avais plus que pour Zappa et Beefheart. Altamont eut lieu le 6 décembre 1969 à l'initiative des Stones. Y étaient programmés Santana, Jefferson Airplane, The Flying Burrito Brothers et Crosby, Stills, Nash and Young, les anglais clôturant l'évènement. Devant le manque d'organisation catastrophique, le Grateful Dead avait annulé sa prestation.
Au delà de l'énergie de Mick Jagger qui m'a toujours bluffé, je suis subjugué par le film, véritable documentaire de création sous la forme d'une enquête policière sans que les auteurs aient eu besoin d'ajouter le moindre commentaire. Ils eurent la chance de se trouver là pendant les préparatifs, les tractations avec l'avocat retors des Stones (qui avait été celui de Jack Ruby, l'assassin d'Oswald dans l'affaire du Président Kennedy), le concert évidemment, mais également tout ce qui s'est passé off stage, magnifiques instants capturés parmi la foule des 300 000 spectateurs, ambiguïté de Mick Jagger sur la conduite à tenir, et, surtout, le meurtre d'un jeune black par un des Hell's Angels survoltés. Meredith Hunter, facilement repérable dans son élégant costume vert pomme, avait dégainé un flingue vers la scène lorsqu'il fut ceinturé et poignardé par les Anges, chargés du service de sécurité. Les cadrages d'Albert Maysles sont époustouflants, le montage de Charlotte Zwerin aussi intelligent que le sera son génial film sur Thelonious Monk, Straight No Chaser. Il n'y a pas que la musique, Gimme Shelter est tout simplement un grand film noir. Ce documentaire exceptionnel est édité en dvd sur le label de référence Criterion, remasterisé de main de maître, avec un paquet de bonus passionnants (attention, Zone 1).

samedi 23 février 2008

4 compositeurs américains filmés par Peter Greenaway


Je n’ai jamais été très amateur des films de Peter Greenaway, souvent ampoulés et prétentieux, si obsessionnels qu’ils en finirent par être franchement ennuyeux, mais je me souviens avoir adoré une exposition en plein air organisé en Suisse où le cinéaste avait (re)cadré la ville en installant des murs percés d’une ouverture pour obliger les passants à la regarder sous un certain angle, dans un cadre imposé. L’invitation à voir était suscitée par quelques marches à gravir jusqu’au point de vue choisi par l’artiste.
Les Films du Paradoxe ont publié un double dvd intitulé 4 American Composers, regroupant quatre films tournés à Londres par Greenaway en 1983. Philip Glass, Robert Asley, Meredith Monk, John Cage, quatre façons de filmer la musique en suivant le style de chaque compositeur. Les quatre documentaires de 55 minutes chacun ont été tournés un an après le prometteur Meurtre dans un Jardin Anglais. Comme pour la série Cinéma, de notre temps, où un cinéaste fait le portrait d’un autre en en adoptant certaines caractéristiques de style, Greenaway choisit chaque fois une forme cinématographique appropriée à l’univers du compositeur abordé.
Il survole l'Ensemble de Philip Glass en mouvements fluides, plongées et contre-plongées, pour ne pas distraire les musiciens interprétant en public cette musique acoustique amplifiée que l’on appelait répétitive avant qu’elle ne devienne « minimaliste ». Les œuvres de Glass m’ont souvent fait l’effet d’une variétisation de la musique répétitive, dont les rythmes s’opposaient à la narration, à la mélodie et à l’harmonie, mon intérêt se portant plutôt vers le virtuose Steve Reich. Pourtant, ici, Music in Similar Motion, Glassworks et Train/Spaceship, extrait du célèbre Einstein On The Beach qui m’avait emballé lors de sa création dix ans plus tôt, produisent un vertige contrebalançant les propos mercantiles de leur auteur.
Pour Robert Ashley, le cinéaste s’inspire de la forme de l’opéra télévisé Perfect Lives en insérant des cartons où s’inscrivent les mots dits lors des entretiens entrecoupant la prestation scénique et en disposant des écrans cathodiques autour des musiciens interviewés à la manière d’un Nam June Païk. Les deux acteurs, Jill Kroesen and David Van Tieghem, brodent autour de la voix d’Ashley ; les bandes préenregistrées de Peter Gordon assurent une immuabilité permettant au piano de « Blue » Gene Tyranny de s’envoler.
Meredith Monk alterne scènes de concert, ballets filmés et archives pour expliquer sa démarche vocale et théâtrale, seule et en groupe, mais le film le plus réussi est, de très loin, celui avec John Cage, véritable leçon de musique et d’écoute autour de son Musical Circus. Nous assistons à quarante ans compressés sur deux heures à l’occasion du 70ème anniversaire du compositeur dans une église désaffectée et arrangée pour l’évènement. Le film s’ouvre sur la destruction de la « rénovation » dont le bâtiment fut victime tandis que Cage lit un texte sur le son en voix off. Les douze œuvres sont jouées de façon aléatoire, parfois simultanément. Son voyage autobiographique, commenté par Cage lui-même, allie profondeur analytique, anecdotes humoristiques et sensibilité explosive, qu'il introduise chacune de ses œuvres majeures ou se livre au rite de l'entretien. On retrouve là les fondements de tout ce qui se fait aujourd’hui de subversion musicale et les fermants utopiques d’une alternative politique. C’est tout bonnement génial ! Une très grande leçon (tous niveaux).

mardi 19 février 2008

Deux fantaisies sonores : holophoniques et inaudibles


Il y a exactement vingt-cinq ans, j'avais acheté un petit livre passionnant intitulé "Musique et ordinateur", publié par l'Edition du Centre Expérimental du Spectacle. Un chapitre avait particulièrement attiré mon attention, "Les illusions auditives", rédigé par David Wessel et Jean-Claude Risset. L'objet était accompagné d'exemples sonores sur une cassette audio : sons montant indéfiniment, sons descendant de même, ou encore simultanément, paradoxes rythmiques, localisation auditive, etc. J'ai toujours adoré l'illusionnisme et les expériences optiques, collectionnant, modestement, les ouvrages d'anamorphoses ou de stéréogrammes, les livres animés et les expériences hallucinogènes.
Franck Vigroux, avec qui j'ai enregistré tout le week-end, évoqua deux situations amusantes. Nous avions été plongés dans l'écoute des messages du répondeur téléphonique que j'avais enregistrés entre 1980 et 1992, ainsi que dans les affres qu'il fit subir à mes vieux PPG et DX7-SuperMax pour des duos hardcore où ses goûts actuels le mènent depuis une année (prononcer an-née comme dans nouvel an). Nous avions donc besoin d'un peu de récréation au milieu de notre marathon stakhanoviste hypersonique.
J'ai donc été amusé de découvrir les sons en 3D dits holophoniques qui circulent sur la Toile depuis déjà un moment. S'il s'agit de simplement simuler une tête stéréo, il n'y a rien de très nouveau. En 1980, ne pouvant m'offrir la tête Neumann, j'équipai mes oreilles de deux micros miniatures Sony et réalisai des reportages merveilleux, comme si on y était ! J'ai souvent eu du mal à recréer la qualité que véhiculait mon cassettophone portable ainsi affublé, mais c'est encore ainsi que je préfère capter les ambiances. Les sons reproduits ci-dessous me semblent avoir bénéficié d'un traitement un peu plus savant ; la mise en ondes est agencée de façon à donner le son de référence suivi du traitement filtré de son timbre pour donner l'illusion gauche-droite, mais également les notions de haut et de bas, avant, arrière, et ce avec un simple casque stéréophonique.
Équipez-vous donc d'un casque, c'est indispensable, fermez les yeux et écoutez les deux exemples qui suivent (plus 40 mégas de mp3 en téléchargement si cela ne vous a pas suffi)... Rien à entendre avec le 5.1, tout se passe entre vos deux oreilles, et pourtant... L'expérience est étonnante. À vos casques !


La seconde fantaisie concerne les sonneries inaudibles que les jeunes gens entendent, mais pas les adultes ayant dépassé l'âge. Il est si pratique, en classe, de faire sonner son téléphone portable sans que le prof l'entende !

Vous pouvez aussi vous livrer à quelques tests d'écoute pour évaluer votre perte dans les aigus. Je n'ai, quant à moi, pas dépassé les 15000Hz.

L'illustration est une vue latérale de "Même dans les moments les plus calmes", peinture spatiale anamorphique de Louis Chacallis.
Côté images holographiques, vous pourrez jeter un œil aux défilés de mode de Diesel et Alexander McQueen qu'Étienne Mineur a justement mis hier en ligne...

lundi 26 novembre 2007

Le carnaval des animaux


Tandis que j'évoquais un film emblématique de LA question des rapports entre musique et image, à savoir Slon Tango de Chris Marker, sublime court-métrage faisant partie des six bonus du dvd Chats perchés (Arte), Sacha Gattino me parle d'un disque de gamelan thaï interprété par des éléphants. Ça trompe énormément : si Marker a tourné un plan séquence d'un éléphant au zoo de Ljubjana qui danse magiquement sur le Tango d'Igor Stravinsky, David Soldier a produit les deux disques d'un orchestre d'éléphants tout à fait surprenants. Soldier est le fondateur du Soldier String Quartet dont faisaient partie Laura Seaton et Mary Wooten avec qui le Drame enregistra en 1992 Urgent Meeting 531 !
Le site Psyche Van Het Folk présente également des musiques réalisées avec des pierres, de la glace, des plantes, des insectes, toutes sortes d'animaux, mais aussi des harpes éoliennes, un Theremin, de l'ADN, des feuilles d'arbres et une floppée d'instruments extraordinaires inventés par des luthiers souvent plus sculpteurs que compositeurs. C'est rempli d'informations ras la trompe, de liens et de lianes, et l'on peut écouter quelques extraits. On pourra encore acquérir les deux albums de l'orchestre des éléphants sur l'excellent site de Mulatta Records, ainsi que pas mal d'autres dingueries inimaginables. Comme avec le film de Marker, la première réaction est le rire, vite suivi par de fondamentales interrogations aussi métaphysiques qu'artistiques.
Ainsi, de ce soir lundi à mercredi à 19h sur Arte, le réalisateur Stéphane Quinson et le journaliste scientifique Antonio Fischetti proposent la mini-série La Symphonie animale (3x43 minutes) abordant la communication sonore chez les animaux, humanité exclue s'entend (aucun pianiste cher à M. Saint-Saëns en vue, je l'espère) ! Le premier volet est centré autour du son comme moyen d'attaque et de défense, le second traite de leurs bruyantes relations sexuelles et le troisième tourne autour de la transmission dans la famille et de l'apprentissage... Je n'ai rien vu, mais je compte bien les enregistrer sur le disque dur de mon graveur, bien entendu.
Tout à l'heure, à 20h30, je dois filer à l'Ermitage dans le XXème au concert du trio formé par Tony Hymas (tiens, un pianiste quand même !), Bruno Chevillon et JT Bates, de drôles d'oiseaux...

jeudi 8 novembre 2007

2 Bleu


Après Un point rouge et avant 600 pastilles noires, David A. Carter avait publié le pop up 2 Bleu (Gallimard jeunesse). Une fenêtre grande ouverte pour laisser l'imagination s'envoler dans le bleu... C'est étonnant comme chaque page tournée laisse libre cours à une nouvelle rêverie. Magique ! Les images ont un air de famille avec la vue de notre chambre à La Ciotat, les arbres, l'attraction d'élastiques au bord de l'eau et les lettres qui dansent dangereusement devant mes yeux après une journée de frappe machine... Quand je vous disais... Avec un peu d'imagination...

mardi 30 octobre 2007

Des biscuits pour l'hiver


Nous sommes passés à l'heure d'hiver. Il pleut. Le métro est au sec. C'est un lundi à courses. Je mise sur le tiercé : récupérer mes lunettes en réparation, acquérir Leopard pour mon petit Mac et éventuellement jeté un coup d'œil aux nouvelles parutions disques-films-livres. Il faut bien dépenser son salaire. L'argent qui dort est immoral, comme celui qui naît de l'argent. Il faut que cela circule. Gagner du fric n'a aucun intérêt, si ce n'est pour le dépenser. Je ne regrette pas la période où je ne payais pas d'impôts, où je n'avais pas de toit à recouvrir. Il faut créer des trous d'air dans le compte courant pour qu'il ait la place de se remplir. La dépression appelle le plein. Je mise tout sur les courants d'air.
Lunettes donc. J'aime celles qui ne se voient pas lorsque je regarde avec, mais j'en cherche toujours des bizarroïdes. Elles ont hélas souvent les montures fragiles : les branches se cassent, les verres se dévissent. J'en laisse une paire quand j'en récupère une autre. Celles que je me suis fait faire en catastrophe à Séoul pour quelques euros (soit plus d'une centaine de milliers de wons) me sauvent d'une presbytie bigrement handicapante. Je louche sur une Mikli rouge et noire avant de m'enfouir sous terre pour dévorer les derniers chapitres du Jour des fourmis.
Dans le trou, le vendeur de Leopard me dit d'attendre la version familiale pour cinq ordinateurs, mais le représentant d'Apple a la sincérité de me confier que c'est une question légale et non technique. Je repars avec le nouveau système qui prendra deux heures à installer. C'est rigolo, un peu plus pratique, mais je ne suis pas renversé par les nouvelles fonctions. On en reparlera, à l'usage. Francis m'envoie un instantané de notre conversation de la veille. Tentative de transmission de pensée ? Prise de têtes ?
Les élucubrations du Drame me manquent depuis trop longtemps. Du contenu ! La moisson de films et de disques s'avère plus excitante que la glorification de la boîte à outils. Je cherchais Ceux de chez nous de Sacha Guitry depuis des lustres. En 1914 et 1915, il a l'intelligence de filmer les hommes célèbres qui vont mourir, et il les filme au travail : Rodin sculpte devant sa caméra, Renoir peint les mains perclues de rhumatismes avec le pinceau coincé dans ses bandages, Saint-Saëns (de face) fait semblant de diriger un orchestre avec seulement Alfred Cortot au piano hors champ... Tandis qu'il les immortalise, Guitry raconte de sublimes anecdotes sur Monet, Edmond Rostand, Degas, Sarah Bernardt, Mirbeau, Anatole France ou son père. N'ayant pas encore regardé le reste du coffret (LMLR), compléments dont je n'ai souvent jamais entendu parler, je pense y revenir...
Continuant ma chasse aux archives, j'attrape le volume 6 de l'incontournable collection Retour de flamme que poursuit Lobster. Je me demande si mon acquisition de La chinoise est motivée par l'intérêt qu'y porte Jonathan ou si j'ai vraiment envie de revoir le film de Godard. Je penche plutôt pour le plaisir de revoir l'ami Séméniako dans ses jeunes années.
Le sac que je porte sur le dos est aussi lourd que mon billet serait long si je détaillais aujourd'hui chaque petite merveille dégotée là. Disons que je reviendrai sur tout (pas) une fois pour toutes, histoire de ne pas bâcler leur compte-rendu : Du praxinoscope au cellulo, un demi-siècle de cinéma d'animation en France (1892-1948) avec 14 films en bonus DVD, le précédent volume de David A. Carter 2 Bleu, un Routard sur le Laos (j'ai une idée derrière la tête qui pourrait m'écarter un moment de cet intarissable blog) et trois disques de musique contemporaine étonnants.


On y arrive. Music for the Gift (elision fields) réunit quatre pièces des débuts de Terry Riley (entre 1960 et 1965) où le compositeur traite les instruments avec des magnétophones par réinjections et délais. Celle qui donne son titre à l'album a pour soliste le trompettiste Chet Baker, avec à ses côtés Luis Fuentes, George Solano, Luigi Trussardi et John Graham ! Je reconnais des similitudes avec le travail électroacoustique de Bernard. La Monte Young participe à la plus ancienne, Concert for Two Pianos and Five Tape Recorders. C'est roots, passionnant ! J'enchaîne avec Audiodrome (stradivarius), quatre pièces pour ensemble du génial Fausto Romitelli interprétées par l'Orchestre Symphonique de la RAI dirigé par Peter Rundel découvert lorsqu'il était à la tête de l'Ensemble Modern. Compositeur disparu le 27 juin 2004 à l'âge de 41 ans, Romitelli ne laisse pas quantité d'œuvres, qui méritent toutes plus d'un détour, ici Dead City Radio. Audiodrome, EnTrance, Flowing down too slow et The Nameless City. L'album Professor Bad Trip reste pourtant mon préféré, suivi de l'opéra avec vidéo An Index of Metals.


J'ai gardé le meilleur pour la fin, depuis le temps que j'attends l'édition audio des Entretiens avec Edgard Varèse par Georges Charbonnier. Le livre édité en 1970 d'après les enregistrements de 1955 est une de mes bibles. Ses phrases m'ont marqué de manière indélébile, je les cite et les récite. Varèse avait tout rêvé, donc tout inventé. C'est d'une intelligence aussi prodigieuse que Le style et l'idée de Schönberg et les écrits de Glenn Gould ou John Cage. Mais c'est mon chouchou, mon grand-père dans l'histoire du récit puisque je dois ma "vocation" à Frank Zappa. Écoutez la voix du bourguignon, les flèches qu'il décoche, son amertume aussi de ne pas avoir été entendu, et le pire (ou le meilleur) est donné en bonus exceptionnel à la suite des deux heures d'entretien remarquables, le scandale de la création mondiale de Déserts au Théâtre des Champs Élysées le 2 décembre 1954 sous la direction d'Hermann Scherchen. La preuve est là, comme si on exhumait à son tour le scandale du Sacre, la première œuvre hybride pour bande magnétique et orchestre, huée, sifflée, acclamée aussi, la salle coupée en deux, bataille d'Hernani opposant la vieille vulgarité à une jeunesse renversée. On en pleurerait. Déserts est la première pièce que j'entendis de lui, elle révolutionna ma vie. Je n'eus de cesse de mélanger les sons instrumentaux avec les sons de synthèse et les manipulations électroacoustiques. Et puis il y a les Entretiens (INA). C'est terrible comme on peut se reconnaître dans la pensée d'Edgard Varèse et encore plus terrible de savoir qu'il est resté plus de vingt ans sans écrire et que toute son œuvre tient en 2 CD. Edgard Varèse est d'une intelligence prodigieuse, d'une humanité critique exemplaire. Son regard sur l'histoire de la musique est une leçon qui vaut des années de conservatoire. Le comble est qu'il est celui qui s'en est affranchi. Il a inventé la musique contemporaine. C'est un modèle, un modèle dramatique et visionnaire. Pour quiconque, quel que soit son art, espère être de son temps, passer à côté de Varèse est de l'ordre du renoncement.

mercredi 24 octobre 2007

600 pastilles noires


Avant la naissance d'Elsa, j'étais déjà branché par les livres animés dont les dessins se déplient lorsqu'on les ouvre et qu'on appelle des pop-ups. J'ai continué à en acheter, mais depuis qu'elle a grandi j'avais un peu arrêté de m'intéresser aux livres pour enfants, question d'opportunité bien qu'il m'arrive régulièrement de flasher sur un livre-objet qui me fait retomber en enfance. Depuis La maison hantée de Jan Pieńkowski, j'avais trouvé Drôles de singes, La parade des animaux, Les habitants du désert, Cache-cache... comme de nombreux livres d'anamorphoses, d'illusions d'optique ou de stéréoscopie. Il y a deux ans, Etienne m'avait fait saliver avec Un point rouge. Tandis que je le cherchais, bien qu'il soit depuis longtemps épuisé, je tombais sur le nouveau du même auteur, David A. Carter, 600 pastilles noires (Gallimard Jeunesse). Il aurait publié entre temps 2 Bleu dans le même esprit, des formes modernes très différentes des autres pop-ups souvent platement figuratifs. Je peux rester des heures à voir et revoir les mécanismes de papier qui s'animent. Pendant ces moments-là, au moins, je ne suis pas devant mon ordinateur !

dimanche 14 octobre 2007

Résurrection de Scott Walker


Scott Walker est-il en phase avec son époque ou appartient-il à cette catégorie d'artistes qu'on dit en avance sur son temps parce que le monde autour traîne paresseusement les pieds ? La vitesse et le temps dépendent toujours du système de repères choisi. On les dits relatifs, depuis qu'un violoniste a posé que l'énergie est égale au produit de la masse par la vitesse au carré. La masse s'abat sur la caisse en bois de plus d'un mètre d'arête comme les poings frappent le quartier de viande de toute leur énergie sans oublier le temps qui file. Chaque son, millimétré, frappe le corps et l'imagination parce qu'ils répondent au propos d'un artiste qui a refusé de vendre son âme au diable. Les violons partagent leurs âmes avec les sons électroniques et les effets électroacoustiques du laboratoire. Leur concepteur est un être hypersensible et critique qui n'a pas voulu joué le rôle de pop-star qu'on lui offrait du temps des Walker Brothers. The Sun Ain't Gonna Shine Anymore. Aucun d'eux ne s'appelait Walker, aucun n'était frère. L'argent n'éatit pas son moteur. Comme Zappa rêvait de composer pour orchestre symphonique et gagnait sa vie avec des chansons pour teen-agers en rebellion, Noel Scott Engel (son vrai nom) passa des succès sucrés de boys band des années 60 aux adaptations amères de Jacques Brel pour aboutir aux diamants noirs Tilt et The Drift que j'évoquais il y a quelques jours.
30th Century Man, le film de Stephen Kijak retrace la vie étonannte de cet intellectuel américain, amateur d'Ingmar Bergman dont il chanta Le septième sceau, qui émigra dans le Swinging London pour fuir la guerre du Vietnam et parce qu'il était fan des comédiens Margaret Rutherford et Terry-Thomas. Il resta un passionné de cinéma dont on retrouve maintes citations dans son œuvre de Dreyer à Godard en passant par Bresson, Jancso, Pasolini, Visconti, Fassbinder, mais aussi de littérature, Kafka, Camus, Beckett, comme de politique. Ce ne sont pas des alibis. Les chansons de Scott Walker sont traversées d'images et d'émotions fortes, de réflexions sur le monde, de poésie sombre et binaire. Ne cherchez pas le groove ni le swing, nous dit-il. C'est un compositeur européen, inspiré par les classiques et les modernes, par leurs orchestrations inventives et majestueuses. Si sa voix est unique, ses timbres orchestraux le sont aussi. Regardez-le enregistrer The Drift, couché à plat ventre sous le cube géant.

Cette biographie de deux heures (DVD Verve) est produite par David Bowie qui s'est toujours réclamé de Scott Walker. Y témoignent également Radiohead, Jarvis Cocker (Pulp), Brian Eno, Damon Albarn (Blur, Gorillaz), Neil Hannon (The Divine Comedy), Marc Almond, Alison Goldfrapp, Sting, Dot Allison, Simon Raymonde (Cocteau Twins), Richard Hawley, Rob Ellis, Johnny Marr (The Smiths/Modest Mouse), Gavin Friday, Lulu, Peter Olliff, Angela Morley, Ute Lemper, Ed Bicknell, Evan Parker, Hector Zazou, Mo Foster, Phil Sheppard, Pete Walsh... Les extraits sont magnifiques, l'aventure étonnante, la musique envoûtante. Les séances d'enregistrement de la musique de Pola X de Leos Carax convoquent je ne sais combien de guitaristes et de batteurs dans un immense entrepôt. Électrique. Comment, crooner baryton de variétés adolescent, devient-on cet artiste réfléchi de 63 ans construisant un monde inouï qu'il faudra encore au moins dix ans au public pour apprécier ? Ses propos rappellent ceux d'un autre outsider écœuré par les réactions du public, le pianiste Glenn Gould. Quelles souffrances dut-il endurer ? Quel silence l'habita longtemps ? Quel avenir nous prépare-t-il ? Vous le saurez peut-être lors d'un prochain épisode...

jeudi 4 octobre 2007

L'enclume


Je bosse, je bosse. Le pop'lab que je me suis engagé à écrire pour Poptronics, le site dirigé par Annick Rivoire, me donne du fil à retordre. Ma contribution en pdf, qui s'intitule provisoirement "L'étincelle" (hommage à Iskra ?), aborde l'instant fugitif où naît l'idée créatrice. Je me suis lancé dans une impro sans plan prélable en choisissant de compléter le texte, dans un second temps, par des extraits audio en mp3, des liens vers des sites, des images, ainsi qu'une playlist généraliste ; le tout sera mis en forme par Toffe. Lors de la soirée de lancement du site le 8 décembre prochain au Théâtre Paris-Villette, j'interviendrai en solo, musique et image, parmi d'autres convives qui ont souvent déjà publié leur pop'lab : Nicolas Frespech, David Guez, Pierre Giner et Doki Doki, Vincent Elka, peut-être Agnès de Cayeux... Rien d'officiel encore, mais je compte bien m'y amuser.
On croit toujours en avoir terminé, et puis un coup de fil suffit pour que l'on doive reprendre le mixage du clip Europa. Cette fois, la troisième, il faut supprimer le son de deux bouchons de Champagne, mais cela exige évidemment de tout remixer. L'automatisation et la sauvegarde des données sont, dans ce cas précis, fort appréciables. Je coupe, je mixe, j'exporte, je compresse, et le fichier son se retrouve sur mon site ftp pour que Bruxelles puisse le caler sur l'image avant de l'envoyer en fabrication.
La une, très claire, d'Efix fait respirer le n°20 du Journal des Allumés que je suis allé chercher à l'imprimerie "Rouge". Sa sortie sera fêtée en "fanfare" (façon de parler, c'est la deuxième soirée des Allumés du solo, et ils seront sept ce 18 octobre à Brest) lors du festival Penn Ar Jazz.
Le reste est un puzzle de petites choses qui prennent beaucoup de temps lorsqu'on les additionne, courrier (à lire et à poster), mails (je réponds à tous), téléphones (je laisse parfois sonner, mais celui de Jac Berrocal m'a fait très plaisir, cela faisait bien dix ans que nous ne nous étions pas parlé), travaux (la municipalité installe des barres pour parquer les deux roues devant chez nous), échanges en milieu le plus tempéré possible, etc. J'accompagne le tout avec les albums d'Hélène Labarrière (les temps changent qui vient de sortir chez Émouvance, en compagnie de Corneloup, Poulsen et Marguet), de Robert Wyatt (comicopera) qui a signé les notes de pochette d'Hélène, des premiers Brigitte Fontaine (chez Saravah) et d'un ancien album des Recedents (chez nato)... ainsi que d'un délicieux porcelet rôti qui vient du magasin portugais de Montreuil (première sortie à droite sur l'autoroute A3).

mercredi 3 octobre 2007

Comicopera de Robert Wyatt


Robert Wyatt sort Comicopera, recueil de chansons "pop" formant trilogie avec les deux précédents Shleep et Cuckooland. Frédéric Goaty et Anne Ramade m'ayant demandé d'interviewer Robert pour Muziq, je suis allé chercher un exemplaire presse chez P.I.A.S. qui le distribue afin d'en discuter avec lui.
Que ce soit lui ou moi qui appelle, je me laisse chaque fois impressionner par le timbre inimitable de sa voix. Il dit ne pas en être conscient. Il chantait des cantiques de Noël lorsqu'il était petit, mais rien ni personne ne lui laissait penser que son grain, sa couleur avaient quoi que ce soit de spécial. La voix de Robert Wyatt est comme la trompette de Miles Davis, il suffit d'une seconde pour l'identifier et vous faire chavirer. Craignant qu'il ne soit bientôt gavé par la tournée de promotion qui commence, je préfère le joindre rapidement. C'est lui qui décroche, la voix blanche et haut perchée avec léger zozotement, en pleine forme, heureux d'assumer enfin le rôle de producteur indépendant (chez Domino) et d'avoir négocié des contrats qui protègent correctement ses œuvres.
Pas question de déflorer ici la teneur de notre entretien qui sera publié un de ces jours dans Muziq, mais juste quelques mots pour annoncer le nouvel opus qui ravira ses fans, de plus en plus nombreux. Dans le dossier de presse, Robert explique que comicopera' se réfère à la comédie qui concerne les hommes en opposition à la tragédie qui se rapporte aux dieux. L'album se découpe en trois actes, le premier, lost in noise, est très tendre, le second, the here and the row, s'engage plus ardemment tandis que le troisième, away with the fairies, reprend des titres déjà enregistrés sur des petits labels étrangers que Robert souhaitait voir réintégrer le corpus mieux distribué internationalement et en proposer un remix : Del Mondo découvert sur un CD de Maurizio Camardi que l'on retrouve sur Hasta Siempre Comandante figurant à l'origine sur l'excellente compilation-hommage The Different You, le poème de Lorca Cancion de Julieta auquel tient tant Alfie, sa compagne, auteur de la majorité des textes et sans qui rien n'existerait ici, et remarquablement accompagné par Chucho Merchan au violon basse...
Les autres musiciens sont réunis dans un ensemble imaginaire, un orchestre idéal qui n'existe que dans la tête de l'auteur, puisqu'il n'a enregistré avec eux qu'un par un : Brian Eno (clavier), Annie Whitehead (trombone), Paul Weller (guitare), les israéliens Yaron Stavi (violon basse) et Gilad Atzmon (vents), ainsi que David Sinclair (piano), Phil Manzanera (guitare ; la majorité des prises ont été faites dans son studio), Del Bartle (guitare), Orphy Robinson (steel pan et vibraphone), Beverley Chadwick (sax baryton), Jamie Johnson (l'ingénieur du son joue de la basse) et, pour finir, Alfonso Santimone (claviers), Alessandro Fedrigo (basse), Paolo Vidaich (percussion), Gianni Bertoncini (batterie). Last but not least, le chanteur s'est entouré d'autres voix que les siennes, superbes, comment pouvait-il en être autrement ? Celle de la Hong-Kongaise Seaming To ressemble à un Theremin sur le premier morceau signé Anja Garbarek, Stay Tuned. Il forme un duo avec la Brésilienne Monica Vasconcelos pour le second, Just as You Are, et Fragment, et échantillonne tous ces gosiers pour en jouer avec son karenotron (Karen Mantler), son monicatron ou son enotron, lorsqu'il n'accumule pas les rôles, jouant de la trompette, des claviers, de la guitare, de la percussion évidemment, renversant le sens de lecture... Robert me raconte comment il compose, comment il enregistre, comment il improvise enfin. Il continue à rêver, malgré une époque brutale qui l'a poussé à aller encore manifester contre l'implication de la Grande-Bretagne en Irak. Il a besoin des chansons en italien ou en espagnol pour l'entraîner loin de l'hégémonie anglo-saxonne, l'Englandry abhorrée. Comme d'habitude, l'homme, la musique, la voix, tout est simple, limpide, et d'une incroyable richesse, parce qu'il laisse la place à l'émotion de chacun. Une légèreté qui ouvre l'appétit, celui de l'imagination.

Photo d'Alfreda Benge.

dimanche 30 septembre 2007

Berlin Alexanderplatz, l'histoire se répéterait-elle ?


Berlin Alexanderplatz est considéré comme le chef d'œuvre de Rainer Werner Fassbinder. Je répète cela bêtement, parce que je connais mal son travail. Comme beaucoup d'amis à qui j'en parle, les films que j'ai vus de lui m'ont intéressé, mais ne m'ont pas poussé à en voir d'autres. Peut-être étais-je trop jeune ? Enfin lancé dans la saga de Franz Biberkopf qui dure plus de quinze heures "en treize épisodes et un épilogue", je me suis passionné pour ce portrait de l'Allemagne qui a subi le Traité de Versailles et s'enfonce dans le chômage et la pauvreté, préparant le lit du nazisme. Le roman d'Alfred Döblin avait déjà suscité une version en 1931 tourné par Piel Jutzi avec l'aide de l'auteur, de Karl Heinz Martin et Hans Wilhelm. Je recherche d'ailleurs en vain une copie du plus expressionniste de tous les films, le Von morgens bis mitternachts (De l'aube à minuit) de Martin.
Entre 1979 et 1980, Fassbinder filme en 16mm, pour la télévision, cette histoire qu'il découpera en épisodes, mais cela n'a rien d'un feuilleton, il est même recommandé de le voir de la façon la plus continue possible ! La nouvelle copie éditée par Carlotta offre une qualité inégalée (remarque faite récemment ici-même à propos de la série Twin Peaks de David Lynch). Le coffret de 6 dvd qui sort le 3 octobre est pourvu de longs suppléments aussi exceptionnels (Regards sur le tournage dans les décors avec le réalisateur, nombreux témoignages passionnants, restauration impeccable, etc.). Le film sort aussi en salles le 6 octobre, et un week-end exceptionnel est annoncé au Grand Rex samedi et dimanche prochains.
Nous ne pourrons ressortir indemnes de cette plongée dans les bas-fonds de la République de Weimar. On baigne dans ses fanges, la durée du film et son grain participant à la dépression noire. Fassbinder, par l'entremise de son anti-héros, pose des questions fondamentales sur l'intégrité de l'homme et ses faiblesses, son libre arbitre et sa manipulation, sur ses tourments face à une société corrompue qui le broie, mais aussi sa fierté d'y résister. La vie n'est pas juste, on le savait. La solidarité est le maître mot, on pouvait s'en douter. Mais certaines époques sont plus propices que d'autres à entraîner les peuples sur les pentes atroces de la déchéance, de la compromission et de l'horreur. Biberkopf, interprété par le massif Günter Lamprecht, est un homme comme les autres, ni pire ni meilleur. Au début du premier épisode, il sort de prison pour affronter le monde. Saura-t-il tenir ses bonnes résolutions ? Le sexe, l'alcool, le travail ne sont des valeurs ni positives ni négatives, mais elles sont toujours fatales. La situation historique n'a hélas rien d'anachronique. On retrouve tant de similitudes avec notre propre époque que c'est là que terreur et dégoût trouvent leur écho. Tout n'est pas sombre, les changements de ton sont fréquents et la longueur des épisodes variable. Les merveilleuses Barbara Sukowa and Hanna Schygulla illuminent le mélodrame où l'influence de Douglas Sirk est évidente. Prévoyez un week-end pluvieux et enfermez-vous dans le Berlin des années 20 pour savourer ce maelström des âmes.

L'épilogue : quatorze heures plus tard, R.W. Fassbinder se réapproprie cinématographiquement l'histoire sur un montage musical de chansons pop et d'extraits d'opéra. Ça se mérite ! Le cinéaste transpose explicitement les collages narratifs de Döblin que l'on avait pressentis dans les treize épisodes précédents. Le chaos va bon train sous le crâne de Biberkopf. La vie est un cauchemar, les personnages sont interchangeables, les situations identiques. Quelle place l'homme peut-il se faire sur la Terre ? Le procès final résoudra la question sobrement.

jeudi 20 septembre 2007

Sauvés de justesse


Dans trente minutes le spectacle va démarrer. Nous remontons doucement vers la surface après plusieurs heures de bagarre avec la technologie, encore plus pénible que la technique, un cran au-dessus dans l'échelle de la douleur. Lorsqu'on est chanteur ou percussionniste, on ne peut s'en prendre qu'à soi les jours où rien ne semble aller comme il faut. Dès que l'on a besoin d'une simple prise de courant, d'un microphone, d'un piano ou d'un projecteur, les choses commencent à nous échapper. Dépendre de l'informatique est encore plus risqué. C'est le stress assuré, alors que tout est programmé pour marcher comme sur des roulettes. Cette après-midi, Antoine s'est arraché les cheveux sur un problème de communication entre l'ordinateur et nos lapins : certains réagissaient avec un délai de trois minutes à la place des dix secondes attendues. Nous avons testé tous les maillons de la chaîne pour incriminer définitivement un des deux routeurs qui envoient la partition aux 100 Nabaztag réunis sur la scène de la Salle Paul Fort à Nantes, situé juste au-dessus du Pannonica. Mais le devoir m'appelle, je vous raconterai la suite après la représentation. En attendant, je vous laisse avec Francis Marmande, qui nous a gratifiés d'un réjouissante chronique en page 2 du Monde d'aujourd'hui :

Schmitt et Birgé, des lapins communicants

Un petit lapin fait fureur. Un petit lapin communicant. Il s'appelle Nabaztag. Nabaztag ("lapin" en arménien) fonctionne en Wifi et doit son nom à Rafi Haladjian. Portrait dans Le Monde du 6 avril 2006 : "Je m'appelle rafi et j'ai 43 ans. Rafi s'écrit avec un "r" minuscule parce que c'est un prénom arménien. Bien que n'ayant rien fait (et en particulier pas des études d'ingénieur), je baigne dans les réseaux depuis qu'ils étaient tout petits. En 1984, j'ai sombré dans le Minitel pour n'en sortir qu'en 1994 en fondant FranceNet (devenue Flexus, devenue BT France), première boîte d'internetterie en France. Depuis 2003 avec Violet et Ozone, j'explore la vie après le PC et après l'Internet tel que nous le connaissons. Je porte des lunettes. C'est à peu près tout ce que je peux dire sur moi." Avec Olivier Mével et Sylvain Huet, l'agence Violet passe de trois à trente bricoleurs. Mise au point des lapins intelligents au-dessus du Gibus, en face de la garde républicaine.
Nabaztag, c'est un truc pour "geeks" et "geekettes" : les Paganini du Net et des nouvelles technologies, enfin, les joyeux, ceux qui ne se prennent ni pour Diderot ni pour Zorro. D'un gadget branché, le lapin en plastique devient objet populaire (200 000 vendus). Ici entrent en scène Jean-Jacques Birgé, compositeur, agitateur (Un drame musical instantané, Les Allumés du jazz, musiques brintzingues en tout genre), designer sonore ; plus Antoine Schmitt, artiste designer comportemental. Et Nabaztag ? Il parlote, il mange des nuages, il dit la météo, les cours de la Bourse, il se branche un peu sur n'importe quoi, il fait réveil, et pour l'amour avec un autre lapin, il bouge les oreilles. Exactement comme les humains, en somme.
Jeudi 20 septembre au festival Scopitone de Nantes, le 6 octobre à la Nuit blanche d'Amiens et le 20 à Amsterdam avant tournée mondiale, Nabaz'mob, opéra pour cent lapins communicants de Schmitt et Birgé, sera donné pour la plus grande joie des petits et des grands. Car les lapins déconnent. Ils sont indisciplinés, répondent à l'envers aux injonctions, et se révèlent incapables de jouer la musique ensemble. Comme les humains (non musiciens).
Un opéra, on connaît. Encore que ce soit complexe. Mais enfin, même en pleine célébration de Callas, on voit. Peut-être suffit-il de comparer avec un autre objet chantant non identifié, tout récent mais plus classique, Welcome to the Voice, pour prendre la mesure. Welcome to the Voice, hommage à la voix, livret de Muriel Teodori (psychanalyste rayonnante et allumée) et musique de Steve Nieve (clavier de divers bricolos, Sting, David Bowie ou Elvis Costello), Welcome to the Voice réalise une belle expérience de transversalité heureuse. Si vous voulez entendre sur orchestration au petit poil Barbara Bonney, Nathalie Manfrino, Armanda Roocroft, Sara Fulgoni, plus Elvis Costello, Sting, passe encore, mais aussi Robert Wyatt, ce génie, foncez. En plus, quand les voisins viendront prendre un kir framboise, vous pourrez arborer l'album sans complexe : c'est sur Deutsche Grammophon.
Le truc de Schmitt et Birgé reste plus minimaliste. Ils ont commencé par convoquer cent lapins avec leurs parents à Beaubourg (mai 2006). Après quoi, au Javits Center, à New York, ils ont reçu 70 000 visiteurs en quatre jours. Ce succès les étonne. Le lapin porte-bonheur. Prochain concert à bord du Titanic ? Dans un genre plus proche de l'art modeste, on connaît un prof qui, pour neutraliser les irruptions intempestives, fait dégainer tous les portables au début de l'amphi. Il invite les 258 porteurs à déclencher leur propre sonnerie. Passé un léger flottement, les étudiants s'exécutent : voir Charles Ives, Cage, Ligeti et Birgé. Plus disciplinés que les lapins ? Les temps semblent hélas le prouver.
Francis Marmande (Le Monde, 20/09/2007)

Une minute avant de monter sur scène, Antoine a l'idée lumineuse que nos ennuis pourraient provenir de l'anti-virus du PC triant la masse des données qui vont et viennent jusqu'à nos bestioles, ralentissant considérablement le système. Le même gag avait accablé Nicolas à la création de l'installation des Portes. La désactivation anti-virale ne résout pas tout, mais cette version inédite de notre opéra se tient bien, même si nous en présentons une interprétation très différente des précédentes représentations comme de celle de demain. Les alternances densité/silence sont remplacées par de belles progressions linéaires, et, si les ballets de lumière sont moins minimalistes qu'Antoine ne le souhaiterait nous sommes soulagés d'avoir réussi de justesse. Lors du salut final, je souligne que "si nos lapins ont été particulièrement indisciplinés, ils nous incitent à la désobéissance civile pour les temps à venir."

Photo d'un tableau de Kiefer.

vendredi 14 septembre 2007

Twin Peaks, le double fond de l'Amérique profonde


Ne regardant plus ou pas encore la télé à l'époque de sa diffusion en France en 1990, je découvre la série originelle de David Lynch. D'abord inquiet par le côté provincial des premières minutes du pilote, je suis de plus en plus emballé par la dérive loufoque qui s'affirme au fur et à mesure des sept épisodes de la première saison qui vient de paraître en dvd (TF1 Vidéo). Les clins d'œil critiques aux soap operas se multiplient avec humour, les personnages dévoilent leurs faces cachées plus tordues les unes que les autres. Les chassés-croisés sexuels et les détails surréalistes dessinent un portrait de l'inconscient de la petite ville de 51 200 habitants. Construisant sa méthode d'investigation sur sa nature obsessionnelle et ses étranges rêves énigmatiques, le personnage principal de l'agent du FBI Dale Cooper interprété par Kyle MacLachlan est absolument formidable. Les effets sonores grinçants de Lynch magnifient l'ambiance glauque et les guitares rocky de Badalamenti scandent efficacement le suspens du feuilleton, mais les boursouflures pour piano et violons du compositeur sont hélas à vomir. Si dès 1967 une série comme Le prisonnier a ouvert la voie à l'absurde claustrophobe, Twin Peaks annonce déjà Six Feet Under et Desperate Housewives. Son édition dvd apporte une qualité d'image et de son impossible à sa création lors de sa diffusion télévisuelle et l'on attend avec impatience la saison 2 qui doit paraître en décembre pour boucler (?) l'énigme de l'assassinat de la jeune Laura Palmer, prétexte à enquêter sur les dysfonctionnements d'une société vivant sur ses mensonges et son cynisme complice.

mercredi 5 septembre 2007

Kusturica, le renégat


Si j'étais Tzigane, je ne crois pas que j'apprécierais le portrait qu'Emir Kusturica (prononcer Koustouritsa) fit de mon peuple dans son troisième long métrage, Le temps des Gitans. Il les montre en voleurs d'enfants, violeurs, proxénètes, escrocs, paresseux, sans parole, assassins, n'en jetez plus, rien à voir avec des voleurs de poules ou les gros bras de Chirac... Évidemment, le film est cocasse, truculent, lyrique. La poudre aux yeux des effets felliniens arrangent la sauce et la musique de Goran Bregovic apporte une douceur à ce monde de brutes que le réalisateur se complaît à personnifier lui-même. Il est intéressant de souligner que Ederlezi, le thème musical du film inspiré d'un morceau traditionnel, tint le rôle d'hymne serbe pendant la guerre de Bosnie.
Si Bregovic, qui a épuisé sa veine depuis longtemps, fut considéré comme un simple opportuniste, Kusturica est un traître à Sarajevo où il ne pourra évidemment jamais retourner. Toutes proportions gardées, sa conversion orthodoxe et sa glorification de la Grande Serbie dans Underground rappellent le pétage de plombs d'Adolf H. dont la grand-mère était juive. Évitant soigneusement de me ranger aux côtés du lamentable Finkielkraut qui critiqua Underground sans l'avoir vu, je pense que le vrai sujet d'étude sur le réalisateur, certes talentueux, résiderait en une psychanalyse qui permettrait de comprendre comment un Sarajevien d'origine musulmane peut virer sa cuti au point d'ériger, par exemple, dans son Disneyland mégalo perso, Kustendorf, une église serbe orthodoxe en hommage à un saint du XIIème siècle qui fait partie du délire paranoïaque qui justifia exactions et crimes contre l'humanité. Sa femme, célèbre actrice serbe, en étant la gardienne du temple, peut-être est-ce seulement une histoire d'amour qui vire au noir ? En cherchant à justifier ses choix, les bonus du dvd (Carlotta) éclairent maints aspects de l'énigme, mais ne le rendent certainement pas plus sympathique.
En quittant Sarajevo pendant le siège, j'avais demandé à mon équipe bosniaque comment répondre de la trahison d'Emir (avant la guerre c'était l'un des meilleurs amis du réalisateur Ademir Kenovic avec qui il produisait des films). Avec cet humour typiquement sarajévien, il me fut répondu de façon très brechtienne : "Si tu le rencontres, demande-lui ce qu'il pense de nous !".
J'avais très envie de regarder Le temps des Gitans que je n'avais pas revu depuis la guerre en Bosnie et le Siège de Sarajevo. Je me demandais si son film portait déjà les germes de sa trahison. Hélas, au portrait brutal des Gitans s'ajoute le délire de la pureté sanguine. Le héros (le jeune acteur se suicidera à l'âge de 29 ans) rejette son fils tant qu'il pense que c'est un bâtard. La purification ethnique n'est pas loin. Les Gitans ne seraient d'ailleurs bons qu'à s'entretuer. La manière de portraiturer ce peuple de nomades annonce-t-il les grands déplacements de population que les nationalistes croates et serbes encourageront ? Leur no man's land boueux rappelle cruellement les futurs camps. Ils ne sont tolérés que dans leur marginalisation.
Politiquement, ce n'est pas le pire film de son auteur. Underground mériterait qu'on s'y attarde à nouveau, mais je ne sais pas si j'aurai le courage de me complaire à le revoir une autre fois pour l'analyser plus sérieusement que le survol de ce billet. Je me suis déjà coltiné l'exécrable clip démago que Kusturica vient de tourner pour Rainin in Paradize de Manu Chao, quelle honte ! Sous prétexte de fantaisie festive et d'enthousiasme pour la musique tzigane, les amateurs défendront son cinéma brutal et aguicheur, fat de conventions tant culturelles que cinématographiques. La véritable musique tzigane ne porte pas tous ces symboles nauséabonds qui appartiennent plus au délire paranoïaque nationaliste qu'à la mythologie Rrom. Certains films portent en germe des idées réactionnaires sans que leurs thuriféraires s'en rendent compte. Il en est ainsi des films des curés prosélythes Lars von Trier ou Krzysztof Kieslowski, de la paranoïa mystique de David Fincher (Seven, Fight Club...) ou de maints films d'action machistes. Le machisme n'est pas non plus l'apanage de Kusturica et des films violents, tout le cinéma est emprunt de l'idéologie dominante et c'est ainsi que se perpétuent les idées les plus réactionnaires. Et plus les réalisateurs sont habiles, plus ils sont dangereux.

lundi 20 août 2007

Du poisson frais au soleil


Après le lever du soleil, on n'attrape plus rien. Tout se passe à l'aube ou au crépuscule. Jean-Claude a pêché un monstre de près de 4 kilos, appelé denti à cause de ses dents pointues, et des bias, une sorte de maquereau espagnol. Les petits sont beaucoup plus vivaces que le gros. Si l'on tire trop fort sur la ligne, ils la cassent vite fait. La photo tient des poids et haltères. Le denti suffit à huit gourmands pour le repas de midi, les bias pour le dîner et il en reste pour aujourd'hui.
Ce matin, nous devions nous lever aux aurores pour accompagner le père de Françoise sur la Cuilleras, son pointu ou barquette marseillaise, mais le Mistral s'est levé, donc pas nous. L'an passé, nous avions fait une pêche miraculeuse de sévereaux. Une autre fois, j'avais rapporté un petit baracuda. Jean-Claude connaît les coins comme sa poche et la manière de les approcher... Il sait aussi les cuisiner !

vendredi 17 août 2007

Velours et miroir brisé


Les rééditions pullulent à des prix cassés et enrichis de nombreux morceaux inédits. Je viens ainsi de recevoir Joy of A Toy de Kevin Ayers paru initialement en 1969 et the Mirror Man sessions de Captain Beefheart sorti deux ans plus tôt, dans des registres évidemment très différents.
Joy of A Toy est le premier album de Kevin Ayers après son départ de Soft Machine. Robert Wyatt est d'ailleurs à la batterie et les deux autres compagnons, Hugh Hopper et Mike Ratledge, sont de la partie, et non des moindres. Le compositeur contemporain David Bedford a réalisé les arrangements et joue du piano. Les bonus accueillent Soon soon soon avec The Ladybirds, deux versions de The Lady Rachel, trois de Religious Experience (Singing A song in the Morning), dont une avec le guitariste-fondateur de Pink Floyd, le regretté Syd Barrett... Quelques mois plus tard, je me retrouvais à la Roundhouse de Londres aux manettes du light-show de Krishna Lights éclaboussant d'effets cinétiques l'orchestre d'Ayers. Y participaient Lol Coxhill qui tiendra plus tard le sax soprano sur la musique que nous composâmes pour le CD-Rom Au cirque avec Seurat, le guitariste Mike Oldfield auteur de la scie Tubular Bells et Bedford. Je n'arrive pas à me souvenir qui étaient les autres. La voix chaude et tendre du bassiste me fait retomber en enfance.
Celle de Beefheart me réveille heureusement. the Mirror Man sessions ont été remasterisés et augmentées de cinq prises originales de Trust Us, Safe as Milk, Beatle Bones N' Smokin' Stones, Moody Liz et Gimme Dat Harp Boy. Il n'est pas toujours facile de savoir qui joue tant les musiciens du Magic Band ont de pseudonymes. En faisant des recoupements, je comprends que le guitariste Jeff Cotton est Antennae Jimmy Simmons, John French est Drumbo (Drumbo 1, car Art Tripp sera Drumbo 2). Les autres sont Alex St Clair Snouffer à la guitare et Jerry Handley à la basse. La pochette originale avait un rabat, forme découpée en miroir brisé qui s'ouvrait sur une photo du groupe. À l'époque, nous nous réunissions dans ma chambre pour écouter de la musique et fumer des joints ; lorsque personne ne savait quoi mettre, j'avais l'habitude de proposer insidieusement "un petit Beefheart ?". Un des copains avait illico l'idée d'un autre disque ! Je me barbouillais de Beefheart plus souvent seul qu'en communauté...

jeudi 9 août 2007

You don't know Jack ?


En faisant le ménage dans mes archives, je retrouve le CD-Rom You Don't Know Jack que j'installe sur un Mac pouvant encore ouvrir des documents OS9 avec Classic. Les nouvelles machines équipées d'une puce Intel envoient toute ma collection aux oubliettes et je ne possède aucun PC qui puisse faire tourner mon jeu ou ses déclinaisons récentes sous Windows. Peut-être devrais-je installer Windows sur mon MacBook Pro ? Sinon je risque de ne plus jamais pouvoir regarder Puppet Motel de Laurie Anderson, Les machines à écrire d'Antoine Denize, Immemory One de Chris Marker et notre Alphabet qui ont tous marqué une époque où l'interactivité laissait entrevoir de nouvelles pratiques artistiques très prometteuses. Hélas, en 2000, l'explosion de la bulle Internet a entraîné dans sa chute l'édition de cd-Roms sans que la création sur le Web ne remplace jamais ce que l'off-line offrait. Aujourd'hui, les utilisateurs ont perdu l'habitude de se servir d'une souris autrement que pour ses fonctions basiques et seuls les jeux dits "vidéo" ont trouvé grâce aux yeux des joueurs. L'interactivité est passée de mode, les utilisateurs préférant la prise en charge façon télé (YouTube, etc.), les forums et les déclinaisons communautaires du Web 2.0 (MySpace, etc.) et les jeux dédiés au joystick frénétique. La création artistique exploitant le médium se raréfie, Internet devenant progressivement un lieu de commerce et de services.
Bien que You Don't Know Jack prétende faire rencontrer la culture avec un grand C à la culture avec un petit cul, le CD-Rom ne fait pas partie des Zœuvres évoquées plus haut, mais c'est un des jeux les plus drôles et les plus déjantés qui soient, croisement de jeu de plateau et de quizz dans l'esprit loufoque des débuts de Nulle part ailleurs sur Canal +, "irrévérencieux et décalé" (fortement corrosif, il est déconseillé aux coincés et aux cardiaques), cocaïnomaniaque et si dingue que l'on se moque de perdre ou de gagner. Le secret de sa réussite provient du nombre étonnant de fichiers son qui vous accompagnent, vous guident et vous taquinent, et de la manière qu'a le programme de réagir à vos gestes et vos hésitations. Pierre prétendait que YDKJ était hanté : le 25 décembre, une voix s'exclama "alors, on joue le jour de Noël ?". Une autre fois, la meneuse de jeu se moque des joueurs B et C qui se bécotent, sic ! Chaque fois qu'on le lance, les dialogues sont différents, les questions sont sans cesse renouvelées. La version française n'a jamais été sérieusement commercialisée, bien qu'elle ait été pressée et packagée. Hyptique le vend(ait) sur son site, mais, attention, mieux vaut une machine pas trop récente pour le faire fonctionner correctement (spécifiée sur la boîte pour Windows 95 ou Mac Power PC système 7, ça marche très bien jusqu'au système 9). Vous m'en direz des nouvelles ! La démo d'une version récente anglaise (Episode 23) est en ligne sur le site de YDKJ.

P.S. du 20 octobre 2016 : Yann Le Brech a, depuis cet article, mis une version française en ligne. Elle n'est pas complète, mais c'est en cours. Il a même ajouté un entretien passionnant ponctué d'effets sonores avec Luc Mitéran, dit Walther Pépéka, le comédien qui a fait la voix de Jack !
Sur son site, Frédéric de Foucaud dit Fred de Fooko, l'un des auteurs avec Steve Austin et Jean-Christophe Parquier, livre quelques pistes. « The Quizz » contient 737 questions, 30.000 fichiers sons (20 000 phrases) représentant 900 mn (15 heures) de sketchs ! Chaque question englobe une douzaine de réparties. Alicia Alonso est la voix féminine, Roddy Julienne a fait les effets sonores. Jacqueline Ehlinger, Julien Loron, Christophe Leroy, Aline Bonnefoy et David Coiffier forment le reste de l'équipe.

samedi 21 juillet 2007

Du tour d'écrou aux Innocents


Présenté comme un film d'horreur, Les innocents de Jack Clayton est plutôt une adaptation fantastique d'un drame psychanalytique où la sexualité hystérique du personnage de la gouvernante joué par Deborah Kerr est habilement suggérée dans un noir et blanc onirique, animé de courants d'air rappelant La chute de la Maison Usher de Jean Epstein. L'ambiguïté des fantasmes féminins d'Henry James dans Le tour d'écrou, dont c'est l'adaptation cinématographique, sont magnifiquement transposés par Clayton dans ce film étrange de 1962.
Ma première approche d'une adaptation du roman qu'Henry James écrivit en 1898 fut l'opéra de chambre de Benjamin Britten créé en 1954 à la Fenice de Venise, dirigé par le compositeur, où le rôle chanté du jeune Miles était tenu par David Hemmings, futur acteur du Blow Up d'Antonioni. Dans le film, l'interprétation des deux enfants, Flora et Miles, par Pamela Franklin et Martin Stephens, est d'ailleurs suffocante. Leur maturité flanque plus de frissons que les hallucinations de Miss Giddens. Le film à la trouble sexualité respire la souffrance jusqu'à sentir le soufre.
Les passionnants bonus du dvd (Opening) fournissent des pistes indispensables à la compréhension des enjeux du film, et la version historique de l'opéra, une des plus belles œuvres de Britten, existe en cd (London).

mardi 10 juillet 2007

L'Europe, l'Europe, l'Europe


Hier, l'enregistrement aux Studios de la Seine est passé comme une lettre à la poste. Après le Balanescu String Quartet pour Sarajevo Suite avec Dee Dee Bridgewater, c'est la seconde fois que nous enregistrons avec un quatuor à cordes. Le Quatuor IXI composé de Régis Huby et Irène Lecoq (violon), Guillaume Roy (alto) et Alain Grange (violoncelle) a été simplement parfait, interprétant la partition pour L'Europe avec une sensibilité toute viennoise tandis que les stations annonçaient Swing Waltz, Solea andalouse ou Finale celtique. Bien que le quatuor soit un travail d'équipe, il est amusant de voir Régis diriger à notre place. Nous avons commis une énorme erreur de copie en préparant la séance, oubliant un changement de tempo. L'ingénieur du son, Fabrice Maria, rattrape le coup par une astuce de montage qui rend le verse encore plus dramatique. Canaliser les erreurs et les maladresses produit des surprises miraculeuses.
Déjeunant chez Paul au carrefour des rues de Charonne et de Lappe, nous apercevons par la fenêtre une plaque commémorative en hommage à Francis Lemarque né en face. Coïncidence émouvante puisque nous débutons l'après-midi avec l'accordéoniste David Venitucci et le guitariste Hervé Legeay qui l'accompagnaient sur son dernier disque. Bernard raconte qu'à la même adresse, il y avait en bas un restaurant où il avait l'habitude de venir manger du couscous et acheter du hasch avec Chet Baker. David swingue comme un fou, Hervé passe de la guitare manouche au flamenco et termine par un Hymne à la Joie hendrixien tandis que résonnent les tambours incisifs du bagad breton. Suite mercredi avec Eric Echampard à la batterie et Ronan Le Bars aux uillean pipes !

mardi 19 juin 2007

Débordement


On croit qu'il fait beau, et puis crac, le ciel se déchire et ça tombe. Ou bien on pense qu'il va pleuvoir tout le temps, mais les oiseaux se remettent à chanter. Combien de temps durent les éclaircies ? Rien n'est stable. C'est toujours la même histoire. Tout arrive en même temps. Nous terminons de composer une musique de carnaval pour L'Oréal, et voilà que le feu vert arrive pour le clip de la Communauté Européenne. Dans les deux cas, c'est marrant de travailler avec Pierre-Oscar, mais les délais sont serrés pour Bernard et moi. Nous enregistrons à la fin de la semaine avec François Corneloup, aux sax baryton et soprano, et Jean-Louis Pommier, au trombone, sur un tapis de percussions brésiliennes. Mais il faut déjà que j'envoie les partitions de l'Europe au quatuor à cordes réuni autour de Régis Huby et Guillaume Roy. Se joindront à eux Ronan Le Bars aux uillean pipes, Hervé Legeay aux guitares manouche et électrique, David Venitucci à l'accordéon et le percussionniste Éric Échampard. Une sorte de cocktail à base de jazz musette, de flamenco et de celtisme, avec des espaces pour les documents d'archives. Déjà bien copieux. Je dois aussi sonoriser un nouveau jeu pour les P'tits Repères et une interface pour un site Web. Mais c'est pas tout, mais c'est pas tout... Le lapin en chef vient enregistrer quelques vocalises le jour même où la Deutsche Welle TV vient réaliser un reportage au studio sur Nabaztag et notre opéra pour leur programme Euromaxx. Hier après-midi, mes camarades des Allumés ont pu penser que j'étais un peu distrait pendant la réunion de préparation du n°20. J'ignore sincèrement si je vais pouvoir continuer à écrire ici tous les jours. Ce sont de bonnes nouvelles. Il ne manquerait plus qu'il se mette à pleuvoir. Et pourquoi pas ? On peut s'en plaindre ou s'en réjouir. Chaque mouvement est à prendre du bon côté. Du côté du vivant. Retournement.

vendredi 8 juin 2007

L'essentiel (d') Egoyan


Presque tous les longs-métrages du cinéaste canadien anglophone d'origine arménienne Atom Egoyan sont présents dans le coffret dvd édité par TF1 sous le titre L'essentiel d'Egoyan : huit films auxquels, si l'on souhaite être complet, il faudrait ajouter Felicia's Journey et Where the Truth Lies, ainsi que les courts-métrages et les réalisations pour la télévision. Peu de bonus, quelques commentaires audio non sous-titrés, le coffret manque cruellement d'informations, même techniques, recentrant tout sur les films en une rétrospective passionnante.
Il y a des cinéastes qui font corps avec leurs œuvres : par exemple Pasolini, Herzog, Cronenberg, Lynch... D'autres, comme Stroheim ou Buñuel, choisissent des scénarios fantasmatiques qui tranchent avec leur réel. Atom Egoyan est de ceux-là. Apparemment détaché de ces turpitudes, il met en scène des situations scabreuses et parfois franchement glauques. Ses personnages refusent l'état des choses et se font du cinéma, traversant le miroir des apparences grâce à de subtils tours de passe-passe où des écrans, le plus souvent cathodiques, figurent les collures d'un montage plus intriqué que parallèle. Le son d'une scène projetée ponctue ainsi l'action des acteurs censés la regarder. Ça tuile et ça frotte. Les glissements de rôles relèvent de la psychanalyse sans qu'il soit besoin d'en donner laborieusement les clefs. Les fausses pistes sont en fait de faux-semblants. Atom Egoyan bat les cartes et les redistribue en bravant les tabous de la famille. Dès son premier film, Next of Kin, par de subtils cadrages et une maîtrise explosée du montage, il tord le cou de la grammaire cinématographique. Ses allers et retours pleins de malice tranchent avec des situations dramatiques essentielles qui mettent en abîme la vie que l'on se pourrait se choisir. Dans les premiers films, le fils adopte une nouvelle famille qui a perdu le sien (Next of Kin), le fils protège la mère de sa mère disparue contre un père autoritaire (Family Viewing), passée au crible d'un scénario la sœur devient le frère (Speaking Parts), autant de greffes réussies ou rejetées.
Un atome (du grec ατομος, atomos, « que l'on ne peut diviser ») est la plus petite partie d'un corps simple pouvant se combiner chimiquement avec une autre. S'il faut toute une vie pour savoir qui nous sommes, Atom Egoyan traque l'identité de soi dans le regard des autres. L'ego ne suffit pas, il cherche un prénom qui anticiperait le nom. Pirouette, cacahouète. Avec The Adjuster, le cinéaste réaffirme sa compassion pour les vies qui s'éteignent, éparpillant les cendres pour fertiliser de nouveaux territoires plutôt que raviver le feu. Il montre les limites du personnage dans The Sweet Hereafter (De beaux lendemains), l'exorcisme passant entre les mains d'une jeune fille qui réinvente le mythe pour soigner la douleur de tout un village. Exotica est le feu d'artifice de la première période d'Atom Egoyan, le bouquet final avant que la nuit reprenne ses droits. Suivront des films plus conformes à la loi (du cinéma, fut-il grand public ou home movie), axés sur une quête plus communautaire qu'identitaire : Calendar, Ararat, Citadel... Le flux musical noie les coupes aiguisées et le rythme très personnel par un sirop de plus en plus envahissant. Il n'est hélas pas le seul. Sa fidélité envers ses comédiens (Arsinee Khanjian, David Hemblen, Gabrielle Rose, Maury Chaykin...) contribue à tisser le fil d'Ariane qui court le long de son œuvre. La vérité nue (Where the Truth Lies) entame-t-il une nouvelle période ou bien Atom Egoyan va-t-il dresser des ponts entre ses recherches formelles les plus audacieuses et son souci de plaire au plus grand nombre ? Comment atteindre la paix intérieure lorsque l'on a choisi le labyrinthe du palais des glaces comme décor virtuel à ses interrogations fondamentales ? Tournage en septembre.

Photo © Aldo Sperber

jeudi 7 juin 2007

Le come-back d'Annick Rivoire


Depuis son départ de Libération où elle était devenue responsable du service culturel nouveaux médias, Annick Rivoire évoquait souvent son désir de lancer une nouvelle revue, mais, avant cela, de se faire les dents sur le Net. C'est chose faite avec le lancement du blog Poptronics auquel participent également Elisabeth Lebovici (responsable du Pop'lab), le graphiste Toffe (que j'ai connu grâce au label de disques in situ qui produisit notre Jeune fille qui tombe... tombe), David Guez (conseiller ès code), l'artiste Pierre Giner et quelques autres dont Benoît Hické qui me communique cette nouvelle adresse fort recommandable. Le blog est structuré en Pop'agenda (les articles), Pop'fil (événements à voir), Pop'lab (Guez en est le premier invité), Pop'in (forum en construction), Pop'qui (les bios de cette nouvelle communauté)... Le graphisme, issu du croisement de l'informatique et du papier, est un hommage aux sources de la part d'une technologie récente, mais le style lo-fi est fatiguant à lire. Heureusement, Annick Rivoire est curieuse, rigoureuse, opiniâtre. Je mets de ce pas un lien RSS sur ma page Netvibes.

lundi 14 mai 2007

Lors Jouin joue le barde


On continue dans la détente. Et on s'amuse, et on rigole... " Rikita rozenn gaer a Java, Deus da zansal ha deus da voucha, Da vouezh zo flour pa ganez da sonenn, Da zaoulagad evel diou steredenn... " Ainsi commence le refrain de Rikita (jolie fleur de Java) en version bretonne par le barde Lors Jouin dans l'album fraîchement paru chez Keltia Musique, Chansons de la Bretagne éternelle d'hier et de toujours pour maintenant par rapport à demain (cd + dvd de 26 minutes !). C'est sans aucun doute le disque le plus ringard de l'année, le plus kitsch et le plus authentique. Les Bretons s'y reconnaîtront sans mal, à en pisser dans leurs braies. Les autres auront peut-être besoin de quelque explication pour savoir si c'est de l'andouillette ou du cochon. Les deux certainement.
Lors Jouin joue le jeu sans aucun compromis en collectant ces chansons qui marquent l'histoire de la Bretagne, mais en les interprétant avec la plus grande honnêteté, collant à une réalité souvent complexe, quitte à prendre tous les accents du terroir, à chanter volontairement faux ou désynchronisé pour les clips vidéo, avec un orchestre de synthés et un remarquable accordéoniste. Plus vrai que nature !

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mardi 1 mai 2007

1er mai


Fête du Travail (Fête des travailleurs rebaptisée par Pétain), jour chômé. Le muguet (ayant remplacé l'églantine rouge) est précoce encore cette année. Il a fané avant la date. Les autres plantes grignotent toujours un peu plus son espace vital. Il résiste. C'est chouette d'avoir du muguet dans son jardin. De toute façon, notre églantier fait des fleurs blanches, elles ont éclot avec l'orage de dimanche soir. C'est chouette aussi d'avoir le droit de voter, mais les améliorations sociales ont toujours été acquises dans la rue. Si les Français sont assez fous pour élire un psychopathe, c'est qu'il leur ressemble. Ne soyons dupes d'aucune démocratie, pas plus la sociale qu'une autre, mais il serait criminel de ne pas tenter de faire barrage à un dictateur en puissance. Quelles que soient vos opinions politiques, vous ne pouvez vous faire complice de la main mise sur la république par les grands patrons qui manipulent ce dangereux paranoïaque. La pègre pétrolière a réussi son coup d'État aux USA. En France, la presse est déjà aux mains des marchands de canons, ses amis. Les lois sont déjà prêtes pour contrôler et museler les informations qui leur échappent encore (article paru dans Le Monde en cliquant sur Lire la suite). Internet bientôt au régime chinois ? Big Brother resserre son étau. J'ai souvent répété que la liberté était un fantôme, mais sa privation est une réalité. Sarkozy marche sur les pas de Bush et Berlusconi. Catastrophes économiques et sociales en perspective. La transposition ne fait pas sourire. Rien n'est joué, mais il faudrait un miracle pour que les sociaux-démocrates lui fassent échec. Commençons par là dimanche prochain. Un petit bulletin contre un petit hargneux. Après on verra. Il y aura les législatives. Et la rue.

J'allais oublier de rappeler que je suis l'invité de David Jisse et Yvan Amar dans l'émission Un poco agitato diffusée aujourd'hui de 15h à 15h30 sur France Culture.

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dimanche 29 avril 2007

Anti-spam contre mailing list

Depuis un mois un demi, mon fournisseur d'accès bloque les envois en nombre des logiciels de mail. Il aura suffi de quatre fois une cinquantaine d'adresses pour coincer le serveur pendant près de quatre heures. Impossible d'envoyer le moindre message pendant cette période sans passer par la page mail de mon navigateur. À moins de m'abonner à un serveur d'envoi payant, c'est la seule solution que me suggère Free. C'est une façon brutale de parer à la saturation de spams qui a failli faire brûler leurs machines il y a peu. Si l'on est abonné à Free, il faut donc se rendre sur sa console de gestion, ouvrir les Fonctionnalités optionnelles de la FreeBox, puis sous "Autres fonctions" décocher le Blocage SMTP sortant et rebrancher la FreeBox après l'avoir éteinte. Il suffit ensuite de passer par sa page WebMail et d'envoyer son message à toute sa liste d'adresses, mais il ne bénéficiera d'aucun ornement de style. On peut contourner cette misère en attachant un document... 2 Mo max. Vider souvent les données du site. Voilà la manipulation à laquelle j'ai dû me plier, sachant qu'en plus j'avais perdu la plupart de mes adresses mail dans le crash de mon disque dur et que je dois annoncer notre spectacle du jeudi 3 mai. La société Free récupère-t-elle toutes les adresses que j'inscris dans le champ Cci ? Quels contrôles sont déjà exercés sur le Net et lesquels pourraient être mis en place en cas de censure ? Quelles sont les précautions à prendre pour pouvoir se passer d'Internet en cas de contrôle, de panne ou de sabotage ?
Je recommence à fabriquer des fichiers lagomorphes... L'usine, le clapier. Je ne m'arrête que pour rêver. Un film, hier House of Games "Engrenages" de David Mamet à la télé. Un disque, Donkey Monkey. Deux livres de Masse. Mon auteur préféré de BD reparaît et réapparait. Fantastique. Surréaliste comme du Stephen Hawking en phylactères. Redécouverte de Francis Masse en penseur, scientifique, sculpteur, tout auteur. À trente ans de distance, la seconde couche est aussi emballante que la première. À suivre. Les amis passent à la maison, pause.

vendredi 27 avril 2007

Remontée mécanique


J'ai été très sensible aux messages de sympathie envoyés en commentaires du billet d'hier ou par mail. Le soleil a également produit l'effet escompté et, après le Conseil d'administration des Allumés où nous avons préparé la soirée du 29 mai (billets allumés des 31 mars et 16 avril), j'ai pédalé jusqu'à la Maison de la Radio pour enregistrer en différé une émission de David Jisse et Yvan Amar qui sera diffusée le 1er mai à 15h sur France Culture, deux jours avant notre spectacle. En introduction j'ai joué un petit morceau électronique sur le synthé-jouet made in China que Françoise avait dégotté chez Tati le Noël précédent et, en coda, j'ai effectué un petit zapping flûte-guimbarde-Steinway. Mon adaptation minimaliste de l'Internationale, premier mai oblige, dépassait la durée de l'émission et vous ne l'entendrez pas, mais les morceaux improvisés comme la sélection des extraits musicaux m'ont plu (Michel Houellebecq - Elsa à 9 ans chantant Cause I've got time only for love - la trompette de Bernard dans Trop d'adrénaline nuit). L'entretien est très vivant, mais les séquelles des jours précédents se devinent au travers de mes bégaiements inhabituels. L'émission Un Poco Agitato porte bien son titre ! Un poco piu.
En roulant vers le studio, je croise Pierre à qui son déménagement à Marseille semble avoir magnifiquement réussi. Il a bonne mine et ne se dépare pas d'un sourire que les tracasseries parisiennes avaient depuis longtemps effacé. Cela fait plaisir à voir. En repensant à sa mine hilare rosie par le sud, je tente une décalcomanie en sprintant rue de Rivoli. Sur le chemin du retour devant le Cirque d'Hiver, je manque d'écraser Otar Iosseliani dont j'apprécie pourtant la fantaisie ethnographique (coffret vivement recommandé chez blaq out, d'où il sort probablement). En gravissant la rue des Panoyaux, je m'arrête à la librairie-galerie Le Monte-en-l'air, spécialisée dans la bande dessinée de qualité, pour acheter le pavé Tous coupables ! dont j'ai annoncé la parution, mais qui ne sort réellement qu'aujourd'hui. Petite déception, le bouquin est en noir et blanc, pour les couleurs on se réfèrera donc aux sites signalés dans mon billet, mais le pavé est très agréable à tenir entre les mains et pour 16 euros vous ferez un acte civique en vous faisant radicalement plaisir.
Arrivé en haut de la côte, le numéro de mai de Jazz mag m'attendait dans la boîte aux lettres. Spécial Archie Shepp, il me plaît d'autant que Guy Darol, dont j'apprécie particulièrement le style et l'idée dans ses chroniques ici et dans Muziq, a pondu un article élogieux et circonstancié sur mon duo avec Houellebecq (voir aussi mes billets du 28 janvier, 1er et 3 février). Quelques pages plus loin, je suis interviewé par Émilie Quentin au sujet des Allumés du Jazz. Mon "autoportrait dans les toilettes du TGV" est pataphysiquement attribué par Goaty à un certain Robert Ouayate.
Le soir s'achève sur un savoureux poulpe grillé que je n'aurai pas volé. Tikka oseille-curry-yaourt-ail. Les mésaventures de disque dur (déjà remplacé, mais vierge !) m'avaient totalement coupé l'appétit. Je passe en cuisine avec une pensée émue pour Françoise qui doit être arrivée à Sao Paulo où elle est avec Anny, chez leur tante Mathilde, 97 ans. Interrogatoire au menu brésilien pour une enquête familiale qui n'en est pas à son dernier rebondissement !
Retour en arrière. Je m'aperçois avec stupeur que les dernières illustrations de chaque billet annoncent la journée du lendemain ! Ce n'est pas la première fois que cela arrive. Après une entrée en fanfare, l'arbre coupé précède la faucheuse et le disque terrien qui lui même anticipe la mort du disque dur, la route bitumée annonce celle sur laquelle Belmondo est étendu... La photo couleur de mon instrumentarium enraye la loi des séries.

jeudi 29 mars 2007

Kafka par Crumb


Le Kafka pour débutants (c'était son titre à l'origine) de David Zane Mairowitz et Robert Crumb, paru en français en 1996 et depuis longtemps épuisé, vient d'être réédité par Actes Sud dans un nouvelle maquette, un relettrage complet et un nouveau format. Approche originale et très juste de l'univers de Franz Kafka, l'ouvrage, mi récit mi bande dessinée, mêle la vie de l'auteur à ses créations. Si de nos jours la frontière est ténue entre fiction et documentaire, est-ce un signe d'une perte de repères entre la réalité et sa manipulation, le quotidien et l'imagination ? Vérités et mensonges semblent faire si bon ménage. L'étude de Kafka est remarquable et les dessins de Crumb nous entraînent dans une biographie souvent plus incroyable que les élucubrations paranoïaques de l'auteur tchèque. Je n'avais pas ressenti cette impression depuis les deux volumes de Maus, le chef d'œuvre de Spiegelman. On comprend très bien pourquoi Kafka s'étranglait de rire en lisant à haute-voix Le procès devant ses amis. Le personnage est très attachant dans sa difficulté d'être, ses créatures devenant le champ expiatoire de sa névrose. L'immersion dans la période historique qui voit monter l'antisémitisme ou la crainte du père autoritaire sont parfaitement illustrées tant par Mairowitz que par le dessinateur de Fritz The Cat (je viens justement de commander le dvd du film de Ralph Bakshi !). Les romans sont inondés par la culture juive de leur auteur, tandis que sa folie remonte les chemins de l'enfance. Le livre a le mérite d'aller au delà de l'œuvre, croquant son héritage jusqu'à nos inextricables contradictions abusivement affublées du terme kafkaïen. J'en sais quelque chose, aujourd'hui un bon camarade a laissé des paroles maladroites occulter des intentions bienveillantes à son égard. Rien n'aurait pu le convaincre de l'absurdité du déplacement de sens, de la substitution, complot imaginaire qui le bouffait de l'intérieur en un catafalque de solitude. Il s'est recroquevillé dans un coin de la pièce comme un pauvre cafard. Nous essayâmes de le sortir du noir en entonnant tous ensemble cet air joyeux (et révolutionnaire) : La cucaracha, la cucaracha... S'il avait été là, je lui aurais offert mon exemplaire de cette merveilleuse bande dessinée pour (devenir) adultes. On en a tous besoin.

vendredi 23 février 2007

Epimanondas et H Lights


Edgard (basse) et Pierre (batterie) avaient 17 ans, Francis (guitare) et moi (sur ce morceau, manipulations de bandes magnétiques et oscillateur) venions d'en avoir 18. Le préau du lycée était plein à craquer ; Depain, le proviseur, un type bien, était présent. Nous étions tout excités par ce premier concert. L'enregistrement est saturé, mais notre enthousiasme est perceptible. Le Silver Surfer traversait l'écran tendu derrière nous. Les bulles de couleur explosaient à la chaleur des lampes de nos projecteurs. Je crois que c'est Pierre qui avait appelé le groupe Epaminondas la Piquouse d'après un personnage de Vian, on avait laissé tomber le suffixe et une erreur de copie nous avait finalement transformés en Epimanondas. Edgard raconte que j'avais un avantage sur tous mes camarades : j'étais le seul à être allé aux États-Unis (en 65 et 68). J'en avais rapporté une cargaison de disques, Zappa et ses Mothers of Invention, les Siver Apples, Jefferson Airplane, Iron Butterfly, David Peel and the Lower East Side... Et la passion de la musique. J'avais vu le Grateful Dead, Kaleidoscope, It's a Beautiful Day au Fillmore West, je faisais pousser des graines sur mon balcon et des cheveux sur mes épaules... Cinq ans auparavant, j'avais commencé à faire des expériences de chimie sur des diapositives. L'image, réalisée en 1969, est parue en 73 dans le Light Book édité par l'Imprimerie Union que dirigeait le père de Luc, entré depuis dans H Lights et rebaptisé alors L'Œuf Hyaloïde... Le Light Book, cadeau de fin d'année du célèbre imprimeur de livres d'art, fut envoyé à l'ensemble des membres du Collège de Pataphysique, Picasso mourut deux jours après l'avoir reçu ! L'image originale (24x36mm) est un sandwich de liquides glissés entre les deux lamelles du cadre en plastique, de scotch collé sur le verre, le tout projeté entre deux polaroïds dont un tournait sur lui-même. La musique est extraite de First Voyage, tout un programme !

samedi 17 février 2007

Les vraies rencontres sont rares


La première fois que j'ai entendu Franck Vigroux, c'était avec la harpiste Hélène Breschand sur le double album Les Actualités dont j'ai assuré la direction artistique pour les Allumés du Jazz. Leur morceau s'intitulait Les petites poussières ; c'est aussi le titre d'un court métrage magistral que Vigroux vient de terminer. Vingt quatre minutes d'une rare émotion pour ce genre de montage à la fois expérimental et sombrement romantique. La bande-son portée par la voix de David Sighicelli y est remarquable et la musique originale n'a jamais rien d'illustratif, ce qui tranche radicalement avec ce que l'on a l'habitude de voir et d'entendre au cinéma. Le super 8 numérisé façonne toute la matière, image et son. Le thème chanté par Jenn Priddle dans les dernières minutes montre que Vigroux a l'esprit ouvert à toutes les musiques. J'ai ressenti comme une bouffée d'air frais loin des ayatollateries de nombreux improvisateurs d'aujourd'hui. Chez lui, une jolie mélodie peut côtoyer des élucubrations libertaires, il ne craint ni le chaos ni la tenue d'un rythme régulier. On verra que d'un disque à l'autre, tout est possible. Comme j'adore les surprises, me voilà comblé !
D'autres Cordes est un label de disques situé en Lozère, dans le Massif Central, loin de toute ligne TGV. La vitesse et le tranchant n'en sont pas pour autant absents. "Push the Triangle" est un trio free rock du batteur Michel Blanc avec le saxophoniste Stéphane Payen et Franck Vigroux à la guitare. C'est à Vigroux que l'on doit la production et le montage du magnifique Goût du sel d'Hélène Breschand, déjà paru sur D'autres Cordes, disque passionnant où la harpe est transformée par l'électricité, arrachée, distordue, tricotée, montée en amazone, attrapée par les cornes, caressée, précipitée. Le goût du sel donne soif, soif de chair et de sang. Malgré les travaux de Zeena Parkins, c'est la première fois que je suis emballé par l'instrument, il y a longtemps que j'attendais ça...
Si Push The Triangle développe une énergie phénoménale, Lilas Triste et Triste Lilas, mon préféré, sont d'une architecture complexe, à la fois intègre et baroque. Entendre : c'est varié et ça se tient. Ces deux albums ressemblent beaucoup plus à la personnalité kaléidoscopique de Franck Vigroux. Construits comme des Hörspiel, des films pour l'oreille, ils mettent en jeu des univers dramatiques, des mots chuchotés et des mouvements orchestraux inouïs. Ici au moins on ne s'amuse pas sans arrière-pensée. Sur le premier cd, on retrouve Breschand tandis qu'apparaissent la soprano Cécile Rives et le guitariste David Fuczynski. Vigroux ne dédaigne pas les rencontres guitaristiques (et chauves !) comme récemment son duo avec Elliott Sharp, ou sur le second disque Marc Ducret, un de ses héros, qui partage l'affiche avec l'incontournable harpiste, le bassiste Bruno Chevillon, Blanc à la batterie et Jenn Priddle. Tout cela sonne comme une petite famille, complicité oblige. Pourtant cette fois Vigroux a laissé tomber la six cordes au profit de tourne-disques et de manipulations électroniques qui rendent méconnaissables les textures qu'il triture. Il évoque une Europe qui a sombré dans la guerre, champs de bataille où les larmes emplissent les tranchées, rêves qui s'écrivent avec le sang des autres, révoltes d'insoumis refusant l'horreur offerte par nos actualités... Vigroux réalise un reportage impossible à partir d'éléments de fiction ou de pièces rapportées pour que tout reste crédible, visible à l'?il nu. Il aime les narrateurs, benshis commentant l'action, confidents se livrant en pâture à la chose publique, Fabrice Andrivon dans Lilas Triste, Ducret superbe dans Triste Lilas, Sighicelli dans le film des Petites poussières...
Depuis les meilleures ?uvres de John Zorn (Godard, Spillane...), je ne m'étais jamais senti autant chez moi, en terrain connu. Je me laisse porter par le flux dramatique sans m'attacher aux instruments. Je suis suspendu à chaque son qui passe et s'articule comme des phrases indépendantes qui s'entrechoquent pour former une ?uvre, raconter une histoire, abstraite ou figurative, haute en couleurs, à la fois épique et lyrique, l'histoire du monde et des hommes qui s'en sont emparés, mais celle aussi d'un objecteur de conscience qui refuse ce que l'on dit immuable...

Photogramme du film de Franck Vigroux, Les petites poussières.
Les disques D'autres Cordes sont distribués par Abeille Musique et disponibles aux Allumés du Jazz.

dimanche 21 janvier 2007

Mirrormask, le cinéma des beaux rêves


Les rêves se réfèrent aux scènes de la veille. Les enfants imaginent leurs parents, les êtres qu'ils ont croisés et qui les ont impressionnés, dans de nouvelles situations drôles, effrayantes ou abracadabrantes. Aucun film ne semble échapper à la règle. Les rêves d'adultes ont parfois le droit à la fantasmagorie sans la présence des acteurs grimés en monstres, les enfants jamais ! Quel que soit son âge, chaque dormeur tient évidemment toujours le rôle principal et aucun réalisateur ne peut s'empêcher de marcher sur les traces du Docteur Freud. Dans le rêve, l'imagination étant sans limite, elle ne peut chercher son cadre que dans la réalité. Le reste ne serait que pure fiction : toute ressemblance avec des personnages existant ou ayant existé ne peut être que fortuite. À qui fera-t-on avaler cela ? Le metteur en scène prend simplement alors la place du somnambule.


Mirrormask, le film dessiné et réalisé par Dave McKean (visitez son site !) sur un scénario de Neil Gaiman et produit par Jim Henson en 2005, poursuit donc la voie où se sont engouffrés Les 5000 doigts du Dr T et bien d'autres. Une enfant de la balle, en proie à une forte émotion, s'échappe dans le monde graphique qu'elle s'est créé avec ses fusains. Qu'importe la Reine Blanche, on sait qu'elle se réveillera forcément à la fin. Au diable les ombres noires qui ne pourront que s'évanouir le matin venu. Le masque-miroir rétablira l'équilibre des contrastes. Le film est un moment de magie pure. Les images mêlant des techniques d'animation variées rappellent les œuvres de Max Ernst, collages et peintures, univers tarabiscoté dont l'originalité nous fait décoller du réel. C'est un objet rare à ne manquer sous aucun prétexte. Il est étrange comme ce genre de film passe souvent inaperçu à sa sortie en salles pour progressivement devenir culte avec les années et dvd aidant. Ce fut le cas de celui de Roy Rowlands (Dr T) comme de L'étrange Noël de Monsieur Jack (The Nightmare before Christmas) de Tim Burton.


Le graphiste anglais Dave Tench McKean a réalisé nombreuses pochettes de cd et livres pour enfants, mais c'est aussi un photographe, un peintre, un sculpteur et un pianiste de jazz. Il a mis en images plusieurs livres de Neil Gaiman (deux sites à visiter : le Mouse Circus et GaimanMcKeanBooks) comme Coraline que tourne actuellement Henry Selick, le réalisateur de Jack (sortie prévue en 2008). Gaiman est l'auteur de la version anglaise de Princesse Mononoké de Miyazaki tandis que McKean a travaillé pour les deuxième et troisième Harry Potter... Le producteur Jim Henson a créé Les Muppets ; sa Company a produit deux autres films merveilleux que l'on retrouvera, ô miracle, en coffret avec Mirrormask (GCT). Il s'agit du célèbre Dark Crystal (de Jim Henson et Frank Oz) et de Labyrinth (de Jim Henson, avec David Bowie). Si vous avez des enfants, que vous regrettez de ne pas en avoir eus ou de ne plus les voir très souvent, cela n'a aucune importance. Faites-vous plaisir. Ces trois films fantastiques (en anglais Fantasy) sont à découvrir dare-dare. Un enchantement.

mercredi 17 janvier 2007

Baco, le rasta du zangoma


Il y a deux ans, Nicolas Oppenot m'a proposé d'assurer la direction artistique du nouvel album du chanteur mahorais Baco. J'y étais particulièrement sensible parce que Baco voulait partir des rythmes ancestraux de son île des Comores et en montrer la modernité sans sombrer dans la world ambiante. Malheureusement, les critiques du "métier" ont provoqué le doute chez mes camarades qui ont fini par se laisser bercer par les sirènes chimériques du bizness. Après un passage par Brooklyn où ils avaient choisi de mixer avec Earl Blaize, le mixeur d'Hanifah Walidah (Shä-Key), ils ont tout repris une énième fois avec David F° en noyant l'ensemble dans la réverbe et en banalisant le travail magnifique de Baco par crainte (légitime) de son originalité. Je me retirai du projet avec regret lorsque je constatai leur manque de confiance en eux-mêmes, ce qui se répercutait obligatoirement sur les conseils que je prodiguais. Baco est un travailleur acharné qui peut passer quinze heures par jour à remettre sans cesse l'ouvrage sur le métier. Je le quittais le soir à minuit, satisfait des solutions choisies ensemble, et retrouvais exactement le contraire le lendemain midi. Étant un adepte de la Méthode, j'étais incapable de suivre alors que j'étais censé précéder ! Un sentiment d'impuissance finit par m'envahir. Tout cela n'enlève aucunement le talent, la vigueur et le charisme de Baco, artiste polymorphe, auteur, compositeur, chanteur, guitariste, ingénieur du son, producteur, etc.

J'avais d'abord refusé le projet doutant de mes capacités à me glisser dans la musique traditionnelle de Mayotte, même si j'avais déjà travaillé épisodiquement pour le label Silex en son temps. Je constate alors que Baco est l'auteur de Bwana, le "tube" que je me suis passé en boucle l'automne précédent, le premier index de la compilation Network Island Blues. Je rappelle Nicolas aussitôt, rencontre Baco et flashe sur sa gentillesse et son lyrisme. Je lui présente le trompettiste Bernard Vitet qui assurera l'écriture des cordes et des cuivres. Tous deux ont heureusement continué à collaborer. Jean Morières vient jouer de sa flûte zavrila. J'assure moi-même quelques parties de guimbardes et de flûte, mais surtout j'apporte des ambiances qui replacent la musique dans son contexte géographique et poétique. Tout cela sera conservé, je l'ai entendu avec joie dans le playback diffusé hier soir pendant le très beau concert du Satellit Café où Baco avait réuni tous ses amis, une quinzaine de musiciens parmi lesquels le bassiste Abou Bass (Robert Nguimbous) et les choristes Valérie et Marie-Paule Tribord, Tifa, le rappeur Séverin... Les percussions jouent des rythmes inédits propres à Mayotte et Baco chante à gorge déployée, même si je préfère lorsqu'il y mêle sa voix de tête et son timbre de basse inouï. Ce fut une belle soirée, car la musique de Baco prend toute sa dimension dans le live. Il vient d'ailleurs de sortir un très beau CD intitulé Hadisi, distribué exclusivement en Océanie ! À vouloir trop "produire", il risque de se perdre, en confiant aux "professionnels de la profession" le soin de le sortir du lot de tous les chanteurs africains. Baco possède une originalité que j'aurais souhaité mettre en avant, avec ses percussions qui racontent la forêt où il courut pieds nus jusqu'à l'âge de 11 ans armé d'un arc et de flèches, avec sa voix exceptionnellement étendue, ses idées de modernité et son reggae qui lui sauva la vie plus d'une fois.

Sur Zangoma, le disque fantôme qui sortira un jour (mais sous quel mixage ?), il réussit à faire venir un vieux percussionniste mahorais et son disciple, le nigérian Keziah Jones, la slameuse new-yorkaise Hanifah Walidah, la tibétaine Yungchen Lhamo et bien d'autres. En attendant, on peut tenter de trouver Hadisi (chez Hiriz, la maison de production de Baco !) ou réécouter le très bel album Questions (Cobalt). Baco est un grand artiste, mais il est soumis aux risques de tous les musiciens du monde de devoir céder à l'uniformisation qu'impose la mondialisation de la culture. Le syndrome RealWorld guette tous les artistes qui souhaitent étendre leur audience au détriment de la richesse de leurs racines et de leur propre invention.

dimanche 17 décembre 2006

V for Vendetta


Curieux de savoir ce qui emballe Annabelle avec V for Vendetta, je commande le DVD sur Internet. Je n'avais pas fait attention à la sortie du film en salles, pensant que c'était une énième aventure daubesque telle qu'Hollywood en échafaude à tours de bras et que l'industrie culturelle américaine nous envoie en scuds pompeux sur le coin de la gueule. Ce n'était pas tout à fait erroné quant aux effets Grand Guignol, mais j'étais loin du "conte", une bande dessinée anarchiste se pliant parfaitement à l'adaptation sur grand écran avec des acteurs en chair et en os. Origami à grand spectacle, le film n'en demeure pas moins un excellent thriller politique qui se réfère astucieusement aux technologies en développement et à la crise mondiale initiée par les États Unis. La paranoïa sécuritaire ne peut entraîner que répression, désordre, pauvreté... et terrorisme. Le désespoir est son moteur comme la famine est celui des révolutions.
V for Vendetta est d'abord un roman graphique conçu en 1981 par Alan Moore et David Lloyd pour le mensuel Warrior. Ils s'inspirent du légendaire saboteur Guy Fawkes, justicier masqué, un des premiers anarchistes de l'histoire qui mourut sur l'échafaud en 1606. Fawkes avait tenté d'assassiner le roi James 1er en faisant exploser le Parlement où auraient été réunies la Chambre des Lords et celle des Communes. En Angleterre, chaque 5 novembre (le jour de mon anniversaire !), on le célèbre en brûlant des masques à son effigie, un inquiétant sourire totalement figé.
La comédie est une des armes préférées de V, il parle en alexandrins élisabéthains, jouent sur les v allitérés, porte cape et poignards et ridiculise le pouvoir. En prenant Fawkes pour modèle, V espère que le chaos suscité par ses actions terroristes finira par entraîner la chute du régime. Le scénario croise le romantisme flamboyant du passé avec les ressources des médias contemporains, en particulier leur prise de contrôle. "Nous trouvions tous que le roman graphique préfigurait de façon remarquable le climat politique actuel. Il montre ce qui peut arriver lorsqu'un gouvernement échappe au contrôle des citoyens" témoigne le réalisateur, James McTeigue. Il ajoute que son film, scénario des frères Andy et Larry Wachowski, les auteurs de la trilogie Matrix, est "centré sur un personnage noir, complexe et contradictoire. V est, d'un côté, un altruiste qui se croit capable d'amener de grandes réformes, et de l'autre, un tueur prêt à tout pour se venger de ses tortionnaires." L'action se passe à Londres dans quelques années, alors que l'Amérique du Nord sombre dans la misère et que l'Angleterre est aux mains d'un dictateur comme il en existe aujourd'hui autant de réels que de potentiels, un peu partout sur la planète. La France, avec ses Sarkozy et Le Pen, n'est évidemment pas à l'abri de telles dérives mortifères. En leur temps, Moore et Lloyd faisaient allusion aux dangers de la politique de Margaret Thatcher. Les frères Wachowski et James McTeigue font plutôt référence au complot "arrangé" du 11 septembre, manipulation digne de l'incendie du Reichstag.
Film baroque s'inspirant autant d'Orange mécanique, If, 1984 ou Fahrenheit 451 que de des personnages de Zorro et Batman, il rappelle surtout, sous bien des aspects, le premier épisode de Dark Angel tourné par James Cameron. Même s'il n'a pas le côté réducteur de nombreux films du genre et que nombreuses questions restent sans réponse, les conventions du film populaire laissent le spectateur à sa place, les poudres du complot orientant la mise en scène vers l'attraction foraine, le berceau du cinématographe. V alors comme Vérités et mensonges.
Le film a été distribué, entre autres, dans les salles IMAX (260 pour 38 pays), au format 15/70, dix fois la taille standard du 35mm et trois fois celle du 70mm. On pourrait ainsi penser que son succès contredit son propos, puisque, même critique, le cinéma américain tend au totalitarisme par son hégémonie. Alors comment résister ? Un soir de la semaine dernière, nous avons eu une longue discussion avec Pascale Labbé sur la nécessité de désobéir, morale qui sous-tend justement V for Vendetta. J'arguai de la difficulté de s'opposer à la manipulation collective pour la plupart d'entre nous puisque nous n'en avons pas conscience. Le réveil passe toujours par une rencontre ou un traumatisme. Les actes symboliques ont toujours joué le rôle de déclencheur pour embraser la colère. Même avec un stock considérable d'explosifs, il faut une mèche et un détonateur. Jusqu'où l'horreur devra-t-elle se répandre pour que les masses comprennent le sort qui leur est réservé, dans leur intimité chiffrée, et pour qu'elles ne succombent pas au fatalisme ou au pardon ? Au delà de cette question, on peut légitimement s'interroger sur la finalité de l'humanité.

lundi 4 décembre 2006

Du cinéma, je vous dis !


La vérité n'existe pas au cinéma. Encore moins qu'ailleurs. Posez une caméra où que ce soit. Quiconque se trouve devant l'objectif se met à jouer. La télévision a perverti le dispositif comme tout ce qu'elle touche. Interviewé, le moindre quidam se comporte instantanément en suivant de supposées conventions, apprises en regardant le petit écran. Les documentaires n'auront plus jamais la fraîcheur d'antan. Ou bien il faudra que le réalisateur assume sa responsabilité et dirige. C'est ce qu'il est censé faire, non ? Restent les histoires. Les plus invraisemblables sont le plus souvent tirées de faits divers réels.
Les personnages croisés dans True Stories sortent des pages du journal que lit David Byrne. C'est le chanteur et guitariste des Talking Heads. Il a composé la musique de True Stories, mais il l'a également mis en scène. On devrait écrire "mise en scènes", avec un s au pluriel, parce qu'on est au cinéma et qu'il y en a toujours beaucoup. C'est un film très personnel, un film musical qui ne ressemble à aucun autre, un livre d'airs qu'on feuillette, une collection de perles, de vraies perles, comme découpées dans le journal avec de bons ciseaux à papier. L'intrigue a peu d'importance. C'est un faux documentaire sur la petite ville de Virgil au Texas, 40 000 habitants, une fiction déguisée. La musique est américaine, les portraits incroyables. David Byrne tient le rôle principal, une sorte de guide et de narrateur. Tourné il y a vingt ans, True Stories est au croisement de la comédie musicale et de l'enquête sociologique. J'ignore s'il est sorti en France. Je viens de le voir en v.o. sans sous-titres, un dvd zone 1 que les amateurs de rock et ceux de cinéma devraient écouter-voir. Les histoires vraies comme celles-ci réfléchissent le monde en mouvement bien mieux que les actualités qui se répètent inlassablement. Faits divers et rock'n roll. Du cinéma, je vous dis !

samedi 21 octobre 2006

Tu lis, tu rapes


Ursus Minor
J'avais adoré le Zugzwang
Un disque aux poings levés
Swing bas-rock
À quatre de l'infanterie
Images d'Andy Singer
Brûlant drapeau
Tony Jef Lee François David
Croissant lune et le fer
La moelle du funk
Donner le mi trouver le nord
D' Boots Beck et les frères
Ursus Minor
Mat tel le sergent poivre et sel
Pris dans le mouvement
Du verbe actif
Pointes de feu dans les banlieues
La musique en accord

Ursus Minor
Enfonce les clous au Nucular
Un disque aux pieds levés
Swing hard-funk
À quatre trois deux un
Images rouge orange
Brûlot drapant
Tony Jef Lee François Stokley
À la voix de Merveille
Brother Ali
Au flow du ressac sans yo
Bande de Bohémiens
Ursus Minor
Prends ta vitesse de croiseur
Et pilone Babylone
Universelle
Sans te soucier des douanes volantes
Fais voler le décor

2 CD Hope Street distribués par Nocturne, Ursus Minor avec Tony Hymas (claviers), Jef Lee Johnson (guitares), François Corneloup (sax baryton et soprano), Stokley Williams (drums et voix pour Nucular) remplace David King (drums pour Zugzwang) avec en invités Brother Ali sur N., et Ada Dyer, Boots Riley, M1, Umi, D' de Kabal, Spike, Jeff Beck sur Z.

dimanche 8 octobre 2006

Crown Heights & Reich


Cela fait du bien de se retrouver dans un quartier plus humain. Ici, à Crown Heights (Brooklyn), les rues ressemblent à celles que filmait Spike Lee dans Do the Right Thing. Les blacks s’assoient sur les marches de leurs perrons. Il y a une douceur de vivre que Manhattan a perdue depuis qu’elle est aux mains des yuppies (jeunes pros urbains) et des spéculateurs immobiliers. De grands gars jouent au basket sur les aires de jeu, des mamas vendent de vieilles fringues et des gâteaux bourratifs devant leurs maisons (garage sale), sous les arbres des jeunes roulent des mécaniques en se faisant photographier par leur famille en costume d’étudiants aux couleurs de leur université, et puis les écureuils sont moins speed… Combien de temps cela durera-t-il avant que la folie immobilière gagne le coin ? À Manhattan, pour l’équivalent de 3000 euros, on peut louer un deux pièces minuscule. Comme ailleurs, les jeunes désertent le centre et investissent les banlieues proches. Williamsburg ressemble déjà à ce qu’est devenu downtown, entre le Quartier latin et le Marais. Dans notre nouveau quartier, les maisons, souvent louées par des familles afro-américaines à des propriétaires juifs, ont gardé le cachet d’antan. Mais les artistes (blancs, of course), écrivains, musiciens, peintres, cinéastes, qui ont toujours apprécié Brooklyn, s'étalent sur les quartiers noirs qui risquent de changer dans les dix prochaines années.


Hier soir, nous sommes descendus à la Brooklyn Academy of Music assister à un spectacle de Mikel Rouse, The End of Cinematics. La scénographie était époustouflante comme souvent chez les Américains, un sens de l'illusion et de la mise en espace que j'avais pu déjà admirer il y a six ans aux Studios Universal de Los Angeles avec le show Terminator 2, non je ne rigole pas, c'était fantastique, effets 3D, la moto qui rentre et sort de l'écran, l'écroulement des gradins, les gouttelettes qui giclent sur le visage... Bon là nous étions très loin de cette majestueuse attraction foraine, mais les chanteurs évoluant entre deux écrans étaient totalement intégrés aux projections. Le point faible, c'est que le reste était catastrophique. Les acteurs étaient raides, ça n'avait aucun sens (à ne pas confondre avec le non-sens, hélas), c'était creux, et la musique était un clone entêtant de Laurie Anderson et Steve Reich. C'était vraiment trop bête, un concert avec danseurs se tenait de l'autre côté de la rue pour le 70ième anniversaire de Steve Reich, mais nous n'avions pas pu obtenir de places. Sold out !
Alors j'ai eu l'idée de nous y faufiler à l'entr'acte qui se terminait comme nous passions devant ! Il y a toujours des spectateurs qui s'en vont. Ainsi nous avons pu assister à la seconde partie, magnifique comme toujours avec Reich. La chorégraphie d'Akram Khan accompagnait les Variations pour vibraphones, pianos et cordes, un moment magique qui remontait le niveau de la soirée. Nous avons raté Rosas dansé par Anne Teresa de Keersmaeker sur Fase, un montage de pièces des débuts de Reich, mais la présence du London Sinfonietta sur la pièce de 2005 m'hypnotisa comme chaque fois avec le seul véritable génie de l'école minimaliste. La première fois, c'était au début des années 70 au Musée Galliera, Four Organs et Phase Patterns. Je me souviens que nous étions assis à côté d'Aragon et de ses minets. Sur scène, les musiciens étaient Reich, Philip Glass, Jon Gibson... Plus tard, un concert avenue de Wagram, deux musiciens jouaient chacun une mélodie, mais on pouvait en percevoir quatre par le croisement des harmoniques... La création en France de l'un de mes préférés, Different Trains, par le Kronos Quartet, reste un des moments les plus émouvants de ma douloureuse carrière de spectateur. J'écoute inlassablement le cd. Nous étions ensuite allés dîner chez Bofinger avec leur premier violon, David Harrington, mais le courant n'est pas passé. Nous avions probablement eu les yeux plus gros que le ventre. Je parle de musique, pas seulement de gastronomie.
Mais ce soir, la lune était pleine au-dessus de Brooklyn...

dimanche 1 octobre 2006

Experience The Future


C'est le week-end, la foule se presse de plus en plus nombreuse au NextFest dont le slogan est "Experience the Future". C'est fascinant de penser que plus de 70 000 personnes auront assisté à notre opéra. Entre les lapins et ma jupe écossaise, le mot ouf semble revenir souvent. Ça me plaît. Un gamin me demande comment on attrape les Nabaztag...
- En leur mettant du sel sur la queue.
- Mais ils n'ont pas de queue.
- C'est pour ça que c'est difficile !
"Vous n'avez pas les mêmes en escargots ?" entend-on souvent...
Les questions plus sérieuses fusent. Xana se rend compte qu'il n'y en a que 99. Une évasion ? Le comble de l'indiscipline ? Que peut-on attendre d'un tel élevage ? Ici ils seront vendus 150$ contre 115 euros en France.
Nous passons au nouveau magasin Apple, un énorme cube en verre au-dessus du sous-sol, un peu comme la pyramide de Pei mais cubique ! Le Javits Center est vraiment signé Pei, mais aucun d'entre nous n'est très emballé. Le long de la Cinquième Avenue, Françoise (le petit point orange en haut de la réflexion) et Antoine prennent la pause devant un immense miroir parabolique. Tout est toujours trop grand aux États Unis. J'apprends à ne pas finir mon assiette.


Samedi soir dans l'East Village, Jonathan nous emmène chez Kim's, une boutique de disques et dvd annonçant "The Sight and Sound of the Underground, Kim's has them all". Ce rêve dépend tout de même des éditeurs, mais je dégote la version vidéo de OHM+ avec Clara Rockmore, Cage, Risset, Steve Reich, Morton Subotnik (qui a acquis l'Xtra audio d'Antoine), Theremin, Xenakis, Babbitt, Chowning, Ashley, Max Mathews, Pauline Oliveiros, Alvin Lucier, Moog, etc., deux heures trente des pionniers de la musique électronique, ainsi que Celestial Subway Lines / Salvaging Noise de Ken Jacobs et John Zorn (un dvd Tzadik) et deux films dont j'ignore tout, mais que Françoise me conseille, True Stories de David Byrne (des Talking Heads !) et Slums of Beverly Hills, une comédie de Tamara Jenkins. Je sens que je vais devoir y retourner avant notre départ. Le reste de l'équipe Violet repart ce soir, tandis que Françoise et moi restons à New York. Demain nous déménagerons d'ailleurs à Chelsea.


L'East Village est le quartier le plus agréable où nous nous soyons promenés depuis notre arrivée, une sorte de quartier latin sans les touristes ni la bourgeoisie friquée qui l'a colonisé, ou plus exactement sans qu'on les sente, tant la faune qui déambule et s'attable aux terrasses est incroyablement bigarrée, comme partout dans cette ville cosmopolite. L'appartenance ethnique n'y a aucune importance. C'est ce qui fait certainement le charme de New York. Chaque conducteur de taxi semble déjà flotter sous un nouveau pavillon. On ne peut pas se sentir étranger dans une ville qui n'est faite que d'étrangers. Il y a New York ET les USA. Il fait si bon que c'est dur de rentrer se coucher...

mardi 12 septembre 2006

Chostakovitch en 27 CD pour 57 euros


Après les intégrales Mozart et Bach dont je ne me suis pas soucié, est apparu sur le marché un coffret (moins cher sur le site de la Fnac, 3 semaines de délai) réunissant les symphonies, concertos, suites, quatuors et une partie de la musique de chambre de Dimitri Chostakovitch (Brillant Classics 8128). S'il existe probablement de meilleures interprétations de certaines des œuvres, c'est l'occasion de découvrir nombreuses partitions de cet immense compositeur russe, d'autant que l'ensemble est de très bonne tenue. Je n'ai évidemment pas eu le temps de tout écouter avant de rédiger ce billet, mais l'impression d'ensemble est excellente. Les symphonies sont interprétées par Rudolf Barshaï, les concertos pour piano par Cristina Ortiz et Paavo Berglund, pour violon par David Oistrakh et Gennady Rozhdestvensky, pour violoncelle par Alexander Ivashkin et Valeri Polyansky, les suites de jazz, de ballet et de film par Theodore Kuchar, les quatuors par le Rubio Quartet. Un DVD d'entretien avec Barshaï, en allemand sous-titré, accompagne les 27 CD.
J'en profite pour rappeler l'existence d'un superbe coffret de 14 CD d'enregistrements historiques de Hanns Eisler (Berlin Classics 9006 - AD210) que j'avais acquis pour une bouchée de pain également, mais dont je n'arrive plus à trouver la trace sur les sites de vente.

samedi 19 août 2006

Le Palais Lumière


À La Ciotat, l'empreinte des frères Lumière est bizarrement sous-exploitée touristiquement. La résidence de la famille Lumière a été transformée en appartements. Les plus beaux bâtiments sont en bordure de mer, alors qu'à l'époque ils étaient destinés aux gardiens et au personnel. Les Allées Lumière, bordées de deux rangées de palmiers trop serrées, sont semées de sphères de ciment pour empêcher le parking sauvage. L'Eden Théâtre, la plus vieille salle de cinéma du monde, est annoncé en réfection depuis belles lurettes. Pas une seule carte postale d'un film, d'une photo ou d'un de ces édifices n'est proposée sur les tourniquets encombrés de vues maritimes toutes plus tartes les unes que les autres... Tout juste une grande toile peinte sur le cinéma local baptisé Le Lumière et un monument, stelle parallélépipédique sans style, au bord de la plage, proche de l'hommage au fondateur de la Cinémathèque Française, Henri Langlois, rappellent la présence des inventeurs du cinématographe. On pourrait s'attendre à trouver des photogrammes de l'arrivée du train en gare, de l'arroseur arrosé au milieu des vignes remplacées par des villas, ou bien des vues anciennes en couleurs, ou simplement un rappel de l'importance des Lyonnais avant la seconde spécialité ciotadène, les chantiers navals désaffectés, mais rien, rien non plus de cette magnifique architecture industrielle ! La ville semble banalisée, réduite à ses attraits de station balnéaire.

dimanche 13 août 2006

Dans les labyrinthes de l'art moderne


Paris pétille sous la pluie comme un cachet effervescent. C'est un temps de Bretagne, mais la pêche à la crevette semble ici définitivement inadaptée. Il reste heureusement les musées, ouverts le dimanche, fermés le mardi. Hier, nous sommes donc allés au Centre Pompidou voir l'exposition David Smith (jusqu'au 21 août). Je me suis encore fait engueulé parce que je prenais une photo pour illustrer mon blog.
Les scénographies des expos prennent de plus en plus le pas sur les œuvres. En France, la mise en espace, longtemps négligée, fait pourtant ressortir leur plastique, mais c'est au détriment du sens. Encore une fois, les conservateurs semblent dépassés par cette approche néo-spectaculaire, puisqu'ils confient au scénographe le soin de mettre le travail en valeur, sans contrôler réellement ce que cela va impliquer sémiographiquement. La catastrophe devient évidente lorsqu'ils abordent quoi que ce soit en rapport avec les nouvelles technologies. L'art vidé(o) de sa substance n'en est trop souvent qu'un terrible exemple d'inculture. Les repères ont changé. Le bricolage enseigné dans les écoles des beaux-arts ne remplace pas un siècle de culture audiovisuelle. Nous reviendrons plus tard tant sur le rôle du metteur en espace que sur les formes d'expression artistique émergeant un peu partout sous la patte des jeunes créateurs. Mais ici et là, en deçà des raisons qui les fait agir, manque la pâte, le geste, la physique des corps. Si l'art est aujourd'hui si souvent vide de sens, l'urgence ne semblant hélas pas de saison, il est tout autant désincarné. Même si ce n'est pas ma tasse d'été, les grapheurs de la rue, à l'instar des rappeurs des cités, allient cette nécessité avec un engagement physique qui fait majoritairement défaut aux étudiants proprets des Beaux-arts.
Avec le sculpteur David Smith (1933-1964) dont la vie s'est arrêtée brutalement en crash automobile, on est servi pour l'engagement du corps. Le fer et l'acier qu'il martèle, qu'il découpe, qu'il soude ou qu'il grave vibrent sous sa force et son engagement. La salle rectangulaire ressemble à un labyrinthe, malgré ses allées rectilignes et ses podiums à peine visibles. On embrasse toute son œuvre d'un coup d'œil, dans sa diversité, sans être gêné pour se concentrer sur telle ou telle sculpture.
Passons sur la peinture, bigote bien qu'il s'en défende, du peintre abstrait Alfred Manessier (1911-1993, mort également d'un accident de la route), exposé au quatrième étage, c'est d'une platitude que seule la foi prudente peut susciter, que ce soit pour Dieu, la nature ou les injustices de ce bas monde.
Non, il vaut mieux retourner de toute urgence ou courir voir et entendre Voyage(s) en utopie (JLG, 1946-2006 - À la recherche du théorème perdu), la formidable et injustement boycottée exposition critique de Jean-Luc Godard qui se termine demain lundi. FONCEZ-Y ! Pour une fois qu'une installation fait sens ! Tandis que Françoise filme les écrans, la rue rentre brutalement dans l'aquarium uniformisé du Centre Pompidou. À la foule saisie par Godard, se mêle celle de la rue du Renard. Une grosse femme s'accroupit pour pisser à côté des plantes vertes agglutinées de notre côté de la vitrine. Derrière le mur de verre opposé, vers la place, les tentes des SDF forment campement, abritées des passants par des palissades, mais intégrées à la lecture que Godard réalise de notre monde. Son chantier éphémère fait écho au monde qui bouge et toute cette cruauté lui répond à son tour. L'exposition JLG est définitivement ancrée dans le réel, par le biais de fictions qui doivent beaucoup au réalisme poétique, n'en déplaise aux puristes de tous bords. Un bel éphèbe sort de sa tente avec entre les mains de tout petits chiots noirs... Rebel without a cause s'est traduit La fureur de vivre.
Après une halte pour acheter masques et tubas, ce n'est pas qu'il pleuve tant, mais changer de latitude semble être devenue une sage résolution, nous avons terminé notre périple à l'Atelier Brancusi, reconstitué par l'État sur la place devant le Centre Pompidou, condition sine qua non pour le legs du sculpteur. Il y a quelque chose qui vibre là parce que les outils sont pendus le long du mur et qu'ils partagent l'espace avec ce qu'ils ont permis de créer. Alta (White), la petite installation de James Turrell y est horriblement décevante. Affamés, nous terminons au restaurant chinois de la rue au Maire, histoire de faire un saut vers la vraie Chine, cuisine populaire éclairée crûment au néon, sans chichi, avec seulement l'effervescence de la ruche, tandis que dehors il pleut de plus belle.

mercredi 26 juillet 2006

David et Goliath


Dans la petite barque de profil en bas à droite, rame Jean-Claude, le père de Françoise. Il embarquait souvent sa fille regarder les mises à l'eau. Le port de La Ciotat a été désarmé, les chantiers fermés, la ville communiste est passée à droite. Il reste de nombreuses traces de cette période d'intense activité. Les grues sont toujours là. Il faudrait les classer monument historique avec le reste des installations monumentales toujours en place. J'essaierai d'en faire une photo ces jours-ci, aucune carte postale ne les montre comme elles sont, surplombant la ville de toute leur majesté. Le long de la plage, il n'y a pas une seule construction de plus de trois étages, ça tranche avec le reste de la côte. La Ciotat n'est pas encore défigurée par le tourisme comme sa voisine Cassis. Les navires ont disparu, mais Jean-Claude continue de pêcher avec son nouveau pointu. La dernière fois, Françoise et moi avons joué à la pêche miraculeuse, dix kilos de sévereaux, nous étions fiers comme Artaban.

lundi 24 juillet 2006

Pétitions pour le Liban


Dix jours après mon billet du 14 juillet (Autodestruction), je recopie les messages des cinéastes libanais et israéliens, en les faisant précéder par un texte de Berger, Chomsky, Pinter et Saramago que je viens de traduire.

UNE LETTRE

Le dernier épisode du conflit entre Israël et la Palestine a commencé quand les forces israéliennes ont enlevé deux civils, un docteur et son frère, de Gaza. Un incident à peine relaté, sauf par la presse turque. Le lendemain, les Palestiniens ont fait prisonnier un soldat israélien - et proposé de l'échanger contre des prisonniers en Israël - ils sont approximativement 10 000 ans dans les geôles israéliennes.
Que ce "kidnapping" soit considéré comme une provocation, tandis que l'occupation militaire illégale de la rive ouest et l'appropriation systématique de ses ressources naturelles - en particulier l'eau - par les forces de défense (!) israéliennes sont considérées comme un regrettable, bien que réaliste, fait divers, est typique du double discours régulièrement servi depuis 70 ans par l'Occident aux Palestiniens, sur la terre qui leur a été allouée par des accords internationaux. Aujourd'hui la provocation en suit une autre ; des missiles artisanaux en croisent des sophistiqués. Ces derniers atteignent habituellement leur cible là où vivent entassés les déshérités, attendant ce que l'on a coutume d'appeler la Justice. Les deux catégories de missiles déchiquètent les corps dans l'horreur - qui d'autres que les officiers sur le terrain peuvent l'oublier un seul instant ?
Chaque provocation et contre-provocation est contestée et prônée. Mais tous les arguments, accusations et vœux qui s'en suivent, ne servent qu'à distraire et détourner l'attention du monde d'une incessante pratique militaire, économique et géographique à long terme dont le but politique n'est rien d'autre que la liquidation de la nation palestinienne.
Ceci doit être clamé haut et fort parce que cette pratique, seulement à moitié avouée et souvent secrète, avance ces jours-ci rapidement, et, à notre avis, doit être reconnue, sans délai et pour toujours, pour ce qu'elle est, et dénoncée.

John Berger, Noam Chomsky, Harold Pinter, José Saramago

PÉTITION POUR LE LIBAN DES CINÉASTES LIBANAIS

Le Liban brûle.
Depuis une semaine, Israël bombarde le Liban, Jusqu'à présent, le bilan est de plus de 300 morts et d'un millier de blessés. 500 000 personnes ont quitté leurs maisons et sont devenues des réfugiés. Et le peuple libanais est pris en otage sur son sol, en violation de toutes les conventions internationales. Parallèlement Israël procède à la destruction de toutes les infrastructures (routes, ponts, centrales électriques, aéroports et ports civils...) et institutions de la République Libanaise (armée, défense civile, croix rouge...).
À l'heure où certains clament que toute nation a le droit de se défendre, le Liban, même à genoux, refuse cet engrenage irresponsable. L'armée libanaise, continuellement bombardée, a reçu comme consigne de ne pas répliquer. Face à ce message de Paix, Israël poursuit pourtant ses attaques.
Face à une situation humanitaire catastrophique, nous cinéastes, intellectuels, artistes libanais demandons l'arrêt de la violence et exigeons un cessez le feu immédiat.
Nous lançons un appel à la communauté internationale et particulièrement au peuple français, à ses cinéastes, à ses intellectuels, à ses artistes, afin de faire pression sur ses représentants politiques et exiger le respect des résolutions des Nations Unies sans exception et surtout le respect des droits de l'homme.
C'est un cri, un appel pour la défense de la République et de la Nation Libanaise, message et symbole de pluralité et diversité. Votre mobilisation, votre signature, comptent.
Envoyez vos signatures à : info@neabeyrouth.org / danielle@neabeyrouth.org

MESSAGE DE SOLIDARITÉ AUX CINÉASTES PALESTINIENS ET LIBANAIS

Nous, cinéastes israéliens, saluons tous les cinéastes arabes réunis à Paris pour la Biennale du cinéma arabe. À travers vous, nous voulons envoyer un message d'amitié et de solidarité à nos collègues libanais et palestiniens qui sont actuellement assiégés et bombardés par l'armée de notre pays.
Nous nous opposons catégoriquement à la brutalité et à la cruauté de la politique israélienne, qui a atteint de nouveaux sommets au cours des dernières semaines. Rien ne peut justifier la poursuite de l'occupation, de l'enfermement et de la répression en Palestine. Rien ne peut justifier le bombardement de populations civiles et la destruction d'infrastructures au Liban et dans la bande de Gaza.
Permettez nous de vous dire que vos films, que nous nous efforçons de voir et de faire circuler autour de nous, sont très importants à nos yeux. Ils nous aident à vous connaître et à vous comprendre. Grâce à ces films, les hommes, les femmes et les enfants qui souffrent à Gaza, à Beyrouth, et partout où notre armée déploie sa violence, ont pour nous des noms et des visages. Nous voulons vous en remercier, et vous encourager à continuer de filmer, malgré toutes les difficultés.
Quant à nous, nous nous engageons à continuer d'exprimer, par nos films, par nos prises de paroles et par nos actions personnelles, notre refus de l'occupation et notre désir de liberté, de justice et d'égalité pour tous les peuples de la région.

Nurith Aviv, Ilil Alexander, Adi Arbel, Yael Bartana, Philippe Bellaïche, Simone Bitton, Michale Boganim, Amit Breuer, Shaï- Carmeli-Pollack, Sami S. Chetrit, Danae Elon, Anat Even, Jack Faber, Avner Fainguelernt, Ari Folman, Gali Gold, BZ Goldberg, Sharon Hamou, Amir Harel, Avraham Heffner, Rachel Leah Jones, Dalia Karpel, Avi Kleinberger, Elonor Kowarsky, Edna Kowarsky, Philippa Kowarski, Ram Loevi, Avi Mograbi, Jad Neeman, David Ofek, Iris Rubin, Abraham Segal, Nurith Shareth, Yael Shavit, Julie Shlez, Eyal Sivan, Eran Torbiner, Osnat Trabelsi, Daniel Waxman, Keren Yedaya.
contact :
Simone Bitton : simoneb@noos.fr / Avi Mograbi: mograbi@netvision.net.il

PÉTITIONS A SIGNER :
http://epetition.net/julywar/index.php et http://www.PetitionOnline.com/Jul06Leb/

MANIFESTATION : Cessez le Feu !
Rassemblement pacifique mardi 25 Juillet, à 19h30, Mur de la Paix, Champ de Mars.

lundi 19 juin 2006

Sun Rings, spectacle cosmique de Terry Riley avec le Quatuor Kronos


Toujours sur Dimeadozen, j'ai pu trouver ce week-end quelques pépites dont l'enregistrement audio d'un spectacle multimédia composé de sons de l'espace, du Kronos String Quartet et du Sirin Choir. Sun Rings est le fruit de la collaboration de Don Gurnett, professeur à l'Université de l'Iowa, du compositeur Terry Riley, du premier violon du Kronos, David Harrington, qui tient le rôle de directeur artistique, et du designer graphique Willie Williams. Les passages les plus beaux sont probablement ceux où le choeur et le quatuor jouent ensemble, les sons enregistrés autour de la planète Jupiter venant se superposer aux musiciens vivants. C'est une commande de la NASA. Il s'agit ici du concert donné le 30 mai dernier à Moscou, quatre ans après la création. En France, n'ont été joués que quelques extraits sortis de leur contexte. Cela fait déjà très longtemps que Riley compose presque exclusivement pour le Kronos : Cadenza on the Night Plain, Sunrise of the Planetary Dream Collector, Mythic Birds waltz, Salome Dances for Peace, Cortejo Fùnebre en el Monte Diablo, Requiem for Adam...
Malgré son imposante discographie (dont je possède la quasi intégralité, près d'une cinquantaine d'albums, ce qui montre encore une fois que l'on peut acheter les disques et télécharger) le quatuor Kronos a créé beaucoup plus d'œuvres qu'il n'en a enregistrées. Grâce au miracle (encore possible) du Net, on peut entendre des pièces inédites en CD de Frank Zappa, Michael Gordon, Sigur Ros, Getatchew Mekurya, Alexandra du Bois, Jimi Hendrix, Michael Daugherty, Hyo-shin Na, Dick Dale, et même des concerts entiers avec Tom Waits ou Rabih Abou-Khalil. Il en existe quantité d'autres. Je sais seulement que le quatuor a passé commande à d'autres artistes comme Steve Lacy ou Kimmo Pohjonen, et interprété des arrangements de jazzmen comme Charlie Mingus.
Recherchant des vidéos de Sun Rings, j'ai réussi à en trouver sur le blog du réalisateur Mark Logue et à les regarder en les téléchargeant, puis en supprimant le suffixe .txt pour ne garder que .mp4 ; le son est complètement saturé, mais ça permet de se faire une petite idée du spectacle. Le son de l'enregistrement moscovite est quant à lui tout à fait décent.
Récemment, j'avais acheté plusieurs CD de Terry Riley dont différentes versions de In C et l'album qui nous avait révélé la musique répétitive en 1969, A Rainbow in Curved Air, avec Poppy Nogood en face B. Je me souviens que les échos du time lag accumulator, au travers duquel passaient ses claviers, agaçaient mon père à qui cela rappelait Radio Londres ! Soft Machine enfoncera le clou, et la réunion de Riley et John Cale, qui venait d'être viré du Velvet Underground, donnera Church of Anthrax, un autre album qui influencera mon jeu à mes débuts sur l'orgue Farfisa Profesional, le même que Pink Floyd et Sun Ra. L'ensemble servira de bande-son à nos expérimentations les plus variées.

samedi 10 juin 2006

"Music for Airports" dans le cadre approprié


J'étais fatigué. Je cherchais une musique calme. J'ai pensé à la graine (seed) récoltée sur Dimeadozen hier matin, une des œuvres de Brian Eno qui avaient annoncé le style Ambient à la fin des années 70. Elle est interprétée ici par un véritable orchestre, celui de Bang on a Can, et dans le cadre approprié, l'Aéroport de Schiphol à Amsterdam, en juin 1999. C'est la première fois que je l'écoute vraiment. La musique se mêle merveilleusement aux voix des passagers que l'on peut parfois entendre échanger des remarques sur leurs bagages et aux bruits des salles d'embarquement. C'est parfait, très Cagien dans le concept. On sent l'espace, il y a de l'air autour des musiciens rassemblés par Michael Gordon, David Lang et Julia Wolfe. Ça fait passer le temps agréablement. Lorsque je pense aux aéroports, je me souviens de prendre des lunettes de soleil pour atténuer leur éclairage éblouissant. Ou bien est-ce l'arrivée imminente d'Helsinki de mon amie Marita Liulia qui m'a inconsciemment aiguillé vers le ciel ? La musique d'ameublement n'a rien d'un papier peint insipide, c'est choisi avec goût. Aux quatre parties de Music for Airports succèdent Everything Merges with the Night et Burning Airlines give you so much more. J'ignore qui est l'auteur des photos récupérées avec la musique.
Eno cherchait une troisième voie à côté des représentations de concert et de la muzak des supermarchés et des ascenseurs. Peut-être que les prochaines années verront pousser des fleurs musicales sur des terreaux inattendus. Nous traversons tant d'endroits inhumains, froids, austères, des lieux où l'on ne fait pas toujours que passer, qu'il serait agréable de transposer leur univers sonore vers des zones plus douces, plus tendres, en jouant avec la transparence ou bien à cache-cache, accordant l'ambiance sonore avec l'espace public. Il en deviendrait agréable grâce à cette métamorphose réfléchie en fonction des besoins d'évasion de la communauté. Trouver le son de chaque place, selon la sensation que l'on souhaite produire. Il y a de la musique partout, c'est insupportable, je fuis les restaurants et les bars où la pollution musicale nous oblige à monter le ton. Le choix de l'ambiance sonore n'est pas neutre, il y a de quoi faire pour les rares designers sonores ! En 1981 à Naples, nous avions rendu à l'illusion le Parc della Remembranza en camouflant des dizaines de haut-parleurs dans les arbres, transformant la nuit en plein jour. Vous connaissez pourtant mon goût pour le dérangement, pour la critique brechtienne des mises en scène ou des mises en ondes, pour la révolte... Mais il y a un temps pour tout, pour vivre debout comme pour aller se coucher. Le tout est de choisir la bonne attitude au bon moment ! Nous avons décollé, bonne nuit...

mercredi 31 mai 2006

Ne vous fiez pas à l'affiche !


J'empiète sur l'excellent blog d'Étienne Mineur essentiellement dédié au graphisme, en constatant comment une affiche de cinéma peut franchement ne pas donner envie de voir un film. Il en fut ainsi de l'excellent Three Kings (Les rois du désert) de David O. Russell (1999), avec George Clooney, Mark Wahlberg, Spike Jonze et Ice Cube, passé inaperçu à sa sortie. Mélange de polar, de film de guerre, de pamphlet anti-Bush (le père, le fils ou le saint-esprit ?), c'est un film d'aventures très rock 'n roll, plein d'humour qui traite sérieusement de la première Guerre du Golfe en 1991, avec une bonne dose critique envers les médias, sorte de Mash revu à la sauce d'aujourd'hui. Les acteurs sont formidables, on sent leur camaraderie au-delà du scénario (Jonze est l'auteur de Being John Malkovitch, Ice Cube un rappeur engagé politiquement, on connaît les prises de position de Clooney...). Vous trouverez le DVD pour quelques euros. Pourtant, l'affiche rendait une nauséabonde impression de film macho nazebrok. C'est d'ailleurs Étienne qui, en son temps, me conseilla de l'acquérir les yeux fermés !
L'affiche de C.R.A.Z.Y. de Jean-Marc Vallée, avec Michel Côté et Marc-André Grondin, ne vaut guère mieux. On dirait celle d'une pochade de campus comme les Américains en produisent des tas sans qu'heureusement ils traversent tous l'Atlantique. Ce ne sont pas les films de potache de Wes Anderson qui vont relever le niveau (Rushmore, The Royal Tenenbaums, The Life Aquatic with Steve Zissou). Le film n'a pourtant rien de tout cela, et son titre idiot n'arrange rien. C'est une belle histoire, hyper bien jouée, à croire que les Québecois sont devenus les maîtres pour diriger des comédiens francophones. Il y a plus qu'un lien de famille avec les œuvres de Robert Lepage (exceptionnels Le confessionnal et De l'autre côté de la lune) et Denys Arcand (Le déclin de l'Empire amériacin et Les invasions barbares). Le scénario et le découpage sont originaux, le film sensible et généreux. Comme chez Lepage, la dimension freudienne est intelligemment abordée. Le rêve ou le fantasme y ont une place privilégiée, sans les gros sabots qu'un film étatsunien ou français ne manquerait pas de chausser. Pour être juste ou plus clair, soulignons tout de même que je m'inscris là dans une critique du cinéma populaire. Il est bien entendu de nombreux films européens qui offrent subtilité et invention, mais les Québecois savent le faire en restant accessibles à tous les publics. Ce n'est pas mon habitude de raconter un film, alors je resterai évasif. C'est l'histoire d'un jeune homme qui se cherche, confronté aux attentes de sa famille... Allez-y, c'est chouette !
En seconde partie... Nous avons fait le coup de la double séance entrecoupée d'une salade d'écrevisses et avocat au Bal Perdu... J'avais un peu honte de précipiter la serveuse de cette manière, mais on avait juste dix minutes entre les deux films projetés au Cin'Hoche, la salle d'art et essai municipale de Bagnolet. Les films y passent en v.o. et le public est résolument populaire. Ça fait vraiment plaisir de vivre à côté d'une salle de quartier avec une aussi bonne programmation de films actuels. Nous avons donc enchaîné avec Inside Man, un polar très bien mené par Spike Lee. De la belle mécanique...

mercredi 26 avril 2006

La BD vocale de Nosfell


Le dvd de Labyala Nosfell offre un concert complet au Botanique de Bruxelles, accompagné d'un paquet de boni tant vidéo qu'audio. Qui est Nosfell ? Je n'en sais rien, sauf que les yeux de Ludivine s'illuminèrent lorsqu'elle le compara à la nouvelle Camille. "Il faut les voir sur scène", dit-elle.
Les deux chanteurs utilisent leur voix de façon très originale. Si les paroles de Camille sont déjà mûres, celles de Nosfell ressemblent plutôt à du Kobaïen exilé en Irlande. Je commence par le point faible, ce côté BD "héroïque fantaisie" est un peu pompant à la longue et fait ressembler oklamindalofan à un jeu vidéo pour ados, lorsque Nosfell ne chante pas simplement en anglais. J'attends avec impatience de voir et d'entendre comment ce jeune artiste surdoué va mûrir, offrant peut-être un répertoire de sujets plus adultes, lorsqu'il se sera confronté au saut d'obstacles de la vie d'homme, et l'aura croisé avec son goût pour l'évasion fantasmagorique. Le maniérisme (seulement en scène, car à la ville, il n'a qu'un zozotement très courant chez de nombreux chanteurs actuels) de sa voix parlée (en français) fait plutôt penser à un bègue qui aurait vaincu son handicap, et qui s'épanouit dans une langue inventée (le Klokobetz), la répétition (pédale d'effets) et le chant, mais quel chant ! Grâce à une machine baptisée Repetto par son créateur Mathieu Pavageau, Nosfell échantillonne sa voix, la met en boucle, et rechante par dessus composant, couche après couche, un tissu dense de voix de haute-contre, de voix naturelle, de voix brisée et rauque et d'imitations de percussion extraordinaires (une des plus impressionnantes human drumboxes que j'ai pu entendre)... Il fait subir le même sort à ses deux guitares, tout comme son comparse, Pierre Le Bourgeois, à son violoncelle, soit la mise en boucles et coupes réglées de toute cette inventive pâte sonore. Aucun playback, seul l'enregistrement de séquences et leur restitution immédiate donnent à chaque concert une vision nouvelle. Camille et Nosfell montrent comment la chanson française s'empare enfin des recherches de la scène underground européenne, comme une Björk le fit de l'autre côté de la Manche ou de la Mer du Nord (on peut sentir l'Océan tout proche). Un potentiel énorme ! Nosfell nous rappelle parfois la grande Yma Sumac, tant Nosfell maîtrise cordes vocales, diaphragme et respiration ventrale (et dorsale !). Sans oublier tous les Phil Minton, Ghédalia Tazartès, Tamia, Frank Royon Le Mée, Greetje Bijma, Robert Wyatt, David Moss, Bobby Mc Ferrin, Klaus Nomi et tant de rappeurs. Sur son fil, Nosfell oscille entre Kabouki et Jim Morrison, avec des réminiscences de voix zoulou et des clins d'oreille vers le folk d'un Neil Young. Pour les amateurs, les boni audio sonnent bigrement comme de l'impro qu'une partie d'entre nous appelle jazz. Des compositions instantanées, dirai-je, duo superbe.
Mais Nosfell ne possède pas seulement une voix exceptionnelle (donc beaucoup de travail et de technique), c'est aussi un corps. Un torse nu, tatoué comme le dessin d'une île lointaine, une liane, un reptile qui se tord et se détord, glissant et s'écrasant sur la scène, pour se relever danseur de cordes... et mourir chaque soir.
Trois sites donnent quelques pistes à son mystère : www.nosfell.com, labyala.nosfell.free.fr, www.nostrumfellow.com.

dimanche 5 mars 2006

Les Portes


Bande-annonce : Les Portes
L'installation d'art vidéo interactif, coréalisée avec Nicolas Clauss, sera présentée à l'Espace Paul Ricard, 9 rue Royale à Paris (Métro Concorde ou Madeleine) du 8 au 21 avril 2006 dans le cadre du Festival NEMO.

Au milieu d’une grande salle obscure, trois portes s’ouvrent sur des écrans de la taille du cadre. Chaque joueur fait pivoter sa porte pour découvrir ou surprendre les scènes où font face une vingtaine d’acteurs. La nudité des âmes, plus présente que celle des corps, les renvoie, comme tous les autres spectateurs déambulant au milieu de l’installation, à leurs propres émotions. Cette mise en espace, en musique et en actions, est avant tout une œuvre sensuelle qui confronte chacun et chacune à soi-même et aux autres, dans son intimité et sa curiosité.
Le secret derrière la porte vient d'un miroir qu'on est nombreux à regarder. La première porte s'ouvre sur une comédie, la seconde sur des ogres, la troisième sur la peau. Après s'être invité, le visiteur peut avoir la surprise de se reconnaître. Pourtant seul face à l'image, il doit composer pour s'intégrer à l'orchestre qui envahit l'espace. Une porte n'est pas seulement ouverte ou fermée, on peut jouer avec.

LES PORTES

Nicolas Clauss conception artistique, scénario, caméra, programmation
Jean-Jacques Birgé musique, scénario, caméra, direction de production

avec Pascale Labbé et Baco (voix), Didier Silhol, Amal Bou Achem, Stéphane Amar, Denis Andrey, Jean-Jacques Birgé, Sara Boisson, Nathalie Caclard, Émilie Chéron, Nicolas Clauss, Karine Delhomeau, Guy Dreux, Olivier Falkowski, Pascal Falkowski, David Fenech, Bertrand Guyon, Jean-Luc Lamarque, Frédéric Lebas, Olivier Poma, Sophie-Laure Raphaël, Charlotte Ricordeau, Françoise Romand, Donghee Tan, Jennifer Tan... Et la participation d’Antoine Schmitt (programmation additionnelle), Matthieu Moreau (constructeur décors) à Mille Plateaux, Interface Z (capteurs)

Coproduction A.P.R.E. / ARCADI - Région Ile de France, avec le concours du Ministère de la Culture et de la Communication (Dicréam) et le soutien de la Société civile des auteurs multimedia (SCAM, bourses d'aide à l'art numérique), de la SACEM et du Cube à Issy-les-Moulineaux
© A.P.R.E. 2005

Voir aussi billet du 10 mars