70 Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 22 mars 2024

À la découverte du patrimoine méconnu d'Île-de-France - Épisode 1


Répondre à des projets de commande me fait me sentir utile. Je suis reconnaissant à Sonia Cruchon de m'avoir recommandé pour la sonorisation des dix épisodes de la web-série À la découverte du patrimoine méconnu d'Île-de-France réalisés par la DRAC. Passé le petit jingle récurrent, ce sera chaque fois différent. Édifices insolites, objets mobiliers singuliers, monuments méconnus, mon design sonore accompagnera la narration portée par la voix off de Sonia (et de temps en temps Nicolas Le Du) et l'animation de Morgane Bouard.
Le premier épisode, mis en ligne hier, raconte la Maison Fournaise, ginguette-hôtel située sur l'île de Chatou dans les Yvelines. Fréquentée par les impressionnistes et nombreux artistes à la fin du 19e siècle, Auguste Renoir y a peint le célèbre Déjeuner des canotiers. Le petit film, qui ne dure que 3 minutes 38, me donne très envie d'y aller faire un tour. Au piano, composition inspirée par Gabriel Fauré, j'ai simplement ajouté le son des pages que l'on tourne et quelques ambiances : campagne des bords de Seine, locomotive à vapeur, hôtes du restaurant. J'attends avec curiosité les prochains épisodes.

Étonnant Patrimoine ! - #1 La Maison Fournaise

mardi 12 mars 2024

Les ballets quantiques d'Antoine Schmitt


Depuis cet article du 14 mai 2012, et bien avant cela depuis notre collaboration sur Au cirque avec Seurat, Carton, Machiavel, Nabaz'mob, etc., Antoine Schmitt a fait du chemin. À cette heure il est d'ailleurs en vol pour Melbourne. Et son site en atteste. Ses échelles relatives du pixel à l'univers, ses réflexions sociétales, habitent ses créations informatiques. Ce démiurge de l'algorithme a repoussé les limites du petit écran. Il s'expose dorénavant régulièrement...


Est-ce son passé de night-clubber qui entraîne Antoine Schmitt dans la danse ? Son nouveau cantique des quantiques renvoie-t-il à son Christ mourant sans cesse et profane en diable ? Le danseur projeté [...], tronc composé de seulement huit segments, subit un autre martyre de ne pouvoir s'arrêter qu'à l'extinction des feux, rappelant Le Masque de Maupassant filmé par Ophüls et Les chaussons rouges d'Andersen par Michael Powell. Condamné à vivre éternellement sous la loi du code informatique, il danse, il danse selon et contre toute logique. [...] Les créatures comportementales qui sont chair (virtuelle) à Antoine Schmitt se multiplient sur les écrans et se rassemblent comme le Christ articulé de Salvador Dali au Musée de Figueras.


Le même algorithme quantique anime les quatre écrans des Ballets quantiques où les danseurs sont réduits au plus simple appareil, le pixel, avec Le pixel blanc originel de toute l'œuvre de l'artiste projeté en grand à côté d'une photo noir et blanc d'un instantané figé de la chorégraphie. À regarder dans le silence ces mouvements infinis réglés par l'indétermination, on se prend à y deviner des portés lorsque les points s'empilent ou des chassés lorsque leur nombre explose. Antoine Schmitt suggère "des forces invisibles à l’œuvre derrière les systèmes complexes, comme les particules, les peuples, les sociétés". Ses travaux jouent du va-et-vient entre le réel et le virtuel, le concept et sa réalisation imaginaire, l'inconscient de l'individu et les mouvements de masse... Le mystère de la création doit composer avec la trivialité de la moindre interprétation.

mercredi 7 février 2024

L'esprit de l'escalier


Les amies avaient envie de regarder un bon thriller. Comme les comédies, ce genre de demande est de plus en plus difficile à satisfaire. On a presque tout vu, du moins parmi les meilleurs. Il faut trouver un film que personne ne connaît. J'ai proposé The Staircase de Jean-Xavier de Lestrade (DVD ed. Montparnasse), un feuilleton documentaire en huit épisodes, en tout six heures certes un peu étirées, mais le suspense et les coups de théâtre nous ont tenus en haleine depuis la découverte du corps jusqu'au verdict. Tiré de 650 heures de rushes, tourné jusqu'à trois caméras, le film ne comporte aucun commentaire.


Crime ou accident ? Pas question de révéler ici quoi que ce soit de cette affaire qui a pourtant été énormément couverte par les médias, en particulier grâce au film, et dont de nouveaux épisodes sont en cours de tournage et montage, plus de dix ans après les faits, car les rebondissements n'ont pas cessé depuis le verdict. Juste situer la mort de Kathleen Peterson en bas d’un escalier de sa maison le 9 décembre 2001 à Durham, Caroline du Nord, un état du sud des États Unis particulièrement réactionnaire. Son mari, Michael Peterson, romancier à succès et personnage public, est suspecté l'avoir assassinée. Très vite, la morale devient le véritable mobile, non pas de la mort, mais du procès en sorcellerie que l'accusation déballe au fur et à mesure. Le procureur s'acharne. La bataille des avocats dure des mois...
Je voulais titrer "Le mauvais esprit de l'escalier", mais les deux jeux de mots imbriqués compliquaient les choses. L'esprit de l'escalier, propre à tout long procès, descendait de Lestrade quand le mauvais esprit incombait au procureur et à sa coéquipière tentant de convaincre les jurés de la culpabilité de Peterson non sur ses actes supposés, mais sur ses inclinations sexuelles sans rapport avec le sujet. Et l'esprit de l'escalier ne sera découvert que des années plus tard. Mystère. En 2002 le réalisateur avait reçu un Oscar pour Un coupable idéal, un jeune noir accusé à tort, mais The Staircase (traduit Soupçons en français) me fait plutôt penser à Capturing The Friedmans, chef d'œuvre d'Andrew Jarecki (DVD mk2) pour ses ramifications morales et l'usage de la vidéo, ici caméra à l'épaule omniprésente, chez Jarecki home-movies exceptionnels constituant une sorte de tournage parallèle.

Depuis cet article du 1er mai 2012, la série a a fait l'objet de deux épisodes supplémentaires fin 2012 intitulés Soupçons (la dernière chance) et d'encore trois épisodes sur Netflix en 2018, lourds de fameux rebondissements. Elle a également été adaptée par HBO aux États-Unis en série télévisée de fiction, sous le même titre The Staircase. La dernière réalisation de Jean-Xavier de Lestrade, qui date de quelques mois, est l'excellente série fictionnalisée Sambre.

jeudi 25 janvier 2024

Le courant est passé


Nous en faisions trop. Dès le premier album d'Un Drame Musical Instantané en 1977, certains auditeurs nous taxaient de coïtus interruptus. On nous accusait de zapper avant que le public ait eu le temps de s'installer. Notre soif d'invention les laissait sur leur faim. Combien de fois nous a-t-on conseillé d'ajouter une bonne rythmique à nos élucubrations protéiformes ! Emportés par la passion du laboratoire et l'excitation de l'inconnu, nous n'avons jamais voulu céder aux sirènes du succès. Cela ne nous empêcha pas de vivre de notre musique, mais nous n'avons jamais connu que des succès critiques, deux mètres de linéaire sur les étagères de nos archives au rayon presse. Entendre que nos fans s'y retrouvaient, mais qu'aucun succès populaire n'était envisageable.
Seuls les lapins de Nabaz'mob surent briser la vitre et rassembler tous les publics, sans que nous l'ayons d'ailleurs prévu puisque le spectacle avait été créé à l'origine pour une occasion unique. Dans les premiers mois Antoine Schmitt et moi nous demandions même ce que nous avions fait de mal pour que cela marche autant. Six ans plus tard l'opéra [continuait] de tourner, à notre plus grande surprise.


Cette réussite, et d'autres que j'avais commises dans les domaines du multimédia (CD-Rom et sites Internet de création) ou du cinématographe, forçait mes interrogations. Cette ligne pure et dure de l'artiste contemporain manquerait-elle de générosité ? Lorsque nous désirons convaincre, nous nous donnons pourtant les arguments pour le faire. En écoutant les premières improvisations du trio formé avec Birgitte Lyregaard et Sacha Gattino je retrouvai l'entrain du Drame des débuts, plaisir partagé de nous retrouver ensemble et d'inventer des formes, des alliages de timbres, des paysages sonores laissant libre cours à l'imagination de l'auditeur. Pour composer une chanson, la plupart des groupes pop ou électro se seraient contentés d'une seule des quinze idées esquissées dans chacun des morceaux de nos deux premiers albums. Suffisait-il de développer un climax pour caractériser chacune de nos pièces en la rendant plus abordable ? S'appuyer sur un texte concentre la théâtralisation, ce que j'appelle souvent le drame même lorsqu'il s'agit d'une comédie, et cerne notre imagination. Il est certain que mes disques de chansons, que ce soit Crasse-Tignasse pour les enfants ou Carton, rencontrèrent un succès plus large que les pièces instrumentales. La chanson donne un cadre au sujet, canalisant la digression dont nous sommes friands.


C'est ainsi qu'est née la musique de El Strøm, après un an de gestation. Le premier concert donné [...] au Triton confirma nos choix. Même si elles sont bien barjos, nos chansons [surent] séduire le public que l'on devrait écrire au pluriel tant la salle était bigarrée. Hélène Collon me sussura qu'elle n'avait jamais entendu autant de langues différentes dans cette salle. Je crus comprendre qu'il s'agissait de celles qu'emploie Birgitte sur scène alors qu'elle évoquait l'espagnol, l'italien, l'anglais, le danois, le suédois, l'arabe, etc., des spectateurs ! Alors voilà, nous avons des chansons servies par une voix exceptionnelle, des rythmes composés aux petits oignons par Sacha, des instruments extraordinaires excitant la curiosité du public, des mélodies poignantes, une bonne dose d'humour qui fit se tordre la salle, mais encore faut-il trouver des lieux où reproduire le miracle ! Je n'ai plus la patience à faire la prospection nécessaire pour multiplier les petits pains. Le salaire des concerts n'est plus non plus un argument motivant. Seul l'enthousiasme de notre équipe pour notre travail me forcerait à commettre cette douloureuse acrobatie qui consiste à téléphoner aux programmateurs de salles et festivals. En attendant, nous n'avons rien trouvé de mieux que de mettre en ligne nos premiers pas sur le site El Strøm, cinq chansons filmées par Françoise, les trois albums en écoute et téléchargement gratuits, quelques photos et l'irrésistible envie de jouer, jouer encore et toujours, comme si c'était la première fois, ou la dernière.

Six ans après cet article du 5 avril 2012 est sorti l'album Long Time No Sea de El Strøm. Mais Sacha Gattino s'exila à Rennes et Birgitte Lyregaard regagna son Danemark natal, ce qui mit fin à notre merveilleux trio.

mardi 2 janvier 2024

Iris van Herpen, le passé mis au futur


La vie des profondeurs, L'eau et les rêves, Les forces du vivant, Le squelette incarné, La dynamique des structures, Synesthésie, Atelier alchimique, Mythologie ténébreuse, Nouvelle nature, Voyage cosmique. Ce sont les dix stations de l'exposition Iris van Herpen Sculpting The Senses. Pionnière dans l’usage des nouvelles technologies en matière de haute-couture, la créatrice hollandaise y présente une sélection de plus de 100 pièces dialoguant avec des œuvres d’art contemporain, telles que celles de Philip Beesley, du Collectif Mé, Wim Delvoye, Rogan Brown, Kate MccGwire, Damien Jalet, Kohei Nawa, Casey Curran, Jacques Rougerie, Marinette Cueco, ainsi que des créations de design de Neri Oxman, Ren Ri, Ferruccio Laviani et Tomáš Libertíny, et des pièces provenant des sciences naturelles comme des coraux ou des fossiles créant une résonance unique avec des pièces historiques.
J'ai évidemment reconnu les planches de Ernst Haeckel qui avaient inspiré Sonia Cruchon pour Aksak Tripalium, huitième épisode de mon film Perspectives du XXIIe siècle, et retrouvé mon goût pour les pop-ups ! Le travail alchimique d'Iris van Herpen a bien un pied dans le passé (les arabesques du style Art Nouveau, le Ballet triadique d'Oskar Schlemmer ou des costumes de films muets d'anticipation comme Aelita ou Metropolis m'ont semblé souvent encore plus évidents que les nombreuses références revendiquées), un autre dans le futur (par les techniques employées : découpe au laser, plastique recyclé, fèves de cacao imprimées en 3D, intelligence artificielle, coquillages broyés, etc.). Trois espaces viennent compléter le parcours : une évocation de l’atelier d’Iris van Herpen, un cabinet de curiosités présentant chaussures, masques et éléments de coiffures en regard d’éléments des sciences naturelles et de vidéos et une salle où sont projetées des vidéos des défilés de la créatrice. J'ai pourtant trouvé l'ensemble un peu figé (peut-être ajouter quelques ventilateurs !) en regard de la mobilité des œuvres de cette créatrice qu'il serait plus juste d'assimiler à une sculptrice.


La scénographie de l'atelier de Nathalie Crinière colle bien aux effets de matière organique des robes. La composition sonore créée par Salvador Breed, qui pour la dernière salle a collaboré avec Machinedrum, Gwyneth Wentink, Thijs de Vlieger, Yarck, Marteen Vos, Casimir Geelhoed et Nick Verstand, tous ayant préalablement travaillé avec Iris van Herpen, épouse chaque salle avec délicatesse et intelligence, utilisant le silence et la spatialisation pour ne pas figer le décor sonore. Les couleurs de ce "voyage cosmique" (photo 1) m'ont étonnamment fait penser au Château de Barbe-Bleue de Bartók mis en scène par Michael Powell que j'ai chroniqué récemment dans cette colonne. En revendiquant, par son titre, de "sculpter les sens", l'exposition souligne bien que, au delà des matières, la fiction narrative alimente l'imaginaire de la créatrice.

Exposition Iris van Herpen Sculpting The Senses, Musée des Arts Décoratifs, jusqu'au 28 avril 2024

vendredi 10 novembre 2023

Deux disques de blues fantastiques


J'avais adoré The Devil’s Weight, le premier album d'Eric Mingus paru également sur le label de Lionel Martin, Ouch ! Ce disque est étonnamment et injustement resté confidentiel. Qu'à cela ne tienne, en voici un second, Dog Water, où le fils de Charles Mingus, collaborateur de Hal Willner, Elliott Sharp, Carla Bley, Wolfgang Puschnig ou Howard Johnson, s'accompagne d'une guitare électrique, véritablement électrique. Parfois il double sa magnifique voix de basse en enregistrant des harmonies chorales, ajoute un saxophone, un orgue, une basse, un banjo ou une percussion. Certains "fils de" profitent de la notoriété de leurs aînés, Eric Mingus n'en abuse pas et l'on peut se demander s'il n'a pas hérité des difficultés sociales rencontrées par son père, en plus de son émotion et d'un humour pince-sans-rire qui transparaît dans certaines chansons. La variété de tons qu'il y met les font ressembler à des courts métrages sonores où l'on perçoit souvent l'environnement narratif.



Eric Mingus écrit : « Contrairement au précédent qui a été fait en Europe, cet enregistrement marque mon retour aux États-Unis [réalisé dans son studio mobile, The Lost Realm, dans le calme du haut désert du Nouveau-Mexique]. Mon travail m’a obligé à voyager dans ce pays plus que je ne l’avais fait par le passé. C’est un travail de la route. Depuis le cimetière de mes ancêtres esclaves en Caroline du Nord sur une terre volée, jusqu’au lieu de naissance de mon père à Nogales en Arizona, des journées entières de conduite d’est en ouest à travers les États-Unis, attrapant des morceaux de l’historique et musicale Route 66. C’était un voyage pour comprendre ma connexion à ce lieu et à ma lignée plus profondément. » La belle pochette signée Nicolas Moog (dessinateur de la BD Underground) et Florent Decornet ne gâche rien.



J'écoute aussi souvent l'album Scar de Joe Henry. J'aime bien sa voix bluesy lancinante, mais c'est surtout pour la présence incroyable d'Ornette Coleman dans le premier morceau, Richard Pryor Adresses A Tearful Nation, où le saxophoniste jouit d'une extraordinaire liberté, y appliquant génialement son concept harmolodique. Or j'avais totalement oublié qu'il réapparaissait en index 7, Nico Lost One Smal Buddha. Ma surprise est encore plus grande quand débute la ghost track alors que le disque semble terminé. Près d'une dizaine de minutes avec Ornette presque seul. J'imagine que Joe Henry, en dehors de son admiration explicable, a dû payer chère la présence du saxophoniste qui, en 2001, avait alors 71 ans. Parmi les autres musiciens qui accompagnent Joe Henry on entend également Brad Mehldau, Me'shell Ndegéocello et Marc Ribot ! Scar reste mon préféré de Joe Henry. On se demande pourquoi.

→ Eric Mingus, Dog Water, Ouch! Records, LP 20€ (7€ en numérique), dist. Inouie, sortie le 24 novembre 2023
→ Joe Henry, Scar, CD Fontana Mammoth, 11,98€

mercredi 27 septembre 2023

Good for nothing


Je connaissais évidemment la traduction de cette expression que mon père prononçait avec "a typical Oxonian accent", l'accent d'Oxford, mais pourquoi m'appelait-il ainsi ? Peut-être n'étais-je pas très com-plaisant (la césure est de lui) pour débarrasser après les repas ? Mes résultats scolaires plus que rassurants n'impliquaient pas nécessairement d'application pratique. Peut-être n'en fichais-je pas une rame à la maison ? Je rechignais à ses injonctions alors qu'il avait le cul vissé sur sa chaise et que ma mère faisait tout le boulot.

Ma sœur a toujours été plus serviable. Encore aujourd'hui [cet article date du 18 août 2011, Maman est morte le 19 février 2019, aussi continue-je au passé] elle s'occupait régulièrement de notre mère alors que je la voyais uniquement pour les grandes occasions. Elles s'engueulaient aussi copieusement et ma sœur la traitait comme du poisson pourri, mais elle l'accompagnait faire ses courses chaque semaine et je crois (ou crains) que le coup de fil à sa maman fut un de ses premiers gestes du matin. Mes conversations téléphoniques avec ma mère étaient plus sereines que les échanges in vivo. Je pouvais raccrocher facilement si je sentais que cela tournait au vinaigre. Myco come mycoacétyque, le champignon du vinaigre, était son surnom lorsqu'elle était adolescente aux Petites Ailes. Il m'aura fallu atteindre cinquante ans pour comprendre que je n'étais misanthrope que pour lui plaire et que ce n'était pas du tout mon caractère. La section du cordon est plus tardive que beaucoup ne le croient, cet instant décisif où l'on saisit que l'on est soi et pas ce que nos parents attendaient de nous. J'ai déjà évoqué ma mère et mon père, l'amour pour leurs deux enfants et notre attachement, mais il y a plusieurs manières de vieillir. Mon père n'a pas eu le temps d'être grand-père, ma mère n'a jamais joué son rôle de grand-mère. Son complexe d'infériorité a développé un narcissisme agressif qui a rendu avec l'âge les conversations difficiles dès qu'elles abordaient des sujets ayant trait au passé ou à la politique en général. Il y a longtemps que ma mère ne m'entendait plus. Ma fille en a souffert. J'ai essayé d'aborder l'histoire de notre famille, l'origine des névroses, mais ma mère pensait que cela n'avait aucun intérêt. Elle réécrivait à sa façon la vie de mon père. Je le comprends. Nos souvenirs sont systématiquement arrangés au fur et à mesure que nous les sollicitons. J'essaie de me rappeler…

Good for nothing ! Le bon à rien est devenu un touche à tout. Ce que je n'ai pas su transmettre à mes parents, je tente de le donner à d'autres, à mes amis, aux jeunes étudiants… Être utile procure des satisfactions qui donnent sens à une vie. Je perpétue la B.A. des louveteaux, la "bonne action" apprise aux Éclaireurs de France, organisation scout laïque à laquelle j'appartins de 8 à 11 ans et qui me fit grandir vitesse V. C'est incroyable ce que j'en retirai et qui me sert quotidiennement. Pourquoi n'apprend-on pas à l'école des rudiments d'électricité, de plomberie, de couture, de bricolage, toutes les choses pratiques auxquelles nous serons plus tard confrontés. L'informatique est passée dans les mœurs, mais je suis surpris à quel point nous sommes handicapés lorsque nous tombons en panne d'automobile, de chauffe-eau, ou lorsqu'il s'agit de faire la cuisine. Du moins pour la plupart. Je regrette aussi les cours d'instruction civique qui donnent un sens à notre citoyenneté. On me raconte qu'il n'existe plus de "plein air", cette demi-journée d'exercice physique que je n'affectais d'ailleurs pas outre mesure, complémentaire des cours de gymnastique. Il y avait la musique et le dessin, mais en retirait-on les moyens d'avoir plus tard accès à la culture ? De toute ma scolarité je n'ai lu aucun livre, me cantonnant aux extraits publiés dans le Lagarde & Michard. Rédactions et dissertations m'auront tout de même appris à écrire, les maths m'auront donné un esprit synthétique et logique, Monsieur Marnay le goût des langues étrangères… J'ai pourtant l'impression de n'avoir pas appris grand chose à l'école. Ce que sont la discipline et la rébellion plus certainement. Mais au delà de cette critique facile mon éducation scolaire m'aura permis d'acquérir plus tard les connaissances que je désirais vraiment, un peu comme mes parents dessinèrent le cadre que je remplirai plus tard à mon gré. Face à des propositions fortes mais ouvertes notre indépendance peut se développer en connaissance de cause, et notre existence trouve son sens lorsque nous apprenons à nous détacher et des uns et des autres.

N'empêche qu'aujourd'hui, question récurrente, je ne sais pas ce que je vais devenir. [...] J'ai un besoin viscéral de faire ce que je ne sais pas faire et qui ne se fait pas. Histoire de contredire mon père ?

lundi 4 septembre 2023

La douloureuse


La mauvaise nouvelle de vendredi est arrivée par mail. Six mille euros d'impôts fonciers que je croyais avoir étalés en mensualités, mais qui sont à payer à échéance. Je comprends que plusieurs voisins soient obligés de vendre leur maison pour s'acquitter des charges afférentes. Encore faut-il trouver acquéreurs alors que les banques refusent actuellement quatre prêts sur cinq. L'inflation (due essentiellement à la hausse des bénéfices des entreprises, selon une étude du FMI parue cet été !) est catastrophique. Les prix des denrées de première nécessité ont flambé (ceux des œufs, de l'huile d'olive ou du cacao vont par exemple continuer à grimper). Aucun petit appartement ne se vend plus. Seuls les riches peuvent encore s'offrir de grandes maisons puisqu'ils n'ont pas besoin d'emprunt. Ma chance est d'avoir acheté la mienne en 1999, avec mes droits d'auteur. Une bouchée de pain en comparaison des prix actuels. À cette époque le fuel était à 23 centimes le litre et il y a une dizaine d'années mes taxes foncières ont fait un bond gigantesque suite à une réévaluation. Cela ne s'améliore pas, on ponctionne les classes moyennes quand les pauvres sont exsangues. Mes impôts fonciers ont augmenté de 25% depuis que la taxe d'habitation a disparu. Belle arnaque ! La facture bagnoletaise était déjà très élevée, surtout avec le boulet des emprunts toxiques et la construction de la nouvelle mairie façon Gugenheim Museum d'une précédente mandature. Il faut bien éponger les dettes des mauvaises gestions successives, et la moitié des ménages y ont des revenus si faibles qu'ils ne payent pas d'impôts. La municipalité fait donc casquer les plus riches. Or les vrais riches n'en paient pas, ils ont fait évader leurs bénéfices vers des paradis fiscaux. Le Capital est bien organisé avec le soutien de nos gouvernements. Lorsqu'on a une grande maison comme la mienne, cela revient tout de même à un loyer mensuel de 500 euros auxquels s'ajoutent les frais d'entretien et les dépenses énergétiques. Par exemple cette année j'ai fait isoler le toit et il a fallu réparer les linteaux et traiter le bois contre les termites et capricornes qui avaient fini par s'installer dans la charpente. Des voisins ont le leur qui s'est écroulé. Tant que je peux payer tout va bien, mais j'envisage sérieusement de déménager vers une contrée plus arborée et moins polluée. Or comment concilier mon désir de nature et des liens sociaux de proximité ? C'est le beurre et l'argent du beurre. Salé, bien évidemment. Je ne souhaite pas revenir non plus à la course automobile. J'ai pris goût à la marche à pied et à la bicyclette.
Je ne me plains pas, je témoigne. Comme on dit, tant qu'on a la santé ! Pour la conserver, il est nécessaire d'avoir des activités excitantes. L'abandon de la libido, entendre le désir, c'est la mort assurée. Le renoncement est ce qui m'attriste le plus chez mes congénères. Mûrir c'est s'épanouir. Ressasser "La vieillesse est un naufrage" est d'une rare imbécilité. De Gaulle employa cette phrase à propos de Pétain, cela s'explique. Chaque année qui passe est une bénédiction et une victoire. On apprend à gérer l'adversité, ce que l'on ignorait lorsque nous étions plus jeunes. Quant aux impôts, je repense à ma mère, qui avait traversé bien de grandes difficultés financières, me rappelant que "plaie d'argent n'est pas mortelle". Grâce à la persévérance et à la solidarité, on trouve toujours des solutions. Il faut relever ses manches et ses bas de pantalon. J'enfourche mon vélo, il paraît que trente minutes d'exercice intensif par jour rallongent les télomères !

jeudi 17 août 2023

Neo Rauch au Mo.Co. de Montpellier


Nous ne sommes jamais arrivés à la mer. La file des automobiles vers la plage de l'Espiguette au Grau du Roi était impressionnante. Nous bifurquons vers Montpellier où nous nous repaissons à la Brasserie du Théâtre avant d'aller jeter un œil au Mo.Co. dont l'exposition Neo Rauch m'intriguait. Le peintre allemand a grandi en R.D.A., à Leipzig, deuxième ville du pays après Berlin, élevé par ses grands-parents après la mort de son père et de sa mère dans un accident de chemin de fer alors qu'il n'a que quatre semaines. On ressent dans sa peinture à la fois les traces du réalisme socialiste de l'Allemagne de l'Est, où il vécut ses trente premières années avant la Chute du Mur, et un goût prononcé pour le surréalisme, avec des traces de la Renaissance italienne et du Romantisme allemand, tout ce qu'il faut pour rendre son œuvre à la fois insaisissable et particulièrement attrayante. Le titre de l'exposition, Le Songe de la raison, provient d’une gravure de Goya El sueño de la razón produce monstruos, et des monstres ses tableaux en sont remplis, animaux ou humains. J'aime penser à ces derniers comme à des animaux dénaturés, tels que nous appelle l'écrivain Vercors. Fondamentalement allégoriques, les peintures laissent pourtant libre l'interprétation de chacun/e. Sur une cimaise est écrit : "Le tableau naît sous la forme d'une image mentale - un flash intérieur. Le déclencheur peut être un coin de chambre ou un détail du parquet... C'est un fragment au début, rien de plus. La germination commence là. Chaque toile est une aventure. Je ne fais pas d'esquisse, jamais. Pour l'essentiel, c'est un processus inconscient." On retrouve là les surréalistes, mais aussi l'improvisation qui me tient tant à cœur.


En admirant certaines de la centaine d'œuvres exposées, dont quarante grands formats explosant de couleurs vives et contrastées, je me dis que j'aimerais en proposer à certains musicien/nes que j'invite pour mes Pique-nique au labo comme sources d'inspiration, partitions ouvertes que nous puissions interpréter librement, chacun/e à notre guise, mais ensemble. Ensemble, parce que les sujets des tableaux de Neo Rauch ressemblent à des collages dont les éléments prennent sens, entendre toujours ici ce mot au pluriel, au contact les uns des autres. Partout je recherche le sens, même et surtout dans son abstraction. De même que j'aime la poésie sous toutes ses formes parce qu'elle est circonlocutoire, à savoir qu'en tournant autour des choses elle obtient une précision éternelle alors que la science visant le centre se retrouve chaque fois démentie par les nouvelles avancées. Si certains tableaux de Neo Rauch m'apparaissent trop explicites, la plupart entretiennent un mystère qui va puiser aux racines de l'inconscient.

Neo Rauch, Le songe de la raison, exposition au Mo.Co., Montpellier, jusqu'au 15 octobre 2023 / très beau catalogue bilingue anglais-français, 152 pages, 30€
→ Jean-Jacques Birgé + 28 musiciens, Pique-nique au labo, double CD GRRR 2020 / Jean-Jacques Birgé + 20 musiciens, Pique-nique au labo 3, CD GRRR 2023, dist. Orkhêstra / 15€ chaque

jeudi 3 août 2023

Le florilège d'Hélène Breschand


J'ignore quand Hélène Breschand a ajouté une corde à sa harpe, mais j'ai récemment découvert sa caverne d'Ali Baba hébergée sur la Toile. Son site Création&Liberté, créé au départ pour les étudiants de l'Atelier de Création du Conservatoire de Musique, Danse et Art Dramatique du 6eme arrondissement à Paris, offre un Salon de musique, quelques liens et des repères chronologiques "subjectifs" de 1912 à nos jours. L'année 2006 est y représentée par Nabaz'mob, notre opéra pour 100 lapins cosigné avec Antoine Schmitt, c'est ainsi que je suis tombé sur cette mine d'or. Ce choix m'a évidemment flatté, mais j'apprécie le travail d'Hélène depuis plus de vingt ans. En 2013 je l'avais engagée à Arles pour accompagner sur scène le photographe Hiroshi Sugimoto du temps où j'assumais le rôle de directeur musical des Soirées au Théâtre Antique. Je chroniquai aussi certaines de ses créations comme son autoportrait La vie est un roman. Nous n'avions jamais joué ensemble jusqu'à il y a exactement deux ans où nous avons enregistré l'album Only Once en trio avec le percussionniste Uriel Bathélémi.
Mais revenons à nos moutons électriques. Après une introduction de Joseph Beuys, son Salon de musique est classé en dossiers s'ouvrant exclusivement sur des extraits vidéo. On trouve ainsi Chansons engagées, Qu'est-ce que le bruit !, Slam hip hop & poésie sonore, Transes, Objets sonores & sculptures, Une chanson et ses reprises, Bruitages, Yodels Beatbox & Cie, Pour le peps ! et la tendresse..., Musique et cinéma, Dans le désordre !, Danses : les chants du corps, Citation ou reprise ?, Pépites !, Fusion, La fée électricité, Inspirations pour de nouvelles formes d'écriture, Théâtre musical, Univers singuliers et poétiques, Musique minimaliste répétitive... maximaliste !, Clip, Inspiration et création, Art cinétique, Turntablism & DJ. C'est dire que tout le champ de la création musical est couvert, même si j'y note des absences cruelles, ce qui est le propre de toutes les listes, par choix ou méconnaissance. Dans ce dernier cas je les appelle "des biscuits pour l'hiver", et vous en découvrirez forcément tant l'offre est généreuse.
Hélène Breschand est une encyclopédiste œcuménique ! Se retrouvent Brassens, Bob Marley, Violetta Parra, Nina Simone, Patti Smith, Boris Vian, Daniel Waro / Russolo, Varèe, Kagel, Stockhausen, Schaeffer, Cage / Laurie Anderson, Kurt Schwitters, Bobby Lapointe, Tazartès / Drouet, Tinguely, Baschet, Pierre Bastien, Ikeda, Boursier-Mougenot, Puce Muse / Opium, My Way, Only You / Tom Waits, Phil Minton, Janis Joplin, Bobby McFerrin, Nina Hagen, Meredith Monk / James Brown, Bashung, Harry Belafonte, Otis Redding, Ute Lemper, Violetta Parra, Trust / Zappa, Nono, Berio, Ligeti, Part, Scelsi, Webern, Ferrari / Merce Cunningham, Pina Bausch, Israël Galvan, Anne Teresa De Keersmaeker, Kitsou Dubois / Klaus Nomi, The Platters, Herbie Hancock / The Residents, Jimi Hendrix, Spike Jones, Diamanda Galas, Chuck Berry, Daevid Allen / La Monte Young, Eliane Radigue, Pauline Oliveiros, Kraftwerk, Test Dept, Pauvros, Klaus Schulze / Christian Marclay / Robert Ashley, Georges Aperghis, Cathy Berberian, Thierry de Mey / Gavin Bryars, Terry Riley, Tom Johnson, Glenn Branca / etc. etc. Il n'y a qu'à piocher pour se faire plaisir, parce que la musique c'est avant tout du plaisir, bien au delà de la connaissance...

vendredi 26 mai 2023

Waste Land, l'envers du gâchis


Les clichés de Vik Muniz pulvérisent ceux sur la pauvreté. Ses héros travaillent dans une décharge brésilienne où ils recyclent tout ce qu'ils peuvent. La réalisatrice Lucy Walker filme l'artiste au travail dans son œuvre de réconciliation avec son pays où il a grandi dans une favela avant d'émigrer aux États-Unis. Comme chez Michel Séméniako, JR ou Nicolas Clauss il s'agit d'images négociées (une expression de Séméniako), à savoir une collaboration entre les sujets et celui qui leur tire le portrait. La sociologie ou la psychologie sociale se montrent alors sous leur meilleur profil, celui de la création concertée. L'artiste, soliste d'un ensemble solidaire, réfléchit ce qu'il voit en prenant le temps d'apprivoiser les personnages qu'il filme ou photographie. À tel point ici qu'il s'imprègne du recyclage généralisé pour à son tour n'utiliser aucune autre matière que les ordures de notre société caractérisée par son gâchis. En réponse à cette absurdité ravageuse, chacun des protagonistes choisis est un modèle d'humanité et d'intelligence partagées. Leurs sourires valent ceux des "Nigériens" à la fin des Maîtres fous de Jean Rouch, sauf que dans Waste Land les Catadores (éboueurs) trouvent leur salut dans le travail, activité insalubre et honteuse pour les uns, utile et solidaire pour les autres.


Lucy Walker participe à cette aventure en poussant malgré eux les acteurs à une analyse, subtile, que la caméra induit automatiquement. Le succès du film (Prix du Jury et du Public à Sundance, Prix du Public à Berlin, nomination aux Oscars, etc.) après celui des photographies de Vik Muniz transforme la noirceur du récit en conte de fées. Les bénéfices des photos ont été reversés aux modèles, soit 12 000 dollars chacun, avec lesquels ils se sont achetés une maison, en plus de la création d'une bibliothèque et un centre de ressources avec ordinateurs. Par où qu'on le prenne, Waste Land est un film emblématique de notre époque, système D contre gâchis, l'art comme dernier rempart de la barbarie, bulles financières inhérentes avec répartition relative des richesses, urgence à trouver des solutions écologiques, identification à des modèles humains, etc. À voir absolument (en ce qui concerne l'écoute, la musique de Moby alourdit inutilement le propos, comme d'hab !).

Article du 4 avril 2011

mercredi 10 mai 2023

La 2CV décapotée du 21 juin 1982


Le 21 juin 1982, à l'occasion de la première Fête de la Musique, avant que cela ne ressemble à une quinzaine commerciale avec foire d'empoigne pour jouer dans le meilleur spot de la capitale, nous avions transformé la 2CV de Brigitte Dornès en scène mobile. La capote enroulée, elle conduisait pendant que Marianne Bonneau enregistrait le duo de fadas debout sur les sièges. Hélène Sage avait installé son haut-parleur en pavillon et tous deux soufflions allègrement dans toutes sortes de trompes, flûtes, instruments à anche, sans compter les percussions qui nous reposaient lorsque nous n'en pouvions plus de nous époumoner. Nous croisions parfois des musiciens dans la rue ou à leur fenêtre. La Fête ressemblait à un gros défouloir bruitiste, un jour des fous sans lien avec ce que c'est devenu dès l'année suivante.
J'ai mis un long extrait en ligne (index 7 : 35 sur les 90 minutes enregistrées) de cette promenade radiophonique dans Paris sur le site du Drame, juste après le concert en duo avec Hélène que nous avons donné à Ordis en Catalogne deux mois plus tard. Je me souviens avoir coulé une bielle en descendant à fond la caisse par l'autoroute. J'avais dû décharger tout le matériel, Marianne et moi avions dormi dans le garage. La Tramontane était une commande pour le Festival d'Ordis. Nous expliquions nos instruments et répondions aux questions du public entre les pièces que nous improvisions avec les cloches de l'église devant laquelle était dressé le podium. C'était la nuit. La Tramontane soufflait.
[Depuis cet article du 10 décembre 2010, est paru un CD de notre duo intitulé Rendez-vous sur le label autrichien Klang Galerie, voir également l'article du 26 décembre 2018].
Pas de photo de la Fête de la Musique, mais un cliché que j'ai pris à l'usine Pali-Kao lorsque j'ai entendu et vu Hélène pour la première fois. Sa Mercedes roulant au pas venait frapper le corps de la chorégraphe Lulla Card (Lulla Chourlin) pendant que la voix d'Hélène était diffusée par le mégaphone évoqué plus haut. Elle jouait aussi de la contrebasse sur le toit. Impressionné, j'ai proposé à Hélène de rejoindre le grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané que nous étions en train de former. Lulla a ensuite créé avec nous le spectacle Zappeurs-Pompiers et j'ai continué sporadiquement à jouer avec Hélène...
Quant aux 2CV, ce fut la grande déception d'Elsa quand sa mère vendit la dernière. Pour ma part je n'en appréciais pas particulièrement l'assise, mais j'esquisse toujours un sourire lorsque j'en croise une sur la route.

jeudi 4 mai 2023

L'opéra projeté


Pendant de nombreuses années je n'avais que rarement accès aux mises en scène des opéras. Les billets étaient déjà beaucoup trop chers, surtout pour mon jeune porte-monnaie. Alors nous les écoutions en 33 tours avec l'obligation de changer de face toutes les 20 minutes et nous scrutions les rares photographies des livrets ou de l'Avant-Scène Opéra en imaginant difficilement leur mise en scène, car ces images sont censées être des tableaux qui bougent ! Les imposants coffrets laissèrent la place aux petits boîtiers mesquins à l'avènement du CD, quelques films firent un peu de bruit au cinéma, la télévision retransmettait parfois une de ces œuvres lyriques. En passant voir mes parents je suivis ainsi l'intégralité de la Tétralogie de Wagner sous la direction de Pierre Boulez dans la mise en scène de Patrice Chéreau. Plus tard je m'abonnai à l'Ircam et eus ainsi la chance d'avoir un premier rang d'orchestre à l'Opéra Garnier pour Lulu d'Alban Berg avec la même équipe et la sublime Teresa Stratas [elle abandonna le chant en 1998 après une opération ratée sur ses cordes vocales]. De temps en temps une occasion se profile, mais je suis souvent déçu, les contraintes techniques de l'art lyrique semblant imposer aux metteurs en scène une raideur balourde qui justifie peu que j'ouvre les yeux. Je me souviens avec émotion de Wozzeck par Ruth Berhaus, une élève de Brecht, mais je me suis trop souvent ennuyé devant ces spectacles dont les décors et les costumes ne pallient jamais l'immobilisme de l'action frontale.
Le DVD offre la possibilité de découvrir maintes œuvres que nous ne pourrions voir autrement. Pour que la magie prenne il faut néanmoins réunir un certain nombre de conditions. La caméra est cruelle avec les acteurs, sa proximité n'épargnant pas les chanteurs qui n'ont pas le physique du rôle alors que la représentation théâtrale produit une distance qui fait passer ces écarts. Filmer une représentation en public comme François Roussillon s'en est fait une spécialité implique que le matériau de base lui laisse le choix dans les plans possibles. Sur mon grand écran, la pureté des lignes de Katia Kabanova de Janáček produit une rigueur minimaliste qui me lasse à la longue, passé la découverte de chaque scène où Robert Carsen dispose astucieusement les planches qui flottent sur l'eau de la Volga, tandis que Carmen chorégraphié par Adrian Noble offre un éventail d'angles et de plans propices à l'adaptation audiovisuelle.
Peut-être suis-je plus sensible au chef d'œuvre de Georges Bizet, opéra dont la modernité m'épate encore à chaque nouvelle production depuis les traces discographiques laissées par Conchita Supervía jusqu'à cette interprétation excitante d'Anna Caterina Antonacci. Sans érotisme la pièce ne serait pas crédible. Regarder un film quel qu'il soit pose toujours la question de l'identification. Que Sir Eliot Gardiner dirige l'Orchestre Révolutionnaire et Romantique sur instruments d'époque dans le lieu où l'opéra fut créé en 1875, notre Opéra Comique, y participe. L'accent de certains chanteurs ne gêne pas le spectacle qui se passe dans une Espagne d'invention. Sur le grand écran, de tous les opéras de la collection FRA Musica (j'avais déjà reçu Mireille, qui anticipe Jacques Demy, et Didon et Énée, un autre précurseur, pour me remercier d'avoir composé la musique des logos en ouverture de chaque DVD), Carmen est mon préféré, ce qui tombe bien car j'ai toujours été fasciné par le génie de Bizet, compositeur atypique, à cheval sur plusieurs styles, dénigré en son temps, dont les mélodies me trottent régulièrement dans la tête et dont l'argument emprunté à Prosper Mérimée me fait penser à Pierre Louÿs, Josef von Sternberg et Luis Buñuel pour La femme et le pantin.


Trois et six ans après cet article du 28 novembre 2010, j'ai revu Carmen aux Nuits de Fourvière dans le Théâtre Antique, à l'Opéra-Théâtre de Saint-Étienne et au Teatro Olimpico de Rome dans la version de l’Orchestra di Piazza Vittorio. Ma fille Elsa y incarnait "la pure, amoureuse, courageuse, déterminée Micaëla", prénom qui me renvoie à mon amour de jeunesse : "Je dis que rien ne m’épouvante, je dis que je réponds de moi... Mais, j’ai beau faire la vaillante, au fond du cœur, je meurs d’effroi. Toute seule, en ce lieu sauvage, j’ai peur… Mais j’ai tort d’avoir peur…". La troupe dirigée par Mario Tronco avaient même ouvert la saison de l'Opéra de Rome dans les Thermes de Caracalla. À l'Olimpico, le directeur musical, Leandro Piccioni, avait invité Ennio Morricone et sa femme qui étaient assis devant nous. Elsa en était forcément très émue. Pas autant que moi lorsqu'au salut elle entamait a capella The Man I Love de George et Ira Gershwin tandis que défilaient à petits pas la soixantaine de ses collègues...

mardi 11 avril 2023

Pirouette Cacahuète


À propos de ma chronique d'hier lundi sur Thomas Demand en une de Mediapart, mc.gayffier a ajouté sur Instagram, avec son habituelle répartie, "la maison est en carton, les escaliers sont en papier", extrait de la comptine Pirouette Cacahuète. Comme une idée en produit souvent une autre, telle la concaténation du Marabout, je me suis souvenu de mon article du 31 juillet 2010 intitulé Laissez parler les p'tits papiers en hommage à la chanson de Régine que lui a écrite Gainsbourg.

Les collègues de Marie-Laure lui [avaient] offert un magnifique livre pour son départ du collège où elle enseignait [jusqu'alors]. Dès qu'elle me l'a montré j'ai su que c'était le cadeau idéal pour [ma nièce] Estelle dont [c'était] l'anniversaire. Papercraft est un recueil d'objets design et d'œuvres d'art réalisés en papier, rivalisant tous d'invention et renouvelant l'émerveillement à chaque page. Aux 258 pages s'ajoute un DVD avec une partie Rom et nombreuses animations. L'édition anglaise étant essentiellement constituée d'illustrations, les non-anglophones seront peu pénalisés [...].


C'est le genre d'ouvrage que l'on peut ouvrir à n'importe quelle page pour s'entendre s'esclaffer comme si l'on assistait à un feu d'artifices. Je le feuillette pour citer les artistes ou designers que je préfère, mais c'est si varié que la sélection est absurde. La double page ci-dessus montre les performances d'Akatre à Mains d'Œuvres, mais je suis tout autant fasciné par les dentelles de Bovey Lee, les livres taillés dans la masse de Brian Dettmer, les mises en scène de Thomas Allen, les films d'Apt & Asylum, les théâtres de Swoon, les fumées d'Adam Klein Hall, le mobilier de Tokujin Yoshioka, l'univers rose et blanc de Kerstin Zu Pan, les costumes de Polly Verity, etc. [...].

mercredi 29 mars 2023

Cours des séries


Les séries TV devenues légions, la qualité et l'originalité en prennent un coup face à la quantité que proposent les différentes chaînes. Si certaines font passer un bon moment, aucune de celles que j'ai visionnées récemment n'atteint le statut qu'eurent, par exemple, Le prisonnier, Twin Peaks, Six Feet Under, The Sopranos, The Wire, Rome, Mad Men, Fargo, Game of Thrones, Big Little Lies, Peaky Blinders, The Americans ou Le bureau des légendes, à savoir celles qu'on imagine avoir envie de revoir un jour. Ce ne sont pas toutes forcément mes préférées, mais elles ont marqué leur temps. J'ai un petit faible pour des séries moins connues comme Braindead, Happy, Watership Down, les versions originales anglaises de House of Cards ou Utopia. Comme toujours avec un "nouveau" medium, la rentabilité pousse au formatage et à la banalisation. Les épisodes des unes semblent les déclinaisons des autres. La mode des serial killers et des espions finit par me sortir par les trous de nez. Depuis la rentrée de septembre j'ai chroniqué dans cette colonne The Capture, Le temps des framboises, Hot Skull, Slow Horses, Le Seigneur de Bombay (Sacred Games), Dogs of Berlin, Don't Leave Me (Non mi lasciare), The Chestnut Man, Tokyo Vice, Les papillons noirs, The White Lotus, Octobre (Kastanjemanden), Le monde de demain sur lesquelles je ne reviendrai pas. Il s'agit donc cette fois d'un petit tour d'horizon des plus récentes.
Malgré les critiques dithyrambiques sur Esterno Notte, j'ai été extrêmement déçu par la série de Bellocchio dont j'avais beaucoup aimé Il Traditore ; des longueurs qui parlent peut-être aux Italiens, comme tout ce qui touche à leur catholicisme, mais c'est une analyse très pauvre des années de plomb (un atout, il est en accès libre sur Arte.tv comme The White Wall et surtout Blackport, fictions suédoise et islandaise sur fond social et politique). Par contre je partage leur ennui devant Extrapolations, la série qui dénonce/annonce les effets du réchauffement climatique ; rythme raplapla et l'épatante distribution mériterait un bon directeur d'acteurs.


J'ai heureusement apprécié le western anglais The English de Hugo Blick qui avait réalisé l'excellent The Honourable Woman ; scénario original, bonnes interprétations d'Emily Blunt et Chaske Spencer, références au modèle intelligemment utilisées.


Ou encore Daisy Jones and The Six, histoire d'un groupe de rock des années 70 miné, au faîte de sa gloire, par les coucheries et la drogue, inspirée par l'aventure de Fleetwood Mac. Love Me est la troisième mini-série qui m'a surpris, comédie dramatique australienne charmante sur la perte et la découverte d'un amour. Les deux saisons de l'italienne Nero a meta (Carlo & Malik) se laissent regarder si on apprécie les enquêtes policières genre Marleau ! Côté français, j'ai découvert L'agent immobilier qui m'avait échappé ; quatre épisodes totalement barrés, cette mini-série franco-belge ne plaira pas à tout le monde, mais Mathieu Amalric y est convaincant, et c'est amusant. L'affaire d'Outreau est bien menée, entre documentaire et fiction, si on s'intéresse aux évocations d'affaires célèbres. Pour revenir à l'immobilier, mais celui-là sélénique, la science-fiction rétro de Hello Tomorrow est intéressante, mais un peu répétitive, pas à la hauteur de l'énigmatique Severance. La british A Spy Among Friends est pas mal dans sa description quotidienne du milieu de l'espionnage. La troisième saison de Happy Valley conclut laborieusement la série. Il faut attendre le troisième épisode des quatre qui composent la comédie dramatique policière australienne The Unusual Suspects pour que l'intrigue se mette en place. La série Loki se tient mieux que beaucoup de Marvel récents. Il ne suffit pas de se reposer sur un bon scénario et de bons comédiens, le traitement cinématographique est primordial pour trouver grâce à mes yeux, et à mes oreilles dans les rares cas où le son est pensé autrement qu'en appui.


Je reviens sur Blackport, série entamée au début de la rédaction de cet article et excellente surprise. Les 8 épisodes (en accès libre sur Arte.tv) s'appuient sur des faits réels pour une comédie noire (aussi trash que drôle) où les mécanismes sociaux-politiques sont remarquablement traités. Les réalisateurs Gísli Örn Garðarsson et Björn Hlynur Haraldsson, qui viennent du théâtre comme Nína Dögg Filippusdóttir qui tient le rôle principal (et qu'on avait déjà admirés dans Trapped), jouent deux des trois rôles principaux et tous les comédiens sont exceptionnels de véracité. Après le long métrage Woman At War que j'avais adoré, il est intéressant de surveiller ce qui vient d'Islande, des scénarios originaux critiquant intelligemment les ressorts du capitalisme tout en créant des spectacles divertissants.
A part cela, le suspense de Rabbit Hole commence bien ! J'arrête là, parce que j'ai vraiment autre chose à faire qu'à me noyer dans le binge-watching. En cas d'overdose, reportez-vous aux articles de mes autres rubriques !

vendredi 24 mars 2023

La difficulté d'être


Pourquoi n'écris-je pas plus de billets d'actualité, choisissant plutôt de restaurer d'anciens articles qui me tiennent à cœur ? Il est certain que recycler certains textes qui n'ont pas perdu une ride est aussi rassurant que gratifiant. Je les rafraîchis, comme dirait un coiffeur. Mes lecteurs/trices d'il y a dix-huit ans ne sont pas forcément celles/ceux d'aujourd'hui. De mon point de vue, me relire me surprend, et je constate que je suis toujours le même, un peu meilleur, j'espère, grâce à celles et ceux dont j'ai croisé la route. Depuis des années on me suggère de publier un recueil de mes articles les plus intéressants. Comment choisir parmi plus de cinq mille ? Autant m'atteler à un nouvel ouvrage ! Au cours de cette vie bien remplie, j'ai souvent répondu à la commande, au désir d'autrui, quel que soit le support, le moyen d'expression. Il faut déjà que ça sonne. Parfois je n'y connaissais pas grand chose, ainsi il fallut chaque fois inventer pour pallier mes incompétences. On verra bien ce qui se dessine. Au début cela fait peur, et puis, dès qu'on se jette dedans à corps perdu, les solutions se déroulent comme une pelote de laine, comme siphonner un réservoir !
Ces derniers temps j'ai été accaparé par le mixage du disque de rock que je termine pour Nicolas Chedmail, par la lecture de projets en vue d'une bourse accordée par un jury auquel je participe, par mes instruments que je dois sans cesse pousser dans leurs retranchements. Je prépare aussi les prochains "pique-nique au labo" auxquels sont déjà invités Olivier Lété, Violaine Lochu, Tatiana Paris, Hélène Duret, Emmanuelle Legros, Denis Lavant, Lionel Martin et quelques autres formidables improvisateurs/trices d'ici la fin de l'année. Toutes ces activités me permettent de garder un contact social, puisque les propositions se raréfient un peu avec l'âge. Les "clients" meurent, font faillite ou prennent leur retraite. Il faut sans cesse rajeunir ses contacts. On vous oublie si facilement. Détestant les replis communautaires, fréquenter des jeunes de toutes générations m'a toujours paru évident. On comprendra donc que je ne chôme pas, si j'ajoute les disques que j'écoute, les films que je projette, les livres sur lesquels je m'endors, la cuisine que je concocte chaque jour avec la même gourmandise, mes vélos statique et mobile, les ami/e/s qui passent me voir et les tâches ménagères qu'une grande maison sollicite.
Il y a une autre raison qui m'empêche de m'ouvrir complètement sur ce qui me préoccupe. Déjà je ne voudrais inquiéter personne les rares jours où le blues prend le dessus sur le bleu du ciel. De plus, se plaindre n'a rien de sexy. Et puis, il n'y a pas de quoi, du moins à titre personnel. Il n'en va pas de même du monde qui marche sur la tête, des inconséquences des idiots qui nous gouvernent aux guerres stériles dont seules les populations pâtissent, avec le terrible réchauffement climatique qui reste hélas une vue de l'esprit pour la plupart alors qu'il est la menace majeure. Je m'inquiète évidemment pour l'avenir des enfants d'aujourd'hui. Nous avons fait notre temps, or il n'est pas terminé.
J'ai emprunté mon titre à Jean Cocteau, un auteur et un livre qui me sont chers. Les dérives du monde ne me surprennent pas tant j'y vois une poésie de l'absurde. Les ventres vides ne l'entendent pas de ce ton-là. La misère pousse à la révolte. La solidarité à la révolution. En face s'exprime l'arrogance qui de tout temps a sonné le glas de l'oppression. Leur violence ne peut les protéger éternellement. Mon immense tendresse est mise à mal. À cet instant je ne sais plus écrire. Il est tard. C'est flou. Le cri a supplanté les mots.

lundi 13 mars 2023

Sans pète au casque


Sans pète au casque... Mais tout de même j'ai eu chaud ! Embouteillage d'automobiles, de cyclistes et de piétons traversant tous n'importe comment la place Auguste Métivier devant la station de métro Père Lachaise.
Je connais très bien l'endroit pour y avoir eu mes fenêtres pendant treize ans. À cette époque-là il n'y avait pas de couloirs pour les vélos ni de feux tricolores un peu partout. Un jour un hélicoptère a même atterri en son centre pour emporter un grand brûlé. Certains soirs je voyais des noctambules escalader les murs du cimetière. Il paraît que récemment ont été installés des barbelés pour empêcher les rendez-vous nocturnes et les profanations. Où sont passés les chats ? Je me rappelle Zouzou que les mamies considéraient comme le roi de ce petit peuple. Il arrivait aussi que des cortèges de manifestants passent devant chez nous. Lorsqu'Elsa était petite, elle s'en souvient encore parce que c'était le jour de son anniversaire, mais aussi celui de la mort de Jim Morrison, le boulevard de Ménilmontant avait été envahi de jeunes gens qui avaient campé là toute la nuit. Mouloudji et Gotainer habitaient en face et Lucienne, l'adorable fromagère chez qui ils se fournissaient comme nous tant elle connaissait son métier, votait Arlette Laguiller. Mais la place a changé. Tout comme Paris s'est transformé depuis que j'ai déménagé de la rue Vivienne à la rue Léon Morane (devenue rue des frères Morane), puis à Boulogne à deux pas de la Porte de Saint-Cloud avant d'enfin revenir à ma ville natale place de la Butte aux Cailles lorsque ce quartier était encore populaire. C'est comme si nous avions chaque fois fui les arrondissements avant qu'ils ne deviennent bourgeois. Cela n'a rien d'étonnant vu les revenus de mes parents puis les miens pendant longtemps. Le plus gros changement fut l'obligation de rouler phares allumés, jusque là Paris portait merveilleusement son nom de ville lumière ; en en rajoutant, certes pour éviter quelques écrasements de passants, l'afflux l'a éteinte, faisant disparaître ses ombres mystérieuses.
Or jeudi dernier vers 17h j'ai fait comme tout le monde en tentant de rejoindre l'avenue de la République depuis l'avenue Gambetta. Au moment où j'allais emprunter la voie vélo j'ai vu arriver en trombe un cycliste à la monture très large qui roulait objectivement comme on fait lorsqu'on veut que tout le monde s'écarte sur son passage. J'avançais tout doucement, mais j'ai tout de même freiné pour le laisser passer alors que je devais me glisser dans l'espace étroit où s'interrompt la petite bordure qui délimite la voie vélo. Je hais ces longs monticules particulièrement dangereux, préférant largement prendre des rues sans protections, mais permettant plus facilement d'éviter les nouveaux chauffards que sont cyclistes et trottineurs. Je ne sais pas ce que j'ai fabriqué, un coup de guidon ou heurté cette bordure, je suis tombé sur le côté droit. Ma tête a heurté le trottoir. La cagoule et le casque que je portais m'ont sauvé tant le choc était violent. En plus, en ce moment j'ai des cheveux ! J'ai eu le temps de voir le cycliste brutal s'arrêter, se retourner et filer à l'anglaise pendant que deux Africains prévenants m'enjoignaient de ne pas me relever. Je les ai rapidement rassurés. Bizarrement je saignais du pouce gauche sous mon gant de cuir déchiré. Ni ma monture ni mes vêtements n'étaient esquintés, mais je sentais le coup sur ma tempe. Après un temps de respiration j'ai repris délicatement ma route vers le Centre Jacques Bravo où Linda Edsjö présentait son solo In This House, spectacle tout frais construit de bruits et de douceurs. Entre temps j'avais traversé une manif boulevard Magenta où les flics étaient plus nombreux que les manifestants, sans compter les cars planqués dans les rues adjacentes. Le lendemain mes courbatures étaient évidemment extrêmement douloureuses et invalidantes, et le surlendemain pas moyen de lever les bras. Si on me crie "haut les mains !" je suis mort. Rendez-vous est pris avec mon ostéo que j'avais justement consulté la veille ! J'en vois deux qui se marrent. Mais franchement, je le dis à tous mes ami/e/s : ne pédalez pas sans casque, même pour faire cent mètres. Pascal s'était retrouvé à l'hôpital le seul jour où il l'avait laissé chez lui, et je connais maintenant une dizaine de proches qui ont été accidentés. Le port du casque fait toute la différence.

vendredi 10 mars 2023

Pornographie du direct


Je pense évidemment à France, le dernier film de Bruno Dumont, en relisant mon article du 28 août 2010...
Heure de la sieste. Allongé sur le dos. Testant les chaînes TV sur mon nouvel iPhone je tombe par hasard sur la prise d'otages de Manille diffusée en direct sur Euronews. Séquence pornographique. Extrême violence du voyeurisme. Suspense de l'absurde. Un ancien officier de police, viré deux ans auparavant, s'est engagé dans cette entreprise suicidaire et criminelle pour demander sa réintégration ! Ce genre de coup de folie découle directement de l'écho médiatique qu'il est susceptible de rencontrer. La presse est complice. Tout a commencé dix heures auparavant, mais je ne regarde que le dénouement. Les commentaires des deux présentatrices sont ce qu'il y a de plus déprimant, parce qu'ils démontrent l'inanité de la télévision, son absence de regard. Traduisant servilement le prompteur en bas de l'écran et tentant maladroitement de comprendre les images depuis Bruxelles, les deux prétendues journalistes ne font que répéter avec un léger délai ce que n'importe quel spectateur est capable de voir, à condition de lire l'anglais, certes. Il y a bien des psychologues pour s'occuper des rescapés, ne devrait-il pas y en avoir pour nous accompagner ? Ne sommes-nous pas aussi les otages de cette société du spectacle ? Puisque c'est ainsi on pourrait imaginer d'autres compétences pour suivre l'action. Qu'est-ce qui peut pousser un individu à un tel désespoir ? Quels processus névrotiques poussent les prisonniers, les employés de France Telecom (l'autre nom d'Orange !), les forcenés, à se suicider, voire entraîner avec eux une quinzaine de touristes hong-kongais ? Pourquoi les cameramen cadrent-ils de telle ou telle manière ? Sur place, c'est le cafouillage le plus complet. Il pleut à torrent. Les parapluies obstruent les objectifs. La foule se presse. Au cours de l'assaut du bus immobilisé on entend plusieurs fois des gens rire. Qui sont-ils ? Comment une journaliste se retrouve-t-elle avec la responsabilité de devoir tenir en haleine les téléspectateurs tandis qu'il ne se passe rien à l'image ? Quel est son parcours professionnel ? Comment le preneur d'otages a-t-il choisi ses victimes ? Il semble qu'il ait relâché les enfants et les vieux. Mais ensuite ? Quelle marche de manœuvre a celle ou celui qui est en joue devant un M16 ? Comment sont formés les policiers pour résoudre ce genre de drame ? Quel degré de sophistication possèdent leurs armes ? Passé le fait divers, de quel malaise est-ce le symptôme ? Depuis le passage à l'acte de l'assassin jusqu'à l'absence de recul criminelle de la télévision, que nous inspire la société que nous avons façonnée, que nous le voulions ou non ? Jusqu'à quelles extrémités sommes-nous prêts à aller ? Comment évaluer notre degré de complicité ? Décidément, la bande-son de ce reportage manquait fatalement de profondeur... Je m'emporte probablement parce que je ne regarde jamais la télévision. Mais la presse écrite vaut-elle guère mieux ?

mercredi 1 mars 2023

Partout j'écris ton nom


Écrire, toujours écrire. Chaque jour, tous les jours. [C'était le 10 juillet 2010.] S'il n'y avait qu'ici, mais là aussi. [Aujourd'hui.] Jouer avec les mots ou les sons échappe aux lassantes habitudes. Mon amour pour l'écriture finit par se savoir. En vérité, j'improvise. Ma main ne m'obéit même pas. Elle revnerse les lettres. Sommes-nous tous dyslexiques ? Les idées tricotent. Les bulles de savon éclatent en frôlant la portée. Les clefs perdues, je rentre par la fenêtre. L'assurance se nourrit de la commande. Courte, elle se construit phrase après phrase. Conséquente, l'intro - trois parties - conclusion mène le bal. Ça sonne aux abonnés absents. Le regard perdu sur la ligne bleue des Vosges. Oiseaux devant, oiseaux derrière, peu d'automobiles, autant d'avions, insecte, un autre, encore... Dix lignes pour hier soir, quatre ou cinq feuillets pour très vite, le nouveau projet pour la semaine prochaine, les comptes, les chèques, signer ou faire signer ? Je passe d'un clavier à un autre. Le merle est revenu. À l'instant ! C'est la fête. Je me demandais.


Si Vincent Segal ne m'avait pas raconté qu'il adorait Fra Angelico, lui aurais-je proposé d'enregistré le playback du Couronnement de la Vierge ? Sur la basse recopiée trois fois, il ajouta la seconde voix. Je n'aurais plus qu'à poser un instrument à vent sur la corde à linge de ses violoncelles. À la recherche de trompettes célestes, j'ai ressuscité le bugle de Bernard Vitet cryogénisé il y a plus de vingt ans dans le S1000 [cassé depuis, je l'ai fait tomber]. Différents timbres. Mes mains font ce qu'elles peuvent. Je ne pense qu'au sens, à l'émotion que la scène me procure. Enregistré dix prises successives, pratiqué des élisions chirurgicales jusqu'à ne garder que l'essentiel. Sonia y entend de la bienveillance. C'est ma manière de traiter avec le sacré. Idem avec La Vierge aux rochers de Vinci. J'ai demandé à Elsa de la jouer comme Edith Scob dans La voie lactée de Buñuel, comme si elle chantonnait en faisant la vaisselle. "Ne te rase pas mon fils, la barbe te va si bien !". Elle est tendre avec les bambins, bienveillante. Un coup de vent, un ru, je noie sa voix dans l'écho de la grotte (et non pas...). Je n'ai pas pu m'en empêcher. Comme l'illustration de l'article !


Traiter avec l'histoire de la peinture, c'est se coltiner un paquet de bondieuseries. Sans foi, on s'invente sa loi. Pour y arriver, je me glisse souvent dans la peau de l'artiste, je pense à son salaire, au délai qu'il lui fallut respecter, au refus de ses commanditaires, au scandale que sa plume ou son pinceau provoquèrent... À condition de pouvoir jouer sur les deux tableaux, auteur ou sujet, le système d'identification fonctionne aussi bien en musique qu'au cinéma ou au théâtre. Je prends l'accent de mes modèles pour voyager dans le temps.

mardi 14 février 2023

(Tapage) Nocturne par Birgé et Segal


L'article du 12 juin 2010 évoque la séance qui marqua le début d'une nouvelle époque où j'assumai de ne plus être "un drame musical instantané". Une page de 32 ans se tournait. C'est le premier index de ce qui deviendra Pique-nique au labo, rencontres régulières avec des improvisateurs enregistrées et publiées aussitôt en albums virtuels sur drame.org. Un double CD en témoigne, bientôt suivi par un deuxième volume courant 2023. C'est aussi un des premiers jalons de notre collaboration avec Vincent Segal et de notre longue amitié. Les photos avaient été prises par le regretté Bruno Riou-Maillard, l'assistant de Bruno Letort. La session est accessible gratuitement sous le titre Comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie !

La radio nous permet de vérifier que nous sommes sur la même longueur d'ondes. La Passion du Vinyl avait été une performance, un jeu de réminiscences, une action-music à deux voix. Cet échange valide nos cordes sympathiques en jouant sans images. Le producteur Bruno Letort n'aurait pu en avoir l'initiative sans avoir entendu parler de notre visite-concert de l'exposition Vinyl à La Maison Rouge. Il n'avait pas vu le film tourné par Françoise Romand. Mais l'idée du duo lui avait plu. Attraper Vincent Segal entre deux trains lui semblait une épreuve. Le violoncelliste et moi avons instantanément sauté sur l'occasion. Sans n'avoir jamais répété ensemble, nous nous étions promenés parmi les pochettes de disques de la collection Schraenen. Sans n'avoir jamais répété ensemble, nous avons hoché la tête pour dire que oui, nous étions prêts. L'enregistrement tournait.
Tout était très doux. Comme la nuit. Nous avions passé deux heures à brancher la mixette, mais surtout à ne pas réussir à récupérer France Musique dans mon ordinateur. Question de câbles, d'asymétrie, d'impédance. Tant pis, fit Vincent, on fera sans. J'acquiesce. Ce n'est pas grave. Je voulais transformer le son de la modulation de fréquence en temps réel, comme dans les années 70 lorsque je montais en direct mes radiophonies. Il est comique de voir tout ce monde penché sur la question sans qu'aucun stress ne s'en dégage. Nous nous lançons donc dans une suite de mouvements courts dont la conversation est le fil rouge, avec en option majeure une ambiance acoustique à ce nocturne "tapageur".


Tapage nocturne est le nom de l'émission de Bruno Letort qui [passait] le dimanche à minuit sur France Musique. Plutôt que jouer aux casques, Vincent Segal proposa de ne pas amplifier son violoncelle tandis que je diffusais le son de mes machines au travers de deux enceintes, à une puissance acoustique s'entend. Tendre l'oreille, être sans cesse à l'écoute, nous réalisons que "nous" jouons ensemble, avec nos instruments relégués à leur rôle d'instruments. D'habitude, si nous sommes amplifiés ou lorsque nous nous coiffons d'un casque, ce sont nos sons qui jouent ensemble, pas nous.
La palette de Vincent me fait penser à un mobile de Calder. Chaque élément a sa forme, son timbre, et l'œuvre n'est équilibrée que par l'audacieuse composition qui l'unifie. Il alterne pizz et archet, joue plusieurs mélodies simultanément, écrase les accords ou rythme l'inexorable pulsion qui nous amène jusqu'à ce dimanche minuit, puisque ces compositions "instantanées" ont été mises en boîte il y a quelques jours. Débarrassé de mes claviers, je joue du Tenori-on sur lequel j'ai ajouté deux banques de sons personnels (la voix d'Elsa enfant et les percussions échantillonnées de mon VFX), ainsi que de la Mascarade machine, l'application conçue avec Antoine Schmitt pour notre duo ensemble. L'instrument constitué d'un ordinateur portable avec webcam et, par extension d'un spot et d'un NanoKontrol, est une sorte de Thérémine du XXIème siècle que l'on contrôle en bougeant les mains à la manière d'un montreur de marionnettes à gaine. Je fais l'appoint avec ma trompette à anche, une varinette et un appeau. Notre musique de chambre se joue d'une jeune complicité où chacun réagit au doigt et à l'œil. [...]

mardi 24 janvier 2023

Plus fort que la Légion d'Honneur


Jeudi à 14h précises [l'article original date du 26 juin 2010] ma pâte à prout est officiellement entrée dans les collections du Musée des Arts Décoratifs et, par là même, dans les Collections Nationales. Passée devant la commission, je ne sais pas si c'est la petite ou la grosse, elle portera donc un numéro d'inventaire commençant par 2010 sous le nom de Noise Blaster (ou encore pâte à pet, boîte à pet, boîte péteuse). Je l'avais achetée chez Hanley's à Londres en 1995 pour 4 £. Elle avait été exposée l'année dernière pendant cinq mois à "Musique en Jouets" dans une des ailes du Louvre qui héberge les Arts Décoratifs. Je n'ai pas gardé de photographie et j'ai racheté la semaine dernière à Toronto une pâte à prout toute neuve intitulée cette fois Wind Breaker. Ce produit a tendance à se rétracter et à sécher au fil des années. Pour qu'elle fonctionne au mieux, il est nécessaire qu'il y ait un maximum de pâte lorsque l'on y enfonce les doigts après avoir créé une poche d'air au fond du gobelet. Mais la réputation de cette matière est parfois usurpée, sa mollesse l'empêchant de s'en servir comme cale. Sur la boîte de ma pâte fraîche, il est stipulé qu'elle ne peut être utilisée à l'église, ni en classe, ni en réunion de famille. Sous son nom, on peut lire "Hearing is Believing" (L'entendre c'est y croire !).
Le même jour, sont entrés dans les Collections Nationales un lapin Nabaztag, donateurs Antoine Schmitt et moi-même, ainsi qu'un piano Michelsonne de Pascal Comelade, plusieurs boîtes à musique, des Playmobil et leurs variations tchèques, des Igracek, soit une infirmière et un ouvrier. À côté de l'objet du délit j'ai photographié un coussin péteur bien que dégonflé, ce qui n'est certainement pas le cas de Dorothée Charles qui a soutenu avec passion la donation de ma pâte à prout, grâce lui soit rendue !

mardi 17 janvier 2023

Au pied des Appalaches


Il était moins une que je ne vois rien des Appalaches. Dimanche après-midi, Suzanne me propose de me montrer la Petite Suisse avec son char. Certains disent que ce nom vient du paysage, d'autres parce que de nombreux Suisses ont acheté des entreprises dans cette région où semble régner la prospérité. Nous n'avons jamais vu de notre vie autant de voitures de sport décapotables, des rouges, des jaunes, des oranges, des roses, des blanches, des grises, des noires, des vertes et des pas mûres, toutes lustrées comme si elles sortaient neuves du garage, pareil avec les Harley customisées à mort, le tuning étant une coutume locale quel que soit le véhicule ! Chaque fois qu'on nous emmène, le conducteur ou la conductrice s'excuse que son automobile est sale sous prétexte qu'il y a trois brins d'herbe sur le tapis de sol ou un peu de poussière sur le tableau de bord. La richesse apparente provient aussi des industries agricoles qui polluent les sols et des bourgeois de Montréal venus s'installer à la campagne, à seulement une heure trente de route. Dans ce qu'on appelle aussi le Petit Montréal les fils et filles à papa montent et descendent le boulevard Notre Dame Est pour faire admirer leur bolide ronronnant. Pendant les six mois d'hiver, l'auto cède la place à l'écran géant vidéo. Pourtant la misère existe, un tiers de la population est en difficulté, sans évoquer les Amérindiens dans une situation catastrophique. L'itinérance se réfère aux SDF, mais elle est camouflée. L'errance est plus sporadique. Ce sont les termes que Suzanne emploie pour parler du travail qu'elle quitte pour aller vivre dans une des îles de La Madeleine, vers St-Pierre-et-Miquelon. Dans la formidable coopérative bio dont elle est présidente, certaines herbes sont notées "non irradiée" et son jardin rassemble 70 espèces de plantes médicinales. L'ambiance aseptisée de la petite ville contraste avec certaines aberrations comme l'égout à ciel ouvert de petites communes proches dans la montagne. Pendant tout notre séjour nous n'avons vu absolument aucun téléphone portable. J'ai raté deux concerts pour descendre à la rivière que surplombe la maison de Guylaine Walsh. Elle coud à la main de ravissants chapeaux-cloches avec des matières recyclées, essentiellement des cravates d'hommes. La récupération préoccupe les écolos du coin, berceau du mouvement. Le soir, nous rentrons à Victoriaville pour le concert de Catherine Jauniaux, Malcolm Goldstein et Barre Phillips suivi de celui de l'octogénaire Bill Dixon avec, entre autres, quatre trompettistes. La voix de Jauniaux se fond aux cordes frottées et Tapestries for Small Orchestra m'emporte délicatement dans les bras de Morphée. Nous devons rejoindre Montréal pour nous envoler en fin de journée, mais avec le décalage horaire nous ne serons à Paris que lundi matin.

Article du 23 mai 2010

mardi 10 janvier 2023

Le pendule de Foucault


Ma mère me demandait ce que je faisais. Je répondais "je rêve". J'y passais des heures. Les pieds sur le bureau, les coudes sur la table ou les yeux au plafond. Depuis toujours, mon travail est le fruit de ces moments hallucinatoires où je me projetais dans l'espace et dans le temps. Je rêvais du cosmos, je rêvais de la Terre, je rêvais de maisons utopiques où il ferait bon vivre, je rêvais de musique, je rêvais de lumière, je rêvais à quoi rêvent tous les petits garçons épris d'encyclopédisme et, plus tard, de ce qui anime les adolescents pubères. La science était revêtue des habits de la poésie et les machines qui ne servent à rien s'accumulaient sur les étagères ou dans mes petits cahiers. Si je n'ai jamais connu de crise mystique, mes interrogations sur l'origine du monde me donnaient le vertige jusqu'à la nausée. La mort prenait sa source à l'endroit du big bang, ma microscopie tendant vers moins l'infini m'aspirait dans l'abîme. Le plancher des vaches recouvert de bitume était plus rassurant. En visitant la Chapelle du Musée des Arts et Métiers, j'ai retrouvé le Meccano de mon enfance, les premières automobiles et les avions accrochés au plafond comme autant de modèles agrandis des maquettes que je ne saurai jamais terminer, faute de patience ou par manque de pouvoir évocateur qu'ils représentaient face aux idées se bousculant sous ma boîte crânienne. Dans l'opéra de Schönberg, ma sympathie va évidemment à Moïse plutôt qu'à Aaron ! Grand amateur d'expériences en tous genres, j'étais heureux de voir osciller le pendule de Foucault, vérifiant que "pourtant elle tourne" ! Nous l'observâmes aussitôt arrivés en Afrique du Sud où nous étions partis en tournée pour le Centenaire du Cinématographe en 1995, penchés au-dessus de la cuvette des toilettes pour admirer la spirale inversée de l'écoulement de l'eau. Non, définitivement, je n'effectuerai jamais totalement ma croissance.

Article du 14 mai 2010

vendredi 6 janvier 2023

Michael Snow a rejoint la Région centrale


J'étais étudiant à l'Idhec quand Jean-André Fieschi nous a projeté La région centrale dans la salle de projection au sous-sol du Théâtre du Ranelagh. La salle s'est vidée au fur et mesure des trois heures du film de Michael Snow. Nous étions quatre à la fin : JAF, mon camarade Bernard Mollerat et la monteuse Geneviève Louveau, naturellement défoncés. Quand la lumière s'est rallumée, je m'attendais à me retrouver en haut de cette montagne canadienne de l'autre côté de la porte de la salle. Ce fut une expérience inoubliable qui allait changer ma perception du monde.
J'ai assisté ensuite à toutes les projections de l'Anthologie du Cinéma Expérimental, rue Berryer je crois, en particulier pour les autres films de Michael Snow dont Wavelength, Back and Forth... Il y en aura beaucoup d'autres, mais nous n'étions encore qu'en 1972, il y a exactement un demi-siècle.
J'ai sauté sur l'occasion lorsque j'ai déniché le double vinyle Musics for piano, whistling, microphone and tape recorder, le CD The Last LP, le DVD-Rom Digital Snow et, mon préféré, le livre Cover To Cover, chef d'œuvre graphique absolu, acheté directement à l'auteur grâce à Bernard Eisenschitz.
Pour les amateurs de jazz, je rappelle que la musique du film New York Eye and Ear Control tourné en 1964 est d'Albert Ayler, Don Cherry, John Tchicai, Roswell Rudd, Gary Peacock et Sunny Murray !


Lorsqu'avec Antoine Schmitt nous avons monté l'opéra Nabaz'mob à Toronto (Luminato) en 2010, Atom Egoyan nous a présentés à Michael Snow et nous sommes allés l'écouter en concert, de la musique électronique en duo avec le jeune Mani Manzoni, et j'ai pu lui poser les questions qui me tarabustaient depuis 38 ans ! Je ne vais pas évoquer toutes les expositions, mais Michael Snow interrogeait à la fois le médium et le sujet, une manière de regarder le monde sous un angle totalement inédit.
Si vous trouvez une copie de Cover To Cover à un prix abordable, n'hésitez pas une seconde, c'est un film en papier qui se déroule à la vitesse du lecteur.
Je suis très triste aujourd'hui. Michael Snow, peintre, sculpteur, cinéaste, photographe, plasticien et musicien, était un de mes héros. Il n'en reste plus beaucoup de vivant. Il avait tout de même 94 ans.
Beaucoup d'infos ici dont téléchargement gratuit du livre de Martha Langford.

La mutation d'une ville


Comme je vis depuis 22 ans au même endroit, je peux apprécier cette histoire dans sa réalité quotidienne. Dans mon quartier jadis populaire, les vieux sont morts les premiers, puis leurs femmes ont vendu à des jeunes de milieux aisés, essentiellement des artistes, des médecins, des Parisiens qui désiraient plus d'espace et de meilleures conditions de vie. Nous sommes juste de l'autre côté du Périphérique, il fallait faire le saut, mais Paris est au bout de la rue. La moitié des commerces ont disparu, mais il en reste suffisamment pour que nous n'ayons pas besoin de voiture pour faire nos courses. Les industries ferment les unes après les autres, mais les restaurants sont encore pleins à midi. La Mairie de Bagnolet a favorisé les projets immobiliers qui rapportent des taxes foncières permettant d'éponger l'énorme dette dont la ville s'est affublée de manière délirante. Il n'y a aucun souci d'urbanisme. Cela part dans tous les sens. Il y a même un endroit où les balcons face à face se touchent presque. Notre quartier, préservé, est aujourd'hui très recherché. C'est le futur vingt-et-unième arrondissement ! Le laisser-aller a des avantages comme nous laisser peindre nos façades de couleurs vives, ensoleillant la grisaille. Les habitants ont végétalisé leur environnement autant que possible. Et comme dans le livre chroniqué le 2 mai 2010, le Périphérique a été recouvert par des jardins...

Tôt ce matin-là j'ai grimpé sur une échelle pour photographier les huit planches d'un classique de l'illustration daté de 1976 que j'avais étalées par terre. Chaque planche de 85x31cm de La pelle mécanique ou La mutation d'une ville montre les changements architecturaux d'un quartier de 1953 à 1976 tels qu'imaginés par Jörg Müller à partir de 800 diapositives réalisées à Hanovre, Zurich, Bienne, etc. L'étude urbanistique qui traverse les saisons met en scène une foule de petites scènes anecdotiques offrant au lecteur une forme originale de bande dessinée où l'enfant peut découvrir comment la vie des habitants suit celle de leur ville. Au fur et à mesure des années, les travaux s'accélèrent, une ligne de métro est creusée et un échangeur d'autoroute finit par tout envahir à l'exception d'une maison typique transformée en Grill Corner. Ce sont évidemment les innombrables détails qui donnent tout son piment à l'entreprise, souvent critiques, tendres ou amusants, là où ma photo ne fait que survoler le plan moins bien que Google Earth !
L'idée m'est venue lorsque Marie-Laure m'a appelé hier soir pour savoir si je pouvais lui prêter quelques ouvrages ayant trait à la ville. Elle cherchait les films Metropolis, L'homme à la caméra, West Side Story, Play Time, et la musique de Gershwin, Un Américain à Paris, où l'on entend quatre klaxons de taxis parisiens. Je lui conseillai également les CD City Life de Steve Reich, Fenêtres sur villes de Louis Dandrel, le magnifique coffret sur l'avant-garde russe où figurent entre autres la Symphonie du Dombass de Dziga Vertov et la Symphonie de sirènes d'Arseny Avraamov, ainsi qu'une bande dessinée sur l'architecture éditée par l'ESA. Pouvoir répondre à mes amis à la recherche de tel ou tel document justifie le temps passé à accumuler tous ces trésors. Mes archives que j'assimile à des instruments prennent ainsi tout leur sens.

jeudi 5 janvier 2023

Les plastiques de Toxic Rice


Après treize mois de délai pour le pressage, les vinyles Toxic Rice sont finalement arrivés, tout beaux, tout neufs. La pièce d'Un Drame Musical Instantané intitulée Très toxique occupe la face A. Je l'ai enregistrée le 21 décembre 1976 au Studio GRRR qui était alors situé 7 rue de l'Espérance dans le 13e à Paris, sur la place de Butte aux Cailles. Il se situe donc entre Défense de de Birgé Gorgé Shiroc et Trop d'adrénaline nuit, le premier album du Drame. Cela faisait seulement quelques mois que nous avions entamé cette aventure qui allait durer près d'un demi-siècle ! Il possède la même énergie que le vinyle Avant Toute de Birgé Gorgé publié par Souffle Continu et rappelle Trop d'adrénaline nuit par l'usage des bandes de films. Francis Gorgé est à la guitare électrique. Bernard Vitet joue de la percussion, des appeaux, du sax alto, de la trompette à anche, du violon et du frein. Je tiens le synthétiseur, un ARP 2600, diffuse les enregistrements sur cassettes, passe au sax alto, à la flûte, aux trompes, à la percussion, à la guitare, à la mandoline et au frein !


J'analyse Es gibt Reis ! du Kommissar Hjuler und Frau, enregistré le 14 octobre 2021, comme un hommage très godardien au Drame. Sur la face B, le couple, adepte du mouvement Fluxus, glisse de voix saturées à des musiques de genre ou une course poursuite automobile jusqu'à l'accident fatal. Je ne comprends pas la plupart des dialogues qui sont en allemand, mais c'est très roots et plutôt excitant. Tout cela est totalement zinzin et l'album 33 tours 30 centimètres porte bien son qualificatif toxique. Sur le disque noir ne figure aucune inscription, mais chaque exemplaire est numéroté.


Comme si cela ne suffisait pas, le Kommissar Hjuler und Frau qui publient à tour de bras des vinyles aussi délirants les uns que les autres ont choisi de sortir des versions plastiquement uniques, soit sous forme de collages en relief (de repas), notes tâchées sur des comptoirs de café, soit accompagnées d'une vitrine où est enfermée un bouteille de whisky brisée.





Le disque est vendu sous une pochette blanche ornée d'un Polaroïd comme ceux collés à l'intérieur des vitrines, fausse référence à l'un ou plusieurs musiciens du Drame. Le label Psych.KG m'a même envoyé un exemplaire (unique) avec un vrai passeport (forcément périmé) !



N'étant pas un expert du marché de l'art ni du Wurst, vous comprendrez que je suis un peu perdu au milieu de tout cela. Le site Discogs répertorie en tout sept versions de Toxic Rice, alors que j'en perçois ici déjà trois, et qu'il serait même question d'une huitième où ne résiderait que la face du Drame, mais ça c'est une autre histoire ! C'est qu'il y en a pour tous les prix (de 25 à 70 euros sang le porc). Si vous êtes fan du Drame, n'hésitez pas, Très toxique est un morceau de choix de 19 minutes, de la viande maturée à souhait, malgré cela impropre à la consommation, car même si elle a été conservée en chambre froide, elle a tout de même 47 ans. L'objet est visible au Studio GRRR à Bagnolet et au Souffle Continu, rue Gerbier à Paris.

jeudi 8 décembre 2022

Surtout pas Fedex


Les entreprises dans leur routine font parfois preuve d'une telle mécanorigidité qu'elles sombrent dans une incompétence incommensurable qu'aucun humain, fut-il le pire imbécile, ne saura jamais égaler. On nage alors dans le vaudeville kafkaïen qui mérite qu'on en rit plutôt qu'on en pleure. On raconte d'ailleurs que Franz, juché sur un tabouret, avait du mal à lire à haute voix son Château tant son roman le faisait se bidonner. La mésaventure dont sont aujourd'hui victimes certains clients de Fedex explique ainsi pourquoi je n'ai jamais reçu un instrument de musique envoyé d'Allemagne et arrivé en France près de chez moi, malgré mes doléances dûment formulées. L'entreprise américaine spécialisée dans le transport international de fret qui avait égaré mon colis ne s'expliqua ni ne s'excusa jamais. La taxe douanière avait même été réglée, ce qui ne m'empêcha pas de faire le deuil de cet achat réalisé deux ans plus tôt sur KissKissBankBank. Pour avoir subi les affres des transports routiers et aériens lorsque nous tournions avec Nabaz'mob, notre opéra pour 100 lapins connectés, je sais à quel point les chauffeurs sont doués de fantaisie ambulatoire...
Il y a donc une dizaine de jours fut livré à mon domicile un très lourd carton qui ne m'était pas destiné. Je m'en ouvris au livreur qui me montra une étiquette avec mes nom et adresse collée sur le colis. À l'intérieur étaient empaquetés des centaines de tubes stériles destinés à recevoir l'ADN de personnes en quête de leur passé. Ayant répété plusieurs fois la cérémonie consistant à tchater avec une personne prénommée jusqu'à ce que la communication soit interrompue, je décidai de ne pas recommencer à donner mes coordonnées et celles chiffrées du paquet. J'envoyai un mail à l'expéditeur aux États-Unis et au destinataire en Inde, au Bengalore. Vous vous demandez avec justesse comment ces éprouvettes avaient traversé les barrières douanières pour atterrir chez moi, alors que je me fais taxer systématiquement lorsque je reçois des objets hors communauté européenne. Le pompon revient à la réponse de Fedex : "Cher Monsieur Birgé, nous sommes désolés que le traitement de votre commande n’ait pas suscité votre entière satisfaction. Nous avons le regret de vous informer que Fedex France ne peut pas gérer votre situation, votre colis provient de 2 pays dont aucun n'est la France. Veuillez contacter l'un des deux pays concernés par votre colis...". J'ai répondu que ce n'était pas mon colis et tutti quanti, reçu une réponse d'excuse du transporteur et c'est reparti pour un tour. La même lettre idiote automatique resurgit une semaine plus tard. De nouveau des excuses. J'ignore quoi faire, le destinataire et l'expéditeur ne s'étant pas non plus manifestés. Mettre tout cela à la poubelle au lieu de passer des heures à régler un problème auquel je suis totalement étranger ? C'est tentant. Ce qui est sûr, c'est d'éviter consciencieusement un transporteur injoignable, et celui-ci en particulier. Malgré toutes les attentes, Colissimo était jusqu'ici le service le plus fiable, la Poste elle-même n'étant plus à la hauteur de sa réputation passée. Si je me réfère à mes expériences passées, GLS m'en a fait voir aussi de toutes les couleurs. Quant au transport de voyageurs vous avez probablement apprécié le foutoir de la SNCF. Mais là c'est probablement une manœuvre pour dézinguer le service public et le vendre au privé. Privé qui marche sur la tête, on l'aura compris, nous sommes loin de la promptitude et de la probité de ce qu'étaient les PTT. Ce ne sont plus des services, mais des échanges commerciaux. Le monde tourne au vinaigre. Comme la Sécurité Sociale devenue l'Assurance Maladie. Au moins là les mots sont explicites.

vendredi 2 décembre 2022

L'aventure cinématographique de la Croisière jaune


Lorsque j'étais petit nous pouvions encore rêver de découvrir des territoires inconnus, des îles au trésor, des peuplades isolées. Nous imaginions l'ailleurs en pirogue et le futur à la lecture des romans de Jules Verne. Mais le monde a changé, beaucoup trop vite. Les satellites ne laissent aucun espace de liberté à nos divagations. Wikipédia répond à la moindre recherche, même si l'encyclopédie contributive est aujourd'hui prise d'assaut par des politiques manipulatoires et les grosses entreprises capitalistes qui y diffusent leur storytelling. Dans les endroits les plus reculés de la planète les gens n'ont parfois rien d'autre qu'un téléphone portable. Regarder la croisière jaune représente d'autant plus un choc que les constructions extraordinaires filmées par André Sauvage ont probablement été détruites depuis l'expédition qui se déroula du 4 avril 1931 au 12 février 1932. Une chance aussi que le cinéma soit devenu sonore il y a peu. Le film est une mine pour les ethnologues, mais aussi pour les ethnomusicologues, et les chorégraphes. J'ai déposé une copie 16 mm de la croisière noire à la Cinémathèque Robert Lynen qui a participé à cette édition fabuleuse réalisée par Carlotta. André Citroën avait déjà financé celle-ci en 1924-1925. Avec ses expéditions incroyables le constructeur automobile faisait évidemment la promotion de son industrie. Les commentaires ne sont pas exempts de colonialisme et de paternalisme français, voire de racisme si je me souviens du film sur l'Afrique. Le drame est que Citroën a spolié Sauvage de son film en confiant le nouveau montage à Léon Poirier qui n'était pas de l'expédition, mais avait réalisé La croisière noire. Sauvage ne s'en est jamais remis. Citroën trouvait qu'il ne mettait pas assez en valeur ses automobiles.


Il est donc fort intéressant de comparer les intertitres du document muet L'autre croisière d'André Sauvage (1h49) avec le commentaire de La croisière jaune (1h46). Ou encore la flopée de suppléments, courts métrages sur l'Indochine, l'Afghanistan, la Perse, etc. Il existe même une version courte réalisée par Albert Radenac sortie en 1973 (18') avec la musique de Prokofiev, mais celle de Sauvage avec la musique de Maurice Jaubert est hélas définitivement perdue. Il n'empêche que le film en l'état, augmenté de tous ces bonus, est absolument fascinant. L'équipée, composée de techniciens, mécaniciens, opérateur radio, naturaliste, médecin, artiste peintre, écrivain, historien, archéologue, photographe et cinéaste, doit faire face aux accidents du terrain, aux conflits locaux, au climat terrible, et le convoi réussit à traverser le Moyen Orient, l'Himalaya, le désert de Gobi... Pas tout à fait puisqu'ils doivent abandonner leurs quatorze autochenilles et retrouver, de l'autre côté des montagnes tibétaines, un autre convoi parti à leur rencontre depuis Pékin ! Georges Marie Haardt, qui dirige l'équipe partie de Beyrouth, mourra d'une double pneumonie à Honk Kong le 16 mars 1932, tandis que Victor Point, qui dirige celle partie de Tianjin, se suicidera, le 8 août de la même année, au retour de l'expédition, par désespoir amoureux pour l'actrice Alice Cocéa, en se tirant une balle dans la bouche, dans une barque avec elle. Ces deux drames me font penser à la mort accidentelle de Murnau, le 11 mars 1931, une semaine avant la première de Tabou tourné à Bora-Bora.
Le livre de 396 pages, merveilleusement illustré, où sont insérés DVD et Blu-Ray, est fabuleux car il contient le journal de voyage d'André Sauvage, tiré de sa correspondance avec sa femme, annoté et commenté par Béatrice de Pastre. C'est un humaniste sensible, ouvert, à l'écoute du monde. Ses missives sont un vrai bonheur. J'aurais aimé le rencontrer. Il faut que je retrouve mon DVD de ses Études sur Paris tournées en 1928. Entre la vision de Sauvage et celle de Poirier, c'est le grand écart. Pas étonnant que le grand patron de l'automobile ait viré l'un pour l'autre. En 1933 Jacques Prévert écrira le corrosif poème Citroën pendant la grève qui dura plusieurs mois.

L'aventure cinématographique de la Croisière jaune, coffret Blu-ray + DVD + Livre Carlotta, édition limitée, magnifiquement remasterisée (contrairement à la vidéo ci-dessus !), 40€, sortie le 6 décembre 2022

vendredi 21 octobre 2022

Les comédies de la liste Rosenbaum


En suivant scrupuleusement la liste des comédies transgressives américaines indiquée par Jonathan Rosenbaum dans The Unquiet American, nous découvrons évidemment des joyaux que nous ignorions. Le dernier en date fut The Three Caballeros, un dessin animé de long métrage, réalisé par Norman Ferguson en 1944, un des meilleurs de chez Walt Disney, qui mélange prises de vue réelles, avec chanteurs et danseurs sud-américains, et les personnages de Donald Duck, Joe Carioca et Panchito Pistoles. Ce film expérimental est un cocktail explosif de kitsch et de psychédélisme débridé. On frise Tex Avery pour les gags absurdes et la scène éthylique imaginée par Salvador Dali dans Dumbo pour les traitements graphiques.
Les films de Lubitsch ne sont pas tous aussi drôles ou pétillants d'intelligence les uns que les autres : nous avons été emballés par Angel, un petit bijou avec Marlene Dietrich et Melvyn Douglas, et par La huitième femme de Barbe-Bleue avec Gary Cooper et Claudette Colbert. Les dialogues y sont étincelants, les situations jubilatoires, c'est du grand art. Trouble in Paradise (Haute pègre) et Cluny Brown (La folle ingénue) ne sont pas du même niveau, mais sont très plaisants ; par contre, nous avons été déçus par Heaven Can Wait (Le ciel peut attendre). Ce sont toutes des comédies de mœurs où les femmes s'affranchissent de la condescendance masculine, où les allusions sexuelles sont légion et où les conventions bourgeoises volent en éclats. Je n'évoque ici que les films projetés ces dernières semaines, il nous reste quantité de Lubitsch muets à découvrir, périodes allemande et américaine, et je ne parle pas des merveilles que nous connaissons par cœur comme The Shop Around the Corner, Ninotschka, To be or not to be, voire Design For Living (Sérénade à trois) et That Uncertain Feeling (Illusions perdues)...
Nous ne connaissions Preston Sturges que de nom, mais The Palm Beach Story (Madame et ses flirts) est un chef d'œuvre lubitschien avec Claudette Colbert et Joel McCrea et Christmas in July (Le gros lot) une jolie fable sociale. Tous ces films sont des screwball comedies mettant la plupart du temps en scène des couples qui s'aiment et se cherchent des noises. Dans le genre, Adam's Rib (Madame porte la culotte) de George Cukor est probablement le meilleur de tous ceux interprétés par le tandem Katherine Hepburn - Spencer Tracy. Parmi les descendants du maître Lubisch dont il a été l'élève, Billy Wilder est un des plus représentatifs. Si mon préféré reste One Two Three, nous passons un agréable moment devant Avanti! et, plus encore, The Fortune Cookie (La grande combine) avec Jack Lemon et un Walter Matthau au meilleur de sa forme.
Will Success Spoil Rock Hunter? (La blonde explosive) de Frank Tashlin, avec Jayne Mansfield, Tony Randall et Groucho Marx, ne vaut pas certains de ses films avec Jerry Lewis, mais il annonce l'univers de la pub de Mad Men et écorne avec humour l'univers de la communication comme le fait dramatiquement Wilder dans le remarquable Ace in the Hole (Le gouffre aux chimères), démonstration implacable de la manipulation de l'opinion à des fins mercantiles, cinquante ans avant notre ère.
The Fountain of Youth est une curiosité télévisuelle où Orson Welles mélange prises de vue fixes et mobiles en mettant à profit ses talents de conteur. Il nous reste à voir pas mal de films de la liste ou ceux cités dans les articles publiés par Rosenbaum dans son livre-catalogue et dont j'ai scrupuleusement noté les titres. Mon billet ne fait que les survoler, livrant des pistes aux amateurs de comédies, genre que les filles réclament souvent en projection et que j'ai eu longtemps du mal à fournir ! J'ai gardé celles d'Albert Brooks et d'Elaine May pour la fin. Rosenbaum prétend que Brooks est dix fois plus drôle que Woody Allen, mais trop original pour avoir du succès. Real Life est un pastiche de télé-réalité de 1971 tordant et prémonitoire, intelligent et corrosif, tandis que, moins réussi, Lost in America attaque le mythe américain de la liberté en un double petit bourgeois d'Easy Rider ! De même, Elaine May réalise un pendant au Lauréat de Mike Nichols avec The Heartbreak Kid, une comédie noire avec le génial Charles Grodin, et Ishtar, une comédie ratée avec Warren Beatty Dustin Hoffman, Isabelle Adjani et Grodin, qui a le mérite d'aborder l'ingérence de la CIA à l'étranger au travers d'une loufoquerie où les deux principaux protagonistes incarnent un couple de chanteurs ringards envoyés à Marrakech pour un contrat miteux.
Entendre Françoise pliée de rire deux soirs de suite mérite d'être souligné ! La comédie de science-fiction Innerspace (L'aventure intérieure) de Joe Dante nous a donné envie de voir ses autres films dont le succès n'a jamais égalé celui des Gremlins. Comme pour nombre de films choisis par Rosenbaum, cela s'explique par leur côté politiquement incorrect et leur originalité. Nous sommes montés d'un cran dans le délire avec la politique-fiction The Second Civil War où l'État d'Idaho, fermant ses frontières à des enfants réfugiés pakistanais après un conflit nucléaire avec l'Inde, déclenche une Seconde guerre de sécession, attisée par les médias télévisuels. Si cette satire hilarante et incisive renvoie furieusement aux présidents des États-Unis passés et à venir, ainsi qu'aux différentes guerres qu'ils n'ont cessé de mener, elle met en scène avec un humour dévastateur le spectacle qu'organise quotidiennement les médias qui nous gouvernent.
Pour ne pas rester scotchés uniquement sur les films américains, fussent-ils critiques, et désertant la liste Rosenbaum, nous avons regardé Le temps qu'il reste (DVD France Télévisions Distribution) du Palestinien Elia Suleiman, nettement moins drôle que les précédents ''Chronique d'une disparition'' et surtout ''Intervention divine''. Le film a beau être juste et personnel, il reste un gout de déjà vu qui sied peut-être aux gags répétitifs de Suleiman, mais déçoit au regard des inventions auxquelles il nous avait habitué. Évidemment satirique avec l'occupation israélienne, il a le mérite de savoir se moquer aussi bien de son peuple...
Sur les écrans, le blockbuster Precious est un film sympa et moins consensuel que les clichés dramatiques d'un Ken Loach. Lee Daniels sait filmer avec légèreté une situation tragique, même si les séquences glamour sont un peu lourdes. Il y a tout de même de jolies trouvailles comme lorsque Precious se voit en blonde dans le miroir ou qu'elle s'identifie physiquement avec les héros du petit écran. Arriver à réaliser une comédie dramatique sur le viol, l'inceste, l'obésité n'est pas une mince affaire. Dans ce pamphlet social, le casting essentiellement féminin et noir ainsi que les rebondissements du scénario donnent une bouffée d'air frais au cinéma américain contemporain.

Article du 4 mars 2010

vendredi 26 août 2022

Sciatique bloquante


Je me serais bien passé d'écrire un second article ce matin. Impossible de bouger. Je me tiens aux murs pour avancer ou bien je glisse sur le côté, mais, pieds nus, ce n'est pas simple. Les analgésiques (Tramadol Paracétamol) ne font pas d'effet. D'habitude ça marche. Pas eu aussi mal depuis des lustres. En prenant mon temps, j'ai réussi à m'habiller, à descendre et ouvrir la porte d'entrée si ça sonne. Rester au rez-de-chaussée. Je suis assis devant mon clavier, relié au monde par un fil virtuel. Rdv chez l'ostéo lundi matin, mais d'ici là comment faire ? Heureusement j'ai des voisins sympas et compatissants. J'essaie d'apprivoiser la douleur en la décrivant. Fesse gauche : très localisé, c'est lourd, rond, tremblant. La canne m'aide un peu si je dois traverser la pièce, mais le sol est glissant. J'ai l'impression qu'il vaut mieux que je bouge plutôt que rester immobile, même couché. Si j'y arrive. C'est un mauvais moment à passer. Ma laxité m'a toujours joué des tours. Avec la gym et le sauna je n'ai plus jamais de lumbagos, mais l'épanchement de synovie récent m'a probablement déséquilibré. C'est une histoire de dominos, de dos minot. En vieillissant je gère tout mieux qu'avant. Il faut bien cela pour compenser.

vendredi 1 juillet 2022

Le scratch vidéo interactif MACHIAVEL en téléchargement gratuit sur OSX et PC


Le 22 janvier 2010 j'annonçai qu'Antoine Schmitt avait mis à jour le scratch vidéo interactif Machiavel pour les Mac OS X et les PC récents. L'application est offerte en téléchargement gratuit, avec tout de même un bouton PayPal si l'envie [vous en prenait] de soutenir nos efforts. Nous testions ainsi [avec très peu de succès] cette nouvelle pratique qui [consistait] à compter sur la solidarité des amateurs plutôt qu'une diffusion commerciale. [...] De la même manière, la refonte de mon propre site propose une flopée de morceaux du Drame inédits en mp3, soit les [90] albums qui n'auraient jamais vu le jour autrement, répertoire mythique d'Un Drame Musical Instantané comme les manuscrits de Blaise Cendrars oubliés dans des banques sud-américaines ou le film de Josef von Sternberg, A Woman at the Sea (Sea Gulls), séquestré par Charlie Chaplin et probablement perdus à jamais !
Sorti en 1998 sous la forme d'un CD-Rom couplé avec un CD-audio d'Un Drame Musical Instantané, Machiavel, qui avait fait l'unanimité de la critique (revue de presse), n'a pas pris une ride. Bien au contraire, l'objet comportemental me semble n'avoir jamais été aussi réactif. Les versions successives du système OS m'avaient probablement fait oublier comment Machiavel réagit au plaisir et à l'ennui. Nous l'appelions "l'effet clébard" : lorsque l'on ne joue pas assez ou mollement, Machiavel vient mettre son museau sur votre cuisse et si cela ne suffit pas il ira vous lécher la figure ! Idem si l'on est excité comme un pou, réactions imprévisibles en perspective... J'ai vu des DJ scratcher sur les murs. Des virtuoses ! Passé les premiers contacts où vous pouvez zapper / scratcher parmi 111 très courtes boucles vidéo, je crois que la plupart tournent autour de 2 secondes, Machiavel prend la main et se joue de vous à son tour. Le son a été réalisé à partir des vinyles du Drame et à chaque séquence correspond un son propre, mais les images et les sons n'ayant pas la même durée des effets de sens apparaissent grâce aux répétitions successives qui rappellent le zoom du photographe du film d'Antonioni, Blow-Up. L'autre dédicataire est Ferdinand Khittl dont le film étonnant La route parallèle [est enfin sorti] en DVD. Il a certainement inspiré les relations qu'entretiennent tous ces "très courts métrages" entre eux et leur rapport avec le "spectacteur".
Étienne Auger, qui avait à l'époque assuré la direction graphique de l'album, a repris le rouge sang pour la page Internet abritant l'application. Inspiré par une lecture poétique du Monde Diplomatique, Machiavel exerce un regard critique et sensible sur la planète et pour peu que l'on se laisse prendre au jeu il nous renvoie à nos propres fantasmes, nos espoirs et nos craintes ! Gérard Pangon dans Télérama avait su déceler l'objet freudien derrière la fantaisie technologique. Nabaz'mob (2006) et [...] Mascarade (2010) représentent deux autres chapitres de ma collaboration avec Antoine. Sur le livret nous avions écrit Machiavel réagit très différemment à des gestes lents ou rapides, tendres ou brutaux. Certains comportements permettent de l’apprivoiser, d’autres le contrarient. Mais qui manipule qui ?

mardi 17 mai 2022

Vingt arrondissements en roue libre


Pourrais-je jamais me lasser de Paris ? Je fais halte à chaque pont traversé pour admirer la perspective. Je grimpe cette fois à Beaubourg, un autre jour au studio de Gustave Eiffel, en haut d'une tour de Notre-Dame ou sur n'importe quel toit où se réincarnent illico Fantômas et Musidora. Mes rues sont celles du Ballon rouge et la Seine me rappelle la première péniche de Bruno Schnebelin lorsqu'elle mouillait sous le pont d'Austerlitz. Je suis né dans la rue des Martyrs, précisément Cité Malesherbes, ma mère Boulevard de Strasbourg et ma grand-mère rue Saint-Denis. Depuis que nous habitons de l'autre côté du Périphérique, nous apprécions d'autant plus les charmes de Paris que nous nous y sentons comme des touristes. À chaque quartier correspond une ou plusieurs histoires, je salive en pensant aux restaurants de chaque arrondissement, je cherche les jardins et je pédale le sourire aux lèvres lorsque je n'arpente pas le bitume. Mes souvenirs n'ont rien de nostalgique, ou du moins ils s'équilibrent avec ma curiosité pour les transformations urbaines. Je regrette l'obscurité de certains passages comme les rues avant les phares obligatoires. J'adore l'invasion des vélos et le mélange du moderne et de l'ancien. Le plus simple et le plus amusant sera pour moi aujourd'hui de faire un petit tour dominical, arrondissement par arrondissement, en pratiquant la conduite automatique.
1. Le Palais-Royal de Colette et Cocteau est d'abord mon jardin d'enfant, à deux pas de mon école rue Vivienne. Nous poussons parfois jusqu'aux Tuileries pour les ânes et le manège de chevaux de bois... Mon père avait un bureau au 1 rue Turbigo. Je me souviens de l'odeur des Halles, mélange de senteurs printanières et de putréfaction.
2. Plus douçâtres, les grands boulevards qui sentent les pralines mènent à l'Opéra, chef d'œuvre de Charles Garnier, où je regrette de ne plus aller depuis que les œuvres lyriques ont été déportées dans l'abominable bâtisse de la Bastille. Une de mes fiertés est d'y avoir été joué du temps du Drame.
3. La chanteuse Tamia habitait rue Charlot. Aucune des bandes enregistrées ensemble n'a été publiée. Dommage ! On y reviendra...
4. Entre la maison de Victor Hugo et la rue de Sévigné mon cœur balance. "Sur cette table, j'ai écrit La légende des siècles" a gravé dans le bois le peintre-écrivain. Mes amours de 20 ans ont ressassé l'autre adresse à en devenir fou. J'ai mis quelques années à m'en échapper.
5. La serre du Jardin des Plantes m'emporte sur un tapis volant jusqu'aux profondeurs de la jungle. J'y passe toujours quand c'est fermé, en toute déception. Le hammam de la Mosquée me renvoie dans les cordes du chanvre lorsque nous y allions en bande lysergique.
6. Il y a toujours du sable, mais la chaussée a été goudronnée. On se pressait du citron dans les yeux pour supporter les grenades lacrymogènes.
7. Avec mon cousin Serge nous rejouions Ben Hur avec la poussette en osier de Grand-Maman. Nous allions voir des films à la Pagode. Le rideau de scène du Sèvres était orné de publicités fluorescentes pour des magasins du quartier.
8. Ma tante Catherine m'avait invité à manger une énorme glace, un Chocolate Rock, au Drugstore des Champs Élysées, pour mon anniversaire. Je me souviens comment nous cherchions une table avec mes parents et plus tard au Pub Renault. Maman adorait les illuminations de l'avenue.
9. Elle m'emmenait faire des courses aux grands magasins, c'était beaucoup moins drôle. Je suis totalement allergique à la chaleur oppressante qui s'en dégage. On pouvait passer la journée à prétendre m'acheter un slip de bain et faire tous les rayons pour évidemment revenir bredouille. L'horreur !
10. Je repense à la petite fille que j'ai renversée avec ma 4L quai de Jemmapes. Elle doit avoir plus de 40 ans [53 ans aujourd'hui, puisque cet article fut écrit le 18 octobre 2009]. Les parents criaient "C'est pas de votre faute !" et Francis se souvient que j'étais devenu vert pomme. Plus de peur que de mal. J'ai appris à (me) conduire ce jour-là. [Je suis retourné à l'Hôpital Saint-Louis l'année dernière pour mon cancer de la thyroïde devenu de l'histoire ancienne, comme le reste.]
11. L'appartement était somptueux, mais je trouvais le quartier triste et gris. Je m'arrêtais toujours face à l'ancienne entrée de la prison de la Roquette, là où sont restées les stèles de la guillotine. J'y sens l'Histoire des mœurs, l'absurdité des hommes. Je repense aux 300 candidats recalés au poste du dernier bourreau.
12. Le Thaïlandais de la rue Crozatier a disparu depuis longtemps. Comme la maison d'Hélène qui rappelait celle de Dame Tartine...
13. Au 7 rue de l'Espérance, j'avais pignon sur rue et musique à la cave. L'indépendance. Le chat Lupin qui rappliquait au galop quand je le sifflais.
14. Nous avons hanté les Olympic. Le patron du resto péruvien s'est tué en automobile. Je me souviens du goût de son ceviche. J'ai rapporté chez moi le totem de la troupe sur la plateforme de l'autobus.
15. L'appartement de la rue Léon Morane possédait une sorte de terrasse étroite en rez-de-chaussée où nous nous inventions des aventures extraordinaires dans nos déguisements de fortune que mon père appelait chienlit. Il a perdu son travail après qu'un cambrioleur ait volé sa serviette. Je courais autour de la table en somnambule, les yeux fermés.
16. Elsa petite les aurait appelés les riches nazes. Je fréquentais le Mini Racing à cause des filles qui n'avaient d'yeux que pour les frimeurs de l'avenue Mozart. J'ai appris là-bas à ne plus perdre mon temps. La nature offrira plus tard d'autres latences, plus propices à la respiration.
17. Les luthiers s'agglutinaient rue de Rome. Je jouais un temps de la trompette et du trombone. Nous déjeunions dans le wagon suspendu au-dessus des voies.
18. Tournage au cimetière de Montmartre avec Jean Rollin. Tournage de films d'étudiants à la Goutte d'Or devant les bordels où les queues s'allongeaient. Merveilleuse rencontre boulevard Barbès [qui se terminera en queue de poisson quinze ans plus tard !]
19. Les Buttes Chaumont sont après le Père Lachaise mon espace vert préféré. Belleville rime avec cuisine chinoise. Et puis on se rapproche doucement...
20. Quelle drôle d'idée que de m'être lancé dans cette écriture automatique de souvenirs capitaux. Heureusement qu'il n'y a que vingt arrondissements ! Je m'arrête à la Porte des Lilas totalement fourbu d'avoir arpenté l'escargot de ma mémoire. [...] [Celle de Ménilmontant permet de traverser le périphe sans embouteillage et de regagner ainsi le havre de paix d'où j'actualise ce billet]

vendredi 13 mai 2022

Les promesses


Si l'on se fie à la bande-annonce du film de Thomas Kruithof, Les promesses ne seront pas tenues et c'est tant mieux. Les personnages de cette évocation du monde politique n'ont rien de manichéen. Ils oscillent entre leurs ambitions et la morale individuelle qui les a portés à s'engager. Pour avoir participé deux fois à des élections municipales, et de plus dans le département de la Seine-Saint-Denis où se passe l'action, j'ai trouvé très juste la vision du cinéaste qui avait préalablement réalisé le thriller La mécanique de l'ombre. Il réussit même à donner quelque espoir face aux magouilles et petits arrangements qu'implique une loi mal fichue qui donne tout pouvoir au maire après son élection. Ce n'est pas si simple. Décrocher des subventions importantes pour faire des travaux sur des immeubles insalubres n'est évidemment pas de son seul ressort. Passé la dénonciation des marchands de sommeil, c'est le système français qui se lit en filigranes derrière le combat de la mairesse incarnée par la toujours pétulante Isabelle Huppert et son chef de cabinet Reda Kateb tout aussi convaincant.


On sait bien que les municipales n'obéissent pas aux mêmes règles que les présidentielles ou les législatives. Il existe de bons maires de droite et d'épouvantables à gauche. Cela dépend aussi de la taille des communes et de leur localisation, à savoir le budget dont elles disposent et les populations qui y vivent. Je me souviens avoir dîné avec un commissaire aux comptes du gouvernement qui m'expliquait que la corruption est générale. Un inspecteur qui revient bredouille signifie qu'il en a croqué ! À l'époque la différence résidait dans les poches de qui atterrissaient les pots de vin, personnelles à droite, pour le parti à gauche, du moins chez les communistes. Les temps ont changé. Le marché de l'immobilier et les travaux publics sont une manne pour les dessous de table. C'est en partie ce qui sert à payer les campagnes politiques. Le seul levier qu'avaient les commissaires aux comptes était de freiner un temps les ardeurs des épinglés. Ceux qui font fi de l'avertissement tombent. Ce fut par exemple le cas de Jacques Médecin à Nice ou des Balkany à Levallois. Vivant à Bagnolet, je dois avouer que nous en avons vu des vertes et des trop mûres, au point que j'ai fini par me retirer de la tambouille, difficile à comprendre pour les électeurs. C'est tout le système, donc la loi, qui est à changer. Une des raisons, parmi tant d’autres, justifiant la nécessité d'une nouvelle Constitution qui oblige les élus à rendre des comptes. Les autres corps de métier y sont tenus. Mais ce n'est pas un métier, puisque les élus ne sont pas salariés et n'ont donc pas le droit à des indemnités de chômage s'ils perdent les élections. On comprend pourquoi ils s'accrochent !

→ Thomas Kruithof, Les promesses, DVD/Blu-Ray Wild Bunch, sortie le 8 juin 2022

mardi 1 mars 2022

Rendez-vous au bac à sable


Après avoir été le jardin de mon enfance, le Palais-Royal est devenu mon ministère. Je ne l'exerce plus guère, mais je ne désespère pas de déclencher la manne providentielle pour monter quelque nouveau projet qui ne se ferait pas sans elle [les équipes qui s'y sont succédées m'ont fait rapidement abandonner cette idée au profit d'une indépendance salvatrice]. Le drapeau flotte sur la marmite tandis que je tourne le dos aux appartements de Colette et Cocteau, aux boîtes à musique Anna Joliet (100 euros la programmable, mais 500 pour les douze sons, c'est trop cher !) et à la rue Vivienne où nous habitions dans un ancien hôtel de chasse de Richelieu [c'était un meublé sous les toits, un bout d'appartement]. Le quartier a bien changé depuis les XVIIe et XXe siècles ! J'allais à la maternelle dans cette même rue... Deux jours avant que le nouveau ministre adorateur de monarchies [Frédéric Mitterrand] n'annonce sa nomination, Antoine et moi l'av[i]ons croisé rue Saint-Honoré en train de faire du lèche-vitrine devant un antiquaire, un barreau de chaise au bec et l'air étonnamment guilleret. Ne pensant qu'à la proximité de notre clapier au Musée des Arts décos, nous avons raté le scoop, ce qui nous fait une belle patte de lapin. C'était probablement son dernier jour de liberté. Pour en revenir aux mammifères à poils que nous gardons [voir notre opéra Nabaz'mob pour 100 lapins connectés alors exposé dans une aile du Louvre], les roses trémières et les roucoulements de pigeons faisaient obstacle à dresser un pont entre l'enfance de l'art et les colonnes du temple, ou l'inverse, soit l'art de l'enfance et le temple des colonnes. Si vous trouvez ce billet ésotérique, mettez-le sur le conte du jeu de mots et de la rêverie bucolique que m'inspire souvent la traversée du jardin, une délicate régression.

Cet article du 10 juillet 2009 me replonge dans une enfance d'un autre siècle. En vieillissant on creuse la terre et, avec un peu de recul, se révèlent des couches géologiques dont on peut admirer la coupe transversale. Le nez collé à la vitre ne permet que de pâles réflexions. Il y a quelque chose de schizophrénique à essayer de se souvenir. En avançant on accumule de nouveaux sédiments, comme aujourd'hui où je rentre à Saint-Louis pour avaler 100mCi d'iode 131 à 3700 MBq.
"L'iode 131 est un des isotopes de l'iode, émetteur β- et γ. Il est obtenu par fission d'uranium 235 ou par bombardement neutronique de tellure stable. La période de l'iode 131 est de 8,06 jours. Il décroît en xenon 131 stable par émission de rayonnement gamma de 364 keV (82%), 637 keV (6,8%) et 284 keV (5,4%) ainsi que de rayonnement β-d'énergie maximale 606 keV, absorbé à 90% sur 0,8 mm de tissu biologique."
Je n'émettrai hélas aucune lumière particulière permettant de faire des photos originales de l'artiste. Par contre, depuis l'annonce de mon cancer thyroïdien je prends l'ensemble des opérations de manière expérimentale, atténuant ainsi autant que possible les répercussions psychologiques ! J'ignore si je pourrai publier de nouveaux articles depuis ma chambre plombée, ou s'il me faudra attendre, jeudi prochain, de sortir de mon isolement.

vendredi 18 février 2022

Le cirque Calder


Republication, cette fois un article du 20 avril 2009. Il n'y a pas d'âge pour se mettre à quatre pattes et retrouver ses émotions d'enfant. Les jeux de construction et les transpositions rêvées font partie de ce qui m'anime probablement le plus. Belle définition de la musique, et de la mienne en particulier.


Il est rare de pouvoir admirer les petits personnages du Cirque de Calder. Si le film de Jean Painlevé tourné en 1955 (ci-dessous) [était projeté] lors de l'exposition du Centre Pompidou, on peut trouver celui tourné en 1961 par Carlos Vilardebo (ci-dessus, moins complet mais peut-être plus enlevé) en DVD avec en prime Les mobiles de Calder et Les gouaches de Sandy. Comme j'avais déjà eu la chance d'admirer le Cirque, ce sont les portraits au fil de fer qui me surprennent le plus. Leurs ombres projetées sur le mur blanc révèlent un autre aspect de chaque personnalité. C'est la magie Calder, jeune artisan illusionniste qui fait ses premiers pas dans l'art, avant sa rencontre d'avec Miró, avant ses célèbres mobiles et stabiles qui feront sa renommée. On retrouvera ce goût de l'enfance et du jeu chez Tinguely, digne héritier de cet enchanteur. Petit détail, mais de taille et de bonne, saluons les cartels qui précisent titre, date, etc. bien au-dessus des œuvres, lisibles sans bousculade et sans qu'on ait besoin de chausser ses bésicles.


Plus loin, la rétrospective Kandinsky [montrait] la fraîcheur du jeune russe qui se laissera trop rapidement influencer par ses contemporains dès lors qu'il voyagera... Les premières salles éclatent de couleurs et de formes merveilleuses, des bleus électriques explosant parmi les couleurs chaudes de ses époustouflantes "improvisations"... Les dernières œuvres semblant cette fois empruntes des mimis aborigènes donnent envie de revenir au point de départ, celui de l'innocence...

→ Jean Painlevé, Le Grand Cirque Calder 1927, DVD Les Documents Cinématographiques / Centre Pompidou, avec une carte postale, 20€
→ Carlos Vilardebo, La magie Calder, DVD Les Films du Paradoxe, avec un livret, plus les films Les mobiles de Calder et Les gouaches de Sandy, 17,79€

jeudi 20 janvier 2022

Objecteurs de croissance


Hier mercredi dépassement de la cinquième limite planétaire (sur 9), dite pollution chimique (plastique, pesticides, médicaments). Personne ne semble s'en émouvoir. Don' look around ! Le 9 mai 2009 je publiai cet article sans me rendre compte vraiment à quelle urgence nous aurions à faire face. La parabole de la comète dans Don't Look Up est passée au dessus de la tête de ceux qui n'étaient pas déjà au fait de la catastrophe annoncée. C'est simplement un film sur le déni du dérèglement climatique. Quant à la comète, bien avant cela, j'avais suggéré que les hommes ont l'arrogance de penser qu'ils sont les seuls à pouvoir détruire la planète. Mais cela brouille un peu les cartes...


Libération [publie] Il faut rendre la décroissance désirable, un entretien passionnant avec le politologue et écrivain Paul Ariès, directeur de la nouvelle publication Le Sarkophage, prônant le ralentissement de la société et sa relocalisation. Il nous invite ainsi, individuellement et collectivement, à retrouver le sens des limites. Les comparaisons sont éloquentes : là où un individu sans limites ira les chercher dans la conduite à risques, la toxicomanie, le suicide, la société explosera les inégalités, épuisera les ressources, exacerbera les conflits...
Ariès commence par nous mettre en garde contre les conséquences des crises qui accouchent plus souvent d'Hitler et Staline que de Gandhi et nous incite à apprendre à vivre beaucoup mieux avec beaucoup moins. Pour ce faire, la première décroissance suggérée est celle des inégalités sociales, car sans elle les classes moyennes continueront de tenter d'imiter les classes aisées, etc. Le monde entier ne pourra jouir des avantages des quelques nantis. Trois milliards d'automobiles est par exemple une chose impossible ! Seule issue, sortir de la civilisation automobile au profit de transports en commun quasi gratuits. Le "toujours plus" n'est viable ni dans le modèle capitaliste, ni dans celui du socialisme. Il faut donc changer notre façon de penser, décoloniser notre imaginaire de consommateur. Ariès, qui choisit la voie démocratique pour compter ses partisans, articule la décroissance sous trois formes de résistance : individuelle en accord avec nos propres idées, collective en développant des alternatives au cœur de la société, politique pour éviter la récupération par un capitalisme avide de toutes les critiques pour se régénérer. Ariès termine en évoquant le désir, moteur incontournable pour nous sortir de l'ornière où nous nous sommes fichus.
Évidemment je résume un texte qui lui-même reprend très succinctement la pensée de l'auteur. Mais c'est certainement aujourd'hui la proposition d'action la plus lucide face au gâchis, au saccage, au crime de masse organisé, à la folie de la vitesse qui nous dévorent tous tel le dieu Moloch. Si nous ne décidons pas d'enrayer la folie qui nous mène par le bout du nez, nous courrons droit à la catastrophe, et nous la savons.

lundi 10 janvier 2022

Mes parents


Dix et vingt-huit ans séparent ces trois textes des 19 février 2019, 8 mars 2009 et le troisième de 1994. À rebrousse-poil. Il fallait bien que je les publie en remontant le temps pour réinscrire mes souvenirs dans la perspective, d'autant que ce 10 janvier aurait marqué leur 70ème anniversaire de leur mariage, un truc à eux, à eux seuls, que ni ma sœur ni moi ne partagions avec eux. Mon père, décédé à 70 ans, n'a pas eu le temps de sombrer dans la vieillesse. Trente ans plus tard, ma mère avait fini par se calmer. Curieusement il me manque plus qu'elle. Il n'eut pas le temps d'abîmer la relation, contrairement à elle dont j'ai inconsciemment choisi de me souvenir essentiellement lorsque j'étais enfant et jeune homme, plus d'une vingtaine d'années merveilleuses avec eux deux, sans parler de ma petite sœur avec qui je partageai longtemps une forte complicité. Et puis le temps passe. On devient adulte, du moins on en a l'impression, reproduisant parfois des schémas qu'on exécrait lorsqu'on les subissait. Les ami/e/s disparaissent cruellement. Bernard me manque plus qu'aucune autre personne. Nous avons passé plus de trente ans à travailler quotidiennement ensemble. On ne se rend pas toujours compte du temps passé à l'extérieur du cercle familial, comme à l'école par exemple, et de cette influence. Les rites de passage prennent parfois de drôles de formes. Je suis gré à mes compagnes, à mes amis de m'avoir aidé à grandir. Mes parents avaient ouvert le chemin. Je l'imagine encore long...

MAMAN
Le 19 février 2019


Maman est morte ce matin. Je m'y attendais. Mal dormi cette nuit avec l'appréhension que ma sœur m'appelle pour m'annoncer la triste nouvelle. D'un autre côté, elle est partie juste avant que cela ne devienne trop insupportable pour elle. Elle avait du mal à parler depuis quinze jours et des difficultés respiratoires depuis une semaine. Ces derniers temps ma sœur Agnès, qui lui a rendu visite tous les matins depuis deux ans, me téléphonait en sortant de la maison de retraite de Royan tant c'était éprouvant de la voir s'affaiblir jour après jour. Vendredi, au téléphone, je lui ai répété que je l'embrassais et elle a eu la force de répondre "moi aussi". Elle s'est plainte de ne pas se sentir bien, mais était incapable d'en dire plus. Elle allait avoir 90 ans.
Celui qui est en deuil est le petit garçon à sa maman, pas l'adulte qui a affirmé sa différence. Jusqu'à mon Bac, elle a suivi mes études, m'apprenant entre autres à écrire. Au début elle faisait mes dissertations à ma place, puis j'ai pris le relais et le prof de français a souligné "Birgé, votre style habituel !". J'en étais fier. Elle aussi. Pour attirer sa tendresse, car elle n'était pas très câline contrairement à mon père, je me suis cru obligé d'avoir de bons résultats en classe. Cela marchait. J'ai continué. C'était pareil avec ma grand-mère. Mes bonnes notes semblaient leur faire tellement plaisir. On se bagarrait politiquement, mais en mon absence elle me défendait comme la prunelle de ses yeux, elle qui avait été si myope avant ses opérations de la cataracte. Quand j'étais enfant, elle corrigeait mes devoirs la clope au bec, la fumée des Disques Bleus Filtre me remontant dans le nez. Pour cette raison je n'ai jamais fumé de tabac, d'autant que j'en avais le droit. Plus tard elle est passée à la pipe, puis aux cigarillos. On imagine mal comment tout chez elle était imprégné de cette odeur suffocante. J'ai du épousseter plusieurs millimètres de poussière brune sur les sept mille bouquins que contenait la bibliothèque. Lorsqu'elle avait rencontré mon père, elle était vendeuse en librairie, et lui agent littéraire. Elle lisait sans casser les tranches des livres, en les ouvrant à peine. Elle avait été une femme moderne, élevant ses enfants et travaillant indépendamment, puis avec mon père. Elle avait milité syndicalement. Elle faisait délicieusement la cuisine, du moins jusqu'au décès de mon père il y a 31 ans, lui se contentant de faire les sauces. Ils se réclamaient d'être des intellectuels de gauche. Elle avait du mal à accepter que le PS ait viré à droite. Sa paresse à marcher lui a coûté cher en fin de vie. Elle avait perdu son autonomie. Elle n'avait pour ainsi dire jamais été malade, du moins rien de grave, parce qu'en bonne mère "juive" elle se plaignait tout le temps.
J'ai mis des guillemets parce que nous sommes athées depuis des générations, d'un côté comme de l'autre, et l'assimilation actuelle de l'antisionisme à l'antisémitisme me fiche en colère. Comment peut-on être aussi stupide et de mauvaise foi ? Toute cette campagne honteuse ne fera que provoquer un peu plus d'antisémitisme dans les quartiers où la politique israélienne, colonialiste et meurtrière envers la population palestinienne sème la confusion. Vous pouvez penser que cette remarque est déplacée quelques heures après la mort de ma maman, mais les engueulades faisaient partie de la vie familiale, et, surtout, c'est toute ma culture qui est en jeu et qui s'exprime là. Un engagement politique infaillible du côté des opprimés et un humour incroyable qui ne nous quitte jamais. Ma blague juive préférée, c'est elle qui m'appelle pour me demander comment je vais. Elle faisait cela chaque matin jusqu'à la semaine dernière. Comme je lui réponds que ça va, elle me rétorque : "ah tu n'es pas tout seul, je te rappelle !". Les goys ne comprennent pas toujours. Maman a vécu pour la politique et pour la bouffe. Elle voulait être incinérée, avec le minimum de cérémonie, et sa seule volonté était que nous fassions un gueuleton à sa mort pour que plus tard nous disions "dis donc, ce qu'on a bien mangé à la mort de Geneviève !".

RETOUR DU REFOULÉ
Le 8 mars 2009


Jusqu'à dix-huit ans j'ai cherché à faire plaisir à ma mère. Mais ma vie d'adulte a souvent été dictée par ce que mon père en aurait pensé, encore aujourd'hui, vingt-et-un an après sa mort [donc le 2 janvier 1988].
Si ma mère avait été fière de mes efforts, je n'aurais pas eu besoin de me plier en quatre pour être un bon garçon (photo Rue Léon Morane le jour de la distribution des prix). Elle me faisait chaque fois téléphoner à ma grand-mère mes résultats scolaires. Devais-je valider ainsi les choix de ma mère dont la fierté n'était que de surface ? Comme mon père chouchoutait ma sœur, j'ai fait comme si j'étais celui de ma maman, mais c'est lui qui prodiguait tout de même les câlins du dimanche matin lorsque nous les rejoignions dans leur grand lit. Si elle avait su exprimer sa tendresse, aurais-je été autant en demande avec les femmes dont j'ai partagé la vie ? Il y a dix ans, lorsque j'ai compris que sa misanthropie lui appartenait en propre et que je n'avais pas à la reproduire pour lui plaire, ma vie s'est allégée. J'ai recommencé à transmettre mon enseignement et regardé le monde avec des yeux attendris sans que ma vision critique en soit altérée pour autant. J'ai appris à laisser sa chance à chacun. Je ne me suis plus cassé la voix à hurler comme mes parents s'engueulant à tous bouts de champ lorsque nous étions petits. Le mépris de ma mère pour tout ce que je représente ne m'atteignait plus jusqu'à ce qu'elle s'attaque à ma fille. Sous son alibi "de gauche", ses aspirations bourgeoises condamnent nos vies de saltimbanques et nos sensibilités d'artistes lui sont aussi étrangères que nos interrogations psychanalytiques. Elle va jusqu'à vomir les intellos qui se posent des questions "qui n'ont pas lieu d'être", rejetant toute réflexion sur le passé auquel elle ne trouve aucun intérêt. Toute tentative d'évocation de mon père semble vouer à l'échec. Ainsi réécrit-elle l'histoire et reproduit éternellement les mêmes schémas névrotiques. Qu'y puis-je ? Pas grand chose si ce n'est assurer Elsa de mon entière solidarité. Ma mère m'avait pourtant appris à écrire et réfléchir. Je l'ai encore remerciée en lui répétant que je suis devenu ce que je suis grâce à elle, et à mon père évidemment, et qu'en crachant sur moi c'est sur elle qu'elle crache. Ils s'intitulaient eux-mêmes "intellectuels de gauche" !


Elle avait à peine plus que mon âge actuel lorsque mon père est mort. Il était son paratonnerre. Elle n'a pas su se réinventer, s'enferrant dans la névrose familiale sans plus aucun rempart, comme ses deux sœurs. Je comprends ce que je lui dois, à lui et à lui seul. Il nous envoya apprendre les langues étrangères et, par là-même, à voyager. Il me transmit son amour de la musique et les émotions intenses que l'art peut prodiguer. Lorsqu'il était touché il pleurait en écoutant au casque. J'ai récupéré vendredi celui qu'il portait sur les oreilles lorsque son cœur s'est arrêté. Ses engagements politiques et son courage me servent toujours de modèle. Je croyais que c'était le frimeur de leur couple, mais je me trompais. Il savait simplement de quoi il pouvait être fier, tandis que ma mère faisait semblant parce qu'elle ne s'aimait pas. Tout contact physique avec autrui la dégoûtait. J'ai souffert des liaisons adultères paternelles, mais c'était une autre époque. Mes parents (photo à La Baule) prétendaient être restés ensemble "à cause des enfants". Toute la responsabilité pesait sur nos épaules. Mon statut d'aîné responsable compléta le tableau de l'obsessionnel.
Nous ne pouvons rien pour nos géniteurs s'ils sont devenus sourds et n'expriment aucun intérêt pour ce que nous devenons. J'ai mis des distances avec ma mère pour me protéger de ses désirs mortifères et pour apprendre à vivre. Le souvenir que je garde de mon enfance reste le terreau fertile sur lequel j'ai pu me construire. Ma fille doit pouvoir en faire autant, à sa manière, soutenue par notre regard bienveillant. Lorsqu'elle se rebella et exprima ses sentiments avec la plus grande sincérité, j'étais fier à mon tour de ce que sa maman et moi avions participé à faire naître, de sa capacité à s'épanouir en s'en affranchissant.

Pour être clair, je recopie l'article sur mon père, qui est d'une toute autre nature...

PAPA
1994


De temps en temps on me demande qui était mon père. Alors je ressors le texte que j'avais écrit en 1994 pour la revue ABC comme. Trente-quatre ans après sa mort, je me demande encore comment il réagirait aujourd'hui à tel ou tel évènement. Dès que je pense à lui je le sens voleter au-dessus de mon épaule, près de mon oreille droite, comme une sorte de Jiminy le criquet garant de ma bonne conduite. Voici le texte :

Un peu de poussière dans un ciboire, Elsa a voulu garder le caveau, les autres s'en foutaient, dans notre famille nous n'avons pas le culte des morts, il est en face, tout en bas des marches du columbarium, j'ai fait renouveler la concession pour dix ans, il y fait froid ou frais selon les saisons, Elsa aime bien y aller, c'est mignon. [Depuis, ma mère a oublié de nous en parler et les cendres ont été dispersées sans que nous en ayons été avertis.]
Il a changé de vie à quarante ans, il est retourné à l'école, il est devenu représentant, et puis il a monté sa boîte, a remboursé ses dettes jusque trois ans avant sa mort, il était devenu président-directeur-général.
Il a changé de vie à trente quatre ans, quand il s'est marié. Il aimait bien les filles. Surtout les femmes de trente ans. Depuis l'âge de treize ans. A la fin c'était plus difficile. C'est probablement pour cela qu'il en a eu marre. Il ne supportait pas l'idée d'être diminué. Il avait toujours dit que ce jour-là il préférerait se flinguer. Il n'a pas eu à le faire. La veille, maman lui a fait remarquer qu'il avait du mal à grimper les huit marches, il a répondu qu'il y en avait neuf. Le lendemain matin, il a dû l'appeler pour s'extirper de la baignoire, il n'y arrivait plus tout seul. En début d'après-midi, Elsa et moi, nous lui avons apporté un concerto de Brahms qui lui faisait envie. Quand nous sommes partis il a mis le casque sur ses oreilles. Maman l'a retrouvé par terre en revenant des courses, c'était un samedi. À la fin, il écoutait la Callas comme ça et les larmes lui coulaient le long des joues, il s'offrait du caviar de chez Petrossian, il ne voulait pas savoir ce qu'il avait vraiment, nous ne disions pas le mot. Son cœur était fragile, cela lui a permis d'éviter le pire.
Il avait toujours raconté qu'il était sursitaire, que toute sa vie était du supplément. Condamné plusieurs fois à mort, la première à dix sept ans, il était toujours là à soixante dix. Il avait eu des rhumatismes articulaires aigus, et puis les poches d'eau s'étaient résorbées en une nuit, la veille de l'opération. Cela l'avait empêché de partir en Espagne avec les Brigades. Aucun de ses copains n'en est revenu. Il avait décidé que nous n'irions pas dans ce pays tant que Franco serait vivant. Il avait toujours milité. Il s'était battu à la canne contre les Camelots du Roi, avait été exclu du parti socialiste pour trotskisme-léninisme (!), parlait d'insurrection armée quand il était énervé, sinon il était au parti socialiste (était-ce le même ?) et il allait tous les jeudis soirs au Grand Orient. Pas toujours en fait, c'était souvent son alibi pour aller voir une copine.
Surtout il y avait eu la guerre. Je devrais dire le nazisme. Il a passé toutes ses vacances de 1933 à 1939 à Bielefeld en Allemagne. Son meilleur ami était le fils du commissaire de police. Les deux jeunes hommes piquaient la voiture officielle pour aller se balader, avec la sirène évidemment. Dans un cinéma ils furent les deux seuls à ne pas se lever aux images du Führer. Les Jeunes Hitlériens les poursuivirent dans la rue. Un autre jour, un vieil homme se fait abattre sur le trottoir par les chemises brunes. La foule s'amasse : " Es ist ein Jude (C'est un Juif) " dit l'un d'eux. Les badauds se dispersent. Le pote de papa est mort noyé dans un sous-marin. Gaston, celui du boulevard angevin, le papa de papa, croyait Pétain qui avait promis de protéger tous les enfants de France (P.S. : l'avenir montrera que mon grand-père était en fait dans la résistance, Papa est mort sans savoir que son père partageait secrètement la même conscience et était même probablement intervenu à un niveau supérieur). Un employé de son usine, il était directeur de l'usine d'électricité d'Angers, l'a dénoncé à la Gestapo. Il fut déporté à Auschwitz et gazé à Buchenwald. Mon père était à Paris, il était suffisamment politisé pour ne pas avoir été réclamer son étoile jaune. Décidé à retrouver son père, il s'engage dans un service allemand et prend contact avec Londres. Il est chargé d'envoyer des maisons préfabriquées en Allemagne. Malheureusement un jour il tombe malade et la femme qui le remplace s'aperçoit qu'aucun convoi n'est jamais arrivé à bon port, il est arrêté. Dix sept jours sans manger, il pèse trente quatre kilos, la moitié de son poids, lorsqu'il est à son tour déporté. Août 44. Sous les bandages qui entourent ses bras il a glissé des fourchettes et des cuillères qu'il a aiguisées. Dans le wagon à bestiaux qui l'emmène il est obligé de se battre contre ceux qui ont peur des représailles et contre ceux qui veulent sauter les premiers. Avec les fourchettes il arrache les barbelés de la minuscule fenêtre en hauteur. Il saute le septième. Le neuvième est coupé en deux par les balles des mitraillettes, cette image me hantera longtemps. Banlieue de Paris. Il sonne à la première maison. Un officier allemand, accompagné de son chien, vient lui ouvrir. Il court. Il se cache sous des clapiers. Il a plus peur que les lapins, le leur murmure doucement. Des cheminots le sauveront, mais il reste paralysé pendant six mois, entre la vie et la mort. Il dit devoir son salut aux deux litres de sang frais qu'il va boire chaque matin aux abattoirs, et à Suzon, une cousine de Sermaize qui l'y transporte dans une brouette. Il gardera le goût du beefteak bleu. À la Libération il est arrêté le temps que l'on vérifie ses connexions auprès de son chef à Londres. Il travaillait au Majestic ! Ces trois mois à Fresnes sont une partie de plaisir. Rien à voir avec les geôles allemandes. Le médecin-chef cherche un quatrième au bridge, mon père prétend avoir fait deux ans de médecine, il bluffe, il a l'habitude de frimer. Le premier jour il fait trois cents piqûres. Il devient chirurgien en l'absence des titulaires et il opère. Et il sauve Laval qui vient de s'empoisonner pour qu'on puisse le fusiller. Il se lie avec de vrais truands qu'il continuera de fréquenter quand il sera devenu journaliste. Ainsi il rencontrera Rirette MaitreJean, la seule femme de la Bande à Bonnot, et d'autres rigolos. Je me souviens d'une époque où il faisait sauter ses contraventions à la Préfecture.
Espion, médecin, il fut aussi piqueteur pour lignes à haute tension, coiffeur pour dames, barman au Ritz, pêcheur sur un chalutier à La Rochelle, correcteur au Bottin, videur de boîte de nuit, acteur de cinéma, critique à l'ORTF, modiste, marin sur un pétrolier en route pour le Mexique mais sans passeport il ne peut débarquer... Journaliste à France Soir, il interviewe Churchill et Paulette Goddard alors mariée à Chaplin. Il est correspondant du Daily Mirror pendant quatre ans, il parle anglais avec l'accent d'Oxford, il fonde et dirige la Collection Métal (romans d'anticipation) avec Jacques Bergier*. Contrebandier, il passe des médicaments en Espagne et des livres pornos en Belgique ; son coéquipier est Eric Losfeld. Agent littéraire, il lance Frédéric Dard (San Antonio) et Robert Hossein, il a les droits du Salaire de la Peur et de Fifi Brindacier, il est l'agent de Michel Audiard, de Marcel Duhamel et de sa Série noire, de Francis Carco dont il produit les pièces, il fait tourner Pierre Dac avec qui il s'amuse beaucoup mais c'est le bide absolu, il fait faillite en produisant la comédie musicale Nouvelle Orléans avec Sidney Bechet, Mathy Peters, Pasquali et Jacques Higelin dont c'est le premier rôle au théâtre (il me terrorisait lorsqu'il rentrait sur scène déguisé en indien et hurlant). C'est là qu'il change de vie parce qu'il a deux enfants à charge et plus un rond, il est décidé à payer ses dettes. Il aura fait tous les métiers sauf ceux qui requièrent un uniforme. Il a fait de la boxe et de l'escrime. Secrétaire de rédaction à Cinévie, il est l'amant de France Roche. Quand il est au Hot Club de France Louis Armstrong vient tous les soirs jouer dans sa chambre, c'est la plus grande de l'hôtel. Vendeur de voitures d'occasion, chef de publicité, rédacteur en chef d'une revue d'électroménager, administrateur des Ballets de Janine Charrat, expert auprès des Tribunaux pour l'Opéra de Paris, directeur commercial d'une société d'adhésifs, il est le Visiteur du Soir dans une émission de Pierre Laforêt sur Europe 1, auteur d'un feuilleton policier pour la radio, candidat bidon pour lancer L'Homme du XX°Siècle avec Pierre Sabbagh à la Télévision Française, il aide Bruno Coquatrix à ouvrir l'Olympia en faisant de la cavalerie*, il est vendeur de bougies automobiles, il traduit mes versions latines sans dictionnaire, il fait des contresens, il est diplômé de l'École Supérieure de Commerce de Paris et de l'École Technique de Publicité, il est directeur de l'annuaire "Qui Représente Qui", et il regrettera toujours d'avoir abandonné le monde du spectacle.
Lorsqu'il rencontre ma mère, elle est vendeuse en librairie. Ils se sont rencontrés au Royal Lieu, un dancing des grands boulevards, où ni l'un ni l'autre n'avaient jamais mis les pieds.
C'était un marrant, un frimeur, un naïf qui se faisait arnaquer avec une facilité déconcertante. Une des rares autographes qu'il a conservées est une reconnaissance de dettes de Jules Berry. C'était un passionné pour tout ce qu'il faisait, il m'a appris à toujours faire les choses correctement, quoi qu'on fasse, sinon l'on s'emmerde. Il était fier de son fils qui faisait ce qu'il aurait aimé. J'étais sa revanche. C'est comme ça que je le prends. J'adorais partir en vacances avec lui, il nous arrivait toujours des aventures extraordinaires. Au Maroc il a fait un saut dans le vide au-dessus d'un pont cassé avec la voiture de location. En Sardaigne nous avons partagé les repas des bandits d'Orgosolo. En Sicile nous avons gravi l'Etna en éruption. Il n'était plus du tout sportif. Il était plutôt gros. Il adorait bouffer. Chaque été il se plantait des épines d'oursins dans les pieds.
Mes copains l'aimaient bien. On buvait du Coca en fumant des joints. Il goûtait et disait préférer son cigare. Cela détendait l'atmosphère. On s'est acheté ensemble un électrophone pour écouter Beethoven, il m'a refilé son vieux transistor, je m'en sers toujours, à sa mort j'ai récupéré le gros poste de radio à lampes qui était déjà à son père et sur lequel j'écoutais les sons et les voix du monde entier, et ce que j'ai pu rêver ! Lorsque j'avais treize ans il m'a interdit de toucher aux livres du rayon du haut, je n'en aurais jamais eu l'idée sans lui, c'était son Enfer. Sympa de sa part. Je ne comprenais pas bien ce que lui pouvait y trouver. À mes concerts il parlait fort pour que l'on sache qu'il était mon père, et ensuite il ronflait. Il avait un nombre invraisemblable d'expressions populaires à son vocabulaire, il faisait chabrot, il prétendait que la crème Chantilly ne faisait pas grossir, il se saoulait quand il avait une rage de dents, cela nous faisait hurler de rire. Je me souviens du soir où ma mère, ma sœur et moi n'avons jamais réussi à le relever ; il était coincé par terre entre le radiateur et l'armoire : " Un baby, juste un baby whisky ". Il riait facilement. Aux larmes. Il pleurait aussi lorsqu'il était ému. S'il pétait à table il me disait : " Si t'es gêné t'as qu'à dire que c'est moi ". Il se servait toujours plus que les autres et faisait remarquer à ma mère qu'il avait pris la plus petite part. Elle et lui s'engueulaient tout le temps. Ils s'aimaient.
Cela fait déjà un bout de temps qu'il est parti. À la fin il était moins marrant, lui qui avait toujours eu l'air si jeune avait vieilli d'un coup. J'aime bien penser à lui. Je fais ce que je peux pour me dire qu'il aurait été fier de son fiston. Il me disait : " Comment vas-tu, fils, tulle à l'anus ? ", je n'ai compris que très tard ; cela le faisait hurler de rire. J'ai aussi appris très tard qu'un poulet avait un croupion parce qu'il se le bouffait en douce en le découpant. J'anticipe sur les histoires de Q. Maman faisait la cuisine, mais lui était le roi de la mayonnaise et des sauces. Il m'a aussi appris à faire des cocktails. Par exemple il avait baptisé La Chose de Papa, 1/3 whisky, 1/3 gin, 1/3 vermouth extra dry, grenadine au goût. Demandez donc à notre rédac' chef ce qu'il en pense, il a crié à l'hérésie, mais c'était déjà trop tard !
Maintenant papa c'est moi.
Je n'ai pourtant pas quitté le Pays Imaginaire.

vendredi 17 décembre 2021

Watch Devil Go


Vers la fin des années 60 on parlait beaucoup des prêtres-ouvriers et Colette Magny chantait Camarade curé. Pour Le charme discret de la bourgeoisie Buñuel inventa un évêque-jardinier. J'ai l'impression que Jacques Thollot fut toute sa vie un compositeur-poète, depuis l'enfant batteur qui jouait en culottes courtes avec les grands du jazz à l'immortel inventeur de formes qui me ravit chaque fois que je réécoute un de ses enregistrements. Le label Souffle Continu ressort (en vinyle et en CD) son deuxième album Watch Devil Go publié en 1975 par Jef Gilson sur Palm. J'ai beau le connaître pour posséder le vinyle original, je suis encore une fois surpris par son inspiration lyrique. Thollot qui, en plus de la batterie, joue du piano et du synthétiseur, est remarquablement accompagné par François Jeanneau très aylerien au sax ténor, mais aussi à la flûte et au synthé qu'il a développés au sein du groupe de rock Triangle, ainsi que son acolyte Jean-François Jenny-Clark à la contrebasse, habitué aux acrobaties contemporaines. Les seize courtes pièces forment un éventail chatoyant dont les couleurs sont rehaussées par la chanteuse afro-américaine Charline Scott sur le morceau éponyme ou par un quatuor à cordes, composé de membres de l'Orchestre de Paris devant déchiffrer les petits bouts de partitions gribouillés, sur Entre jazz et lombok. L'époque était particulièrement imaginative. Le free jazz se mariait au sérialisme, l'électronique envahissait la pop, offrant aux plus audacieux des champs inexplorés. Après le précédent Quand le son devient aigu, jeter la girafe à la mer, ce disque est un must absolu. Il démontre que l'on n'est jamais obligé de s'enfermer dans un genre, mais qu'en laissant la porte ouverte à ses rêves les plus intimes, il est possible d'accoucher d'œuvres phares qui embrassent le monde et l'éclairent sous un angle insoupçonné jusqu'alors. Alors qu'aujourd'hui des cathos intégristes font interdire des concerts dans les églises, j'ai forcément une Sympathy for the devil !

Il y a sept ans, lors de la mort de Jacques Thollot, j'invitai Fantazio et Antonin-Tri Hoang à me rejoindre sur la scène de la Java pour lui rendre hommage sur un texte de Henri Michaux qu'il aimait particulièrement. C'est encore une nouvelle occasion de republier l'entretien fleuve que Raymond Vurluz et moi avions réalisé fin 2002 avec lui pour le Cours du Temps du n°7 du Journal des Allumés du Jazz. Il figure également dans le magnifique double CD d'inédits Thollot In Extenso paru chez nato en 2017.


Héros du free jazz malgré lui, batteur chantant, compositeur la tête dans les étoiles, Jacques Thollot joue sur tous les temps, les marques et les démarques. Le dessinateur Siné disait de lui qu’il était le "poète des drums". Éclipses et résurgences s’enlacent, s’embrassent et s’embrouillent dans le parcours unique d’un musicien sans pareil. Il projette les mille éclats d’un chant en quête d’infini, une musique impressionniste qui cherche à voir, sentir, rêver, comprendre.

Rencontre avec Raymond Vurluz et Jean-Jacques Birgé.
Transcription de Nicolas Oppenot.

Raymond Vurluz – Comment choisis-tu de jouer de la batterie ?

Je faisais une sorte de bande dessinée sur des papiers comme des rouleaux à chiottes, mais c’était pour imprimer des comptes. Ça allait dans des machines. Je faisais des immenses histoires, des cirques interminables. Et dans les cirques, il y avait la fosse d’orchestre qui était en hauteur. Il y a toujours eu un rapport avec le rouge. Il y a beaucoup de rouge au cirque. C’était entre le cirque et les Indiens. Je dessinais beaucoup d’indiens avec des tambours et les fameux boum boum boum ! Tous ces trucs, ça fascinait. Ce qui m’a carrément illuminé, c’est les reflets à Tours où j’ai de la famille, par une lucarne de chez ma cousine couturière Alice, un 14 juillet. Les pompiers défilaient, avec les tambours au premier plan. Ça m’a achevé, si je peux dire… J’étais déjà dans un domaine où il y avait tout le temps une rythmique ou quelque chose de rythmique. J’ai suivi ce qui me plaisait le mieux et ça a abouti au premier tam-tam, avec des palmiers rouges sur fond jaune et un ou deux trucs verts, des couleurs qui vont pas du tout ensemble, et au pochoir, déjà. J’avais sept ans. C’était une époque où les gens s’invitaient encore beaucoup. À chaque fois qu’il y avait une soirée à Vaucresson, les gens dansaient et c’était l’occasion, comme la musique était un peu plus forte que d’habitude, de m’éclater à jouer derrière les disques.

Jean-Jacques Birgé – Tu passes directement du tam-tam à la batterie ?

Grâce au Père Noël, un ou deux ans après. J’ai vu une photo dans Marie-Claire où j’ai l’air assez rayonnant avec une cymbale entre les mains, près d’un sapin de Noël. Alors j’imagine que ça a dévié comme ça de la peau au métal. Mais bon, ça reste une attirance pour les peaux. Juste une cymbale, la batterie ça a été un peu plus tard. Vaucresson, petit pavillon, rue près de la gare, beaucoup de passants, beaucoup de bruits de percussions sortant de ma fenêtre toujours ouverte. Un jour, quelqu’un a sonné en proposant une batterie à vendre, parce qu’il a entendu. Un prix dérisoire, un instrument assez exécrable, mais pour moi super. Je dis exécrable, c’est même pas vrai, parce que c’était une grosse-caisse très haute avec des vraies peaux. Je n’en connaissais pas la valeur, je l’ai larguée dès que j’ai pu pour une plus sophistiquée, plus brillante.
Ma première batterie, on me l’a amenée comme qui dirait sur un plateau et maintenant que j’en parle, ça a dû influencer ou conditionner mon comportement pour ce qui est de vendre mon travail, ce qui est pour moi une sorte d’aberration. Moins maintenant, on parle de cette époque. Je trouve qu’avec le temps, la vie c’est à vie, le contrat avec quelque art que ce soit. Après Cugat, j’ai entendu les premiers enregistrements de jazz en 78T, pourtant je ne suis pas si croulant ! Vaucresson a aussi beaucoup compté. C’est une ville que j’aime beaucoup, qui se transforme, mais bon… Moi aussi, ça tombe bien ! Mais c’est pas les mêmes résultats.

JJB – Avec ta batterie, tu joues tout seul, à ce moment-là.

La première fois, c’est avec mon frère et quelques-uns uns de ses amis de son lycée de Saint-Cloud. Le trip orchestre de lycée, salle des fêtes, premier concert, Nouvelle-Orléans. Petit coup de pouce médiatique, on a créé un petit déplacement de photographes puisqu’on a joué à l’enterrement de Sidney Bechet à Garches, alors qu’on avait fait la demande et qu’ils nous l’avaient interdit. Ça s’est su alors on a remis le coup un jour après. On a fait le mur et on a été jouer sur sa tombe. Sidney, c’est Garches qui est à trois kilomètres de Vaucresson. J’étais relativement bien encadré par le hasard.

JJB – Que se passe-t-il après le groupe avec les potes de ton frère ?

Quelques répétitions, dont les premières avec un orchestre Nouvelle-Orléans. J’étais encore môme. Les premières répétitions à Paris, à bouger mon matériel. Faut connaître, faut être prévenu, avec la batterie… Je me rappellerai toute ma vie de l’erreur de dialectique chez le trompettiste qui habitait rue de la Fontaine aux Rois, pas très loin de République. Il tenait à l’époque un bazar, un marchand de couleurs qu’ils appelaient une droguerie. Alors comme on m’avait déjà fait des plans, on m’avait fait peur avec des fausses seringues, j’y voyais une fumerie d’opium – en plus c’était dans la cave les répétitions. J’y suis allé avec la peur et j’en suis sorti ravi. C’était effectivement une droguerie. Pas comme je l’entendais, quoi !

RV – Tu connaissais déjà le be-bop ?

Justement, c’est incroyable, c’est presque une chronologie de dictionnaire musical. À la fin des six mois, j’ai entendu le middle jazz. J’entends par entendre que je comprenais de quoi c’était composé. Le be-bop, je l’ai adoré très vite aussi parce que c’était moderne. Je crois que dans les premières choses be-bop que j’ai jouées, il y a un morceau de Cannonball Adderley, à trois temps, déjà (je suis très ternaire). L’orchestre avait changé de physionomie. Il y avait toujours mon frère, mais il y avait la fille des chapeaux Orcelles, Catherine Orcelles, qui jouait du piano. Jean-François Jenny-Clark, déjà, à seize ans. C’est incroyable. J’ai des photos du premier gig, un concours au Salon de l’Enfance et on a joué ce morceau quasi be-bop. C’était le pied !

RV – Y avait-il des musiciens professionnels à Vaucresson ?

Oui, Gérard Dave Pochonet, chez qui j’ai écouté les premiers 78T de jazz qui sortaient. C’était assez exceptionnel : Sarah Vaughan, avec des instrumentistes super. Vaucresson est dans une sorte de creux et il y a un plateau qui a toute sa dose de mystère. Je me rappelle qu’il voyait des Américains dans les arbres. Ça me donnait aussi un autre aperçu du jazz. Vraiment, il les voyait en train de plier leurs parachutes, avec moultes détails.

RV – Te souviens-tu de ton premier engagement professionnel ?

Oh ! Je n’avais jamais pensé à ça. Je me suis retrouvé dans une grande école vers la montagne Ste Geneviève, Polytechnique. C’était le premier contact avec beaucoup de gens, vraiment super… Le vrai gig, dans le sens plein (parce qu’un endroit approprié au jazz), c’est au Club St Germain.

RV – – Il y a une interview de toi à la télévision. Tu es petit. Tu cites même Max Roach. Ça se passe au Club St Germain. On voit à tes côtés Mac Kack, Bernard Vitet. Il y a aussi Bud Powell avec Kenny Clarke…

J’ai d’excellents souvenirs musicaux, mais moins de rapports humains. J’étais tellement content de jouer là que je m’en foutais. Mac Kack me traitait un peu bizarrement. Ça faisait rire qui voulait bien avoir ses grâces. Vu qu’il vivait avec la patronne du club, chaque fois qu’il me présentait il se foutait de ma gueule pour peut-être combler certains manques dans sa spécialité, une image gai luron de mec, " Qui n’a pas une histoire avec Mac Kack ? ", soit qu’il pisse sur un flic en discutant avec lui, toutes sortes de trucs comme ça… C’était pas vraiment méchant, c’était rien, mais bon, ça me faisait un peu de peine, quand même. Il y avait tellement d’autres satisfactions… Bernard Vitet, est un des premiers musiciens avec qui j’ai joué professionnellement. On apprend des choses fondamentales avec des musiciens comme ça. Une des premières remarques judicieuses sur mon jeu, c’est lui qui l’a faite. On jouait à l’époque Night in Tunisia tous les dimanches. Il y a un break en syncope et moi je le faisais sur le temps : Kalin KIN dingueDIN dingueDIN DIN ! ! En fait ça faisait TA PON. Babar m’a fait remarquer ça et c’était une vraie découverte, parce que j’étais mal à l’aise dans ce passage mais je ne savais pas pourquoi. Je n’anticipais pas le break. C’était super de me le dire parce que je ne pense pas avoir refait la même connerie. Je les ai entendues maintes et maintes fois, par contre !

JJB – Comment s’est faite la rencontre avec Kenny Clarke ?

Il s’est proposé… J’allais seul jouer dans les bœufs avec mon père qui m’emmenait, c’était avant mon premier gig, presque. Kenny passait souvent au Club St Germain. Un jour que j’y jouais, il est allé voir mon père. Par chance, parce que j’étais un timide redoutable. Kenny lui a dit que ce serait bien que j’aie quelques notions de base, parce que je n’en avais pas. C’était tout en autodidacte derrière les disques. Très bien d’ailleurs de jouer derrière les disques ! La moindre faute de tempo, ça casse la baraque ! Les pierres se décèlent, les termites voraces apparaissent et les éléments attendent qu’on leur ouvre la porte. Rendez-vous a été pris pour que je vienne prendre des cours avec Kenny au Blue Note, rue d’Artois. C’était l’endroit de Paris où il n’y avait que des Américains, des gens assez extraordinaires. Parmi eux j’ai rencontré Bud Powell, il m’a énormément impressionné.

JJB – Que t’a appris Kenny Clarke ?

Tout ce que je ne savais pas et il a confirmé certaines choses que je vivais. Le lycée s’est terminé de façon lamentable. J’y allais les mains dans les poches. Je n’avais même pas un crayon, pas de cahier, rien. Une des choses que m’a dite Kenny, c’est de vivre la musique. Je me rappelle qu’il m’a surtout appris à jouer de la caisse claire. Il y a des choses plus tard que j’ai regretté de ne pas lui avoir demandées. Je ne sais pas s’il a des fils, mais je sentais quelque chose d’un peu extra dans ses motivations de me filer des cours. Au bout de six mois, Kenny m’a pris comme remplaçant au sein du Blue Note. Il travaillait beaucoup, avec Francis Boland, des choses plus ou moins intéressantes, en Europe, aux US… Alors il travaillait à l’extérieur et moi je jouais. C’était en parallèle aux cours qu’il me donnait. Je pouvais les mettre sur le tapis le soir même. C’était vraiment dingue !

RV – C’était perturbant la fréquentation des clubs, pour un enfant ?

J’ai vite eu un abord des choses du sexe très direct. Je me suis retrouvé à Juan-les-Pins à accompagner des strip-teases. C’étaient quand même des petits gigs en passant. Je me rappelle que je devais jouer des mailloches pendant des scènes de matelas, qui me dépassaient un peu. Je voyais des bonnes femmes se gouinasser, des trucs avec les cris, les machins. Ça restait très mystérieux, mais je trouvais que les mailloches allaient bien avec la lumière rouge, l'ambiance feutrée. Un soir, tout l’orchestre de Count Basie est venu faire le bœuf. Ça a annihilé les effets un peu bizarres de mon approche des choses de l’amour. À Paris, j’allais me balader pendant une pause sur les Champs Elysées et quelques fois je me faisais ramener par des flics au Blue Note qui venaient demander si c’est vrai que j’étais musicien ! Comme j’étais plutôt mignon petit garçon, ils s’inquiétaient parce que je me faisais souvent accoster par des gens qui me demandaient " c’est combien ? ". Et moi je ne sentais pas ça. J’ai commencé à apprendre quelques injures à cette époque, pour être tranquille.

JJB – Tu as été confronté à l’alcool, à la drogue, du fait de vivre dans ce monde d’adultes…

Je suis tout de suite tombé dans des chiottes aux portes ouvertes où les gens se shootaient gaiement, voir plus d’ailleurs, des scènes incroyables. La boisson pour moi, c’était une sorte de tragédie vécue en la personne de Bud Powell… Il ne parlait presque pas, je ne parlais pas anglais, mais je comprenais et je pouvais baragouiner… Je le voyais tout le temps supplier, pleurer auprès du patron, Ben, pour avoir une mousse, un truc, un machin, et moi je ne me rendais pas vraiment compte des ravages de ces substances, sinon que Bud quelques fois s’endormait au piano. Il était comme ça, on ne savait pas si c’était une extase intérieure ou un mal-être ou les deux… Je voyais ce musicien extraordinaire, avec un sourire de contentement parce que j’avais fait un truc peut-être joli ou quoi. De Bud, c’est magique ! Je ne comprenais pas bien ce que venait foutre le patron qui lui interdisait de boire. Il allait boire ailleurs… Il y avait aussi un hôtel un peu mythique. C’était pas le Chelsea Hôtel, mais c’était en face du Caméléon, rue St André des Arts et tous les musiciens étaient logés là, tous ceux qui venaient à Paris par Marcel Romano. J’y ai croisé des gens comme Thelonious Monk, plein de gens incroyables et j’ai vu aussi des drames. Il y avait un bassiste américain, Oscar Petitford. Moi je venais le matin aux nouvelles parce que Romano qui faisait venir des Américains s’était intéressé aussi à une éventuelle façon de faire du pognon avec moi, avec l’âge et la musique que je faisais. J’ai vu presque mourir des gens en rapport direct avec la boisson. Ce bassiste, ça me frappait parce qu’à l’heure où tout le monde prend son petit-déjeuner, il avait un bol mais c’était du cognac, à raz bord. Il lui fallait ça pour simplement sortir du lit, sans doute. Ça ne m’a pas profondément choqué puisque j’ai été confronté à des passages difficiles aussi. Et du coup, la fumée… Les gens fumaient dans les portes cochères, en se planquant, avec presque une paranoïa cultivée. Contrairement à ce que je croyais, ils ne devenaient ni meilleurs ni marrants. C’était de la merde. Je me suis aperçu après que ce n’est pas évident de trouver des bonnes choses ! C’était plutôt tristesse, planque, paranoïa, alors qu’après, j’ai eu l’occasion de fumer ces substances tout à fait naturelles pour le moins. Quand je suis allé en Afrique, j’ai découvert le bangui à Bangui. On demandait aux garçons d’ascenseur un petit pétard et ils revenaient dans la seconde avec un sac en plastique rempli d’herbe, une des choses pour moi les meilleures au monde. Contrairement à l’idée que j’avais eue sur la fumée parisienne et paranoïaque, là j’ai découvert une explosion de rires, de bien-être… Il faut dire que c’était dans le contexte, au soleil… Le premier joint ça a été waou… J’en ai loupé un avion parce que j’étais écroulé de rire devant des fourmis sur la table de l’aéroport ! Les fous rires c’est rien, ça me coinçait partout. Les fourmis, je ne sais pas ce qu’elles faisaient mais c’était tout un scénario abracadabrant et bon, il est vrai que c’est un des seuls produits qu’il m’arrive de consommer si je veux bien mettre l’alcool du côté des accidents.

RV – Cette époque est aussi marquée par l’ambiance générale de la guerre d’Algérie ?

La guerre d’Algérie, il y avait plein de personnes qui étaient contre. C’était normal. J’ai vu mon frère y partir, quelques amis qui ne sont pas revenus, mais la véritable approche politique, la prise de position, ça a été un peu plus tard, juste avant l’indépendance où là je devenais presque actif dans mes convictions d’indépendance. Par le jazz, j’ai été amené à rencontrer Siné, qui à l’époque était menacé physiquement, et je me rappelle de choses assez folles. J’allais manifester, avec mes peu de moyens… Il était question que Salan débarque en avion avec les parachutes. Des soirs avec une tension pas possible, on ne savait pas si c’était du lard ou du cochon, tout le monde était mobilisé. Je jouais au Chat Qui Pêche, et là-bas il y avait une bouche d’aération, juste au-dessus de la batterie, qui donnait sur le trottoir. J’ai eu les jetons de voir une bombe valdinguer par ce truc-là. Il y en a qui bougent, que ça touche de près ou de loin et il y en a qui restent indifférents, qui s’occupent de leur propre devenir, comme s’ils étaient seuls au monde, au fond. Je n’ai eu que très rarement de discussions politiques ou d’opinion avec des musiciens français, hormis François Tusques. Les premières choses que j’ai faites avec lui, c’est à Nantes. Là-bas je voyais des choses que je ne voyais pas à Paris, des réunions après des concerts où il était question justement des problèmes soulevés par les confettis de l’empire, comme disait je ne sais plus qui. Je trouve intéressantes ces discussions dans un milieu qui a priori n’a pas grand-chose à voir, sinon que c’est un moyen d’expression qui peut être communicatif, c’est une responsabilité, même pas… Une conscience.

RV – Te souviens-tu du premier contact avec le free jazz ?

Ça n’a pas été un coup de massue. Comme on avance dans la vie et qu’on suit ses instincts et son début d’éthique, ce sont des personnes qui pensent un peu les mêmes choses qui se rencontrent. Les rencontres, elles se font aussi comme ça, pas seulement parce qu’on entend quelqu’un qui joue bien… Parmi les quelques disques auxquels j’ai participé, je tiens assez à celui qu’on a fait à Rome avec Steve Lacy, “Moon”. Steve croit qu’il n’y a que dans cette séance que je joue comme ça, je sais qu’il aimait bien. Faut dire que Rome c’est inspirant. Après ça j’ai fait des expériences, des chansonnettes, il m’a dit " quand tu finiras de faire de la merde ", d’une façon pas indélicate. Je tentais quelque chose, c’était pas du tout évident et son jugement ne m’a pas été du tout inutile. On ne fait pas de la chansonnette comme ça… Faut être né sans le reste pour en faire… Disons que ce qu’on appelle le free jazz, pour moi c’est un peu comme en peinture, une reconnaissance d’un bagage énorme de choses de qualité, dans un style donné. Des choses tellement énormes à réunir pour qu’un individu maintenant fasse, dans ce style, quelque chose d’extrêmement intéressant. Dans mon abord du free jazz, il n’y a pas seulement les Eldridge Cleaver, les Black Panthers… Ben il y a tout ce qu’il y a, de Charlie Parker aux plus récents, des choses tellement magnifiques que je me vois mal repasser dans leurs sillons et amener quelque chose d’encore mieux que ce qui a été fait, dans cette esthétique-là. À l’époque, c’était effectivement free, un truc de liberté, repousser les barrières qui d’habitude sont plutôt salutaires pour les expressions. Je ne ressens pas le free jazz comme un mouvement définitif. Je trouve qu’il est très bien, sa durée, tout ça…

RV – Le passage avec Eric Dolphy, c’est un moment important pour toi …

Je me rappelle surtout de Donald Byrd parce qu’il m’a appris une chose essentielle à la batterie. Je trouve ça super d’ailleurs, parce qu’il me voyait vraiment souffrir à jouer des tempos extrêmement rapides. Parce que le " chabada " je le jouais en entier… Tin ti gui ding ti gui ding ti gui ding… Ce qui est pratiquement impossible à faire si c’est sur un tempo des plus rapides. En plein concert il voit que j’ai vraiment du mal à tenir, alors il prend une baguette et tchac, il fait comme ça, comme un petit secret : " regarde ! ". Il laisse rebondir la baguette sur la cymbale… De cette seconde-là, je joue exactement pareil les tempos hyper rapides, c’est-à-dire que je ne marque pas le dernier, je marque sur la main gauche… Je donne bien le coup pour en faire trois ! C’est un détail qu’on aurait pu m’apprendre dans des milieux plus avisés que la trompette, mais enfin… C’est fou les progrès que j’ai faits juste en laissant rebondir la baguette ! Donald Byrd, un type adorable. Au début, en rigolant, il me disait " mais ça va venir " parce que je voulais garder le tempo et il me montrait son petit doigt et je comprenais pas trop. J’ai vite compris qu’il voulait parler de " il faut en avoir pour garder le tempo ". Du jour au lendemain, avec les défilés qu’il y avait, il a vu qu’il n’y avait aucun problème, j’avais un tempo correct.

JJB – Dolphy ne t’aurait-il pas influencé sur ta manière d’écrire ?

Dolphy a été un des rares, à part des gens plus techniques de l’époque, à jouer des écarts qu’on trouvait surtout dans la musique de douze sons… Dès que je l’ai entendu jouer, j’ai été frappé par cette voie très personnelle, ces intervalles de quarte augmentée, de septième, sans arrêt, des trucs… Et cependant des phrases extrêmement belles et tout à fait dans les accords. Il confirmait cette idée que j’ai aussi de la mélodie qui peut très bien sortir des écarts ou des choses qu’on disait faux. Comme quand, môme, j’ai fait un bref passage aux Beaux-Arts, on interdisait de mettre du bleu et du vert à côté, ou du rouge et du jaune à côté. C’est les plus beaux trucs de la peinture.

RV – Comment as-tu rencontré Don Cherry ?

Parmi les lions. Pas les mi-lions mais les lions bien entiers. Je crois me rappeler que c’est une histoire de cravate aussi. C’est une époque où j’achetais mes cravates aux Puces, avec d’autres trucs marrants qu’on trouvait là-bas et qu’on trouvait pas ailleurs. Toute sa vie il m’a parlé de la première fois où il m’a vu avec une cravate qu’il trouvait insensée. Ça me semble absolument naturel parce que j’ai vu après qu’on avait beaucoup de similitude dans ce qu’on aimait, pictural ou esthétique. C’est fou ça. Il manque encore plus qu’il n’a apporté. C’est vraiment un cas… Don ça me fait vraiment autre chose, même une photo…

RV – Est-ce qu’à Heidelberg, avec tous ces gens, tu avais l’idée de démarrer quelque chose qui te serait plus personnel, un orchestre par exemple ?

Je faisais des rêves d’orchestration, hors batterie. C’est encore Don qui m’a conseillé de faire ma musique. C’est lui qui m’a dirigé.

JJB – Quand tu joues, pas très longtemps après, Our Meanings and our Feelings, dans quel cas de figure es-tu ?

Comme un passager. J’ai gardé mes bagages. C’était le plaisir de faire quelque chose avec Portal.

RV – Tu fais un disque aussi avec Sonny Sharrock, en trio, un disque free…

Pour ma part, sans inspiration véritable. Pour Sonny Sharrock, je suis revenu de Munich en avion, juste pour une séance l’après-midi, et il se trouve qu’à Münich, il y avait une spécialité, à l’époque, qui s’appelait le LSD. J’ai fait ce disque, paraît-il, dans ces conditions. Je l’avais rencontré avec Herbie Mann. Moi j’étais avec Joachim et Eje Thelin. C’était puissant. Il se trouve que c’est un des soirs dont je me rappelle encore, un des soirs magiques où on joue le mieux qu’on n’a jamais joué et se demande si on rejouera jamais aussi bien un jour.

RV – Il y avait aussi des choses très expérimentales, par exemple ce duo avec Eddy Gaumont qui s’appelait…

… Intra Musique. Enfin, oui c’était pas le duo qui s’appelait comme ça, c’était carrément un mouvement. On voulait devancer les critiques pour donner un nom au mouvement. Il n’y a eu qu’un seul concert d’intra Musique, à la Faculté de Droit. C’était dans la continuité de l’idée que j’avais de la composition, de la forme, un certain classicisme. Eddy Gaumont aurait sûrement été le musicien du siècle. L’ambiance de l’époque et la façon de mener sa propre vie ont fait qu’il s’est supprimé. La pureté enfantine et la conscience d’un adulte. Ça n’a pas du tout marché. Le peu de tentatives qu’il a expérimentées, ça a été très mal reçu et il faut dire que lui-même était devenu très vite agressif. Pour pas en recevoir plein la gueule, il dégainait avant. C’est le cas de le dire, parce que pour une mauvaise parole, un jour en Belgique, il a sorti son rasoir qu’il avait tout le temps sur lui et il a balafré un musicien belge qui avait de belge une manie encore assez récente d’avoir des colonies…

RV – Peu de temps après, tu enregistres Quand le son devient aigu, jeter la girafe à la mer.

C’était le début et même la continuité du début, parce que dans La Girafe, il y a des motifs qui dataient de dix ans avant, que j’avais trouvés sur des bandes à moitié cramées. C’était hors temps, cette musique-là que je faisais parallèlement à toutes les expériences… Parce qu’il m’est arrivé de jouer free pour le cacheton, ce qui semble assez extraordinaire ! D’autres faisaient des séances d’enregistrement avec des chanteurs yéyé et moi j’avais le free jazz.

RV –Sur cette décennie-là, il y a quatre disques qui sortent, quand même : La Girafe, Watch Devil Go, Résurgence et Cinq Hops.

François Jeanneau vole dans ce disque. C’est fou. La chanteuse Elise Ross disait : " je donnerais toute ma vie pour pouvoir faire ce que vient de faire François ! ". Après La Girafe, c’est un creux de vague, Watch Devil Go. Il est question du diable, quelques rechutes assez longues dans le temps, des rechutes psychologiques, suivies de tas de choses contraires à la réalisation de la musique. Pour y arriver, je n’ai pas fait de surf. Parce que ça allait plutôt vers le grand large, que vers la côte ensoleillée ! Watch Devil Go, peut-être le coup de pied au fond de la piscine pour remonter à temps et pouvoir respirer.

RV –Il y a ce concert assez extravagant à Nîmes où Weather Report supprime sa première partie, tu te retrouves le lendemain en première partie de Stan Getz. Stan Getz ne vient pas et tu deviens LE gros succès du festival de Nîmes 1979.

Le son était très bon et c’est peut-être une des seules fois où j’ai pu entendre complètement ce qui se passait sur scène et en quelque sorte le maîtriser aussi.

RV – As-tu pensé que ce que tu cherchais à faire était difficile à atteindre avec les musiciens choisis ?

C’est comme les systèmes solaires, je suis sûr qu’il y en a d’autres, d’autres bons musiciens que nos chers défunts. Je crois qu’au point de vue feeling, ça intéressait justement les pianistes… Une technique d’écriture pas très conventionnelle, des doigtés qui sont adaptés au rythme.

JJB – Tu as vraiment eu l’impression d’avoir arrêté de jouer dans les années 80…

Je ne pouvais pas supporter de ne travailler que pour les oiseaux, bien qu’on s’entende très bien...

JJB – Il y a eu le disque de Berrocal.

C’était super. J’aimais bien ne pas être leader, ne pas avoir cette responsabilité. Parfois même, certaines personnes me disaient (et ça ne me faisait pas très plaisir) que je jouais mieux avec d’autres groupes qu’avec le mien, ce qui doit arriver immanquablement. Et puis il y a eu Winter’s Tale que j’ai ressenti comme un coup de main… Ça n’était pas évident. J’aime bien ce disque pour diverses raisons, dont la reprise de contact.

JJB – Qui en fait amène à Tenga Niña.

Il me redonne envie de jouer, je recrois un peu en ce que je fais et pourquoi je le fais. Ça a marqué, parce que s’il n’y avait pas Tenga Niña, je ne serais pas là maintenant, je n’aurais pas cherché, quoi.
Je ne sais plus ce qu’on raconte là… C’est comme du présent… On va bientôt se croiser, justement : " Hello ! Comment tu vas toi ? ". Je crois qu’à un moment de sa vie, on se croise.

PORTRAITS-SOUVENIRS

René Thomas
Je lui en ai tellement fait voir… J'ai par exemple brûlé une armoire d'hôtel dans sa baignoire, juste avant qu'il ne rentre dans sa chambre. Il a toujours eu besoin de certaines choses, René ; la même journée j'avais demandé à deux mecs sur le port de Palerme de faire comme si c'était des flics et d'aller se saisir de l'individu à grosses lunettes qui sortait de l'hôtel. Et les mecs y sont allés, en faisant semblant d'être de la police alors René a commencé à se rouler par terre… Je le croyais assez sérieux, les premiers jours où je l'ai connu chez Popol à Bruxelles. Il avait un air, comme ça, un peu extraordinaire, d'un autre monde. Je jouais avec René, avec beaucoup de plaisir. Au bar de chez Popol, d'un seul coup, il s'écroule par terre, comme si on avait débranché l'électricité, vraiment, une chute formidable. En fait, il y avait une fille qui était assise en amazone sur un siège de bar et de là où il était tombé, il voyait absolument tous les dessous de la fille… En fait, il a fait exprès de tomber pour mater la fille, comme ça. Des milliers de choses avec René Thomas… L'ambiance à 6 heures du soir dans une semi-brume belge où il jouait "Theme for Freddy ", comme ça, sans que l'on ait répété. J'avais les larmes aux yeux.

Karl Berger
C'est énorme. On a partagé le plaisir de faire des tournées avec Don Cherry et c'est un des orchestres où je me suis le plus éclaté de ma vie. C'est aussi, pour moi, une vie, Karl : Heidelberg, qui reste à ce jour la ville où j'ai vécu de façon la plus en symbiose avec tout ce que je pouvais espérer de la vie. Et Dieu sait si j'en attendais ! C'est fou ! De Heidelberg, je prenais des avions, juste pour ramener des petites Allemandes à Vaucresson, pour les voir d'un peu plus près pendant trois quatre jours ! Incroyable ! Et pour Karl, c'était la terreur, ça criait toutes les nuits dans sa maison, les gémissements… Oh j'ai refait le coup à Rome avec Steve Lacy. À la fin, je me suis fait virer de chez eux.

Aldo Romano
Des coups justes, un feeling très développé. Je crois que je n'ai jamais entendu Aldo ne pas bien jouer. Je n'étais peut-être pas là où il fallait ?!

Jean-François Jenny-Clark
Oh, La Corse ! Le souvenir de ces premières autres formes de gig qui consistait à jouer pour gagner un peu de pognon et passer des vacances. On jouait des saisons en Corse, dans des clubs genre Méditerranée. Ce sont des moments presque aussi sublimes que les autres. On était très proches avec JF, on se faisait trois kilomètres de plage pour aller bouffer une glace à Calvi. Et puis des séances photo, lui me poussant dans une poussette de bébé, sur une fenêtre d'une maison délabrée à Calvi. Tout ça, ce sont des noms qui en premier me font réagir avec bonheur. Tellement à dire…

Joachim Kühn
Le meilleur n'a pas été fixé sur disque et je le regrette parce qu'il y a eu des moments de live qui auraient mérité d'être fixés mille fois plus que certains disques qui justement étaient un peu prisonniers du free jazz, ce qui peut sembler paradoxal. Joachim avait envie de jouer des choses formelles. Ça sortait dès qu'il le pouvait… Une marche ou quelque chose pris avec dérision, une dérision pudique pour ne pas trahir le free jazz. On se retrouvait à simuler des choses formelles d'une façon un peu dérisoire.

Pharoah Sanders
Une frustration. N'avoir joué qu'une répétition, à Berlin, et un concert avec lui. Tellement saisi d'entendre ce que j'aimais écouter sur disque, des choses directes, différentes. Moi je pensais qu'il ferait le disque (Eternal Rhythm) aussi, donc je n'étais pas si triste et puis après, ça m'a fait vraiment chier qu'il n'y soit pas. Sentiment d'une belle intelligence.

Barney Wilen
Ça m'évoque tellement de choses, Barney. Je crois que c'est le musicien avec qui j'ai joué le plus longtemps et nos voies se rejoignaient, peut-être même sur des malentendus, ce qui peut soutenir quelque chose, parfois. C'était pas le cas pour tout, mais disons peut-être dans une différence de façon de vivre. Je vais merder, c'est trop… Un de ces soirs, après les sets, j'ai vu Barney prendre la forme de l'escalier qui descendait au Requin Chagrin, comme un Tex Avery, avec le cou, les marches… Il était tellement raide qu'on l'a porté jusqu'au premier étage, sur le lit, avec toujours la forme de l'escalier. Et voilà : "Barney, bonne nuit, à demain."

Bernard Vitet
Mes débuts dans le jazz, le Club St Germain, les professionnels. Sa femme était jalouse parce qu'il y avait des cheveux blonds dans son peigne. Il me logeait très souvent chez lui, quand je ne pouvais pas rentrer en banlieue par le train et ça faisait des histoires pas possibles, parce que j'avais des cheveux blonds et un peu longs. Ça n'était pas les cheveux d'une belle scandinave, ça n'était que moi ! Une certaine sécurité, aussi, c'est un des premiers un peu complice dans le monde du jazz adulte. Il me parlait plus que les autres et m'a même donné quelques conseils. Il me rappelle mes débuts. Je ne sais pas si c'est gentil ou pas gentil, mais comme je n'ai pas de notion du temps… Elle se fabrique, la mémoire. Elle s'auto-gère.

François Tusques
Son côté déjà un peu politisé ! C'est un peu aussi un des éléments de l'image que je me fais des premières rencontres avec François, d'entendre des musiciens parler politique, carrément. Qui plus est, avec des opinions particulières, qui correspondaient un peu aux miennes qui n'étaient pas néanmoins écrites en lettres de feu. Ce n'est pas sous le nom d'une idée qu'une musique va se faire, mais elle en tient forcément compte, elle en fait forcément partie.

Beb Guérin
Beb, c'est déjà cette assise musicale. C'est le bassiste avec qui j'ai pu oublier la notion du tempo, parce que très physiologique. Je pense aussi à l'amitié. J'ai des petites lumières… Par exemple, un jour je suis convoqué au Palais de Justice de Paris, j'avais un peu… Chambre 11, enfin correctionnelle, mais pour des faits tout à fait honorables, et Beb s'est tout de suite proposé de m'accompagner là à 8h du matin, tu vois, enfin des choses pour nous presque indécentes. Tout ça avec le naturel, le senti, sans que je lui demande rien. Un sens de l'amitié, comme s'il y avait un don pour certaines choses.

Bernard Lubat
Je ne me rappelle plus quand je l'ai vu la première fois, comme si je le connaissais un peu d'avant, en fait. J'étais assez admiratif envers Lubat, parce j'étais presque complètement autodidacte et je trouvais ça incroyable de pouvoir lire les partitions de batterie. Je savais que Bernard faisait des séances, il pouvait faire ça et il le faisait… Il gagnait du pognon d'une façon plutôt agréable, parce que c'est quand même l'instrument… Enfin, je sais pas, c'est pas si pénible que ça, quoi. Et je pense à Orgeval. C'est un endroit où j'ai vu Lubat hors contexte. C'est tout bonus. Je dirais même parfois que le contexte pourrait cacher des choses, qu'il ne révèle pas forcément tout, disons… Je ne le connais pas si bien comme batteur, Bernard, c'est fou ! Évidemment parce que… j'ai le souvenir qu'on a joué une fois en trio et ça s'est produit qu'une seule fois dans notre vie, où il jouait du piano avec Beb à la contrebasse. On a souvent joué dans les mêmes endroits, sans forcément s'entendre. Parfois on vient juste pour le jour où on joue… Je ne l'ai pas assez entendu, Lubat, je regrette.

Jacques Pelzer
Il a plus ou moins participé au fait que j'aille en Afrique. Je l'en remercie.

Jean-Luc Ponty
Je me rappelle d'un concert, à la Locomotive. Il se voulait assez Coltranien et moi ça avait suffi à me brancher sur une façon de jouer… J'aimais tellement Elvin Jones. Je me rappelle aussi d'une valse de Jef Gilson à une époque où il y avait Jean-Luc, qui s'appelait " Java for Raspail ". Un morceau que je trouve très bien. Écrit par Gilson et qui allait fort bien à Jean-Luc.

Michel Potage
Au début où je l'ai connu, il faisait partie de la grande déconnade. C'était un peu faire la foire… Pas qu'un peu, même. Après j'ai eu l'occasion de voir ce qu'il faisait, à part la foire. J'ai ressenti une écriture originale… C'est pas une question de droit d'exister, non c'est pas la permission : "est-ce que je peux exister ? Ô beautés universelles !". L'alcool le rend con, comme tous… Je suis le premier à être bien placé pour le savoir… J'aime bien ce que fait Potage.

Gato Barbieri
J'ai bien connu sa femme, adorable, mais j'ai peu eu l'occasion de parler avec lui… À chaque fois qu'on a joué c'était une super impression, un son original. Je regrette… Non, je ne regrette rien, mais j'aurais bien aimé le connaître un peu plus.

Joseph Dejean
J'espère qu'on se rappelle de lui à la hauteur de ce qu'il a pu donner avant de disparaître. Le souvenir d'un sentiment de conviction d'une direction existante, de quelque chose de vrai. C'était épatant. C'est carrément une autre approche de la guitare et pas des moindres.

Kent Carter
Un sens de la musique extraordinaire. Il faisait partie du New York Total Music Company de Don Cherry. On a fait beaucoup de pays ensemble… C'est complètement fou tout ce qu'il y a comme musique et esthétique dans sa tête. Je ne sais pas si la contrebasse est assez large pour exprimer tout ça. Il faisait des batteries avec tout ce qui lui tombait sous la main. Il y avait peut-être deux cents objets. Pendant des jours, il était là, il jouait… Je n'ai jamais vu ça de ma vie. Je crois qu'à n'importe quel moment de la journée, on pouvait rentrer, disparaître, revenir, et la qualité était toujours là, comme un acquis, comme respirer. C'est extraordinaire.

Peter Brötzmann
J'ai joué avec lui et j'ai fait ce que j'ai pu au début pour qu'il puisse venir en France. Personne n'en voulait. Je ne sais pas si ça veut dire quelque chose : intègre… Mais pendant les années où je l'ai entendu, il ne changeait pas de direction, donc il progressait… Quoique on peut progresser sur plusieurs parallèles, mais enfin, une seule direction, ça risque de concentrer le rapport à exprimer… Et lycée de Versailles !

Tony Hymas
On a eu des moments de communion, des moments extrêmes… Quelqu'un d'une grande richesse musicale… On a peut-être d'autres choses à partager que des premières fois.

Sam Rivers
Tout un feeling, une façon d'être, de bouger, d'être proche des fondations, des origines de la musique qu'on pratique. Là, on parle du niveau d'une créativité en rapport avec le jazz. J'aime la compagnie de personnes de couleur et de chaleur… Je n'aime pas trop le jazz trop blanc, par exemple, puisqu'on est amené à parler des contrastes, qui existent surtout sur le papier photo, d'ailleurs !

Marie Thollot
Ma Papuce
Ma Vouvoute
Mon Yéyan
Et mon Tilala

Discographie sélective

Indispensables : Quand le son devient aigu, jeter la girafe à la mer et Watch Devil Go, Souffle Continu
Rééditions CD incontournables : Don Cherry Eternal rhythm, MPS 15204ST, POCJ-2520
Cinq Hops, Orkhêstra
Scandaleusement non réédité : Barney Wilen Zodiac, Vogue Clvlx

Disponibles également aux ADJ :
Jacques Thollot Tenga Niña, nato - 777 701
Jac Berrocal La nuit est au courant, in situ - IS040
et paru depuis, en 2017 (Jacques Thollot est décédé le 2 octobre 2014), Thollot In Extenso, double CD nato 5484

vendredi 3 décembre 2021

Répétition des Vampires au Cap (1995)


Recherchant systématiquement ce qui pourrait être publiable sur YouTube, DailyMotion ou Vimeo, je réalise des petits montages avec les quelques rushes du Drame égarés parmi mes archives domestiques. En 1995, le Centre Culturel Français de Johannesburg nous propose une tournée en Afrique du Sud pour célébrer le centenaire du cinématographe. Comme les organisateurs métropolitains ont la mémoire courte, nous en sommes flattés bien que nous ayons alors décidé d'arrêter de jouer en public. Notre interlocuteur me demande si j'ai jamais vu les baleines passer au large du Cap de Bonne-Espérance ou si j'ai jamais nagé au milieu des manchots ? Il est difficile de refuser ce genre de proposition malhonnête, et nous acceptons de bon cœur ! Les dates ayant glissé de quinze jours, nous manquerons les baleines, mais nous passâmes un temps merveilleux au milieu des volatiles nautiques. Si leur pas maladroit est comique, leur nage rappelle le vol du goéland sitôt qu'ils ont plongé. Pour jouer en direct avec Les Vampires de Louis Feuillade, Bernard Vitet et moi demandons à l'accordéoniste Michèle Buirette, qui est en outre la mère de ma fille, de partir avec nous pour cette tournée de ciné-concerts.
J'évoquerai en son temps mon précédent voyage en Afrique du Sud avant Nelson Mandela pour tourner le film Idir et Johnny Clegg a capella et ce retour après la fin de l'apartheid, deux voyages que les paradoxes locaux rendirent plutôt pénibles, si ce n'est chaque fois le plaisir partagé avec nos hôtes.


Comme souvent avec les quelques archives que j'ai retrouvées, il s'agit d'une répétition et l'on m'y voit peu puisque je tiens la caméra. De plus, la qualité est souvent médiocre, mais ces rares témoignages ont l'heur de plaire aux amateurs de nos élucubrations artistiques. Les premiers plans du 20 novembre 1995 se situent au Studio GRRR à Paris. Bernard cherche ses notes au bugle tandis que Michèle lui souffle les accords. Dix jours plus tard, dans une salle du Cap, les amis se retrouvent pendant la balance pour interpréter Carton, chanson du disque éponyme, qui colle parfaitement avec un film muet puisque les paroles sont constituées de titres de films et qu'on y évoque les intertitres des films muets, d'où son titre ! Bernard pose son instrument pour chanter avant de gratouiller les cordes du piano. À la fin j'ai ajouté deux plans. Sur le premier, on ne voit pas le contrechamp qui aurait été trop hors sujet, un gigantesque gorille ! Sur le second, nous sommes entassés tous les trois dans une automobile en route pour le théâtre de Joburg où nous emmène Alexandre de Clermont-Tonnerre. Je me souviens seulement qu'il ne fallait pas se promener au-delà d'un certain trottoir, sinon nos vies seraient gravement en danger. Il est des accords qui nous échappent.

Article du 22 janvier 2009

mercredi 1 décembre 2021

Des sœurs Wachowski


Tandis que je viens de revoir Cloud Atlas, sorti en 2012, des Wachowski, frères devenus sœurs entre temps, je retrouve un article du 24 janvier 2009 d'un autre de leurs films qui n'a pas non plus rencontré le succès de leur Matrix. Réalisé à six mains avec Tom Tykwer tant ce film de science-fiction adapté d'un roman de David Mitchell est ambitieux, Cloud Atlas ne ressemble qu'à lui-même. Par un jeu de références croisées, il imbrique six histoires se passant en 1849, 1936, 1973, 2012, 2144, 2321. Pas toujours facile à suivre, il fait faire le grand huit à notre ciboulot, telle une comète lorgnant l'infini, convoquant les acteurs dans des rôles différents selon les époques, quitte à perdre le fil pour reconnaître Tom Hanks, Halle Berry, Jim Broadbent, Hugo Weaving, Jim Sturges, Susan Sarandon, Hugh Grant sous leur époustouflants maquillages. Je dois avouer que c'est mon préféré des Wachowski derrière la série Sense 8, objet encore plus "difficile à ramasser". Ce matin en revoyant la bande-annonce de Cloud Atlas je trouve qu'elle résume bien ce que les Wachowski ont semé en filigranes au long des trois heures de film.



SPEED RACER REMONTE LA COURSE

Bien que rarement en accord avec les critiques cinéma qu'en général je lis plutôt après voir vu les films pour me faire ma propre opinion et éviter que l'on me gâche le plaisir de la découverte en me racontant le scénario, j'ai suivi le conseil d'Olivier Séguret dans Libération en allant regarder Speed Racer, le dernier film des frères Andy et Larry Wachowski, auteurs de la Trilogie Matrix et scénaristes de V for Vendetta. Il émanait de l'article quelque chose de l'ordre du jamais vu, on y faisait référence à la 3D, aussi ai-je pensé que nous étions peut-être en présence d'un de ces nouveaux objets qui changent la face du spectacle cinématographique. C'est le sentiment que me procura Tron à sa projection en salle en 1982, comme si il y avait désormais le cinéma avant et celui après Tron. La technique a souvent bouleversé l'histoire de l'art, comme l'invention du tube en plomb donna naissance à l'impressionnisme dès lors que l'on pouvait aller peindre sur nature en emportant les couleurs dans sa poche.


En 2008, en France comme aux États-Unis, la presse éreinta Speed Racer qu'elle trouvait à juste titre bien pauvre scénaristiquement, divertissement des familles un peu cul cul la praline. Comme si la plupart des blockbusters n'obéissait pas à la débilité ambiante, marketés pour un public d'ados de 16 ans ne s'intéressant qu'aux jeux vidéo et au cinéma d'action pour les garçons, aux bluettes à l'eau de rose pour les filles ! Entre les films qui font réfléchir en interrogeant le supposé réel et le cinéma forain qui le fait oublier, le fossé s'agrandit, le niveau social et culturel dictant qu'on doive appartenir à un clan ou à l'autre. Il y a pourtant un temps pour tout, et que le cinématographe retrouve ses origines d'attraction foraine n'est pas pour me déplaire.
Certains films brisent cette convention et mêlent astucieusement la magie à la réflexion. Sans rejoindre ces chefs d'œuvre de plus en plus rares, Speed Racer décoiffe par son traitement graphique et ses effets 3D. L'utilisation de la couleur et du filé, les volets horizontaux qui remplacent les coupes de montage traditionnelles, les trucages sur fond vert donnent des idées de comment les utiliser autrement que pour un divertissement de pure forme. Inspiré d'un célèbre manga, le film explose dans les scènes de course automobile, avec humour et virtuosité, nous faisant oublier les trop nombreux passages dialogués pleins de bonnes intentions. Film à découvrir sans hésiter pour voir l'écran sous un angle différent.

mercredi 17 novembre 2021

Un Drame Musical Instantané répète Le K (1992)


Il n'est jamais facile de condenser un spectacle en quelques minutes. C'est pourtant ce que je fais avec les archives exhumées d'Un Drame Musical Instantané. Ce sont des documents, des témoignages, la qualité de l'image et du son sont très limite, mais c'est tout ce qui reste. Ici une répétition du K, ailleurs une autre de Zappeurs-Pompiers 1 (1988) ou un concert de Machiavel au Pannonica (1999), plus tard une représentation de J'accuse avec Richard Bohringer dans le rôle de Zola et un orchestre de 70 musiciens (1989), une de Zappeurs-Pompiers 2 (1990), le grand orchestre du Drame en répétition (1986), des bribes de Machiavel en studio (1999), etc.


Le K fut créé le 4 octobre 1990 au Festival Musiques Actuelles de Victoriaville (Québec) avec le comédien Daniel Laloux. La création française se tint en février 1991 au Festival Futures Musiques avec Richard Bohringer interprétant cette fois le texte de Dino Buzzati. Une précédente version avait été présentée en 1985 avec Michael Lonsdale et le percussionniste Gérard Siracusa. Quelle que soit la version, figurait également au programme une autre nouvelle de Buzzati, Jeune fille qui tombe... tombe.


Le K fut publié en CD avec Richard Bohringer, d'abord chez GRRR, puis chez Auvidis, légèrement écourté, dans la collection Zéro de conduite. Au rachat d'Auvidis par Naïve, toute le collection disparut. Heureusement GRRR ressortit l'album dans sa version originale. Le K fut nominé aux Victoires de la Musique dans la catégorie pour la jeunesse aux côtés d'Henri Dès, mais c'est Walt Disney qui l'emporta avec Aladdin ! Je me souviens très bien de la joie de Pascal Comelade qui s'était laissé embarquer comme nous dans cette galère lorsqu'il me reconnut sur le fauteuil juste devant lui. Quant à Jeune fille qui tombe... tombe, il est sorti sous le label in situ, alors dirigé par Didier Petit, avec Daniel Laloux affublé de son tambour napoléonien. Je le préfère à notre enregistrement du K.

Au Théâtre de Quimper en 1992 (vidéo ci-dessus), Daniel Laloux avait repris le rôle du narrateur. Un Drame Musical Instantané, producteur du spectacle, ici en répétition, était composé de Francis Gorgé (guitare, ordinateur, instruments de synthèse), Bernard Vitet (trompettes, anche, piano) et moi-même (instruments de synthèse, trombone, voix). Le scénographe était Raymond Sarti, également auteur de l'affiche de la création et du graphisme du CD, le luminariste était Jean-Yves Bouchicot. Raymond avait inventé un décor tout en métal rouillé, vieux ventilos, loupes géantes et nuages mobiles. Jean-Yves éclairait la scène avec des machines improbables comme de vieilles photocopieuses dévoyées.

L'aventure magnifiquement avancée se termina en catastrophe. Nous jouions au Festival Musique Action de Vandœuvre-les-Nancy avec tous les atouts en main, distribution idéale, conditions techniques parfaites, éclairage, sonorisation, la partition sur le bout des doigts et enfin une vingtaine de programmateurs de festivals dans la salle. Ce sont des choses qui arrivent, nous étions si sûrs de nous que nous nous sommes relâchés et avons joué comme des pieds, mettant un terme à tout espoir de continuer à tourner le spectacle.

P.S. à cet article du 12 janvier 2009 : les versions Lonsdale et Laloux sont en ligne sur le site du Drame, en écoute et téléchargement gratuits...

jeudi 4 novembre 2021

Ambivalence d'André Malraux


Le mystère Malraux [était paru en DVD en janvier 2009] aux éditions Montparnasse, accompagné d'un extrait télévisé de quatre minutes du discours à Jean Moulin, modèle du genre, en complément de programme. Le film réalisé par René-Jean Bouyer est le récit d'un aventurier qui a su garder secrète sa vie personnelle pour se fabriquer une légende. Ses intimes ont du mal à soulever le voile tant le mystère leur est toujours resté opaque. L'histoire est aussi excitante et mystérieuse, toutes proportions gardées, que celles d'un Henry de Monfreid ou d'un Jacques Vergès. Orgueilleux, mythomane, exalté, remarquablement intelligent, son ambition répond à ses origines modestes et à son absence de diplômes. S'il s'invente un rôle de commissaire politique en Chine ou se proclame colonel dans la Résistance, André Malraux n'en aura pas moins été écrivain, pilleur d'œuvres d'art à Angkor, journaliste anticolonialiste, chef de l'escadrille España pour la République espagnole, cinéaste, résistant et combattant, Ministre des Affaires Culturelles gaulliste (on lui doit les Maisons de la Culture) après avoir été trotskyste dans ses jeunes années. Admirateur fervent du général de Gaulle et héros de la politique spectacle, son ambition eut raison de ses convictions... Les manuscrits exposés laissent entrevoir sa manière de composer ses livres, montés comme au cinéma. Il se passionne pour l'art, probablement afin de conjurer la mort qui l'entoure. Ses deux frères disparaissent pendant la guerre, l'un fusillé, l'autre torturé et déporté, deux de ses fils se tuent en automobile, leur mère est broyée par un train, Louise de Vilmorin meurt alors qu'il vient de la retrouver... Si les femmes tiennent une place importante dans sa vie, il dit ne jamais avoir connu l'amour. C'est un être analytique et calculateur, mal dans sa peau, trop préoccupé par son image. Le film, narré sobrement par Edouard Baer, mêle habilement les documents d'archives, les reconstitutions rappelant Errol Morris (gros plans, vues de dos ou lointaines) et les témoignages. Pour la première fois, s'expriment sa veuve Madeleine Malraux, son fils Alain Malraux, Sophie de Vilmorin, son psychiatre le Dr Bertagna, la famille de Josette Clotis, son grand amour disparu dans un accident ferroviaire... Atteint du syndrome de La Tourette, il sombrera dans l'alcoolisme et la dépression, alors qu'on lui attribuait une dépendance à l'opium. Si le film ne s'attarde pas sur son retournement de veste, il n'a rien d'une hagiographie et son aventure fait partie des grands mythes du XXème siècle. On aurait pourtant apprécié un peu plus de psychologie, car entre les lignes se devine l'histoire d'une traîtrise, celle de ses origines sociales pour commencer.

Article du 12 décembre 2008

mercredi 27 octobre 2021

Le retour du ballon rouge


Mes souvenirs m'appartiennent-ils en propre ou sont-ils la reconstitution d'une mémoire induite par les traces graphiques ? Rue Vivienne dans les années 50. Je marche seul sur les trottoirs. L'été je porte une culotte courte, l'hiver un pantalon. Pour traverser, j'attends que le feu passe au rouge. Parfois j'attrape la main d'un monsieur et je reprends mon indépendance de l'autre côté de la voie. J'ai cinq ans lorsque nous quittons le 2ème arrondissement pour le 15ème.
Rue Léon Morane dans les années 60, devenue depuis rue des frères Morane. Après l'école communale Lacordaire, je fais mes trois dernières années à Saint Lambert, de la neuvième à la septième. Le matin, j'emprunte la rue de la Croix Nivert, croise la rue de la Convention, passe devant la station Shell du père de Chrétien, bifurque un bout de Lecourbe et rejoint la cour de l'école. Au retour, je préfère passer par la rue de Javel où habite mon copain Paul Makloufi. Au bout de la rue, Fructus tourne à droite, moi je rentre tout droit. Nous habitons au rez-de-chaussée du numéro 15. Mais la ville a changé. Nous sommes entrés dans l'ère moderne. Avant, c'est l'ancien temps.


Dans Le ballon rouge tout ressemble à mes premières années, Paris, les rues vides, l'autobus à plate-forme, les automobiles, les vêtements que nous portions... Tous les enfants de cette époque semblent se reconnaître dans Pascal, le fils du réalisateur Albert Lamorisse, qui partage la vedette avec le ballon. Le film "restauré numériquement en haute définition" est superbe (Shellac). Voilà qui me change de l'à-peu-près en ligne sur Google Video ou de la copie 16mm que j'ai rangée à la cave aux côtés de Bim le petit âne [depuis déposées à la Cinémathèque Robert Lynen]. Chaque fois que je le vois, j'ai l'impression d'assister à la projection d'un film de famille. Mon père tournait chaque année quelques mètres de pellicule avec sa caméra. Mes huit premières années tiennent sur une bobine d'une cinquantaine de minutes. Après il faudra attendre la naissance d'Elsa pour qu'à mon tour je me mette à filmer. Le ballon rouge est remarquablement mis en scène, comme si tous les nôtres en constituaient les rushes, des bouts d'essai. Le DVD propose également Crin Blanc, son précédent petit chef d'œuvre, mais les sympathiques compléments de programme ne sont hélas pas à la hauteur, documentaire sur le héros de Crin Blanc d'un côté, souvenirs de Pascal Lamorisse de l'autre, chacun tentant de transmettre son expérience à sa propre fille. Peu importe si ces deux documentaires n'en finissent pas, le second a le mérite d'évoquer les autres films du cinéaste, en particulier Le vent des amoureux pendant lequel il périt dans un accident d'hélicoptère. Les deux moyens-métrages, et particulièrement Le ballon rouge, restent des merveilles indémodables.
Si pour être de partout il faut être de quelque part, pour être de son temps il faut apprendre à se conjuguer à tous.

Article du 27 novembre 2008

lundi 11 octobre 2021

Un orchestre en lévitation


Le style de la pochette rappelle les années 70, quand Miles Davis est devenu électrique et que les rockers se sont intéressés au jazz. Heureusement la musique est moins datée que la peinture psychédélique. Le Levitation Orchestra s'inspire ainsi de pas mal de courants, de Debussy au free en passant par le rock progressif et le hip-hop, citant Alice Coltrane et le Sun Ra Arkestra. Dès qu'un big band intègre des cordes on échappe en général aux poncifs de la tradition jazz. Deux violons (Saskia Horton, Beatriz Rola), un violoncelle (Emma Barnaby), une harpe (Maria Osuchowska), une guitare (Paris Charles), une contrebasse (Hamish Nockles-Moore), cela ramène déjà quelques filles qui évitent forcément l'ambiance de régiment des orchestres exclusivement mâles. Il reste de la place pour la petite section de vents, évidemment très présente, composée d'Axel Kaner-Lidstrom (trompette), Lluis Domenech Plana (flûte), James Akers et Ayodeji Ijishakin (sax ténor). Ajoutez la claviériste Roella Oloro et les voix de Dilara Aydin-Corbett et Plumm, et vous obtenez une palette de timbres extrêmement variée. Mais le Levitation Orchestra est avant tout un collectif qui discute en amont, de tout et de rien, en petits groupes de travail avant de confronter leurs idées à celles des autres et les transformer en savantes compositions où le groove se glisse sans cesse. Le trompettiste Axel Kaner-Lidstrom dirige cette jeune bande de virtuoses londoniens qu'il produit avec David Holmes qui a réalisé l'enregistrement "live" et le mixage. Illusions & Realities est un disque comme je les aime, plein de surprises.
En tant qu'artiste, cette manie de vouloir surprendre ne m'a jamais quitté. Pourtant je me demande aujourd'hui si je ne devrais pas passer à autre chose, m'appuyer comme au théâtre classique sur la règle des trois unités : temps, lieu, action. Zébulon hyperactif multitâche, en suis-je seulement capable ? Je me serais plutôt identifié à Kali, la déesse de la préservation, de la transformation et de la destruction. Elle attaque le mal sous toutes ses formes et notamment l'ignorance qui est toujours à la base du pire. Encyclopédiste actif, je pratique le montage in situ, jouant l'ellipse contre le fondu. J'aime que les mondes s'entrechoquent, dialectique culinaire nécessitant de posséder toutes les épices qu'offre la planète. Lorsque j'ai été amené à plus d'unité comme pour l'opéra Nabaz'mob, j'ai cultivé les contrastes d'un mouvement à l'autre, comme les pièces d'un puzzle qui s'emboîtent parfaitement les unes dans les autres, un récit choral qui trouve sa résolution aux dernières mesures de la coda.
Revenons à nos moutons au patchwork britannique. Si le Levitation Orchestra s'appuie sur des traditions récentes et des formes classiques, sa voix sonne actuelle par son melting pot typique de la capitale anglaise, son énergie et sa finesse n'ayant rien à envier aux ancêtres qui l'ont inspiré.

→ Levitation Orchestra, Illusions & Realities, CD Gearbox Records, dist. The Orchad, Double LP £25 / CD £13, sortie le 29 octobre 2021

mardi 7 septembre 2021

Êtes-vous heureux ?


En relisant mon article du 16 septembre 2008, je suis encore plus inquiet qu'alors. Les populations sont anesthésiées depuis plus d'un an par la crise dite sanitaire. On nous raconte n'importe quoi et son contraire. À qui, à quoi se fier ? Le clivage gauche-droite est remplacé par les provax et les antivax, par celles et ceux qui craignent pour leur vie ou celle de leurs proches, et les autres qui sont catastrophés par la société que les puissants nous préparent. La démobilisation est à son comble. Le passe sanitaire transforme les restaurateurs et les organisateurs de spectacles en flics. Les cerveaux prennent le moule. La droite saisit l'opportunité et crée des amalgames. En fait tout le monde crée des amalgames. Le capitalisme s'est refait une santé sur le dos d'un virus qui mute, qui mute, mute, mute... Mais comment gérerons-nous les prochaines catastrophes, probablement beaucoup plus graves, que ce soient de nouveaux virus ou les conséquences du réchauffement climatique ?

Celluloïd, encre, laque, allumette. Nous allons encore nous faire passer pour de grands paranoïaques. Il n'y a pas grand chose à y faire. Avec quelques amis, nous évoquions la thèse du complot dont nous affublent celles et ceux qui préfèrent ne pas faire de vagues, absorbant docilement la potion. C'est que le soporifique a prouvé son efficacité ! On nous dit que la manipulation serait trop énorme. Et Dieu(x) dans tout ça ? Oui, que pensez-vous de Dieu(x) ? Pour un athée, n'est-il pas la plus extraordinaire manipulation de l'histoire de l'humanité ? C'est gros comme une maison, mais la grande majorité des bipèdes de la planète s'y conforment. Ciel, nous sommes faits ! Conditionnés. Toute organisation sociale est pensée pour nous assujettir. Les esprits rebelles sont dénoncés, torturés, lapidés, brûlés, ou plus "humainement" enfermés. La famille est un des piliers de l'entreprise. Nous mangeons ce que l'on nous dit de manger, nous roulons ce que l'on nous dit de rouler, nous volons comme on nous dit de voler, nous pensons ce que l'on nous dit de penser, nous rêvons dans les limites de ce raisonnable. Nous consommons, nous cautionnons. Je comprends les ermites, mais je me vois mieux en phalanstère ! Impossible de s'échapper. L'engagement politique est encore une manière de l'accepter. Le refus passe par la délinquance, la folie ou l'art.
Il y a des nuances, mais rien ne s'acquiert sans douleur. Le vrai travail n'est pas celui qui profite aux patrons. Résistance active. Le devoir de penser par soi-même. Agir. Tout est organisé pour ne profiter qu'à un tout petit groupe, suffisamment important pour permettre au système de perdurer. Les "révolutionnaires" en sont aussi les garants. Sans controverse, le système s'épuise de lui-même. L'étau est bien serré. Notre civilisation est en bout de course. Le découragement gagne les militants. Après quelques grosses catastrophes économiques ou écologiques, de nouvelles utopies verront le jour. Anesthésiés, les êtres humains n'ont jamais su faire autrement. Faut que ça saigne pour remettre les prétendues valeurs immuables en question et faire masse. Je ne suis pas certain d'être clair. Nous acceptons les us et coutumes pour argent comptant. Pas question d'imaginer d'autres manières de vivre. Ordre, travail, famille, patrie, propriété, tout est cadenassé. Les politiques jouent sur la sécurité, il n'y en a aucune. C'est un rappel à l'ordre. Ne pas se révolter. Accepter son état de petit soldat. Avaler le poison jour après jour, 20 heures après 20 heures, la messe est dite. Nerf des rapports homme-femme, la sexualité est tabou. Quelle est notre marge de manœuvre ? À chacun de la définir si nous ne voulons pas vieillir prématurément. Il y a tant de morts-vivants (clin d'œil à Romero). Une question en attendant, reprise du formidable film de 1961 d'Edgard Morin et Jean Rouch, Chronique d'un été : "êtes-vous heureux ?"

jeudi 27 mai 2021

Hasse Poulsen et Thomas Fryland rêvent d'un monde


En s'associant au trompettiste Thomas Fryland, le guitariste Hasse Poulsen marie les thèmes révolutionnaires comme avec Das Kapital et sa veine bluesy pour ne pas dire folk comme pour Not Married Anymore. La trompette oui le bugle tiennent la mélodie, tandis que la guitare sèche assure l'harmonie, et le mélange fonctionne à merveille. Les deux Danois font vibrer la fibre romantique des chansons de lutte qui nous ont accompagnés. Leur choix sonne comme une déclaration d'intention sur les temps à venir : The Times They Are A-Changin' de Bob Dylan, El Pueblo de Sergio Ortega, I Dream A World de Langston Hugues et Poulsen, Hallelujah de Leonard Cohen, An Die Freude (l'hymne à la joie de Beethoven devenu celui de l'Europe), Another Brick In The Wall de Roger Waters, Imagine de John Lennon, Le déserteur de Boris Vian, Hymn To Freedom d'Oscar Peterson pour terminer par What A Wonderful World. Poulsen a mis aussi en musique deux poèmes de Simon Grotrian ainsi qu'un Requiem, hommage au poète chrétien danois disparu prématurément en 2019. Refusant de se laisser abattre par la monotonie ambiante ou le cynisme démobilisateur, leurs élans révolutionnaires respirent la tendresse.

→ Hasse Poulsen / Thomas Fryland, Dream a World, CD Das Kapital, sortie le 28 mai 2021

vendredi 23 avril 2021

Les nouvellles couleurs du Tintinnabulum de Sacha Gattino


Sacha Gattino a tout cassé. Pour enregistrer ses pièces de studio, le Géo Trouvetout du son avait mis des mois à composer un set de percussions savant avec micros perchés et commandes au pied. Sa batterie de cuisine sonore étant indéplaçable en l'état, il a tout remis à plat dans son Studio Tintannabulum. Son nouveau système (voir plus bas La combinatoire à combines) devenu mobile, il pourra repartir en concert lorsqu'on nous permettra de sortir de cet emprisonnement absurde. Entre temps, Sacha a réalisé quelques petites vidéos extrêmement savoureuses. Si les parfums et les goûts pouvaient voyager sur le Net il est certain qu'en fin cuisinier ce perfectionniste en ajouterait à ses mini-installations spectaculaires.


Ses merveilleuses miniatures théâtralisées sont visibles et écoutables sur Vimeo ou directement sur son site qui, par ailleurs, recèle nombreux liens et informations indispensables aux curieux. Savourez donc :
Dans ma bouche
Techno très en forme de vanité,
Demi-sphères sur mousse, Demi-sphères (culbutophone)
et Sphères
À l'étouffée
et À l'étouffée - napping,
Déguisement 1, séquences 1-2, 3-4
et 5-6


Last, but not least, La combinatoire à combines pour laquelle il a minutieusement échantillonné 92 de ses instruments fabuleux. Il les joue ainsi au clavier avec un système aléatoire offrant des surprises à l'improvisateur. Il les traite alors en temps réel, renouvelant l'expérience à chaque représentation. Ce nouveau set de voyage comprend également un mbira électroacoustique préparé (sorte d'immense sanza), des timbres d'horloge, un manche à cordes, deux cymbales, de petites percussions, des guimbardes, un harmonica...


J'ai plusieurs fois évoqué Sacha Gattino dans cette colonne, car nous avons souvent collaboré pour des projets artistiques comme avec le plasticien Nicolas Clauss ou le trio El Strøm avec la chanteuse danoise Birgitte Lyregaard en concert ou pour le disque de chansons Long Time No Sea que j'aime énormément, ou des commandes pour des expositions à la Cité des Sciences et de l'Industrie (Jeu vidéo, Darwin l'original, Effets spéciaux, crevez l'écran !), des jeux sur tablette (Balloon, La Maison Fantôme), des projets d'architecture, des films (Gais Gay Games), etc. Pour mon Centenaire, c'est aussi à lui que j'avais commandé mon Tombeau !


Allez faire un tour sur son site et délectez-vous de ces courtes vidéos, petit théâtre où les marionnettes sont des instruments de musique...

vendredi 2 avril 2021

Quelques lignes interactives...


J'aurais beau écrire tout ce qui suit, certains n'y entendront que du free-jazz. Si Ornette Coleman a laissé son empreinte à plus d'un endroit sur la planète, le rock s'est étalé de tout son long jusqu'à tout envelopper façon cellophane. Donc, y en a aussi ! Mais ce qui marque l'album de Paar Linien que dirige le saxophoniste Nicolas Stephan est d'abord un concept d'interactivité. Improviser ensemble est évidemment éminemment interactif, comme vivre. Même dans la plus grande solitude, l'ermite ou l'enfant sauvage doivent négocier chaque pas avec la nature. Lire un livre est une autre opération interactive que chacun gère à sa manière. Ayant beaucoup œuvré dans les nouveaux médias en tentant d'utiliser leurs options programmatiques au mieux, je suis évidemment sensible à la question. Dans Nabaz'mob, notre opéra pour 100 lapins communicants, composé avec Antoine Schmitt chacune de nos bestioles possède son libre arbitre pour jouer telle ou telle ligne de la partition. J'aime bien l'idée qu'une œuvre puisse se décliner différemment au gré de chaque participant. C'est ce que font Nicolas Stephan (ténor et alto droit) et ses trois acolytes, le saxophoniste alto Basile Naudet, le bassiste Louis Freres et le batteur Augustin Bette. Sur les titres Lignes, chacun pioche dans "un réservoir de morceaux écrits pour fonctionner les uns avec les autres. Chaque musicien est libre de jouer n'importe quelle partie de n'importe lequel de ces morceaux à n'importe quel moment. Il peut également jouer autre chose, ou ne pas jouer du tout..." On retrouve aussi les principes d'indétermination chers à John Cage, à ne pas confondre avec quoi que ce soit d'aléatoire. Tout cela est composé, le cadre empêche justement le n'importe quoi. Les règles sont néanmoins trop architecturales pour répondre à mon goût pour la dramaturgie. L'émotion est ici privilégiée au sens, comme dans la plupart de la musique instrumentale. Des textes interviennent néanmoins sur deux morceaux comme Les éborgnés qui fait référence aux victimes de la brutalité policière, et la photographie de Julie Blackmon est une jolie métaphore. De plus en plus de jeunes musiciens tentent d'échapper au moule, aux étiquettes. Le formatage ambiant produit une contre-culture, résistance salutaire au pré-mâché.

→ Paar Linien, Paar Linien, CD Discobole Records, dist. Modulor, sortie le 2 avril 2021
Également sur Bandcamp

mercredi 31 mars 2021

Lefdup & Lefdup augmentés


Je pense avoir rencontré Jérôme Lefdup au sein de la commission multimédia de la SCAM il y a une dizaine d'années, mais je connaissais déjà son travail à la télévision, à une époque où je la regardais encore, soit il y a plus de vingt ans. Dans les années 60 j'étais un grand fan des facéties vidéographiques de Jean-Christophe Averty, alors évidemment Haute-Tension dans le cadre des Enfants du Rock et surtout L'œil du cyclone furent des moments de béatitude au milieu de la banalité vomie par le petit écran. Artiste polymorphe, plus vidéaste que musicien, il forme un duo diabolique avec son frère Denis Lefdup, plus musicien que quoi d'autre. Du Snark au Grand Napotakeu, ils ont continué à sévir en créant des musiques dérisoires et des images abracadabrantes marquées par leur génération hirsute. Leur site, Lefdup & Lefdup, regorge d'images fixes et mobiles, de musique et de machins innommables. Il y a deux ans, retrouvé grâce à John Sanborn, Jérôme m'offrit le DVD Histoire trouble, un montage de vues stéréoscopiques et stroboscopiques permettant de voir des images en relief sans lunettes spéciales, scénario capillotracté à la clef. Et musicalement, je ne connais que Richard Gotainer, Albert Marcœur et Eddy Bitoire (ou, plus anciens, Boris Vian, Henri Salvador, Ray Ventura, Georgius, Ouvrard, etc.) pour oser des trucs aussi nâvrants, ce qui réclame de véritables aptitudes que peu de bons musiciens possèdent, une fine analyse de la société où nous végétons, un sens de l'humour grinçant et un polyinstrumentisme où tous les coups sont permis. Le pire est que cela s'écoute avec plaisir. Car Lefdup & Lefdup viennent de commettre un nouveau forfait, un double album vinyle augmenté !


Addendum offre une sélection de titres inédits, enregistrés entre 1978 et 2018, recueil de chansons dérisoires et d'instrumentaux insistants, entrecoupés de pastilles sonores empruntées au réel. L'album 30x30 centimètres se prête bien aux élucubrations visuelles de Jérôme Lefdup qui s'est amusé à l'affubler de réalité augmentée, à condition de posséder un smartphone. Il suffit de l'orienter vers les images pour que s'animent d'étranges objets audiovisuels non identifiés, comme on peut en avoir un aperçu sur leur bande-annonce parue Noël dernier.

→ Lefdup & Lefdup, Addendum, sur Bandcamp, 25€ (15€ en numérique, mais ce serait dommage)

samedi 27 mars 2021

Couleurs du monde sur France Musique


En podcast sur France Musique, Françoise Degeorges me consacre son émission hebdomadaire Couleurs du Monde. La publication du CD Perspectives du XXIIe siècle, produit par le Musée d'Ethnographie de Genève, en est évidemment l'une des raisons principales. La productrice est récemment venue m'interviewer au Studio GRRR avec le réalisateur Pierre Willer qui tenait la perche. Je n'ai pas rencontré leur collaboratrice Floriane Esnault et j'ignorais tout du montage final, mais sur le site de France Musique est publiée la liste des extraits musicaux, avec une petite biographie, soit :

Les Années 1950 (CD Le Centenaire de JJB)
Improvisation sur les couleurs du monde (je ne me souvenais plus du tout de ce que j'avais bricolé lors de ma démonstration !)
Les Années 1960 - avec Hervé Legeay, Vincent Segal, Cyril Atef (CD Le Centenaire de JJB)
Les Années 2040 - avec Antonin-Tri Hoang (CD Le Centenaire de JJB)
Acceptez un conseil - avec Linda Edsjö (CD Pique-nique au labo)
Bolet Meuble - avec Francis Gorgé (LP Avant Toute)
Radio Silence - avec Bernard Vitet (CD Carton)
Nabaz'mob - l'opéra pour 100 lapins communicants réalisé avec Antoine Schmitt
Prise de contact - avec Antonin-Tri Hoang, Vincent Segal (CD Pique-nique au labo)
Musette (CD L'homme à la caméra/La glace à trois faces avec le grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané, solistes : Patrice Petitdidier, Bruno Girard)
M'enfin - avec Francis Gorgé, Bernard Vitet (LP/CD Rideau !)
Les Jambes - avec 17 voix du monde (CD Perspectives du XXIIe siècle)
Berceuse ionique - avec Jean-François Vrod, Sylvain Lemêtre (CD Perspectives du XXIIe siècle)
Aksak Tripalium - avec Nicolas Chedmail, Antonin-Tri Hoang, Sylvain Lemêtre (CD Perspectives du XXIIe siècle)
Amore 529 - avec Brigitte Fontaine, Bernard Vitet (CD Opération Blow Up)
Tapis volant - avec Alexandra Grimal (CD Pique-nique au labo)

L'émission est disponible en podcast pendant 3 ans.

jeudi 25 mars 2021

Le printemps ?


On peut toujours rêver. J'ai rassemblé cinq articles que j'avais écrits pour le 40e anniversaire de mai 68. J'aurais bien aimé faire la même chose pour le 150e anniversaire de la Commune, mais même centenaire j'aurais raté le coche. Les citoyens semblent anesthésiés, paralysés par la peur, et pourtant cela commence à frémir, dans les théâtres, dans les entreprises... Les Gilets Jaunes auront dix fois plus de raisons de se mettre en boule. Le gouvernement fait payer à la population sa gestion épouvantable de la crise. Nous sommes passés, par exemple, de 2500 lits de réanimation à 1700 en Île-de-France depuis mars 2020. Le capitalisme s'est offert un beau lifting à nos frais et cela ne fait que commencer. Ils prétexteront la catastrophe économique pour vendre l'État au privé. Combien de petits commerces ne rouvriront pas, au profit des grandes enseignes multinationales ? Le nombre de pauvres grandit déjà. Mais famine rime avec révolte. Il faut toujours se méfier de ceux qui n'ont rien à perdre...

AVANT, APRÈS
Article du 5 mai 2008

Voilà, le joli mai est enfin arrivé, précédé de commémorations quarantenaires à n'en plus finir. Cette précipitation marque-t-elle l'envie de s'en débarrasser ou au contraire que cela dure longtemps ? Plus longtemps certainement que n'avaient duré à l'époque les événements célébrés depuis des semaines à grand renfort de publications, publicité, récupérations, révision, réaction, réanimation, etc. Il y a autant de mai 68 que d'individus à l'avoir vécu, ou pas. Chacun le réfléchit sous l'angle unique de son expérience, étudiant à Paris ou en province, en grève dans son usine ou déjà réactionnaire, loin du tumulte ou en plein dedans, nostalgique ou révisionniste, fidèle à ses idées d'antan ou renégat réembourgeoisé, et différemment selon ses affinités politiques, ses origines sociales, sa profession ou son âge... Ce n'est pas tant le mois de mai qui nous marqua, mais les années qui suivirent. Jusque là, la jeunesse n'avait jamais manifesté qu'en faisant des monômes le jour des résultats du Baccalauréat en secouant un peu les automobilistes qui roulaient boulevard Saint-Germain. Les générations précédentes avaient connu la Résistance ou la guerre d'Algérie. Les parents ou les grands frères "engagés" avaient raconté leurs combats contre l'Occupation ou pour l'indépendance algérienne. C'est ainsi que les traditions se transmettent. Le pays vivait en blouse grise. Si le ciel allait se colorer de rouge et noir, il se parerait aussi de l'arc-en-ciel psychédélique...
Au Lycée Lafontaine, ma sœur avait son nom brodé sur sa blouse obligatoire. Bleu clair ou écrue, en changeant alternativement tous les quinze jours pour être certain qu'elle soit lavée, et vendue exclusivement au Bon Marché. Le pantalon était interdit dans les lycées de filles et la directrice elle-même vérifiait à l'entrée la distance du bas de la jupe jusqu'au sol avec un mètre de couturière ! Les petites anecdotes comme celles-ci en disent long sur l'époque. Ni les écoles ni les lycées n'étaient mixtes. La distance entre garçons et filles allaient d'un coup voler en éclats.

L'image est celle du livre-CD N'effacez pas nos traces ! de la chanteuse Dominique Grange dont j'allais bientôt fredonner les chansons (La pègre, Grève illimitée, Chacun de nous est concerné, À bas l'état policier) et qui ressort aujourd'hui dans une nouvelle interprétation abondamment illustrée par son compagnon, le dessinateur Jacques Tardi (96 pages inspirées). C'est dans la tradition des chansons engagées d'Hélène Martin, de Francesca Solleville (qui apparaît ici dans les chœurs, aux côtés du violoniste Régis Huby, du bandéoniste Olivier Manoury, entre autres), de Monique Morelli, Jean Ferrat, Colette Magny... Le 45 tours original était sérigraphié et coûtait 3 francs. Le petit bouquin carré, gentiment préfacé par Alain Badiou, est un cadeau sympa parmi la marée d'objets de consommation édités à l'occasion du quarantenaire. Chacun y va de son mai. Je ne me joindrai à la meute que le 10 mai prochain, journée qui alors marqua ma seconde naissance, mais je n'ai rien à vendre...
Sur un autre 45 tours, d'Evariste cette fois, toujours 3 francs, dont la pochette était signée Wolinski, publié par le C.R.A.C. (Comité Révolutionnaire d'Agitation Culturelle) et sur le quel figuraient La faute à Nanterre et La révolution, on peut lire : "Ce disque a été réalisé avec le concours des mouvements et groupuscules ayant participé à la révolution culturelle de mai 1968. Il est mis en vente au prix de 3F afin de démasquer à quel point les capitalistes se sucrent sur les disques commerciaux habituels" ainsi que "Ce disque est un pavé lancé dans la société de consommation".


MA SECONDE NAISSANCE
Article du 10 mai 2008

Peut-être était-ce quelques jours plus tôt et je fais un amalgame avec la journée qui précède "la nuit des barricades". J'essaye de me souvenir. C'était un vendredi. Le vendredi 10 mai. La foule des lycéens était attroupée devant la petite porte du lycée en face du stade et personne n'entrait. On se demandait si on allait suivre le mouvement qui depuis quelques temps animait Nanterre et le quartier latin. Nous ne savions pas vraiment quoi faire. À l'appel des CAL (Comités d'Action Lycéens), des mots d'ordre de grève avaient circulé, mais jamais on n'avait entendu parlé de grève d'élèves, ni des lèvres ni des dents (en fait les premières ont lieu dès décembre 67). Je me suis dévoué pour aller voir le proviseur pris dans la cohue et je lui ai posé la question qui nous turlupinait. Depain, un type plutôt pas mal dans la difficulté de sa fonction, m'a répondu "Mais qu'est-ce que vous voulez que je fasse !" en me montrant tout le lycée massé sur le trottoir. Ensuite, tout est allé très vite, j'ai dit "Portez-moi !" et j'ai crié au-dessus des têtes "Je viens de parler avec Monsieur le Proviseur, il n'y aura pas de sanction..."
Ma vie a basculé en quelques secondes. J'avais quinze ans, jusque là il aurait été hors de question que je franchisse le seuil de la maison sans cravate, même pour aller acheter le pain. Mes parents trouvaient étrange cette lubie. J'avais été un bon élève, le fils aîné d'une famille qui se prétendait "intellectuels de gauche". Mon engagement se cantonnait aux dissertations que ma mère avait souvent rédigées à ma place. Et puis tout à coup, je suis porté par la foule, ovationné, et je m'entends hurler "Tous à Lafontaine !". C'était le lycée de filles à côté de Claude Bernard. Nous marchons. Nous enfonçons les portes et nous grimpons quatre à quatre dans les étages, ouvrant les portes des salles où se donnent les cours. On ne peut pas dire que notre élan fut couronné de succès. Tout juste une dizaine de filles débrayèrent pour "grossir" notre défilé qui se dirigea d'abord sur Jean-Baptiste Say puis Jeanson de Sailly. Mon oncle Gilbert appela mon père pour le prévenir qu'il venait de me voir passer "à la tête d'une manifestation" rue de la Pompe où il décorait la vitrine d'une boutique. Nous avons marché et nous marcherons encore beaucoup et nous courrons, ah ça, nous avons couru pendant toutes ces années ! Je n'étais pas un lanceur de pavés, mais j'ai couru, couru jusqu'à la manif contre Nixon quelques années plus tard, seize kilomètres à bout de souffle avec les matraques qui s'abattaient sur les crânes de tous les côtés... En fin d'après-midi, nous avions rejoint les autres défilés à Denfert-Rochereau. Tandis que nous attendions, je suis entré dans un salon de coiffure et j'ai demandé s'il était possible que j'appelle mes parents pour les rassurer.
Le soir, ils ont dit qu'il était important qu'on se parle : "Sache que ta mère et moi, pendant les jours qui vont venir, nous allons être très inquiets, mais après tout ce que je t'ai raconté de ma jeunesse je me vois mal t'interdire d'aller manifester..." En 1934, mon père se battait à la canne contre les Camelots du Roi. Il s'était engagé dans les Brigades Internationales, mais n'était jamais parti à cause de ses rhumatismes articulaires aigus. La crise qui a précédé son départ lui a sauvé la vie, aucun de ses camarades n'est revenu d'Espagne. Plus tard, il entrera dans la Résistance, dénoncé il sera fait prisonnier, s'évadera du train qui l'emmenait vers les camps, etc. Mon activité "révolutionnaire" était beaucoup plus modeste...

Article du 13 mai 2008

Lundi 13 mai 1968, c'était ma deuxième grosse manif, mais tout cela est loin. Par contre, je ne peux oublier les suivantes, toutes les suivantes, parce que je faisais partie du "service d'ordre à mobylette". Il s'agissait de précéder le cortège en arrêtant les automobiles aux carrefours pour le laisser passer sans encombre. À une trentaine, on bloquait, les manifestants nous rejoignaient, on repartait au prochain feu. À cette époque il n'y avait pas de voitures de flics pour ouvrir et fermer la voie ! Il n'y avait déjà pas autant de bagnoles, mais dès la pénurie d'essence, on avait l'impression de faire une ballade en forêt. D'autres disaient la plage. Très vite, les feux tricolores ne signifièrent plus rien du tout. Avec ma Motobécane grise, je livrais aussi les affiches imprimées dans les ateliers des Beaux-Arts, je les apportais par exemple à l'ORTF, la Maison de la Radio et de la Télévision dont Godard avait filmé les couloirs pour Alphaville. On rencontrait du monde. La rue était à nous. La vie était à nous. Ce n'était qu'un début.


DEMANDEZ ACTION !
Article du 18 mai 2008

La Maison des Jeunes et de la Culture du XVIe arrondissement ressemblait à un baraquement le long de terrains de jeux entre la Porte de Saint Cloud et la Seine. Elle abritait de nombreuses activités et recevait souvent des conférenciers. C'est ainsi que j'ai découvert les projections lumineuses psychédéliques, la relaxation zen et des chanteurs d'horizons très divers. J'habitais alors Boulogne-Billancourt, tissu social constitué des enfants des ouvriers de Renault et des petits bourgeois de l'ouest parisien.
En mai 68, la M.J.C. accueillit le Comité d'Action du XVIe arrondissement, cela ne s'invente pas, où je me souviens avoir milité aux côtés de Rémi Kolpa Kopoul, un peu plus âgé que moi. En fin de journée, nous allions à la sortie du métro vendre un journal créé par les étudiants : "Action, demandez Action, le journal des Comités d'action !" Ma voix portait et nous repartions lorsque nous avions tout vendu. Abondamment illustré par exemple par Siné, Wolinski, Reiser, Topor, Action donnait la parole à ceux qui ne pouvaient s'exprimer dans la presse officielle.
En un sens, il fut pour moi le premier modèle de ce qu'allait devenir le Journal des Allumés (du Jazz) que Francis Marmande saluait la semaine dernière dans Le Monde comme "le seul journal offensif, pensé, de cette musique". Il y a un temps pour tout. Il faut savoir tourner la page. Plus tard, Siné créerait L'enragé dont j'ai conservé la collection complète et que nous interviewerons pour notre canard et Topor dessinera l'affiche de mon film sarajevien Le Sniper.
J'ai toujours rêvé pouvoir répondre au jour le jour comme lorsque je produisais Improvisation mode d'emploi sur France Culture tous les soirs en direct à 20 heures ou lors du Siège de Sarajevo quand nous envoyions tous les soirs à 19 heures un film de deux minutes que nous avions réalisé le matin et monté l'après-midi. Un journal papier coûte cher, a fortiori un programme de télévision. Le blog est une manière de perpétuer ce rêve en lui donnant corps. Sept jours sur sept depuis bientôt trois ans, je suis fidèle au poste. J'ignore combien de temps cela durera encore. De nouvelles opportunités auront peut-être raison de cette activité-là aussi. Allez savoir... Mais je suis conscient de l'importance qu'eut sur moi Action comme tout ce qui suivit. L'improvisation me permet de réagir sans délai à une sollicitation et j'imagine que je pourrais continuer en sons ou en images aussi bien qu'en paroles. Action est resté le mot d'ordre qui m'aura permis de croire à mes utopies en leur faisant franchir le seuil qui sépare l'impossible du réel.


TOMBEAU DE GILLES TAUTIN
Article du 15 juin 2008

Les événements de mai ne se sont pas cantonnés au mois de mai 68. Même s'ils ont duré quelques semaines, leur effet s'est réellement fait sentir pendant la demi-douzaine d'années qui allaient suivre. On a célébré leur quarantième anniversaire dès mars-avril pour pouvoir s'en débarrasser le plus vite possible, sur les conseils d'un président qui avait loupé le coche pour jouer le rôle de mouche. Ce qui est important n'est pas ce qui s'est passé alors, mais les changements radicaux qui en ont découlé. Pourtant, le samedi 15 juin 1968, je me souviens avoir suivi l'enterrement de Gilles Tautin, un lycéen de 17 ans noyé dans la Seine après poursuite par les forces de l'ordre près des usines Renault de Flins. On parle plus souvent de Pierre Overney, mais la mort de ce garçon à peine plus âgé que moi me marqua considérablement. L'immense cortège ne fait presque pas de bruit, un silence de mort. Je ne suis pas fan des fleurs ni des couronnes, mais chacun dépose une rose rouge sur son cercueil. Je suis retourné. On sentait parfaitement l'injustice, le crime de la police gaullienne. C'était la première fois que j'étais confronté à la mort d'une jeune personne. Celles qui suivirent dans ma vie portent son empreinte. Percuté sur l'autoroute par un imbécile qui roule à contre-sens, pendu pour un chagrin d'amour, suicidé au gaz qui fait exploser l'immeuble, junkies à l'overdose, et puis la maladie... Ça reste toujours une absurdité, même si l'on est en droit de se demander ce qui absurde, de la vie ou de la mort ? La vanité des hommes est sans limites. Je l'oublie parfois.

mercredi 17 mars 2021

Anesthésie générale


Je pensais mettre en ligne L'air de rien, second album enregistré la semaine dernière, cette fois avec Élise Caron et Fidel Fourneyron, mais il faut tout de même que je laisse aux oreilles de mes auditeurs le temps de souffler (ou siffler, comme on voudra l'entendre). J'ai donc choisi ce petit bijou méconnu dont on appréciera tant le montage et la bande-son que son analyse, et qui me rappelle une conversation que j'avais eue avec Claude Cheysson, ancien ministre des Relations extérieures de François Mitterrand. Cet après-midi-là, tandis que que nous faisions quelques pas dans le parc, il m'expliqua que sa mauvaise appréhension de la résistance nicaraguayenne avait été l'erreur de sa vie politique. De mon côté j'essayai, hélas sans succès, de lui faire confirmer qu'il n'existait aucun autre terrorisme que le terrorisme d'État ! Quant à Fidel, j'étais déçu qu'il n'ait pas lu la passionnante biographie à deux voix d'Ignacio Ramonet avec Castro, mais c'est probablement à ses parents que j'aurais dû poser la question ! Fidel a d'autres talents...


HISTOIRE D'UN CINÉMA SOLIDAIRE DU PEUPLE
Article du 1er juin 2008

Histoire d'un cinéma solidaire du peuple est le titre de ce petit film de 5 minutes, ou comment, au Nicaragua, une équipe de "cinéma mobile" voyait le cinéma impérialiste ! La démonstration est éclatante, entre un Bruce Conner marxiste et un Buñuel première manière. Jonathan Buchsbaum, qui en a réalisé les sous-titres, nous fait découvrir ce petit film sandiniste de 1983 qui alimente son livre Cinema and the Sandinistas: Film in Revolutionary Nicaragua 1979-1990 (Texas Press).

P.S. de 2021 : à l'heure où le monde de la culture et du travail commence seulement à se réveiller après un an d'anesthésie générale, on appréciera le paradoxe de mon postulat de départ. Car souffler n'est pas jouer. Derrière les images et les sons distillés en fonction des besoins de gouvernance se cache l'idéologie, concept que le pouvoir voudrait nous faire croire dépassé. Hier, par inadvertance, j'ai allumé notre radio d'État. J'ai été sidéré par la manipulation et l'approximation de l'information déversée. Sommes-nous vaccinés par cet enfumage où la population devient cobaye d'un laboratoire à l'échelle de la planète ? En misant sur la peur et l'inconnu, la société du spectacle atteint des sommets de cynisme, préfigurant un monde refermé sur lui-même, barricadé derrière ses frontières reconstruites pour empêcher les inévitables migrations, plus inique que jamais. Rien d'abscons. Je pèse mes mots. Il suffit de décrypter ce que sous-(en)tendent les images et les sons...

mercredi 3 mars 2021

L'anonymat est une forme de l'exploitation


Je reviens sur une pratique, ou son absence, qui me tarabuste. Rien n'a changé depuis cet article de 2008. La manie d'envoyer les services de presse dans des enveloppes en carton, sans les informations contenues dans le livret, est contre-productive. Je passe parfois autant de temps à indiquer les liens hypertexte (présents sur drame.org et Mediapart, mais absents de FaceBook et Twitter) qu'à rédiger mes chroniques. De plus, les crédits contiennent souvent des indications précieuses pour peu que l'on souhaite faire correctement son "travail".

Article du 3 avril 2008

Je n'ai pas arrêté l'enregistrement, laissant se dérouler le générique interminable d'un film américain jusqu'au bout. Toutes celles et tous ceux qui ont participé à l'entreprise, du moindre stagiaire au réalisateur, ont leur nom inscrit sur la pellicule. Dans quel autre secteur de l'industrie reconnaît-on nominalement l'apport de chaque poste à l'édifice collectif ? Pourrait-on imaginer que les noms de tous les ouvriers qui ont conçu et construit la dernière automobile sortie des usines Renault soient imprimés sur un des petits fascicules remis au client au moment de l'achat ? Cette pratique systématique de reconnaître tous les acteurs d'un travail, du plus petit au plus grand, la hiérarchie s'exprimant par la différence de taille des polices de caractères et la durée de leur présence à l'écran, n'existe que dans l'industrie cinématographique. On la retrouve tout de même sur les programmes de théâtre ou de ballet, mais combien de disques précisent qui a fait quoi ? Le nom des musiciens d'un orchestre symphonique sont rarement inscrits sur le livret ; quelle frustration d'ignorer quels sont les musiciens jouant sur tel disque de Miles Davis ou des Beatles ! J'ai l'habitude d'ouvrir une page de crédits dès le début d'une création pour être certain de n'oublier personne en chemin. Qu'est-ce que cela coûterait de préciser tous les participants à une œuvre, à un objet manufacturé, à un bien de consommation permettant à chacune et chacun de s'y reconnaître un petit peu ? L'anonymat est une forme de l'exploitation. Jean-Luc Godard insistait que le générique est encore une image et nous ne nous levions qu'après le dernier carton disparu, la salle retrouvant sa laide vacuité les lumières rallumées. On aura beau accompagner le mouvement avec une chanson ou quelque développement orchestral, la plupart des spectateurs se lèvent et quittent la salle avant la fin du déroulant, mettant, sans le savoir, cet acquis en danger. Certains réalisateurs rusent pour garder leur audience jusqu'au bout, en remplaçant les titres en réserve blancs sur fond noir par quelques fantaisies, voire rajoutent un plan surprise lorsque le public ne s'y attend plus.



L'Herbier (Le mystère de la chambre jaune)...



Guitry (La Poison)...



Godard (Le mépris)...



Pasolini (générique chanté d'Ennio Morricone pour Uccellacci e uccellini)...

Comme Steinhoff et Pujol (Chacun sa chance), Cocteau (Le testament d'Orphée), Truffaut (Fahrenheit 451) remplacèrent parfois le générique de début, du moins une partie, par une présentation vocale, ou bien celui de la fin comme Welles (La Splendeur des Amberson et Le procès), Altman (Mash), Bergman (chacun des six épisodes de Scènes de la vie conjugale) ou Harry Nillson chantant le générique de fin de Skidoo de Preminger). Mais, où que ce soit, les mots de la fin constituent un hommage au travail d'équipe.

vendredi 26 février 2021

Un homme aborde une femme


J'en ai un peu marre de transformer mon blog en chroniques de disques et de films. Sans voyages, sans expos, sans spectacles vivants, l'espace vital s'est considérablement réduit. Rubriques désertées. J'ose à peine parler de ma peine à me retrouver seul et je saoule mes copains avec mes histoires qui ne mènent nulle part. Heureusement le printemps approche, et même encore heureux qu'on va vers l'été ! J'ai repris mes notes, des noires, des blanches, des croches et des soupirs. En cette matière j'évite les triolets, mais reprendre les liaisons m'apparaît salutaire. J'écrirais bien une chanson en m'inspirant de cette forme, développant les sous-entendus, dessinant un rythme inédit dont je ne soupçonnais rien encore il y a deux lignes. J'aime improviser sur mon clavier de lettres comme sur celui des sons. Rattraper la phrase précédente par une nouvelle pirouette. Imaginant mon lecteur, ma lectrice.

Je croyais m’entendre. Pas seulement le rythme, mais la petite musique. Les raisons d’écrire, la question de l’âge, la liberté d’être soi. En y repensant, je me suis trompé. Les berceaux familiaux sont Vaucouleurs en Lorraine et Marmoutier en Alsace. Je n’y ai jamais mis les pieds. Je suis né à Paris, dans la rue des martyrs. Ma mère est née boulevard de Strasbourg et ma grand-mère rue du Faubourg Saint-Denis. Un vrai petit Parisien. Mon père était angevin, parce que le sien avait été muté à la direction de l’usine d’électricité d’Angers. Cela peut sembler des détails. Anges. Danger. Le vin. Chabrot. Levain. Strasbourg. Faux bourg. Électricité. J’ai l’impression de ne jamais travailler et d’être sur le pont du matin au soir. Je dors très peu. Je vis beaucoup. Enfant, j’étais très timide. Je suis devenu extraverti. Comment expliquer autrement la scène et mon journal extime ? Pour aborder les femmes, j’ai toujours écrit, incapable d’exprimer oralement mon attirance. L’avantage des sites de rencontres, c’est que le premier pas est fait, on sait pourquoi on est là, du moins on croit le savoir, je me sens délivré d’un fardeau, complexes toujours liés à l’enfance, de ne pas se trouver beau, de se penser intelligent, une histoire des origines… Mes doigts dansent sur le clavier, deux doigts, sans jamais me relire pour garder l’élan intact. À force de taper, j’entends mon cœur qui bat la mesure. Boum, boum, boum, la basse. Le texte porte la mélodie. Les bruits de la rue qui s’éveille dessinent les accords. Je ne sais plus où j’en suis. Mon célibat, la crise dite sanitaire, m’ont déstabilisé, comme tout le monde. Je m’en sors plutôt bien. Volontarisme. Je suis pourtant très entouré. Les voisins, mes amis, ma fille, il n’est pas un jour sans que je ne reçoive une visite. Je suis un homme de partage, un goût immodéré pour le collectif. La musique, le cinéma. Mais là je suis seul. Ce n’est pas ça la solitude. Quel coquin ! Vilma me faisait remarquer que la maison est si propre et bien rangée qu’on dirait qu’une femme y vit avec moi. Je lui ai répondu que j’avais donc réussi à me le faire croire. La maison est très grande. Elle a envie que je trouve chaussure à mon pied. Chose sûre, le pied. Mes jeux de mots sont-ils des pauses ou des poses ? Je ne suis jamais seul. J’ai deux chats qui entrent et sortent comme ça leur chante, même s’ils préfèrent miauler pour que je leur ouvre. Ils n’ont jamais été aussi câlins depuis que je vis seul. Enfin... Seul ? Enfin seul ! C’est ce que j'ai prononcé à haute-voix un jour, il y a vingt ans après une vilaine histoire, je n’avais plus que mes propres problèmes. Pourtant j’aime soulager mes congénères de leur fardeau. Lorsqu’on me demande de l’aide, j’arrête ce que je fais, toutes affaires cessantes, et je ne remets jamais au lendemain ce que je peux faire le jour même. Sinon ça reste en plan. Je n’ai jamais non plus rendu un projet en retard. Enfant, je courrais pour aller à l’école, jusqu’à ce que j’enfourche ma mobylette grise qui changea ma vie. Maintenant je marche. Même le vélo m’empêche d’admirer les cariatides ou d'échanger un sourire. Il paraît que c’est bon pour la santé. Je n’aimais pas marcher. Je m’y suis mis. Aujourd’hui on me fait un scanner des poumons. En cas de très gros effort j’ai un étau dans la poitrine et ce n’est pas le cœur, je suis passé sur le billard pour la première fois de ma vie, coronarographie, le chirurgien n’a rien trouvé. Si, le cœur, mon cœur qui bat, certes comme à son premier rendez-vous un jeune homme qui me ressemble. On ne se refait pas. C’est tout l’effet que me fait une rencontre. Je pourrais parler comme ça jusqu’à demain, de vos yeux, de vos mains, que m’importe le sang puisque je suis artiste et que l’amour dicte sa loi. C’est fleur bleue. Je mélange les chansons. Je n’ai vraiment lu qu’à partir de vingt ans. J’eus pourtant de bons maîtres comme Julien Gracq au lycée, mais il était prof d’histoire-géo. Des milliers de livres à la maison, combien en ai-je ouverts ? Si j'ai dévoré Cocteau, Ramuz, Cendrars, Schnitzler, Céline, c’est Michaux qui m’a fait sauter le pas. Un soir de panaris, mon maître, un passeur, m’a fait lire Le bras cassé. En donnant des adjectifs à la douleur je l’ai apprivoisée et je me suis endormi. Je ne remercierai jamais assez Jean-André Fieschi. J’ai eu tellement de chance dans ma vie. Je sais, la chance ça se travaille, facile pour un workaholic. J’ai tant aimé, été tant aimé, je reste ami avec toutes mes ex, du moins celles qui ont vraiment compté. Chaque fois que j’écris ce verbe, je me dis que je devrais l’épeler comme un conte. Comme conter sur ses doigts, au bout de ses doigts. Les yeux, les mains, la silhouette, les intentions, le vecteur qui nous pousse et nous attire. Si l’on dit le cœur, c’est parce qu’on n’est rien sans lui ? Le mien joue du tam tam. Est-ce parce que j’aime le bruit ? Tous les bruits du monde. Je les organise. C'est la musique. Même le silence. Ce matin il est assourdissant. À me demander si je n’ai pas des acouphènes. Je vais finir mon petit-déjeuner, mettre en chauffe le sauna que j’ai installé au fond du jardin, j’y passe une vingtaine de minutes chaque matin. Depuis, je ne me coince plus jamais le dos et j’ai fait baisser le sucre et le gras dans mon sang, ce qui ne change pas l’appétit des moustiques qui m’adorent, mais là ils dorment encore. Quelle mouche me pique ? Est-ce une flèche ou son évocation ? Je ne cherche plus mes mots. Je me relis rarement, sauf aujourd'hui puisqu'il s'agit de réécriture. Si vous voyiez ma collection de dictionnaires... À six ans j’ai épuisé le Petit Larousse de A à Z. Hélas j'ai peu de mémoire, je suis seulement bien organisé. Savoir qui on est n’a pas beaucoup d’importance, savoir ce qu’on veut et s’en donner les moyens c’est autre chose. Je suis comme l’héroïne de Michael Powell, I know where I’m going !

La liseuse était restée sur la table du jardin. Seule. Devant le fauteuil vide. J’aurais pu la chercher longtemps. Oulala, cachée sous la table, surveillait le moment où je m'en apercevrais. La nuit était tombée, de haut. Le temps s’était machinalement arrêté lorsque j’eus compris que j’avais raté tous les messages d’une de mes boîtes. J’aurais préféré parler de choses plus amusantes, mais vous m’avez demandé comment s’était passée ma journée et, comme lorsqu’on me donne du « comment ça va ? », j’ai l’habitude de répondre bêtement sincèrement, sans pour autant rappeler son origine scatologique, il ne faut pas exagérer, alors que pour beaucoup ce n’est qu’une formule de politesse. Je les ennuie probablement. Rater ces messages, quel mauvais tour ! Enfant, j’ai passé beaucoup d’après-midis devant le miroir du salon à faire et refaire des tours de magie. Je n’étais pas si habile de mes mains. Je palliais cette gaucherie par le langage, embobinant mes spectateurs pour qu’ils n’aperçoivent pas mes sauts de coupe. Qu’est-ce donc que l’art sinon un tour de passe-passe, une manière de cacher son jeu en inventant des histoires, des histoires à soi ? Lorsqu’on n’aime pas le monde où l’on vit, on s’en invente de nouveaux. Il ne reste plus qu’à les rendre séduisants pour partager les agapes. Hier soir, j’ai lu un petit ouvrage intitulé Un homme aborde une femme. C’est dense. Les digressions sont sensuelles, elles dansent, c’est vrai. J’avais presqu’envie de finir les phrases de Fabienne Jacob ou plutôt de m’y glisser comme un conspirateur. Pas de masque en papier. Un loup. Comme dans les films de Feuillade. Les miennes aussi restent ouvertes, sur le ciel, la voûte étoilée en montagne quand il y a beaucoup plus de lumière que d’obscurité à force de trous d’épingles si rapprochés. J’aime les paysages nus, la forêt vierge, le désert de sable, l’horizon maritime, ils n’ont pas d’histoire, juste la géographie. Les hommes et les femmes d’avant l’Histoire admiraient le même panorama. Ils et elles vivaient les mêmes histoires. Moi aussi, j’ai été plaqué après quinze ans de complicité absolue, pas plaquée, on dit ghostée. Elle est partie rejoindre son père avec un sourire jusqu’aux oreilles et n’a plus répondu à mes mails, à mes textos, à mes coups de téléphone, pendant deux mois, un supplice, et elle ne s’en est jamais expliquée. Personne ne sait pourquoi, aucune de ses amies les plus fidèles. Elle-même le sait-elle ? Tout le monde en doute. Deux mois plus tard nous divorcions, à l’amiable. La connaissant je ne cherche pas à comprendre, j’ai évidemment une petite idée, culpabilité de l'enfance, intrigue shakespearienne emprunte de vénalité, éloge de la fuite, mais ce n’est qu’une interprétation et cela n’a aucune importance, personne ne saura probablement jamais le mot de la fin. Quinze années de bonheur pour sombrer dans l'énigme. Une coda à la mesure de toute une vie de fantaisie. Je n’aurais pas raconté cela si je n’avais lu ce livre. Je m'y retrouve. S'inscrire en faux de la doxa. On peut ne pas adhérer à #metoo pour ne pas se penser victime. Je raconterai un jour comment ma fille mit en déroute six lascars agressifs alors que deux ailes d’ange lui avaient poussé sur le dos. Ce n’est pas une métaphore. Un ange s’était retourné, menaçant de mort leur chef. Les gamins prirent leurs jambes à leur cou. J’adore les digressions, comme un sandwich quantique. Un miroir, une glace sans tain, un miroir déformant, un selfie fake, parfum qui manque à Berthillon, j’aimerais m’y inscrire, m’y écrire, m’y lover, French lover, l’eau verte, la chemise à damier, ah dame hier déjà et j’ose me livrer ainsi, même si j’ai coupé les passages les plus intimes. Qu’est-ce que cela devait être alors, me direz-vous ? La liberté me manque. Fantaisie refoulée par les générations suivantes. Je n’ai jamais adressé la parole à une femme dans la rue, ou dans un café, sans la connaître auparavant. Je me demande même si cela m’est arrivé dans une fête, du moins sans m’immiscer dans une conversation. J’ai fui tout ce qui pouvait m’associer aux machos. Au point d'oublier mon plaisir au profit de celui des femmes, une autre forme de la phallocratie. J’ai souvent attendu qu'elles fassent le premier pas. Ou bien je leur écris. C’est ainsi que j’ai commencé, commencé à écrire, avant la musique, avant tout. Sans cette timidité qui m’asphyxiait je n’aurais probablement rien produit. La souffrance se transformait ainsi en jouissance, un jeu de construction. Taper sur les touches du piano à en décapiter un marteau. Cela me rassurait de constater que les garçons pleurent. J’ai écrit pour faire le joli cœur, écrit lorsque j’étais désespéré, maintenant je peux écrire pour le plaisir d’écrire, construire des cathédrales sonores, agencer des images en soignant les ruptures, me repaître du hors-champ, lieu de tous les possibles, le rêve. Alors bien sûr je rêve, quoi de plus doux, surtout si l’on se donne les moyens de les rendre réels. Parce qu’il n’y a pas de plus beau rêve que la réalité. Celle qui vous gicle au visage, vous aveugle avant de vous laver les mirettes, celle qui vous donne des ailes…

Photo © Peter Gabor

vendredi 12 février 2021

Archie Shepp & Jason Moran : Let My People Go


Toute la presse en parle. Le nouvel enregistrement du saxophoniste Archie Shepp, en duo avec le pianiste Jason Moran, est une petite merveille, madeleine de Proust pour celles et ceux qui aiment le jazz, et, plus encore, si vous avez suivi le son généreux du ténor depuis ses premiers balbutiements, comme les enfants le joueur de flûte de Hamelin. Au qualificatif "jazz", Archie Shepp préfère musique, simple et universel. Pour lui le terme est réducteur. Le disque s'ouvre sur Sometimes I Feel Like A Motherless Child. Notez sometimes, parce que ces deux-là ont des mamans et des papas dont ils n'ont pas oublié les leçons, tout en inventant leurs propres histoires. Alors ils interprètent Billy Strayhorn et Duke Ellington, Thelonious Monk et Cootie Williams, John Coltrane et... Jason Moran. Le blues ne vieillit pas, il se réincarne. La voix de l'octogénaire conte et recompte à son tour les mémoires de son peuple, de son peuple qu'il aimerait bien voir s'épanouir depuis le temps qu'il se bat avec sa musique, avec ses mots, avec son corps et son souffle. Comme lui, le jeune Jason Moran, 46 ans, est un intellectuel, et son jeu moderne et ouvert retrouve Archie Shepp dans une contemporanéité qu'il n'a jamais quittée.



Archie Shepp est bien vivant et je ne résiste pas à reproduire l'entretien fleuve d'Archie Shepp que nous avions réalisé fin 2005 avec Jean Rochard pour le Cours du Temps du n°13 du Journal des Allumés du Jazz.

ARCHIE SHEPP, TÉNOR DU BARREAU



En créant récemment le label Archieball, le saxophoniste a suivi ses propres préceptes : que les musiciens afro-américains prennent eux-mêmes en charge la production de leurs œuvres ! Archie Shepp a également plusieurs fois émis le souhait que les jeunes milliardaires noirs, enrichis par la mode ou le sport, réinvestissent leurs bénéfices en soutenant leur culture, exhumant leurs racines et arrosant les jeunes pousses. Ils donneraient ainsi les moyens nécessaires à ceux qui la défendent, tel ce ténor au son chaud et lyrique qui voulait devenir avocat des droits civiques, s’engagea dans son art, choisit d’enseigner la musique du peuple noir à l’université et continue de chanter le blues...

Propos recueillis par Jean-Jacques Birgé et Jean Rochard.
Transcription JJB.

Vous êtes né en Floride…

Fort Lauderdale, le 24 mai 1937. J’ai déménagé à Philadelphie à 7 ans où j’ai vécu avec mes parents jusqu’à ce que j’aille à l’université lorsque j’ai eu 18 ans. Après quatre ans, je me suis marié et j’ai vécu à New York pendant treize ans. J’habite dans le Massachusetts où j’ai enseigné à l’Université pendant trente et un ans et dont j’ai pris ma retraite il y a trois ans.

Avez-vous commencé la musique à Philadelphie ?

J’étais fasciné par la musique lorsque mon père jouait du banjo. Il m’apprit les accords de ce qui fut mon premier instrument, mais personne n’en jouait plus. Je faisais des charlestons, James P. Johnson, ce n’était pas facile, son banjo n’avait que quatre cordes comme dans les orchestres de Fletcher Henderson, pas comme celui à cinq cordes qu’ils utilisent en country. On devait faire avec quatre cordes les mêmes accords qu’on fait avec six sur la guitare. Je m’en sortais plutôt bien pour un gamin, mais j’ai préféré le sax. À 10 ans, j’ai pris des cours de piano lorsque nous avons déménagé vers le nord du pays. À 12, j’ai commencé des cours de clarinette au collège et avec un professeur privé.

C’était de la musique classique ?

J’ai travaillé la technique, la méthode de lecture, qui sont occidentales, mais très peu de théorie, c’est un de mes regrets. Heureusement, avoir fait du piano m’a donné quelques bases pratiques qui m’ont permis de faire des arrangements. Je vois les accords, les notes qui bougent. À l’âge de 15 ans, je suis passé au saxophone.

En découvrant le jazz ?

Mon père ne jouait que ça, si vous voulez appeler ça du jazz !

Comment l’appelait-il ?

C’était juste de la musique. Ses goûts étaient très éclectiques à l’intérieur de la sphère afro-américaine, d’Artie Shaw à Sonny Boy Williamson, Duke était un de ses préférés, Count Basie, Oscar Pettiford avec son groupe, The Cats and The Fiddle… Mon père adorait les cordes, mandolines, banjos, il pouvait presque tout jouer d’oreille. Il m’a transmis the sound of music, j’en étais entouré, dans les églises…

Vous alliez à l’église ?

Ma grand-mère, Mama Rose, m’y emmenait trois fois par semaine lorsque j’habitais le Sud, les Baptistes sont très actifs. Ça m’a même aidé, la prière ne me met pas mal à l’aise, je m’en sers quand j’en ai besoin. Cela fait partie de ma culture, ça m’a formé ainsi que ma musique. C’est utile d’avoir d’autres vecteurs d’inspiration.

Quelles études avez-vous suivies ?

Très conscient des questions sociales concernant les Afro-américains, je voulais devenir avocat, spécialisé dans les droits civiques. À force d’écouter mon père discuter politique tous les samedis après-midi, j’ai même écrit un devoir sur le problème racial aux États-Unis alors que je n’avais que 10 ans ! Lorsque mon père, qui travaillait en plein air, était sans emploi, et qu’il pleuvait ou neigeait, ma mère, coiffeuse et esthéticienne, rapportait les sous à la maison. Lui pensait que pour un noir la musique ne pouvait être qu’un hobby. Il n’y avait pas beaucoup de musiciens professionnels dans le voisinage. Le seul que je connaissais, tout le monde disait qu’il était fou. C’était faux ! J’ai découvert plus tard que c’était un bon compositeur et arrangeur. Mon quartier était très pauvre, on l’appelait Brik Yard, c’est toujours son nom. Pas The Brikyard, juste Brikyard ! C’était le lieu d’une ancienne usine de briques. Les noirs sont arrivés lorsque les Irlandais et les Italiens sont partis.

Il y avait beaucoup de musiciens à Philadelphie. Avez-vous rencontré des gars comme Lee Morgan ?

Oui, Philly était une grande ville, c’était facile de les rencontrer. Un des amis de mon père, Billy Myers, celui avec qui il discutait politique, louait un appartement dans le même immeuble. Mon père écoutait du blues, des ballades, des chansons, mais il n’aimait pas Bud Powell ni Charlie Parker. Il y avait une barrière générationnelle à l’intérieur de la communauté noire. Or Billy Myers, qui n’avait pas connu le racisme et la violence du Sud, était un peu plus jeune que mon père, il connaissait tout le monde, de Sonny Stitt à Bird… Un jour, il m’apporta un disque de Lester Young et Roy Haynes, Up ‘n Adam, et me parla d’un concert de Charlie Parker, c’était un an avant la mort de Bird. À la radio, ils ne passaient pas de noirs, jusque-là je ne connaissais que le style de Stan Getz ! Alors il m’emmena downtown à Philadelphie dans une salle qui s’appelait alors The Met et qui servait souvent aux cérémonies. C’est ensuite devenu une église, et maintenant un parking. À l’époque c’était central pour la communauté, mais ce jour-là, au lieu des deux mille personnes que la salle pouvait contenir, il y avait cinquante spectateurs à attendre Charlie Parker, dont plus de la moitié était des blancs. J’avais invité mon copain Reggie Workman qui habitait à côté de chez moi et avec qui j’ai grandi dans notre quartier très pauvre, à l’écart. Coltrane habitait au nord de Philly, Benny Golson, Jimmy Heath étaient dans le sud où ça se passait vraiment. On ne pouvait écouter de la musique que dans les night-clubs qui étaient à une heure de chez moi et il fallait avoir 21 ans. À 16 ou 17 ans, j’ai pu emprunter la carte de mon cousin et participer aux jam-sessions ! Les clubs étaient dans le quartier tenu par les gangs, les rues étaient dangereuses. Mais comme il y a heureusement une tradition de respect pour la musique dans la communauté afro-américaine, lorsque je portais mon sax je pouvais me sortir de situations délicates : le grand type disait « My man plays the saxophone ! » (mon pote joue du saxophone !) et je traversais sans encombre. Un présentateur de radio, Tom Roberts, organisa des séances pour les jeunes, il invitait les musiciens de passage à ses ateliers, Ben Webster, Art Blakey, le vendredi après-midi, juste après la classe. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Lee Morgan. À 16 ans, il jouait avec Coltrane, Johnny Coles, et super bien ! Il tenait le pupitre de première trompette dans l’orchestre scolaire de Philadelphie. J’ai demandé à Lee de m’apprendre des trucs, et grâce à lui j’ai rencontré Bobby Timmons, Henry Grimes, Odeon Pope, et le jeune McCoy Tyner qui n’avait que 15 ans et avec qui j’ai joué alors qu’il commençait le piano… Donc ce jour-là au Met, j’ai compris que Charlie Parker ne jouait pas une musique populaire. Les places étaient chères pour des jeunes. Incidemment, j’appris que l’organisateur du concert était le type de ma rue que tout le monde disait fou. Herb Gordie avait écrit trente-neuf pièces pour orchestre dans un style proche de Stan Kenton, et il amenait Parker à Philadelphie ! Ce jour-là, j’ai vu Oscar Pettiford, Red Rodney, Ray et Tommy Bryant, Fats Ride qui jouait dans le style d’Art Tatum, Butch Balard, toute la crème de Philadelphie. On a attendu Parker deux heures, sans bouger. Je suis sorti marcher un peu. Devant moi il y avait un grand type avec un costume élimé, aux talons usés, avec la première coiffure afro que j’ai jamais vue, car ses cheveux qui n’étaient pas coupés recouvraient ses oreilles. Il était très à l’aise, avec une blonde à son bras. Personne n’aurait osé se promener avec une blanche à Philadelphie, alors j’ai pensé que ça devait être Charlie Parker ! Je n’avais jamais vu quelqu’un comme lui. Par son attitude, il défiait le racisme comme tous les autres préjugés de savoir vivre qu’on m’avait enseignés. Je suis retourné m’asseoir, et dix minutes plus tard il a fait son entrée, il a attrapé son sax et a joué plus de musique que je n’ai jamais entendue. Il a commencé avec Ornithology, après je ne sais plus. Donald Garrett disait qu’on ne se rappelait jamais ce qu’il avait joué, on se souvenait seulement du son, énorme, quasi stéréophonique, partout dans la salle. Contrairement à Coltrane, Bird était comme une statue, même ses doigts ne bougeaient pas.

À l’époque vous jouiez de l’alto ?

Non, ma grand-mère Mama Rose m’avait offert un ténor Martin. Je suis allé prendre un cours avec Jimmy Heath, et il a joué tout le temps au lieu de m’apprendre, parce qu’il n’avait pas d’instrument à lui ! Ça m’a marqué. J’étais allé entendre Stan Getz et Jimmy Raney qui avaient un tube, Moonlight on Vermont. Étaient présents plusieurs centaines de noirs, je parle de la couleur parce que, quelques étages plus haut dans le même immeuble, le quartet de Jimmy Heath jouait génialement How High The Moon. C’est ce qui m’a décidé à prendre des cours avec lui. J’aimais l’écouter se chauffer, c’est rare d’entendre un musicien se chauffer, j’ai entendu Dexter, Trane et Jimmy, c’était très différent, très surprenant. Lorsque Jimmy eut fini, mon sax était passé du jaune à un orange éclatant ! J’ai beaucoup appris en regardant. La fois suivante, il n’était pas là, il avait été arrêté pour avoir fumé un joint à l’arrière d’une voiture, il est ressorti six ou sept ans plus tard. Philadelphie était très raciste à cette époque-là. Art Blakey avait été tabassé au New Jersey Town Pike, Sonny Stitt, Billie Holiday avaient fait de la prison en Pennsylvanie… Il n’y a que New York et San Francisco qui ne soient pas comme le reste des États-Unis. Les différences y sont mieux acceptées.

Lee Morgan ou Jimmy Heath étaient-ils concernés politiquement ?

Absolument. Déjà après la Guerre Civile, on trouvait les premiers hommes libres en Pennsylvanie. Les blancs qui venaient du Sud, de Géorgie, de Floride, étaient très réactionnaires. Comme à Chicago, ceux venus du Tennessee, du Kentucky, d’Alabama, du Mississipi. C’était particulièrement flagrant dans les classes laborieuses attirées par l’industrie à la fin de la Première Guerre Mondiale, et après la Seconde. Chicago et Philadelphie n’étaient pas des villes universitaires comme Los Angeles ou San Francisco. Il y avait des groupes très violents.

Philadelphie a par ailleurs vu naître un nombre incroyable de musiciens…

Comme Detroit ou Chicago. L’industrie et la technologie marchent main dans la main avec l’évolution d’une esthétique noire. En Afrique, un homme joue d’un seul tambour, en Amérique il en joue de cinq ! On ne fait que suivre le modèle Ford…

Quand la musique est-elle devenue pour vous une affaire sérieuse ?

Le samedi après-midi, à la sortie de ses répétitions classiques, comme Lee Morgan se plongeait dans la littérature jazz, jouant du Parker et d’autres trucs, il avait besoin d’un pianiste. Je l’accompagnais pendant qu’il travaillait. J’ai ainsi appris à compter et à jouer devant des gens. Morgan fut un de mes mentors les plus importants.

Coltrane était-il déjà par là ?

Non. J’ai découvert Trane pendant ma dernière année à l’université, il n’était pas si connu que cela. J’avais tenté de jouer au-delà de ce que permettait de faire la technique classique du sax, upstairs comme je disais, et un pote batteur m’a dit que John Coltrane jouait comme ça. Son nom a retenti comme par magie, il fallait que je le trouve, mais je ne l’ai rencontré qu’à New York, lorsque je suis entré à l’Université. J’allais au Five Spot écouter Trane et Monk. Une nuit, après la fin de la session, j’ai demandé à John si je pouvais venir chez lui pour qu’il me montre des plans. Il devait être 5 heures du matin, tout le monde rangeait. Je suis rentré de downtown à 6 heures parce que j’habitais Harlem, et j’étais chez lui à 10 heures ! Sa femme, Naima, Anita de son nom de baptême, m’a dit d’attendre parce qu’il dormait. J’ai attendu jusqu’à 13 heures qu’il se réveille, en face de son instrument qui était allongé sur le divan. Il sortait d’une période très dure, de drogue et d’alcool, tentant de se reconstruire physiquement, plutôt avec succès. Il n’avait plus que ses incisives, mais il soufflait, il soufflait, même si c’était douloureux. Il a commencé à jouer Giant Steps comme on prend le petit-déjeuner, avec des traits très rapides. Lorsqu’il eut fini, il m’a tendu le sax en me demandant si je pouvais le faire. Il m’a posé quantité de questions, il n’était pas condescendant. J’ai joué quelque chose à l’alto. C. Sharpe m’avait montré pas mal de trucs. C’est plus difficile de concevoir les accords au sax qu’au piano, on ne les voit pas. Depuis Buddy Bolden, Louis Armstrong, Jelly Roll Morton, King Oliver, la Nouvelle Orleans, les Afro-américains ont eu une manière bien à eux de négocier cette histoire d’accords. Beaucoup de musique était aussi créée dans le Nord-Est et dans le Midwest avec l’orchestre de Fletcher Henderson, Claude Hopkins à New York, sans oublier Eubie Blake, Lucky Thompson, James P (Johnson), Willy (Smith) The Lion, Fats (Waller), « la crème de la crème » au piano… Ce sont les gars qui ont commencé à réaliser des arrangements pour les grands orchestres dans les années 20. Quand Pops (Louis Armstrong) a été engagé en 24, c’est comme s’il venait passer son doctorat, parce que l’orchestre de Fletcher Henderson était alors le meilleur, le plus sophistiqué, bien plus que celui de Duke Ellington, il vendait ses arrangements aux autres. C’est un mythe que le jazz est né à la Nouvelle Orleans. Les grands solistes en venaient, King Oliver, Sidney Bechet, mais les plus grands pianistes étaient de New York, ou Pittsburgh comme Earl Hines qui innovait en jouant le blues.

Avez-vous émigré de Philadelphie à New York pour des raisons musicales ?

D’une certaine façon. Mais en réalité je suis parti à l’Université qui était dans le Vermont. J’en ai profité pour ne pas retourner à Philadelphie, allant vivre dans la maison de ma tante à New York, en 1957. Pour tous les musiciens comme moi c’était La Mecque, il y avait des jam-sessions toutes les nuits, je jouais au Count Basie le lundi, au Small le mercredi, au Blue Clarinet à Brooklyn le jeudi… J’étais jeune marié, mon premier fils était né, j’étais mal à l’aise parce que je ne savais pas quand j’allais rentrer. J’espérais que ma femme serait encore là, c’était une fille bien, elle est restée trente-cinq ans avec moi.

En 1957, il y avait le Five Spot…

Monk était avec Trane. Monk se mettait à danser, Trane jouait solo. Ce n’est pas Clint Eastwood qui a fait connaître Monk. Il était certainement très ésotérique, peu de gens pouvaient le jouer alors, trop difficile. On n’appelait pas ça du hard-bop, toute cette terminologie ne reflète pas la complexité du processus. Johnny Griffin, Horace Silver, Sonny Rollins se référaient au hard-bop, mais je n’ai jamais entretenu ces stéréotypes. À la même époque, Charlie Mingus faisait ses trucs. Ce qui était passionnant, c’était l’absolue diversité de systèmes originaux produits par des hommes et des femmes tout aussi originaux, comparés aux musiciens classiques. L’orchestre de Count Basie ou celui de Duke dans les années 40 avec Webster et Hodges, chacun avait son style, c’est la beauté de la chose. Trane jouant deux notes à la fois, est-ce du hard-bop ? Il ne s’arrêtait jamais de jouer, ça c’était nouveau. À la pause, il continuait dans la cuisine du Five Spot, un solo de vingt minutes, et rejoignait le groupe sur scène. L’intensité de Trane et Monk était la chrysalide de quelque chose qui n’avait jamais existé... Même s’il avait des différents personnels, Miles respectait énormément la musique de Trane.

Vous avez commencé à jouer avec ces gens-là…

J’ai commencé à rentrer dans la musique de Trane, ses solos… Mais je n’ai jamais vraiment réussi à sonner comme lui. D’autres comme Wayne Shorter y arrivaient bien mieux. Je venais de commencer à enregistrer aux Bell Sound Studios que possédait Art Christ, un copain de Roswell Rudd qui lui avait refilé le studio gratuitement, le soir tard après les séances professionnelles. On pouvait revendre les bandes, ce que je n’ai pas manqué de faire. Steve Lacy venait, Don Friedman au piano… Un soir que j’enregistrais Peace avec Bill Dixon, avec qui j’avais monté un groupe après avoir quitté celui de Cecil Taylor, j’ai commencé mon solo avec plein de notes en imitation de Trane. À la réécoute, ça ne me plaisait pas beaucoup, alors à la prise suivante j’ai joué de la manière dont je faisais normalement mes exercices, plutôt comme Ben Webster et les types que mon père écoutait. Mon son, bien ouvert, était bien meilleur qu’en imitant John. J’avais trouvé ma voix. Certains musiciens ne la trouvent jamais.

C’était après avoir joué avec Cecil Taylor ?

Au même moment. Le premier enregistrement avec Cecil, The World of Cecil Taylor, est plus dans le style de Coltrane, ça m’arrive encore de l’utiliser. Mais j’avais besoin de savoir qui j’étais et je commençais à avoir mon propre son.

C’était facile d’avoir des engagements ?

Pas plus hier qu’aujourd’hui ! Un soir au Half Note sur Spring Street, j’avais demandé à John de m’aider à décrocher une audition pour Bob Thiele que j’essayais de joindre sans succès depuis des mois ; il me répondit que beaucoup de gens se servaient de lui parce qu’ils pensaient qu’il était facile, c’est vrai qu’ils en profitaient parce que John était un type formidable. Comme je lui réassurai mon amour pour sa musique, qui n’a d’ailleurs pas bougé, il dit qu’il allait voir ce qu’il pourrait faire. Il répondait toujours ainsi. Le lendemain, j’appelai Thiele qui était absent, mais sa secrétaire dit qu’il attendrait mon coup de fil à 15 heures ! Bob essaya d’abord de me décourager : « je vous connais avec votre style avant-garde, sachez tout de suite que tout ce que vous ferez devra être des reprises de John Coltrane, pas votre musique. » Il pensait que ça me ferait fuir, mais je connaissais la combine, j’avais pensé à cinq morceaux de Coltrane que je voulais jouer, j’avais même parlé à Trane de mes arrangements. Bob n’était pas très chaud pour cette musique dite d’avant-garde, c’était son premier contact avant qu’il n’enregistre Albert Ayler et les autres.

Être sur Impulse représentait quelque chose d’important ?

Pour moi certainement. Ils me firent une avance plus importante que tout ce que j’avais eu et même encore depuis, ils me garantirent deux disques par an, ça faisait 15 000 $ par an plus les arrangeurs, les salaires, tout ce que je payais moi-même jusque-là… Après le second morceau, Bob commença à se dérider. Au troisième, il était tout excité. Il appela John pour lui dire que c’était formidable, qu’il devait venir écouter ça. Il devait être 11 heures du soir, John a conduit depuis chez lui, de Long Island au New Jersey où était le studio, la photo de la pochette a été prise lorsqu’il est arrivé. Lorsque nous sommes arrivés au dernier morceau, Rufus (Swung, His Back At Last To The Wind, Then His Neck Snapped), le seul que j’avais écrit, différent de tous les autres signés par John, Bob ne l’a pas aimé et il ne voulait pas le mettre sur le disque, mais John l’a défendu et c’est grâce à lui qu’il a été édité. Je lui suis éternellement dévoué, à lui, à ses idées et à sa musique. Il a été le Stravinsky de ma musique et de ma génération.

Vous avez ensuite été associé à sa musique avec des œuvres essentielles comme Ascension

Je n’étais pas si proche de lui, contrairement à des gars comme Wayne Shorter qui lui rendait visite tous les jours. J’étais marié, j’avais des enfants et j’habitais loin de chez lui. Mes occasions de discuter avec lui étaient rares et très particulières. Lorsqu’il m’a appelé pour Ascension, je ne sais pas d’où ça sortait, nous ne nous étions pas vus depuis quelque temps, j’ai été surpris et flatté. Marion Brown était avec moi, John m’a dit de l’amener aussi ! Il était éclectique, cherchant partout de nouvelles idées, découvrant des choses chez Albert Ayler dont Ayler même était inconscient. Il savait entendre le meilleur de chacun, en toute humilité. Il apprenait.

Comment vous êtes-vous retrouvé dans A Love Supreme qui est une musique très spirituelle ?

J’ai été surpris qu’il m’appelle. J’ai toujours été quelqu’un de spirituel même si la spiritualité n’a jamais été mon truc. Celle de John Coltrane, et Pharoah Sanders à sa suite, était particulière. Mon contact avec l’univers n’a jamais été différent de ce que ma religion m’avait enseigné. Je suis resté un Chrétien, Bedrock baptiste, ce que John n’a jamais cessé d’être non plus. Contrairement à nombreux de mes contemporains, je n’ai jamais rejoint le mouvement islamique même si j’y ai pensé sérieusement. L’islam aux États-Unis était un mouvement très politique qui touchait l’histoire du peuple afro-américain, sa négritude. Le Coran a produit des gens comme Malcolm X, ou Farakhan qui en était le disciple. Mon spiritualisme est plus connecté au quotidien, je n’en fais pas tout un plat.

Vous étiez marxiste…

Je ne voyais pas de contradiction. Le christianisme enrichissait ma spiritualité, mais il ne la dirigeait pas. La plupart des musiciens ne sont pas très branchés politiquement, et ce n’est pas une très bonne idée de discuter de Karl Marx aux États-Unis !

Quand avez-vous écrit The Communist ?

J’y ai travaillé quelques années depuis ma sortie de l’université jusqu’en 1969. J’ai reçu une subvention de l’Institut Rockfeller pour écrire la pièce, ils m’ont demandé d’en changer le titre.

Pour la pièce de Jack Gelber, The Connection, vous ne jouiez que la musique avec Cecil Taylor ?

Absolument. Je voulais initialement devenir avocat des droits civiques pour m’engager politiquement, mais pendant ma seconde année, j’ai rencontré le dramaturge Rosenberg qui enseignait le théâtre à mon Université et m’a poussé à écrire. Il n’était pas alors question de devenir musicien ! Mes origines sociales étaient sensées me pousser vers une profession plus pratique comme devenir médecin, où l’on gagne sa vie. J’ai pressenti qu’il y avait une autre voie pour moi. L’année suivante, au lieu du droit, j’ai choisi le théâtre, faisant l’acteur, écrivant… J’ai écrit des nouvelles. À la fin de mes études, je travaillais à ma seconde pièce. Mes poèmes étaient plutôt des paroles de chansons, j’en ai écrit aussi à l’époque où je vivais dans le Massachusetts.

Quand êtes-vous arrivé en Europe ?

1967, pour le Newport Jazz Festival in Europe de George Wein. Cette tournée a établi ma renommée en Europe. Il y avait tout le monde : Monk, Miles, Max, Roy Haynes, Stan Getz, Coleman Hawkins… J’ai fait des télévisions partout où j’allais, je n’ai jamais bénéficié d’une telle promotion depuis ! George Wein ne m’avait pas choisi, je n’ai jamais été parmi ses favoris, c’est Impulse qui a insisté. Lorsqu’on a une grosse compagnie derrière soi, elle pousse les disques, mettant de l’argent dans les festivals, les tournées…

Vous aviez déjà enregistré Mama Too Tight considéré par certains comme un jalon important du jazz moderne…

1965. C’était de bonnes compositions, inspirées par les événements sociaux et politiques du moment. Mama Too Tight était une figure mythique symbolisant à la fois mes racines, une joie de vivre, une certaine brutalité… C’était la cousine du batteur Bobby Durham, elle était une légende par son amour de la musique tout en étant une personne physiquement très combative ! Je ne l’ai jamais rencontrée, Lee Morgan m’avait parlé d’elle lorsque j’étais jeune.

Peu de musiciens puisaient dans le rhythm'n blues à cette époque…

J’étais influencé par Lee Morgan et son Sidewinder. Je voulais composer mon propre blues. Pendant les répétitions, le tubiste Howard Johnson me fit remarquer qu’il était en treize mesures ! J’ai conservé la treizième mesure sans l’avoir imaginée au départ, ce n’était pas simple. Je ne connaissais qu’un seul exemple chez Duke Ellington. Cet iconoclasme faisait partie de la nouveauté, ouvrir des portes, briser les vieilles énergies pour en créer de nouvelles.

Comment cela passait-il avec Bob Thiele pendant les séances ?

Bob était alors un véritable soutien à tout ce que je voulais entreprendre. Après Four for Trane, nous étions devenus très amis. Je pouvais choisir mes musiciens, il m’appelait pour des trucs en dehors de mon contrat, pour écrire de la musique qu’il souhaitait publier… C’est lui qui a composé la chanson qu’Armstrong chantait, It’s a Wonderful World. Il avait le sens des affaires en même temps qu’une esthétique bien aiguisée, très sensible. C’est comme dans la Bible, il ne suffit pas d’avoir du talent, il faut savoir l’exploiter. Il était parfaitement conscient de ce qu’il faisait, il a produit ces pochettes très élaborées à deux volets, il mettait son nom de producteur en bas, il a donné un nouveau style à A & R…

Certains musiciens vous ont-ils particulièrement soutenu ?

Pas vraiment d’un point de vue musical… Bill Dixon m’a donné des conseils pour ma carrière ! C’est lui qui a créé le Jazz Composer’s Orchestra dont il avait l’idée depuis le début des années 60. Il voulait coordonner la Révolution d’Octobre du Jazz qui a anticipé le Jazz Composers Orchestra. Il a appelé Carla Bley, Mike Mantler, Sun Ra, Albert Ayler, moi-même… Carla Bley et Mike ont poursuivi avec le JCO. Dixon était bourré d’idées. Nous sommes allés ensemble voir Savoy Records avec les bandes enregistrées aux Bell Sound Studios, il leur donnait des idées de production. Bill ne jouait pas tant, il faisait le copiste pour George Russell, il a un coup de patte extraordinaire, c’est presque de la calligraphie, il peignait aussi, travaillait aux Nations Unies, enseignait…

Comment avait tourné votre relation avec Coltrane au temps de Mama Too Tight ?

Trane s’intéressait à tout ce qui se faisait, aux harmoniques aigues d’Albert Ayler par exemple. Il s’est inspiré de cette musique quasi métaphysique pour Expressions et ses magnifiques derniers disques, il obéissait à une discipline technique. J’étais alors passionné d’arrangements, ayant toujours adoré le son des grands orchestres, le Duke Ellington des débuts, très expérimental, Black Beauty, Pretty and The Wolf qui est un dialogue parlé en musique…

Vous avez même une fois joué à ses côtés…

Salle Pleyel à l’époque où je sous-louais un appartement avec Don Byas et Cal Massey. Don et Cal partageaient la chambre du fond tandis que je dormais sur le divan du salon. Duke était de passage et j’espérais rejoindre l’orchestre. J’avais apporté mon instrument, mais j’avais seulement assisté à la répétition. Cal et moi avions accompagné Don que Duke avait invité. Il y avait cinq ténors, Paul Gonsalves, Harold Ashby, Ben Webster, Hank Mobley… Après son solo, Don revint en coulisses très désappointé. C’était un gars qui travaillait beaucoup alors que je restais plutôt au lit avec une fille… Il me dit qu’il n’arrivait pas à jouer du sax de Paul, qui en possédait toujours plusieurs. Paul bricolait ses instruments. Le bec sur lequel je joue depuis 1963 était à Paul, je l’ai acheté d’occasion au Danemark, c’est au moment où j’ai échangé mon bec en ébonite contre un en métal. On buvait tous pas mal, mais Don tenait bien l’alcool, moi aussi d’ailleurs. J’ai dit à Don de me passer le sax de Paul pour que j’en joue. J’ai cru reconnaître un signe de Duke qui m’invitait à les rejoindre sur C Jam Blues. J’ai alors compris ce que voulait dire Don : le bocal de Paul n’était pas fixé, il tournait sur lui-même, pas moyen de le stabiliser, je tournais ma tête dans tous les sens en paniquant, je ne savais même plus dans quelle clef j’étais, depuis le piano Duke me soufflait « C… C » (do). C’était C Jam Blues, évidemment que c’était en do ! À la fin de mon solo, je termine sur une harmonique, je croyais être en sol, comme je jouais un la avec la transposition du sax… Plus tard, j’ai entendu une cassette pirate où j’ai l’air d’être dans le ton, ça ne sonnait pas si mal… L’harmonique a continué de résonner même après que j’ai retiré le bec de ma bouche ! J’ai compris que Cat Anderson avait attrapé ma note et la tenait à la trompette… Je n’ai pas fait l’affaire, mais j’ai joué avec le maestro ! Dans je ne sais plus quel magazine il y avait une photo de moi en train de serrer la main de Duke avec en légende : « Un Black Panther rencontre Duke Ellington » !

Qui appartenait à votre premier orchestre, avec lequel vous avez commencé à tourner en Europe ?

Jimmy Garrison, Grachan Moncur, Roswell Rudd, Beaver Harris. On n’avait pas de pianiste. Le Newport Festival m’a donné une notoriété qui me sert encore aujourd’hui. En 1969, lorsque Impulse a découvert que j’avais pas mal enregistré pour Byg, cela a cassé mon contrat, ce qui n’était pas génial. J’avais une famille de quatre enfants. Impulse était généreux, mais je ne pouvais pas y arriver avec seulement deux disques par an, et pas question d’avance. J’ai retravaillé plus tard pour eux avec Attica Blues et The Cry of My People… Ce n’était pas simple non plus avec Byg, je n’ai jamais signé de contrat pour les bandes d’Antibes. Le concert avait été annulé, mais Byg l’a maintenu. J’avais refusé que ce soit enregistré, malgré cela ils l’ont édité en inventant des titres à mes morceaux, je n’ai jamais touché un sou ! C’est passé d’Actuel à Monkey Records, maintenant ça s’appelle Charly Records. Claude Delcloo et Jean-Luc Young avaient volé pas mal de bandes à Radio France, pareil pour Jean Karakos sur EMI. Ils ont transféré leur compagnie sur l’île de Man où ils sont intouchables. Je les ai poursuivis pendant des années. Ils ont tenté de s’attribuer les droits de Mama Rose, etc. J’étais pourtant coéditeur de tous les titres. Je devrais faire ce que Zappa a fait, les pirater à mon tour, éditer mes propres disques et les laisser m’attaquer !
J’ai rencontré Frank à Amougies en Belgique. Bob Thiele m’avait demandé de faire de la publicité pour les Mothers of Invention qui étaient alors moins connus que moi ! On avait fait des photos pour eux dans une salle du Village. Plus tard donc, à Amougies, Frank, qui était sans les Mothers, m’a demandé s’il pouvait se joindre à mon orchestre. Il y avait Herbie Lewis à la basse, Beaver Harris, le poète Art LeRoi Bibbs, Cal Massey… Je l’ai revu à mon université, ça n’a pas été facile de l’approcher. Il y avait des gros bras avec le crâne rasé, des badges oranges des Simpsons et des T-shirts « Frank Zappa ». On m’a amené à lui, il buvait un jus d’orange allongé sur un sofa. Il m’a prévenu que si je voulais jouer avec eux il enregistrait tout ce qu’ils faisaient (F.Zappa, You can’t do that on stage anymore, vol.4). J’ai répondu que ça ne pouvait pas être mauvais pour mon image !
Toute la série Byg était très symbolique d’un nationalisme tant politique qu’esthétique, c’était passer de la théorie à la pratique. Pas seulement émettre mes idées mais les jouer. Étudiant, j’avais entendu des disques avec des poètes comme Ezra Pound ou T.S. Eliot, et je m’étais dit qu’on pouvait enregistrer autre chose que de la musique, des mots pas forcément chantés, des récitatifs. Un enregistrement est pour moi comme une pièce de théâtre.

En 69, à l’époque de Yasmina, a Black Woman et de Poem for Malcolm, étiez-vous engagé auprès des Black Panthers ?

Non, jamais. J’en connaissais en Californie, et plus tard Eldridge Cleaver à Alger. Mon engagement politique était probablement plus à gauche que leur nationalisme même s’ils ne prônaient pas une nation noire séparée de la communauté blanche. À New York, ils ont créé pour les enfants de très bons programmes pédagogiques qui existent toujours. Leur internationalisme était trop national pour moi.

Vous étiez alors très provocateur. Blasé porte une charge politique et érotique incomparable…

Cette chanson s’adresse aux hommes noirs et aux femmes noires, c’est l’échec des hommes noirs à poser les fondations d’une structure familiale. Cela remonte à l’époque de l’esclavage. J’en avais écrit les paroles et j’avais choisi Jeanne Lee ! Sa voix me rappelait celle de ma mère. Les gars de l’Art Ensemble, Lester et Malachi, vivaient à Paris dans un camion qui appartenait à un Hollandais, Willem, qui plus tard ouvrira le club The Thelonious. Il a aidé beaucoup de musiciens, il est mort depuis. Ça a peut-être été le premier enregistrement de Lester et Malachi ici.

Vous avez commencé à tisser un réseau de contacts, à enregistrer pour de multiples compagnies…

Après ma rupture avec Impulse, livré à moi-même, j’ai enregistré où et quand je pouvais. J’y étais obligé, parce qu’à une période où je ne faisais pas de disques, je me suis aperçu que le peu d’audience que j’avais m’avait totalement oublié. Après la période Byg, là où j’enseignais, à l’Université de Buffalo, mes jeunes étudiants noirs ne savaient même pas que je jouais du saxophone. Pharoah Sanders était fantastiquement populaire, avec Jewels of Thought, et puis Karma avec Leon Thomas qui rappelait les Pygmées avec son jodling si contemporain. Tout ce retour à l’Afrique était dans la musique de Pharoah, magnifiquement réalisée. Ça a été une grande leçon : lorsque vous ne faites pas de scène, il faut enregistrer. Aussi, lorsque des gens me disent que j’enregistre trop, je réponds que je ne travaille pas tant que ça, je ne suis ni Michael Brecker ni Keith Jarrett ni Chick Corea. McCoy Tyner peut travailler 365 jours par an. Moi j’ai de la chance si je fais trois bons mois. Je devais survivre.

Des concerts comme ceux de Massy ont influencé de nombreux musiciens en France. Vous étiez attendus avec la même émotion qu’un groupe de rock ! Il y avait une puissance dramatique…

Je travaillais avec Terronès. Je ne me rendais pas compte de cet impact. Je structurais ma musique d’un morceau à l’autre. J’étais également influencé par Miles Davis et Dexter Gordon. J’ai regardé comment les autres se servaient de la scène. Les concerts de Miles avait une telle intensité sans qu’aucun mot ne soit prononcé. Chaque morceau semblait mener inévitablement au suivant. C’est comme écrire un livre en sachant où l’on veut le terminer.

Une nouvelle ère voyait le jour, le free jazz s’essoufflait…

J’ai commencé à me tourner vers le blues de mes racines. Attica Blues a été le pivot. J’enseignais déjà à l’Université de Massachussets. L’époque avait changé. Les jeunes étaient devenus plus pacifiques, acceptant le status quo. Il n’y a rien de plus authentique dans cette musique que le blues. Dans les années 60, à côté de Coltrane, les trucs les plus importants venaient de Johnny Walker, Aretha Franklin, Dionne Warwick…
Ils ont touché les masses populaires, pas seulement les noirs.

Vous attendiez-vous à plus de succès avec Attica Blues ou Cry of my People ?

Absolument. J’espérais attirer l’attention que Miles obtenait avec ses disques sur Columbia. Son producteur a mis le paquet dans la transformation de son image, sa coiffure, des talons hauts, ses vêtements. Auparavant, Miles portait des costumes italiens cintrés et soudain il se met à porter des tuniques indiennes. J’ai essayé de faire pareil, mais Impulse n’en avait rien à faire ! J’ai enregistré des 45 tours avec Money Blues pour qu’ils soient joués à la radio, mais ils me sont restés sur les bras.

Quelle était votre approche de la loft generation ?

Ça a démarré beaucoup plus tôt que ce que l’on croit. En fait, c’est moi qui l’ai commencée ! En 1963, revenant de Copenhague, j’ai rejoint The Organization of The Young Men qui était très politique, avec d’autres jeunes Afro-américains comme Amira Baraka, LeRoi Jones, Alvin Simon, Brenda Walker, Black Ray, Abbey Spelman, Larry Young, écrivains, peintres, musiciens, poètes... Nous avons changé le nom de l’organisation pour En Garde, comité pour la liberté. Pour ramasser de l’argent pour l’organisation, nous avons fait des concerts dans un loft où LeRoi Jones vivait avec sa femme. Dans le même immeuble vivait un autre saxophoniste que j’ai influencé, Marzette Watts. Le premier article écrit sur moi était d’ailleurs de LeRoi Jones dans Metronome. C’est là qu’eurent lieu les premiers loft concerts. J’avais Sunny Murray, Dennis Charles ou Billy Higgins à la batterie, Don Cherry à la trompette, toujours pas de pianiste, Don Moore à la basse. Je donnais cinq dollars à chacun, j’en prenais dix comme leader, c’est tout ce qu’on avait. Il y venait énormément de monde de l’East Side, des hippies. Dans les années 70, Ornette acheta un loft et y donna des concerts, c’est ce qu’on appela le loft jazz, mais ça avait commencé avec le mouvement des droits civiques.

Qu’est-ce qui a changé dans le monde depuis que vous avez commencé ?

Pas mal de choses. Les gens sont plus pauvres qu’alors. Les SDF sont un phénomène qui n’existait pas lorsque j’étais enfant. Il y avait bien une rue avec des clochards qu’on appelait Tenderloiner, mais aujourd’hui à New York, dans le Queens ou à Brooklyn, on voit des gens qui font les poubelles, portant des sacs en plastique, ce qui montre bien que les conditions socio-économiques se sont détériorées, particulièrement aux États-Unis. Le système social américain s’y est détourné de nombreux citoyens, les gagnants sont montés en épingle, mais il y a tant de perdants. Que faisons-nous pour eux, allons-nous les effacersimplement ? Ils sombrent dans le crack… Les riches sont de plus en plus riches. C’est de plus en plus dur pour ceux qui sont marginalisés. Notre société est de plus en plus réactionnaire. Nos libertés et nos droits civiques sont annihilés, les jeunes sont découragés. Le racisme évolue sous une forme plus maline, fasciste, avec les skinheads, plus doctrinaire et sinistre. Le racisme est submergé par l’ascension de la pauvreté et le problème de la drogue… On peut se poser la question d’une future confrontation cataclysmique entre les racistes et les pauvres dirigés par la drogue. En Californie, les Creeps et les Bloods peuvent être aussi dangereux que n’importe quel groupe nazi. Il faut trouver un moyen de résoudre ces problèmes. Nous aurons soit un monde comme celui que George Bush essaye de créer, soit un monde plus sympathique, comme celui que certains Français évoquent, qui tient compte des pauvres dans nos sociétés. Il est important de dire non au capitalisme occidental qui n’a aucune conscience sociale (l’entretien a eu lieu à la veille du référendum sur la Constitution européenne).

Vous avez souvent été un avocat des droits civiques avec votre saxophone. Est-ce que la musique peut changer les choses ?

Nous avons besoin de vrais avocats pour changer les institutions, rigides et corrompues. D’un autre côté, « I’m black and I’m proud » a bien fait évoluer la société dans les années 60. Mais c’est de la musique populaire. Ma musique atteint relativement peu de monde, sauf peut-être lorsque des gens comme vous m’interviewent, mais votre journal ne touche pas suffisamment de monde non plus. C’est un combat, on fait ce qu’on peut.

Il y a une relève dans le rap…

Ils sont devenus une voix nouvelle dans cet esprit de changement social. Même si certaines paroles sont très négatives sur la famille et la société, elles réfléchissent la réalité de leurs vies. Les rappeurs, des gens comme Russels Simmons, qui est comme un porte-parole des jeunes noirs dans le ghetto, essayent d’infléchir le rap vers la politique. Le rap est probablement l’équivalent de ce que nous étions dans les années 60, mais il évolue hélas dans un contexte social très négatif.


Les disques recommandés par Archie Shepp

- Fats Waller Lulu’s Back in Town et Handful of Keys
- Ferdinand “Jelly Roll” Morton interviewé par Alan Lomax (épuisé : un différent oppose hélas la succession de Morton aux producteurs du disque, Riverside, privant le public et les étudiants en musique de cet inestimable morceau d’histoire orale et de la musique renversante qu’il a inspirée)
- Folkways “Jazz Collection”, Folkways-Ash Records (20 volumes épuisés) : la succession de Folkways, Asch records, a annoncé la mort des petits labels de disques specialisés en ethnomusicologie et musiques non commerciales plus populairement appelées folk music. Par exemple, le morceau Maple Leaf Rag y reçoit un traitement classique du grand saxophoniste et clarinettiste Sidney Bechet, un Afro-américain pratiquement inconnu aux États Unis. D’autres performances incluent un volume entier consacré à l’orchestre de Fletcher Henderson. Certains de ces enregistrements remontent à 1924 lorsque Louis Armstrong quitta Chicago et les ensembles ‘Hot Five’ et ‘7’ pour rejoindre les orchestres de Fletcher Henderson et Don Redman, Ben Webster y figure dans des arrangements de Benny Carter des années 30. De rares exemples de chants de travail, blues, negro spirituals et prêches dont l’incroyable enregistrement de 1930 du sermon Dry Bones par le Révérend J.M. Gates devant une congrégation de seulement trois personnes, realisé par John et Ruby T. Lomax.
- Maple Leaf Rag, Sidney Bechet et Hank Duncan
- Struttin’ with some Barbecue, Louis Armstrong
- Mary’s Waltz, écrit par Herbie Nichols et interprété par Mary Lou Williams et Don Byas (rare)
- I got Rhythm, Don Byas, Art Tatum et “Slam” Stewart
- Salt Peanuts par Don Byas et John Birks “Dizzy” Gillespie
- Keep Off The Grass, James P. Johnson
- My Foolish Heart, Gene Ammons
- Along Came Betty écrit by Benny Gibson et interprété par D. Gillespie
- Shot Gun, Junior Walker
- Cryin’ in the Chapel, Sonny Till
- Walk On By et A House is not a Home, Dionne Warwick
- Respect et Dr. Feel Good, Aretha Franklin
- Sweet Sixteen, BB King
- Oh Mary Don’t You Weep, The Swan Silvertones
- Said I wasn’t Gone Tell Nobody chanté par Marion Williams et The Abyssinian Baptist Choir (2 volumes Columbia)
Ainsi que l’ensemble des œvres de Charlie Parker, Thelonious Monk, Bessie Smith (Anthologie Columbia), Robert Johnson (Columbia), Hudie “Leadbelly” Ledbetter, Art Tatum (Fascinatin Rythm), “Lucky” Thompson, Edward “Sonny” Stitt, Dexter Gordon, John Coltrane, Coleman Hawkins, Earl Bud Powell, Nina Simone, Ben Webster…
Il y en a tant auxquels j’ai contribué, et tous ne racontent pas seulement leur propre histoire mais aussi l’histoire d’un peuple. Je n’en ai cité que quelques uns, laissant de côté la foule de ceux et de celles qui sont les racines mêmes de la muse qu’ils servent. Qu’en est-il de Hank Mobley, Melba Liston et Mary Lou Williams, Dorothy Donegan, Hazel Scott, Jerome Richardson, Tadd Dameron, Kenny Dorham "Griff" and Rouse, les frères Jones, les frères Heath ; sans mentionner JJ Johnson, 'Philly Joe' et l’indispensable Horace Silver. J’ai même oublié de citer Ray Charles et James Brown ; j’ai écrit une chanson intitulée A Dedication to James Brown pour mon album Live in San Francisco vers 1966, et l’enregistrement par Ray Charles de Halleleuja How I Love Her So, et puis le solo emblématique de David Newman ! Etc., etc.

Les livres recommandés par Archie Shepp

- Le monde s’effondre, Chinua Achebe (Présence Africaine)
- People in Quandaries, S.I. Hayakama (Harper & Brothers)
- Treat it Gentle, autobiographie de Sidney Bechet (Da Capo)
- L’Autobiographie de Louis Armstrong (rare)
- Black Song (The Forge & The Flame), John Lovell
- The Palm-Wine Drinkard, Amos Tutuola (Grove Press)
- Collected Works, Paul Laurence Dunbar (University Press of Virginia)
- Othello, William Shakespeare
- The autobiography of an ex-colored man, James Weldon Johnson (IndyPublish.com)
- Music is My Mistress, Duke Ellington (Da Capo)
- Les frères Karamazov et Crime et châtiment, Dostoïevski
- Black Boy et Un enfant du pays, Richard Wright (Folio Gallimard)
- Chronique d’un pays natal, James Baldwin (Gallimard)
- Les élus du seigneur, James Baldwin (Robert Laffont)
- Homme invisible pour qui chantes-tu ?, Ralph Ellison (Grasset)
- La Bible
- Le Coran
- La Bhagavad Gita
- Histoire de la musique noire américaine, Eileen Southern (Buchet)
- The Souls of Black Folk (Les âmes noires), W.E.B. Du Bois
- Le peuple du blues, LeRoi Jones (Gallimard)
- L’homme qui ne voulait pas se taire, John A. Williams (André Dimanche)
- Poèmes de Gwendolyn Brooks

Les disques d’Archie Shepp recommandés par lui-même
(depuis 2005 bien d'autres disques ont été publiés)

J’ai enregistré plus de 125 vinyles sans compter les CD, DVD et cassettes. Voici quelques exemples qui ont été bien accueillis par les gens qui écoutent ma musique.

Récemment :

- First Take, duo avec Sigfried Kessler (Archie Ball 0104 - EN VENTE AUX ALLUMÉS)
- St. Louis Blues (Pao 10430 ; Jazz Magnet 2006)
- Left Alone Revisited : A Tribute to Billie Holiday, duo avec Mal Waldron (Enja ; Synergy)

Chez Impulse! :

- The Cry of My People (ABC-Impulse!)
- Tribute to Duke Ellington, avec Earl May, Albert Dailey, Philly Joe, peut-être Walter Davis Jr. au piano ou peut-être que je confonds avec un autre album (Phantom)
- The Way Ahead, avec Ron Carter à la basse et Walter Davis Jr (A9170 ; Grp272)
- Things have got to change (Universal-MCA)
- Attica Blues, les versions américaine (A9222 ; Universal) et française (Blue Marge 1001)
- Mama Too Tight (A9134)
- New Thing At Newport (GRD105 ; Polygram)
- On this Night (A97)

Chez Actuel/BYG (actuellement sous le label Charly Records)
produits illégalement sans contrat :

- Blasé
- Yasmina, a Black Woman
- Early Bird, titre attribué à l’album par des producteurs véreux
- Brotherhood At Ketchaoua avec Philly Jo Jones et Hank Mobley, un autre titre produit malhonnêtement
- Black Gypsy, un cd où j’apparaissais en sideman, quoi qu’important, et qui est miraculeusement ressorti sous mon nom, œuvre du producteur Pierre Jaubert, sans contrat encore une fois !

mercredi 16 décembre 2020

Et puis, il y a les voix...


Article du 27 septembre 2007

Dans sa chronique sur Nabaz'mob dans Le Monde du 20 septembre dernier, Francis Marmande faisait référence à un autre opéra, Welcome to the Voice, de Steve Nieve et Muriel Teodori.
C'est une histoire d'amour entre un compositeur-pianiste anglais et une psychanalyste-réalisatrice française. Ensemble ils écrivent un drôle d'histoire qui rappelle autant Diva de Beinex que Une chambre en ville de Demy, et la musique suit les chemins de traverses ouverts par Escalator Over The Hill et No answer.
C'est une histoire d'amour entre un rocker fan de Berio et une collectionneuse de Michael Mantler, Carla Bley, Robert Wyatt autant que de Kathleen Ferrier, Maria Callas et West Side Story. J'ai toujours adoré ce genre de truc hybride comme L'hallali du Drame, cette fois un projet improbable qui finit tout de même par exister parce que de doux dingues comme Sting, Wyatt ou Elvis Costello lui prêtent leurs voix. La cantatrice Barbara Booney n'est pas en reste, suivie de Sara Fulgoni, Nathalie Manfrino et Amanda Roocroft.
C'est une histoire d'amour entre un ouvrier sidérurgiste et une chanteuse d'opéra. Il y a des effluves de Michel Colombier qui planent dans cette œuvre qui mêle l'écriture classique pour le Quatuor Brodsky, entendu avec Björk, et les improvisations jazz de Ned Rothenberg, Sting, Marc Ribot et Nieve.
C'est une histoire d'amour improbable, et pourtant ! Qui n'essaye rien n'a rien. Nieve et Teodori ont pris tous les risques, Welcome to the Voice est une œuvre magique qui convoque les fantômes de Carmen, Butterfly et Norma sur un livret résolument moderne et politique où apparaissent tous ceux qu'ils aiment de Godard à Mozart, de Gramsci à Verdi, de Rosa Lux à Chosta, de Maïakovski à Stravinsky... Comme me le susurrait Jean-Pierre Léaud, un doigt sur la bouche, un soir boulevard Montparnasse : "Et puis, il y a les voix..."
Booney, Sting, Wyatt, Costello, The London Voices et Le Chœur des Amis Français réunis dans un même ouvrage, un véritable opéra, haletant, palpitant, téméraire, improbable, inespéré !


P.S.: en reproduisant mon article de 2007 je découvre que l'œuvre fut jouée au Châtelet en novembre 2008 sans que je n'en sache rien. Quel dommage !

mercredi 11 novembre 2020

Crash de Cronenberg, réalisme des sens


Le format du coffret Ultra Collector de l'éditeur Carlotta correspond parfaitement à Crash de David Cronenberg, surtout parce que le film suscite de nombreuses questions auxquelles il est difficile de répondre. Présenté en 4K Ultra HD™ (format qui m'était jusqu'ici inconnu et qu'aucune de mes machines ne reconnaît !), Blu-Ray™ et DVD, il est accompagné d'une foule de suppléments passionnants : une rencontre vidéo avec l'acteur Viggo Mortensen (52mn) et le réalisateur, des entretiens inédits avec le chef-opérateur Peter Suschitzky, le producteur Jeremy Thomas, le compositeur Howard Shore (qui sont le ou les guitaristes ?), la directrice de casting Deirdre Bowen, d'autres avec l'auteur du roman initial J.G. Ballard, les acteurs James Spader, Holly Hunter, Deborah Kara Unger, Elias Koteas, etc., plus trois courts métrages (Le nid, Caméra et Le suicide du dernier juif sur Terre dans le dernier cinéma sur Terre), des bandes-annonces...
On n'en ressort pas indemne. Sans être aussi pénible, sa puissance provocatrice rappelle Salò ou les 120 journées de Sodome. Si le film de Pasolini est fondamentalement politique, celui de Cronenberg est essentiellement érotique. Or le fétichisme masochiste de la rencontre des corps et des automobiles dans la situation critique de l'accident interroge foncièrement nos propres fantasmes...


Si l'odeur de soufre vient des bolides écrabouillés, des cicatrices et des prothèses transformant les êtres désirants en androïdes expérimentaux, il ne faut jamais perdre de vue l'humour sous-jacent qui anime Cronenberg dans tous ses films, à l'instar de Kafka qui hurlait de rire en lisant Le château perché sur un tabouret, ou encore du facétieux Luis Buñuel. Les films du cinéaste canadien ne véhiculent aucun message, ne sont portés par aucune morale. Les faits sont là, cliniques. Libre à chacun/e de se faire son cinéma. Crash est une histoire d'amour entre des êtres humains qui ont choisi de passer à l'acte, de franchir la frontière qui nous cantonne majoritairement à nos fantasmes. L'opération est éminemment dangereuse, ce qui explique que peu d'entre nous s'amusent à passer de l'autre côté. Le jeu obsessionnel avec la mort tient d'une poésie brute qui s'est affranchie de toute rationalité.
La plasticité du film le transforme en objet esthétique, des nœuds autoroutiers à la lumière nocturne, des bolides froissés que certains sculpteurs ont vus exposés dans les musées d'art contemporain aux corps nus des acteurs et des actrices, de la pureté de leur glissement progressif du plaisir à la sublime absurdité du célèbre couple Eros et Thanatos... Dans le somptueux livre de 160 pages accompagnant les galettes argentées, les analyses d'Olivier Père, Sandrine Marques, Nicolas Tellop, Thierry Jousse livrent quelques pistes tandis que les entretiens de Cronenberg avec Serge Grünberg pour Les cahiers du cinéma ou très récemment avec Julien Gester dans Libération valident celles que ma sensibilité et ma cinéphilie avaient supputées ! Ce chef d'œuvre de 1996 lève un voile sur notre inconscient sans ne jamais l'ôter, laissant dans les limbes ce que nos vies doivent à la poésie.

→ David Cronenberg, Crash, coffret Ultra Collector, limité et numéroté à 3500 exemplaires, 4K Ultra HD™+ Blu-Ray™+DVD avec livre illustré de 160 pages, ed. Carlotta, 50€ (éditions individuelles Blu-Ray ou DVD sans le livre, mais avec tout de même plus de 3 heures de suppléments exclusifs, 20€)

jeudi 29 octobre 2020

Ed & Nancy Kienholz chez Templon


Il était temps d'aller à la Galerie Templon à Paris. L'exposition Edward & Nancy Kienholz se terminait samedi prochain, mais vous n'avez plus évidemment qu'aujourd'hui jeudi ! La culture est en berne. On comptera les morts sociaux plus tard.
Pour commencer, j'ai donc choisi de photographier Useful Art No.1 (chest of drawers & tv) en référence à la prestation télévisée de notre petit timonier hier soir (ci-dessus, 1992 !) ! J'avais découvert Kienholz en 1970 lors d'une rétrospective au CNAC rue Berryer, et le choc avait été pour moi déterminant, comme pour celle de Tinguely l'année suivante. Les œuvres présentées sur les deux niveaux de la galerie rue du Grenier Saint-Lazare ont l'avantage d'être tardives, voire posthumes, Nancy cosignant enfin de leurs deux noms, en particulier depuis la mort de son mari en 1994. Je n'en connaissais donc aucune. En mai dernier, j'avais publié l'ensemble des articles que je leur avais consacrés depuis 2006...


Les installations des Kienholz sont toujours figuratives et métaphoriques, politiques et sensibles. Chargées de références et de sens, elles méritent qu'on leur tourne autour, à l'affût du moindre détail. Lorsqu'on aperçoit The Grey Window Becoming (1983-84), une femme nue de dos tient un banjo à tête de porc devant un miroir. En s'approchant par la droite, apparaissent un Beretta posé sur la coiffeuse, un cahier, un rapace, une photo encadrée, etc., autant de signes qui, ensemble, suggèrent une histoire. Le socle est éclairé par une guirlande de petites ampoules rouge et les deux miroirs de côté de ce drôle de triptyque sont retournés face au mur.


La narration des Kienholz est à la fois cinématographique, conceptuelle et psychanalytique. Associées au pop art, leurs évocations critiques rappellent aussi la Figuration narrative de Jacques Monory ou leurs assemblages certains Nouveaux réalistes comme Daniel Spoerri. Cette manière d'associer des objets banals font aussi d'eux des héritiers de Kurt Schwitters ou Joseph Cornell. Les points de vue d'Edward Kienholz, tels The illegal operation (1962) ou Back Seat Dodge ‘38 (1964), ne plurent pas du tout à l'Amérique, le poussant à s'exiler en Europe en 1973 ou à s'installer en Idaho.


L'exposition présente, parfois pour la première fois en Europe, une vingtaine d’œuvres créées entre 1978 et 1994. Provocantes, elles fustigent "l'outrance consumériste, le racisme ordinaire, le sexisme, la violence institutionnelle, l'hypocrisie religieuse." The Pool Hall (1993) est explicite. D'autres œuvres sont plus énigmatiques.


Cherchant sans cesse à évoquer plutôt qu'à imposer une lecture de mes propres créations, laissant au spectateur ou au visiteur le soin de se faire son propre cinéma tout en orientant son regard critique sur une société en pleine décomposition, j'imagine que les installations d'Edward Kienholz furent pour moi fondatrices alors que je venais d'avoir 18 ans. Pendant les cinquante années qui suivirent, leur aspect cinématographique influença ma musique tout comme le Meccano de Tinguely me poussa à rendre mobile la matière brute dans un geste instrumental précieusement entretenu. De l'un j'héritais la fiction du réel, de l'autre une façon de m'approprier les machines.

mercredi 30 septembre 2020

Le fil


Article du 29 août 2007

Que l'on gravisse les marches ou que l'on s'enfonce dans l'obscurité, la vie ne tient qu'à un fil. Ignorant le temps, les plus jeunes grillent leurs cartouches et traversent n'importe comment devant les automobiles. Les plus âgés aussi, parce qu'ils savent que l'heure approche et que plus rien n'a d'importance. Entre les deux, on apprend à manier l'embrayage pour savourer le jour et la nuit. Pas de rétrogradation, mais une danse subtile au tempo changeant, aux mouvements sûrs, aux pas hésitants. Jusqu'où peut-on aller trop loin ? Le droit à l'erreur exige un minimum de responsabilité, le code en montre les limites. Peu le respectent, mais il y a l'art et la manière. La maturité n'est pas l'apanage des anciens, ni le gâtisme celui de la vieillesse. S'endormir au volant peut être fatal. Oublier l'insécurité des bas côtés, et c'est l'accident. La vie est une course d'obstacles où l'on en saute un pour mieux affronter le suivant. À chaque extrémité de la ligne, des portes s'ouvrent sur des univers insoupçonnés. On ne peut que s'avancer pour les découvrir. La persévérance est le maître mot. Le demi-tour n'existe pas, les droites non plus. Il y a des raccourcis et d'immenses méandres. Dans ce labyrinthe extraordinaire, il faut savoir saisir le fil, chacun le sien, pour ne pas être encorné, ne pas être avalé trop tôt. La fin est biologiquement inéluctable, mais il n'est temps de s'en soucier que lorsque la fatigue vous gagne. Si la jeunesse a parfois peur de la mort, qu'elle ne s'en soucie pas, son temps n'est pas encore venu. Elle ne vient que si on l'appelle. Sauf accident. Car la vie n'est pas juste. Alors surgit le second mot d'ordre, la solidarité, la seule valeur qui résiste à tous les temps et à tous les usages.

lundi 7 septembre 2020

Mon Paris des années 50


Article du 11 avril 2007

Longeant le Lego du Front de Seine, mon train électrique passe sous les jambes d'une Tour Eiffel en Meccano... Dans mon travail comme dans ma vie, j'ai tenté de préserver la ludicité du Paris de mon enfance. En face de la Galerie Vivienne où un bouledogue effrayant gardait l'entrée du magasin de jouets en aboyant avec sauvagerie lorsqu'on tirait sur sa chaîne, brillait la lumière noire d'une boutique phosphorescente. J'ignore ce qu'on y vendait, mais c'est la première illusion d'optique dont je me souvienne. Les rayons verts transperçaient l'obscurité violette seulement éclairée par des formes orange vif et jaune acide. L'attraction permanente tenait du cirque de Calder et du voyage dans la lune. Sur les grands boulevards embaumait l'écœurante et délicieuse odeur des pralines ; la promenade était rythmée par les tirs à l'ours qui se cabrait chaque fois qu'on le touchait, coups de feu plus mécaniques qu'artificiers. Avec les dix centimes que je recevais chaque fois que j'allais "au pain" ("une baguette moulée pas trop cuite, s'il-vous-plaît"), j'achetai ma première Dinky Toy, un camion à deux étages avec pont inclinable pouvant transporter quatre petites automobiles. Aux Halles, Jeannot sifflait ma mère depuis une porte cochère pour lui vendre dix soles pour cent balles, l'équivalent d'un franc, quinze centimes d'euro. Les marchands à la sauvette fuyaient les képis à toutes jambes en poussant devant eux leurs charrettes des quat' saisons. La bouchère de la rue Montorgueil, Madame Chanois, servait la bidoche en vison avec des diams pleins les doigts. Comme je rentrais seul de l'École maternelle et que je voyais les CRS qui campaient Place de la Bourse, je demandai "pourquoi on les embête les bougnoules ?". C'était la guerre en Algérie. Déjà sensible à l'oppression, je répétais ce terme probablement entendu dans la cour de récréation et certainement pas employé à la maison. Il m'arrivait de saisir la main d'un monsieur pour traverser au feu. La maîtresse s'inquiéta auprès de mes parents que je regarde trop la télé parce que je n'arrêtais pas de raconter des histoires à dormir debout. Pourtant nous n'avons loué un poste que dix ans plus tard. Je ne connaissais pas le Lego, nous empilions des cubes. Le Meccano était constitué de pièces métalliques. Le RER ni le Front de Seine n'avaient été construits. Les Dinky Toys étaient assez solides pour tomber d'un balcon du sixième étage et ne s'en relever qu'avec quelques éclats de peinture, ce qui n'aurait pas été le cas du monsieur au chapeau s'il l'avait prise sur le tête. J'ai appris à lire à ma petite sœur avec des lettres en plastique bleu clair qui avaient appartenu à mon père. En 1958, nous avons déménagé dans le XVème, j'avais cinq ans.
Par un bel après-midi de printemps comme hier, j'ai poussé la porte du 36 entraînant Elsa dans les étages de cet ancien hôtel de chasse de Richelieu, mais je n'ai pas osé sonner. J'ai laissé mes rares souvenirs sur le palier. C'était il y a dix ans. Le célèbre film d'Albert Lamorisse, Le ballon rouge, rend parfaitement le climat d'enfance de cette époque qui me semble aussi lointaine que le moyen âge de mes livres d'écolier.


LE RETOUR DU BALLON ROUGE
Article du 27 novembe 2008

Mes souvenirs m'appartiennent-ils en propre ou sont-ils la reconstitution d'une mémoire induite par les traces graphiques ? Rue Vivienne dans les années 50. Je marche seul sur les trottoirs. L'été je porte une culotte courte, l'hiver un pantalon. Pour traverser, j'attends que le feu passe au rouge. Parfois j'attrape la main d'un monsieur et je reprends mon indépendance de l'autre côté de la voie. J'ai cinq ans lorsque nous quittons le IIème arrondissement pour le XVème.
Rue Léon Morane dans les années 60, devenue depuis rue des frères Morane. Après l'école communale Lacordaire, je fais mes trois dernières années à Saint Lambert, de la neuvième à la septième. Le matin, j'emprunte la rue de la Croix Nivert, croise la rue de la Convention, passe devant la station Shell du père de Chrétien, bifurque un bout de Lecourbe et rejoint la cour de l'école. Au retour, je préfère passer par la rue de Javel où habite mon copain Paul Makloufi. Au bout de la rue, Fructus tourne à droite, moi je rentre tout droit. Nous habitons au rez-de-chaussée du numéro 15. Mais la ville a changé. Nous sommes entrés dans l'ère moderne. Avant, c'est l'ancien temps.
Dans Le ballon rouge tout ressemble à mes premières années, Paris, les rues vides, l'autobus à plate-forme, les automobiles, les vêtements que nous portions... Tous les enfants de cette époque semblent se reconnaître dans Pascal, le fils du réalisateur Albert Lamorisse, qui partage la vedette avec le ballon. Le film "restauré numériquement en haute définition" est superbe (Malavida). Voilà qui me change de l'à-peu-près en ligne sur Google Video ou de la copie 16mm que j'ai rangée à la cave aux côtés de Bim le petit âne. Chaque fois que je le vois, j'ai l'impression d'assister à la projection d'un film de famille. Mon père tournait chaque année quelques mètres de pellicule avec sa caméra. Mes huit premières années tiennent sur une bobine d'une cinquantaine de minutes. Après il faudra attendre la naissance d'Elsa pour qu'à mon tour je me mette à filmer. Le ballon rouge est remarquablement mis en scène, comme si tous les nôtres en constituaient les rushes, des bouts d'essai. Le DVD propose également Crin Blanc, son précédent petit chef d'œuvre, mais les sympathiques compléments de programme ne sont hélas pas à la hauteur, documentaire sur le héros de Crin Blanc d'un côté, souvenirs de Pascal Lamorisse de l'autre, chacun tentant de transmettre son expérience à sa propre fille. Peu importe si ces deux documentaires n'en finissent pas, le second a le mérite d'évoquer les autres films du cinéaste, en particulier Le vent des amoureux pendant lequel il périt dans un accident d'hélicoptère. Les deux moyens-métrages, et particulièrement Le ballon rouge, restent des merveilles indémodables.
Si pour être de partout il faut être de quelque part, pour être de son temps il faut apprendre à se conjuguer à tous.

vendredi 28 août 2020

Omni-Vermille sur Vimeo


Le ZKM (Zentrum für Kunst und Medientechnologie Karlsruhe / Centre d'art et de technologie des médias) nous a envoyé un montage vidéo d'extraits de l'installation générative Omni-Vermille qu'Anne-Sarah Le Meur et moi avons réalisé à Karsruhe en mars dernier. J'avais composé une musique originale pour les 7 parties et 7 interludes qui structuraient les images en 3D temps réel d'Anne-Sarah. Les six écrans de 4 mètres de haut s'étalaient sur 18 mètres de la façade, spectacle nocturne occupant la place piétonne et visible du boulevard éloigné où circulent les automobiles.


La prise de vues et le montage ont été assurés par Peter Müller et Anastasiia Bergalevich du ZKM Videostudio. Ces 8 minutes ne sont évidemment que des extraits puisque la boucle de 52 minutes renouvelait les images à chaque répétition.


Précédents articles parus en mars 2020 :
Omni-Vermille au ZKM
Le son d'Omni-Vermille
Omni-Vermille, vernie !

jeudi 20 août 2020

Jean Epstein, le lyrosophe


Article du 11 mars 2007

De tous les films muets que nous avons mis en musique avec Un Drame Musical Instantané depuis 1976, ceux de Jean Epstein sont certainement parmi mes favoris. Nous les avons d'abord interprétés en trio, puis nous avons recréé La glace à trois faces à Corbeil en 1983 avec notre orchestre de 15 musiciens. Denis Colin à la clarinette basse remplaçait Youenn Le Berre qui jouait habituellement de la flûte, du sax et du basson. J'avais découvert ce film lorsque j'étais étudiant à l'Idhec avec Jean-André Fieschi qui avait réalisé un Cinéastes de notre temps sur la Première Vague en collaboration avec Noël Burch. Si Germaine Dulac, Louis Delluc et Marcel L'Herbier (dont nous avons "accompagné" L'argent, 3h10, certainement l'une de nos plus belles réussites) m'avaient intéressé, j'ai tout de suite été séduit par l'adéquation du fond et de la forme chez Epstein. Son Bonjour Cinéma est une petite merveille tant graphique que littéraire éditée en 1921 par la Sirène dirigée par Blaise Cendrars. Je me suis plongé dans ses Écrits avec la même passion, fasciné par ses théories sur le son qui corroboraient ce que je définirai moi-même dans mon travail. Le gros plan sonore par ralentissement du son est resté pour moi une référence. Je me réfère ici à ses films plus récents comme Le tempestaire ou Finis Terrae, mais ce qui m'occupe cette fois sont ses films muets. Baissez le son des films en lien sur Google Video et laissez-vous porter par la magie des images. Si le silence vous pèse, mettez sur votre platine n'importe quel disque de Debussy, cela fera très bien l'affaire !


1927. La glace à trois faces. Le portrait d’un homme à travers trois femmes. Les fragments de plusieurs années viennent s’implanter dans un seul aujourd’hui. L’avenir éclate parmi les souvenirs... Le découpage est simple. Nous accompagnions "la bourgeoise" dans un style impressionniste, à la fois superficiel et élégant. Nous passions au jazz, assez free, pour "la bohème" et dans un registre plus tendre avec "l'ouvrière", un peu techno dans les dernières interprétations. Car si les principes narratifs et critiques étaient souvent les mêmes, chaque traitement variait d'un concert à l'autre, et particulièrement au fil des années puisque nous avons continué jusqu'en 1992. Absolument pas iconoclastes, mais résolument inventifs, nous essayions de nous hisser à la hauteur des inventions de l'image et du montage, nous agissions tout simplement comme si le réalisateur nous commandait la partition aujourd'hui. Les films muets sont souvent beaucoup plus créatifs que ceux qui ont suivi. Ils posent la grammaire du cinéma, sa syntaxe en se permettant toutes les outrances sans être contraints par ce qui se fait ou ne se fait pas. Le muet est l'âge d'or du cinématographe en tant qu'art, le septième du nom dit-on. Après les flonflons de la fête du village, nous terminions La glace à trois faces par le drame proprement dit, avec la course effrénée arrêtée par une hirondelle, le bec meurtrier frappant l'homme en plein front.


1928. La chute de la maison Usher. Le ralenti, les surimpressions, les travellings de ce cinéaste poète donnent déjà à Edgar Poe l’inquiétante musique qu’il mérite. C'est à cette occasion que Francis et Bernard adaptèrent pour la première fois L'invitation au voyage de Baudelaire et Duparc. Notre travail était beaucoup plus contemporain, nul besoin de repères historiques. Si La glace est très "modern style", Usher est intemporel et de nulle part, juste dans le rêve et l'inconscient. Nous voulions transposer Edgar Poe en musique, j'utilisais d'ailleurs une thématique empruntée à la version inachevée de Claude Debussy (rendant visite à Peter Scarlet dans son appartement de Ann Street, la plus petite rue de New York, célébrée par la plus courte chanson de Charles Ives, nous remarquons la plaque rappelant que Poe y écrivit Le corbeau...). Les deux films convenaient parfaitement au style d'Un Drame Musical Instantané. J'ai été très triste lorsque Marie Epstein, qui nous avait soutenus pendant des années, choisit une autre bande-son que la nôtre pour sortir La glace en salles. Elle nous confia que notre interprétation était la plus créative, mais elle préférait une musique qui ne fasse pas d'ombre au film de son frère. Nous avons souvent été confrontés à cette pensée absurde, reléguant le son à une pâle illustration...
Nous avons donc toujours tenté d'être aussi inventifs que les réalisateurs du passé, recréant, par exemple, le laboratoire de l'ouïe imaginé par Vertov lorsque nous montâmes L'homme à la caméra en janvier 1984 avec le grand orchestre à Déjazet. Aujourd'hui, le ciné-concert est devenu une mode, un genre. On a oublié que le Drame inaugura le retour à cette forme dès 1976. Nous avons fait le tour du monde avec les films d'Epstein, Caligari ou la Jeanne d'Arc de Dreyer, inscrivant vint-deux films à notre répertoire dont l'intégrale Fantômas de Feuillade pour le Centenaire du cinéma en Afrique du Sud ou des raretés de Pathé et Christensen au Festival d'Avignon... Nous n'acceptions jamais de composer une nouvelle musique si d'autres s'en étaient déjà chargés. Il y a tant de trésors de l'époque du muet. Nous voulions faire découvrir ces merveilles. C'est dire que nous fûmes les premiers à nous coltiner ceux que nous avions choisis. Lorsque les programmateurs que nous avions initiés sentirent le filon, ils nous écartèrent savamment pour en tirer le prestige. Le temps d'Orsay et des grandes commémorations était venu. Notre paranoïa nous poussa un peu bêtement à l'esquive. Nous avions peut-être aussi envie de sortir de la fosse d'orchestre ou de derrière l'écran. On y reviendra.

JEAN EPSTEIN, BOUJOUR CINÉMA
Article du 6 juin 2014


En apprenant que Potemkine sort un coffret de 8 DVD des films de Jean Eptein je saute au plafond. Après avoir découvert les cinéastes de la Première Vague dans les années 70 grâce à Jean-André Fieschi et Noël Burch je jette mon dévolu sur La glace à trois faces (1927) et La chute de la Maison Usher (1928) d'Epstein, même si les films de Marcel L'Herbier comme L'inhumaine ou L'argent, ceux de Germaine Dulac, Louis Delluc, ainsi qu'Abel Gance que l'on peut rattacher à cette mouvance, nous interrogent également à distance sur l'état du cinéma contemporain au même titre que nombreuses œuvres inventives de l'époque du muet. Epstein est l'égal de Vertov ou d'Eisenstein, de Murnau ou Dreyer, mais nul n'est prophète en son pays. Il possède une sensibilité hors pair, un sens du rythme exceptionnel, une imagination pour traduire en images des scénarios qui, sous son objectif, deviennent bouleversants. Avec lui se révèle L'intelligence d'une machine, titre de l'un de ses Écrits sur le cinéma, littérature que je dévorerai lorsque paraîtront les deux gros volumes en 1974 où le cinéaste aborde ses concepts de lyrosophie, ses idées révolutionnaires sur le son, le montage rapide alterné et les superpositions, le panoramique inversé ou le gros plan. Une réédition est annoncée chez Independencia sous la direction de Nicole Brenez, Joël Daire et Cyril Neyrat, 9 volumes avec de nombreux inédits.

Il y a 40 ans, par chance, sortant de l'Idhec, je dégotte à la librairie du Minotaure un dernier exemplaire de son petit fascicule Bonjour Cinéma, une merveille éditoriale et graphique publiée en 1921 par Blaise Cendrars aux Éditions de La Sirène. Très vite le trio et le grand orchestre d'Un Drame Musical instantané accompagneront La glace et Usher que nous projetterons dans le monde entier. À part ces deux films que je dois à Marie Epstein qui travaillait à la Cinémathèque, la sœur de Jean disparu en 1953, je ne connais alors rien d'autre que Finis Terrae et surtout Le Tempestaire où Epstein met en pratique sa théorie du gros plan sonore en ralentissant la pellicule. Mais ses écrits annoncent "la couleur" comme ceux d'Edgard Varèse pour la musique, l'un et l'autre précurseurs pour avoir agi, mais aussi énormément rêvé.


Les trois premiers DVD rassemblent Le lion des Mogols, Le double amour, Les aventures de Robert Macaire tournés pour les Studios de l'Albatros à Montreuil, siège de l'École russe, après ses débuts chez Pathé. Orientalisme de pacotille et mondanités parisiennes n'empêchent pas Le lion des Mogols de livrer, au milieu d'un scénario abracadabrant, des passages merveilleux comme les scènes automobiles, Montparnasse ou le bal masqué. Les costumes de Paul Poiret et les décors de Pierre Kéfer réalisés par Lazare Meerson font tout le charme du drame du Double amour. Robert Macaire est un feuilleton en cinq épisodes où les escrocs ressemblent à des marionnettes humaines comme les appelait Cocteau.

Deux DVD présentent la période des chefs d'œuvre du muet qui vont ruiner Epstein devenu son propre producteur, La glace à trois faces et La Chute de la Maison Usher, précédés de Mauprat et Six et demi, onze, tous très réussis dans des genres différents. Mauprat est une adaptation du roman de George Sand, film romantique en costumes où l'on reconnaît la force d'Epstein lorsqu'il filme la nature et partout une critique affirmée du machisme. Sa sensibilité exacerbée lui fait prendre le parti des femmes devant des hommes dont l'autorité cache la lâcheté et la faiblesse. L'homosexualité du cinéaste, révélée depuis peu par ses propres textes, est finement suggérée dans la manière de faire jouer ses comédiens, dans leur solitude aussi, face à une société qui en fera longtemps un tabou. Le mélodrame Six et demi, onze où se devine les inclinations d'Epstein, met en valeur décors et costumes d'une époque où la peinture moderne déteignait sur les arts appliqués. Quant aux deux chefs d'œuvre, sujets de fascination absolue, on se reportera à mon article de mars 2007 ou l'on s'y plongera aveuglément en me faisant confiance.


Deux autres DVD sont consacrés à la période bretonne avec Finis Terrae, L'or des mers, Les berceaux, Mor-Vran, Chanson d'Ar-Mor, Le Tempestaire, Les feux de la mer, poèmes documentaires ou fictions immergées dans le réel où le cinéaste ruiné retrouve sa liberté. Ses accélérés et ses ralentis vont influencer tout le cinéma expérimental, voire carrément commercial, jusqu'aux récentes compressions vidéographiques de Jacques Perconte. L'océan et la Bretagne sont devenues terres d'inspiration et d'expérience. Il préserve la langue bretonne et fait tourner des comédiens non professionnels, mais son montage, les images et les sons distillent la poésie des rêveurs. Le concept de partition sonore est directement issue du Tempestaire (1947), son réel retravaillé alors par le compositeur Yves Baudrier.

Jean Epstein, Young Oceans of Cinema de James June Schneider qui occupe le dernier DVD complète intelligemment cette somptueuse édition dont la plupart des films ont été restaurés par la Cinémathèque Française et reteintés selon les scènes comme les monochromes d'origine. Les autres bonus ne sont pas des modèles d'invention cinématographique comme l'avait été le numéro de Cinéastes de notre temps de Burch et Fieschi consacré à la Première Vague, mais tous les entretiens sont extrêmement passionnants et nous en apprennent largement plus que les présentations qui précèdent chaque film, spoilers que je vous déconseille d'écouter avant les projections.


De même, la plupart des illustrations musicales qui accompagnent les films muets sont absolument catastrophiques, scies répétitives au piano dont le formatage attendu et poussiéreux est indigne des inventions de Jean Epstein. On sent bien que les tapeurs n'ont pas lu les Écrits. Sur Usher "Joakim" Bouaziz est le seul à comprendre la variation de timbres et d'atmosphères qu'exige l'adaptation extraordinaire d'Edgar Poe tandis que la version de Gabriel Thibaudeau à la tête de l'Octuor de France développe un classicisme de bon ton ; sur Six et demi, onze Krikor prend le parti électro en jouant une suite de drônes minimalistes passe-partout ; quant au trio Aufgang sur La glace, il répète hélas les mêmes séquences inlassablement comme si le matériau manquait. Pour le reste je préfère couper la chique des pianistes "de style" pour ne pas subir leur logorrhée sonore trépanatrice au lieu de s'inspirer de la musique incroyable que produisent les images et le montage, fruits des théories du lyrosophe. Si les musiques composées dans les années 30 et 40, souvent imposées à Epstein contre son gré, restent très illustratives (les mauvaises habitudes ont la vie dure) on peut rêver de ce que aujourd'hui une véritable réflexion sur le son aurait pu apporter en écoutant les derniers films sonorisés par Epstein, ruptures de ton, son réel retravaillé, jeu sur le temps... Comment le cinéma contemporain a-t-il pu à ce point régresser depuis le muet d'abord, et sur le travail du son ensuite ? Le film de Schneider commandé par la Cinémathèque échappe à ces écueils, seul fidèle à son modèle. Le remarquable livret de 160 pages accompagnant cette édition indispensable se termine par deux facsimilés où la poésie et l'intelligence de Jean Epstein se lisent à chaque ligne.

dimanche 12 juillet 2020

Perspectives du XXIIe siècle (23) Presse


Article de Jean-Pierre Simard dans L'Autre Quotidien (6/07/2020)
L'Ethnographie revisitée en Perspective du XXIIE par J-J Birgé
Invité à revisiter les archives du Musée d’Ethnographie de Genève pour faire œuvre contemporaine, J-J Birgé est le cinquième artiste à s’y coller et créer sa suite de pièces musicales évoquant l’art radiophonique et s’inspirant de la tradition des poèmes symphoniques. Épatant résultat qu’on décrypte pour vous.


Sorti en juin dernier, on revient sur que Le Monde décrit sous la plume de Patrick Labesse comme : “un album accaparant, de ceux qu'on ne peut écouter ni en faisant autre chose ni par tranches. Parce qu'à travers ce voyage fait de combinaisons de sons, de musiques, de voix, de langues et d'images, Jean-Jacques Birgé (composition, phonographie, claviers, instruments à vent, percussions) conte une histoire. Une multitude de protagonistes en déroulent le fil avec lui. Ses amis musiciens (dont le violoniste Jean-François Vrod, les souffleurs Nicolas Chedmail et Antonin Trí Hoang), mais également des flûtistes du Niger, des percussionnistes de Thaïlande et du Cameroun, des voix de Géorgie, du Pays basque, des Asturies, de Grèce ou de Bretagne… des porteurs de savoir anonymes. Birgé est allé les chercher dans les Archives internationales de musique populaire (AIMP) du Musée d'ethnographie de Genève (MEG). Il est réanime et met en scène avec doigté des pans de la mémoire du monde. Bravo au MEG qui ne laisse pas dormir ses archives et les ouvre régulièrement à des compositeurs contemporains.”


Commande du Musée d’ethnographie de Genève (MEG), Jean-Jacques Birgé a composé une œuvre d’après les Archives internationales de musique populaire (AIMP) du MEG. Perspectives du XXIIe siècle intègre 31 pièces enregistrées entre 1930 et 1952 et réunies par Constantin Brăiloiu (1893-1958), fondateur des AIMP et référence majeure dans le domaine des musiques traditionnelles.
Perspectives du XXIIe siècle est écrite sur la base d’un scénario d’anticipation où les survivants de la catastrophe de 2152 vivent sur les ruines du MEG. Ils décident de se reconstruire à partir des archives découvertes sur place. L’œuvre mêle des instruments acoustiques dont certains appartiennent aux collections du MEG, des instruments virtuels, des ambiances et des archives sonores.
Écho troublant d’actualité, Perspectives du XXIIe siècle est une fiction sonore suivant le parcours d’humains qui doivent se réinventer. En ces temps d’interrogations sur l’avenir de la planète et de l’humanité, Jean-Jacques Birgé a souhaité dédicacer cette œuvre à C.F. Ramuz et Vercors.


Les passionnés de radio, comme moi, y trouveront un feuilleton à suivre, avec lequel vibrer au fil des morceaux. Un nouveau morceau de poésie sonore pour rappeler que si le monde semble immobile, il est agité de courants souterrains appelant sans cesse à sa réinvention et son évolution. Débranchez la télé, rallumez la stéréo, ici le monde vous parle d’avant comme d’après- mais surtout de maintenant - et en polyphonies souvent. Plus qu’une bonne surprise, une vision- et une bonne ! “Il n’y pas d’alternative, il fallait qu’on procède autrement …”
Jean-Jacques Birgé - Perspectives du XXIIe siècle - Word & Sound


Article anglophone de Dolf Mulder (NL) sur Vital Weekly (juillet 2020)
JEAN-JACQUES BIRGÉ – PERSPECTIVES FOR THE 22ND CENTURY (CD by MEG-AIMP/Word and Sound)
A new album of veteran Jean-Jacques Birgé, best known for his pioneering work with French unit Un Drame Musical Instantané. This ensemble stopped activity near the end of the 90s, but Birgé didn’t, as a look on his website makes clear. He keeps surprising with engaging projects, like ‘The 100th Anniversary (1952-2052)’ that was released in 2018. For his latest work, he was commissioned by the Ethnographic Museum of Geneva (MEG). To introduce this work first some background information. This museum keeps The Archives Internationales de Musique Populaire (AIMP), founded by Romanian Constantin Brăiloiu in 1944. Over the years the museum expanded her collection of ethnomusicological sound documents that would grow over the years. Several years ago the MEG started a series of recordings “devoted to contemporary creations composed based on its sound archives”, by inviting artists to shed new light on these old recordings. This new album of Jean-Jacques Birgé is the fifth title in this series. Let’s have a closer look at his work. Along what procedures did he proceed? Birgé, who never worked before with recordings of traditional music, first selected recordings from the archive “corresponding to my narrative synopsis. I then placed them on the timeline of each piece. After adding the ambient sounds, mainly field recordings, I recorded my instrumental parts and worked on some effects, before inviting the musicians to my studio to fill in the structure.” So at the start, there was a fictional narrative: survivors of a global disaster in 2152, discover the archives. For the survivors, these recordings function as a frozen memory of the past. They start to play with these tapes using musical instruments that were also untouched by the disaster. So the music comes to us from an imagined future, circling recording that predates our present days by decades. He selected 31 sections from archives with recordings from very different countries and cultures all recorded between 1930 and 1952. Musicians involved are Jean-François Vrod (violin), Antonin Trí Hoang (bass clarinet, alto sax), Nicolas Chedmail (cor), Sylvain Lemêtre (percussion), Elsa Birgé (vocals) and Jean-Jacques Birgé (keyboards, field recording, flute, percussion, etc.). Besides Birgé invited 18 persons for their voices and vocals. He is a master in intriguingly combining very different ingredients making the whole far more than the sum of its parts. His constructions make you feel dwelling inside a giant memory-world, floating on a constant stream of flashes of sound and music of very different origin, time and place. Intertwined with another following some hidden logic that makes sense. Let’s take for example the piece ‘Meg 2152’ which is a gorgeous piece, using old Swiss recording of ‘Cor des Alpes’ and vocal music. Using respectfully the sensitivity of the old recordings, he discloses new possibilities from and with this material. Birgé’s daughter and Vrod sing two very different lines, Lemêtre provides percussive underlining and Nicolas Chedmail on French horn concentrates on melody. Birgé adds field recordings, crystal organ and some other additions. Due to the integrative force and vision of Birgé, these different ingredients constitute something new. And that counts for every track on this wonderful release.
––– Address: https://www.meg.ch/fr/recherche-collections/perspectives-du-xxiie-siecle

dimanche 21 juin 2020

Lapsuy & Lehmuskallio filment les peuples du Nord [archives]


Articles du 9 janvier 2007 et 18 avril 2018
Pour tous mes articles republiés, les liens hypertexte sont réactualisés, les sujets regroupés

SEPT CHANTS DE LA TOUNDRA ET KOKOPELLI

Le noir et blanc donne d'abord au film Sept chants de la toundra, édité en dvd par blaq out, des allures d'éternité sous le vent glacé qui souffle sans interruption ou sous les nuées de moustiques. Les fondus au blanc ne sont pas ceux de la neige qui occupe tout l'écran, comme déjà dans Atanarjuat (ed. Montparnasse), le premier film tourné par un inuït, mais les pages d'un livre de contes que l'on tourne tandis que les fondus au noir laissent passer le souffle de l'histoire. Si la musique ponctue les scènes et si les cordes répétitives accompagnent les traîneaux tirés par les rennes, chacun des Sept chants de la toundra ouvre un nouveau conte cruel filmé avec tendresse par la réalisatrice nénètse Anastasia Lapsui et le Finlandais Markku Lehmuskallio.
Les Nenets, peuple nomade du grand nord sibérien, ressemblent étrangement aux Indiens d'Amérique par la musique de leur langue, leurs visages burinés, leurs tipis côniques et leur difficulté à résister aux lois qu'entraînent les mouvements de l'histoire.
La morale ancestrale des Nenets est incompatible avec la discipline des soldats russes de Staline. Leur vie est marquée par le sacrifice. La jeune fille est vendue pour de l'argent, le troupeau de rennes confisqué par les kolkhozes, la petite Siako arrachée à sa famille pour être scolarisée... Ils ne peuvent voir Lénine qu'en nouveau tsar ou nouvelle divinité. Les révolutions broient les minorités lorsqu'elles se confondent avec la colonisation en ignorant la pluralité des cultures. Des pans entiers de savoir disparaissent avec ces peuples. Le progrès n'apporte qu'uniformisation au détriment de la biodiversité.


Cette réflexion m'évoque irrésistiblement un article du Monde du 3 janvier (2007) sur le combat de l'association Kokopelli qui recueille et diffuse les graines de plantes rares et anciennes. Le lobby des grainetiers (GNIS et FNPSP), qui s'est porté parties civiles, l'attaque pour concurrence déloyale parce que les graines sont indistinctement vendues à des particuliers et des maraîchers. Chaque enregistrement d'une variété de plante coûterait 1500 euros, or Kokopelli propose un catalogue de "550 types de tomates rouges, blanches, vertes ou noires, 300 déclinaisons de piments doux et forts, 130 laitues différentes, 150 variétés de courges, 50 d'aubergines..." L'association se bat pour la biodiversité plutôt que sur le terrain de la loi qui mériterait d'être adaptée aux nouveaux enjeux. Monsanto et ses brevets tentant de mettre au pas le monde paysan ne sont pas loin. La loi sur le purin d'ortie, heureusement abandonnée après une levée de boucliers, montre qu'il vaut mieux modifier une loi contraire aux intérêts de chacun que de déplacer intempestivement la brigade de répression des fraudes. Selon l'Organisation mondiale de l'alimentation, la perte de biodiversité "menace gravement la sécurité alimentaire mondiale sur le long terme." 550 types de tomates, ça fait drôlement réfléchir lorsqu'on se retrouve avec, dans son caddy, toujours les mêmes fruits et légumes calibrés, sans aucun goût, auxquels nous sommes le plus souvent réduits.
Le raccourci peut paraître rapide entre un peuple et une plante, mais doit-on uniquement se battre pour la préservation de son patrimoine ou bien estimons-nous que toutes les espèces sont liées dans un éco-système déjà bien endommagé ? Où que nous nous trouvions le mot d'ordre pourrait se résumer simplement à "Arrêtons le massacre !".

LAPSUY & LEHMUSKALLIO FILMENT LES PEUPLES DU NORD


[Depuis l'article précédent], Anastasia Lapsui et Markku Lehmuskallio ont continué à arpenter ces bouts du monde. Les Éditions Montparnasse publient un double DVD avec ce film et trois autres plus récents. Dans Fata Morgana (2004) Kymyrultyne raconte la vie de son peuple Tchouktche, sur la côte du Détroit de Bering. Là aussi, aux poèmes mythologiques succède le rouleau compresseur du monde contemporain. Les réalisateurs articulent leur montage avec intelligence et sensibilité, composant leur nouveau chant à l'aide de documents d'archives, de peintures et de marionnettes animées, de témoignages poignants où les arrière-plans font toujours sens. Le son de l'océan se substitue aux moteurs des automobiles. Un violoncelliste souligne les rafales du vent en jouant sur les harmoniques. Les animaux du grand Nord occupent l'écran. Le tabac et l'alcool assassinent les traditions. Le chamanisme et le socialisme bureaucratique ne faisaient pas bon ménage. Ce monde magique disparaîtrait devant nos yeux ébahis si le cinéma ne représentait quelque fata morgana, une combinaison de mirages...


Retour au pays des Nenets et au noir et blanc. C'est encore une femme qui raconte, Nedarma, le voyage perpétuel (2007). Peu de paroles si ce n'est des poèmes chantés et la musique, et puis les grands espaces. L'aspect documentaire n'empêche pas un oiseau bleu de s'envoler, peint directement sur la pellicule. La vie quotidienne au gré des saisons.
En Sibérie soviétique, l'ancienne chamane Neko, dernière de la lignée (2009) raconte son enfance rejouée par des acteurs du réel. La voilà arrachée à sa famille parce qu'elle ne sait ni lire ni écrire le russe. L'internat du Parti est un épisode douloureux. On lui donne un nouveau nom, Anastasia. C'est la fin d'un peuple qui perd ses coutumes avec sa langue, drame comme il en existe des milliers sur tout le globe que l'uniformisation aplatit chaque jour un peu plus...

Anastasia Lapsuy & Markku Lehmuskallio, 2 DVD, Ed. Montparnasse, 20€, sortie le 2 mai 2018

samedi 6 juin 2020

Derrière l'horizon [archive]


Article du 29 août 2006

L'horizon est un hors champ sans cadre, sans limites. Il respire les récits de Conrad et les aventures du capitaine Troy. Tout y semble possible, îles désertes, civilisations perdues, trésors cachés. On s'attend à ce qu'en surgissent une Armada, des naufragés victimes de passeurs assassins, le Nautilus, Moby Dick, l'Atlantide ou de simples navigateurs solitaires. Le soleil y fait surface chaque matin pour s'y plonger chaque soir. Alors seul un miroir étoilé scintille au-dessus des flots, encore plus loin, mais on n'entend rien d'autre que le bruit des vagues. Un vol d'oiseaux migrateurs ne ferait que poser de nouvelles questions. Pris en photo, l'horizon reste le plus mystérieux des castelets. La courbure enfin visible donne le vertige. L'eau donne son volume à la sphère. La ligne sans cesse repoussée reflète les profondeurs, mais la distance est immuable. Dis, Papa, c'est encore loin ? Tais-toi et nage !
En haute montagne ou dans le désert, il m'est arrivé de recevoir notre planète en pleine figure, sa nature certes, mais jamais cette appréhension globale...

vendredi 5 juin 2020

Le Corbusier [archives]


Articles des 25, 26 août et 11 septembre 2006

INVITATION AU SUICIDE

Le Corbusier rêvait d’un autre monde. En visitant la cité radieuse à Marseille, je suis sidéré par sa rigueur et son imagination. Tout est si cartésien qu’en regardant le plongeoir construit sur le toit, au neuvième étage, on a du mal à imaginer autre chose qu’une invitation au suicide. On dit qu’il rêva la cité radieuse si emblématique que l’on aurait envie de choisir son immeuble pour en finir avec la vie. Et Le Corbusier de construire ce promontoire au-dessus du vide, à côté du gymnase, de la pataugeoire pour les enfants, de la salle de spectacles et de l’écran en plein air. Tous les deux ans, un désespéré ne manque d’ailleurs pas de sauter. Depuis deux ans, la fréquence s'est accrue, deux par trimestre.
Le suicide est une affaire intime, comme la morale ou la psychanalyse. Drôle de comparaison, m’objecterez-vous. La folie, la rébellion, la délinquance, l’expression artistique sont des réponses si peu satisfaisantes face aux difficultés de vivre là. Il y est question de son rapport au social, et l’on peut respecter le choix de chacun, même si ce n’est pas une partie de rigolade pour celles et ceux qui lui survivent. Parfois un peu de patience aurait peut-être eu raison des idées noires. L’humour tout aussi noir du génial « fada » serait-il une leçon de savoir vivre ?
Charles-Édouard Jeanneret-Gris, dit Le Corbusier voire Corbu, s’est mystérieusement noyé le 27 août 1965 à Cap Martin. Il est enterré à côté de sa femme, dans la tombe qu'il avait dessinée, au cimetière de Roquebrune.

LE MODULOR


Autour de la cité radieuse, commencée en 1945 et livrée en 1952, s’étalent un jardin, un tennis, des jeux pour les enfants, un parking. À l'entrée de ce monument historique de 337 appartements tous habités par une clientèle de plus en plus bobo (il n'existe même plus d'appartement témoin), et abritant hôtel, restaurant, bibliothèque, école maternelle, supérette, boulangerie, boutiques, cabinets d’architectes, piste de jogging, sauna, ciné-club, etc., les gardiens sont obligés d’être présents 24 heures sur 24.


Les couloirs, qu’on appelle la rue, me font penser à ceux des hôtels de Las Vegas. Les portes dessinent des tâches de couleurs dans l’obscurité. Le Corbusier imaginait que les habitants pourraient les laisser ouvertes, et qu’en bon voisinage, les passants auraient envie d’entrer, attirés par la lumière.


Sauf quelques rares doubles, tous les appartements font 3,66 mètres de large, c’est le module. Conçus tout en longueur, sans aucune place perdue, la plupart bénéficient de la double exposition. Il y a des studios, des apparts avec trois chambres, et quelques plus grands. Séparés les uns des autres par de l’air et reposant sur des plots de plomb, ils sont insonorisés.


Adelaide est fascinée par la place prévue pour accrocher les casseroles. Rosette adore le passe-plat et les boîtes sur le palier qui servaient à la livraison des plats ou de la glace (Corbu n'avait pas imaginé la place qu'allait prendre le réfrigérateur !). Françoise rappelle le travail de Charlotte Perriand qui a conçu le mobilier.


Tous les éléments architecturaux et le mobilier sont calculés sur une sorte de nombre d’or à partir de la taille des Français des années 50, le modulor. Les plafonds peuvent sembler un peu bas, maintenant que les jeunes ont grandi.


Après nous avoir fait visiter son duplex, Emmanuel a la gentillesse de nous guider jusqu’au toit. Vue à 360° sur Marseille. Le Corbusier a pensé au moindre détail pour que la vie communautaire soit favorisée.

DÉCOUPE


L'escalier attire d'abord mon regard. Quatre à quatre. Toujours. Jusqu'au tournis. Escher. On pose sur les marches ce que l'on a besoin d'emporter avec ses jambes pour ne pas grimper les mains vides. La finesse de la rambarde est inattendue. Métal contre ciment. Donc certainement pas un bateau. Du solide. Je recule pour voir la fenêtre. Regarder au travers. Traverser. Le voyeur. Poli. Dépoli au niveau du bas ventre. Zoom sur le paysage. Déjà un souvenir. La côte. Horizontale vue d'une verticale. Le soir ?

mercredi 27 mai 2020

Chef d'œuvre ?

...
Ici ou là on entend clamer tel ou tel chef d'œuvre, mais qu'est-ce que c'est ? Où va se nicher la subjectivité ? Existe-t-il des chefs d'œuvre incontournables ? J'ai l'habitude de penser qu'un chef d'œuvre s'évalue au nombre d'interprétations qu'il suscite. Car c'est bien d'appropriation qu'il s'agit, l'œuvre, dès lors qu'elle est achevée, n'appartenant plus à celle ou celui qui l'a commise, mais au public qui la savoure.
Les générations successives revendiquent tel ou tel chef d'œuvre. Encore faut-il le replacer dans son contexte social, historique ou géographique. Le nombre d'interprétations que je suggérais plus haut est aussi fonction du cercle où elles s'exercent. Un changement de repère s'impose alors. Pour un public restreint, par exemple les amateurs de jazz, le concept n'aura pas la même envergure qu'avec la Joconde. Qu'on apprécie le tableau de Leonardo da Vinci ou pas n'a aucune importance. Il procure à chacun/e une histoire, un rêve, une idée, une réminiscence, une invitation qui lui confère son statut de chef d'œuvre. Par contre, que l'on place A Love Supreme de John Coltrane, Sergent Pepper's Lonely Hearts Club Band des Beatles ou Laborintus 2 de Luciano Berio comme des chefs d'œuvre ne convaincra jamais un public hermétique à ces musiques. De plus, chacun/e a son propre système de références. Ainsi je doute que Cover To Cover de Michael Snow, Die Parallele Strasse de Ferdinand Khittl, Anima de Wajdi Mouawad ou Le Trésor de la langue de René Lussier, que je considère comme des chefs d'œuvre, disent même grand chose à la plupart de mes lecteurs/trices. Si l'on a vécu ou pas à l'époque où fut créée telle ou telle œuvre joue aussi, les plus jeunes s'inventant des mythes qui n'existaient pas dans le passé, ou, au contraire, reproduisant servilement les coteries de journalistes de cette époque.
Chaque artiste peut encore revendiquer son ou ses chefs d'œuvre, les pièces qu'il ou elle trouve les plus fidèles à ses expectations. Ce n'est pas un hasard si j'ai ce sentiment avec le CD-Rom Alphabet, l'opéra Nabaz'mob ou l'album de mon Centenaire, qui furent plébiscités par la presse ou par un public plus large que d'habitude... Sans parler de ce blog au su de sa constance sur 15 ans et au nombre grandissant de ses lecteurs/trices ! On retrouve alors l'idée de chef d'œuvre des Compagnons du Devoir, pour lequel chaque artisan doit faire ses preuves... Et puis on espère toujours que le prochain sera encore meilleur !

lundi 25 mai 2020

L'écume des jours, bijou de 1968


Si la version de Michel Gondry sortie en 2013 est à oublier séance tenante, il est merveilleux de retrouver L'écume des jours adapté au cinéma par Charles Belmont en 1968. Bonne année, bon cru, mais le 20 mars n'était pas forcément une bonne date pour remplir les salles alors que deux jours plus tard la marmite commençait à bouillir à Nanterre. Le film est moins dépressif que le roman de Boris Vian, mais il en a conservé l'incroyable fantaisie. Plus que l'intrigue, donc le texte, c'est le contexte qui m'emballe. Les décors merveilleusement inventifs d'Agostino Pace ressemblent à ce que va devenir l'art moderne des années 70. La fraîcheur des comédiens rend le soufflet léger tel le mobilier gonflable et l'eau qui ruisselle, fut-elle mortelle. Jacques Perrin, Marie-France Pisier, Sami Frey, Annie Buron, Bernard Fresson, Alexandra Stewart sont des bulles de savon. On est aussi toujours content de voir Claude Piéplu ou d'entendre la voix de Delphine Seyrig. La bande-son fait partie du bonheur. André Hodeir a composé une partition jazz qui ne swingue pas plus que d'habitude, mais c'est ce qui fait son charme, droite, pimpante, pleine d'imagination, étonnante, et Pïerre Henry a sonorisé les machines avec ses bruits électroniques.


Boris Vian avait 26 ans lorsqu'il écrivit L'écume des jours en 1946. Vingt ans plus tard, c'est bien un film zazou que porte cette équipe de jeunes comédiens et techniciens. Que ce soit l'immédiat après-guerre ou les évènements de mai qui se profilent, le roman comme le film respirent une liberté devenue rare au siècle suivant. La présence de la mort n'est là qu'une peur adolescente, une anticipation anachronique qui la relègue à un effet de théâtre. Quant à l'amour, thème prépondérant, il est simplement dans la nature des choses...

Le film a été longtemps oublié, mais ce n'est rien en regard des échecs successifs de Boris Vian, et ce, quel que soit le mode d'expression qu'il aborde. Devant tant d'incompréhension il change souvent de registre, passant de la littérature à la musique (le coffret de 6 CD Boris Vian et ses interprètes est une merveille que je réécoute souvent), des scénarios de films à la peinture : ingénieur formé à l'École centrale, il invente le célèbre pianocktail (que Belmont "construit" pour son film), mais il fut écrivain, poète, parolier, chanteur, critique musical, musicien de jazz (trompettiste), directeur artistique (Gainsbourg prendra sa relève chez Philips), scénariste, traducteur, conférencier, acteur, peintre. Hélas en France on n'apprécie guère les touche-à-tout, sauf à leur accoler le suffixe "de génie". Sa philosophie "pourquoi se contenter d'une seule existence s'il est possible d'en mener plusieurs ?" semble surtout guidée par l'absence de succès quoi qu'il aborde. Son génie ne sera reconnu qu'après sa mort en 1959.

Mon père n'est plus là pour me raconter comment il écrivit, ensemble avec Vian, un roman érotique, et, ignorant sous quel pseudonyme (Vian en avait des dizaines) je l'ai probablement revendu à la mort de ma mère sans savoir lequel c'était. Je me souviens seulement qu'elle trouvait Boris prétentieux lorsqu'il venait à la maison, mais de toute manière, misanthrope, elle n'aimait personne. En cherchant des informations sur lui, je tombe sur une incroyable interview de son fils Patrick accordée à L'Express en 2011. Au début des années 70, j'avais plusieurs fois projeté les images de notre light-show H Lights sur son groupe Red Noise, mais je n'avais jamais osé l'interroger sur son père. Il y avait aussi le magasin d'Alain Vian, frère de Boris, qui vendait rue Grégoire de Tours des instruments de musique extraordinaires, mais beaucoup trop chers pour notre porte-monnaie. On allait plutôt chez Bissonnet, dit "le Boucher", rue du Pas-de-la-Mule, qui faisait des prix aux musiciens...

→ Charles Belmont, L'écume des jours, DVD L'éclaireur / StudioCanal, sortie le 10 juin 2020

dimanche 17 mai 2020

Pourquoi faire ? [archive]


En me réveillant, je me demandais "pourquoi faire ?" que j'écris parfois "pour quoi faire ?". Régulièrement je remets ma vie en question. Pas trop souvent tout de même. Quatorze ans plus tard, je m'interroge sur le bien-fondé de mes choix. Tout s'articule, comme des paragraphes... Il faut savoir saisir l'opportunité des "à la ligne"...

Article du 4 juin 2006

Un rouge-queue nargue le chat depuis plusieurs jours dans le jardin. Il vole bas. Que cherche-t-il ? Il s'approche de plus en plus près. Je suis fasciné et un peu inquiet.
En février 1902, Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, publie le pamphlet Que faire ?, ouvrage fondateur reprenant les idées développées dans le journal Iskra (l'étincelle, en russe). En 1971, Chris Marker et ses camarades reprendront le nom d'Iskra (Image, Son, Kinescope et Réalisations Audiovisuelles) pour leur coopérative de production de films. Rien n'a vraiment changé de ce qui a motivé l'écriture de l'un et la fondation de l'autre. La question "Par où commencer ?" reste entière. Les sources de la production et les canaux de diffusion sont-ils maintenant plus ouverts à la différence, à la contestation salutaire, à la projection de vérités soigneusement enfouies ? (Bernard Benoliel, Entre Vue). Des questions, toujours. Les réponses calment le jeu et tuent l'imagination. L'enfant enfile les pourquoi ? à s'en faire un collier. Dès le CP, l'école casse son élan créatif en imposant les réponses avant qu'il ait le temps de s'interroger. Les perles se répandent par terre. Révolutionnaires en herbe, artistes, déviants, délinquants, souffrants, seuls quelques récalcitrants n'acceptent pas les nouvelles règles. L'agnostique laisse la question sans réponse (elle donnera son titre à l'œuvre la plus célèbre du compositeur Charles Ives).
En me réveillant, je me demande "pourquoi faire ?" que j'écris parfois "pour quoi faire ?". J'ai souvent dit que je fais ce qui ne se fait pas puisque ce qui est fait n'est plus à faire. Bon gars malgré tout et probablement en référence au chien de Léo Ferré, j'ajoutais je fais là où on me dit de faire.
Pourquoi faire ? Pourquoi faire une œuvre de plus, sur un marché saturé ? L'art est devenu à la portée de tous, du moins la société souhaite en donner l'illusion. Les outils se démocratisent, chacun pense savoir photographier, filmer, composer, écrire, mais trop souvent c'est le stylo qui écrit, la caméra qui filme, le filtre Photoshop qui commande. Bon de commande. C'est ce qu'on vend : objets de consommation, nouveaux marchés, cibler les jeunes... Pour faire l'artiste, il faut une vision. Cette vision ne découle pas de l'usage des machines, elle est le fruit d'une souffrance, d'une colère, d'un espoir, d'un rêve, elle n'est qu'une question qui répond à la précédente. Qu'est-ce qu'un auteur ? Une personne qui pense par elle-même et met en forme cette réflexion ? La production est-elle le contraire de la reproduction ?
Pourquoi faire une œuvre de plus lorsque l'on a des dizaines de disques et des centaines d'œuvres à son actif, et que le monde continue de glisser ? Échec. Le succès est relatif. Miles Davis, par exemple, a échoué, lui qui briguait la reconnaissance du Great Black People n'a jamais été adulé que par la bourgeoisie blanche. Pourquoi composerais-je un nouveau disque alors que la majorité sont toujours disponibles, il est vrai de manière de plus en plus clandestine (aux Allumés, chez GRRR ou Orkhêstra) ? On me fait remarquer que mon impressionnante biographie donne l'illusion que j'ai au moins cent ans ! (P.S.: douze ans plus tard, en 2018, je publierai en effet mon Centenaire !). Ai-je tout dit, tout exprimé ? Heureusement j'évolue, petit à petit, le mouvement me porte, vecteur social qui me pousse sans cesse vers de nouveaux horizons. Mais je ne voudrais pas faire une œuvre de plus, jamais ! J'enchaîne les succès d'estime, mais rencontre rarement le succès populaire. Un enjeu pas si nouveau depuis qu'avec Bernard Vitet nous avons décidé d'enregistrer des chansons (Kind Lieder, Crasse-Tignasse, et surtout Carton), depuis le cd-rom Alphabet, le film Le sniper ou les modules interactifs des sites réalisés avec Frédéric Durieu ou Nicolas Clauss. Aujourd'hui les lapins-robots font le tour du monde en se tenant par les oreilles.
Faire ce qui ne se fait pas, c'est jouer les trouble-fête et les provocateurs, c'est oser dire (écrire) ce que d'autres taisent de peur de représailles, c'est être avant tout fidèle à sa morale et la mettre en pratique, sacro-sainte dualité "théorie-pratique" héritée d'une époque où la jeunesse décidait de porter l'imagination au pouvoir. Faire ce qui ne se fait pas, c'est faire fi des conventions, des impossibilités, c'est sauter les obstacles, l'un après l'autre, pour prouver que si, c'est réalisable, avec du travail et de la persévérance, sans négliger l'amour ni l'humour. C'est ne pas craindre le ridicule.
J'ai toujours ressenti du soulagement lorsqu'un camarade, un collègue (jamais un concurrent), réalisait une idée que j'avais eue, ou pas. Ce qui est fait n'est plus à faire. Rien de perso dans l'avancée des idées. Bonne chose de faite, me dis-je en admirant le chef d'œuvre mis en forme par un autre créateur. Une tâche de moins sur la longue liste des utopies ! Passons à autre chose...
Alors, quoi faire ? Lorsque la suite ne vient pas, c'est que le problème est mal posé. La question du quoi n'est que la conclusion du pourquoi. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pour changer le monde, pardi ! Mais comment s'y prendre, tout petit bonhomme ou petite bonne femme perdus dans son coin ? Une trilogie puisque le qui n'a jamais été de notre ressort : pourquoi, quoi, comment ? Mais d'abord pourquoi, la question fondatrice, celle qu'on a le tort d'oublier en devenant des professionnels. La motivation première, celle qui donne le goût, le goût de faire. Et peu importe la réponse, elle coule de source, elle ne nous appartient pas, elle est entre les mains du public, de nos lecteurs. Ensuite, le quoi et le comment ne sont que questions de méthode, tandis que pourquoi est LA question, celle qui fait toute la différence entre un faiseur et un créateur, entre un accident et une catastrophe.
Une catastrophe, à entendre dans son sens premier : un bouleversement, dernier et principal événement d'un poème ou d'une tragédie, le dénouement.

Image : manifestation à Johannesburg après l'assassinat de Chris Hani, photogramme de mon film Idir et Johnny Clegg a capella (1993).

vendredi 10 avril 2020

L’Intelligence Artificielle avec intelligence


En ces temps de confinement, chacun s'occupe comme il peut. Pour une fois, le planning tombe bien. La formation en ligne sur l'IA, l'intelligence artificielle, est ouverte sur Class'Code. Je le signale, parce que c'est notre équipe de 4 minutes 34 qui a réalisé les 6 vidéos. C'est donc ici Sonia Cruchon (co-écriture et co-réalisation, voix), Nicolas Le Du (image, montage et co-réalisation, voix), Guillaume Clemecin (jeu), Mikaël Cixous (illustrations et animation), Sophie de Quatrebarbes (co-écriture et suivi de production) ; pour ma part, j'ai composé et enregistré toute la partition sonore. Frédéric Alexandre et Thierry Vieville ont été les principaux conseillers scientifiques pour INRIA. Le site est responsive (en français, sensible ou réactif ?), sauf pour les activités "expérimenter" qu’on ne peut pas jouer sur smartphone. Cela signifie que cela fonctionne sur ordinateurs, tablettes et mobiles... Je travaille avec tous les membres de notre équipe depuis des années, dix-neuf pour la plus ancienne, et c'est toujours une partie de plaisir. Je pense que cela se sent !

mercredi 18 mars 2020

Par les toits


Comme je travaille d'habitude chez moi, et beaucoup, je ne sens pas trop la différence avec le confinement obligatoire. La maison est grande, il ya un jardin et tout ce qu'il faut pour tenir un siège. J'ai imprimé l'attestation de déplacement obligatoire pour traverser la rue et risquer un échange verbal avec mes voisins. Mais je pense à celles et ceux qui vivent dans un 15m², seul ou hélas parfois nombreux. Si vous avez accès au toit, par un vasistas, un vélux ou en retirant quelques tuiles, c'est une manière sûre de prendre l'air et changer de point de vue.
Vous avez vraiment peu de chance d'infecter qui que ce soit, de prendre une contravention, d'y être intercepté par des types en armes ou les mêmes qui vous ont cassé la gueule lors des récentes manifestations. Leur présence m'inquiète. Je comprends qu'on refroidisse les kakous qui font prendre des risques à leurs congénères (entendez qu'on les calme, pas qu'on les fusille), mais je crains que la population s'habitue plus tard à croiser l'armée ou la police encore plus souvent que par le passé. Rencontrer des jeunes gens en uniforme avec une mitraillette en bandoulière m'a toujours plus angoissé que d'être victime d'un hypothétique attentat terroriste. S'ils sont là pour faire peur, c'est réussi, mais bizarre dans une société qui met en avant les concepts de liberté et de démocratie. De même que les mesures Vigipirate n'ont jamais été levées plus de vingt ans après leur instauration, je crains que notre gouvernement, qui laisse régulièrement le police braver la loi, prenne goût à nous laisser les treillis militaires quadriller nos rues. "Nous sommes en guerre", martèle le représentant élu des banques, manière de nous faire avaler les couleuvres. Déclarera-t-il un jour l'armistice ? Il semble surtout qu'il se la joue ! Plus tard, cela fera peut-être au moins un truc pas totalement négatif de son règne putride, mais cela ne rétablira jamais l'équilibre avec le saccage du service public vendu au privé, du système de santé, de la protection sociale, du soutien à la culture, ni avec la brutalité de la répression, l'incompétence de ses équipes, l'arrivisme de ses députés aux ordres, etc.
Donc on ne prend pas de risques en évitant de refiler le virus potentiellement assassin, mais on garde la tête froide face au déploiement de forces armées. À l'issue de cette période traumatisante, on constatera l'efficacité du dispositif et s'il était adéquat. Il est surtout important de protéger nos vieux et les personnes fragiles. On glissera donc les tranches de jambon sous la porte et on évitera les câlins avec les petits porteurs, bien que je doute que les plus jeunes comprennent pourquoi on les boude. Bonnes lectures, laissez vous porter par la musique, faites le ménage, il y a tant de choses à faire chez soi qu'on prétend ne jamais avoir le temps de résoudre... Et autant que vous le pouvez, prenez l'air, par le fenêtre ou les toits... Ce matin, un rouge-gorge est venu se poser à côté de moi, il s'est évidemment envolé, mais il m'accompagnera toute la journée...

vendredi 6 mars 2020

Mouais, bof, pfff !


Je n'arrive pas à faire l'école buissonnière du blog. J'ai l'impression que si je manquais à cette discipline, je risquerais de m'arrêter à tout jamais. On me prend pour un hyperactif alors que je me vois comme un flemmard. Mais chaque jour et à peu près dans cet ordre, je passe une quinzaine de minutes au sauna, me lave, me brosse les dents, me rase, m'habille fut-ce tard, fais mon lit, cuisine, ne saute aucun repas, même si l'une ou l'autre de ces obligations me gave. Je ne parle pas du travail qui m'occupe de très tôt le matin jusqu'au dîner, parce qu'il m'arrive de flâner, pas assez à mon goût, ou de partir en vacances. La même discipline m'interdit de bloguer pendant les grandes, histoire de débrancher la perfusion dont je suis victime comme tant de monde. Je serai donc absent du 19 mai au 12 juin, quitte à relater notre séjour japonais au retour. Par contre, les petites incartades ne justifient aucune défection et je trouve toujours le moyen d'envoyer mon article où que je sois sur la planète. Ce n'est pas tout à fait vrai puisque j'avais continué à bloguer lors des récents séjours à Venise et en Roumanie.
Je raconte cela car il m'arrive tout de même de manquer d'inspiration alors que l'heure tourne. Je feuillète alors les images en attente, mais j'ai déjà exploité la plupart de celles susceptibles de produire un déclic dans mon ciboulot. Je jette un œil aux infos, via les mails, FaceBook, Mediapart, mais c'est généralement déprimant. J'aimerais prendre de la hauteur comme sur la photo, même si j'y vois une ombre au tableau, éviter de transformer mon blog en rubrique nécrologique ou en chroniques musicales ou cinématographiques, mais plutôt rapporter des idées séduisantes, en soignant le style par dessus le marché. Mais voilà, non, cela ne marche pas à tous les coups, en particulier les jours où j'ai travaillé comme un fou, pratiquant le forcing qui met en danger toutes mes bonnes résolutions disciplinaires. Par exemple aujourd'hui, j'ai bouclé mon nouvel album sur lequel je sue depuis un an, envoyé les dernières mises en son du MOOC sur l'intelligence artificielle et fait d'ultimes corrections à la partition musicale de l'installation générative Omni-Vermille d'Anne-Sarah Le Meur qui nous occupera la semaine prochaine puisque nous partons lundi à Karsruhe pour la mettre en place. J'ai parfois l'impression que je vais avoir le temps de me reposer, mais le téléphone sonne, il faut que je prépare la newsletter de mars, les réservations pour Hiroshima et la fin de notre périple nippon urgent, car même deux mois à l'avance beaucoup d'endroits sont déjà complets et il faut qu'ils coïncident avec les trajets en train, en automobile qui roule à gauche, en ferry, en bus, à bicyclette, que sais-je... Parfois, je reçois un disque, un film, une nouvelle qui éclaire ma journée et me donne envie de partager ma joie avec vous. Je préfère évoquer ce qui me sourit, évitant de dégommer ce qui m'ennuie et m'endort, sauf pour des raisons politiques. Vous ai-je d'ailleurs raconté que je suis 39e sur 39 de la liste Bagnolet en commun pour les élections municipales ? Inéligible donc, mais avec l'espoir de redresser une ville gangrénée par les dettes, la corruption et le clientélisme. Je sais bien que le vote est un leurre de notre pseudo démocratie, mais le combat de proximité est un des rares atouts qu'il nous reste, si ce n'est faire la révolution, qui est une idée qui ne me déplaît pas...
Enfin, même si ce 4371ème billet me semble faible, si je rabâche, il reste les liens hypertexte qui renvoient à des jours où j'étais plus en verve...

lundi 24 février 2020

Et Charles Ives laissa l'univers incomplet


Je ne suis pas aussi emballé qu'Antonin par la mise en scène de Christoph Marthaler du spectacle sur Charles Ives, mon compositeur "classique" préféré avec Edgard Varèse, mais je suis resté scotché à l'écran pendant les deux heures dix de la projection. Marthaler, au moins, n'illustre pas, il marche à côté. Mais il passe aussi à côté de ce qui inspira le compositeur américain : la Nouvelle Angleterre, les Transcendantalistes, la manière de gagner son pain, la démocratie directe, le risque de déplaire... Si sa chorégraphie intrigue, n'est pas Beckett qui veut. Son utilisation du gigantesque plateau de la Halle de Bochum est évidemment spectaculaire, mais les corps animés finissent par paraître démodés. C'est tout le problème de la mode. Charles Ives y a échappé toute sa vie. Où qu'on l'attende, il est déjà ailleurs. L'inventeur de presque tout ce qui fait notre contemporanéité ne l'a souvent pratiqué que le temps d'une pièce, arpentant les possibles comme la surprise infinie que lui procurait la nature. Détachés du contexte, les acteurs jouent le contrepoint de la musique comme si c'était une entité abstraite. Le romantisme flagrant de Ives est gommé au profit de grimaces qui ne sont pas les siennes. Certains seront irrités par cette scénographie à la fois minimaliste et grandiloquente, d'autres adoreront en pensant que c'est moi ! Quoi qu'il en soit, c'est quelque chose, ce qui est devenu rare.


La musique, exclusivement due à Charles Ives, y est exceptionnelle. Extraits ou intégrales, les pièces choisies offrent une approche cohérente de l'œuvre. De la Symphonie de l'Univers, prévue à l'origine pour 4250 exécutants à la Concord Sonata, de La Question Sans Réponse aux pièces pour piano en quarts de ton, des hymnes au psaumes, du second quatuor aux chansons, tout y est, y compris l'enregistrement de Ives lui-même hurlant They Are There au piano. En écrivant « Au cas où je ne finirais pas cela, quelqu'un aimerait peut-être travailler l'idée, et les esquisses que j'ai déjà faites auront plus de sens pour ceux qui les regarderont en ayant lu l'explication. », Charles Ives laissait libre quiconque d'interpréter, d'arranger, de prolonger son rêve. Comme Christoph Marthaler, le chef d'orchestre Titus Engel et la scénographe-costumière Anna Viebrock ont participé activement à la création de Universe, incomplete à la Ruhrtriennale 2018, avec l'aide de seize performeurs, capables de chanter et danser, de l'Orchestre Symphonique de Bochum (hors-champ jusqu'au salut), le Rhetoric Project (un ensemble mobile), le Quatuor de Percussions de Cologne et des étudiants percussionnistes.
J'ai replongé mon nez dans les six ouvrages que je possède sur lui ou de lui, comme mon exemplaire de ses Essays Before A Sonata, publiés à compte d'auteur, où Ives a écrit quelques mots de sa main au crayon noir, probablement en 1920. Conçue de 1911 à 1928 pour plusieurs orchestres, l'Universe Symphony présente trois parties sans pause : Le passé (du chaos à la formation des eaux et des montagnes), Le présent (la Terre et le firmament, évolution de la nature et de l'humanité) et L'avenir (le paradis, l'élévation de tout vers la spiritualité). Dès l'ouverture, je retrouve la partie pour vingt percussionnistes dans une version différente de celle complétée par Larry Austin en 1994 qui m'avait tant impressionné...


Il n'y a pas tant de vidéos sur Charles Ives... L'objet est incontournable, d'autant qu'un second DVD accompagne celui du spectacle. Le documentaire d'Anne-Kathrin Peitz, The Unanswered Ives, Pioneer in American Music, est remarquable. Composé de larges extraits musicaux, de témoignages de première main, d'archives locales et de la visite de la ville natale du compositeur, Danbury dans le Connecticut, le film dresse un portrait très juste de celui qui fut aussi l'inventeur de l'assurance sur la vie, le laissant libre de créer sans mettre en danger la subsistance de sa famille ! Il pouvait ainsi financer d'autres compositeurs, leurs partitions, des concerts. Arnold Schönberg écrit de lui : « Il existe un grand homme vivant dans ce pays, un compositeur. Il a résolu le problème de se préserver lui-même et d'apprendre. Il répond à la négligence par le mépris. Il n'est forcé d'accepter ni la louange ni le blâme ; son nom est Ives ». Il n'y a pas de musique américaine sans lui. Il en est le père, admiré par Henry Cowell, Nicolas Slonimsky (premier à enregistrer Ives en 1933 avec la Barn Dance et In The Night, en même temps que la première de Ionisation de Varèse), Elliott Carter, Lou Harrison, Bernard Hermann, John Cage, Frank Zappa, John Adams, Ornette Coleman, John Zorn et tant d'autres qui s'en inspirèrent des minimalistes aux maximalistes ! À son copiste il avait écrit "Les fausses notes sont justes", de crainte qu'il les corrige. Comme Gustav Mahler, Charles Ives aimait intégrer des citations dans ses pièces. Il laissa une œuvre immense, inachevée, écrite entre 1891 (sublimissimes Variations on America pour orgue, qui préfigurent la musique de film avant l'invention du cinéma !) et 1928, année où il ne se sentit plus capable de composer quoi que ce soit. Problèmes de santé (cœur, diabète générant un tremblement de la main...) ? Désespoir face à la brutalité du monde avec la Première Guerre Mondiale ? Ayant pris sa retraite des assurances Ives & Myrick en 1930, la plus importante du pays, il s'occupa de travailler sur ce qu'il avait déjà imaginé, de révision en revision. Il mourut en 1954 sans avoir pu entendre une grande partie de son œuvre.

→ Charles Ives, Universe Incomplete / The Unanswered Ives, Christoph Marthaler – Titus Engel – Anna Viebrock, 2 DVD Accentus, 32€
À noter que le documentaire est sous-titré en français, mais bizarrement pas le spectacle, dont les quelques interventions en allemand ne sont pas traduites !

lundi 17 février 2020

Arlette Martin, plasticienne (1924-2020)


Ma tante Arlette Martin est décédée samedi matin dans l'Indre à l'âge de 95 ans.
En 2007, j'avais écrit Ma tante touche du bois, article qu'elle m'avait demandé d'adapter pour présenter l'un de ses catalogues de marqueterie. Le voici :


Dans les années 50, lorsque j'étais enfant, les murs de notre appartement étaient recouverts de tableaux abstraits peints par ma tante Arlette. Elle n'avait pas la place de les accrocher dans sa mansarde parisienne de la rue Rosa Bonheur, adresse prédestinée puisque cette peintre fut une figure marquante du féminisme au XIXe siècle. Si ma grand-mère, en jeune fille de bonne famille, avait chanté comme soprano dramatique sous la direction de Paul Paray, Arlette Martin, qui signait alors L'Arleton, incarnait l'artiste fauchée et créative.
Lorsque je demandai ce que représentaient ces tableaux, on me répondit évidemment qu'il ne fallait pas essayer d'y voir des ressemblances avec quoi que ce soit. Il n'était pas question de faire comme avec les nuages quand on s'étonne d'analogies avec des formes existantes ; la question de l'abstraction s'est donc très tôt posée à moi qui choisirai plus tard la voie du cinéma, puis de la musique, pour exprimer mes sentiments, ma révolte ou mes utopies. Les formes et les couleurs de ces huiles dont je garde un souvenir imagé produisirent chez le petit garçon un indispensable et délicieux déséquilibre que je reconnus plus tard dans mes propres œuvres. Sur le livre d'or de son exposition à la Mairie du XXe à Paris, j'avais gribouillé : "L'abstraction fondatrice. La rémanence. Du bois dont je ne ferai pas de flûte..."
En 1958, sur la suggestion de mon oncle Gilbert Martin, Arlette passa des pinceaux au travail du bois, abandonnant son surnom qui camouflait sa féminité et devenant une des rares marquetistes à ne pas faire dans le ringard. Ni figurative, ni géométrique. Abstraite !


Arlette est la sœur aînée de ma maman. D'elle je possède une table basse, un tableau et une aquarelle, mais la pièce dont je suis le plus fier est la large porte coulissante avec une magnifique racine en guise de poignée qu'elle m'offrit pour le studio de musique à mon installation à Bagnolet. Arlette est étonnante de vitalité et cela se retrouve dans ses œuvres. Si elle participa à la Résistance pendant la seconde guerre mondiale, fut présidente de la S.A.D. en 1986-1987 au Grand Palais, elle accumule aujourd'hui les responsabilités de secrétaire générale honoraire au Syndicat National des Sculpteurs et Plasticiens, et de trésorière à la Maison des Artistes où elle s'occupe de ses confrères et consœurs en détresse. Jusqu'à peu, à 80 ans passés, elle était encore bénévole aux Restos du Cœur...
Dans ses tableaux où les essences de bois remplacent la palette de couleurs en tubes, la matière continue à vivre. Il lui arrive de mélanger les deux techniques et j'aime particulièrement ceux où le rouge contraste avec les veines des bois exotiques. Les sinuosités du bois obligent à les suivre, à dessiner avec l'aléatoire. Arlette a également réalisé des pièces monumentales, du mobilier, des vêtements tricotés, de grands éventails, d'où ressortent toujours l'homogénéité de l'œuvre et la variété de tons. En écrivant ces lignes, je me rends compte que toutes ses toiles comme ses marqueteries sont des coupes transversales. Comme son caractère, l'aubier sous l'écorce.

P.S.: à la mort de ma mère, il y a exactement un an, j'avais récupéré un tableau, un éventail et un pied de lampe. Il n'y a pas beaucoup de traces de ma tante sur Internet, essentiellement la vente aux enchères honteuse d'une partie de ses œuvres qui avait échappé à mes cousins comme au reste de la famille...
On aura compris que j'aimais beaucoup ma tante avec qui je discutais souvent, et que j'adorais, enfant, quand elle et Gilbert, Serge et Alexandre, restaient dîner le dimanche soir...

mardi 4 février 2020

Bagnolet en commun


Aux prochaines élections municipales je figure sur une liste électorale sans étiquette (soit sans parti ni mouvement pour la téléguider). Comme il est difficile de changer le monde de là où je suis, et malgré mes efforts incessants depuis plus de cinquante ans, il me reste le combat de proximité, histoire de participer à l'amélioration de la vie de mes voisins et concitoyens.
Enfin, pas tous mes voisins, car malgré l'environnement particulièrement sympathique du quartier où je compte quantité d'amis, je suis pris en sandwich par deux vilains qui n'ont de cesse de me pourrir la vie. Pas qu'à moi : ils sont abonnés à la méchanceté envers leurs congénères et ne vivent que pour emmerder le monde. J'ai fini par m'en faire une raison, et à regarder leurs manigances avec détachement. Jacques Brel disait "qu'il n'y a pas de gens méchants, il n'y a que des gens bêtes". Cela n'est pas gentil pour les animaux. Je raconte cette histoire de voisins malintentionnés juste pour signaler que je comprends les personnes qui votent contre leurs intérêts de classe, celles et ceux qui se laissent "acheter" par le maire sortant ou par les promesses de ceux qui s'y voient déjà, et puis ceux qui en croquent ou en ont croqué et que cela ne gêne pas de se représenter à la mairie de la ville la plus endettée de France ! Le maire actuel fait porter le chapeau à son prédécesseur, mais tente de faire oublier que la Cour des Comptes vient de l'épingler en soulignant que la dette s'est considérablement accrue sous sa mandature. En tout cas, s'intéresser à la gestion de sa ville est passionnant. On y découvre un clientélisme récurrent, un nombre ahurissant d'emplois fantômes et une tambouille qui au mieux ressemble au marché de l'emploi.
J'ai donc d'excellentes raisons de soutenir la liste menée par Edouard Denouel qui est le seul candidat de gauche à n'avoir jamais été élu, ni maire ni adjoint, et donc à n'avoir jamais trempé dans aucune combine, en particulier dans des affaires immobilières qui ont transformé Bagnolet en ville de béton. Il y a cinq ans je m'étais investi dans la liste du Front de Gauche, mais celle de Bagnolet en Commun est d'un autre niveau. Au lieu d'évoquer alors exclusivement la sécurité et la propreté comme les autres candidats, les réunions sont passionnantes lorsqu'il s'agit par exemple d'éducation, de santé ou de culture. Au départ je pensais soutenir les efforts de La France Insoumise, mais la direction nationale a imposé à ses militants Raquel Garrido, l'épouse de notre député Alexis Corbière, ceux-ci refusant le vote pour désigner le meilleur candidat. Ce putsch, qui me rappelle les agissements du Comité Central, a fait fuir presque tous les militants qui ont décidé de continuer leur liste sans parti, sans mouvement, sans étiquette. Des écologistes, des socialistes, des communistes et surtout nombre de citoyens non organisés comme je le suis ont rejoint Bagnolet en Commun. Nous ne voulons plus d'une ville gérée à distance par des instances nationales. De son côté, après une tentative infructueuse de se rapprocher des Verts qui l'ont envoyée aux pelotes, la chroniqueuse de l'émission Balance ton Poste ! présentée par Cyril Hanouna (incroyable, mais vrai) s'est acoquinée avec le PCF dont la liste est menée par Laurent Jamet, ancien adjoint de Marc Everbecq, le maire qui a mis à genoux Bagnolet et qui a le toupet de se représenter, probablement prêt à se désister pour une liste qui lui offrirait quelques avantages professionnels si elle remportait la mairie. C'est cocasse si l'on se souvient du flot d'insultes déversé par ces mêmes communistes sur Mélenchon et La France Insoumise depuis les élections présidentielles. Quant aux Verts qui ne nous ont pas rejoints, certains se sont ralliés au maire socialiste sortant Tony Di Martino, un autre dirige la liste LREM (Jadot envisage bien des accords avec la droite !) ou d'autres ont conservé leur propre liste. Contre ce Dallas du 93, notre candidat pourrait faire figure de candide s'il n'était épaulé par une équipe qui a véritablement envie de rendre Bagnolet à ses habitants. J'ignore si nous avons la moindre chance de gagner les élections, mais nous aurons au moins fait avancer la réflexion sur la gestion de notre ville, sur les moyens de résorber l'énorme dette (nous étions en 3e position des villes les plus endettées de France, avec Di Martino nous avons atteint la première place en haut du podium), sur le désir de faire profiter à toutes les populations locales des ressources existantes ou à créer.
Une chose me tracasse pourtant. Les promesses des tracts de toutes les listes sont très proches. Comme les affiches qui toutes se ressemblent. Comment se distinguer alors des autres ? Comment souligner notre sincérité lorsque d'autres feraient exactement le contraire de ce qu'ils avancent ? C'est le principe des politiques aujourd'hui. On se souvient de "Mes ennemis c'est la finance" de Hollande ou que beaucoup ont pu croire que Macron était de gauche alors qu'il n'a été placé là par les banques que pour dépouiller le pays en le vendant au privé. Je ne vois que la nécessité d'éviter toute langue de bois qui endort les citoyens, de proposer des réformes radicales profitant à toutes les communautés qui font la richesse culturelle de Bagnolet, d'être créatifs, graphiquement, dans les réunions et les témoignages comme les petites vidéos mises en ligne régulièrement. Je me suis d'ailleurs prêté à l'exercice en abordant la question de l'art et de la culture, facteurs d'émancipation pour chacune et chacun. J'imagine que le petit entretien que j'ai donné sera bientôt accessible sur Internet...

mardi 28 janvier 2020

Première édition CD de L'homme à la caméra


Lors d'une réédition de disque il est d'usage de reproduire la pochette originale, concession aux collectionneurs fétichistes, m'avait-on expliqué. Nous nous y sommes conformés avec joie pour les précédents albums d'Un Drame Musical Instantané, Trop d'adrénaline nuit, Rideau !, À travail égal salaire égal ou pour le cultissime Défense de. Le passage du vinyle au CD n'est pas toujours des plus heureux, car passer de 30 à 12 centimètres fait perdre les détails et la beauté de l'objet. Nous avons chaque fois décidé d'équilibrer cette perte par un nouveau mastering accentuant les nuances et, surtout, en ajoutant des pièces inédites en bonus. Or pour la réédition, la première en CD, de L'homme à la caméra d'Un Drame Musical instantané nous avons préféré demander au graphiste Étienne Mineur de concevoir une nouvelle pochette qui soit d'actualité tout en se référant au constructivisme, époque où Dziga Vertov tourna son film. Comme pour les albums du trio El Strøm et de mon Centenaire sa création graphique nous enchante...


J'ai raconté ici comment, avec Francis Gorgé et Bernard Vitet, nous avions composé la musique du film de Vertov pour notre orchestre de 15 musiciens et musiciennes. Le 14 janvier 1984, le concert au Théâtre Déjazet, qui rencontra un beau succès ainsi que les trois jours précédents, fut enregistré en public (je me souviens qu'il occupe une page d'un roman du sulfureux Marc-Édouard Nabe, mais je ne l'ai pas retrouvée). Il faisait suite à sa création à Strasbourg en octobre 83 lors du Festival Musica. Il constitue la première partie du CD qui sort sur le label autrichien de Walter Robotka, Klanggalerie. Je suis ravi d'avoir retrouvé la partition d'un autre film muet, La glace à trois faces de Jean Epstein, enregistré dans les mêmes conditions à Corbeil-Essonnes le 11 janvier 1983. C'est donc trente minutes de plus que cette réédition, la première en CD, offre aujourd'hui. Si vous connaissez les musiciennes et musiciens qui participaient à ces deux projets, vous constaterez notre éclectisme, pas seulement musical (!) :
Jean-Jacques Birgé (direction, synthétiseur, piano, flûtes, trombone, guimbarde, voix, bandes magnétiques), Bernard Vitet (direction, trompette, bugle, flûte, trompette à anche, voix), Francis Gorgé (direction, guitare, basse à tension variable), Hélène Sage (voix, flûtes, clarinette basse, sax ténor, appeaux, instruments originaux), Magali Viallefond (hautbois, cor anglais, flûte, tôle à voix, orgue de cristal), Jean Querlier (hautbois, cor anglais, sax alto, flûte), Youenn Le Berre (flûtes, flûte électrique, sax ténor, basson), Denis Colin (clarinette basse), Patrice Petitdidier (cor), Philippe Legris (tuba), Jacques Marugg (vibraphone, marimba, timbales, percussion), Gérard Siracusa (percussion, marimba, cloches), Bruno Barré (violon), Bruno Girard (violon), Nathalie Baudoin (alto), Marie-Noëlle Sabatelli (violoncelle), Didier Petit (violoncelle, voix), Hélène Bass (violoncelle), Geneviève Cabannes (contrebasse, clavier, voix).
Il existe une version de L'homme à la caméra en ciné-concert avec le film de Vertov sur Daily Motion et un extrait d'une répétition sur YouTube, mais le nouveau master audio vaut vraiment le détour. Quant à La glace à trois faces, j'ai encore plus de plaisir à redécouvrir notre travail en grand orchestre puisqu'il était resté inédit.
Avec La Chute de la Maison Usher du même génial Epstein et Le cabinet du Docteur Caligari, c'est l'un des 26 films que nous avons le plus joué de par le monde. Un Drame Musical Instantané fut à l'origine du retour du ciné-concert sur films muets dès 1976. Imaginer des partitions originales et contemporaines ne se pratiquait absolument pas à cette époque. C'est devenu chose courante et j'ai préféré arrêter lorsque c'est devenu une mode. Pour le Vertov nous nous étions inspirés du son Laboratoire de l'Ouïe, pour La glace nous avions dessiné le portrait de chacune des trois femmes jusqu'à l'accident automobile qui coûte la vie au héros, une hirondelle en plein front. Détachées des images, écouter ces musiques de films sur disque leur donne un sens nouveau et l'incomparable avantage de se faire chacun, chacune, son propre cinéma, démarche commune à toutes mes œuvres.

→ Un Drame Musical Instantané, L'homme à la caméra / La glace à trois faces, CD Klanggalerie gg277, 17€ frais d'envoi compris

mardi 24 décembre 2019

La violence en exemple


Un air de violence souffle sur l'Hexagone. Beaucoup de gens semblent énervés. Il aura suffi que je conduise une demi-heure pour me faire agresser trois fois et que je sois témoin de deux altercations physiques entre plusieurs automobilistes. Des amis me confient avoir vu le même genre de comportement dans les transports en commun.
Comme toujours, lorsque le mauvais exemple est donné par les plus hautes instances de l'État, les dominos s'écroulent jusqu'au bas de l'échelle. Trop jeune pendant la Guerre d'Algérie, je ne me souviens pas avoir connu d'époque plus inquiétante que celle que nous fait vivre l'actuel gouvernement aux ordres des banques et des grandes entreprises. Jamais la police n'aura bravé la loi comme aujourd'hui, jamais la justice n'aura été aussi inique. La violence sociale des réformes à l'œuvre est relayée par la violence physique des lanceurs de grenades en uniforme ou des voltigeurs. Combien d'yeux ont-ils crevés, combien de mains arrachées, combien de corps matraqués ? Leur sentiment d'impunité me rappelle terriblement les évènements dont mon père avait été témoin en Allemagne à la fin des années 30. Si Macron est réélu, son second mandat sera encore plus carnassier. Si Marine Le Pen l'était, ce qui est évidemment peu probable, il lui aura ouvert la voie pour les pires exactions. Si le mouvement de La République En Marche représente bien la France, c'est celle de Pétain, un ramassis d'opportunistes, et donc d'incompétents, que seule l'arrogance leur permet d'assumer.
Je m'étais faufilé sur une file libre, laissé passer une camionnette arrivant de la gauche (n'y voyez aucune allusion politique !) et rabattu lors du rétrécissement de la voie. Après avoir klaxonné, le type de derrière descend de son véhicule, métaphore récurrente de sa masculinité, pour hurler à ma fenêtre que je l'avais gratté. Je me suis excusé, lui expliquant que mon intention était de dégorger l'embouteillage derrière nous. "Non, vous m'avez gratté ! Avec votre voiture..." insiste le costaud menaçant en cherchant vainement la trace d'un frottement sur nos carrosseries. J'ai évité le pire en faisant profil bas. A quoi bon ? J'ai fredonné à Sacha, assis à côté de moi, les paroles "surréalistes" d'Apollinaire mises en musique par Poulenc : "Grattez-vous si ça vous démange, aimez le noir ou bien le blanc, c'est bien plus drôle quand ça change, suffit de s'en apercevoir !" Plus tard sur le boulevard, une autre scène du même acabit. Deux rues plus loin, un piéton sur le trottoir semble chercher sa direction ; comme il ne bronche pas, je démarre, et là il donne un grand coup de poing sur ma portière. En voyant d'autres usagers en venir aux mains Porte de Vincennes, je me dis qu'il est plus sage de rentrer à la maison et d'attendre que cela se tasse.
Pourtant, cela ne s'arrangera pas de sitôt. L'atmosphère est tendue. Les gens sont malheureux. Ils ne comprennent pas ce qui leur arrive. Certains incriminent les grévistes qui les empêchent de partir en vacances ou d'aller se faire exploiter par leur patron alors que la manœuvre du gouvernement est une provocation sciemment engagée à la veille des fêtes. Peut-être vaut-il mieux rater le ski cette année et que nos enfants aient de quoi vivre lorsque nous ne serons plus là ! Il n'y a pas que la retraite pour mettre en colère. La casse s'exerce sur tous les fronts.Comment les écologistes qui ont voté Macron au premier tour peuvent-ils cautionner la politique gouvernementale ? Comment les socialistes peuvent-ils encore croire une seconde aux promesses du commis des banques ? Les gens s'en veulent. Ou s'ils en sont incapables, ils en veulent à la Terre entière. Certains invoquent la lutte contre le populisme, ils ont raison, Macron ne l'est pas puisqu'il fait cadeau sur cadeau aux plus riches. S'il monte les citoyens les uns contre les autres, il ne faut pas s'étonner qu'à la moindre contrariété ils se tapent sur la figure... Cela ne présage rien de bon si le véritable adversaire n'est pas clairement identifié.

jeudi 5 décembre 2019

Art en grève


Que se passe-t-il aujourd'hui ?

Ce 5 décembre, c’est jour de grève. Cette date marquera le départ d’une mobilisation que nous espérons puissante. La raison de cette grève ? La réforme des retraites, qui pourrait porter un coup fatal à la Sécu. Le contexte ? Depuis 2016, la lutte n’a jamais cessé : loi Travail, ordonnances Macron, réforme de la SNCF, justice climatique, mouvements féministes, antiracistes, Gilets jaunes, mobilisations étudiantes, mouvement des sans-papiers.

C’est quoi cette réforme ?

Comme la santé, la retraite, c’est la Sécu. Dans le régime général, la pension est la poursuite du salaire de référence. Les militant·es qui ont bâti ce système ont commencé à déconnecter le salaire de l’emploi en socialisant les ressources dans une caisse commune. Contre cette avancée, le gouvernement entend imposer un système de retraite par points qui calculerait le montant des pensions en fonction d’un simulacre d’épargne individuelle. Tout au long de sa carrière, chaque travailleur·euse cumulerait des points qui lui permettraient, le moment venu, d’obtenir la stricte contrepartie de son « mérite ». C’est une individualisation de la protection sociale qui met fin au droit au salaire pour les retraité·es.

Pourquoi se mobiliser en tant que travailleur·euses de l’art ?

En attaquant les droits sociaux les plus avancés (ceux des fonctionnaires et des salarié·es du privé), cette réforme va parachever une politique libérale qui tire tout le monde vers le bas. Nous avons les mêmes intérêts que ces travailleur·euses qui, dans les différents secteurs de la société, vont se mobiliser pour défendre des droits remis en cause au nom d’une idéologie qui confond intentionnellement libéralisme économique et liberté individuelle. Pour des raisons historiques, les artistes sont hélas à l’avant-garde de l’absence de protection sociale et, au nom de leur passion ou de leur engagement, voient ainsi la plupart de leurs activités être non reconnues comme du travail. C’est pourquoi notre lutte pour faire reconnaître nos activités comme productrices de valeur économique peut être profitable à tou·tes et permettrait de combattre cette idéologie qui tente de nous faire croire que l’absence de protection sociale favorise la « liberté », la « créativité » ou « l’autonomie ».

Comment faire grève ?

Pour les salarié·es du privé (salarié·es du secteur associatif et des entreprises culturelles) : n’importe quel·le salarié·e peut faire usage de son droit de grève. Pas besoin de préavis, il suffit de ne pas venir bosser. La justification peut être donnée à votre employeur a posteriori.

Pour les salarié·es du public (fonctionnaires du ministère de la Culture, enseignant·es en ENSA ou en fac, contractuel·les, etc) : plusieurs syndicats ont déposé un préavis national. Vous avez le feu vert.

Pour les indépendant·es : en théorie, vous faites ce que vous voulez. En pratique, à vous de juger en fonction de votre situation actuelle. Plusieurs modalités sont envisageables : programmer une réponse automatique sur votre boîte mail (nous allons faire circuler un visuel « Art en grève » sur les réseaux sociaux), en cas d’interruption de votre activité le 5 décembre, en préciser les motifs et vous joindre à la manifestation la plus proche de chez vous, etc.

Pour les artistes-auteur·rices : la situation est la même que pour les indépendant·es, l’essentiel étant de faire en sorte que votre grève soit visible : encart sur votre site internet, communication sur les réseaux sociaux, décrochage d’une de vos œuvres exposées, port d’un brassard inspiré des méthodes des soignant·es (du type « artiste en grève »), blocage d’un événement culturel, etc.

Pour les étudiant·es : toutes les actions matérielles (assemblées générales, blocages) ou symboliques qui vous sembleront pertinentes.

Dans tous les cas de figure : Nous appelons les travailleur·euses de l’art à se fédérer, à se rapprocher d’un syndicat de lutte (CGT, CNT, CNT-SO, FSU, Solidaires, etc) et/ou de l’un des collectifs signataires de cet appel. On est toujours plus fort·es ensemble, dans la solidarité et le partage d’informations juridiques et politiques.

J'ajoute : "ou de n'importe quelle autre manière !"

mercredi 13 novembre 2019

Donnie Darko, seconde chance ?


Je n'avais jamais vu Donnie Darko, film-culte de Richard Kelly qu'il écrivit à 22 ans et réalisa quatre ans plus tard. Comme tout le monde j'ai été désarçonné, renvoyé à des interrogations existentielles, des spéculations pseudo-scientifiques et des réflexions sur la psyché humaine. À l'issue de la projection, le film semble produire un impact différent sur chacune et chacun. Il interroge plus qu'il n'impose une vision orientée, sans que nous ayons recours à l'option multilangue de la télécommande ! À la croisée du teen movie mélancolique et du thriller fantastique, Donnie Darko est suffisamment original pour avoir été un flop à sa sortie en 2001. Il est certain que provoquer une catastrophe en faisant tomber un réacteur d'avion sur une maison, sans qu'on sache comment, au lendemain du 11 septembre n'a pas du arranger les choses. Les rêves ou cauchemars qu'il convoque renvoient à l'univers de Philip K. Dick que je retrouve dans Paprika, dessin animé de Satoshi Kon projeté juste après dans ma salle de cinéma favorite. On peut aussi imaginer des univers tangents ou y trouver des paraboles bibliques, mais la probabilité d'une schizophrénie paranoïde est évidemment l'explication la plus "rassurante" !
La crédibilité de l'intrigue tient beaucoup à la qualité de l'interprétation à commencer par Jake Gyllenhaal (Le Secret de Brokeback Mountain, Zodiac, Prisoners, Nightcrawler, Les frères Sisters) qui fut lancé grâce à ce rôle de jeune adolescent ténébreux. Sont également présents d'autres jeunes comédiens qui feront carrière ensuite comme sa sœur aînée, l'exquise Maggie Gyllenhaal (La secrétaire, SherryBaby, Hysteria, les séries The Honourable Woman et The Deuce) - leur père est le réalisateur Stephen Gyllenhaal, Seth Rogen (déjà potache) dans son premier rôle, Jena Malone (Into the Wild, Hunger Games, The Neon Demon), mais aussi des acteurs qui ont connu leurs heures de gloire hollywoodienne comme Drew Barrymore (E.T., Charlie's Angels, Batman Forever), Mary McDonnell (Danse avec les loups, Independence Day), Patrick Swayze (Dirty Dancing, Point Break, La cité de la joie)), Katharine Ross (The Graduate, Butch Cassidy, The Stepford Wives)...
Les références cinématographiques (Lynch, Spielberg, Zemeckis), musicales (Duran-Duran, Tears for Fears, INXS, Echo and the Bunnymen), littéraires (Les destructeurs de Graham Greene) sont nombreuses, mais le menaçant lapin viendrait de Watership Down, roman de Richard George Adams et le dessin animé de 1978. On connaît ma connexion lagomorphique et j'ai adoré la version de 2018 produite par la BBC...


Donnie Darko rencontrera le succès avec sa sortie DVD, seconde chance de beaucoup de films hors normes. De plus cette fois, l'édition Ultra Collector de Carlotta offre le film restauré 4K dans ses version cinéma et Director's Cut, de très nombreux bonus inédits (commentaires audio de Richard Kelly et Jake Gyllenhaal, de Richard Kelly et l'équipe du film, Richard Kelly et Kevin Smith, 33 minutes de scènes coupées ou alternatives, quatre documentaires autour du film dont des entretiens inédits avec Richard Kelly, son premier court-métrage The Goodbye Place, des spots TV et bandes-annonces…) et un livre illustré de 200 pages avec le scénario de tournage intégral.
Hélas il y a un bémol. Regarder ces bonus m'a donné envie de découvrir ses deux longs métrages suivants qui ont été autant de bides, Southland Tales (2006) et The Box (2009). Le premier est un fatras incroyable, difficile à suivre, bourré de références critiques au cinéma de science-fiction hollywoodien et à la politique américaine, un brouillon explosif à 15 millions de dollars où l'on retrouve les thèmes chers à l'auteur : la fin du monde et la peur qu'elle engendre, l'amour salvateur, la confusion entre rêve et réalité, avec le désir d'intégrer les dernières avancées scientifiques et les archaïsmes propres à l'humanité. J'ai pensé un moment à Skidoo d'Otto Preminger tant ça part dans tous les sens. On comprend que le film n'ait pas marché. Le suivant en a coûté le double. The Box est un thriller psychologique dont le thème est cousin de l'expérience de Milgram : il suffirait d'appuyer sur un bouton pour qu'une personne qu'on ne connaît pas meurt et que l'on reçoive un million de dollars. Ces deux films jettent finalement un doute sur le cinéma de Kelly, sorte de métaphysique millénariste sur la culpabilité où une puissance supérieure juge l'absurdité humaine, à savoir qui sera sauvé ou pas. J'en viens à penser que Richard Kelly met en scène, à grand renfort d'effets spéciaux, une doctrine proche de celle des Témoins de Jéhovah ! C'est dommage, car Donnie Darko laissait planer suffisamment d'ambiguïtés pour que l'on se fasse son propre cinéma...

→ Richard Kelly, Donnie Darko, Carlotta, coffret Ultra Collector (2 Blu-Ray + 2 Dvd + Livre, ed. limitée et numérotée à 3.000 ex.), 50,16€ / version DVD ou Blu-Ray simples, 20,06€

vendredi 8 novembre 2019

Il faut bien vendre


Enthousiasmé par mes collaborations avec la plasticienne Anne-Sarah Le Meur et le vidéaste John Sanborn, j'ai créé deux petites pages Internet pour promouvoir MELTING RUST avec la première et NONSELVES sur les images du second. Les deux font la paire, mais les deux pièces peuvent aussi être représentées séparément. C'est la première fois depuis un demi-siècle que j'ai du plaisir à jouer seul sur scène. Pas vraiment seul puisqu'il y a le grand écran et qu'Anne-Sarah Le Meur travaille en direct ses images 3D. J'ai demandé à John Sanborn une version de 45 minutes, soit 100 vidéos qui me donnent du fil à retordre, pour ne pas dépasser 1h15 de spectacle en tout. J'ai toujours aimé les contrastes. Les abstractions lyriques et contemplatives d'Anne-Sarah sont radicalement différentes des provocations narratives échevelées de John. Dans les deux cas, je suis au clavier. Pas tout à fait puisque j'utilise une application interactive sur iPad avec l'une et que je mixe de temps en temps ma musique avec les sons synchrones des vidéos de l'autre. NONSELVES est une adaptation de NONSELF commandé à John par le Jeu de Paume, créée au Blackstar à Paris en septembre. La création de MELTING RUST date d'un mois plus tôt cet été, à Victoria en Transylvanie (Roumanie).


Reste à vendre ce spectacle. Je suis évidemment certain de l'intérêt qu'il représente, mais l'idée d'en faire la promotion me rebute. Voilà 25 ans que je ne cherche plus de travail, comme j'ai pris l'habitude qu'il vienne tout seul vers moi. J'envoie tout de même quelques mails, mais j'espère surtout que le buzz prendra comme ce fut le cas, par exemple, avec Nabaz'mob, l'opéra pour 100 lapins connectés que nous avons réalisé avec Antoine Schmitt et qu'il serait d'ailleurs excitant de reprendre à l'occasion. Je préfère écrire et composer de la musique plutôt que me transformer en représentant de commerce. J'espère donc que les deux captations en libre accès sur Internet en dévoileront l'originalité et l'excellence, sachant que chaque représentation est différente, puisque ce sont des improvisations ou, comme je préfère les appeler, des compositions instantanées. Faites passer ;-)

mardi 29 octobre 2019

Schiele, Schönberg, Klimt au Leopold


Au moment où les évêques réclament un assouplissement du célibat des prêtres, il est stimulant de voir accrochée cette caresse entre un cardinal et une nonne, peinte par le génial et torturé Egon Schiele, d'autant que je viens de terminer Sodoma de Frédéric Martel, pavé fastidieux et mal écrit, mais terriblement éloquent sur les mœurs dissolus du Vatican et son hypocrite homophobie.


Le Musée Leopold à Vienne possède la plus grande collection mondiale de tableaux d'Egon Schiele. Certains, comme le Herbstbaum in bewegter Luft (1912) tournent à l'abstraction.


Les toiles de ce jeune révolté sont autrement plus impressionnantes que celles montrées récemment à la Fondation Vuitton qui avait, par ses choix, censuré les plus provocantes. J'ai admiré bouche bée plutôt que pris des photos, mais voici la Mutter mit zwei Kinder II peinte en 1915 trois ans avant sa mort à 28 ans de la grippe espagnole.


Je passe sur les incontournables Klimt, plus intéressant dans ses paysages pointillistes (Seurat est son contemporain) que dans les tartes à la crème dorée déclinées en mugs, T-shirts, sacs, cravates, cahiers, etc. La bonne surprise est l'importance des salles consacrées aux peintures du compositeur Arnold Schönberg. Nombreux portraits, évidemment d'Oskar Kokoshka qui le présente jouant du violoncelle sans l'instrument (!), et auto-portraits, mais également certaines toiles de 1910 frisant l'abstraction et un coup de pinceau souvent impertinent. Ci-dessus, Bund que je ne sais traduire que par "fédération".


J'ai cherché en vain des ponts vers sa musique qui m'avait tant impressionné jeune homme au point de dévorer Le style et l'idée avant de caler un peu sur son Traité d'harmonie. J'ai fini par penser que Schönberg, c'était essentiellement Bach adapté au dodécaphonisme, et que trop de compositeurs occidentaux l'ont cru lorsqu'il a prétendu affirmer la suprématie de la musique allemande pour un siècle. La coupure des musiques dites savantes d'avec les musiques dites populaires remonte ainsi à l'École de Darmstadt, et en France il n'y eut plus de salut que pour les Bouléziens.


La scénographie du Musée Leopold est assez réussie, plongeant les œuvres dans un décor sobre, souvent du papier peint, une couleur ou une photographie agrandie, comme ici avec des éléments de mobilier de Josef Hoffmann. Si marcher des heures dans la ville est excellent pour la santé, piétiner dans les musées est exténuant. Je me serai bien reposé quelques minutes sur le lit. Alors j'installe mon tapis de fleurs, l'indispensable Shakti Mat, chaque soir avant de m'endormir en jouant les fakirs !

lundi 28 octobre 2019

Pickpocket


Vienne m'apparaissait trop sûre. Les piétons attendent que le signal soit vert pour traverser, même s'il n'y a pas une seule automobile à l'horizon. Les rues sont propres. Tout ce qui est lourd, édifices et pâtisseries, est recouvert d'une épaisse couche de crème fouettée, créant ainsi l'illusion. On ne voit pas de resquilleur dans le métro ; en tout cas, aucune infrastructure mobilière ne permet de s'en apercevoir si jamais cela arrive. Vraiment pas de raison de se méfier, si ce n'est qu'un touriste est toujours une proie potentielle, quelle que soit la grande ville !
Nous étions nombreux attablés au Café Europa. Les Polonais étaient partis, mais les camarades anglais et autrichiens sirotaient leurs bières et les Français digéraient leur goulasch. C'est probablement lorsque Walter m'a remboursé le taxi que quelqu'un m'a repéré empochant mon porte-feuilles. Pendant les trois minutes où je suis allé aux toilettes, mon manteau est resté sur le dossier de ma chaise, entouré de tout le monde. Lorsque j'ai voulu payer, l'argent avait disparu du porte-feuilles pourtant resté dans ma poche. Ce ne pouvait être que des virtuoses comme celui du sublime film de Robert Bresson que j'avais pensé revoir avant mon départ. Cela n'aurait pas changé grand chose. Personne n'a rien remarqué. Le gars aura été rapide, peut-être poussant ma chaise comme si elle était dans le passage ou aura-t-il relacé son soulier derrière elle. La serveuse avait bien noté deux types "louches" au bar derrière nous, repartis sans rien commander. Il m'a bien fallu me rendre à l'évidence.
J'ai choisi de prendre cette mésaventure avec le sourire malgré la somme transportée, plus importante que d'habitude. À quoi sert-il d'en rajouter ? Dans ce genre de situation, ma mère disait : « Plaie d'argent n'est pas mortelle ». Les voleurs, puisqu'il faut souvent un ou deux complices pour accomplir ce genre de larcin, ont eu la délicate attention de laisser le porte-feuilles contenant mes cartes de paiement, d'identité, d'assurances, de visite, etc. Ou probablement, sont-ils allés au plus facile. J'avais eu le tort de ne pas reboutonner ma poche alors que je le fais systématiquement lorsque je suis en vadrouille. Dans le métro, je vérifie discrètement avec mon avant-bras que rien ne manque ! Mon père, qui connaissait des pickpockets londoniens lorsqu'il était journaliste, m'avait averti de ne jamais indiquer où était le magot en me précipitant vérifier aussitôt l'annonce diffusée par les haut-parleurs. J'espère que mes voleurs avaient vraiment besoin de cet argent. J'ai cherché un distributeur pour ne pas rester sans liquide, mais, les jambes coupées, j'ai préféré m'allonger avec Askja, le nouveau Ian Manook qui se passe en Islande. Il n'arrive pas à la cheville de Yeruldelgger, mais lire me change les idées...

jeudi 24 octobre 2019

Welcome in Vienna


J'aurais pu aussi intituler cet article Retour à Vienne, mais c'est un autre film, et pour moi une seconde visite plutôt qu'un retour, fut-il symbolique. La trilogie d'Axel Corti, Welcome in Vienna, est un chef d'œuvre que j'avais chroniqué il y a sept ans, le film le plus extraordinaire et le plus juste sur la seconde guerre mondiale sur lequel j'écrivais : «c'est avant tout l'histoire de l'émigration qui est en jeu, intégration et ségrégation, perte d'identité et renaissance.» Or l'invitation de Walter Robotka, producteur de mes vinyles (re)ssortis en CD pour le label KlangGalerie, est aujourd'hui un beau welcome à l'occasion de son 50e anniversaire.
Vienne a d'abord représenté à mes yeux une capitale culturelle déchue, détruite par le nazisme. Je m'entichai de ses compositeurs, de ses écrivains, de ses cinéastes, de ses peintres, de ses penseurs ; la plupart étaient juifs et ceux qui étaient encore de ce monde avaient fui à l'étranger. Mahler, Schönberg, Freud, Schnitzler, Stroheim, Sternberg, Wilder, Schiele, Klimt, Hundertwasser, etc., accompagnèrent mes premiers pas d'adulte. En 1998 Étienne Mineur, alors directeur artistique de l'agence No Frontiere, m'avait demandé d'écrire la musique et le design sonore d'Europrix 98, soirée de gala et show TV pour les trophées multimédia européens. C'est à Vienne que j'avais découvert James Turrell lors d'une rétrospective exceptionnelle, à Vienne encore que j'allais déguster d'exquises pâtisseries chez Demel. J'irai peut-être revoir le Palais de la Sécession et la maison d'Hundertwasser qui semblent proches de mon hôtel. En 2009 nous étions allés à Linz avec Antoine Schmitt pour recevoir le Prix Ars Electronica Award of Distinction Digital Musics décerné à Nabaz'mob, notre opéra pour 100 lapins, mais nous n'étions pas passés par la capitale. Alors vingt ans, dix ans plus tard, me revoici dans cette drôle de ville qui garde les vestiges du temps passé, dont les stigmates ne sont toujours pas effacés et où de vilains fantômes ont pignon sur rue. J'y vais seul, sachant y rencontrer des amis.
Vendredi soir se tient au Replugged le concert d'anniversaire de Walter Robotka, Klang 50. Y participent le Français Denis Frajerman, les Autrichiens de Das Fax Mattinger, le Polonais Job Karma, les Anglais Andrew Liles & Renaldo M., Section 25 Industrial Unit et j'y joue avec le chanteur-performeur autrichien Didi Bruckmayr que je n'ai jamais rencontré et avec qui je n'ai même pas échangé un mail ! L'improvisation risque d'être pleine de surprises. J'ai évidemment écouté et regardé sur Internet nombreux de ses shows extravagants.
KlangGalerie a déjà publié les CD Rideau ! et À travail égal salaire égal d'Un Drame Musical Instantané ainsi que Rendez-vous, le duo inédit que j'avais enregistré en 1981 avec Hélène Sage. C'est justement Étienne Mineur qui a terminé hier soir la nouvelle pochette de la réédition de L'homme à la caméra augmentée d'un autre ciné-concert, inédit, La glace à trois faces, également en grand orchestre. Sortie attendue avant la fin de l'année.

P.S.: Werner Nowak a.k.a. Eraserhead a pris des photos de mon concert avec Didi Bruckmayr !

mercredi 25 septembre 2019

Manuel de survie en cas d'effondrement de notre civilisation


Avant de vider définitivement l'appartement de mes parents j'ai récupéré quelques cahiers parmi la quantité phénoménale de livres, sept mille pour tout dire. Les uns ont été vendus, d'autres donnés, mais j'en ai conservé quelques uns qui me rappelaient mon enfance, en particulier ceux ayant trait à mon passage aux Louveteaux. Tous les jeudis, certains week-ends et lors de vacances, je pratiquais le scoutisme aux Éclaireurs de France, une troupe que dirigeait un jeune couple, rue d'Alésia d'abord, puis dans le fond de la rue de Nevers. Ils portaient les totems de Fennec et Akela. J'habitais alors rue Léon Morane dans le 15e arrondissement et je me rappelle être rentré plusieurs fois avec le grand mât de la troupe sur la plateforme arrière de l'autobus. On ne peut pas imaginer le plaisir que nous avions à voyager en plein air sur ce bacon mobile d'où l'on pouvait descendre en marche lorsque le receveur ne nous regardait pas. Ces jours-là je portais un uniforme bleu, un foulard jaune et évidemment des culottes courtes. De 8 à 11 ans, j'ai ainsi appris et testé la manière de vivre, à la fois morale et pratique, que m'avaient inculquée mes parents et que j'allais adopter au cours de ma vie. Je suis rapidement devenu sizenier, et, le plus jeune de France, je fus présenté à la petite fille de Baden Powell sur la scène de la Salle Pleyel. C'était déjà une vieille dame, le fondateur du scoutisme, né en 1857, étant mort en 1941.
Mon Manuel de l'éclaireur, sous-titré L'ami du campeur, publié en France en 1947 par les Éclaireurs unionistes d'inspiration protestante, prétend "développer chez les garçons la curiosité saine de la nature et des hommes. Il s'efforce de les pousser à «entreprendre» et à «réaliser»." Ce livre dont la première version remonte à 1914 n'est donc pas exempt de sexisme. Si les filles furent intégrées très rapidement au mouvement, Baden-Powell considérait que les garçons étaient des éclaireurs et les filles des guides. On notera la nuance ! Heureusement ma troupe n'était pas seulement laïque, elle était mixte, ce qui me valut, entre autres, mes premiers émois sexuels lors d'un camp à Belle-Île lorsque j'avais 11 ans. Entré aux Louveteaux à l'âge de 8 ans, je ne désirai pas poursuivre le scoutisme aux Éclaireurs l'année suivante. C'est à cette époque que je pris ma carte de Citoyen du Monde ! Si l'on fait abstraction de ma prédisposition obsessionnelle, ces trois ou quatre années aux Louveteaux et mon travail de premier assistant à la sortie de l'Idhec sont la base de mon imparable organisation.
Il était nécessaire que je resitue le contexte, mais en ouvrant ce livre je suis surpris de la somme d'idées pouvant nous permettre de survivre dans une perspective collapsologique ! Passé le chapitre sur la France, celui sur les arts me donne des pistes sur ce qui a pu m'inspirer alors que j'étais enfant. Celui sur le sport a quelque intérêt également, mais les choses deviennent sérieuses avec celui sur la santé. Hygiène de vie, sauvetages en tous genres, du cheval emballé au chien enragé, de l'électrocution aux troubles digestifs, on frise le Manuel de survie que ma fille m'avait offert il y a longtemps avec beaucoup d'humour. On y trouvait Comment sauter dans un train en marche quand on se trouve sur le toit, Comment survivre à une morsure de serpent venimeux, se débarrasser d'un requin, échapper à un puma, un alligator ou des abeilles tueuses, Comment gagner un combat à l'épée, encaisser un coup de poing, sauter d'un immeuble dans un container, faire une trachéotomie, détecter un colis piégé, faire atterrir un avion, survivre à un tremblement de terre ou à un naufrage, etc. Là ce serait plutôt comment construire une cabane, faire des nœuds, camper par tous les temps... Les chapitres Voir sans être vu et Transmissions sont évidemment passionnants, avant d'aborder ceux sur la nature qui concernent les animaux, les plantes, les roches, le climat et ce que l'on peut en tirer. L'exploration pourrait devenir un jour déterminante, comme Le Travail des hommes et Les bricolages puisqu'il s'agit de construire tout ce qui peut nous permettre de survivre dans la nature ou en l'absence du confort moderne. Cette perspective d'effondrement de la civilisation industrielle et du capitalisme devient de plus en plus probable sans que l'on sache très bien quand cela se produira, et si j'en verrai les effets.
Ce manuel tombe donc à pic au moment où j'attaque mon nouveau projet discographique intitulé Perspectives du XXIIe siècle. Coproduit avec le Musée Ethnographique de Genève (MEG) et les Archives Internationales des Musiques Populaires (AIMP), il y est question de repartir à zéro en revoyant les bases à la lumière des erreurs fatales du passé. Cette éventualité est plutôt sympathique, puisqu'elle envisage qu'il y aura des survivants !

vendredi 13 septembre 2019

Préhistoire, une énigme moderne


Vous n'avez plus que jusqu'à lundi pour voir l'exposition Préhistoire, une énigme moderne au Centre Pompidou. La confrontation d'œuvres contemporaines et de reliques des temps préhistoriques soulève en effet maintes questions sur le temps qui passe, tant les formes se conjuguent à tous les temps. Voilà près de deux siècles que les artistes ont régulièrement choisi de plonger dans ce lointain passé pour imaginer le futur. Ici la Vénus de Lespugue (-23000 ans !) trône devant Il trionfo della morte de Miquel Barceló (argile sur verrières, 2019) et les ombres des visiteurs dans la scénographie de Pascal Rodriguez...


À côté, je photographie deux bronzes de Louise Bourgeois (Femme inoffensive de 1969 et Déesse fragile de 1970) devant deux Paul Klee (1930/1939) et cinq Henri Michaux (1937/1974), mais bien d'autres chocs esthétiques se dressent entre ces époques si éloignées. Moins lointaines que les étoiles, mais cela c'est une autre histoire ! D'emblée j'ai été séduit par les peintures de Cézanne (Le rocher rouge ou Dans les carrières de Bibémus, 1895), qui n'est pas toujours ma tasse de thé, et les dessins d'Odilon Redon. Pour une fois, les commissaires Cécile Debray, Rémi Labrusse et Maria Stavrinaki ont choisi pas mal de pièces peu exposées. Le Carbonifère d'Otto Dix jouxte le film The Lost World. Etc.
Je ne peux m'empêcher de penser à Jean-Hubert Martin pour qui j'avais créé la musique de Carambolages au Grand Palais en 2016. Depuis Les Magiciens de la Terre, il a pris l'habitude de mélanger l'art brut et l'art moderne, ou des œuvres de tous les continents, sans privilégier les unes par rapport aux autres. Pour Carambolages, il révélait leur âge seulement après que nous les ayons admirées, de manière à ce que leur poésie nous touche sans aucun a priori...


Les strates archéologiques nous renvoient au bétonnage systématique de notre planète terre, la disparition des dinosaures à la collapsologie actuelle. On n'échappe pas à Dubuffet, Ernst, Picasso, Giacometti, Klein, Fontana, Beuys, Penone et les frères Chapman. Ici des croquis et une sculpture d'Henry Moore qui me rappellent mon séjour à New York en 1968 où ses stabiles répondaient aux Arp sur le bacon de l'appartement qu'on nous avait prêté...


Les trésors du sous-sol, les animaux, les premiers outils, le mythe de la caverne ont inspiré les artistes, comme si on avait retourné la science-fiction comme un gant. L'art devient aussi magique que les rites ancestraux, mais l'individu s'est substitué au groupe. Que deviendrons-nous ? L'Idole aux yeux (Uruk, Mésopotamie, 3300-3000 av. J.C.) conserve un mystère abyssal alors que le Snake-Circle de Richard Long (1991) peut paraître la parodie de quelque Stonehenge. Cette visite tombe à pic alors que j'entame mon projet de disque avec le Musée Ethnographique de Genève intitulé Perspectives du XXIIe siècle à partir de la Collection Brăiloiu !


Puisque j'avais les yeux qui me brûlaient, comme souvent dans les grandes expositions qui exigent de moi une très forte concentration, je suis passé en vitesse faire un petit footing à celle sur Francis Bacon, histoire de me faire une idée avant de revenir. Si je suis toujours content de revoir ses tableaux, je suis déçu de n'avoir aucune révélation. L'accompagnement de ses œuvres de la dernière période (1971-1992) par la lecture de textes qui l'auraient inspiré m'apparaît comme un artifice justificateur d'une présentation aux mobiles financiers profitables pour le Centre. Dans six alcôves de bons comédiens lisent Eschyle, Nietzsche, T.S. Eliot, Leiris, Conrad, Bataille, mais la scénographie n'est pas assez confortable pour que les visiteurs s'y attardent.


Ils préfèrent s'amasser devant le passionnant documentaire où Bacon s'explique devant la caméra de David Hinton. L'encombrement est tel que je n'arrive pas à voir le cartel du diorama où Charles Matton a reconstitué en miniature l'atelier du peintre britannique.

vendredi 30 août 2019

Buchaorest


L'absurde règne à Bucarest, en tout cas d'un point de vue architectural. Des immeubles modernes côtoient des ruines, les rénovations alternent avec des effondrements, le monumental stalinien avec l'orient ou le modernisme du début du XXe siècle. Il y a des colonnes corinthiennes collées à des buildings des années 60 et de gigantesques terrasses impériales encore plus roccoco perchées sur leurs toits, probablement rêvées par les dignitaires du régime ceaușescuesque. Les trottoirs et les chaussées sont défoncées, des tuiles ou des briques risquent de vous envoyer au cimetière. Cela n'empêche pas certains quartiers de distiller leur charme avec leurs restaurants en appartements et les cafés sous des tonnelles de verdure. Le quartier historique de Lipscani et Stavropoleos est défiguré par les débits de boisson et les restaurants "typiques" qui débordent sur la chaussée, industrie touristique oblige, mais Icoanei, par exemple, est devenu très branché. Plus on monte vers le nord, plus c'est huppé, façon Neuilly ou Vincennes. À la périphérie les malls ont remplacé les commerces de proximité, comme partout hélas. C'est un peu comme les paysages urbains qui mènent des aéroports aux grandes villes, quasi identiques quelle que soit la longitude.


J'ai tout de même du mal à comprendre pourquoi on construit une église aussi imposante derrière l'ancien palais du fada devenu le parlement, si colossal que personne semble savoir qu'en faire. En avril 2010, alors qu'avec Antoine Schmitt nous présentions ici-même Nabaz'mob, notre opéra pour 100 lapins, dans le cadre du Festival Rokolektiv, j'avais photographié à peu près sous le même angle le parc depuis l'arrière du Palais (photo ci-dessous, zoom plus rapproché). Je me demande ce que les habitants de Bucarest ont gagné en dix ans ? L'herbe a brûlé. La poésie surannée du parc a laissé la place à un chantier informe pour satisfaire la piété des Roumains interdits de pratiquer leur religion sous l'ère dite communiste.


Nous avons mis vingt minutes pour contourner l'immense bâtiment (270 sur 240 mètres, 1100 pièces sur 12 étages, 45 000 m2 au sol et 350 000 m2 habitables) et accéder au Musée d'Art Moderne et Contemporain qu'il abrite.


Celui-ci aussi semblait en travaux, que ce soit intentionnel comme cela devient la mode de faire un accrochage comme si on était dans l'atelier du peintre, ou dans les salles elles-mêmes. Difficile de se faire une idée en ne voyant qu'une œuvre de chaque artiste. Aucune intention flagrante ne se dégage de l'ensemble, à l'image du chaos de la capitale. Idem au Musée d'Art Récent. On est très loin des villes et villages que nous avons traversés dans le nord. Et puis les couleurs vives des façades me manquent terriblement, sans parler de la forêt des Carpates !


Nous préférons errer au petit bonheur la chance et découvrir des images étonnantes comme ce lierre entrant par la fenêtre d'un immeuble cossu laissé à moitié à l'abandon. Les périodes fastes de l'Histoire laissent des bâtiments somptueux difficiles à entretenir aujourd'hui.
C'est d'ailleurs à Iconei que, sur les conseils de Dana, nous faisons du restaurant Zexe notre cantine ! Sa cuisine est celle des boyards, gastronomie de la Roumanie d'antan. Le coût de la vie dans ce pays est si bas qu'il nous permet cette fantaisie.
Hélas, comme partout sur la planète, les inégalités se sont encore creusées. Si la vie était impossible avant la révolution de 1989, il n'y avait néanmoins pas de SDF à Bucarest. Une extrême pauvreté côtoie maintenant l'arrogance d'une nouvelle bourgeoisie. La capitale expose ces douloureuses ambigüités et, même si nous sommes venus travailler et réfléchir à une utopie à la fois passée et future avec nos amies roumaines, notre statut de touristes n'arrange rien à l'affaire.

lundi 26 août 2019

Ruines d'une époque révolue


Nous avons dû montrer patte blanche avant de pénétrer dans la Section 7. L'usine chimique était incroyablement étendue, les bâtiments dispersés au milieu de la forêt. C'était probablement pour des raisons de sécurité, les accidents se produisant de temps en temps. Il suffisait d'un moment d'inattention, d'une cadence de travail trop soutenue, pour que la nitrocellulose explose et fasse ses victimes. Ci-dessus la tour où se fabriquait l'éther ! Notre guide nous avertit que nous sommes susceptibles de rencontrer un ours, mais nous ne verrons qu'un gros sanglier. Tout est à l'état de ruines. Quel projet pourrait bien investir le lieu ? Un musée ? Un centre artistique ? Avec la désertification des campagnes, on voit mal des promoteurs immobiliers s'y intéresser. En l'état, Viromet fait penser à un parc à thème dont nous serions les seuls visiteurs, aventuriers d'un jeu de rôles où nous serions confrontés à la nature...


Le dépôt ressemble à un temple perdu dans la forêt. Les stèles de ciment font penser à quelque cimetière d'un autre hémisphère. J'enregistre le son des débris de toutes sortes que nous foulons ici et là. Les murs des stockages étaient en briques pour qu'une éventuelle explosion les souffle. La déflagration devait être considérable pour que le plafond soit une dalle flottante capable de s'envoler ! Nous croisons l'ancien directeur venu se recueillir, nostalgique de ce qui est devenu une gigantesque friche.


Nous continuons notre visite en descendant dans le bunker de l'usine. Il y a des masques à gaz dans les musettes accrochées au porte-manteau. Des affiches en couleurs expliquent les dégâts produits par les armes biologiques, chimiques ou nucléaires. On peut y lire la liste des symptômes et celle des antidotes. Ou leur absence ! Je photographie des plans de bombes et j'enregistre le son des lourdes portes.


La chorba quotidienne et les Wiener Schnitzel attendront. Nous filons vers la station d'épuration des eaux en tentant d'éviter les nids de poule, spécialité de la région. Je lis NH3 sur d'immenses containers, c'est de l'ammoniac. Plus loin on fabriquait du méthanol. En empruntant un petit pont nous remarquons un ruisseau orange. De bassin en cuve, nous suivons tout le processus de filtrage de l'eau. Là aussi j'enregistre. J'ai besoin de bruits du réel que je mélangerai à mes machines ou à des instruments acoustiques. Parfois je partirai de ces références essentielles, parfois je me contenterai de fictionnaliser mon évocation d'un événement ponctuel. D'autres fois je serai contraint de réinventer le passé, ne pouvant capter une belle explosion. Une réinterprétation en studio fait ainsi germer la poésie du réel.

vendredi 26 juillet 2019

Birgé & Lemêtre à Château Perché


Sur la route des vacances je retrouverai Sylvain Lemêtre demain soir samedi à Château Perché entre 23h et 1h du matin. L'an passé j'avais déjà été programmé dans ce festival incroyable avec la platiniste Amandine Casadamont pour un set de trois heures non-stop. Chaque année les organisateurs choisissent un nouveau château entouré d'un somptueux parc de verdure. Se promener au milieu des onze scènes fait penser à une balade dans Blade Runner au Pays des Merveilles. Pendant quatre jours dix mille festivaliers y évoluent maquillés, déguisés, perchés, souriant et dansant.
Cette fois-ci le festival se tient au Château de Balaine à Villeneuve-sur-Allier, le plus vieil arboretum de France (déjà 200 ans), classé Jardin remarquable et Monument historique avec 3500 espèces et variétés de plantes. Presque tous les billets sont partis il y a six mois dès la semaine de mise en vente. Après Déferlante d'insectes et Les toges éphémères du paradis des deux premiers jours le thème de samedi est Et la luciole fut. C'est dire si la programmation électro sera lumineuse.
Parmi les 250 autres artistes, Sylvain et moi sommes humoristiquement signalés dans la catégorie "Je n'aime pas la techno" sous le Dôme Blanc consacré à l'expérimental, à l'ambient et au chill out ! Les organisateurs ne sont pas seulement éco-responsables comme on peut le lire sur leur site web, ils ont aussi un humour très à propos. Mon camarade percussionniste s'éclatera pourtant en fignolant des transes rythmiques tandis que je composerai des strates de matières mélodiques et harmoniques. Il aura le même ensemble de percussions que celui qu'il a utilisé pour l'album Chifoumi que nous avons enregistré avec le saxophoniste Sylvain Rifflet. De mon côté je serai majoritairement au clavier, mais j'emporte aussi mes Lyra-8 russe, Tenori-on japonais, Eventide H3000 et Roli américains, plus quantité d'instruments à vent d'un peu partout.
J'espérais recevoir à temps The Pipe commandée en Russie, mais l'objet est bloqué en douane depuis dix jours sans qu'on m'en avertisse. Il est probable que cet instrument électronique ressemble à une arme de Starship Troopers ou à une pipe destinée à une nouvelle drogue. La musique en est une pour moi en effet... Si je n'avais pas appelé Chronopost (filiale de la Poste et du groupe TAT) de mon chef, il serait reparti à Moscou. Décidément la poste est égale à elle-même !
Le lendemain matin je prendrai la route pour le sud, histoire de dire bonjour aux copains et copines qui ne montent pas si souvent à Paris, et à t(h)erme de se baigner en Méditerranée ! J'espère que d'ici là mon petit orteil aura retrouvé sa mobilité... En notre absence, Eric et Juliette s'occupent d'arroser les chats et câliner le jardin. Nous remonterons assez vite avant notre départ pour la Transylvanie, mais ça c'est une autre histoire ! D'ici là j'aurais récupéré ma Pipe, espérant en jouer en territoire roumain...

jeudi 25 juillet 2019

1, 2, 3, nous irons au bois


Tandis que je prépare mes prochains voyages vers Château Perché, le sud et la Transylvanie, j'écoute quelques jolis disques qui ne sortiront qu'à la rentrée. Serais-je d'humeur champêtre ? Comme il fait beau je mets leurs pochettes en situation comme j'aime les photographier de temps en temps plutôt que de les reproduire simplement.
Il semble que les quatre Toulousains de Pulcinella aient flashé sur un vieil orgue Elka à boutons d'accordéon au point que tous leurs morceaux aient été construits autour de cet instrument vintage aux possibilités très variées. Ça sautille, Ça s'amuse, Ça fait semblant et Ça marche. Le saxophoniste Ferdinand Doumerc, l'accordéoniste Florian Demonsant, le contrebassiste Jean-Marc Serpin et le batteur Pierre Pollet construisent des univers colorés rappelant les groupes pop inventifs français des années 70...


S'inspirant du Western, le flûtiste Jî Drû propose un jazz moderne très tendre où la voix est prépondérante. Pour ces évocations lyriques il s'est entouré d'Armel Dupas au piano Rhodes, Mathieu Penot à la batterie, Sandra Nkaké aux textures (?) et qui chante comme lui. Rien d'étonnant à ce que le saxophoniste alto Thomas de Pourquery soit invité, car l'on reconnaît le timbre blanc feutré des chansons de Supersonic. Là encore il y a de la pop dans l'air, planante et charmante.


Un orgue vintage pour les uns, le western pour les autres... De plus en plus de disques s'axent autour d'un thème, un prétexte canalisant l'imagination débordante des artistes ou l'offre exubérante des importations planétaires qui voyagent sans bouger de chez elles. Pour son nouvel album, Sylvain Rifflet, déjà influencé par la musique répétitive qu'on appelle aujourd'hui minimaliste, s'inspire de la musique médiévale des Troubadours qu'il marie à ses improvisations jazz. Fidèle au poste, Benjamin Flament rythme sobrement ces modalités tandis que le trompettiste finlandais Verneri Pohjola répond au saxophoniste ténor ou aux clarinettes de Rifflet. Celui-ci a bricolé un système pour contrôler au pied le bourdon, que ce soit à l'harmonium ou à la shruti box, version simplifiée de l'instrument à soufflet. La fiction équestre du compositeur se réfère ainsi à des troubadours des XIIe et XIIe siècles, d'Italie, du Limousin ou du Quercy. Les sabots de sa monture frappent la terre occitane asséchée par le soleil, les voix du passé sont inscrites sur ces chemins ou frisent le long des cours d'eau, mais les paons ne font la roue que si personne ne les regarde...

→ Pulcinella, Ça, cd BMC, dist. Socadisc, sortie le 20 septembre 2019
→ Jî Drû, Western, cd Label Bleu, dist. L'autre distribution, sortie le 18 octobre 2019
→ Sylvain Rifflet, Troubadours, cd sans que le label soit spécifié, sortie le 20 septembre 2019

mardi 18 juin 2019

Quel temps fera-t-il demain...


Lundi dernier l'empereur, sa femme et les petits princes sont venus chez moi pour me serrer la pince... Sauf qu'aucun d'eux ne se prend réellement au sérieux, ou plus exactement qu'Ella & Pitr forment un duo égalitaire qui ont fondu le style de chacun/e dans une signature commune à laquelle participent de temps en temps leurs deux jeunes enfants. Des affiches détourées et découpées comme jadis Ernest Pignon Ernest ils sont passés aux anamorphoses à la Georges Rousse avant de réaliser les plus grandes œuvres de la planète, peintures éphémères que l'on ne voit totalement que depuis l'espace ! Eux-mêmes utilisent un drone pour voir comment étaler les 1500 litres de peinture acrylique qu'ils pulvérisent en même temps que leur propre record, peignant la dernière en date sur le toit du Parc des Expositions à la Porte de Versailles, soit 25 000 mètres carrés. Elle représente une nouvelle géante, vieille dame pensive devant la futilité orgueilleuse des petites voitures roulant sure le Boulevard Périphérique parisien, un sac en plastique s'envolant polluer notre univers absurde... L'ont-ils appelé Quel temps fera-t-il demain... en référence au seul lien qui relie l'ensemble de ces automobilistes tournant en rond, les infos diffusées par FIP ?


J'étais donc tout heureux de leur montrer le bleu ciel sur lequel se détache maintenant Bientôt, le personnage qu'ils avaient peint tout en haut de ma façade. Leur empire n'est que celui de l'imagination et les deux petits princes facétieux étaient restés à Saint-Étienne où la famille Trapp des arts plastiques a élu domicile. Pour fêter leur venue à Bagnolet j'avais préparé un poulet à la grecque consistant à cuire au four cuisses et ailes immergées dans l'origan et le citron, recette familiale que je tiens de ma maman. Le dessert dont ils raffolent ne pouvait provenir que du plus célèbre glacier parisien auquel je suis maladivement abonné. Ils n'ont pourtant jamais encore travaillé sur ce support alors qu'ils préparent un nouvel emballage pour le chocolat stéphanois Weiss après le succulent blanc aux fruits rouges qu'ils ont orné d'un cœur qui s'envole !


Je ne pouvais partager les images d'Ella & Pitr avant la diffusion du reportage de TF1. Aussitôt l'embargo levé et lu le superbe article d'Emmanuelle Jardonnet dans le Monde dressant le portrait de ce couple d'artistes qu'on affuble "de rue", mais qui se moquent du street art comme jadis, disent-ils, le trio des Inconnus épinglaient le rap ! Cela n'empêche pas Loïc dit Pitr de m'indiquer le sulfureux Booba tandis que nous regardons les épatants clips d'OrelSan. Ella & Pitr critiquent essentiellement les fresques murales qui ne tiennent pas compte du contexte urbain... Leurs interventions tiennent toujours compte de l'espace social et géographique dans lequel se lovent leurs géants, souvent des laissés pour compte de notre société malade. Leurs personnages "énormissimes" n'étant pas visibles à l'œil nu le couple d'artistes prend de la hauteur sans en rajouter à la pollution visuelle qu'engendre entre autres la publicité. Entre ces encombrements et ceux des automobiles, véritable cancer de la ville, ils nous renvoient à notre condition humaine de fourmis dans l'immensité du cosmos, éphémérité n'empêchant pourtant pas le gâchis dont nous sommes les auteurs.


Comme on peut le voir dans le long métrage Baiser d'encre que leur avait consacré Françoise Romand et dont j'avais composé la partition sonore, l'univers pictural d'Ella & Pitr alimente leur quotidien autant que celui-ci les inspire. Leurs fantaisies narratives sont composées d'une vision critique du réel et d'une poésie de l'enfance qui s'interpénètrent au point de créer un réalisme poétique laissant deviner un imaginaire plus vrai que nature...

jeudi 30 mai 2019

Nabaztag, le retour


Ce n'est pas une blague. Le lapin connecté renaît de ses cendres. Pour Antoine Schmitt et pour moi, Nabaztag était resté d'actualité avec notre opéra Nabaz'mob pour cent de ces bestioles. Et pour les 150 000 acquéreurs du premier objet connecté destiné au grand public, né en 2005, l'icône de l'Internet des objets peut retrouver ses couleurs en 2019 grâce à un kit installable sur les anciens rongeurs. Olivier Mével, maman en chef de cette tribu lagomorphe, secondé par des anciens de Violet comme Maÿlis Puyfaucher (auteur des textes et la voix française) et les indépendants qui avaient travaillé sur l'original comme Antoine qui en était le designer comportemental, ou moi-même le designer sonore, réveille le clapier en novembre 2018 à l’occasion de Maker Faire Paris (le salon dédié aux “makers”). Une nouvelle architecture technique permet à Nabaztag de ne plus être dépendant de serveurs externes et donne la possibilité à toutes les personnes intéressées de contribuer à de nouvelles fonctionnalités, car l’ensemble du projet est Open Source.


"Un kit facile à installer sur un Nabaztag ou un Nabaztag:tag a été créé avec l'aide de la société Enero avec l'objectif de redonner vie à son lapin. Il permet de remplacer l’électronique de l’époque par une nouvelle carte qui utilise un Raspberry Pi (un petit ordinateur très populaire auprès des “makers”). Cette nouvelle architecture rend le lapin totalement indépendant. Il ne dépend plus de serveurs externes. Si l'Internet venait à disparaitre (remplacé par Facebook ou Compuserve par exemple), il continuerait à donner l'heure, faire son taïchi, dire des bétises et dispenser de précieux conseils de vie. Les services les plus emblématiques ont été re-développés par Paul Guyot (l’ancien Directeur Technique de Violet, fondateur de la société Semiocast) et une reconnaissance vocale effectuée sans serveur distant a été ajoutée. Beaucoup d'autres informations sont livrées sur le site de crowdfunding Ulule. Scrunch crunch !

jeudi 28 mars 2019

Le son sur l'image (35) - Flying Puppet, le WWW en peinture 4.6.1


Flying Puppet & Somnambules, le WWW en peinture

Ces questions concernant l’art et la manière, le rôle de chacun, sa part d’auteur, alimentent couramment nos discussions avec Nicolas Clauss. Il n’est pas facile de délimiter la quantité de travail de chacun, ni très sérieux de le comptabiliser en heures passées devant la machine. Le temps de la réflexion économise considérablement la durée de la mise en œuvre, le succès d’une œuvre collective dépend souvent d’un petit rien. Nous dépassons tous le rôle que nos fonctions nous assignent a priori, l’élaboration de nos pièces interactives étant le fruit d’un continuel aller et retour, fait de propositions, de critiques, de maturations, d’ajustements multiples. Si je définis un auteur par celui qui véhicule un monde propre à lui-même, un regard original doublé d’une mise en œuvre personnelle, je pense que la création collective peut obéir aux mêmes lois. Il est difficile de quantifier l’apport de chacun, d’autant que cet apport est double, le temps passé sur le projet proprement dit et celui qui lui est antérieur, où l’on s’est formé, où l’on a acquis connaissances, sensibilité, maîtrise, et qui ne demande pas de nouveau délai, du moins très peu, si on le compare à celui que requiert un novice ou un artiste bordélique ! Savoir qui est artiste ou ne l’est pas est une question très à la mode. Elle est induite par l’écran de fumée que les technologies dites nouvelles tendent devant nos yeux comme une toile dans laquelle plus d’un et d’une se sont englués. Les logiciels informatiques font prendre à nombre d’utilisateurs leurs vessies pour des lanternes, et alors, comme disait Pierre Dac, ils se brûlent. Il ne s’agit pas de savoir, je dirais même, bien au contraire. C’est la nécessité, l’urgence, le refus, l’utopie, la révolte, la morale qu’on se fabrique, qui font l’œuvre et définissent son auteur. Le pourquoi des choses est capital, comme la peine qui ne peut être abolie avec la loi. Il vaut mieux, parfois, être un génial ingénieur qu’un artiste de troisième catégorie. Les techniciens appliquent les désirs des auteurs, les artisans manient leurs outils avec virtuosité, les artistes sont souvent gauches et maladroits, tentant de donner au réel les allures d’un autre monde. L’art est une œuvre de l’esprit, fut-il inconscient ou naïf. Ceux qui l’appliquent sont des artisans. Il n’est pas non plus interdit de faire la navette entre les deux selon les projets. L’art appliqué existe souvent parallèlement, il est même couramment pratiqué pour les musiciens, habitués à se mettre au service d’autres arts. Un artiste est conditionné par l’univers qui l’entoure. Il réfléchit ce monde à travers un prisme déformant, retour à l’envoyeur d’une mauvaise balle, inutile de s’en plaindre après coup ! Ces questions sont plus cruciales pour les développeurs que pour le peintre ou le musicien. Comme il est d’usage de les appeler artiste peintre et artiste musicien, ceux-ci n’ont pas besoin de s’interroger sur leur statut social. J’insiste, persiste et signe : un artiste est défini par une morale ou une vision qui ne peuvent être que personnelles, libre à celui ou celle qui la consomme de la faire sienne, mais sa place est tout autre, spectateur, auditeur, visiteur, consommateur… L’art est critique et n’a rien à voir avec la mode, c’est même tout le contraire, ce qui justement explique qu’il perdure au-delà des effets de mode. L’art est l’expression d’une souffrance, d’un refus du monde tel qu’il nous est offert, il prend forme par refus de cette souffrance. Cela se passe en deux temps, inadaptation sociale suivie de la tentative d’y trouver une place viable. Faute de quoi, il n’y aura d’autres issues que dans la folie, la délinquance ou le suicide. Heureusement pour nombre d’entre nous, l’art, cette révolte, peut s’exercer dans l’allégresse, dans la résistance active et la persévérance. Car la seule chose qui « paie », c’est la durée. Même si vous faites de la merde aux yeux de certains, le fait d’en vivre depuis trente ans vous apportera leur considération. Le seul regret sera d’avoir été sans ne jamais être, du moins aux yeux et aux oreilles de vos anciens détracteurs devenus vos fidèles supporters ! L’artiste ne connaît justement que le présent, même s’il lui est douloureux. L’amnésie permet d’avancer, de se renouveler, de rester critique ; la biographie n’est qu’une assurance. Le futur est un leurre, une carotte tenue au bout d’un bâton. Qu’il est réconfortant d’avoir fait, qu’il est excitant de rêver à l’avenir meilleur ! En tout état de cause, je ne connais qu’aujourd’hui, ignorant si je serai là demain.

Long préambule, certainement très naïf aux yeux de certains, pour évoquer mon travail avec Nicolas Clauss. C’est pourtant bien le genre de nos conversations, qui parfois nous donnent matière à créer… Avant de se lancer dans la programmation, Nicolas était artiste peintre, il peignait de vrais tableaux, avec de la croûte, de l’épaisseur, objets collés, intégrés à la toile, lettres volées, photos jaunies, transparence des couches successives, mémoires anonymes, strates incompréhensibles des drames de chacun, parfois un cadre, le cadre. Déjà attiré par les ordinateurs, Nicolas découvre le CD-Rom Alphabet à une exposition organisée par ART 3000 au Forum des Images. Apprenant que c’est réalisé avec Director, il abandonne ses pinceaux pour le lingo, langage utilisé par ce logiciel de programmation. Il prend contact avec dadamedia, lie sympathie avec Frédéric Durieu qui lui apprend les rudiments de la programmation et me le présente. Passionné de musique improvisée et de nouvelles musiques, Nicolas possède depuis longtemps deux albums du Drame. Il me montre une sorte de remix sur trois écrans simultanés qu’il a fait de Machiavel en récupérant les médias du CD-Rom. C’est habile et original. Quelques mois plus tard, Nicolas quitte LeCielEstBleu, dont il est l’un des cofondateurs avec Fred et Kristine, pour monter son propre site, flyingpuppet.com, en avril 2001. Bosch est notre première collaboration, née de sa déception de ne pas participer à notre Jardin des délices. À cette époque, nous lui opposons qu’il n’est pas encore prêt pour assurer la direction artistique d’un projet de cette envergure. Le chemin parcouru depuis montre la vitesse à laquelle il a atteint ses objectifs. Son chef d’œuvre, De l’art si je veux, l’atteste : maîtrise esthétique, humour critique, analyse dramatique, appropriation du passé pour réaliser une œuvre totalement nouvelle. De l’art si je veux met en jeu le regard de jeunes gens sur l’art moderne, auquel ils prêtent leurs voix tandis qu’ils produisent du matériau iconographique s’en inspirant, images fixes et mobiles, pour qu’ensuite Nicolas les organise dans le style de chaque artiste réfléchi. Arman, Bacon, Basquiat, Ben, les frères Chapman, Duchamp, Munch, Spoerri sont passés à cette moulinette. Les choix ne se sont pas innocents, ce sont parmi les références fondatrices du travail de Nicolas. L’aspect le plus époustouflant de L’art est le regard aiguisé des participants de cet atelier, aussi essentiels que les œuvres qu’ils commentent, de l’art à l’état brut avec en toile de fond les réflexions de l’année 2004 et en finition l’intelligence picturale et l’émotion interactive de l’artiste responsable. L’installation que Nicolas réalise avec Jean-Noël Montagné à L’Espal est aussi réussie. L’obscurité d’abord nous aveugle. Dans une salle immense qui rappelle un planétarium sont exposées plusieurs tableaux projetés. On se dandine sur un fauteuil équipé de capteurs pour faire évoluer les visages de Bacon, on avance sur un proscenium en se tenant à une rampe pour voir tous les cris du Munch, le Duchamp est un terrain de football où l’on se repasse la balle… Les enfants s’en donnent à cœur joie, le spectacle est total.


Bosch pose les limites techniques que Nicolas s’autorisera longtemps : une boucle sonore sous chacun des quatre côtés du cadre, un son au centre. Dans le second tableau, résonne une boucle supplémentaire, monastique, lorsqu’on enfonce la souris vers le bas de l’écran. C’est simple, efficace. Je compose un mélange baroque de sons de synthèse et de voix pour une musique répétitive, genre que Nicolas affectionne particulièrement. Je suis moi-même fasciné par le travail de Steve Reich depuis la première heure. Clauss n’est pas développeur, son code n’arrive pas à la cheville de celui de Durieu, Schmitt ou Koechlin, mais il sait programmer ce dont il a besoin. Je me reconnais en lui. Je n’ai jamais su jouer d’autre musique que la mienne. J’accepte ses contraintes car je sais bien que ce n’est pas la technique qui fait l’artiste. Nicolas a un monde pictural qui lui est propre, antérieur à sa prise en main des machines. Il sera amusant de constater qu’avec le temps, il retrouvera le style de ses tableaux après s’en être écarté un moment, le temps d’appréhender sa nouvelle boîte à outils. Les couches de transparence vont faire réapparaître la croûte.
Pour Dark Matter, j’utilise les sons électroniques, et pour Résurrection, un orchestre symphonique virtuel, référence à mes amours malheriennes d’antan. Nicolas insiste sans cesse pour que j’utilise plutôt de véritables instruments acoustiques et des sons réels. Derrière le tiroir inaugure cette demande, même si j’avais déjà sonorisé ses Mini Paint et Typed Paint de petits sons d’interface discrets. Pour Dark Matter, les sons s’enchaînent en suivant les mouvements de la souris, des boucles se succèdent automatiquement, les touches fonctionnelles sont sonorisées. Pour Résurrection, c’est encore plus simple : une boucle de cordes à gauche, une à droite, les bois sous les clics de la souris. La musique de Moon Tribe comporte sept sons/pistes/boucles de percussion synchronisés avec chaque danseur, mais qui se décalent les uns par rapport aux autres selon le moment où l’on clique avec la souris sur chacun des danseurs.

Derrière le tiroir est un premier pas vers le rêve. En introduction, une petite boucle du hérisson qui marche, poupée retrouvée dans l’enfance du peintre, une bulle qui crève donnant l’indice d’où cliquer ici et plus tard. Le vent ou un train dans la nuit, je ne sais plus, à vous de choisir, sur lequel viennent se poser de lugubres oiseaux, des verrous, on frappe à la porte au-delà du bord cadre de droite, un chien aboie à gauche, parfois on entend des ricanements d’enfants. Le clic ouvre un tiroir : murmures, chœur d’hommes, une boîte à musique fait apparaître le tableau suivant, avec valse de François Baxas sur fond de bal. Le tiroir se referme tandis que tous les sons entendus se mélangent dans la tête du hérisson et que le bal s’éloigne. Retour à la case départ. Je commence à me mêler de ce qui ne me regarde pas, nous partageons les critiques sur les images comme sur les sons et la navigation. Chassé-croisé entérine l’idée de castelet qui était sous-jacente. Le hors champ devient un élément déclencheur des modules de Nicolas. Une sanza, piano à pouces africain fait de lames de métal pincées, et un erhu, violon vietnamien à deux cordes, se mélangent. Les boucles se succèdent comme on entraîne les personnages dans les coulisses à gauche ou à droite. Une voix d’homme et une voix de femme accompagnent les deux personnages de Bosch tandis qu’on glisse la souris vers le haut ou le bas. Les apparitions et disparitions de ce jeu de cache-cache déclenchent les sons et construisent la partition miniature. Un accord annonce le dramatique Massacre. Je m’inspire de l’Enfer du CD-Rom sur le Jardin des délices en partageant l’écran en quatre boucles vivaldiennes dont le mixage est réalisé par la place du curseur, question de dosage. Au centre, sont déclenchés des bruits de bataille, cris, chevauchées, lames entrecroisées, tandis que le clic produit un bruit de drap déchiré et réverbéré. En découvrant le module muet, j’ai tout de suite pensé à la Saint Barthélemy alors que Nicolas avait Duchamp à l’esprit. Nous commençons à nous entendre réellement, la complicité prend forme. Pour Sorcière, j’utilise la messe que Bernard Vitet a enregistré à Saint Nicolas du Chardonneret, le fief des intégristes, et qu’il diffuse à l’envers, ainsi que des flammes ralenties et des rires féminins diaboliques. Aux entrées et sorties de champ de L’étranger, je joins un rythme lent ostinato, des percussions jouées sur ma bicyclette et une flûte japonaise, rencontre improbable d’un cycliste en canotier du début du siècle et d’une geisha avec ombrelle. Travelling est accompagné par un triple piano, programme qui me permet de jouer simultanément du piano, un autre retourné mais en quarts de tons, et le troisième accordé modalement. Le mixage de boucles s’effectue en se promenant dans l’image, souris appuyée pour y zoomer. Pour Nicolas, c’est l’entrée dans le monde de la vidéo, dont il va trouver la place déterminante avec Dervish Flowers, en l’incrustant à l’intérieur de ses tableaux.


Pour moi aussi, Dervish Flowers marque un tournant, peut-être parce que Nicolas finit par y programmer une mélodie interactive qui se construit lorsqu’on caresse les fleurs, ou bien est-ce ma palette sonore qui devient plus homogène ? Les cinq boucles musicales se succèdent et évoluent chaque fois que les danseurs disparaissent du cadre. C’est une nouvelle phase de notre collaboration qui débute, plus affirmée dans ses choix esthétiques, avec l’entrée de la vidéo me permettant d’avancer en terrain connu. J’y suis plus à l’aise qu’avec la peinture ou le code. Les mêmes principes régissent Ulchiro : recomposition des mouvements des danseurs image par image à partir de vidéos, boucles musicales invariables sur lesquelles viennent se superposer des séquences de sons qui s’enchaînent aléatoirement. Détournement est de la même eau, chorégraphie pirate qu’on prend en main comme un jeu de ping-pong en construisant de toutes petites boucles vidéographiques, tandis que Jazz permet de mixer un quartet, sax, piano, contrebasse, batterie, et d’ajouter accords et trompette sous les clics de la souris. Avec Jean-Jacques Birgé by himself, Nicolas me propose de réaliser mon autoportrait à quatre mains. Je lui fournis les images et les sons, il les met en scène. Je pioche quelques bribes orchestrales dans mes disques, joue de ma flûte préférée, on entend ma fille chanter, lorsqu’on clique viennent s’ajouter des phrases prises dans la radiophonie de Zappeurs-Pompiers 2 : « nous cherchons toujours le bonheur, nous encodons tous les objets, jets de pierres contre grenades lacrymogènes, on s’arrête là si vous n’avez pas eu le temps de noter, vous avez souri quand c’est passé à l’image, pourquoi ?, les terroristes ne regrettent rien, miracle l’image apparaît… » Les sons et les images apparaissent lorsqu’on sort du cadre en haut et en bas. Pour Avant la nuit, nous enregistrons la voix de Pascale Labbé et la flûte zavrila de Jean Morières dans leur cuisine du Gard ; remonté à Paris j’ajoute la contrebasse. Je cherche chaque fois une ambiance particulière, adaptée aux images de Nicolas. Souvent, nous ne découvrons l’objet que lorsqu’il est terminé. Nous en cherchons ensemble le titre. Nicolas trouve une astuce pour sonoriser interactivement les loaders qui font patienter l’utilisateur pendant que les modules se chargent dans la mémoire vive de la machine, il découpe un son en petites tranches qui sont jouées en ordre aléatoire.

Dans la gueule du loup est créé à partir d’essais réalisés avec sa nouvelle caméra : le chat n’arrête pas de râler pendant qu’on peut jouer du balafon, du clavecin ou de bizarres frottements, en promenant la souris sur les lames de bois, le choix de l’instrument s’exerce dans la verticalité du tableau ; il faut toquer un certain nombre de fois à la porte pour la faire céder et que le félin apparaisse, un pas en avant pour ses rugissements, un pas en arrière pour entamer le clavecin… On retrouve là des constantes, le castelet, des déplacements de sens, transpositions d’échelles, la marionnette du loup qui frappe dans ses mains, qui dévore-t-elle en coulisses ? Dans Pénélope, les vagues, le vent, les voiles qui claquent, les cordages qui grincent, les plaintes des marins, le chant des sirènes sont toujours générés par les entrées et sorties de champ, ou en gardant la souris appuyée. Pour chaque module, le jeu consiste à composer un imaginaire sonore qui colle avec l’image sans être illustratif, et techniquement, à s’appuyer sur les lois qui régissent déjà l’image. Il faut que je comprenne d’abord la navigation pour connaître les limites qui me sont a priori imposées. Ensuite je me laisse aller à rêver, en tentant de ne pas fermer l’interprétation pour que chacune et chacun puissent à son tour se l’approprier. Je vois Jumeau Bar et Heritage comme des documentaires. Pour le premier, situé dans un café à la campagne, Nicolas me demande des sons réalistes qui soient sémantiquement décalés par rapport à l’action mais synchrones. C’est une longue boucle vidéo qu’on peut découper en petites boucles en laissant aller la souris vers la gauche ou la droite. Les sons changent selon la direction de lecture du film. Avec le second, il m’envoie des extraits des discours des présidents Bush, père et fils, pour que je les choisisse et leur donne un sens. J’ajoute la voix des GI américains qui comptent, 1, 2, 3, 4, une respiration profonde et angoissée, des battements de cœur et les balbutiements d’un bébé, le son des puits de pétrole et une cavalcade de chevaux, afin de révéler la névrose du fils à travers les propos partagés avec son père à quelques années de distance.


Le dernier module que nous réalisons au moment où j’écris ces lignes est inspiré de la scène de la douche de Psychose. Je suggère à Nicolas de nous échapper de la terreur du film d’Hitchcock et de n’en conserver que son aspect érotique, voire de l’exacerber. Son traitement graphique surexposé me donne l’idée de sonoriser chaque plan du film avec du papier et les instruments de dessinateur : crayon, gomme, taille-crayon, etc. J’ajoute quelques murmures dont il est difficile de dire s’ils sont dus au plaisir ou à la souffrance, et de longues boucles musicales d’orchestre les plus légères possibles, comme suspendues à un fil…

mercredi 13 mars 2019

3. Les objets connectés, des robots dans nos maisons ?


Ce troisième épisode de notre série sur le fonctionnement des nouvelles technologies dans le cadre du programme des SNT à l'usage des classes de seconde décrit comment fonctionnent les objets connectés. Dès 2005 j'avais participé avec Antoine Schmitt à l'un des premiers de ces objets, le lapin Nabaztag qui délivrait quantité de services comme la météo, les embouteillages sur le Périphérique, la qualité de l'air, la bourse, les actualités, nos propres courriels, etc. Pourtant, ce que je préférais était l'expression de ses humeurs et ses exercices de taï-chi ! Mais cela c'est du domaine des objets comportementaux... Nous avions ensuite perverti l'objet en créant l'opéra Nabaz'mob pour 100 lapins !


C'est toujours très amusant pour moi de sonoriser ces petits films. Je commence par noter ce qu'il faut souligner ou animer par le son. Ensuite je place ceux que j'ai déjà utilisés dans les épisodes précédents. Mais avant tout cela j'ai circonscrit mes timbres à une charte sonore, un cadre de timbres qui donnent sa couleur à l'ensemble de manière à caractériser le projet sans partir dans tous les sens. L'étape suivante est donc de fabriquer les sons manquants. Je les classe en fonction de l'origine de l'enregistrement, ceux qui proviennent de ma sonothèque, ceux qui sont générés par mes machines électroniques ou ceux que je bruite ou que j'enregistre avec ma bouche, etc. Quand tout est en place, je mixe l'ensemble en dosant le volume de chacun. Ici Nicolas Le Du met une dernière touche au montage en les mixant avec les voix de Sonia Cruchon et Guillaume Clemencin.

jeudi 7 mars 2019

Le son sur l'image (32) - LeCielEstBleu, du Zoo à ... 4.5.1


LeCielEstBleu

Le CD-Rom d’auteur, puis le CD-Rom culturel, perdant donc avec dommage leur crédit auprès des éditeurs, la suite se passe sur Internet. On abordera plus loin comment les choses pourraient évoluer dans l’avenir. En 2001, je rejoins Frédéric Durieu qui vient de créer le site LeCielEstBleu avec Kristine Malden et le peintre Nicolas Clauss. Le métier de développeur est l’authentique nouvel apport au monde de l’audiovisuel. La musique, le cinéma et les arts graphiques existaient, mais c’est l’ajout de l’interactivité qui fait révolution. Il s’agit de programmer le moteur qui va permettre à tous les médias de fonctionner ensemble, et au niveau d’un Schmitt ou d’un Durieu, l’interactivité élève l’algorithme au niveau des autres modes d’expression. Ce ne sont plus des techniciens, mathématiciens brillants, mais des partenaires de création à part entière.

Pour une meilleure compréhension des œuvres qui vont être évoquées ici, il est conseillé d’aller chaque fois sur le site référent et de jouer avec les modules dont il est question en suivant les commentaires dévoilés (vœu pieu, 15 ans après avoir écrit ces lignes, alors que tout ce patrimoine a disparu dans une obsolescence programmée vendue sous le nom de progrès).

Le premier module que Fred et moi créons sur LeCielEstBleu est Flying Giraffes. Le succès est immédiat, des centaines de milliers d’internautes vont affluer sur le site. D’autres animaux suivront pour constituer le Zoo : Lucanus Cervus, Mosquito, Penguins, Equus. J’ai voulu sonoriser les mouvements des girafes avec un seul instrument, une percussion africaine appelée lala, de larges rondelles de bois qui s’entrechoquent sur un axe : léger lorsque marchent les girafes, rythmique de danse africaine lorsqu’on les attrape, déglingué lorsqu’on les relâche, un petit choc synchrone à l’atterrissage. J’ai dû ajouter une grappe de grelots ralentis lorsqu’on les fait voler dans le ciel.


Le deuxième animal à se laisser martyriser est un gros scarabée, le Lucanus Cervus. Je dis martyriser à dessein : Fred a été terriblement blessé d’apprendre qu’il n’avait pas obtenu de prix au Transmediale de Berlin à cause de la maltraitance exercée sur les animaux de notre Zoo. Lui qui ne ferait pas de mal à une mouche ! Ne supportant plus les villes, il vit dorénavant à la campagne où il peut enfin passer du temps couché dans l’herbe à photographier plantes et insectes, à cueillir des champignons et à cultiver son jardin. Même si notre scarabée a le don de réincarnation après avoir volé en éclats, il est certain que ces jeux ne sont pas innocents. Ils évoquent parfois la cruauté de l’enfance. Je sonorise le scarabée avec des sons de synthèse lourds et inquiétants pour lui donner des allures de machine de guerre. Son pas est martial, sa volte-face agressive. Un petit son de plus si on s’en saisit. On peut jouer une mélodie de cordes grave et dramatique en le promenant sur l’écran blanc. Au relâchement de la souris, les quatre vingt quinze parties du corps animé se répandent au son d’une explosion pesante et métallique.


Je sonorise le moustique, Mosquito, avec ma bouche, bruits de lippe narquois transposés à des hauteurs aléatoires. Un son de marais travaillé électroacoustiquement crée un univers imaginaire. Une goutte d’eau hors champ fait exister l’étang lorsque chute un moustique. Pour les pingouins, je cherche des sons réalistes qui collent à la chromo carte postale de l’image, mais je ne peux résister à l’envie d’accentuer l’humour de la scène en jouant moi-même le rôle d’un d’entre eux lorsqu’on l’attrape et l’immobilise dans les airs. Tous les animaux du Zoo obéissent à la même règle, il faut les attraper au vol.


Même les chevaux d’Equus se manipulent comme des pantins, mais cette fois la musique est ridiculement emphatique : une boucle de boléro tourne en fond, des percussions rythment leur pas, des cuivres soulignent leurs cabrioles, des cloches ponctuent leurs figures, et le bruit de leurs naseaux rappelle leur chair. La plupart des sons du Zoo sont générés par les mouvements de la souris : clic, relâchement et déplacement… Frédéric Durieu a une manière bien à lui de programmer ses modules. Comme pour Alphabet, il se débrouille toujours pour que les objets s’animent même si l’utilisateur est inactif. Cet aspect génératif de sa programmation remplace ainsi astucieusement une « aide » en montrant l’exemple. De plus, il y a chez lui une élégance dans la jouabilité : une navigation réussie ne devrait pas susciter de recherche laborieuse pour comprendre ce qu’on a à faire, tout doit être évident pour éviter à l’utilisateur les tâtonnements fastidieux et lui permettre de se laisser aller, à jouer tout simplement.
Les animaux du Zoo ont conduit Frédéric Durieu à créer un outil, muet, qui offre à chacun d’animer ses propres pantins, ils ajoutent une femme, une araignée de mer et, surtout, un pupitre de commande qui permet d’agir sur tous les paramètres de PuppetTool.
Un soir de désœuvrement, je propose à Fred de sonoriser son cinétique Moiré, réalisé quatre ans auparavant. En superposant les deux disques composés de cercles concentriques on déclenche quatre boucles sonores qui s’empilent au fur et à mesure que les cercles se confondent, avec crescendo progressif de chaque couche sonore : un son aigu avant que les deux disques ne se rencontrent, un moteur d’hélicoptère quand ils commencent à s’interpénétrer, des cordes lorsque les circonférences touchent les centres, une déflagration de percussions à l’instant où les centres se superposent. L’effet cinétique m’ayant fait penser au générique de Vertigo d’Alfred Hitchcock, dessiné par Saul Bass, j’eus l’idée de cette tension musicale très inspirée par le compositeur du film, Bernard Herrman.


Même protocole avec Week-End. Fred m’envoie par mail le module muet : des oiseaux dans le ciel composent des figures en étoiles en fonction des mouvements de la souris. La scène s’inscrit dans un cadre noir circulaire, comme à travers une lunette télescopique. Trouvant la narration trop gentille et trop simplette, je propose de la sonoriser avec un contre-champ d’accidents de voitures et de sirènes que la transposition de hauteur (pitch) indique de police, de pompiers ou d’ambulance. Il n’y a toujours que quatre petits fichiers sons : l’ambiance ville, une sirène, un coup de frein, un accident… Mais cette fois, aucune interactivité ne les guide, la partition sonore est totalement aléatoire. Je m’inspire encore du cinématographe, ici Che cosa sono le nuvole ?, le court-métrage de Pier Paolo Pasolini, et Crash de David Cronenberg. Dans le premier, les marionnettes d’Othello et Iago jouées par Toto et Ninetto Davoli, lapidées par la foule, se retrouvent jetées à la décharge ; les deux pantins couchés sur le dos découvrent, émerveillés, ce que sont les nuages ? Le second met en scène des accidents automobiles… Mais ce qui me plaît ici, c’est le potentiel d’interprétations que la scène recèle. Chaque fois que j’ai montré ce petit module en public et que j’ai demandé aux spectateurs ce qu’ils ou elles avaient imaginé, j’ai entendu autant de versions qu’il y avait de témoins !

Les trois modules musicaux de Time obéissent à des lois radicalement différentes. L’interface de Big Bang consiste à simplement agrandir deux rectangles, l’un compris à l’intérieur de l’autre et en poussant les bords. La symphonie électroacoustique personnelle à chaque manipulateur que ces mouvements déclenchent au fur et à mesure que grandissent les rectangles est une évocation chaotique de la création du monde. Ce module ouvrait le pilote de notre projet d’adaptation du Jardin des délices de Jérôme Bosch sur CD-Rom. Les parallélépipèdes noir et le blanc sont censés représenter la matière et l’anti-matière qui se frottent l’une à l’autre jusqu’à produire le petit résidu qui sonna notre origine ! Dans le passé, j’avais plusieurs fois tenté de parvenir à ce résultat musical sans en être satisfait, une improvisation agissant sur de grosses masses orchestrales. Frédéric Durieu m’offre cette fois de réaliser mon rêve. Je lui livre quatre banques de sons : cinq fichiers de cuivres, cinq de percussion, cinq de sons électroniques et treize extraits radiophoniques. La position de la souris sur l’écran joue le rôle de mixeur pour les trois premières catégories de sons tandis qu’on la promène en roll over. On peut activer et désactiver les cuivres en cliquant. Les citations radiophoniques se déclenchent quand les rectangles reprennent leur taille initiale. Au lancement du programme, les sons sont transposés dans le grave, mais plus on joue avec Big Bang plus la transposition s’opère vers le haut, jusqu’à totalement disparaître dans le spectre ultrasonore.


Le deuxième module de Time est également issu du Jardin des délices, réalisé avec la graphiste Veronica Holguin. Forever produit une musique répétitive infinie, différente à chaque redémarrage : un choix aléatoire de cinq instruments s’effectue parmi onze possibles, ainsi que la tonalité, le tempo, le mode binaire ou ternaire. Ensuite, cet hommage à Steve Reich évolue tout seul grâce à un système programmé d’élisions et d’additions de notes, de règles strictes (les combinaisons rythmiques évoluent toutes les huit mesures) et de choix aléatoires (la hauteur des notes). Les cinq instruments distribués dans l’espace stéréophonique sont des percussions à clavier (marimbas, celeste, cloches tubulaires), des bois (flûte, cor anglais, clarinette basse, basson), des cordes pincées (pizzicati). Ce sont tous des instruments qui supportent d’être courts et dont le clonage est moins pénible que des cuivres ou des cordes frottées. Au bout de quelques minutes, de nouveaux instruments remplacent les premiers. Toutes les notes ont la même longueur et s’enchaînent les unes derrière les autres. Nous avons dû ajouter un silence de la même durée pour créer des rythmes, et ajouter sans cesse de nouvelles règles pour que la musique finisse par nous plaire, en rééquilibrant les basses et le reste, en accélérant certaines progressions, en évitant les répétitions malheureuses, en changeant de tonalités toutes les trente deux mesures, de tempo toutes les quarante huit, et tutti quanti. Il y a vingt-quatre notes par instrument, soit deux cent soixante-cinq sons. Les touches numériques de 1 à 0, commandes secrètes destinées aux présentations en public, permettent de fléchir un peu le système musical : 0 remet tout à zéro, 1 monte l’ensemble d’un demi-ton, 2 passe en binaire, 3 en ternaire, 4 change les cinq instruments en cours, 5 à 9 correspondent au changement de tel ou tel instrument situés dans la stéréo. Pendant que la musique évolue toute seule, les libellules dessinent des étoiles qui elles-mêmes se transforment sans cesse, et ce grâce à une erreur programmée, l’arrondissement à la décimale supérieure de l’algorithme concerné.



Le premier module de Time, Big Bang permet d’improviser en promenant la souris sur l’écran, le second, Forever, est musicalement génératif. Pour le troisième, PixelbyPixel, chaque pixel de l’écran propose une combinaison musicale différente, soit 1024x768 = 786 432 possibilités qui, chacune, varient dans une infinité de propositions ! On improvisera, comme pour le premier, une musique électroacoustique en promenant la souris, mais cette fois, ce n’est pas le mouvement qui est important mais la position, abscisse et ordonnée. Les deux éléments de l’algorithme sont la distance de la souris avec le centre et l’angle ainsi formé. Ces spécifications m’ayant été préalablement fournies, j’envoie vingt-deux percussions mono dont un piano (sur cinq des huit pistes disponibles), trente-six boucles stéréo sur toute l’étendue possible (trois pistes), et quatre sons de passage mono. Je dis « j’envoie » car nous correspondons à la fois par mail (sons et règles) et par téléphone (explications et ajustements). Nous avons, depuis, ajouté à cette panoplie une petite caméra vidéo qui nous permet de communiquer en visioconférence. La base de cette œuvre musicale est constituée des boucles stéréo, sons électroniques créés sur un synthétiseur–échantillonneur que j’ai préalablement programmé avec mes propres sons, et qui sont répartis autour du centre en trente-six zones comme des parts de tarte. Les boucles sont transposées dans le suraigu lorsque la souris s’approche du centre et dans l’extrême grave en se rapprochant des bords du cadre. Leur durée étant proportionnelle, plus on s’éloigne du centre, plus la boucle est longue. La hauteur des percussions s’appuie sur la règle inverse : plus on s’éloigne du centre plus elles sont courtes et nerveuses. Leur tempo et leur rythme sont donnés par un algorithme complexe qui s’appuie sur une combinaison binaire de 0 et 1, toujours suivant la position de la souris, abscisse et ordonnée. On peut supprimer les percussions pendant un moment avec la touche espace. C’est particulièrement intéressant lorsque l’on joue très près du centre. Pour chacun des modules musicaux que je compose, j’aime laisser une part de découverte et d’invention au joueur, que l’espace de transgression soit préservé !


De son côté, Fred répond en ajoutant sans cesse de nouvelles règles, certaines n’agissant parfois qu’après une durée de jeu conséquente. Soudain de nouveaux sons apparaissent en même temps que les objets animés adoptent de nouveaux et surprenants comportements. C’est par exemple la cas de l’iMac Show, un iMac qui fait des pirouettes comme la lampe de Pixar mais en réagissant aux titillements de la souris et à son humeur du moment ! Je définis avec Fred la liste des adjectifs caractérisant chacun de ces comportements, puis j’enregistre ma voix en tâchant de conserver la légèreté du graphisme et l’élégance des mouvements tout en cherchant à humaniser notre timide iMac. Je devrais écrire cabotiner tant il fait penser à un petit chien. Nous faisons de petites transpositions pour gommer l’aspect trop mécanique et panoramiquons la cinquantaine de sons suivant la place de l’objet. Mon travail ressemble ici plutôt au bruitage de dessin animé qu’à de la musique interactive, contrairement au module Free Zerpo que nous réalisons pour le site Internet de Nike.


Cette fois, chaque lettre du clavier de l’ordinateur correspond à une figure acrobatique d’un danseur et à une boucle sonore qui l’accompagne. Je place cinq boucles rythmiques sur les lettres en bout de rangée et une sixième, un break, sous la barre espace. Le passage d’une boucle à une autre est camouflé par un son de passage, il y en a cinq tirés en aléatoire. Les vingt et une lettres restantes sont superposées à ces rythmes. Certaines obéissent à des lois exceptionnelles comme de ne jouer qu’au contact du sol plutôt qu’à la frappe sur la touche, une autre le fait se tortiller jusqu’à ce qu’on la relâche… Lorsque l’on attrape le danseur, une nouvelle banque de cinq sons, tirée parmi trois possibles, se superpose pour composer une mélodie aléatoire, tantôt cordes frottées, tantôt xylophone, ou petits bruits bizarres.



De nombreux projets ne virent jamais le jour, comme toujours, essais abandonnés en cours de route, faute d’une conception erronée ou d’un manque de subsides. Il en est ainsi de Loopy Loops, tentative avortée de musique infinie composée avec Bernard Vitet à partir d’un système cellulaire, ou Le Jardin des délices resté à l’état de pilote. Je regrette beaucoup le Jardin proprement dit, où poussaient plantes, fleurs et champignons aux formes plus que suggestives, vulves et phallus suggérés par ces photographies de nature prises en forêt et dans les champs. Le rythme variait chaque minute tandis que des flûtes mélodiques accompagnaient les apparitions, on entendait les herbes écartées, les caresses portées aux fleurs généraient des râles de plaisir. Les rythmes de cette forêt d’émeraude y étaient moites, les flûtes si calmes qu’elles nous laissaient respirer à notre tour… Dans L’Enfer du Musicien, défilait l’histoire de la musique pendant qu’un eugénisme imbécile et cruel résolvait avec terreur la question démographique.


Planète Circus est le dernier CD-Rom resté à l’état de pilote : belle interface qui évoluait au gré de la météo et numéro d’équilibre sur un fil avec flopée d’animaux savants.

P.S.: relisant ce que j'ai écrit en 2005, je suis totalement dépité que toutes ces créations aient disparu dans la faille de l'obsolescence programmée. Certaines fonctionnent encore sur un vieil iBook blanc que j'ai pieusement conservé et qui m'a permis de réaliser les captures-écran, mais il me lâchera un jour comme toutes mes machines. Je n'ai aucune trace d'autres comme le danseur de Free Zerpo et ma collection exceptionnelle de CD-Rom dort au grenier...

Précédents chapitres :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles / Au cirque avec Seurat / Casting / Musique originale ou préexistante / Bruitages et un peu de technique 1 / 2 / Le synchronisme accidentel / La musique interactive
III. Un drame musical instantané : Un drame musical instantané / Un collectif / Des films pour les aveugles 1 / 2 / L'image du son / La nouvelle musique du muet / Rien que du cinéma ! 1 / 2
IV. L'auteur multimédia : L'auteur multimédia / Carton / Machiavel / Alphabet, la poésie interactive / LeCielEstBleu, du Zoo à...

À suivre :
LeCielEstBleu, La Pâte à Son / Flying Puppet, le WWW en peinture / Somnambules / Les Portes, vers de nouvelles interfaces...

mercredi 6 mars 2019

Loro, triste et pitoyable pouvoir


Suis-je passé à côté ou la presse française a-t-elle fait l'impasse sur le dernier film de Paolo Sorrentino ? Les médias intellos ont pris l'habitude de lui cracher dessus sans que j'en comprenne la raison, un peu comme sur Yórgos Lánthimos dont La favorite ne casse pas trois pattes à un canard, mais dont Canine est un des meilleurs films des dix dernières années. Tenter de réconcilier cinéma populaire et l'art et essai est pourtant une démarche louable. Idem avec Sorrentino dont sa série sur un jeune pape m'avait plus qu'ennuyé alors que tous ses longs métrages m'ont passionné tant par la recherche plastique que par la manière d'aborder ses sujets, depuis L'uomo in più jusqu'à Youth, en passant par Les conséquences de l'amour, Il Divo, This Must Be The place et La Grande Bellezza. Surprise donc de découvrir que Loro, traduit en français Silvio et les autres, est sorti fin octobre sans que je m'en aperçoive ! Étais-je simplement trop occupé par des questions d'intendance ?


Dès son ouverture buñuelienne il est clair que le film de Sorrentino sur Silvio Berlusconi n'est pas un biopic plan-plan, pâle reconstitution fantasmée d'une réalité simplifiée. Un agneau pénètre dans le salon d'une villa luxueuse, hypnotisé par ce qui ressemble à une machine à air conditionné dont la température tomberait à 0°, stupeur et tremblements... Loro est un portrait en creux, d'abord parce que c'est le regard des autres qui fait question, ensuite parce qu'on a rarement vu au cinéma un personnage aussi triste et pitoyable que ce séducteur qui ne rêve que de pouvoir. Nos représentants de commerce qui font office de présidents de la République comme Sarkozy ou Macron ne lui arrivent pas à la cheville lorsqu'il s'agit de faire illusion. Pendant cette période entre deux mandats où "Il Cavaliere" s'ennuie à mourir, Loro apparaît comme une sorte de cocktail mêlant Fellini, Antonioni et Rosi. Autant dire que Sorrentino, as du montage avec illustrations musicales toujours aussi remarquables, est le digne héritier d'une époque où le cinéma italien était florissant.
Il choisit de montrer la vacuité du pouvoir au travers des soirées bunga bunga dont le sexe est le moteur, obsession partagée par quantité de personnalités politiques. Le président-entrepreneur, devenu le plus riche d'Italie, n'est qu'un pauvre type comme les personnages de la jeunesse dorée américaine que dessine Bret Easton Ellis dans ses romans. Deux fois dans le film un proche lui dit ses quatre vérités. Au lieu de montrer un démiurge arrogant et terrible, Sorrentino révèle un être misérable, éternel insatisfait, comme le sont la plupart des malades qui nous gouvernent. Le cinéaste souligne les motivations minables de ces hommes assoiffés de pouvoir qui partagent les mêmes fantasmes et les mêmes méthodes pour les réaliser, plus ou moins bien. C'est là que Berlusconi les supplante, car nos représentants hexagonaux ne sont que des marionnettes entre les mains des riches financiers ; ce ne sont que des hommes de main alors qu'il s'est construit un empire grâce à l'immobilier et la société du spectacle portée à son comble.
Si la version diffusée en France dure deux heures et demie, que représentent les trois quarts d'heure coupés dans la version italienne en deux parties ? Toni Servillo interprète parfaitement ce sourire figé par la chirurgie esthétique. Tout n'est que de surface. Le luxe qui s'étale sur l'écran en devient irrémédiablement pornographique, adjectif qui sied parfaitement aux pratiques obscènes de nos pseudos démocraties.

mercredi 27 février 2019

Le son sur l'image (30) - Machiavel 4.3


Machiavel, scratch vidéo interactif

En 1998, l’œuvre suivante, réalisée en collaboration avec Antoine Schmitt, est le complément audiovisuel de l’album d’Un Drame Musical Instantané, Machiavel. Il s’agit d’un scratch interactif de cent onze boucles vidéo. Chaque très courte boucle, de 0,5 à 4 secondes, affectée de son propre son, réfléchit tout ce qu’il y a de plus beau ou de plus terrible sur notre planète. Au départ, nous souhaitions faire une relecture poétique du Monde Diplomatique, regarder la Terre vue de la Lune comme filmée par un touriste extra-terrestre à qui l’on aurait confiée une petite caméra japonaise ! Qu’en reste-t-il ? Je ne sais pas. Du fait que la boucle sonore n’a pas tout à fait la même durée que la boucle vidéo, naissent des synchronisations mouvantes, multipliant les effets de sens. Synchronisme accidentel, quand tu nous tiens ! L’effet répétitif de la boucle produit une sorte de zoom psycho-acoustique dans le son comme dans l’image. Les vidéos abordant les thèmes les plus attractifs à l’espèce humaine (sexe, mort, argent), une bascule s’exerce parfois, suggérant au joueur que Machiavel s’adresse directement à lui, d’autant qu’Antoine en a fait un objet comportemental qui réagit au plaisir et à l’ennui. Nous l’appelons l’effet clébard : si on ne s’occupe pas bien de lui il vient coller son museau le long de notre jambe, si cela ne suffit pas il pose sa patte, excédé il ira jusqu’à nous lécher la figure. Il s’habitue au joueur, il le sollicite si celui s’arrête, il copie son comportement, il insiste et puis finit par aller se recoucher dans son panier ! Antoine ajoute : « plus qu’interactif, Machiavel est un objet physique. Il est impossible de ne pas le manipuler car tout mouvement de la souris l'influence. On est immédiatement et irrémédiablement dans son univers. C'est l'apport fondamental de la programmation comme matériau. Une des premières œuvres d'art programmé. » Machiavel se comporte donc différemment face à des gestes lents ou rapides, tendres ou brutaux. Les placides contemplent les vidéos les unes après les autres. Les jeunes gens et les DJ zappent comme des malades ! Certains comportements permettent de l’apprivoiser, d’autres le contrarient. Mais qui manipule qui ? Machiavel était annoncé pour un Power PC 100 MHz ou un Pentium 100 avec Windows 95. Avec le temps et la vitesse des processeurs, l’aspect comportemental est devenu plus capricieux. Pour en goûter tout le fruit, il est recommandé d’y jouer plutôt sur d’anciennes machines. Encore heureux que cela fonctionne toujours… Nombreuses œuvres de l’âge d’or du multimédia ne s’ouvrent déjà plus sous aucun système récent. L’incompatibilité cyniquement contrôlée des anciens supports chassés par les nouveaux lorsque le marché arrive à saturation laisse entrevoir un désastre culturel dans la mémoire de l’humanité. Il est plus difficile d’entretenir ou reconstruire les appareils électroniques que les systèmes purement mécaniques. Dans quelques années y aura-t-il encore des machines pour relire ce que nous aurons produit, enregistré, filmé, imprimé ? Dans combien d’années les fichiers s’effaceront-ils d’eux-mêmes ? Le livre a résisté au temps, mais cette course délirante à ce qu’il est coutume d’appeler le progrès, ces fantastiques archives se multipliant sans cesse de façon quasi logarithmique, pourraient sombrer dans l’oubli total, effacés, illisibles, immense trou noir dans l’histoire des hommes.

Machiavel est dédié à deux cinéastes, Michelangelo Antonioni et Ferdinand Khittl. On comprend aisément la dédicace à l’auteur de Blow-Up : le photographe joué par David Hemmings y découvrait un meurtre en agrandissant progressivement un cliché pris dans un parc. Ici la répétition des boucles, tant sonores que vidéos, fait remonter à la surface les détails à première vue et à première écoute invisibles ou inaudibles. Lorsqu’on fabrique une boucle sonore, il est intéressant de noter que plus longtemps on l’écoute, plus la moindre virgule, la moindre pétouille, prend le devant de la scène, et l’on finit par n’entendre plus qu’elle. C’est un zoom avant psycho-acoustique. Il s’ajoute aux décalages avec l’image qui produisent des effets de sens variés, glissements infimes ou catégoriques.


Le film de Khittl, Die Parallelstraße (La route parallèle), est une œuvre rare de 1964 que je n’ai eu l’occasion de voir qu’une seule fois à la Cinémathèque Française, il y a trente ans, en version originale allemande non sous-titrée ! (il est sorti depuis en DVD) Des individus sont réunis dans une pièce où leur sont projetés des petits films numérotés, courts-métrages sur des sujets extrêmement divers. Ils ne savent pas pourquoi ils sont là, mais ils comprennent qu’ils seront tués s’ils ne percent pas cette énigme…

Toutes les images de Machiavel, à quatre exceptions près, ont été tournées par Antoine, Agnès Desnos et moi-même. À la fin de sa réalisation, je deviens tellement obnubilé par notre concept que je rêve en boucle. C’est très angoissant.

Les sons sont presque tous issus des 33 tours d’Un Drame Musical Instantané, la partie musicale de cet album hybride, à la fois CD-Rom et CD-audio, obéissant également à un concept vinylique : réédition et remix d’anciennes pièces du Drame, nouvelles pièces faisant intervenir des DJ, puzzling à partir des disques 33 tours du Drame, et bien d’autres facéties où nos sillons abreuvent notre sang impur. Je recherche des effets parfois humoristiques ou légers, parfois dramatiques ou critiques. En sonorisant l’image d’un iguane avec une messe à l’envers, l’animal semble être l’objet de vénération d’un rituel païen. Un film 16 mm de touristes sur le lac de Constance accompagné par une musique de film symphonique grandiloquente fait penser à des immigrants dans un film d’Elia Kazan. La flamme du Soldat Inconnu prend des allures de pamphlet contre la guerre grâce aux sanglots d’une femme. Face à un match de football, on n’entend que les supporters qui hurlent et klaxonnent. Le placement d’une musique met l’accent sur un personnage qu’on ne distinguerait pas autrement, perdu dans la foule. Le son témoin d’un moine sur un pont au Japon met en valeur sa petite clochette si l’on patiente. Un rythme de rock donne une impression de décervelage programmé à des jeunes qui suivent le rythme en oscillant la tête. Le faux synchronisme d’une scène de skaters, sautant sur un tremplin devant la Fontaine des Innocents, donne sa véracité à l’action pourtant bouclée. Un violoncelle souligne la bonhomie machiste d’un petit oiseau qui ne cesse de faire sa cour, évidemment sans succès puisque c’est une boucle ! Le déclenchement d’un appareil photo dans le silence rappelle directement le film d’Antonioni, tandis qu’on devine des policiers emmenant de force un jeune manifestant. Un fax sonorise le filé d’un panoramique circulaire au cimetière du Père-Lachaise. Un zapping télé préenregistré brouille les cartes…


En scratchant avec la souris, on déclenche d’autres familles de sons. Il y en a une série pour les mouvements courts, une pour les mouvements amples, une troisième pour les va-et-vient. Les sons sont tirés aléatoirement.
D’autres n’apparaissent que si l’on s’arrête suffisamment longtemps sur une vidéo : ce sont des phrases clefs, en anglais et en français. Machiavel fait alors un insert répété à l’intérieur de la boucle répétitive liée à l’image et joue de la surprise. Le choix est à la discrétion du programme !
Normalement, il n’est nul besoin de cliquer pour jouer, mais, si on cède à cette tentation, on entre dans un autre monde : les vidéos disparaissent, une porte s’entrouvre laissant apparaître un rai de lumière et de nouvelles boucles interviennent, cette fois plus musicales. Cette manipulation peut permettre au joueur d’atteindre une vidéo désirée, numérotée de 1 à 111, sans avoir besoin de scratcher.
Au démarrage, on entend le son de la petite horloge du préchargement. Tout aussi discret, une aiguille gratte la surface d’un disque qui tourne sans fin sur son plateau tandis que défile le déroulant du générique de fin.

Après Machiavel, Antoine se consacre à une carrière solo d’artiste multimédia. Il glisse du Web aux installations et aux spectacles vivants, fabriquant ses propres sons pour ses nanoensembles. Son site gratin.org est dédié aux formes d'art utilisant les programmes comme matériau central. Parlant une quantité de langues informatiques, amateur de Philip K. Dick, Antoine s’est passionné pour les objets comportementaux : « Dans mon travail artistique comme plasticien, je tâche de trouver les contextes et les conditions pour traquer sans relâche la nature de la réalité et la nature humaine : mon questionnement, d'ordre philosophique, est celui du « pourquoi ça bouge - comme ça ? » J'utilise la programmation comme matériau artistique principal pour recréer algorithmiquement l'origine du mouvement. Dans le champ des arts plastiques, je crée des situations ou des objets qui confrontent leur semi-autonomie à celle des visiteurs. Dans mes performances, c'est le performer (parfois moi-même) qui est placé dans une situation délicate. La notion de contrôle est centrale, tout comme celle de sensation. C'est à dire que je me place délibérément à un niveau infra-langage. »


Une de nos dernières collaborations aborde une nouvelle sphère d’intervention sonore. Antoine a lancé avec Adrian Johnson un site de sonneries de téléphone portable originales composées par près d’une vingtaine de créateurs sonores, sonicobject.com. Tous les lieux sont devenus publics. Partout, sans cesse, nous devons subir la pollution sonore. J’ai pensé aux autres, à ceux qui sont autour de nous lorsque notre portable se met à hurler son secret impudique. Alors, pour rendre notre quotidien plus doux ou plus hirsute, j'ai composé des formes courtes et bouclées en pensant à la poche ou au sac d'où elles émettent, identités uniques, moments privilégiés. Des sonneries délicates qu'on entend à peine, juste pour soi, dans l'intimité de l'appel attendu. Des sonneries brutales, affirmations de sa différence, revendications affirmées d'un pluralisme des sources. Des sonneries qui font sens, qui toquent à la porte, qui marquent les heures, qui font rêver d'un ailleurs, des sonneries rien qu'à soi… Les compositions musicales trop complexes conviennent mal à la courte durée de ces séquences en boucle comme à leur médiocre diffusion par un minuscule haut-parleur. Bien choisir la gamme de fréquences. Sérénité de la flûte, variété de timbres de la guimbarde dont les fréquences sont privilégiées par les codes de compression, comme avec la voix humaine. Mon souhait est de redonner un peu de chaleur humaine aux froides machines communicantes, d’y ajouter une pointe d'humour, de les apprivoiser plutôt qu'elles ne nous dévorent. C’est encore avec Antoine que je travaille sur Nabaztag, le lapin de Violet. Antoine programme l’objet communicant tandis que j’en assure tout le design sonore.


L'opéra pour 100 lapins Nabaz'mob fera le tour du monde après que nous l'ayons créé au Centre Pompidou le 27 mai 2006 . Nos clapiers sont en hibernation, mais prêts à repartir sur la route si vous êtes lagomorphes !

vendredi 8 février 2019

La résonance, remède à l'accélération


Je venais d'écrire mes petits articles sur la conjugaison des temps simultanés et sur le formatage lorsque Dana Diminescu me confia un petit livre de Hartmut Rosa intitulé Remède à l'accélaration. Le philosophe allemand, héritier de l'École de Francfort (Adorno, Fromm, Walter Benjamin, Marcuse...), oppose le concept de résonance à celui de l'aliénation. En cinq courts textes très faciles à lire, il interroge l'époque qui s'est emballée de façon extrêmement inquiétante et nous incite à nous ouvrir au monde et aux autres sans mysticisme aucun. Avec 10 thèses pour comprendre la modernité, il taille un costard au progrès qui nous condamne à aller de plus en plus vite "sans trouver le temps", à la compétition et à la consommation qui mènent au burn-out, au détachement ou à des formes extrêmes (surfeurs, dériveurs et terroristes). Ses Impressions d'un voyage en Chine traversent l'est et le centre de ce pays en comparant Shangaï, Wuhan et des villages du Huang Pi, manières paradoxales de vivre proche ou loin de ce qui se construit, disparaît ou se perpétue. Il revient sur la Naissance du concept de résonance évitant ainsi le fantôme de la liberté. Sa déambulation dans Paris évoquant Les voies de la résonance me confirment l'indispensable accord de l'horizontale, de la verticale et de la diagonale qui m'est particulièrement chère, toujours préoccupé à tisser des liens entre l'intime et l'universel ! De même Être chez soi à l'heure de la mondialisation m'oblige à interroger le grand écart entre la mobilité et le recentrement, là encore à la fois ours et explorateur, à considérer l'échelle sur laquelle nous choisissons de construire notre vie. Je repense à Bernard Vitet qui pouvait discuter du monde pendant des heures en analysant une simple boîte d'allumettes.

→ Hartmut Rosa, Remède à l'accélération, ed. Philosophie Magazine, 14€

mardi 5 février 2019

Bam Balam


Depuis que La Poste est devenue une banque, une assurance, un opérateur de téléphonie mobile, un fournisseur de services numériques et de solutions commerce, un commerce en ligne (marketing, logistique) et une collecte et vente de données, elle a paradoxalement réduit ses effectifs ! C'est devenu une vraie plaie pour recevoir son courrier. On ne peut pas tout envoyer par Internet et les transporteurs privés ne sont pas plus fiables. Les services se sont évanouis pour faire place au profit. Lorsque j'étais enfant il y avait plusieurs distributions de courrier par jour et une lettre envoyée à Paris le matin arrivait le soir-même ! Le facteur faisait partie du lien social, prenant le temps d'échanger quelques mots avec les usagers. Aujourd'hui les remplaçants glissent les lettres des uns dans la boîte des autres, à nous de refaire le tri ! Le pire est l'avis de passage alors que j'étais là et que le préposé n'a pas sonné, m'obligeant à aller à la Poste Centrale, à l'autre bout de Bagnolet, où je dois faire la queue pendant vingt minutes pour récupérer mon colis. Coup de chance ou lot de consolation, c'était un envoi de Bam Balam Records contenant un vinyle et deux CD tous aussi enthousiasmants !


J'avais déjà chroniqué le CD ec(H)o de Steve Dalachinsky and The Snobs que m'avait prêté Gary May, comme leur précédent Massive Liquidity, mais j'en profite pour le réécouter. J'avais écrit que "j'aime ec(H)o-system, le dernier album du poète Steve Dalachinsky avec le duo de rock français The Snobs. J'y retrouve le flow envoûtant que Hal Willner initiait avec les disques orchestrés de William Burroughs. (...) The Snobs sèchent l'atmosphère en l'électrifiant. (...) nous sommes transportés, que l'on comprenne ou pas les paroles. La musique fait passer les intentions, par la diction rythmique et dramatique des poètes tout autant que par celle qui les accompagne et les porte, traduisant leurs vers dans un langage universel." Sur les rythmes électroniques hypnotiques les mots se posent ou décollent : je les saisis au vol.


J'ai posé le vinyle de Rough & Wojtyla sur la platine et poussé le bouton de volume à fond. À 9 heures du matin ça réveille et vous électrise. Les deux musiciens bordelais ont invité le guitariste Richard Pinhas à leur tempête fondamentalement rock, mélange improvisé de boucles répétitives et de drone entêtant. RG Rough joue des instruments électroniques et du piano, Karol Wojtyla est à la batterie, et les deux diffusent des ambiances sonores ou field recordings pour construire un maelström sur lequel l'ex-Heldon vogue comme s'il avait toujours fait partie de l'équipage.


La surprise réside pour moi dans le CD nu. du groupe portugais Signs of the Silhouette. Le guitariste Jorge Nuno et le batteur Joao Paulo Entrezede ont invité le pianiste Rodrigo Pinheiro et le bassiste Hernani Faustino pour cette bacchanale où les rythmes vous emportent en lentes progressions improvisées toutes aussi rock que les deux autres albums envoyés par le disquaire et producteur Jean-Jacques Arnould de Bam Balam Records. Partout on sent l'influence du groupe allemand Can, transes psychédéliques où les sons créent l'ivresse. Sur nu. les Portugais savent ménager leurs effets en faisant évoluer des plages planantes retenues vers un free-rock débridé.

→ Steve Dalachinsky and The Snobs, ec(H)o, CD Bam Balam, 9€ ou 11€ avec un magnifique livret des textes et collages du poète, port inclus
→ Rough & Wojtyla feat. Richard Pinhas, LP Bam Balam, 19€ port inclus
→ Rough & Wojtyla, nu., Bam Balam, CD 7,90€ ou LP 21,50€ toujours avec le port

jeudi 17 janvier 2019

Le son sur l'image (23) - Des films pour les aveugles 3.3.2


Des films pour les aveugles - 2

Ainsi, avec Un Drame Musical Instantané, tentons-nous de produire de l’expérimental qui nous serve de leçon, pédagogie dont nos sommes les premiers élèves. À chaque pièce, nous choisissons de développer un aspect musical où nous nous estimons faibles ou fragiles plutôt que de répéter des formules éprouvées. Ne jamais s’endormir un seul soir sans avoir appris quelque chose de sa journée.
Pour quoi la nuit est une suite d’accords montés l’un après l’autre (aux ciseaux, comme cela se faisait avant le numérique) et nous changeons d’instruments à chaque accord. Ensuite, nous diffusons la première moitié du montage simultanément à la seconde moitié, et nous rejouons en direct par-dessus le résultat.
Pour Au pied de la lettre, qui accompagne un texte inédit de Jean Vigo extrait de mon livre de chevet du moment, nous nous interdisons d’autres instruments que de percussion, tandis qu’il n’y a que des voix dans Passage à l’acte .
Nous branchions le téléphone sur la table de mixage, intégrant les communications reçues pendant l’enregistrement. Certains vaudevilles en découlèrent, nous interdisant d’exploiter ces bandes litigieuses qui dévoilaient l’intimité de nos proches, voire leur forfanterie.
M’enfin ! est la première pièce préalablement composée du trio. Nous enregistrons les voix de nos voisins du café berbère jouant au loto. Nous mélangeons la trompette de Bernard Vitet avec elle-même transposée dans le grave (une octave plus bas produisant un ralentissement) et dans l’aigu (cette fois, elle sonne comme un hautbois rapide et nerveux). Dans le même disque, Rideau !, nous fabriquons un morceau en ajoutant nos instruments avec ceux d’un orchestre symphonique qui s’accorde. La phrase de Guillaume d’Orange qui donne son titre à cette œuvrette est emblématique de notre démarche : Pas besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. Bernard me dit aujourd’hui que plus le temps passe, plus cette phrase est géniale.
Nous avions eu l’idée d’aller dans une usine de métallurgie pour en enregistrer l’ambiance et la mixer ensuite avec nos instruments. Revenus dans notre studio, à l’époque la cave de ma maison à la Butte aux cailles, nous nous rendons compte, en l’écoutant, que le morceau est déjà là, presque terminé. Nous ajoutons un coup de gong et quelques notes de guitare noyées dans l’ensemble pour assumer ce ready-made.


Nous n’avions encore jamais écrit pour orchestre symphonique lorsque nous nous sommes attelés à La Bourse et la vie, commande de Radio France pour le Nouvel Orchestre Philharmonique dirigé par Yves Prin. Cinq mouvements : Produire, Maux d’ordre, Allegro Furioso, Leurre de la récréation, Tous les grains du sablier. Nous risquons l’émeute lorsque nous demandons aux musiciens de hurler leurs noms, de se lever et de simuler une grève pendant la représentation. Nous frôlons une véritable grève lorsque la bassoniste refuse de jouer les doigtés indiqués pour produire les sons multiphoniques que Bernard a pourtant précisément étudiés. Ayant appris que Jacques Di Donato fait partie de l’orchestre, nous avons écrit quelques lignes très jazz, mais la hiérarchie impose que ce soit le premier clarinettiste qui les joue alors qu’il swingue comme un passe-lacets. Nouvelle catastrophe ! Heureusement, le chef d’orchestre nous soutient et réussit à juguler toutes les crises. Il est vrai que nous cherchons chaque fois à aborder des domaines que nous ne maîtrisions pas. C’est une bonne façon de progresser, plutôt que de s’endormir sur ses acquis. Créer est plus excitant que gérer. Il me semble avoir toujours été plus efficace à faire ce que je ne savais pas faire. L’autodidacte n’a pas le choix, il trouve des biais pour remplir la commande à sa façon, pour que le client soit content ! En 1987, pour notre premier cd, L’hallali, nous composons ainsi un opéra-bouffe, La fosse, sur un livret de Régis Franc, l’auteur de la bande dessinée Le café de la plage, avec l’Ensemble de l’Itinéraire dirigé par Boris de Vinogradov et des chanteurs d’opéra. Pour ce drôle de machin qui était censé se passer en Afrique, la basse Louis Hagen-William jouait le rôle du Lion et la soprano Martine Viard celui de Miss Rosé, la tenancière du Tree Top Lodge. J’assumais le rôle de la tribu en transformant ma voix en direct avec un vocodeur. Huit comédiens interprétaient le rôle des musiciens dans la fosse. Chacun ne dit qu’une seule phrase mais nous les choisissons méticuleusement en fonction de chaque timbre et rôle, ou peut-être nous faisons-nous seulement plaisir en engageant des « voix » qui nous ont fait rêver : Maurice Garrel (le père dans Adieu Philippine), Christian Marin (le Laverdure des Chevaliers du ciel), Guy Piérauld (la voix de Bugs Bunny, à la ville comme à la scène !), Serge Valetti, Dominique Fonfrède, Guy Pannequin…


Pour Des haricots la fin, dans le spectacle Zappeurs-Pompiers 2, nous reprenons le principe des radiophonies que nous avions inauguré avec Crimes Parfaits, une pièce de 1981 qui aurait influencé de nombreux DJ et animateurs de radio. Cette fois les échantillons sont prélevés dans des émissions de télé. Crimes Parfaits mettait en ondes l’aliénation du monde du travail, Des haricots la fin cerne celle de la télévision. Les radiophonies sont des montages très serrés de plusieurs centaines de courts extraits radiophoniques, ici télévisuels, qui font apparaître comme par miracle les conditions, techniques et sociales, dans lesquelles chaque morceau a été enregistré. Improvisant directement au bouton de pause, l’opérateur anticipe les événements dans la plus extrême tension. Bien que souvent minuscules, les extraits révèlent les univers qui les entourent, en eux-mêmes, et les uns par rapport aux autres. L’accumulation, loin de nous perdre, provoque une acuité ou une lucidité d’écoute qui révèle l’inouï des situations enregistrées. La juxtaposition de tant de plans, il y en a des centaines, isole chacun d’eux. Leur brièveté ne peut laisser apparaître qu’une seule face, un seul indice pour chaque extrait, l’éclairant avec tant de précision qu’il nous semble le découvrir pour la première fois. Notre procédé d’écriture semi-automatique permet de jouer avec les mots, avec les sons, de leur faire dire des phrases, exprimer une pensée, émettre des critiques. C’est très excitant. Il est amusant de constater que le medium parle également de lui-même, la radio de radio, la télé de télé, le cinéma de cinéma, la littérature de littérature, etc. Fictionalisant le réel avec du matériau certifié, du document authentique, du brut, nous inventons une histoire, exprimant nos révoltes en les affublant d’un humour salvateur. Chaque extrait devient une énigme et l’ensemble un jeu de devinettes qui happe l’auditeur. J’avais esquissé ce genre de petit cut-up très cagien en 1974 dans mon premier film, La nuit du phoque. Je fus plus tard fasciné par les réalisations « radiophoniques » de Jean-André Fieschi, de vrais opéras. Aaah, L’agonie du Caudillo ! Ou encore Jean-Luc Godard avec son Histoire(s) du cinéma : ses neuf heures offrent tant de citations au cinéphile qu’il va, forcément à un moment ou à un autre, reconnaître l’une d’elles, avec suffisamment d’émotion pour qu’il s’y reconnaisse lui-même et plonge la tête la première. Mordant à l’hameçon, le spectateur reconstituera ainsi sa propre Histoire du cinéma. Le concept de paysage social, que nous développons alors en opposition à la mollesse new age du paysage sonore, est issu de nos expérimentations sauvages.

Cet exercice de haute voltige serait aujourd’hui impossible pour des questions de droits d’auteur. La technique du sampling était alors inexistante. Nous serons parmi les premiers à utiliser des échantillonneurs, au début très rudimentaires. Francis devint très vite un virtuose de l’Instant Replay, une pédale d’effets qui permettait d’enregistrer quelques secondes à la volée et de les restituer en les transposant dans l’instant. Lorsque Akaï racheta le brevet, je craquai pour le S612, qui offrait l’avantage de conserver les échantillons sur disquette, donc de les rappeler… Chaque fois que sort un nouveau jouet nous ne pouvons nous empêcher d’en rêver et, si nos fonds nous le permettent, de l’acquérir. Comme cela allait devenir souvent le cas avec les machines futures, si la mémorisation des actions apportait le contrôle, elle rigidifiait le jeu. On gagnait en fiabilité ce qu’on perdait en mobilité. Rien n’a jamais remplacé la souplesse d’utilisation de mon ARP 2600. Mon PPG avait encore des boutons en façade pour agir en direct sur les sons, mais la révolution qu’apporta le DX7 de Yamaha avec la norme MIDI et son lot de mémoires instantanément rappelables figera le geste instrumental jusqu’à le supprimer complètement avec les concerts d’ordinateurs portables où les malheureux musiciens n’usent que le bout de leurs deux index. Je définirais mon style électroacoustique par la préservation de ce geste instrumental dans mon jeu avec les machines. J’ai toujours préféré les traitements physiques aux clones virtuels. C’est hélas beaucoup plus encombrant. Mais tellement plus vivant ! Sur scène, j’adore jouer du Theremin ou de modules d’effets contrôlés par imposition des mains au-dessus de capteurs 3D. Jamais aucune programmation ne remplacera la sensualité du geste.

Précédents chapitres :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles / Au cirque avec Seurat / Casting / Musique originale ou préexistante / Bruitages et un peu de technique 1 / 2 / Le synchronisme accidentel / La musique interactive
III. Un drame musical instantané : Un drame musical instantané / Un collectif / Des films pour les aveugles (1ère partie)

jeudi 10 janvier 2019

Le son sur l'image (20) - Un drame musical instantané 3.1


III. Un drame musical instantané

Fallait-il placer ce chapitre avant ou après celui sur le multimédia ? À ce stade du récit, je choisis de revenir à la chronologie, insistant sur le cheminement d’une pensée issue de la pratique. Les aventures relatées ici concernent mes œuvres les plus personnelles, tant musicales, au sein d’Un Drame Musical Instantané, qu’interactives comme nous y reviendrons dans le prochain chapitre.

Les leçons que j’ai tirées de ma pratique croisent souvent la tentative de décryptage de ma démarche. Rien n’empêche le lecteur d’aborder ce livre dans un autre ordre que celui dans lequel je l’ai construit. On ne le répétera jamais assez : la lecture est un processus éminemment interactif… Contrairement à la rédaction ! Persuadé que la logique de la création va se nicher dans les coins reculés de notre longue histoire, je la reprends depuis les origines, ici seulement celles de l’auteur, soyez rassurés, les antécédents audiovisuels ayant déjà été esquissés dans la première partie. Pour les poètes obsessionnels qui souhaitent un retour radical vers le passé, je renverrai au module Big Bang sur le site Lecielestbleu (hélas plus accessible depuis) !


Coup de chapeau à mes maîtres

Ayant institué une règle d’or de m’égarer dans un labyrinthe d’activités qui tient du Lego et de la charade à tiroirs, il est plus sage de repartir de mes débuts pour dérouler le fil d’Ariane qui me mène jusqu’à vous. With a little help from my friends. Né en 1952 à Paris rue des Martyrs dans le IXe arrondissement, je suis un petit Parisien typique. Ma mère est née boulevard de Strasbourg, ma grand mère rue du Faubourg Saint-Denis. Du côté de mon père, c’est Angers. Un boulevard y porte le nom de mon grand-père, Gaston, directeur de l’usine d’électricité, déporté et gazé à Auschwitz, après avoir été dénoncé par un de ses ouvriers. Gaston est mon second prénom. Mes souvenirs de vacances angevines embaument des jardins fleuris où se promenaient une poule jaune et une tortue facétieuse, avec le château fort comme toile de fond et des étendards confectionnés pour la Libération retrouvés au fond d’un garage. Mon père ayant émigré depuis longtemps à Paris et choisi son propre parcours, je n’y ai que très peu d’attaches. Côté maternel, même si un quart de queue trônait au milieu du salon de l’avenue Constant Coquelin, rares sont les antécédents musicaux familiaux. Ma grand-mère maternelle, Madeleine, était soprano dramatique amateur comme cela pouvait se pratiquer dans les bonnes familles bourgeoises, capable de réciter Corneille ou de tenir tous les rôles d’un opéra, au grand dam de toute l’assemblée. Elle avait chanté aux Concerts Colonne sous la direction de Paul Paray. Mon grand-père, Roland, avait connu Max Jacob et Erik Satie. Cela s’arrête là. Aucun musicien dans la famille, et mes parents, qui s’affublaient du qualificatif d’intellectuels de gauche, ne me semblaient posséder aucun réel sens artistique. Par contre, ma tante Arlette, la sœur aînée de ma mère, était peintre abstrait. Il y avait, accrochées dans notre appartement, nombreuses de ses toiles. Il est possible que cette présence m’incita à passer à une autre abstraction, la musique. Ai-je été influencé par ces formes colorées que je trouvais agréablement déséquilibrées et dont le côté bancal me procurait un vertige émotionnel ?


Lorsqu’elle rencontra mon père, ma mère était vendeuse en librairie. Il était alors agent littéraire. Jusqu’à l’âge de quarante ans, il avait été un aventurier, accumulant tous les métiers à condition qu’on n’y porte aucun uniforme ! Mon père, ce héros, fut piqueteur pour lignes à haute tension, coiffeur pour dames, barman au Ritz, pêcheur sur un chalutier, correcteur au Bottin, videur de boîte de nuit, acteur de cinéma, critique à l'ORTF, modiste, espion pendant la guerre, médecin à la Libération… Journaliste à France-Soir, correspondant du Daily Mirror, il interviewe Churchill et Paulette Godard alors mariée à Chaplin, il parle anglais avec l'accent d'Oxford et écrit l’allemand en gothique. Il fonde et dirige la Collection Métal avec Jacques Bergier, des romans d'anticipation. Contrebandier, il passe des médicaments en Espagne et des livres porno en Belgique, son coéquipier est le futur éditeur Éric Losfeld… Agent littéraire, il lance Frédéric Dard, dit San Antonio, et Robert Hossein, il a les droits du Salaire de la Peur et de Fifi Brindacier, est l'agent de Michel Audiard, de Marcel Duhamel et de sa Série Noire, de Francis Carco dont il produit les pièces. Il est secrétaire de rédaction à Cinévie, vendeur de voitures d'occasion, chef de publicité, administrateur des Ballets de Janine Charrat, expert auprès des Tribunaux pour l'Opéra de Paris… Il est le Visiteur du Soir dans une émission de Pierre Laforêt sur Europe 1, auteur d'un feuilleton policier pour la radio, candidat bidon pour lancer L'Homme du XXe Siècle avec Pierre Sabbagh à la Télévision Française. Il aide Bruno Coquatrix à ouvrir l'Olympia en faisant de la cavalerie, traduit mes versions latines sans dictionnaire, fait des contresens, et il regrettera toujours d'avoir abandonné le monde du spectacle, après avoir fait faillite en produisant, au Théâtre de l’Étoile, la comédie musicale Nouvelle Orléans avec Sidney Bechet. Jacques Higelin, qui y tenait son premier rôle, me terrorisait, déguisé en indien avec des plumes et hurlant tant et si bien que je m’accroupissais dans le fond de la loge à son entrée en scène. J’ai cinq ans. Mon père doit changer de vie parce qu'il a deux enfants à charge et plus un sou, il remboursera ses dettes jusqu’à trois ans avant sa mort. Il adorait la musique, je représentais un peu sa revanche. Au Hot Club de France, Louis Armstrong venait tous les soirs jouer dans sa chambre comme il avait la plus grande de l'hôtel. Ses goûts l’emmenaient plutôt vers le jazz à la papa et Beethoven. Les interprétations de Karajan m’horrifiaient, il me faudra découvrir les enregistrements de Bruno Walter pour enfin me réconcilier avec ses symphonies. Il est mort un casque sur les oreilles en écoutant la Callas chanter la Traviata. Pour ses funérailles, il désirait que je joue de la trompette. Comme si j’en avais le cœur ! Plutôt qu’un concert de canards, je concoctai une heure trente d’histoire de la trompette jazz qui nous permit de tenir le coup pendant l’interminable cérémonie de la crémation, simulacre de rituel sans les pompes. C’est tout de même moins pénible en plein air.

Ma seconde naissance remonte à 1968. J’ai quinze ans. Le 10 mai 1968, je demande au proviseur de mon lycée s’il y aura des sanctions si nous faisons grève. On n’avait jamais vu cela. En cinq minutes, ma vie bascule. J’étais un gentil petit garçon qui refusait de descendre acheter le pain s’il n’avait pas enfilé sa cravate. Je deviens un révolutionnaire qui file enfoncer les portes du lycée de filles voisin pour emmener nos camarades à la manifestation. Je n’ai pas réussi à attirer plus d’une vingtaine de filles ce jour-là, mais c’est un bon début ! Le soir, mon père me dit, qu’après tout ce qu’il m’a raconté sur son engagement politique, ma mère et lui vont être très inquiets mais qu’ils comprennent mon enthousiasme. Je fais partie du service d’ordre à mobylette pendant les manifs, je livre des affiches imprimées aux Beaux-Arts pour l’ORTF, vends le journal Action Porte de Saint-Cloud et milite au Comité d’Action du XVIe arrondissement (sic !). Trop indiscipliné, je n’ai jamais appartenu à aucun parti.

J’enchaîne directement avec un voyage initiatique aux États-Unis, trois mois de vacances d’été à en faire le tour, seul avec ma petite sœur de treize ans. Nous voyageons la nuit en bus Greyhound lorsque nous n’arrivons pas à nous faire héberger. À Cincinnati, je vais à des battles of the bands, concours d’orchestres de rock. Jef, un copain de mon âge, me fait écouter Frank Zappa. À San Francisco, les enfants de nos hôtes me font fumer mon premier pétard, m’emmène au Fillmore West écouter le Grateful Dead et m’offre les deux précédents disques de Zappa qui n’est pas leur tasse de thé. Leur père, médecin pour les Black Panthers, apprend le swahili (J'ai publié en 2014 le roman USA 1968 deux enfants qui raconte cette incroyable aventure, roman pour tablette avec photographies, films, musiques et interactivité !). Je rentre à Paris, je fais pousser les graines que j’ai rapportées et je commence à m’intéresser à la musique. J’ai dans mes bagages Jefferson Airplane, les Silver Apples, David Peel and the Lower East Side, In-a-gadda-da-vida et le dernier 45 tours des Beatles, Hey Jude et Strawberry Fields Forever. Je découvre Captain Beefheart and the Magic Band, qui me fait définitivement sauter le pas vers tout ce qui est bizarre ! La rencontre décisive a lieu dans les coulisses du Festival Pop d’Amougies en Belgique. C’est le premier grand rassemblement en Europe, le festival ayant été interdit sur le territoire français. Je campe sous le chapiteau où se déroulent les concerts avec mon sac de couchage et un petit magnétophone sur piles. Les bobines font 9 centimètres, c’est du 4,75 cm/s. Un soir, je saute les barrières pour intercepter Zappa que j’abreuve de questions pendant quarante-cinq minutes. C’est le bonheur. J’aurai la chance de le revoir ensuite à chacun de ses passages à Paris. Au Festival de Biot-Valbonne, je lui trouve un ampli, des musiciens. Notre dernière rencontre remonte au concert du Gaumont-Palace avec le violoniste Jean-Luc Ponty. Mais ce sont surtout ses disques qui m’impressionnent. Dans son premier album, le premier double de l’histoire de la pop music, il donne la longue liste de ses influences. Pendant des années, je vérifierai mes nouvelles découvertes sur la liste publiée dans Freak Out ! : Schoenberg, Roland Kirk, Mauricio Kagel, Charlie Mingus, Boulez, Webern, Dolphy, Stockhausen, Cecil Taylor, et celui qui m’importe le plus, Charles Ives


Je me suis aussi entiché de son propre héros, Edgard Varèse (Indispensables, les Entretiens de Varèse avec Georges Charbonnier (Belfond). Le style et l’idée d’Arnold Schönberg (Buchet/Chastel), les livres de John Cage et les quatre énormes volumes du Traité d’orchestration de Koechlin (Max Eschig) m’ont également impressionné). Zappa le citait sur chacune de ses pochettes : « Le compositeur d’aujourd’hui refuse de mourir. » J’ai d’abord été fasciné par Déserts et Arcana. Déserts est la première partition mixte pour orchestre et bande magnétique. J’ai découvert ensuite Ionisation, Ecuatorial, Nocturnal et le reste du catalogue. Toute l’œuvre de Varèse tient sur deux cd. Il faudra attendre 1999 pour voir son intégrale réunie par Riccardo Chailly. Les rêves prophétiques de Varèse n’ont pu se réaliser que ces dernières années avec les nouvelles technologies et l’essor de la musique techno.

Les partitions symphoniques de Frank Zappa me touchent plus que ses chansons rock. Son film, 200 Motels, est un patchwork psychédélique très en avance sur son époque. Au début, j’adorais que chaque album soit complètement différent du précédent. Ensuite, ça s’est rockisé et banalisé. Je n’y suis revenu que sur la fin de sa vie, avec l’Ensemble Modern. Chez Zappa, j’adorais le mélange de sources et de genres, les effets électroniques, l’humour et l’engagement politique, l’énergie tant dans la musique qu’avec tout ce qui tourne autour.

J’ai enchaîné avec Sun Ra, Harry Partch, Conlon Nancarrow, Soft Machine, Steve Reich, l’Art Ensemble de Chicago, et Michel Portal. Je sortais souvent en concert, rock d’abord, puis très vite des trucs assimilés au jazz, probablement après avoir entendu les jazzmen à Amougies. Inoubliable Joseph Jarman de l’Art Ensemble de Chicago pastichant, complètement à poil, les rockers à la guitare électrique. La plus époustouflante démonstration avec le Purple Haze d’Hendrix à Monterey. J’ai plus tard parfait ma culture musicale avec l’intégralité des concerts organisés par Boulez à la création de l’Ircam, intitulés Perspectives du XXe Siècle. Mon compositeur fétiche reste l’américain Charles Ives. Il a tout inventé, dodécaphonisme, quarts de ton, sérialisme, polytonalité, musique répétitive, seulement le temps d’un morceau. Il a intégré un orchestre de guimbardes dans une symphonie, fait jouer l’orchestre dans douze tonalités simultanées sur des tempi différents, son quatuor à cordes est construit comme une conversation, et lui aussi est passionné de politique, influencé par les transcendantalistes dont s’inspirera plus tard la Beat Generation. Il fait publier à ses frais une proposition d’amendement pour élire le président des États-Unis au suffrage universel, déjà ! Comme personne ne veut le jouer de son vivant, il a une autre profession, assureur, il invente l’assurance sur la vie ! Certains critiques ont supposé que le véritable génie était son père, meilleur chef d’orchestre de la guerre de sécession, qui obligeait ses enfants à chanter en quarts de ton, faisait marcher l’harmonie de sa ville depuis un bout de la rue principale, et de l’autre, celle du patelin d’à côté dans une autre tonalité et dans un autre tempo, et du haut de son balcon situé à mi-chemin, il notait les notes qui arrivaient au fur et à mesure…

J’ai beaucoup de chance à cette époque, parce que les musiciens que je rencontre sont fascinés par ces deux mômes, ma sœur et moi, qu’ils considèrent comme de petites mascottes. Je fais le bœuf à la flûte avec Eric Clapton. J’accompagne les dévots de Krishna à l’harmonium chez Maxim’s avec George Harrison. Le véritable déclic qui va changer le cours de ma vie, c’est de rentrer à l’Idhec, à dix-huit ans. En 1971, je souhaitais arrêter mes études pour me consacrer au light-show et à la musique. Ma mère insiste pour que je tente le concours de l’école nationale de cinéma. Je suis trop émotif et rate souvent mes examens (À part celui de twist organisé par la radio quand j’avais dix ans, que j’ai gagné avec ma petite sœur… La plupart des prix que j’ai obtenus l’ont été sans que je m’y inscrive !), mais cette fois, je m’en fiche, je le passe pour lui faire plaisir, et réussis sans effort. Le concours est sensationnel, conçu pour déceler des aptitudes créatrices plutôt que pour vérifier des connaissances. Depuis que j’avais eu la bac, j’avais décidé de ne plus jamais faire quoi que ce soit qui me déplaise. Je m’y suis tenu, commençant par trois des plus belles années de ma vie. Le matin, projection de film ; l’après-midi, pratique ! Mes professeurs sont les plus grands professionnels du cinéma, j’apprends la direction d’acteurs avec Jacques Rivette et Michael Lonsdale, la prise de vues avec Henri Alekan et Ricardo Aronovitch, le cadre avec Alain Douarinou... Aimé Agnel est chargé de nous sensibiliser à l’univers sonore, et Michel Fano développe sa conception de la partition sonore. Si j’ajoute Antoine Bonfanti, mixeur entre autres de Godard, ce trio m’inocule une passion pour le son qui ne va plus me quitter. Bonfanti mixait, avec tous les doigts, baissant ou remontant brutalement les potentiomètres, sans la prudence qui m’a toujours énervé chez la plupart des professionnels. Pour La nuit du phoque (bien qu’il soit mon neuvième exercice cinématographique, La nuit du phoque est considéré comme mon premier film, coréalisé avec Bernard Mollerat en 1974. Il est sorti en DVD chez MIO Records, sous-titres français, anglais, japonais, hébreux, avec la réédition en CD de mon premier disque, Défense de, également accompagné de plus de six heures de musique inédite du trio Birgé Gorgé Shiroc), il nous demande si on regarde le film avant ou si on se lance directement. Nous sautons à pieds joints, tandis qu’il découvre le film au fur et à mesure des scènes, jouant des surprises et donnant au mixage une spontanéité que les machines automatisées d’aujourd’hui ne permettent plus. Il est parfois plus efficace de jouer sur des instruments simples qui préservent l’émotion et l’instinct que de vouloir tout contrôler en naviguant parmi des dizaines de pages mémorisées qui s’enchaînent et nous font risquer la noyade par abus de précautions.


Le plus marquant de tous les formateurs rencontrés à l’Idhec est le responsable de l’analyse de films, Jean-André Fieschi. Pendant trois ans, nous décortiquons les films à la table de montage. En seconde année, j’ai choisi montage plutôt que prise de vues comme seconde spécialisation en plus de la réalisation. À la sortie de l’École, je deviens son assistant et collaborateur pendant les quatre années qui suivent. Fieschi est un type génial, suicidaire dans ses propres œuvres, un passeur comme il en existe peu. Il a lui-même été formé par l’écrivain Claude Ollier, un des pères du nouveau roman. Il m’apprend 50% de ce que je sais aujourd’hui, me donne les outils pour acquérir par moi-même 40% du reste, je garde 10% pour mes parents qui m’ont donné une morale à toute épreuve. Je n’ai rien appris au lycée qui vaille la peine d’être souligné, pas même pendant les deux ans où mon professeur d’histoire-géographie est Julien Gracq, l’auteur du Rivage des Syrtes. Je bûche pour avoir de bons résultats, mais la valeur des choses m’y échappe. Je ne connais que les extraits de textes du Lagarde et Michard, on ne m’a jamais appris à lire un livre d’un bout à l’autre. Tout ce dont je me souviens des cours de musique, c’est d’avoir chanté La Grande Duchesse de Gerolstein d’Offenbach : « Voici le sabre, le sabre, le sabre… Voici le saabre dee mon père, et tu vaas le mettre àà ton côté, et tu vaas le mettre àà ton côté… » Après 1968, je comprends que les vraies valeurs sont ailleurs. Je me laisse porter par le succès scolaire de mes premières années mais le cœur n’y est plus. Je passe mon bac scientifique de justesse, du second coup, avec 2 en maths et 5 en physique, une prouesse, pirouette possible grâce à la philo, à la gymnastique et aux langues étrangères. À cette époque, on orientait déjà les bons élèves vers les mathématiques ; les littéraires étaient considérés comme des nuls, il ne peut être question de la filière artistique.

Jean-André Fieschi a été journaliste au Monde, au Nouvel Observateur, aux Cahiers du Cinéma, il joue Heckell (tandis que Jean-Louis Comolli joue Jeckell) dans Alphaville, son écriture est incisive, imagée, structurée comme un film, les siens sont hors du commun. Grâce à lui, je rencontre tous ceux et celles que je n’aurais jamais imaginé croiser : Godard, Rouch, les Straub, Rivette, Jean-Pierre Léaud, Bulle Ogier et tant d’autres. Je me souviens d’un soir de première au Musée Galliera avec Louis Aragon, où Steve Reich présentait Four Organs / Phase Patterns. Lorsque je sors de l’Idhec, Jean-André est directeur de production à Unicité, il me commande des musiques pour des audiovisuels. C’est beaucoup plus agréable que d’être asssistant-monteur de René Clément, ou assistant-réalisateur de Jean Rollin, même si on l’appelle le pape du porno vampire ! Quelques années plus tard, un de mes élèves me reconnaît en aveugle vendeur de cartes postales dans Suce-moi, vampire, la version hard de Lèvres de sang. C’est un rôle très chaste ! Cet étudiant est Christophe Gans, le futur auteur de Crying Freeman et du Pacte des loups. Il sait déjà ce qu’il veut. Je joue le rôle d’assistant de Jean-André pour son film expérimental, Les Nouveaux Mystères de New York, entièrement tourné à la paluche, une caméra qui a la particularité d’être un œil au bout d’un câble. À une époque où la vidéo est balbutiante, cette caméra Aäton, inventée par Jean-Pierre Beauviala, est révolutionnaire. Il paraît que le film que nous avons tourné s’est, depuis, effacé de la bande 6,35. Avec le temps, va, tout s’en va. Jean-André me fait lire des livres, à moi qui n’aie jamais lu que des Johnny Sooper et des Harry Dickson. Un jour que j’ai un panaris au pouce qui me fait souffrir le martyre, il me passe Le bras cassé de Michaux, c’est une révélation : « Nous ne sommes pas un siècle à paradis mais un siècle à savoir. » J’enchaîne avec les Écrits de Laure, Freud, la correspondance de Rimbaud, Ramuz… Il me fait découvrir l’opéra en commençant par ceux du début du siècle, Wozzeck de Berg et Pelléas et Mélisande de Debussy, pour remonter ensuite progressivement dans l’histoire. Même chose avec le free jazz, la musique classique, le cinéma. Je fais le chemin à l’envers. À l’école, ne devrait-on pas commencer par l’actualité pour remonter le fil du temps ? Jean-André m’apprend qu’il est toujours préférable de s’adresser au bon dieu qu’à ses saints, qu’il vaut mieux lire un livre de Renoir plutôt qu’un livre sur Renoir. Règle absolue, toujours remonter aux sources, pour se faire sa propre idée. Je ne saisissais pas ce que je pouvais lui apporter en retour. Plus tard, j’ai compris qu’il était fasciné par ma facilité de faire. La mise en pratique, l’action. Grand théoricien, il était handicapé par le passage à l’acte. À cette époque, j’agis intuitivement et réfléchis ensuite, cherchant à comprendre les pourquoi ; cela me poussera à écrire à mon tour, et ce faisant, à préciser mon langage.


Le dernier de mes maîtres est mon camarade de jeu, Bernard Vitet (lire son Cours du Temps). Nous nous rencontrons en 1976, lors d’un concert de soutien à la clinique anti-psychiatrique de Laborde, près de Blois. Nous sommes une quinzaine de musiciens à participer à l’orchestre Opération Rhino, réunis par Jac Berrocal. Je joue à jardin, à côté du saxophoniste Daunik Lazro. Il est côté cour, près de Pierre Bastien, qui, à l’époque, est contrebassiste. Je connais Bernard Vitet de réputation pour être un des fondateurs du Unit avec Michel Portal. Tout le monde semble préférer que je souffle dans mon saxophone alto plutôt que de me laisser tripoter cette drôle de machine qu’on appelle un synthétiseur et qu’aucun n’a jamais vu de près. Je suis pourtant franchement nul au sax. Bernard heurte rythmiquement des bouteilles de bière vides jusqu’à ce qu’elles éclatent, formant autour de lui un cercle vide jonché de bris de verre. Nous nous reconnaissons instantanément. Pendant deux jours, nous parlons de Monk et de Webern, hormis une petite interruption pour participer à une battue consistant à retrouver Brigitte Fontaine qui a disparu dans les bois. C’était une de mes chanteuses préférées, avec Colette Magny. Une autre fois, elle se réfugie à la cave à cause de l’orage. Je l’aime beaucoup. Il faudra attendre 1992 pour enregistrer tous ensemble. J’en rêvais depuis si longtemps. J’avais composé une chanson très fragile en pensant à elle, Brigitte est arrivée au studio en ne jurant que par le rock, c’était juste avant son come-back, j’ai dû reprogrammer le séquenceur dans l’instant et nous avons tout bouclé en deux heures et demie. Bernard avait souvent joué avec Brigitte. Il avait été le trompettiste le plus demandé dans le domaine des variétés et du jazz, tant be-bop que free. Il avait accompagné Gainsbourg, Barbara, Montand, Bardot, Marianne Faithfull, Diana Ross, Colette Magny, fait quatre ans de tournée avec Claude François, avait joué ou enregistré avec Lester Young, Antony Braxton, Don Cherry, Gato Barbieri, Chet Baker, l’Art Ensemble, Archie Shepp, Martial Solal, et, bien que brièvement, Django Reinhardt, Gus Viseur, Eric Dolphy, Albert Ayler… Il a même joué en compagnie du « quintette de rêve », sans Miles Davis qui était dans la salle ! Il avait été du premier groupe de free jazz en France avec François Tusques, de la première rencontre entre jazz et musique électroacoustique avec Bernard Parmegiani, fabriqué des instruments pour Georges Aperghis. Véritable légende vivante, il ne parle pourtant que très peu du passé. Il me faudra longtemps pour reconstituer le puzzle de sa vie. Avant la fin 1976, nous fondons le trio Un Drame Musical Instantané avec Francis Gorgé. Bernard nous apprend un nombre extraordinaire de choses. Pas seulement dans le domaine musical. Lorsque nous improvisons, il dit « quand tu hésites sur quoi jouer, arrête-toi ». Grâce à lui, nous apprenons le silence. Il n’y a pour moi rien de pire qu’un improvisateur bavard, entendez, avec son instrument ! Si j’avoue jouer des mélodies idiotes ou The Girl from Ipanema lorsque je suis seul à la maison, il me demande pourquoi pas sur scène ? Grâce à lui, je me décomplexe de mes maladresses. Lorsqu’un jour, je lui exprime mon désarroi sur le fait que je ne me sens pas aimé, il me répond « et toi, qui aimes-tu ? ». Il a le sens du paradoxe : « tu ne trouves pas qu’il fait plus froid à zéro qu’en dessous de zéro ? », « le miel peut traverser le verre, regarde le pot est toujours collant ! ». Cela fait bientôt trente ans que nous collaborons, c’est mon ami.

Beaucoup des personnes citées ici ont disparu, dont depuis 2005 Bernard et Jean-André. Et la vie a continué.

jeudi 3 janvier 2019

Le son sur l'image (18) - Le synchronisme accidentel 2.9


Le synchronisme accidentel

Lorsqu’on tourne un film, le son peut être asservi à l’image pour rester parfaitement synchrone. Quartz, câble et clap nécessaires hier, l’avenir est au sans fil. Le son témoin a ses qualités, vivante vérité du réel ; recomposer le son permet d’en maîtriser tous ses ingrédients, de recréer des espaces imaginaires, de peindre les couleurs du sens. Dans les vidéo-clips et les films de kung-fu, où images et sons sont parfaitement synchrones, quel est l’intérêt de cette hypnose quasi militaire ? La musique jungle a accouché de belles réussites comme les clips de ColdCut par Hextatic ; les ténèbres de Chris Cunningham ou les facéties de Michel Gondry donnent leurs lettres de noblesse à ces scopitones devenus courts-métrages musicaux. La danse s’y retrouve, rarement le cinématographe.

Redondance courante dans les films de long-métrage qui ressassent des musiques convenues en fonction des climax. Difficile d’échapper aux cordes sirupeuses des passages sentimentaux, aux rythmes trépidants des scènes d’action. Au cinéma, l’utilisation de la musique est souvent le dernier bastion de résistance de la convention. Le film était presque parfait.

En 1930, dès Le sang d’un poète, Jean Cocteau avait inventé le synchronisme accidentel. Son générique précise : « La musique soulignera les bruits et les silences ». Pour La Belle et la Bête, le poète avait commandé à Georges Auric de la musique pour les différentes scènes de son film. Au montage, Cocteau permute les morceaux, couchant la musique d’une scène le long d’une autre et réciproquement. L’ensemble de la musique correspondant bien à la pensée du film, la magie s’exerce. Cocteau joue d’effets d’annonce, de retard, d’écho, plus sophistiqués que toute redondance illustrative. Il n’y a aucune nécessité de synchronisme, sauf si l’on désire un effet de suspense, un coup de théâtre, une ponctuation particulière… En 1946, Cocteau tente encore de déjouer les perversions du synchronisme avec son ballet Le jeune homme et la mort. Le danseur Jean Balilée avait répété sur du jazz. Au dernier moment, Cocteau décide de lui substituer la Passacaille en do mineur de Bach orchestrée par Respighi ! Les travaux de John Cage et Merce Cunningham en sont les dignes héritiers, chacun travaillant de son côté, la réunion des deux œuvres donnant naissance à une troisième.


Lorsque je compose pour des médias audiovisuels, je m’intéresse d’abord aux idées générales, aux raisons qui ont poussé le réalisateur à faire tel ou tel choix. Après avoir mémorisé les images, j’écris ou je joue en me calant dans les temps chronométrés. La musique obéit à ses propres lois, temporelles, mesurées. Toute tentative de la soumettre à celles du montage image préexistant risque de la saccager. Je ne regarde que très rarement l’écran au moment où j’enregistre, cela colle toujours bien mieux que si j’avais suivi chaque mouvement de la caméra, chaque respiration des personnages. Si le propos est juste, de nouveaux effets de synchronisme apparaissent comme par enchantement. Il est toujours possible, ensuite, de décaler la musique ; un décalage d’une image ou deux peut changer le sens d’une scène, quelques secondes avant ou après et c’est un autre film. Le synchronisme est un leurre. Le design sonore n’a rien à voir avec. Si j’osais, je me résumerais en avançant qu’une plastique appropriée donne sa forme à une œuvre, mais que son fond vient de l’art de désynchroniser !
En 1928, Eisenstein, Alexandrov et Poudovkine signent un manifeste sur l’avenir du cinéma sonore : « Seule une utilisation contrapuntique du son par rapport aux éléments du montage visuel offre de nouvelles possibilités pour le perfectionnement du montage. »

Comme je l’ai raconté dans de précédents chapitres, je n’ai eu de cesse de composer des éléments cohérents les uns avec les autres sans en figer le synchronisme. On verra aussi plus loin que l’improvisation musicale répond à sa manière à cette lubie. J’ai encore utilisé récemment le synchronisme accidentel que j’avais développé pour l’exposition Il était une fois la fête foraine avec l’Anémone de Dassault Systèmes présentée dans le pavillon français de l’Exposition Universelle d’Aïchi au Japon. L’installation audiovisuelle était composée de huit écrans, tous mis en boucles, dont trois étaient synchronisés (extrait ci-dessous) et les autres indépendants. Les partitions sonores de ces cinq-là étaient utilisés en écho du triptyque principal, comme des rémanences technologiques ou explicatives de ce qui était présenté plus poétiquement sur les trois grands. Comme les durées des films étaient diverses, leurs partitions se désynchronisaient à chaque passage, insufflant une certaine vie à l’Anémone dont les parois intérieures étaient éclairées par des jeux de lumière très aquatiques.


Dans mon travail, je ne peux m’empêcher de penser que synchronisme rime avec vaine tentative de perfection. L’œuvre parfaite est la dernière de son auteur. À quoi bon continuer après ? L’art est un chemin, pas une finalité. Ce sont les erreurs qui font le style, à condition de savoir les exploiter. On accuse le guitariste autodidacte Hector Berlioz d’être un mauvais orchestrateur, ce sera une de ses plus grandes qualités. Gustav Mahler écrit des symphonies trop longues ? Il nous entraîne dans son maelström. Django Reinhardt, Jimi Hendrix, Paul Mc Cartney ne lisent pas la musique. Et alors ? Apollinaire imite Anatole France avec maladresse et invente les poèmes d’Alcools… Même chez un artiste qui rêve de se renouveler sans cesse, on retrouve des constantes, des manies, des gaucheries, de ces erreurs qui font le style et vous éloignent de tout académisme.
Errare humanum est ! L’ordinateur est incapable de se rebeller, il est docile, obéissant, servile. Sa seule révolte est le bug, pas très constructif n’est-ce pas ? C’est mort. Réalité virtuelle, images de synthèse en 3D, c’est chouette, mais si on cherche à imiter la vie, c’est raté. C’est tout juste bon pour manipuler l’information, pour faire de la retouche, des trucages. Pour donner l’impression de la vie, il faut intégrer tant de paramètres qu’on ne fabrique que des clones froids, sans âme, des robots. Ni souffle ni chair. Lorsqu’un musicien enregistre de la musique en midi sur un séquenceur, il est parfois obligé de quantiser les notes pour qu’elles se calent plus correctement sur les temps. Lorsqu’il entre les notes en pas à pas, une par une comme sur une partition ou un rouleau d’orgue de Barbarie, c’est le contraire, il faut humaniser la raideur métronomique en avançant ou reculant un peu chaque note enregistrée parfaitement sur le temps. Cela peut se faire note à note, ou en rendant aléatoires quelques paramètres, comme la mise en place, la justesse, l’intensité. Comparez une œuvre interprétée par des musiciens vivants et la même programmée mécaniquement sur un séquenceur : seule l’approximation des premiers donne humanité et véracité à la représentation.

Puisque nous avons quitté le synchronisme pour nous intéresser à l’accident, je ne résiste pas à la tentation de conter une petite histoire qui nous est arrivée au printemps 1981 alors que je voulais tester mes premiers micros cravate. Mon ami Bernard Vitet voulait enregistrer un son envoûtant qu’il avait une fois entendu en empruntant le tunnel du Louvre qui débouche sur la voie sur berge. Comme des trompes tibétaines, disait-il. Brigitte Dornès, une amie toujours dévouée, se propose de nous y conduire en 2CV dont elle replie la capote pour profiter du son extérieur. J’équipe mes deux camarades à l’avant de la voiture avec les minuscules microphones et nous voilà partis dans Paris. Cette nuit-là, l’ambiance du tunnel n’est hélas pas à la hauteur de nos espérances. La magie n’est pas au rendez-vous. Nous décidons de sortir à la hauteur de la Bastille, c’était alors possible. Brigitte ayant stoppé au feu rouge, nous assistons à une poursuite de voitures qui arrivent du boulevard Henri IV et tournent à gauche sur les chapeaux de roues vers le pont d’Austerlitz. Penché jusqu’à la ceinture à la fenêtre de la seconde automobile, un homme tire un coup de feu sur la première. Je reste bouche bée, Bernard lâche un waouh ! de surprise, simultanément Brigitte fait « Oh merde ! Y a eu un coup de feu ? », la bande du cassettophone Sony s’arrête exactement à cet instant. Je rembobine. On perçoit le coup de revolver, la bande-amorce s’engage exactement à la fin des deux voix, mettant un terme au reportage. Ce petit scoop servira de coda à Crimes parfaits sur lequel nous travaillons depuis plusieurs mois, dernier morceau de la face A du 33 tours À travail égal salaire égal.

N.B.: lire aussi l'article L'art de désynchroniser

P.S.: Bernard et Brigitte ont tiré leur révérence chacun de leur côté à l'été 2013. Ils me manquent tous deux terriblement. Je leur dédie humblement ce chapitre...

Précédents chapitres :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles / Au cirque avec Seurat / Casting / Musique originale ou préexistante / Bruitages et un peu de technique 1 / 2 / Le synchronisme accidentel

mardi 25 décembre 2018

Le son sur l'image (16) - Bruitages et un peu de technique 2.8.1


Bruitages et un peu de technique

Qu’est-ce qu’un bruit ? Un son dont la hauteur n’est pas déterminée ? Pas certain, si on arrive à l’accorder en le transposant et à en jouer avec le clavier d’un échantillonneur… Pourtant c’est vrai, la forme de sa courbe n’est pas régulière. Dans l’orchestre, ce sont les percussions qui s'en rapprochent le plus. Au quotidien, tout ce qui ne ressemble pas à de la musique. Question de goût. D’ouverture d’esprit. Tout est musique. Alors ? Dans le contexte de notre travail ? D’accord, c’est tout ce qui est sonore et ne ressemble ni à de la musique ni à de la parole. Mais qu’est-ce qui caractérise un son ? Son timbre, sa durée, sa hauteur, son intensité. On classera les timbres par famille, comme dans un orchestre. Les bois, les métaux, le papier, le plastique, les liquides, on peut les ranger comme cela nous chante, inventer les catégories en fonction des besoins. Les frappés, les pincés, les grattés, les secoués… Procurez-vous le Traité des objets musicaux que Pierre Schaeffer écrivit en 1966. Une mine… Comme historiquement sur la table de montage cinéma où les bruitages étaient calés sur des pistes séparées, classons-les en deux catégories, les courts et les longs. Les courts ce sont les effets ponctuels, les longs les ambiances. C’est techniquement simple. Cela réfléchit bien la différence entre action et situation. Pour la hauteur, do ré mi fa sol la si, dans les médias interactifs je choisis souvent des tonalités fixes, des modes simples, pour que tout sonne bien, quoi qu’on fasse, que le joueur soit novice ou expert. J’ai longtemps évité les basses pour la télévision, comme pour les jeux sur ordinateur. Les haut-parleurs n’auraient pas suivi. Avec le home cinéma et le 5.1, je reviens aux basses. Le CD-audio avait déjà permis des différences de dynamique jusque là impossibles à cause des bruits de surface des vinyles. Nous n’aurions jamais enregistré Une passion dévorante du temps des 33 tours (Un Drame Musical Instantané, cd L’hallali, GRRR 2011). Trop délicat. Quant à l’intensité, penser à la varier note à note, son par son, pour éviter la raideur, une petite ligne de programmation, le tour est joué, merci les gars.

Lorsqu’on a choisi le timbre d’un son, on peut lui donner une forme. Son enveloppe est souvent définie par les lettres ADSR (Attack, Decay, Sustain, Release, en français, l’attaque, la descente, le soutien et le relâchement). L’attaque est brutale pour une percussion, lente pour un archet. La descente indique combien de temps le son reste à ce niveau. Il y a toujours une petite baisse du niveau après l’attaque. L’entretien du son est indiqué par le soutien, comme lorsqu’on laisse une touche d’orgue appuyée. Le relâchement figure l’évanouissement du son, comme lorsqu’on relâche cette touche.

Nettoyez correctement le son enregistré en coupant le silence placé avant et derrière lui. Évitez ainsi de rajouter du souffle, silence théoriquement imperceptible, mais surtout faites en sorte que le son démarre instantanément en cas de déclenchement synchrone avec une action interactive. C’est plus facile à caler. Plus le fichier son est court, moins il prend de place en mémoire, c’est utile sur le Net, question de poids, de vitesse de téléchargement, de débit. Les processeurs informatiques ont des vitesses de calcul limitées, la quantité de médias à traiter provoque des ralentissements.

Après le dépouillement son, nous avons le choix d’enregistrer les sons dans l’axe ou la chronologie. Ou dans n’importe quel ordre arbitraire si l'on est rétif à toute organisation du travail ! Il est plus rapide d’enregistrer en groupant les sons par modes de production : tous les bruitages vocaux et instrumentaux qui nécessitent un microphone, les sons électroniques, ceux de la sonothèque, les reportages en extérieur… J’appelle cela « dans l’axe » en référence au tournage des prises de vue cinématographiques. La chronologie peut parfois s’avérer nécessaire, ou bien suivre quelque logique originale, induite par les projets. J’enregistre presque tout avec un AudioTechnica, clone du Neumann, qui restitue bien les voix, derrière un bas tendu sur une raquette jouet d’enfants ! Les filtres anti-pop coûtent une fortune, c’est idiot lorsque l’on peut en confectionner simplement soi-même. Pour les cordes j’ai des Schoeps, pour les cuivres des Neumann. Les micros de proximité sont formidables pour les prises de son live, et Bernard Vitet préfère utiliser un Shure bas de gamme pour atténuer les aigus qu’il déteste sur sa trompette. Le SM58 est un micro de proximité qui encaisse bien les saturations. Pour des trucs bizarres, j’utilise des micros cravate ou des capteurs de contact. Les PZM sont formidables pour sonoriser le piano droit qui est dans la cabine et qu’il est nécessaire d’écarter du mur pour l’enregistrer. Frank Zappa a capté tout un orchestre symphonique avec des dizaines de PZM (The Perfect Stranger, dir. Kent Nagano). Il faut faire des essais, la prise de son est une alchimie pragmatique, instructive et amusante. Aujourd’hui on n’utilise plus que des disques durs comme supports d’enregistrement. Je possède trois DAT dont un de reportage (caduques, remplacé par un Nagra), une tripotée de magnétophones à bande et à cassette pour lire les archives, une platine vinyle (depuis, j'ai acquis une Technics SL-1200MK2), des lecteurs de cd et dvd, et une interface qui permet de sortir une douzaine de voix de l’ordinateur.

J’ai abandonné le 16 pistes à l’ancienne, deux DA88 qui n’ont jamais beaucoup servi. Lorsque c’est possible, je préfère enregistrer les séances live sur un 2 pistes, plutôt que d’avoir à mixer cinquante voies. C’est un peu dément mais le risque et l’urgence donnent une énergie inégalable. Évidemment il faut tout recommencer si l’un des musiciens se trompe. Avec les systèmes en vogue, on a trop l’impression qu’on pourra tout transformer, rattraper au mixage, c’est vrai, mais on perd l’étincelle de la création que je recherche dans tous mes travaux. On évite aussi les tergiversations intempestives des egos, puisque les jeux sont faits ! (Depuis, j'enregistre chaque musicien sur une piste stéréo séparée qui me permet de rattraper tout de même certains niveaux au mixage.) Plus on se rapproche d’une certaine conformité stylistique, plus il semble important d’utiliser les techniques qui s’y rapportent. Ayant la chance de ne travailler dans mon studio que sur ma musique, je choisis mes modes d’intervention très librement. Je prends mon temps, privilégiant la conception au traitement : toujours beaucoup de temps pour réfléchir, et fulgurance dans l’exécution ! La timidité des mixeurs qui bougent les potentiomètres avec hésitation m’a toujours agacé. J’aime les coupes franches, les fondus assumés, des lignes claires. J’utilise plusieurs systèmes d’écoute, studio, hi-fi, voire des petits haut-parleurs bas de gamme lorsque le produit final sera entendu sur un ordinateur. Je vérifie les panoramiques au casque. La simulation des futures conditions d’écoute de l’utilisateur est indispensable. Pendant la préparation de Jours de cirque, j’avais diffusé l’ensemble des bandes simultanément dans toute la maison. Il fallait se promener d’étage en étage pour entendre les fondus naturels, les appels lointains… Tous les appareils de lecture domestiques étaient mobilisés. Lorsque l’on compose, on imagine le résultat final, mais il est prudent de faire des simulations des installations complexes ou extraordinaires. Pour la musique, la simulation avec des instruments midi a été une révolution, mais rien ne vaut des véritables instruments acoustiques joués par des musiciens sensibles.

Précédents chapitres :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles / Au cirque avec Seurat / Casting / Musique originale ou préexistante

vendredi 21 décembre 2018

Le son sur l'image (15) - Musique originale ou préexistante 2.7


Musique originale ou préexistante

J’ai découvert très tôt que n’importe quelle musique pouvait fonctionner avec n’importe quelle scène de film. Faites-en l’essai vous-même, diffusez une séquence de film muet sur votre magnétoscope ou votre lecteur de dvd, rejouez-la en la sonorisant chaque fois avec une musique différente… Ça marche ! Mais à chaque essai, le sens est radicalement différent. Le rôle du designer sonore est de contrôler ce sens en fonction des besoins du scénario. En 1942, aux États-Unis, Hans Eisler, qui suit les préceptes de son maître Arnold Schönberg (Schönberg a écrit une œuvre instrumentale intitulée Musique d'accompagnement pour une scène de film. Cet Opus 34, écrit entre 1929 et 1930, était une commande de petite symphonie en trois parties : Danger menaçant, Angoisse, et Catastrophe) sur la musique de film, écrit celle de Hangmen Also Die (Les bourreaux meurent aussi) de Fritz Lang. Pour la mort du nazi Heydrich, il compose quelque chose de dérisoire et fragile : « Dans un film fasciste allemand, en ayant recours à une musique tragique et héroïque, on aurait pu transformer le criminel en héros. »

Au cinéma la musique est fantasmée. Les réalisateurs l’admirent et la craignent. Ils envient ce medium qui permet de raconter des histoires et de faire passer des émotions sans images ni paroles, mais ils ont peur qu’elle écrase le film. Certains illustrent leurs films avec leurs morceaux favoris sans que cela ait de rapport de sens avec leur sujet. D’autres perpétuent la tradition de placer une chanson sur le générique de fin. Les violons dégoulinent à la moindre scène sentimentale, l’apothéose figure des chœurs célestes, l’action est accompagnée d’un rythme trépidant. Les conventions ont la vie dure.


Éternelle question que celle de l’utilisation de musique originale ou préexistante ! L’intérêt et le défaut de cette dernière est qu’elle apporte son lot de références. Cela peut être utile lorsqu’on recherche quelque référence culturelle ou historique : la cinquième symphonie de Beethoven dans Verboten de Samuel Fuller, la Marche Nuptiale de Mendelssohn ici et là, Gustav Mahler dans Mort à Venise de Lucchino Visconti, sans compter les films dont le héros est un musicien ! Méfions-nous par contre des références individuelles : un souvenir agréable pour les uns peut être un cauchemar pour d’autres. Une chanson entendue lors d’une rencontre pourrait rappeler à quelqu’un d’autre une rupture. Sans parler du coût des droits qui peut carrément ruiner la production… N’oublions pas qu’une musique, même du domaine public, appartient à son éditeur, celui qui a financé son enregistrement, et qu’aucune citation, la plus courte soit-elle, n’est autorisée, contrairement à de vieilles croyances. Les droits d’auteur sont automatiquement gérés par les sociétés civiles qui perçoivent et répartissent, mais l’autorisation est payante ! Certains calent des morceaux existants en pensant régler plus tard le problème, mais lorsque le temps est venu, les images ou le découpage collent si bien à la musique qu’il ne reste plus qu’à négocier les droits. Vous n’êtes plus alors en position de force. Il faut payer. Les sommes sont souvent extrêmement élevées, à condition même que les ayant-droits acceptent. Certains compositeurs ou certaines interprétations sont inaccessibles.

Prudence donc. Tant de compositeurs ne demanderaient pas mieux que de composer des musiques totalement adaptées au propos du réalisateur, avec la durée nécessaire, la couleur exacte recherchée, la cohésion de l’ensemble… Les projets interactifs réclament une adaptation parfaite au support. Il ne s’agit pas seulement d’avoir une cohérence générale des séquences musicales, il faut encore que tous les sons de navigation se fondent dans cet ensemble. Suivant les projets, on pourra comparer leur rencontre à un orchestre et des solistes, à un plat et ses épices. Les deux sont liés. Les boucles, très utilisées dans les CD-Roms ou sur Internet, sont plus simples à réaliser lorsque la musique a été composées dans ce but. Pour le film 1+1, une histoire naturelle du sexe, le réalisateur Pierre Morize avait sonorisé son film avec des morceaux de John Lurie sans en avoir auparavant négocié les droits, mais son problème majeur (la question des droits incombant au producteur !) était que trois des cinq scènes principales fonctionnaient à merveille, mais pas du tout le reste. Il avait beau écouter tous les disques de John Lurie, impossible d’y trouver son bonheur… Désirant conserver une unité musicale à son œuvre, Morize me demanda de composer une musique originale qui marcherait avec toutes les scènes de son documentaire.


J’ai raconté plus haut comment, au cinéma, la technique du leitmotiv wagnérien faisait loi, appelons cela thème et variations. Le thème principal du film est repris à toutes les sauces, lentement, rapidement, dans des orchestrations, des styles et des tonalités variées. C’est une façon de fabriquer une unité. Le leitmotiv offre l’intérêt d’associer un personnage ou une situation dramatique récurrente à un thème musical. Cela peut être intéressant pour relier discrètement des scènes entre elles, voire inconsciemment. Dans Boudu sauvé des eaux, Jean Renoir fait passer une chanson de personnage en personnage, comme un tube que l’on fredonne et dont on ne peut se défaire : « Les fleurs du jardin chaque soir ont du chagrin… », la mélodie se laisse adopter par chacun comme l’attachant personnage de clochard joué par Michel Simon… On a vu, par contre, comment les médias interactifs se prêtent difficilement aux systèmes qui jouent sur le rappel. Toute impression de déjà entendu donne l’impression d’un retour en arrière ou de stagnation, menant à un effet claustrophobique plus ou moins diffus. Puisque revenir en arrière est courant dans les jeux vidéo et les œuvres interactives, ces mouvements dans l’espace correspondraient à des effets temporels du plus mauvais effet. Lorsque c’est possible budgétairement, il est donc astucieux de faire en sorte que le joueur sente que le temps s’est écoulé lorsqu’il revient à une scène déjà visitée.

Comme tout ce que j’ai pu raconter dans ces pages, je continue à penser qu’il n’y a pas de règles universelles pour utiliser ni le son ni la musique dans les œuvres audiovisuelles. Quelques uns s’y sont parfois risqués, mais dans ce domaine comme dans tous les arts, c’est l’originalité qui doit faire loi. L’originalité c’est à la fois l’interprétation appropriée au sujet et la personnalité de l’auteur, ou des auteurs. À chacun d’inventer ses propres lois, de trouver la manière de traiter le son dans son film, ou ses films. Dans les années 30, aux États-Unis, Max Steiner incarne avec succès le style hollywoodien qui consiste à associer musique et images, pour des films comme Les chasses du Comte Zaroff, King Kong, Le mouchard, Autant en emporte le vent… En France, Maurice Jaubert défendra l’efficacité contre la profusion symphonique, la dialectique visuelle dictant le nombre de notes de musique et les mobiles du scénario les interventions sonores (disparu prématurément en 1940, Jaubert, fut le compositeur des films de Jean Vigo, Zéro de conduite et L’Atalante, et de Marcel Carné, Drôle de drame, Quai des brumes, Hotel du Nord, Le jour se lève, et le devint donc à titre posthume pour Adèle H., L’argent de poche, L’homme qui en aimait les femmes et La chambre verte). Georges van Parys, Jean Wiener, Georges Auric, Joseph Kosma, et plus tard, Georges Delerue, ont hérité de ce point de vue. Certains réalisateurs, ayant trouvé la couleur musicale de leurs films, s’associent avec un compositeur en enchaînant les collaborations. On citera les cas de couples célèbres, Bernard Hermann et Alfred Hitchcock, Elmer Bernstein et Otto Preminger, Nino Rota et Frederico Fellini, Ennio Morricone et Sergio Leone, Michael Nyman et Peter Greenaway, Goran Bregović et Emir Kusturica, Danny Elfman et Tim Burton… François Truffaut épuisa le catalogue de Maurice Jaubert en demandant à François Porcile de lui en trouver toutes les partitions encore inédites. L’histoire de la musique de film recèle d’anecdotes, de David Raksin, composant le thème de Laura en lisant la lettre de rupture de sa femme, à Godard, flattant Georges Delerue en lui demandant de composer du Mahler pour Le mépris.


Certains réalisateurs de films sont également de grands paroliers. Jean Renoir écrivit La complainte de la Butte avec van Parys pour French Cancan, Jacques Demy signa les dialogues de tous ses admirables films, des Parapluies de Cherbourg aux Demoiselles de Rochefort, de Peau d’Âne à Une chambre en ville. Michel Legrand composa la musique de presque tous, sauf le dernier cité, dû à Michel Colombier. De son côté, Alain Resnais, avec On connaît la chanson, construit tout son film sur des citations d’extraits de chansons dont les acteurs miment l’interprétation. Pour l’opéra d’Arnold Schönberg Moïse et Aaron Jean-Marie Straub et Danièle Huillet enregistrent l’orchestre symphonique en studio et font intervenir les chanteurs en play-back et en direct pendant le tournage. Les films indiens de Bollywood obéissent à des règles strictes, sept chansons venant ponctuer le mélodrame qui se termine systématiquement par une happy end. Les acteurs y sont tous doublés et les chanteurs sont souvent beaucoup plus connus que les corps qui les hébergent, d’autant qu’ils ont un pouvoir de réincarnation à répétition, prêtant leur voix à de nombreux acteurs au cours de leur longue carrière. Comme je suis un grand amateur de films musicaux et qu’il est inutile de dresser ici la liste des plus célèbres, je ne résiste pas à l’envie de signaler La Symphonie des Brigands de Friedrich Feher, Les 5000 doigts du Docteur T de Roy Rowland et The Night Before Chrismas (L’étrange Noël de Monsieur Jack) de Tim Burton, La petite chronique d’Anna Magdalena Bach de Straub et Huillet où Gustav Leonard joue le rôle de Jean-Sébastien Bach, qui sont tous de petits chefs d’œuvre.


Il arrive que la musique soit utilisée en situation, justifiée par l’action. Au début de La grande illusion de Renoir, Frou-frou est joué par un 78 tours quand l’aiguille se pose sur le sillon, plus loin les prisonniers chantent un cancan ou La Marseillaise, et vers la fin du film, Pierre Fresnay et tous ses complices jouent Le petit navire sur des flûtes qu’ils ont fabriquées pour détourner l’attention du directeur de la prison joué par Eric von Stroheim. Jean Vigo est plus facétieux : dans L’Atalante, Michel Simon joue de l’électrophone en passant le doigt sur le sillon d’un disque. Musique. Il enlève son doigt, silence. Il recommence, la musique jaillit à nouveau. Il s’arrête, mais la musique se poursuit : c'est un enfant qui, hors champ, joue de l'accordéon ! Dans certains cas, la musique, préalablement composée ou enregistrée, peut soutenir les comédiens au tournage, comme le firent entre autres D.W. Griffith, Michael Powell, Jacques Rivette. Pour Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle, Miles Davis improvise la musique à l’écran. D’autres réalisateurs auront recours à des partitions jazz : Otto Preminger pour Anatomy of a murder (Autopsie d’un meurtre) avec Duke Ellington, Shirley Clarke pour The Cool World avec Mal Waldron, Michael Snow pour New York Eye and Ear Control avec Albert Ayler, Don Cherry, John Tchicai, Roswell Rudd, Gary Peacock et Sunny Murray, etc.

Il est des réalisateurs comme Robert Bresson qui n’utilisent plus de musique. Alors qu’il m’était demandé de composer la musique d’un film, il m’est arrivé, à quatre occasions, de suggérer que cela n’était pas nécessaire. Je n’ai jamais reçu aucune rémunération pour ce conseil avisé. Pour un spectacle de marionnettes adapté d’un opéra de Mozart, je suggérai simplement d’ajouter un micro dans le castelet pour reprendre le bruit des étoffes et des claques, et de le mélanger avec la bande préalablement enregistrée, histoire de faire exister les corps des acteurs qui avaient disparu sous la musique.

jeudi 13 décembre 2018

Le son sur l'image (12) - Expositions-spectacles 2.4


Expositions-spectacles

Avant d’étudier dans le détail les différents éléments de la partition sonore, je souhaite évoquer quelques exemples de design sonore appliqué à des expositions muséographiques. J’ai commencé ce genre de sport avec l’inauguration de l’exposition Andy Warhol à l’ARC à Paris en 1971. J’avais fabriqué un instrument mélodique en produisant des larsens avec la ventouse d’un amplificateur de téléphone orienté vers son haut-parleur ! En 1981, j’inventai ma première transformation d’un espace urbain rendu à l’illusion, en sonorisant le Parc della Rimembranza à Naples en Italie avec Un Drame Musical Instantané. Des haut-parleurs cachés dans les arbres diffusaient des ambiances sonores, donnant à l’ensemble du parc qui surplombe la ville des allures de soucoupe volante atterrissant au milieu d’une forêt équatoriale. Le vent semblait souffler. La chaleur humide qui s’était abattue sur nous se dissipait comme par enchantement.

La plus importante de mes réalisations est certainement l’exposition-spectacle Il était une fois la Fête Foraine (catalogue de l’exposition, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux. CD Auvidis Tempo A6217 intégrant les textes d’Alain Monvoisin, les musiques de Birgé et Vitet, des orgues limonaires, des chansons par Nane Cholet, Renée Lebas, Jean Marais…) à la Grande Halle de La Villette inaugurée en 1995 : soixante dix sources sonores fonctionnant en même temps pour donner aux visiteurs l’impression de parcourir une véritable fête foraine. Aucun synchronisme entre les différentes platines CD si ce n’est qu’elles étaient toutes envoyées à la fois au début de la journée. Chaque CD étant joué en boucle, mais aucune boucle n’ayant la même longueur, entre dix minutes et plus d’une heure selon les besoins, tous les sons se désynchronisaient très vite les uns par rapport aux autres, donnant vie à l’ensemble. La réalité versait du côté du rêve tandis que l’illusion rendait crédible la reconstitution. Je reviendrai plus loin sur les concepts de synchronisme accidentel et d’imperfection qui me sont chers. Sur tout le pourtour extérieur de la Grande Halle, deux énormes enceintes, augmentées d’une vingtaine de petites, diffusent des chansons ayant pour thème la fête foraine. À l’intérieur, des dizaines de haut-parleurs, disséminés parmi les objets patrimoniaux exposés, cachés dans les allées, laissent entendre des musiques originales composées pour les trois manèges principaux sur lesquels il est possible de grimper (pousse-pousse, petites autos, chevaux de bois), ainsi que des bruitages sonorisant les attractions inaccessibles (tirs et jeux de massacre), des bonimenteurs haranguant la foule et des barons, faux visiteurs commentant l’expo, draguant dans les allées sombres, vomissant à la sortie du pousse-pousse. Ce manège emporte le public sur des nacelles que la vitesse entraîne à l’horizontal… Les dialogues commandés à l’écrivain Alain Monvoisin sont interprétés par Michael Lonsdale, Luis Rego, Jean-Marie Maddeddu, Lors Jouin, Daniel Laloux, Michel Berto, Dominique Fonfrède… Des voix hurlent depuis le sommet de la Grande Halle : « Ho hé je suis là, là tout en haut ! Tu me vois pas ? ». D’autres nous font sursauter lorsqu’on arrive au bout d’une passerelle construite à trente mètres au-dessus du sol : « Me pousse pas ! ». Pour resituer l’exposition et lui donner de l’ampleur, je fais diffuser des sons de chevaux sur tout le pourtour intérieur encerclé de palissades, hors-champ de hénissements, de dressage à la longe, de bruits de mastication. De véritables orgues de foire jouent de temps en temps, mélangeant leurs tuyaux tonitruants à l’ensemble des haut-parleurs et des cris des visiteurs. C’est l’effet escompté : les enfants hurlent et courent dans les allées comme dans une vraie foire, oubliant la reconstitution muséographique. C’est une sorte d’univers à la John Cage à partir d’éléments populaires. La scénographie de Raymond Sarti et le choix des objets par Zeev Gourarier se prêtent parfaitement à toutes ces facéties vertigineuses. Dans une salle de cinéma forain reconstituée, on peut admirer Loïe Fuller et sa danse serpentine ou l’homme-tronc, au son de vieux rouleaux de piano mécanique que nous avions réinventés. Le Cabinet de curiosités et de figures de cire du Docteur Spitzner suinte de voix glauques murmurant les textes de son monstrueux catalogue. L’exposition dure quatre mois, c’est fabuleux. Nous remettons ça au Japon avec The Extraordinary Museum et Euro Fantasia. J’en invente toute la partition sonore et Bernard Vitet en cosigne la musique encore cette fois. Il est passionnant de travailler sur des projets où je suis responsable de tout ce qui passe par le conduit auditif, du choix de l’auteur des textes à la direction des acteurs, de la conception de la partition sonore aux reportages en extérieur, des bruitages à la composition musicale, de la recherche musicologique à la sonorisation de la scénographie.


Sept ans plus tard, la même équipe réalise Jours de cirque au Grimaldi Forum de Monaco (catalogue de l’exposition, Grimaldi Forum, Actes Sud). Cette fois, la musique doit s’effacer devant les chefs d’œuvre de Goya, Toulouse-Lautrec, Rouault, Léger, Cocteau, Calder, Picasso, Chagall, réunis par Zeev Gourarier. Raymond Sarti a conçu une sorte de labyrinthe en quarts de cercle renversés, dans lequel les sons doivent à la fois donner la dimension de l’exposition, gigantesque, cela va de soi, et attirer les visiteurs pour les perdre. L’ensemble du tapis de sol est la reproduction immense d’un Sonia Delaunay. Le cadre festif fait remonter les odeurs d’enfance, souvenirs de magie et de rêve. J’ai conçu six pôles correspondant aux différents secteurs de l’exposition-spectacle, de manière à ce qu’ils puissent fonctionner ensemble et séparément. Nous multiplions les haut-parleurs pour garder une diffusion précise mais d’un niveau relativement bas. À l’entrée, la Parade accueille les visiteurs, musique circassienne avec saxophone soprano à l’honneur, murmures de foule et voix d’enfants. On se sent fébriles avant même d’arriver aux caisses… Le cirque proprement dit représente l’envers du décor : montage du chapiteau, coulisses, camions, toile hissée, piquets enfoncés, un peu de musique sur un transistor… Au pavillon des illusions et des acrobates, les claviers de percussion (marimbas, vibraphone, glockenspiel) répondent aux bois (hautbois, clarinettes, bassons) pour rappeler l’univers du voyage… Les rugissements de lion sont plus vrais que nature, réalisés en transposant dramatiquement ma voix dans le grave, avec frottements du radiateur électrique du studio pour donner l’impression de tourner en rond contre les barreaux de la cage. Aucun apport musical n’est nécessaire. Le secteur des fauves donne une impression de mystère et de danger sous-jacent… Bernard Vitet et moi-même jouons le rôle du Clown Blanc et de l’Auguste, solistes parmi les instruments de l’orchestre. Le dialogue comique ponctué de claques et d’éclats de rires tonitruants répond au ragtime et au tango… Dans les coulisses, au milieu des cintres, on peut entendre la musique de l’envers du décor, jazz manouche, valses swing… Comme pour les projets multimédia, nous produisons plus de musiques et de sons qu’il n’en faut, afin de créer un univers mobile où l’on n’a jamais la sensation de revenir sur ses pas. La partition sonore évolue au fur et à mesure de cette visite libre où il n’existe aucun parcours imposé. Nous espérons que cela atténue un peu l’inévitable fatigue du personnel qui travaille dans ces bruyants espaces sonores. Si c’est réussi, le visiteur doit en ressortir dans l’état où il est lorsqu’il entend s’éloigner derrière lui le vacarme de la Foire du Trône, lorsque sa tête résonne encore des hurlements de la piste…

En 2000, je conçois et réalise la partition sonore de l’exposition Le Siècle Métro à la Maison de la RATP (En 2014 je réaliserai l'étude sonore du métro du Grand Paris avec Ruedi Baur, mais je suis encore tenu contractuellement au secret sur ce projet où l'inverse de ce que nous avons suggéré sera probablement réalisé !). Marc Netter en est le commissaire et Michal Batory le directeur artistique. Michal, formé à l’école polonaise, est un des grands affichistes contemporains. Il y a essentiellement trois salles à sonoriser. Pour la première, désirant recréer un environnement 1900, j’ai la chance d’avoir accès aux archives de la Bibliothèque Nationale et à celles de la RATP. Je trouve un enregistrement des cris de Paris (vitrier, marchand de mouron, colporteur…) et des rames ancestrales. J’invente le reste en reconstruisant le son des travaux de fondation du métro parisien, en recherchant des musiques d’époque. L’ensemble est diffusé sur différents systèmes simultanés, comme j’en ai pris le goût et l’habitude, pour humaniser les machines, créer de la vie artificiellement en comptant sur les miracles du hasard. Pour La Ligne du Siècle, je passe un mois dans les souterrains du métro à enregistrer les rames, les couloirs, les musiciens ambulants… La dernière salle me donne du fil à retordre, je dois imaginer ce que sera le son de la ville dans cinquante ans ! Le sous-sol parisien affichant complet, j’opte pour un tramway silencieux, se signalant par une petite cloche, retour au passé, et des musiciens de rue dialoguant avec les oiseaux. Un après-midi ensoleillé, j’enregistre une minute de l’ambiance rue à la sortie du métro, pas sur le trottoir, oiseaux qui piaillent, ambiance très calme ; j’en fais une boucle que je répéte trente fois en la faisant évoluer en temps réel avec les GRM Tools et mon Eventide H3000 ; je demande enfin au clarinettiste basse Denis Colin de venir improviser sur cette partition électroacoustique…


Pour une installation d’Antoine Denize, l’auteur du CD-Rom Les Machines à écrire d’après Queneau et Pérec, je compose une symphonie de 26 iMacs en réseau, exposée au PASS à Mons en Belgique dans le bâtiment conçu par l’architecte Jean Nouvel. Chaque ordinateur a son propre son, et l’ensemble de ces musiques délicates et légères se mélange avec les voix des comédiens en quatre langues. Chaque visiteur/utilisateur peut choisir entre le français, l’anglais, l’allemand ou le hollandais. La programmation savante de Frédéric Durieu permet de diffuser des sons ne provenant que de l’un ou l’autre des iMacs tandis que d’autres sont communs à l’ensemble. Il y a vingt six jeux, vingt six musiques, d’essence électronique. L’ensemble est conçu comme un mobile où s’accrochent des éléments selon les manipulations des vingt six joueurs simultanés… Pour The Laying of the Hands de Mark Madel, installation conçue pour un hôpital d'Amsterdam spécialisé dans les rhumatismes, je dois sonoriser des capteurs en forme de mains dispersés dans les espaces communs. Lorsqu’on les touche, émergent des plaintes qui se transforment progressivement en soupirs de plaisir au fur et à mesure qu’on les caresse… Pour le Musée du Centre Pompidou, je fabrique des petites miniatures d’une minute, chacune représentant l’interprétation sonore d’une sculpture, chaque musique diffusée devant son motif d’inspiration devant réfléchir le sujet, son traitement, les matières employées. Pour La Mariée de Nikki de Saint Phalle, j’adapte la Marche Nuptiale pour boîte à musique en la destructurant progressivement tandis que des jeux d’enfants se transforment en scènes de guerre, les rires en sanglots, les craquements de gauffrettes en sifflements de vipère. Pour le Calder, le vent fait tinter le mobile dont les grincements se transforment en chant d’oiseau, qui finit par s’envoler. Je traite l’Ice Bag d’Oldenburg comme une bande dessinée, m’inspirant d’abord du Stripsody de Cathy Berberian puis transformant un volcan en glace pilée. La musique du Manteau d’Étienne Martin s’inspire de son enfance, course dans de longs couloirs, des cordages d’un bateau, jouées par Olivier Koechlin à la contrebasse, et de percussions japonaises. J’aborde N.Y., 06 :00 A.M. de Franck Scurti comme un cauchemar métro-boulot-dodo avec sonnerie du réveil matin pour casser l’ambiance !

Ces expositions-spectacles révèlent de nombreux points communs avec le multimédia, par les sollicitations interactives que génère le dispositif scénographique, mais surtout par la non-linéarité du récit. Cela les éloigne définitivement du cinématographe puisqu’il représente la quintessence de l’art du temps. Le concept de cinéma interactif est abandonné. Erreur constitutionnelle. Les « livres dont vous êtes le héros », les CD-Rom, Internet, la télévision interactive, les expositions-spectacles, participent à l’éclatement du récit en confondant le rôle du spectateur et celui de l’interprète. La liberté de se mouvoir ou d’agir qui leur est accordée dépend de paramètres dont les auteurs jouent à leur guise. Les installations d’art contemporain renouent avec les fantasmes des années 60, quand le Living Theatre ou le Bread and Puppet poussaient les spectateurs à participer à la mise en scène, quand le spectacle descendait dans la salle. Cocteau disait aussi qu’il aurait aimé que le public de ses pièces réagisse comme les enfants devant un spectacle de marionnettes, en criant à Œdipe : « Ne l’épouse pas, c’est ta mère ! ». Pier Paolo Pasolini, dans Che cosa sono le nuvole ?, fait d’ailleurs lapider les marionnettes d’Othello et Iago par la foule furieuse de la mort de Desdémone… De la participation à l’interactivité, il n’y a qu’un pas.

P.S.: depuis 2005 j'ai travaillé sur d'autres expositions avec de nouveaux enjeux (bornes interactives du Quai Branly, antichambre des robots au Futuroscope, Révélations au Petit Palais, Monuments aux morts pour Rencontres d'Arles de la Photographie et Panthéon, juke-box Houellebecq au Palais de Tokyo, Carambolages au Grand Palais, Cité des Sciences et de l'Industrie, Louvre, etc.).

mardi 11 décembre 2018

Le son sur l'image (11) - La charte sonore 2.3


La charte sonore

Ne devrait-il pas y avoir une charte sonore comme il existe une charte graphique ? Toute œuvre audiovisuelle ne pourrait-elle pas faire appel à un designer sonore, à l’image d’un film supervisé par le créateur lumière, ou d’un projet multimédia suivi par son directeur graphique ? Voilà qui produirait une homogénéité sonore, une identité, exactement comme le chef opérateur façonne lumières et couleurs. Cela participerait à la forme et au style de l’ensemble. Devenu courant aux Etats-Unis, il est encore extrêmement rare de voir au générique d’un film français le poste de designer sonore. Il aura fallu attendre l’avènement du multimédia pour que ce travail soit reconnu, alors que j’en avais rêvé pour le cinéma dès ma sortie de l’Idhec en 1974. Cette conscience du sonore est probablement dûe au fait que ce secteur n’a pas tant recours au texte parlé, alors que le cinéma repose sur ses dialogues depuis l’avènement du parlant.
Les voix, les bruits, la musique composent la partition. Leur choix, la manière de les enregistrer, de les filtrer, de les traiter, de les monter, de les mixer font partie de l’art audiovisuel. Selon les projets, j’utilise des instruments acoustiques ou électroniques, des sons naturels et ma propre voix, des traitements informatiques et l’enregistrement en temps réel, des séquenceurs et des logiciels de son, etc. À chaque projet correspond une manière originale de procéder. Lorsque s’en présente un nouveau, je recherche d’abord l’orchestration appropriée (la charte sonore, la voici !) et cela ne peut jamais être arbitraire, comme chacun des choix auquel le créateur doit faire face.

Prenons un exemple. Il est courant d’avoir à sonoriser des animaux dans les jeux multimédia pour les enfants. Chaque fois se pose la même question : les sonoriser avec de vrais cris d’animaux ? Les choisir dans une banque de sons achetés dans le commerce, dans ma propre sonothèque ou bien dois-je partir enregistrer à la campagne ? Les imiter avec ma voix ? Ou encore tout jouer avec des instruments de musique en tentant de s’en approcher ? Si c’est un meuglement de vache, opterai-je pour la boîte à meuh (la baudruche à l’intérieur pousse l’air dans une anche quand on la retourne) ? Si l’enfant doit reconnaître les animaux par leur son, je choisis de vrais animaux. Si je peux transposer poétiquement tout l’univers du jeu, je ferais volontiers le pari de tout sonoriser avec des sons moins réalistes. Dans l’orchestre vietnamien qui accompagne les marionnettes sur l’eau, les instruments imitent des cris d’animaux… Dans tous les cas, je me fixe de conserver une unité à l’ensemble, en adoptant la même procédure pour tous les sons d’un même projet, donnant ainsi une couleur particulière à l’ensemble.

Il est parfois arrivé que la vitesse d’exécution réclamée me pousse à imaginer des solutions originales. J’ai dû réaliser toute l’interface sonore du DVD-Rom du Louvre en une nuit. À la suite de la présentation du titre à la presse et à toute la profession sous la Pyramide du Louvre, l’éditeur essuie les critiques et s’aperçoit que le travail sonore est une catastrophe. Le studio son avait sonorisé l’ensemble en obéissant mécaniquement aux directives du chef de projet. L’ensemble est un patchwork sans queue ni tête. Le directeur artistique, Yacine Aït Kaci, me rattrape à l’heure du déjeuner pour savoir si je serais prêt à reprendre le son du DVD qui doit être pressé le lendemain. J’accepte le défi, d’autant que j’en profite pour gonfler mes prix compte tenu de l’urgence, après avoir déontologiquement vérifié que Dominique Besson, qui a remarquablement assuré la responsabilité musicale du titre est dans l’incapacité géographique d’exécuter elle-même ce travail. Rentré au studio, je ne vois qu’une solution pour cette interface que j’imagine invisible, composée de petits sons élégants qu’on ne doit pas remarquer mais qui doivent souligner chaque action de l’utilisateur. J’enregistre des dizaines de sons buccaux très légers : tic, slip, fuït, pap, pop, pip, huït, soufflant, aspirant, claquant ma langue sur mon palais, le tout en une seule prise. Je dessine des flèches qui relient les actions à sonoriser avec les sons que j’ai pris le soin d’isoler en les nettoyant. Améliorer les attaques et les fins, en effaçant le silence au début et en exécutant des fondus lorsque c’est nécessaire. Chaque son trouve sa place dans la liste des actions de navigation. À minuit, tout est terminé, j’envoie à Yacine la soixantaine de sons par Internet en lui demandant de ne pas préciser à quelle heure j’ai terminé. En effet, les clients ont la fâcheuse habitude de penser que c’est cher payé lorsqu’un travail est rapidement rendu. N’ayant jamais dépassé un délai de ma vie, j’ai tendance à terminer avant la date butoir, ce qui ne peut se réaliser qu’en anticipant la livraison. Certaines remarques désobligeantes m’ont incité à faire de la rétention lorsque je terminais trop tôt un travail. Cela m’évite également de refaire des choses inutilement lorsque je suis confronté à certains clients pervers qui exploitent le temps qu’il leur reste en sadisant leurs fournisseurs ! Ces règles ne s’appliquent heureusement pas à tous les partenaires. Question de confiance. J’ai même acquis une réputation de Speedy Gonzalès qui fait partie de mes atouts ! Il faut savoir qu’on peut abattre quatre-vingt sons dans la journée et que le quatre-vingt-unième peut résister pendant une semaine. Voilà pourquoi je m’y prends à l’avance, en dehors du fait que la Méthode porte souvent ses fruits.

Pour une scène de jeu du CD-Rom Sethi et la couronne d’Égypte, j’ai cherché pendant trois semaines comment sonoriser une course d’autruches. Je n’ai heureusement pas passé tout ce temps en studio, je laisse mûrir les idées jusqu’à ce que la solution s’impose d’elle-même. Le temps d’exécution est minime en comparaison de la préparation. J’ai finalement réussi à faire courir les autruches aux différentes vitesses requises en faisant le bruit des pattes avec la langue, polop, polop, tout en frottant simultanément ma poitrine habillée d’une ample chemise en lin avec les paumes de mes deux mains. Restait le cri des volatiles à qui l’on arrache une plume de leur derrière. Le jeu consiste à fabriquer des éventails colorés avec ! Pour préserver l’aspect juvénile des demoiselles galopant, je demande à ma fille de m’aider en poussant des petits cris de vierge effarouchée. Elsa chante parfaitement juste. Très jeune, elle a participé à de nombreux projets multimédia. J’ai souvent eu recours à sa voix d’enfant, elle m’a donné un coup de main pour réaliser certains sons compliqués, trouvant une idée lorsque je calais sur un de ces programmes pour la jeunesse. Nous nous amusions à chercher ensemble l’accessoire qui produirait le son recherché. Elle contribua beaucoup aux chansons parsemées dans tous ces titres, comme ici les petites mélodies vocales qui se déclenchent chaque fois qu’on réunit suffisamment de plumes de la même famille pour constituer un éventail. Ma palette ne possède plus cette voix de petite fille depuis qu’elle est devenue une jeune femme. Le temps passe si vite. Dans un premier temps, Elsa refuse de faire l’autruche, prétendant que je jouerai mieux qu’elle la comédie, que je n’avais qu’à transposer artificiellement ma voix vers l’aigu. Une semaine passe, à la convaincre que je ne pourrai jamais obtenir la fraîcheur de sa voix. Nous enregistrons enfin, tandis que je cherche à la faire rire en faisant des grimaces derrière la vitre de la cabine, pour que l’arrachage des plumes prenne une allure plus comique que douloureuse. Ce n’est pas l’unique trouvaille dont je sois fier dans Sethi. Comme je suis le seul de l’équipe à être parti en croisière sur le Nil, le graphiste me demande une copie des films que j’y ai tournés pour qu’il s’inspire des différentes lumières de la journée. En recopiant mes films sur VHS, je m’aperçois que le son est là, le son du Nil. Par un miracle chirurgical, j’arrive à supprimer toutes les voix touristes et indigènes ainsi que les bruits automobiles et mécaniques. C’est certainement un des rares jeux sur l’Égypte dont toutes les ambiances sont authentiques !

Pour chaque projet, se pose la question de la couleur. Parfois, rien de particulier ne semble vouloir donner de piste. Pour une borne interactive du Museum National d’Histoire Naturelle, je fais un tour in situ et note que les sollicitations sonores sont déjà suffisamment prenantes pour que je n’ajoute rien au vacarme ambiant. Je décide de ne sonoriser que les crêtes, les actions indispensables, et je m’inspire du cadre du musée, constitué essentiellement de boiseries. Je réalise alors toute l’interface à partir d’instruments en bois… Pour le site d’une grande agence de publicité, je fais un reportage sur les lieux mêmes, enregistrant les voix dans les bureaux, les machines crépitantes, la réverbération propre à cette architecture moderne, tous les murmures se mélangeant dans cet immense open space… Il arrive qu’une scène implique un certain traitement qu’on applique ensuite à l’ensemble du projet. La question de l’importance de la bande-son est déterminante, qu’on souhaite insister dessus ou la rendre élégamment transparente. Pour le DVD hybride 1+1, une histoire naturelle du sexe, je m’inspire des sons du film dont j’ai composé la musique pour constituer les sons de navigation. En fait, j’avais déjà envisagé l’hypothèse de ce traitement avant que le producteur ne s’en préoccupe. Pendant les séances avec les musiciens, nous avions enregistré des sons isolés qui pourraient plus tard s’avérer très utiles.

Mes traitements sont souvent invisibles ou méconnaissables. Les utilisateurs, et en amont le client lui-même, ignorent souvent comment j’ai travaillé. Montparnasse Multimédia n’a jamais rien su de l’origine des sons du Louvre, et certainement pas le commanditaire du Grand Jeu, pour lequel je réalisai toute l’interface de navigation avec du tissu, froissant et déchirant des étoffes, ou lacérant un veux peignoir… On n’a pas besoin de comprendre l’origine des sons, une atmosphère générale se dégage, donnant tout son sens à la partition sonore. Lorsqu’on choisit un traitement particulier, il est indispensable de s’y tenir, tout en sachant qu’il peut falloir débusquer les exceptions. Suivre des lois ressemble beaucoup à la langue française, faite de tant de règles et autant d’exceptions ! J’ai d’autres petites manies. L’une d’elles consiste, à un stade avancé du projet, à ne plus fabriquer de nouveaux éléments. Pour ne pas risquer d’altérer l’unité de l’ensemble, les sons manquants sont conçus à partir de ceux déjà existants. Toujours la rigueur. Rigueur du sujet et de ses motivations, rigueur des méthodes de travail, nous n’insisterons jamais assez.

Précédents articles :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode

vendredi 16 novembre 2018

Le son sur l'image (6) - Invention du muet 1.3



Invention du muet

Au commencement de l’histoire du cinématographe, si les films sont muets, ils sont toujours projetés avec du son. Même dans les plus petites salles, il y a toujours un orchestre, un pianiste ou un autre musicien, voire des bruitistes, un bonimenteur (chargé de la parade foraine, et au Japon, le Benshi) ou un simple Gramophone.

Enfant, je me souviens avoir entendu Tommy Dessere à l’orgue du Gaumont-Palace, près de la place Clichy, avant qu’il ne soit détruit et transformé en parking. L’orgue, remonté au Pavillon Baltard à Nogent-sur-Marne, comprend quatorze séries de timbres sur quatre claviers, plus des tambours, une cymbale, un toys counter (comptoir à jouets) et différents effets spéciaux : bris de vaisselle, pluie, vent, sirène, klaxon, pistolets, cheval, locomotive, bouchon de champagne ! Il est toujours intrigant de constater quelles préselections ont été programmées, dans ces orgues comme dans les machines d’aujourd’hui.

L’accompagnement est souvent improvisé à partir de thèmes du répertoire classique ou de mélodies en vogue, parfois classés dramatiquement pour que l’interprète puisse s’y retrouver et réagir rapidement. En 1912, à Londres ou à Moscou, même démarche : W. Tyacke George rédige l’un des premiers manuels destinés à la musique d’accompagnement de films, tandis que Goldobin et Azancheyeve publient Le pianiste, illustrateur de scènes du cinématographe, un système revenant à classer les scènes par genre, de drôle à sacré, de triste à léger, etcetera. Les bobines des films sont souvent livrées avec des suggestions de style de musique, voire des feuilles de minutage.


Sacha Guitry raconte, dans Ceux de chez nous - admirable film de 1914 où l’on voit Rodin, Renoir, Monet en plein travail, et Camille Saint-Saëns conduisant un orchestre imaginaire - qu’il a demandé à une pianiste de sonoriser l’image du compositeur en train de jouer du piano. À la cinquième représentation, la pianiste vient voir Guitry pour se plaindre que le maître joue de plus en plus vite, allant même jusqu’à passer des notes : elle n’arrive plus à le suivre. Comme la pellicule parfois se déchirait, le projectionniste coupait une image ou deux, qui correspondait évidemment à une note ou deux. La pianiste « cherchait en vain à rattraper le mouvement accéléré d’une valse inouïe. »


Si la plus célèbre des partitions originales est celle de Camille Saint-Saëns pour L’assassinat du Duc de Guise en 1908, Herman Finck avait déjà composé celle de la série Marie-Antoinette en 1904, et Romolo Bacchini, deux ans plus tard, celles des Enchantements de l’or et de Pierrot amoureux. Les exemples symphoniques de Quo Vadis ? de Enrico Guazzoni en 1913 au Gaumont-Palace composés par Jean Noguès, Naissance d’une nation de D.W. Griffith par Joseph Carl Breil en 1915 et Napoléon d’Abel Gance par Arthur Honegger sont historiques, mais ces partitions faisaient de nombreux emprunts au répertoire classique (Honegger avait déjà fait ce genre de travail de compilation pour Cœur fidèle de Jean Epstein en 1923 et Faits divers de Claude Autant-Lara en 1924. Pour La roue d’Abel Gance (1923), il emprunte par exemple à Florent Schmitt, Roger Ducasse, Darius Milhaud, Vincent d’Indy, Gabriel Fauré...). Souvenirs sonnant désagréablement à mes oreilles, ayant assisté aux deux versions restaurées de Napoléon, l’une à Rome orchestrée par Carmine Coppola, le père du cinéaste, l’autre au Palais des Congrès à Paris par Carl Davis. À la première, je barbouille Tradutore Traditore (Le traducteur est un traître) sur les affiches collées sur les collines qui entourent le théâtre, la seconde me donne l’impression d’une logorrhée sonore sans aucun silence, avec, ce qui n’arrange rien, des scènes rajoutées inutiles que Gance avait judicieusement écartées. Je dois dire que je ne porte pas dans mon cœur les illustrations musicales des rénovations dirigées par Kevin Bronslow. Histoire de droits, histoire de sous : les films tombés dans le domaine public appartiennent à tout le monde, encore faut-il en posséder une bonne copie ! Lors des passages à la télévision, les droits musicaux qu’ils génèrent peuvent être considérables, à en juger par la durée de la musique sans une seule respiration de la première à la dernière image… Les récentes compositions musicales d’œuvres symphoniques originales sur des films muets alourdissent hélas souvent la projection des films, accumulant clichés et redondances écœurantes, nappant les images d’un sirop uniforme (depuis 2005 où je rédigeai ces lignes, j'ai heureusement entendu de très belles réussites de jeunes compositeurs français, italiens, allemands et américains). Ce défaut affectait déjà les films muets dont les musiques originales furent parfois taxées de symphonisme balourd. L’improvisation pianistique « à l’ancienne » banalise tout autant ces films en laissant un goût de déjà vu, sentiment impropre et injuste puisque occasionné par un mille fois déjà entendu et rabâché.

Certaines créations, ou plutôt re-créations, ne méritent pas ces vilaines critiques. Citons avec émotion La Nouvelle Babylone, le film de 1929 sur la Commune de Paris de Kozintsev et Trauberg avec la sublime partition de Dimitri Chostakovitch interprétée par l’Ensemble Ars Nova, ou encore la projection d’Entr’acte de René Clair et Picabia avec la musique d’Erik Satie, modèle de musique répétitive. Depuis l’avènement des DVD, bonus obligent, de plus en plus d’éditeurs ajoutent des partitions contemporaines, parfois plusieurs au choix sur le même DVD (donc souvent avec succès).
Ce n’est hélas pas à l’endroit de la musique que le muet se fit remarquer. L’usage de ces partitions était souvent, à ma connaissance et à mon goût, aussi catastrophique que celui que l’on en fait aujourd’hui, trop illustratif, trop redondant, trop attendu.

Plus intéressante à mes yeux est l’invention de langage dont font preuve les cinéastes pendant toute la période du muet. Racontant des histoires sans paroles, ils n’ont d’autre choix que de développer le langage des images. Les intertitres peuvent éventuellement aider à la compréhension de l’histoire. Pas obligatoires dans le meilleur des cas « audiovisuel ». C’est grâce à la manière de filmer et au montage que la magie voit le jour dans les salles obscures.
Je souhaite évoquer quelques-unes de ces découvertes et inventions, sans chercher à être exhaustif, puisque ce n’est pas la direction que j’ai choisie ici. Ce livre n’est pas un ouvrage théorique, mais le témoignage d’un praticien qui n’a eu de cesse de s’interroger sur son art, sur le pourquoi et le comment, sur soi et sur l’autre. Mes interrogations, mes commentaires et mes choix, sont le plus souvent directement issus de cette pratique. Si ces lambeaux d’histoire du cinématographe sont antérieurs à mon activité, ils ont néanmoins forgé mon discours, tant musical qu’analytique.

Les créateurs de cet art né dans les fêtes foraines n’y croyaient pas vraiment. Il aura fallu des entrepreneurs comme Pathé, des magiciens comme Méliès pour que le cinématographe entame sa carrière fulgurante, et, engendrant de nouveaux monstres, révolutionne l’histoire de l’humanité.
Une bonne façon de comprendre d’où nous venons et où nous allons serait d’aller au cinéma, de tout voir, depuis les pionniers jusqu’aux dernières nouveautés, du cinéma le plus expérimental aux produits les plus formatés. Je ne citerai ici que quelques cinéastes qui m’ont particulièrement marqué. Ne cherchez pas les absents, ils sont légion, à travers le monde. À l’époque du muet, nombreux furent les inventeurs de ce qui paraît aujourd’hui évident. Il leur a fallu chercher, faire leurs gammes, imposer leurs parti-pris. Chaque grand créateur a sa manière de poser sa caméra, d’éclairer la scène, de faire jouer ses comédiens, de couper la pellicule, d’utiliser le son…

Ayant habité en face du cimetière du Père-Lachaise, j’ai souvent rendu visite au buste de Méliès sur lequel est gravé « inventeur du spectacle cinématographique ». Georges Méliès est un illusionniste de profession, ces trucs sont souvent plus épatants que les effets spéciaux hyperréalistes de la 3D et des incrustations de synthèse. Les tourneries des artisans ont quelque chose de magique que la technologie ne peut jamais égaler. Qu’y a-t-il de plus beau, de plus convaincant, que les plans de Cocteau enregistrés à l’endroit, diffusés à l’envers, son travelling de La Belle et la Bête où Josette Day est tirée sur un chariot, ses traversées du miroir… Je ne crois pas au « théâtre dans la pauvreté », mais j’ai toujours pensé que l’économie de moyens faisait faire des miracles, des miracles de poésie, là où la technologie tire un trait sous des additions. On ne se laisserait plus guider que par des 0 et des 1. Pour qu’on y croit vraiment, il faut de la chair, de la croûte, de l’ombre, du mystère. (Là encore, il faut reconnaître que Hollywood a fait des progrès époustouflants depuis 13 ans.)

Aux États-Unis, David W. Griffith se penche sur l’éclairage des scènes, sur la profondeur de champ et le gros plan, il joue du montage parallèle et de la montée progressive des émotions. Eric von Stroheim tient de lui le goût du gigantisme, du détail authentique, du symbole, du leitmotiv, du drame et du risque. Pour Stroheim, montrer est plus important que raconter. Il préfère les plans fixes et longs au montage et à l’ellipse. Son naturalisme est teinté d’expressionnisme sadique et cruel. La démesure de ses mises en scène et ses provocations morales lui interdiront de tourner pendant quarante-trois ans. Homme délicieux au quotidien, il a fabriqué sa propre légende : « L’homme que vous aimerez haïr ».


Le cinéma expressionniste allemand, issu du théâtre, reste fascinant. Je préfére la radicalité du film de Karl-Heinz Martin, De l’aube à minuit (Von Morgens bis Mitternachts) au Cabinet du Docteur Caligari de Wiene. Dans le premier, les décors, les visages, les costumes sont peints comme des tableaux de Munch ; dans le second, tout est de travers, décors bien sûr, et scénario, hélas ! Mais Caligari marque tout le cinéma allemand, avec ses acteurs conformant leurs attitudes aux contorsions du décor.
Rigueur graphique encore, chez l’architecte Fritz Lang qui ne cessera d’influencer les générations futures. Son Metropolis eut un impact colossal sur les générations disco et techno. Lang a un sens du signe quasi obsessionnel, dont le M à la craie sur l’épaule du tueur d’enfants, dans M le maudit, est un des nombreux exemples. Là où il construit tout autour de la stabilité, Murnau développe la mobilité. Sa caméra entre en état d’apesanteur lorsqu’elle s’envole sur une grue. Lyrique, il aime filmer la nature. Jamais aucun film n’égala le jeu terrible qui oppose ombre et lumière dans les films de Murnau. Au début de Nosferatu, le plan qui suit la traversée du pont menant au château est un bout de pellicule négative inséré dans le montage. Il n’y a plus ni jour ni nuit, on entre dans l’autre monde : « de l’autre côté du pont les fantômes vinrent à sa rencontre », belle métaphore du cinématographe.

Évidemment, nous sommes en noir et blanc. Aujourd’hui nombreux jeunes spectateurs ont souvent du mal à regarder ces vieux films sans couleur. Orson Welles affirmait qu’il fallait toujours enlever un paramètre à la réalité si on souhaitait préserver quelque poésie. La transposition que le noir et blanc engendre permet justement de passer plus facilement de l’autre côté du miroir… Le cinéma n’est pas la vie, pas plus qu’un livre ou un tableau, c’est une représentation, un monde virtuel, l’imaginaire, un regard critique… Seule la télé-réalité voudrait nous faire croire à quelque vérité objective, ou encore le Journal de 20 heures, lorsque ce ne sont pas les magazines qui prétendent à l’exhaustivité. Quelle arnaque ! Pour avoir participé honnêtement à cette mascarade en Algérie, en Afrique du Sud ou à Sarajevo, où je fus envoyé comme réalisateur, j’exagèrerais à peine en affirmant que les informations télévisées véhiculent 50% de mensonges et le reste de manipulations. La réalité n’a pas sa place dans le théâtre de la représentation.

Fustiger la télévision, c’est parler du flux ininterrompu d’images et de sons que déverse le petit écran dans les salles à manger, sans qu’on la regarde vraiment, sans qu’on l’écoute. Sauvons quelques films, des documentaires, certains programmes de la chaîne Arte… Lorsque ma fille était enfant, je l’autorisais à allumer le poste à condition d’avoir choisi auparavant son programme dans Télérama. Ce stratagème réduisait le zapping décervelant, d’émission bavarde en programme poubelle. Avec le satellite et ses deux cent cinquante chaînes, zapper est un peu passé de mode. Sur la télécommande, il est techniquement plus facile de sauter de chaîne en chaîne avec six boutons qu’avoir à programmer trois chiffres suivi de leur validation (il faudrait que j'écrive un nouveau chapitre sur les nouveaux zappeurs qu'Internet a générés !). Ceux qui ont la chance de posséder ce qu’on appelle aujourd’hui un home cinéma (vidéo projecteur et grand écran) recréent un petit rituel qui ressemble un peu à celui d’une salle de cinéma. Nécessité de fermer les volets, d’allumer les machines, de s’installer confortablement… Au cinéma, le spectateur est plus petit que l’écran, devant la télévision il est plus grand. Cette différence d’échelle est capitale. Je préfère regarder un film de la même façon que j’écoute de la musique, en ne faisant rien d’autre ! Même s’il m’arrive de mettre des disques pendant que je vaque aux tâches ménagères, je déteste en écouter lorsque j’ai de la visite. De même, je supporte mal les ambiances enfumées et assourdissantes des « fêtes ». Impossible d’y lier connaissance lorsque la chaîne hi-fi est à fond les ballons, certainement saturée, imbibante. Dîner dans un restaurant en s’égosillant est un autre supplice ! Je m’égare ? Et si l’état d’esprit dans lequel nous sommes, les conditions physiques dans lesquelles nous consommons les objets de culture influaient directement sur le caractère et la nature des œuvres qui nous sont présentées ? Les longues épopées de Bollywood sauraient-elles être comprises et appréciées sans faire un tour de l’autre côté des rideaux d’une salle de cinéma indienne, où règnent une effervescence familiale et un pique-nique inimaginables pour un occidental ? Les scrunchs pop-corniens et commentaires à voix basse, nés sur le divan de la salle à manger, polluent de plus en plus les salles obscures. Récemment, lors d’une première à New York, je restai bouche bée devant la vision des deux tiers de la salle faisant la queue pour s’acheter des seaux de maïs soufflé avant que le film ne commence. Lorsque j’avais quinze ans, mon père m’emmenait aux projections des films d’épouvante à minuit au Napoléon, la salle hurlait, riait, commentait à voix haute, cela faisait partie du spectacle. Autre exemple où la consommation participe à l’œuvre-même : à la télévision américaine, la profusion d’interruptions dûes aux spots de publicité façonne l’écriture des épisodes de tous les feuilletons.
Quel qu’ils soient, ils reposent sur le suspense. 24 heures chrono (référence de l'époque encore une fois) scandait son récit d’un coup de théâtre toutes les douze minutes. Ou encore. Jusqu’à ces récentes années, la mauvaise qualité de diffusion des haut-parleurs des postes de télévision n’encourageait guère les réalisateurs à soigner leur bande-son. Les basses étaient totalement proscrites, alors qu’elles bénéficient aujourd’hui d’un caisson dédié, le chiffre 1 du 5.1.


Happé par les sirènes du petit écran, je m’aperçois que j’en ai laissé de côté les fantômes du muet avec qui j’effectuais un petit tour du monde. Nous voici justement en France, où Louis Feuillade invente le réalisme poétique qui m’est si cher, avec ses feuilletons mettant en scène Fantômas ou la bande des Vampires. Dans les années vingt, la Première Vague, qui réunit les impressionnistes Jean Epstein, Marcel L’Herbier, Germaine Dulac, Louis Delluc et Abel Gance, rejette le Caligarisme, considérant que c’est de la peinture, mais certainement pas du cinéma. Les scénarios insipides qui sont imposés aux Français par leurs producteurs les obligent à rivaliser d’inventions formelles pour se dégager de la lénification. Gance fait prendre à la caméra la place de la tête tranchée du guillotiné lorsqu’elle roule dans le panier. Évoquant cet immense cinéaste, je me rappelle le coup de téléphone troublant d’une infimière qui avait trouvé mon nom dans l’annuaire des réalisateurs en commençant par l’ordre alphabétique. Elle me parla longuement d’un vieux monsieur très seul qui avait réalisé des films et qui ne voyait plus personne. Elle avait pris sur elle d’appeler au secours. Vous avez compris, ce vieux monsieur abandonné qui était en train de mourir, c’était Abel Gance. De tous ces grands dinosaures, je me souviens aussi avoir croisé Marcel L’Herbier dans les bureaux de l’Idhec qu’il avait créé en 1943. Toute la mémoire du monde. Si peu de choses. L’Herbier demande des décors à Mallet-Stevens et Fernand Léger, des costumes à Paul Poiret, de la musique à Darius Milhaud. Il déforme les images ou les teinte (monochromes) en fonction de la psychologie des personnages ou de l’ambiance d’une scène. Germaine Dulac joue des flous et des surimpressions pour créer des « symphonies visuelles ». Jean Epstein est un des cinéastes les plus musicaux avec Murnau. Nul besoin de sous-titre, tout est suggéré. C’est mon préféré, nous y reviendrons. Ses Écrits sur le cinéma (ed. Seghers) sont une mine d’invention, son cinéma n’a pas pris une ride.

Avec Nana, Renoir met l’espace hors-champ au même plan que celui à l’intérieur du cadre. L’utilisation du champ vide, un regard off font exister l’espace suggéré, deviné.

En venant tourner en France sa Passion de Jeanne d’Arc, le danois Carl T. Dreyer filme les gros plans en s’approchant du grain de la peau comme un paysage où s’inscrivent les tourments de l’âme. Plan vertigineux dans Vampyr, où la caméra, subjective, prend la place du mort qu’on enterre.

En U.R.S.S., S.M. Eisenstein définit le cinéma comme un langage. Le montage doit fournir une syntaxe au discours du film. Il s’échappe de la narration pour livrer une pensée « sensorielle », relater une expérience concrète. Il s’inspire des idéogrammes chinois : un œil + de l’eau = pleurer ; un arbre + du feu = automne ; une femme + un toit = sérénité. Les inventions de Dziga Vertov sont moins martiales que celles d’Eisenstein, trop binaire à mon goût. Le Ciné-œil de Vertov swingue comme un malade. L’inventeur du ciné-tract rejette la fiction : « Le drame cinématographique est l’opium du peuple. À bas les fables bourgeoises et vive la vie telle qu’elle est ! » Il pense le cinéma comme du journalisme artistique qui doit apprendre à penser ce qui est vu : « Ne copiez pas sur les yeux ! » Il utilise le montage, le ralenti et l’accéléré, la marche arrière qu’il appelle « le négatif du temps », les superpositions, les collages, il jongle avec les polices de caractères. Vertov compose des chants visuels. Il est certainement un des plus grands précurseurs de notre modernité. Nombreux infographistes, publicistes, vidéo-clipistes, documentaristes et cinéastes expérimentaux commencent à le connaître. En France, Jean Vigo pourrait s’en réclamer avec À propos de Nice, et plus proche de nous dans le temps, l’arménien Artavazd Pelechian.


Mon amour du cinéma et la méconnaissance commune des chefs d’œuvre du muet me donne l’idée en 1976 de les accompagner avec Un Drame Musical Instantané, et ce pour plus d’une vingtaine de créations. Nous voulons montrer que ces films n’ont pas pris une ride, bien au contraire. J’en parlerai plus loin quand il sera question du travail réalisé avec le Drame.

Je n’ai jamais compris pourquoi Henri Langlois s’évertuait à passer Un chien andalou sans le son que Buñuel avait lui-même ajouté à son film, à partir de disques de Wagner et d’un tango. Copieuse engueulade avec Jean Rouch qui pense qu’on doit passer les films muets, sans musique posthume, de même qu’on doit projeter les rushes des Archives de la Planète réunies par Albert Kahn sans aucun montage. Attitude qui m’apparaît élitiste, ne facilitant pas l’accès des nouvelles générations à ces merveilles ! Je me souviendrai toujours de la projection muette de L’homme à la caméra lorsque je rentrai à l’Idhec en 1971. Mon ventre gargouille tant que je suis incapable de voir quoi que ce soit du film de Vertov, préoccupé que je suis à étouffer ma voix intérieure qui résonne dans la grande salle de la Cinémathèque Française du Trocadéro !

mercredi 31 octobre 2018

Le son sur l'image (2) - La liberté de l'autodidacte 0.1

Le premier chapitre de cet ouvrage consacré au design sonore, à la musique de film et à l'interactivité, rédigé en 2004, est autobiographique. Comme dans L'étincelle publié en 2008 sur Poptronics, j'ai toujours cherché à comprendre l'origine des choses, le pourquoi du comment, souvent en empruntant le discours de la méthode...


Me voici donc propulsé trente cinq ans en arrière, essayant de comprendre comment on en est arrivé là. À composer la musique de mes propres films, des camarades me demandent de m’occuper de la leur. De film en film, je deviens compositeur. La réalisation était un fantasme. Elle devint un fantôme. Adepte d’une forme buñuelienne et rock’n roll du réalisme poétique, jeune homme sans attaches familiales dans le milieu cinématographique, rebelle à toute forme conventionnelle, je comprends dès la sortie de l’Idhec (Institut des Hautes Études Cinématographiques, 27ème promotion, 1971-74) que j’aurai beaucoup de mal à trouver des financements pour mes films. Très jeune sur le marché du travail, je me fais pousser la barbe, conseil d’un dirigeant de la Gaumont. Assistant monteur sur le dernier film de René Clément, La baby-sitter, assistant tout court sur Lèvres de sang de Jean Rollin, pape du porno vampire, ou sur un court-métrage de Coline Serreau à ses tous débuts, je vérifie que le rôle de technicien n’est définitivement pas ma tasse de thé. Amusantes péripéties, mais ayant déjà été boy-scout de huit à onze ans je préfère continuer mon véritable apprentissage. Pour préserver mon indépendance, qui m’a jusqu’ici permis de poursuivre mes espérances, j’opte naturellement, sans m’en apercevoir, pour une forme d’expression artistique moins onéreuse que le cinématographe. La musique. Comme pour l’architecte, le plan n’est pas le territoire, un scénario n’est pas un film. Le cinéaste est trop souvent malheureux lorsqu’il ne tourne pas. À se rendre cyclothymique. Musicien, on peut toujours siffler dans son bain, sous sa douche, dans la rue, c’est toujours de la musique. C’était avant la VHS, la vidéo n’existait pas encore, du moins pas à l’échelle du grand public. Aujourd’hui, avec les nouveaux outils, la caméra numérique, l’ordinateur individuel, les logiciels de montage et d’effets spéciaux, ma vie aurait pris une tout autre tournure. Pourtant, pas le moindre regret, d’autant que de temps en temps, il m’arrive de changer de support. Je refais des films. Je recommence. J’arrête. J’aimerais encore. Histoire de rencontres. Avant même la fin de mes études, je m’endette et m’achète un synthétiseur. Un énorme engin avec un tableau de commandes et des câbles qui le font ressembler à un vieux central téléphonique, augmenté d’un clavier monophonique. Pour composer et enregistrer alors la musique des films, je relie la sortie stéréophonique de mon ARP 2600 aux entrées du magnétophone Nagra qu’apporte le réalisateur. Nous sommes quelques uns qui, sans le savoir, inventent ce qui s’appellera plus tard le home studio. Tandis que nombreux collègues doivent encore avoir recours à la partition sur papier, au copiste, à la location d’un studio avec ingénieur du son, aux répétitions et aux salaires de tout un orchestre, je peux proposer au réalisateur qui me rend visite à mon domicile de repartir le soir même avec sous son bras la bande 6,35 de la musique de son film. Un envoyez c’est pesé contre une longue phrase qui n’en finit pas. La compression de personnel n’aura pas les mêmes répercutions sociales catastrophiques que dans d’autres secteurs de l’économie. Les musiciens vont progressivement s’adapter aux nouveaux usages, la pratique musicale va même s’étendre dans des proportions imprévisibles. J’enregistre d’abord dans l’appartement de Boulogne-Billancourt que nous partageons en communauté. Le plafond du salon est recouvert de plaques à œufs. Cinq ans plus tard, je loue une petite maison en surface corrigée sur la Place de la Butte aux cailles, à Paris. Rue de l’Espérance, au 7, une trappe au milieu de la cuisine, un passage secret. Les soupiraux de la cave bouchés, le couvercle rabattu, c’est un sous-marin. On oubliait le temps, on oubliait l’argent. Le magnétophone tournait sans cesse.


Pas un seul cours de musique. Cela me manque-t-il ? Probablement. Oui et non. Tout à inventer ou à réinventer. Autodidacte, je rattrape inconsciemment le temps perdu à collectionner les timbres-poste en développant mes talents d’improvisateur. Je me suis toujours jeter à l’eau, au propre comme au figuré. Pas le choix. Retour à 1968, claque dans la figure lors d’un voyage initiatique aux États-Unis : la musique m’est révélée à l’écoute d’un album de Frank Zappa (troisième des Mothers of Invention, We’re only in it for the money, réédition Ryko…). Quelques mois plus tard, nous organisons le premier concert de rock du Lycée Claude Bernard à Paris. Début d’une collaboration de vingt ans avec Francis Gorgé (En 1976, avec Gorgé et le trompettiste Bernard Vitet. nous fondons le groupe Un Drame Musical Instantané. Un an plus tôt, le trio Birgé Gorgé Shiroc enregistre le disque devenu culte, Défense de, premier album des Disques GRRR, que je fonde à cette occasion par souci d’indépendance. Gorgé quitte le collectif en 1992 pour se consacrer à l’informatique. Les Disques GRRR sont toujours en activité, mais 2008 marque la fin d'Un Drame Musical Instantané). J’écris les paroles en anglais et les chante, Francis compose la musique et joue de la guitare électrique. Le groupe Epimanondas comprend également un bassiste et un batteur (Edgard Vincensini à la basse et Patrick Bensard à la batterie), et le groupe de light-show H Lights, que j’ai fondé auparavant avec une demi-douzaine d’autres camarades de classe, projette des images psychédéliques et narratives sur l’écran placé derrière l’orchestre. Nos projections accompagnent souvent Red Noise, le groupe de Patrick Vian, fils de Boris, les Crouille-Marteaux où les comédiens Jean-Pierre Kalfon et Pierre Clémenti jouent respectivement de la guitare et de la scie musicale, Daevid Allen Gong, et Dagon, le groupe de Dominique et Jean-Pierre Lentin. Souvenir charmant d’avoir travaillé à ses tous débuts avec le Cirque Bonjour de Victoria Chaplin et Jean-Baptiste Thierrée. Thierrée joue le rôle du fils de Delphine Seyrig dans un de mes films préférés, Muriel d’Alain Resnais. Muriel est le second prénom de ma fille. Je donne un coup de main à d’autres groupes comme Krishna Lights à Londres, pour Kevin Ayers époque Mike Oldfield, David Bedford et Lol Coxhill, ou Open Light pour Soft Machine… J’effectue les fondus enchaînés en cachant les objectifs avec mes doigts. Dès 1965, je grattais et brûlais des diapositives ratées ou sous-exposées, et assemblais des images polarisées pour les projeter sur grand écran. Vaporisation de laque sur la pellicule et mise à feu, morceaux de plastique étirés sur plusieurs couches entre deux verres polaroïds, tryptiques de diapositives à trois projecteurs pour un hyper panoramique. Ma période light-show s’arrête en 1974 avec la dissolution du groupe L’Œuf Hyaloïde (Participent à cet ultime groupe Michaëla Watteaux, devenue réalisatrice, Luc Barnier devenu monteur, Antoine Guerrero devenu ethnologue, le photographe Thierry Dehesdin, et Jean-Pierre Laplanche. Sans oublier Michel Polizzi qui a inauguré les liquides bouillants au sein d’H Lights puis s’est ensuite exilé à Philadelphie, et Bernard Mollerat avec qui je cosigne plusieurs films. En 1973, une plaquette luxueuse, remarquablement illustrée, le Light-Book, est éditée par l’Imprimerie Union, spécialisée dans les livres d’art)...


Je passe du saxophone soprano, trop lourd à tenir à bouts de bras, à l’alto qui pèse à mon cou, pour enfin m’asseoir sur un tabouret devant un orgue électrique. Quel soulagement, plus de poids et haltères, c’est l’instrument qui me porte ! Avec Epimanondas, je diffuse des bandes magnétiques électroacoustiques que j’ai commencé à fabriquer à partir de l’âge de 13 ans, peu après que mes parents m’aient offert un magnétophone pour un prix d’excellence inattendu. Mon père et à ma mère ont toujours tenu leurs promesses, ce prix fut pour eux une catastrophe à une période de grandes difficultés financières. Quelle que fut leur situation, ils ont toujours fait tout ce qu’ils pouvaient pour m’aider et me mettre le pied à l’étrier. Mon père avait une méthode assez astucieuse qu’il employa lorsque je voulus m’acheter un électrophone, un orgue Farfisa, le même que Pink Floyd, le Professional, et enfin mon premier synthétiseur. Il me proposa chaque fois d’en payer la moitié, quitte à ce que j’en trouve l’autre moitié. Ainsi, je commence à travailler pendant les vacances, apprenant à me donner les moyens de mes rêves. Je soude des câbles XLR pendant des jours et des jours, fais le stagiaire sur un film américain, My Old Man, d’après Hemingway, qui se tourne sur les champs de course de la région parisienne, assiste Philippe Arthuys pour des spectacles multimédia financés par la Régie Renault… Le premier morceau dont j’ai gardé la trace est une pièce pour ondes courtes et pompe à vélo enregistrée en 1965, un matin vers cinq heures, avant de partir en classe. D’autres pièces suivent après la nouvelle acquisition d’un magnétophone stéréo avec un bouton de son sur son qui permet de réinjecter des sons d’un canal sur l’autre. Le microphone placé au centre des écouteurs du casque peut produire des effets d’écho qui finissent en larsens extrêmement seyants ! Le montage aux ciseaux n’a plus de secret. En réalité, j’utilise une petite colleuse Sonocolor que je possède toujours. Elle permet d’immobiliser les deux côtés de la bande magnétique pendant que qu’on abat le couperet et que l’on positionne le ruban adhésif. Cette technique m’a permis d’effectuer des milliers de coupes à une vitesse si ce n’est vertigineuse, du moins compétitive. Cela faisait rire mes camarades, comme lorsque je continue à rouler des cigarettes avec une machine-boîte. Le tabac n’étant pas mon truc, je fais semblant de croire que je suis toujours un amateur en ce domaine, et non un professionnel, d’où le recours à ces petites machines ou aux rouleurs patentés ! Récemment, j’ai retrouvé une bande où je joue du piano alors que j’avais totalement oublié cet épisode. Le meuble droit était dans la chambre de ma sœur Agnès qui était la seule à prendre des cours de musique. Cette bande est étonnante, mon style de jeu au clavier est déjà là. Pourtant, je n’ai gardé aucun souvenir d’avoir alors jamais improvisé sur cet instrument. Ma petite sœur m’avait seulement appris à l’accompagner lorsqu’elle chantait les mélodies de My Fair Lady ! Nous abandonnons le piano et son cadre en bois lors d’un déménagement. Comme cela coïncide avec mon soudain emballement pour la musique, mes parents m’aident à acquérir un orgue électrique pour le remplacer. En 1969, chez des amis d’amis qui possèdent dans le grenier de leur maison de campagne de Maintenon tous les instruments d’un orchestre de rock, j’ai le coup de foudre pour l’orgue en m’asseyant devant. Nous enregistrons tout le week-end. Le batteur n’a jamais tapé non plus sur un fût. Cette fois encore, j’enregistre l’événement. Le magnétophone a toujours joué un rôle très important dans ma vie, pas seulement celle de musicien. Jeune homme, j’ai naïvement tenté de l’utiliser pour résorber des conflits familiaux et des drames intérieurs, avec plus ou moins de souffrance. L’idée de réécouter ces errements était assez efficace, elle suffisait en soi, la réalité était beaucoup trop pénible, il y a très longtemps que tout a été effacé.


L’achat de mon ARP 2600 fut déterminant quant à la suite des événements. La démonstration d’un vendeur zélé de la rue de Bruxelles, près de Pigalle, me fait m’endetter, alors que je n’ai aucune attirance pour la musique en boîte qui s’échappe de ce genre d’instrument. Je déteste son côté astiquez les cuivres que j’ai découvert avec le Switch on Bach de Walter Carlos, devenu depuis Wendy Carlos, ou le côté plastoc du tube Pop Corn ! Le truc formidable pour un autodidacte, c’est qu’il n’y a aucune tradition de l’instrument, aucune méthode, aucun modèle. Tout reste à inventer. De plus, l’instrument possède une logique très pédagogique. J’y cours, vole et nous venge. Il faut penser le son dans toutes ses composantes pour le générer. Les trois oscillateurs, contrôlables en tension haute ou basse fréquence, traversent un filtre puis un amplificateur. Il y a aussi deux générateurs d’enveloppe, un suiveur d’enveloppe, un modulateur en anneaux, un générateur de bruit rose ou blanc, un circuit d’échantillonnage et de maintien (sample & hold), une réverbération stéréophonique à ressort, une entrée pour une source extérieure, des inverseurs et des mélangeurs, mais le plus important c’est que l’on peut connecter n’importe quoi, dans n’importe quel sens, sans risquer d’esquinter la machine. Cet instrument marie une rigueur d’analyse et une approche totalement empirique. Lors des représentations en public, il faut à la fois jouer et préparer ce qu’on va envoyer trois minutes plus tard. L’ARP ne possède aucune mémoire, même pour l’accordage des oscillos, et le protocole midi (Musical Instrument Digital Interface, qui permet à tous les instruments de musique électronique, ordinateurs, etc. de communiquer entre eux) n’apparaîtra que des années plus tard. J’y fais mes gammes : rapidité des réactions dans le cadre de l’improvisation, présence d’esprit sur scène, mais également dans le contexte plus banal du quotidien ! Réagir vite en période de crise est un atout majeur. Je me suis longtemps servi de ce synthétiseur dans mes cours sur le son pour en expliquer la structure : timbre, hauteur, durée, intensité. Regret de l’avoir vendu. J’ai pris l’habitude de me débarrasser des instruments qui n’ont pas servi depuis dix ans. C’eût été un instrument idéal pour fabriquer des familles de sons pour le multimédia.


Parallèlement, simultanément, je joue de tout ce qui peut produire du son, instruments acquis lors de voyages à l’étranger ou objets détournés de leur destinée industrielle. Ma mère n’a rien le droit de jeter sans mon accord. Adolescent, je m’en sers d’abord pour des sculptures, puis tout est bon à faire sonner. Musique ! J’avais commencé avec la flûte à six trous, et avec la guimbarde, seul instrument dont je me considère ironiquement virtuose et dont je possède une jolie collection. Mes deux flûtes préférées sont une roumaine, qui me permet de jouer dans le suraigu, et une chromatique en plexiglas transparent, fabriquée spécialement pour moi par Bernard Vitet, et que je viens de briser en deux lors d’un accident cycliste (recollée heureusement depuis, avec du dichlorométhane !). Selon les époques et les besoins, il m’est arrivé de me mettre au piano, à la trompette, au trombone ou à la clarinette basse. Au fil du temps, se sont accumulées des centaines d’instruments acoustiques et de machines électroniques...

Illustrations : Light-Book, ed. Imprimerie Union, 1973 / USA 1968 deux enfants, ed. Les inéditeurs, 2014 / Cuivres, coll. JJB / Un patch d’ARP 2600 annoté, 1975 / Les caramels, seule sculpture conservée, 1966

mercredi 24 octobre 2018

La folle histoire du design aux Arts Décos


J'étais allé voir l'exposition du grand architecte et designer italien Gio Ponti dans la nef du Musée des Arts Décoratifs à Paris, mais c'est le nouveau parcours Design qui m'a fait le plus rêvé. J'ai toujours besoin des émotions les moins sages ! Or, du 3e au 8e étage se succèdent des objets et des meubles incroyables qui devraient susciter des vocations chez les plus jeunes. Le seul bémol, et il est de taille, est qu'il est évidemment interdit de tester le confort de ces fauteuils aux formes inattendues. Le design fait trop souvent fi de l'usage en privilégiant l'esthétique. Le succès nécessite leur accord. Si l'on n'a pas besoin de plonger des fleurs dans un vase pour en apprécier la beauté, on est souvent déçu d'avoir mal au dos après s'être enfoncé dans les coussins profonds d'un divan ananatomique...


De jeunes designers, comme cette fois Alexandre Benjamin Navet, dessinent un décor pour des pièces du musée. Me baissant simplement pour lire les cartels posés sur le sol afin de connaître les créateurs qu'il a choisis pour l'habiter, j'ai aussitôt déclenché l'alarme anti-vol. Voilà qui refroidit mon élan, me forçant à une distance qui de réelle en devient symbolique... Je cherchai néanmoins des idées de luminaires, frustré par les prix du neuf et les choux blancs du BonCoin. Car si les prix de ces pièces les rendirent de tous temps inabordables, il n'est pas interdit de s'en inspirer si l'on est un tant soit peu bricoleur !


Le Musée des Arts Décoratifs dévoile son nouvel écrin dédié au design en proposant un panorama unique de la création moderne et contemporaine des années 1940 à nos jours. Cliquez ici pour avoir un avant-goût des meubles, jouets, verres, papiers peints, etc. exposés. Vous découvrirez les créations de Jean Prouvé, Charlotte Perriand, Roger Tallon, François-Xavier et Claude Lalanne, Philippe Starck, Jasper Morrison, Iris van Herpen et tant d'autres qui ont marqué leur époque sans toujours hélas créer la mode ou révolutionner les us et coutumes...
Cherchant le travail des Italiens du groupe Memphis qui firent éclater les couleurs dans les années 80, je tombais évidemment sur la bibliothèque Carlton d'Ettore Sottsass, mon chouchou. À l'autre bout de la salle je me pris en photo dans les miroirs de la coiffeuse Plaza de Michael Graves. Il m'a semblé là avoir été aspiré par une bande dessinée de Joost Swarte, auteur de L'art moderne, dont je suis tout aussi fan.


Cette visite est une sorte de spectacle dont seuls des fantômes peuplent le décor. Tout comme les points de vue magnifiques sur Paris qu'offrent les fenêtres à tous les étages, sur les jardins des Tuileries de la rue de Rivoli au Panthéon, où les promeneurs ressemblent en contrebas à des ombres peintes... Énième raison d'aller à ce Musée, c'est à lui que Jean Dubuffet fit don d'un nombre important de ses œuvres dont quelques unes sont exposées lors de ce parcours hallucinant... J'avoue avoir un petit faible pour cette aile du Louvre que les cent lapins de notre opéra Nabaz'mob habitèrent pendant cinq mois lors de Musique en Jouets et dont je suis l'un des donateurs, ayant légué aux Collections Nationales ma propre Pâte à pet. Ce n'est pas une blague, même si l'on ne rit pas assez à mon goût dans les musées...

vendredi 5 octobre 2018

Le baromètre Ikéa


Le baromètre Ikéa ou la sérendipité appliquée aux objets marchands.
Je ne sais plus quelle mouche m'avait piqué d'acheter cette petite table de nuit chez Ikéa, une planche ronde fixée à un mât vissé sur un pied en métal. Peut-être avais-je trouvé la chose légère, voire pratique en appoint à l'happy hour. J'ai fini par la vernir de la couleur du sauna en cèdre rouge et je l'ai placée à côté de la porte pour y déposer ce que j'avais oublié de laisser à la maison, par exemple mes lunettes. Je me suis aperçu que ce n'était certainement pas du bois lorsqu'il plut beaucoup et que la planche piqua du nez. À la saison sèche elle est remontée jusqu'à viser les étoiles. Voilà, je pensais avoir acquis une petite table et j'ai un baromètre très original façon bois imitation cèdre rouge ! D'un autre côté, on peut se demander si le reste du mobilier Ikéa n'est pas aussi de la camelote... Pas la peine de vous moquer, tout le monde connaît la réponse.

mardi 3 juillet 2018

Le bestiaire de Romain Baudoin au torrom borrom


J'aime trop la guitare électrique lorsqu'elle survole les grands espaces, propulsée par les saturations et les larsens qui s'en échappent comme des réacteurs. J'aime trop la manivelle de la vielle qui rythme les danses rituelles d'un autre temps que l'on ne sait s'il est d'hier ou de demain. J'aime trop le rock médiéval de l'orchestre de la Troisième Oreille pour ne pas m'enthousiasmer à l'écoute du Bestiari de Romain Baudoin. Son torrom borrom est un instrument hybride, vielle à roue électroacoustique à roue mobile et guitare électrique. Qu'il en joue en homme orchestre ou revienne vers la vielle à roue soprano acoustique de l'ancien luthier Pimpard Cousin avec grelots et grosse caisse, il entretient la transe au delà du crépuscule, tard dans la nuit étoilée. Librement inspiré du bestiaire occitan de Rigaut de Barbezieux, son album est une sorte de transposition musicale de bestioles que l'on aurait pu croiser chez Jérôme Bosch, peintre énigmatique s'il en est...


Sur le clip de Nicolas Godin, le danseur Richard Cayre incarne une sorte de cerf proche des créatures macabres de Joël-Peter Witkin, un être hybride comme le torrom borrom de Romain Baudoin...

→ Romain Baudoin, Bestiari, CD in situ, dist. Orkhêstra

jeudi 7 juin 2018

Jacques Thollot, l’art de la fugue


Entretien fleuve que Raymond Vurluz et moi avons réalisé fin 2002 avec Jacques Thollot pour le Cours du Temps du n°7 du Journal des Allumés du Jazz. Cet entretien figure également dans le magnifique double CD d'inédits Thollot In Extenso paru chez nato en 2017.

Héros du free jazz malgré lui, batteur chantant, compositeur la tête dans les étoiles, Jacques Thollot joue sur tous les temps, les marques et les démarques. Le dessinateur Siné disait de lui qu’il était le "poète des drums". Éclipses et résurgences s’enlacent, s’embrassent et s’embrouillent dans le parcours unique d’un musicien sans pareil. Il projette les mille éclats d’un chant en quête d’infini, une musique impressionniste qui cherche à voir, sentir, rêver, comprendre.

Rencontre avec Raymond Vurluz et Jean-Jacques Birgé.
Transcription de Nicolas Oppenot.

Raymond Vurluz – Comment choisis-tu de jouer de la batterie ?

Je faisais une sorte de bande dessinée sur des papiers comme des rouleaux à chiottes, mais c’était pour imprimer des comptes. Ça allait dans des machines. Je faisais des immenses histoires, des cirques interminables. Et dans les cirques, il y avait la fosse d’orchestre qui était en hauteur. Il y a toujours eu un rapport avec le rouge. Il y a beaucoup de rouge au cirque. C’était entre le cirque et les Indiens. Je dessinais beaucoup d’indiens avec des tambours et les fameux boum boum boum ! Tous ces trucs, ça fascinait. Ce qui m’a carrément illuminé, c’est les reflets à Tours où j’ai de la famille, par une lucarne de chez ma cousine couturière Alice, un 14 juillet. Les pompiers défilaient, avec les tambours au premier plan. Ça m’a achevé, si je peux dire… J’étais déjà dans un domaine où il y avait tout le temps une rythmique ou quelque chose de rythmique. J’ai suivi ce qui me plaisait le mieux et ça a abouti au premier tam-tam, avec des palmiers rouges sur fond jaune et un ou deux trucs verts, des couleurs qui vont pas du tout ensemble, et au pochoir, déjà. J’avais sept ans. C’était une époque où les gens s’invitaient encore beaucoup. À chaque fois qu’il y avait une soirée à Vaucresson, les gens dansaient et c’était l’occasion, comme la musique était un peu plus forte que d’habitude, de m’éclater à jouer derrière les disques.

Jean-Jacques Birgé – Tu passes directement du tam-tam à la batterie ?

Grâce au Père Noël, un ou deux ans après. J’ai vu une photo dans Marie-Claire où j’ai l’air assez rayonnant avec une cymbale entre les mains, près d’un sapin de Noël. Alors j’imagine que ça a dévié comme ça de la peau au métal. Mais bon, ça reste une attirance pour les peaux. Juste une cymbale, la batterie ça a été un peu plus tard. Vaucresson, petit pavillon, rue près de la gare, beaucoup de passants, beaucoup de bruits de percussions sortant de ma fenêtre toujours ouverte. Un jour, quelqu’un a sonné en proposant une batterie à vendre, parce qu’il a entendu. Un prix dérisoire, un instrument assez exécrable, mais pour moi super. Je dis exécrable, c’est même pas vrai, parce que c’était une grosse-caisse très haute avec des vraies peaux. Je n’en connaissais pas la valeur, je l’ai larguée dès que j’ai pu pour une plus sophistiquée, plus brillante.
Ma première batterie, on me l’a amenée comme qui dirait sur un plateau et maintenant que j’en parle, ça a dû influencer ou conditionner mon comportement pour ce qui est de vendre mon travail, ce qui est pour moi une sorte d’aberration. Moins maintenant, on parle de cette époque. Je trouve qu’avec le temps, la vie c’est à vie, le contrat avec quelque art que ce soit. Après Cugat, j’ai entendu les premiers enregistrements de jazz en 78T, pourtant je ne suis pas si croulant ! Vaucresson a aussi beaucoup compté. C’est une ville que j’aime beaucoup, qui se transforme, mais bon… Moi aussi, ça tombe bien ! Mais c’est pas les mêmes résultats.

JJB – Avec ta batterie, tu joues tout seul, à ce moment-là.

La première fois, c’est avec mon frère et quelques-uns uns de ses amis de son lycée de Saint-Cloud. Le trip orchestre de lycée, salle des fêtes, premier concert, Nouvelle-Orléans. Petit coup de pouce médiatique, on a créé un petit déplacement de photographes puisqu’on a joué à l’enterrement de Sidney Bechet à Garches, alors qu’on avait fait la demande et qu’ils nous l’avaient interdit. Ça s’est su alors on a remis le coup un jour après. On a fait le mur et on a été jouer sur sa tombe. Sidney, c’est Garches qui est à trois kilomètres de Vaucresson. J’étais relativement bien encadré par le hasard.

JJB – Que se passe-t-il après le groupe avec les potes de ton frère ?

Quelques répétitions, dont les premières avec un orchestre Nouvelle-Orléans. J’étais encore môme. Les premières répétitions à Paris, à bouger mon matériel. Faut connaître, faut être prévenu, avec la batterie… Je me rappellerai toute ma vie de l’erreur de dialectique chez le trompettiste qui habitait rue de la Fontaine aux Rois, pas très loin de République. Il tenait à l’époque un bazar, un marchand de couleurs qu’ils appelaient une droguerie. Alors comme on m’avait déjà fait des plans, on m’avait fait peur avec des fausses seringues, j’y voyais une fumerie d’opium – en plus c’était dans la cave les répétitions. J’y suis allé avec la peur et j’en suis sorti ravi. C’était effectivement une droguerie. Pas comme je l’entendais, quoi !

RV – Tu connaissais déjà le be-bop ?

Justement, c’est incroyable, c’est presque une chronologie de dictionnaire musical. À la fin des six mois, j’ai entendu le middle jazz. J’entends par entendre que je comprenais de quoi c’était composé. Le be-bop, je l’ai adoré très vite aussi parce que c’était moderne. Je crois que dans les premières choses be-bop que j’ai jouées, il y a un morceau de Cannonball Adderley, à trois temps, déjà (je suis très ternaire). L’orchestre avait changé de physionomie. Il y avait toujours mon frère, mais il y avait la fille des chapeaux Orcelles, Catherine Orcelles, qui jouait du piano. Jean-François Jenny-Clark, déjà, à seize ans. C’est incroyable. J’ai des photos du premier gig, un concours au Salon de l’Enfance et on a joué ce morceau quasi be-bop. C’était le pied !

RV – Y avait-il des musiciens professionnels à Vaucresson ?

Oui, Gérard Dave Pochonet, chez qui j’ai écouté les premiers 78T de jazz qui sortaient. C’était assez exceptionnel : Sarah Vaughan, avec des instrumentistes super. Vaucresson est dans une sorte de creux et il y a un plateau qui a toute sa dose de mystère. Je me rappelle qu’il voyait des Américains dans les arbres. Ça me donnait aussi un autre aperçu du jazz. Vraiment, il les voyait en train de plier leurs parachutes, avec moultes détails.

RV – Te souviens-tu de ton premier engagement professionnel ?

Oh ! Je n’avais jamais pensé à ça. Je me suis retrouvé dans une grande école vers la montagne Ste Geneviève, Polytechnique. C’était le premier contact avec beaucoup de gens, vraiment super… Le vrai gig, dans le sens plein (parce qu’un endroit approprié au jazz), c’est au Club St Germain.

RV – – Il y a une interview de toi à la télévision. Tu es petit. Tu cites même Max Roach. Ça se passe au Club St Germain. On voit à tes côtés Mac Kack, Bernard Vitet. Il y a aussi Bud Powell avec Kenny Clarke…

J’ai d’excellents souvenirs musicaux, mais moins de rapports humains. J’étais tellement content de jouer là que je m’en foutais. Mac Kack me traitait un peu bizarrement. Ça faisait rire qui voulait bien avoir ses grâces. Vu qu’il vivait avec la patronne du club, chaque fois qu’il me présentait il se foutait de ma gueule pour peut-être combler certains manques dans sa spécialité, une image gai luron de mec, " Qui n’a pas une histoire avec Mac Kack ? ", soit qu’il pisse sur un flic en discutant avec lui, toutes sortes de trucs comme ça… C’était pas vraiment méchant, c’était rien, mais bon, ça me faisait un peu de peine, quand même. Il y avait tellement d’autres satisfactions… Bernard Vitet, est un des premiers musiciens avec qui j’ai joué professionnellement. On apprend des choses fondamentales avec des musiciens comme ça. Une des premières remarques judicieuses sur mon jeu, c’est lui qui l’a faite. On jouait à l’époque Night in Tunisia tous les dimanches. Il y a un break en syncope et moi je le faisais sur le temps : Kalin KIN dingueDIN dingueDIN DIN ! ! En fait ça faisait TA PON. Babar m’a fait remarquer ça et c’était une vraie découverte, parce que j’étais mal à l’aise dans ce passage mais je ne savais pas pourquoi. Je n’anticipais pas le break. C’était super de me le dire parce que je ne pense pas avoir refait la même connerie. Je les ai entendues maintes et maintes fois, par contre !

JJB – Comment s’est faite la rencontre avec Kenny Clarke ?

Il s’est proposé… J’allais seul jouer dans les bœufs avec mon père qui m’emmenait, c’était avant mon premier gig, presque. Kenny passait souvent au Club St Germain. Un jour que j’y jouais, il est allé voir mon père. Par chance, parce que j’étais un timide redoutable. Kenny lui a dit que ce serait bien que j’aie quelques notions de base, parce que je n’en avais pas. C’était tout en autodidacte derrière les disques. Très bien d’ailleurs de jouer derrière les disques ! La moindre faute de tempo, ça casse la baraque ! Les pierres se décèlent, les termites voraces apparaissent et les éléments attendent qu’on leur ouvre la porte. Rendez-vous a été pris pour que je vienne prendre des cours avec Kenny au Blue Note, rue d’Artois. C’était l’endroit de Paris où il n’y avait que des Américains, des gens assez extraordinaires. Parmi eux j’ai rencontré Bud Powell, il m’a énormément impressionné.

JJB – Que t’a appris Kenny Clarke ?

Tout ce que je ne savais pas et il a confirmé certaines choses que je vivais. Le lycée s’est terminé de façon lamentable. J’y allais les mains dans les poches. Je n’avais même pas un crayon, pas de cahier, rien. Une des choses que m’a dite Kenny, c’est de vivre la musique. Je me rappelle qu’il m’a surtout appris à jouer de la caisse claire. Il y a des choses plus tard que j’ai regretté de ne pas lui avoir demandées. Je ne sais pas s’il a des fils, mais je sentais quelque chose d’un peu extra dans ses motivations de me filer des cours. Au bout de six mois, Kenny m’a pris comme remplaçant au sein du Blue Note. Il travaillait beaucoup, avec Francis Boland, des choses plus ou moins intéressantes, en Europe, aux US… Alors il travaillait à l’extérieur et moi je jouais. C’était en parallèle aux cours qu’il me donnait. Je pouvais les mettre sur le tapis le soir même. C’était vraiment dingue !

RV – C’était perturbant la fréquentation des clubs, pour un enfant ?

J’ai vite eu un abord des choses du sexe très direct. Je me suis retrouvé à Juan-les-Pins à accompagner des strip-teases. C’étaient quand même des petits gigs en passant. Je me rappelle que je devais jouer des mailloches pendant des scènes de matelas, qui me dépassaient un peu. Je voyais des bonnes femmes se gouinasser, des trucs avec les cris, les machins. Ça restait très mystérieux, mais je trouvais que les mailloches allaient bien avec la lumière rouge, l'ambiance feutrée. Un soir, tout l’orchestre de Count Basie est venu faire le bœuf. Ça a annihilé les effets un peu bizarres de mon approche des choses de l’amour. À Paris, j’allais me balader pendant une pause sur les Champs Elysées et quelques fois je me faisais ramener par des flics au Blue Note qui venaient demander si c’est vrai que j’étais musicien ! Comme j’étais plutôt mignon petit garçon, ils s’inquiétaient parce que je me faisais souvent accoster par des gens qui me demandaient " c’est combien ? ". Et moi je ne sentais pas ça. J’ai commencé à apprendre quelques injures à cette époque, pour être tranquille.

JJB – Tu as été confronté à l’alcool, à la drogue, du fait de vivre dans ce monde d’adultes…

Je suis tout de suite tombé dans des chiottes aux portes ouvertes où les gens se shootaient gaiement, voir plus d’ailleurs, des scènes incroyables. La boisson pour moi, c’était une sorte de tragédie vécue en la personne de Bud Powell… Il ne parlait presque pas, je ne parlais pas anglais, mais je comprenais et je pouvais baragouiner… Je le voyais tout le temps supplier, pleurer auprès du patron, Ben, pour avoir une mousse, un truc, un machin, et moi je ne me rendais pas vraiment compte des ravages de ces substances, sinon que Bud quelques fois s’endormait au piano. Il était comme ça, on ne savait pas si c’était une extase intérieure ou un mal-être ou les deux… Je voyais ce musicien extraordinaire, avec un sourire de contentement parce que j’avais fait un truc peut-être joli ou quoi. De Bud, c’est magique ! Je ne comprenais pas bien ce que venait foutre le patron qui lui interdisait de boire. Il allait boire ailleurs… Il y avait aussi un hôtel un peu mythique. C’était pas le Chelsea Hôtel, mais c’était en face du Caméléon, rue St André des Arts et tous les musiciens étaient logés là, tous ceux qui venaient à Paris par Marcel Romano. J’y ai croisé des gens comme Thelonious Monk, plein de gens incroyables et j’ai vu aussi des drames. Il y avait un bassiste américain, Oscar Petitford. Moi je venais le matin aux nouvelles parce que Romano qui faisait venir des Américains s’était intéressé aussi à une éventuelle façon de faire du pognon avec moi, avec l’âge et la musique que je faisais. J’ai vu presque mourir des gens en rapport direct avec la boisson. Ce bassiste, ça me frappait parce qu’à l’heure où tout le monde prend son petit-déjeuner, il avait un bol mais c’était du cognac, à raz bord. Il lui fallait ça pour simplement sortir du lit, sans doute. Ça ne m’a pas profondément choqué puisque j’ai été confronté à des passages difficiles aussi. Et du coup, la fumée… Les gens fumaient dans les portes cochères, en se planquant, avec presque une paranoïa cultivée. Contrairement à ce que je croyais, ils ne devenaient ni meilleurs ni marrants. C’était de la merde. Je me suis aperçu après que ce n’est pas évident de trouver des bonnes choses ! C’était plutôt tristesse, planque, paranoïa, alors qu’après, j’ai eu l’occasion de fumer ces substances tout à fait naturelles pour le moins. Quand je suis allé en Afrique, j’ai découvert le bangui à Bangui. On demandait aux garçons d’ascenseur un petit pétard et ils revenaient dans la seconde avec un sac en plastique rempli d’herbe, une des choses pour moi les meilleures au monde. Contrairement à l’idée que j’avais eue sur la fumée parisienne et paranoïaque, là j’ai découvert une explosion de rires, de bien-être… Il faut dire que c’était dans le contexte, au soleil… Le premier joint ça a été waou… J’en ai loupé un avion parce que j’étais écroulé de rire devant des fourmis sur la table de l’aéroport ! Les fous rires c’est rien, ça me coinçait partout. Les fourmis, je ne sais pas ce qu’elles faisaient mais c’était tout un scénario abracadabrant et bon, il est vrai que c’est un des seuls produits qu’il m’arrive de consommer si je veux bien mettre l’alcool du côté des accidents.

RV – Cette époque est aussi marquée par l’ambiance générale de la guerre d’Algérie ?

La guerre d’Algérie, il y avait plein de personnes qui étaient contre. C’était normal. J’ai vu mon frère y partir, quelques amis qui ne sont pas revenus, mais la véritable approche politique, la prise de position, ça a été un peu plus tard, juste avant l’indépendance où là je devenais presque actif dans mes convictions d’indépendance. Par le jazz, j’ai été amené à rencontrer Siné, qui à l’époque était menacé physiquement, et je me rappelle de choses assez folles. J’allais manifester, avec mes peu de moyens… Il était question que Salan débarque en avion avec les parachutes. Des soirs avec une tension pas possible, on ne savait pas si c’était du lard ou du cochon, tout le monde était mobilisé. Je jouais au Chat Qui Pêche, et là-bas il y avait une bouche d’aération, juste au-dessus de la batterie, qui donnait sur le trottoir. J’ai eu les jetons de voir une bombe valdinguer par ce truc-là. Il y en a qui bougent, que ça touche de près ou de loin et il y en a qui restent indifférents, qui s’occupent de leur propre devenir, comme s’ils étaient seuls au monde, au fond. Je n’ai eu que très rarement de discussions politiques ou d’opinion avec des musiciens français, hormis François Tusques. Les premières choses que j’ai faites avec lui, c’est à Nantes. Là-bas je voyais des choses que je ne voyais pas à Paris, des réunions après des concerts où il était question justement des problèmes soulevés par les confettis de l’empire, comme disait je ne sais plus qui. Je trouve intéressantes ces discussions dans un milieu qui a priori n’a pas grand-chose à voir, sinon que c’est un moyen d’expression qui peut être communicatif, c’est une responsabilité, même pas… Une conscience.

RV – Te souviens-tu du premier contact avec le free jazz ?

Ça n’a pas été un coup de massue. Comme on avance dans la vie et qu’on suit ses instincts et son début d’éthique, ce sont des personnes qui pensent un peu les mêmes choses qui se rencontrent. Les rencontres, elles se font aussi comme ça, pas seulement parce qu’on entend quelqu’un qui joue bien… Parmi les quelques disques auxquels j’ai participé, je tiens assez à celui qu’on a fait à Rome avec Steve Lacy, “Moon”. Steve croit qu’il n’y a que dans cette séance que je joue comme ça, je sais qu’il aimait bien. Faut dire que Rome c’est inspirant. Après ça j’ai fait des expériences, des chansonnettes, il m’a dit " quand tu finiras de faire de la merde ", d’une façon pas indélicate. Je tentais quelque chose, c’était pas du tout évident et son jugement ne m’a pas été du tout inutile. On ne fait pas de la chansonnette comme ça… Faut être né sans le reste pour en faire… Disons que ce qu’on appelle le free jazz, pour moi c’est un peu comme en peinture, une reconnaissance d’un bagage énorme de choses de qualité, dans un style donné. Des choses tellement énormes à réunir pour qu’un individu maintenant fasse, dans ce style, quelque chose d’extrêmement intéressant. Dans mon abord du free jazz, il n’y a pas seulement les Eldridge Cleaver, les Black Panthers… Ben il y a tout ce qu’il y a, de Charlie Parker aux plus récents, des choses tellement magnifiques que je me vois mal repasser dans leurs sillons et amener quelque chose d’encore mieux que ce qui a été fait, dans cette esthétique-là. À l’époque, c’était effectivement free, un truc de liberté, repousser les barrières qui d’habitude sont plutôt salutaires pour les expressions. Je ne ressens pas le free jazz comme un mouvement définitif. Je trouve qu’il est très bien, sa durée, tout ça…

RV – Le passage avec Eric Dolphy, c’est un moment important pour toi …

Je me rappelle surtout de Donald Byrd parce qu’il m’a appris une chose essentielle à la batterie. Je trouve ça super d’ailleurs, parce qu’il me voyait vraiment souffrir à jouer des tempos extrêmement rapides. Parce que le " chabada " je le jouais en entier… Tin ti gui ding ti gui ding ti gui ding… Ce qui est pratiquement impossible à faire si c’est sur un tempo des plus rapides. En plein concert il voit que j’ai vraiment du mal à tenir, alors il prend une baguette et tchac, il fait comme ça, comme un petit secret : " regarde ! ". Il laisse rebondir la baguette sur la cymbale… De cette seconde-là, je joue exactement pareil les tempos hyper rapides, c’est-à-dire que je ne marque pas le dernier, je marque sur la main gauche… Je donne bien le coup pour en faire trois ! C’est un détail qu’on aurait pu m’apprendre dans des milieux plus avisés que la trompette, mais enfin… C’est fou les progrès que j’ai faits juste en laissant rebondir la baguette ! Donald Byrd, un type adorable. Au début, en rigolant, il me disait " mais ça va venir " parce que je voulais garder le tempo et il me montrait son petit doigt et je comprenais pas trop. J’ai vite compris qu’il voulait parler de " il faut en avoir pour garder le tempo ". Du jour au lendemain, avec les défilés qu’il y avait, il a vu qu’il n’y avait aucun problème, j’avais un tempo correct.

JJB – Dolphy ne t’aurait-il pas influencé sur ta manière d’écrire ?

Dolphy a été un des rares, à part des gens plus techniques de l’époque, à jouer des écarts qu’on trouvait surtout dans la musique de douze sons… Dès que je l’ai entendu jouer, j’ai été frappé par cette voie très personnelle, ces intervalles de quarte augmentée, de septième, sans arrêt, des trucs… Et cependant des phrases extrêmement belles et tout à fait dans les accords. Il confirmait cette idée que j’ai aussi de la mélodie qui peut très bien sortir des écarts ou des choses qu’on disait faux. Comme quand, môme, j’ai fait un bref passage aux Beaux-Arts, on interdisait de mettre du bleu et du vert à côté, ou du rouge et du jaune à côté. C’est les plus beaux trucs de la peinture.

RV – Comment as-tu rencontré Don Cherry ?

Parmi les lions. Pas les mi-lions mais les lions bien entiers. Je crois me rappeler que c’est une histoire de cravate aussi. C’est une époque où j’achetais mes cravates aux Puces, avec d’autres trucs marrants qu’on trouvait là-bas et qu’on trouvait pas ailleurs. Toute sa vie il m’a parlé de la première fois où il m’a vu avec une cravate qu’il trouvait insensée. Ça me semble absolument naturel parce que j’ai vu après qu’on avait beaucoup de similitude dans ce qu’on aimait, pictural ou esthétique. C’est fou ça. Il manque encore plus qu’il n’a apporté. C’est vraiment un cas… Don ça me fait vraiment autre chose, même une photo…

RV – Est-ce qu’à Heidelberg, avec tous ces gens, tu avais l’idée de démarrer quelque chose qui te serait plus personnel, un orchestre par exemple ?

Je faisais des rêves d’orchestration, hors batterie. C’est encore Don qui m’a conseillé de faire ma musique. C’est lui qui m’a dirigé.

JJB – Quand tu joues, pas très longtemps après, Our Meanings and our Feelings, dans quel cas de figure es-tu ?

Comme un passager. J’ai gardé mes bagages. C’était le plaisir de faire quelque chose avec Portal.

RV – Tu fais un disque aussi avec Sonny Sharrock, en trio, un disque free…

Pour ma part, sans inspiration véritable. Pour Sonny Sharrock, je suis revenu de Munich en avion, juste pour une séance l’après-midi, et il se trouve qu’à Münich, il y avait une spécialité, à l’époque, qui s’appelait le LSD. J’ai fait ce disque, paraît-il, dans ces conditions. Je l’avais rencontré avec Herbie Mann. Moi j’étais avec Joachim et Eje Thelin. C’était puissant. Il se trouve que c’est un des soirs dont je me rappelle encore, un des soirs magiques où on joue le mieux qu’on n’a jamais joué et se demande si on rejouera jamais aussi bien un jour.

RV – Il y avait aussi des choses très expérimentales, par exemple ce duo avec Eddy Gaumont qui s’appelait…

… Intra Musique. Enfin, oui c’était pas le duo qui s’appelait comme ça, c’était carrément un mouvement. On voulait devancer les critiques pour donner un nom au mouvement. Il n’y a eu qu’un seul concert d’intra Musique, à la Faculté de Droit. C’était dans la continuité de l’idée que j’avais de la composition, de la forme, un certain classicisme. Eddy Gaumont aurait sûrement été le musicien du siècle. L’ambiance de l’époque et la façon de mener sa propre vie ont fait qu’il s’est supprimé. La pureté enfantine et la conscience d’un adulte. Ça n’a pas du tout marché. Le peu de tentatives qu’il a expérimentées, ça a été très mal reçu et il faut dire que lui-même était devenu très vite agressif. Pour pas en recevoir plein la gueule, il dégainait avant. C’est le cas de le dire, parce que pour une mauvaise parole, un jour en Belgique, il a sorti son rasoir qu’il avait tout le temps sur lui et il a balafré un musicien belge qui avait de belge une manie encore assez récente d’avoir des colonies…

RV – Peu de temps après, tu enregistres Quand le son devient aigu, jeter la girafe à la mer.

C’était le début et même la continuité du début, parce que dans La Girafe, il y a des motifs qui dataient de dix ans avant, que j’avais trouvés sur des bandes à moitié cramées. C’était hors temps, cette musique-là que je faisais parallèlement à toutes les expériences… Parce qu’il m’est arrivé de jouer free pour le cacheton, ce qui semble assez extraordinaire ! D’autres faisaient des séances d’enregistrement avec des chanteurs yéyé et moi j’avais le free jazz.

RV –Sur cette décennie-là, il y a quatre disques qui sortent, quand même : La Girafe, Watch Devil Go, Résurgence et Cinq Hops.

François Jeanneau vole dans ce disque. C’est fou. La chanteuse Elise Ross disait : " je donnerais toute ma vie pour pouvoir faire ce que vient de faire François ! ". Après La Girafe, c’est un creux de vague, Watch Devil Go. Il est question du diable, quelques rechutes assez longues dans le temps, des rechutes psychologiques, suivies de tas de choses contraires à la réalisation de la musique. Pour y arriver, je n’ai pas fait de surf. Parce que ça allait plutôt vers le grand large, que vers la côte ensoleillée ! Watch Devil Go, peut-être le coup de pied au fond de la piscine pour remonter à temps et pouvoir respirer.

RV –Il y a ce concert assez extravagant à Nîmes où Weather Report supprime sa première partie, tu te retrouves le lendemain en première partie de Stan Getz. Stan Getz ne vient pas et tu deviens LE gros succès du festival de Nîmes 1979.

Le son était très bon et c’est peut-être une des seules fois où j’ai pu entendre complètement ce qui se passait sur scène et en quelque sorte le maîtriser aussi.

RV – As-tu pensé que ce que tu cherchais à faire était difficile à atteindre avec les musiciens choisis ?

C’est comme les systèmes solaires, je suis sûr qu’il y en a d’autres, d’autres bons musiciens que nos chers défunts. Je crois qu’au point de vue feeling, ça intéressait justement les pianistes… Une technique d’écriture pas très conventionnelle, des doigtés qui sont adaptés au rythme.

JJB – Tu as vraiment eu l’impression d’avoir arrêté de jouer dans les années 80…

Je ne pouvais pas supporter de ne travailler que pour les oiseaux, bien qu’on s’entende très bien...

JJB – Il y a eu le disque de Berrocal.

C’était super. J’aimais bien ne pas être leader, ne pas avoir cette responsabilité. Parfois même, certaines personnes me disaient (et ça ne me faisait pas très plaisir) que je jouais mieux avec d’autres groupes qu’avec le mien, ce qui doit arriver immanquablement. Et puis il y a eu Winter’s Tale que j’ai ressenti comme un coup de main… Ça n’était pas évident. J’aime bien ce disque pour diverses raisons, dont la reprise de contact.

JJB – Qui en fait amène à Tenga Niña.

Il me redonne envie de jouer, je recrois un peu en ce que je fais et pourquoi je le fais. Ça a marqué, parce que s’il n’y avait pas Tenga Niña, je ne serais pas là maintenant, je n’aurais pas cherché, quoi.
Je ne sais plus ce qu’on raconte là… C’est comme du présent… On va bientôt se croiser, justement : " Hello ! Comment tu vas toi ? ". Je crois qu’à un moment de sa vie, on se croise.

PORTRAITS-SOUVENIRS

René Thomas
Je lui en ai tellement fait voir… J'ai par exemple brûlé une armoire d'hôtel dans sa baignoire, juste avant qu'il ne rentre dans sa chambre. Il a toujours eu besoin de certaines choses, René ; la même journée j'avais demandé à deux mecs sur le port de Palerme de faire comme si c'était des flics et d'aller se saisir de l'individu à grosses lunettes qui sortait de l'hôtel. Et les mecs y sont allés, en faisant semblant d'être de la police alors René a commencé à se rouler par terre… Je le croyais assez sérieux, les premiers jours où je l'ai connu chez Popol à Bruxelles. Il avait un air, comme ça, un peu extraordinaire, d'un autre monde. Je jouais avec René, avec beaucoup de plaisir. Au bar de chez Popol, d'un seul coup, il s'écroule par terre, comme si on avait débranché l'électricité, vraiment, une chute formidable. En fait, il y avait une fille qui était assise en amazone sur un siège de bar et de là où il était tombé, il voyait absolument tous les dessous de la fille… En fait, il a fait exprès de tomber pour mater la fille, comme ça. Des milliers de choses avec René Thomas… L'ambiance à 6 heures du soir dans une semi-brume belge où il jouait "Theme for Freddy ", comme ça, sans que l'on ait répété. J'avais les larmes aux yeux.

Karl Berger
C'est énorme. On a partagé le plaisir de faire des tournées avec Don Cherry et c'est un des orchestres où je me suis le plus éclaté de ma vie. C'est aussi, pour moi, une vie, Karl : Heidelberg, qui reste à ce jour la ville où j'ai vécu de façon la plus en symbiose avec tout ce que je pouvais espérer de la vie. Et Dieu sait si j'en attendais ! C'est fou ! De Heidelberg, je prenais des avions, juste pour ramener des petites Allemandes à Vaucresson, pour les voir d'un peu plus près pendant trois quatre jours ! Incroyable ! Et pour Karl, c'était la terreur, ça criait toutes les nuits dans sa maison, les gémissements… Oh j'ai refait le coup à Rome avec Steve Lacy. À la fin, je me suis fait virer de chez eux.

Aldo Romano
Des coups justes, un feeling très développé. Je crois que je n'ai jamais entendu Aldo ne pas bien jouer. Je n'étais peut-être pas là où il fallait ?!

Jean-François Jenny-Clark
Oh, La Corse ! Le souvenir de ces premières autres formes de gig qui consistait à jouer pour gagner un peu de pognon et passer des vacances. On jouait des saisons en Corse, dans des clubs genre Méditerranée. Ce sont des moments presque aussi sublimes que les autres. On était très proches avec JF, on se faisait trois kilomètres de plage pour aller bouffer une glace à Calvi. Et puis des séances photo, lui me poussant dans une poussette de bébé, sur une fenêtre d'une maison délabrée à Calvi. Tout ça, ce sont des noms qui en premier me font réagir avec bonheur. Tellement à dire…

Joachim Kühn
Le meilleur n'a pas été fixé sur disque et je le regrette parce qu'il y a eu des moments de live qui auraient mérité d'être fixés mille fois plus que certains disques qui justement étaient un peu prisonniers du free jazz, ce qui peut sembler paradoxal. Joachim avait envie de jouer des choses formelles. Ça sortait dès qu'il le pouvait… Une marche ou quelque chose pris avec dérision, une dérision pudique pour ne pas trahir le free jazz. On se retrouvait à simuler des choses formelles d'une façon un peu dérisoire.

Pharoah Sanders
Une frustration. N'avoir joué qu'une répétition, à Berlin, et un concert avec lui. Tellement saisi d'entendre ce que j'aimais écouter sur disque, des choses directes, différentes. Moi je pensais qu'il ferait le disque (Eternal Rhythm) aussi, donc je n'étais pas si triste et puis après, ça m'a fait vraiment chier qu'il n'y soit pas. Sentiment d'une belle intelligence.

Barney Wilen
Ça m'évoque tellement de choses, Barney. Je crois que c'est le musicien avec qui j'ai joué le plus longtemps et nos voies se rejoignaient, peut-être même sur des malentendus, ce qui peut soutenir quelque chose, parfois. C'était pas le cas pour tout, mais disons peut-être dans une différence de façon de vivre. Je vais merder, c'est trop… Un de ces soirs, après les sets, j'ai vu Barney prendre la forme de l'escalier qui descendait au Requin Chagrin, comme un Tex Avery, avec le cou, les marches… Il était tellement raide qu'on l'a porté jusqu'au premier étage, sur le lit, avec toujours la forme de l'escalier. Et voilà : "Barney, bonne nuit, à demain."

Bernard Vitet
Mes débuts dans le jazz, le Club St Germain, les professionnels. Sa femme était jalouse parce qu'il y avait des cheveux blonds dans son peigne. Il me logeait très souvent chez lui, quand je ne pouvais pas rentrer en banlieue par le train et ça faisait des histoires pas possibles, parce que j'avais des cheveux blonds et un peu longs. Ça n'était pas les cheveux d'une belle scandinave, ça n'était que moi ! Une certaine sécurité, aussi, c'est un des premiers un peu complice dans le monde du jazz adulte. Il me parlait plus que les autres et m'a même donné quelques conseils. Il me rappelle mes débuts. Je ne sais pas si c'est gentil ou pas gentil, mais comme je n'ai pas de notion du temps… Elle se fabrique, la mémoire. Elle s'auto-gère.

François Tusques
Son côté déjà un peu politisé ! C'est un peu aussi un des éléments de l'image que je me fais des premières rencontres avec François, d'entendre des musiciens parler politique, carrément. Qui plus est, avec des opinions particulières, qui correspondaient un peu aux miennes qui n'étaient pas néanmoins écrites en lettres de feu. Ce n'est pas sous le nom d'une idée qu'une musique va se faire, mais elle en tient forcément compte, elle en fait forcément partie.

Beb Guérin
Beb, c'est déjà cette assise musicale. C'est le bassiste avec qui j'ai pu oublier la notion du tempo, parce que très physiologique. Je pense aussi à l'amitié. J'ai des petites lumières… Par exemple, un jour je suis convoqué au Palais de Justice de Paris, j'avais un peu… Chambre 11, enfin correctionnelle, mais pour des faits tout à fait honorables, et Beb s'est tout de suite proposé de m'accompagner là à 8h du matin, tu vois, enfin des choses pour nous presque indécentes. Tout ça avec le naturel, le senti, sans que je lui demande rien. Un sens de l'amitié, comme s'il y avait un don pour certaines choses.

Bernard Lubat
Je ne me rappelle plus quand je l'ai vu la première fois, comme si je le connaissais un peu d'avant, en fait. J'étais assez admiratif envers Lubat, parce j'étais presque complètement autodidacte et je trouvais ça incroyable de pouvoir lire les partitions de batterie. Je savais que Bernard faisait des séances, il pouvait faire ça et il le faisait… Il gagnait du pognon d'une façon plutôt agréable, parce que c'est quand même l'instrument… Enfin, je sais pas, c'est pas si pénible que ça, quoi. Et je pense à Orgeval. C'est un endroit où j'ai vu Lubat hors contexte. C'est tout bonus. Je dirais même parfois que le contexte pourrait cacher des choses, qu'il ne révèle pas forcément tout, disons… Je ne le connais pas si bien comme batteur, Bernard, c'est fou ! Évidemment parce que… j'ai le souvenir qu'on a joué une fois en trio et ça s'est produit qu'une seule fois dans notre vie, où il jouait du piano avec Beb à la contrebasse. On a souvent joué dans les mêmes endroits, sans forcément s'entendre. Parfois on vient juste pour le jour où on joue… Je ne l'ai pas assez entendu, Lubat, je regrette.

Jacques Pelzer
Il a plus ou moins participé au fait que j'aille en Afrique. Je l'en remercie.

Jean-Luc Ponty
Je me rappelle d'un concert, à la Locomotive. Il se voulait assez Coltranien et moi ça avait suffi à me brancher sur une façon de jouer… J'aimais tellement Elvin Jones. Je me rappelle aussi d'une valse de Jef Gilson à une époque où il y avait Jean-Luc, qui s'appelait " Java for Raspail ". Un morceau que je trouve très bien. Écrit par Gilson et qui allait fort bien à Jean-Luc.

Michel Potage
Au début où je l'ai connu, il faisait partie de la grande déconnade. C'était un peu faire la foire… Pas qu'un peu, même. Après j'ai eu l'occasion de voir ce qu'il faisait, à part la foire. J'ai ressenti une écriture originale… C'est pas une question de droit d'exister, non c'est pas la permission : "est-ce que je peux exister ? Ô beautés universelles !". L'alcool le rend con, comme tous… Je suis le premier à être bien placé pour le savoir… J'aime bien ce que fait Potage.

Gato Barbieri
J'ai bien connu sa femme, adorable, mais j'ai peu eu l'occasion de parler avec lui… À chaque fois qu'on a joué c'était une super impression, un son original. Je regrette… Non, je ne regrette rien, mais j'aurais bien aimé le connaître un peu plus.

Joseph Dejean
J'espère qu'on se rappelle de lui à la hauteur de ce qu'il a pu donner avant de disparaître. Le souvenir d'un sentiment de conviction d'une direction existante, de quelque chose de vrai. C'était épatant. C'est carrément une autre approche de la guitare et pas des moindres.

Kent Carter
Un sens de la musique extraordinaire. Il faisait partie du New York Total Music Company de Don Cherry. On a fait beaucoup de pays ensemble… C'est complètement fou tout ce qu'il y a comme musique et esthétique dans sa tête. Je ne sais pas si la contrebasse est assez large pour exprimer tout ça. Il faisait des batteries avec tout ce qui lui tombait sous la main. Il y avait peut-être deux cents objets. Pendant des jours, il était là, il jouait… Je n'ai jamais vu ça de ma vie. Je crois qu'à n'importe quel moment de la journée, on pouvait rentrer, disparaître, revenir, et la qualité était toujours là, comme un acquis, comme respirer. C'est extraordinaire.

Peter Brötzmann
J'ai joué avec lui et j'ai fait ce que j'ai pu au début pour qu'il puisse venir en France. Personne n'en voulait. Je ne sais pas si ça veut dire quelque chose : intègre… Mais pendant les années où je l'ai entendu, il ne changeait pas de direction, donc il progressait… Quoique on peut progresser sur plusieurs parallèles, mais enfin, une seule direction, ça risque de concentrer le rapport à exprimer… Et lycée de Versailles !

Tony Hymas
On a eu des moments de communion, des moments extrêmes… Quelqu'un d'une grande richesse musicale… On a peut-être d'autres choses à partager que des premières fois.

Sam Rivers
Tout un feeling, une façon d'être, de bouger, d'être proche des fondations, des origines de la musique qu'on pratique. Là, on parle du niveau d'une créativité en rapport avec le jazz. J'aime la compagnie de personnes de couleur et de chaleur… Je n'aime pas trop le jazz trop blanc, par exemple, puisqu'on est amené à parler des contrastes, qui existent surtout sur le papier photo, d'ailleurs !

Marie Thollot
Ma Papuce
Ma Vouvoute
Mon Yéyan
Et mon Tilala

Discographie sélective

Indispensable : Quand le son devient aigu, jeter la girafe à la mer, Futura Ger 4
Non réédité en CD mais vaut mieux que le détour et la fouille insistante chez les marchands de 33tours : Watch Devil Go, Palm 17 Résurgence Musica 3021
Rééditions CD incontournables : Don Cherry Eternal rhythm, MPS 15204ST, POCJ-2520
Cinq Hops, Orkhêstra
Scandaleusement non réédité : Barney Wilen Zodiac, Vogue Clvlx

Disponible aux ADJ :
Jacques Thollot Tenga Niña, nato - 777 701
Jac Berrocal La nuit est au courant, in situ - IS040
et paru depuis, en 2017 (Jacques Thollot est décédé le 2 octobre 2014), Thollot In Extenso, double CD nato 5484

vendredi 25 mai 2018

Un métier de bras cassés


Il semble impossible de faire confiance au moindre transporteur. Du temps des tournées mondiales de notre opéra Nabaz'mob, nous avions plusieurs fois eu des sueurs froides avec UPS, TNT et Fedex. Un chauffeur qui ramenait nos lapins de Bucarest était passé par Amsterdam. Les coffee-shops avaient probablement ralenti la livraison ! La Poste au moins s'excuse chaque fois qu'un remplaçant se trompe de boîte ou prétend abusivement être passé. Cette fois, et ce n'est hélas pas la première, c'est au tour de GLS de raconter des chars. Le colis de nourriture pour les minous, parti de chez Zooplus le 15, est annoncé en livraison le 19, mais nous attendons en vain. Il faut patienter jusqu'au 23 pour que le transporteur nous fasse le même coup, mais il a le toupet de prétendre que nous n'étions pas là. Et le lendemain, rebelote avec l'annonce de 14h42 : "pas livré car pas présenté". Les journées sont courtes chez GLS ! Douze jours après la commande, le colis n'est toujours pas là alors que le site marchand assure un maximum de 4 jours. Notre énervement tient aussi aux réponses cavalières de l'expéditeur qui ne met jamais en doute les allégations du transporteur, on a vraiment l'impression que GLS appartient au même propriétaire que Zooplus. Quand on sait que le service de réclamation de GLS fait payer aux destinataires 0,80€ la minute d'attente interminable, on comprend l'arnaque (pour l'expéditeur ce coût est réduit à 0,18€, toujours en plus du prix de l'appel). Comme n'importe qui, après quelques minutes à ce tarif honteux et dissuasif, j'ai fini par raccrocher et j'ai tenté les mails, mais là vous vous retrouvez à la case départ. En dédommagement, Zooplus nous offre une réduction de 5% sur la prochaine commande. Cela nous fait une belle jambe et à nos chatons un beau poil ! Ce genre de mésaventure inonde probablement le courrier des lecteurs des magazines de protection des consommateurs. Mais cela ne sert pas à grand chose. Notre expérience montre qu'il n'y a pas un transporteur pour racheter l'autre. Façon de parler, car j'ignore la gymnastique financière de ces multinationales. En reprenant l'historique de nos livraisons, Chronopost est tout de même un peu plus fiable. Nous n'avons pas eu de mésaventure avec eux comme les deux fois où GLS avait balancé le colis de 15 kilos par dessus le mur du jardin, sans sonner, un jour de grosse pluie... Enfin, si les chauffeurs travaillent si mal, il est logique de s'interroger sur les conditions de travail qui leur sont imposées...

P.S.: Anne-Gaëlle me conseille d'acheter leurs croquettes dorénavant sur Zoomalia, un peu plus cher, mais moins énervant côté livraison.
Et Stéphane suggère les croquettes suédoises Husse, "de très bonne qualité (supérieure à bien des marques «véto») à tarifs très abordables. Et les livreurs sont des licenciés locaux, charmants qui plus est". Je pense que je vais essayer les croquettes suédoises la prochaine fois !

mercredi 9 mai 2018

La ZAD Diderot en colère


La colère des riverains de la Dhuys ne faiblit pas devant l'absurde abattage des cerisiers du Japon de la rue Diderot. Sans concertation ni avertissement, la Mairie de Bagnolet a ordonné le carnage sous prétexte d'élagage. Au petit matin nous étions nombreux mobilisés pour dénoncer la politique municipale catastrophique. On nous répète qu'il n'y a pas d'argent dans la caisse de la ville, mais il y en a pour défigurer une rue en période de montée de sève et de nidification. Si les oiseaux ont subitement disparu depuis la coupe, les Bagnoletais sont sortis de chez eux. La quasi totalité de la rue et très nombreux du quartier ont signé la pétition s'élevant contre ces pratiques antidémocratiques et destructives. "Chaque arbre abattu en ville est un recul irrémédiable de la nature. Pourtant un arbre n'apporte pas seulement de l'oxygène tout en captant le CO2. Il réduit sensiblement la température lors de chaudes journées comme celle d'hier. Il est un abri pour les oiseaux et est indéniablement beaucoup plus design qu'un panneau publicitaire." écrit Jérémi Michaux...


Des représentants de la France Insoumise, du PCF, des Verts sont venus apporter leur soutien aux riverains catastrophés que la Mairie ait défiguré une des plus belles rues du quartier. Trois arbres ont été sauvés pour l'instant, mais la Mairie compte les faire sauter pour des raisons qui restent obscures. Nicole Geniez, Directrice de l'Environnement, du développement durable, de la Propreté et de la Nature Urbaine de Bagnolet, revendique son statut de paysagiste en prétendant que les arbres à 40 ans étaient arrivés en fin de vie, or un cerisier du Japon vit entre 50 et 100 ans (et ceux-ci ont été plantés il y a moins de 30 ans) ! Nous avons récupéré des souches prouvant que les arbres coupés étaient en parfaite santé. Un peu plus loin dans la rue, les mêmes cerisiers sont resplendissants, mais c'est aux Lilas ! Alors ?


À son tour, le député Alexis Corbière s'est joint à la délégation en Mairie où aucun élu n'a pu nous recevoir. Nous n'avons plus aucune confiance dans cette équipe municipale qui ne tient pas ses promesses d'aménagement du quartier et raconte n'importe quoi avec la plus grande arrogance. Pourtant, nous exigeons que des arbres soient replantés à l'automne, et pas des arbustes ridicules dont l'espèce est faite pour rester rachitique ! Comme gage de bonne volonté nous exigeons que le désouchage soit réalisé dans les plus brefs délais, et ce n'est pas une mince affaire vu la taille des cerisiers assassinés. Nous demandons à ce que les habitants du quartier participent aux choix qui seront faits et soient tenus au courant de l'avancée des travaux. Rien ne sert de faire des réunions de quartier, si aucun engagement n'est tenu, et si les décisions se font en douce sans y avoir été évoquées.


Le plus grave, c'est que la S.A.M.U.sa (qui cyniquement signifie Soins des Arbres en Milieu Urbain), société versaillaise sans foi ni loi qui avait emporté le marché d'entretien des arbres de Bagnolet s'attaquait hier 8 mai, jour de congé, aux magnolias de la rue Sadi-Carnot. Il est important que les habitants des autres quartiers ne se laissent pas faire. Si nous sommes en colère, c'est aussi à cause de la manière dont son responsable a outrepassé ses droits, ne nous produisant aucun ordre d'abattage, menaçant de faire tomber l'arbre dans lequel était perchée Eva Labuc pour empêcher la coupe des derniers rescapés et agissant avec précipitation autour des voitures pour éviter que nous nous interposions face aux tronçonneuses.

mardi 8 mai 2018

Attentat criminel à Bagnolet


La Mairie de Bagnolet a fait abattre tous les arbres de la rue Diderot sans consultation des riverains et sans raisons, en annonçant sournoisement un élagage. Les cerisiers du Japon trentenaires donnaient à cette rue une poésie rare dans une ville sinistrée par la vente systématique de son foncier au profit de constructions immobilières incessantes alors que les infrastructures comme écoles ou parkings sont déjà saturées. J'ai vu des habitants en larmes de retrouver leur rue scalpée alors que les arbres étaient parfaitement sains. Peut-être la Mairie compte-t-elle ainsi faire des économies d'entretien ? Il est vrai que le tapis de fleurs roses qui la semaine dernière recouvrait la chaussée demande à être balayée une fois les pétales fanés !
La quasi totalité du quartier signe une pétition s'insurgeant contre cette décision stupide et la méthode employée pour l'imposer en faisant fi de toute démocratie locale. Dans un premier temps Madame Pesci, Maire adjointe à l'environnement, au développement durable, aux espaces verts, à l'Agenda 21 et à la démocratie participative (on appréciera la précision de l'intitulé de sa fonction en regard de l'opération dénoncée ici !) nie avoir connaissance de cet acte de vandalisme dont elle a forcément donné l'ordre : "(...) nous faisons immédiatement stopper l'abattage des arbres. Nous n'étions pas informé de cette opération. De plus un protocole de communication existe à chaque abattage. Il s'avère qu'il n'a pas été respecté. Les habitants devaient être informés de cet abattage, de ses raisons et du remplacement des arbres abattus." Elle s'est fait probablement tapé sur les doigts par le Maire PS, Tony di Martino, pusiqu'elle envoie ensuite : "Mon message est parti trop rapidement ! Nous vous tiendrons informé de la suite que nous donnerons à cette opération."


Des habitants de la rue Diderot réussirent à empêcher l'abattage des deux derniers arbres, l'un en bloquant la rue avec une camionnette, l'autre en restant perchée deux heures en haut d'un des cerisiers du Japon pour l'instant rescapé de cette aberration. Nous aurions dû nous méfier car on n'élague pas en période de montée de sève. Mais on n'abat pas non plus en période de nidification (à l'aube, l'extraordinaire concert des oiseaux était cruellement absent pour la première fois ce matin).
C'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Les riverains sont fous furieux contre la Mairie qui vient de perdre un nombre considérable de voix aux prochaines élections. En plus de la pétition qu'ils signent tous et toutes des deux mains, ils seront demain sur place pour empêcher l'abattage scandaleux des deux derniers arbres situés au fond, dans le coude que fait la rue. Le seul arbre qui reste à l'entrée était celui qui était malade et aurait justifié qu'on l'abatte. Il faut aussi préciser que ce n'est pas l'unique rue à subir le massacre. Les arbres de l'avenue de la Dhuys ou de la rue du Pinacle n'ont jamais été remplacés contrairement aux promesses de la Mairie. Mais c'est le propre de cette équipe depuis son élection de promettre sans jamais tenir et d'agir sans concertations, malgré les apparences puisque normalement les conseils de quartier devraient être susceptibles d'empêcher ce genre de stupidité inutile. À Bagnolet on n'a pas d'argent pour planter ou faire quoi que ce soit, mais on en a pour payer les tronçonneurs d'une société privée de Versailles.

vendredi 27 avril 2018

Les catacombes avec les yeux de l'enfance


Hier jeudi je suis retourné visiter les catacombes Place Denfert-Rochereau, mais cette fois avec une petite fille de 10 ans qui a le nez dans Harry Potter chaque instant qu'elle peut y consacrer. La semaine dernière avec ses grands-parents elle avait vu le London Dungeon à Londres, sorte de musée de l'horreur appartenant au même groupe que Madame Tussauds. Mais cette fois-ci les squelettes sont réels ! Pensez-vous que cela fasse la moindre différence lorsque le monde est encore onirique et que l'on se souvient de ses rêves avec une précision de scénariste ? L. a donc vécu l'expérience en aventurière, comme si le royaume des morts s'appelaient ici catacombes... J'ai emprunté ses mots pour raconter notre visite.
La cascade des 130 marches qui mènent 20 mètres sous l'avenue Montsouris donne le tournis. Dans le tunnel étroit le sol est parfois boueux, suite aux ruissellements de la surface, mais plus loin un puits indique que l'on est probablement proches d'une nappe phréatique. Ailleurs il est sec avec de petits cailloux. Une trace de peinture noire servant jadis à se repérer dans le labyrinthe suit le plafond martelé comme des vagues. Des portes grillagées empêchent de s'évader du parcours et de se perdre comme cela est arrivé dans le passé. Les galeries où sont enterrés les restes des parisiens exhumés des cimetières de la capitale, détruits pour insalubrité, mais aussi pour faire place à la spéculation immobilière et aux travaux du Baron Haussmann, sont souvent tortueuses. Des briques écartées semblent s'ouvrir sur quelque endroit secret. Dans une salle où sont accrochés des panneaux explicatifs, L. scrute la maquette d'un ancien cimetière avec des petits squelettes empilés. Au-dessus de la porte qui mène à l'ossuaire est inscrit : "Arrête, c'est ici l'empire de la mort." Des extraits de textes et de poèmes en français ou en latin ponctuent le chemin qui mène à la lumière après ce voyage au royaume des ombres. L., n'appréciant guère que des visiteurs écrivent des tags au feutre noir sur certains crânes, trouve que c'est aussi déplacé que si on le faisait sur mon propre front ! Dieu est souvent évoqué. Les nombreuses victimes des combats de la Révolution Française sont regroupées. Les dates gravées dans la pierre indiquent l'année où l'ossuaire de tel ou tel cimetière a été déménagé dans ces anciennes carrières, de la fin du XVIIIe jusqu'au milieu du XIXe siècle. Les milliers d'os et de crânes agencés les uns sur les autres forment des dessins, cœurs et croix. Les crânes semblent avoir les joues qui tombent. C'est très mystérieux, un grand cimetière artistique, dit-elle, qui lui donne l'envie d'aller fouiller...
Après quelques pauses pour souffler pendant la remontée, nous débouchons sur une boutique qui n'existait pas avant la nouvelle sortie avenue René Coty. Les marchands du temple ne ratent pas une occasion, d'autant que le choix de livres et de gadgets est plutôt sympathique. Les crânes mexicains peints ou recouverts de perles rappellent à L. Coco, l'excellent film d'animation sorti récemment et dont le sujet est justement la mort, mais du point de vue mexicain. Aucune morbidité, mais une fête aux couleurs explosives, sentiment qu'elle perçoit dans les catacombes comme un acte plus artistique que social. L'immersion tient donc ici plus de l'aventure que du recueillement. Cela explique la fréquentation touristique délirante, en augmentation constante, occasionnant souvent des attentes de trois heures avant de pouvoir s'enfoncer. De mon côté je pense au Trou de Jacques Becker, récit d'une évasion de la prison de la Santé qui est à deux pas, un film d'une modernité incroyable, et j'ai envie de me replonger dans l'Atlas du Paris souterrain et dans le catalogue de l'exposition de Jean-Hubert Martin, La mort n'en saura rien, sur les reliquaires d'Europe et d'Océanie. Une certaine euphorie se dégage du temps qui passe. L. se projette des milliers d'années dans le futur, imaginant que des touristes passent un jour devant ses restes sans connaître son nom, ni son histoire. Nous ne faisons que passer.

mercredi 25 avril 2018

Les occasions manquées 3/5 : Cotinaud, Labbé, Zingaro


Après les occasions manquées de Jean Morières, Didier Petit, Roger Turner, Pascal Contet, Philippe Deschepper et moi-même, vous croiserez aujourd'hui celles de François Cotinaud, Pascale Labbé et Carlos “Zingaro” qui mettront en scène Sun Ra ou Jack Lang !

Réponses réunies par Laure Nbataï, Raymond Vurluz et Valérie Crinière et parues début 2005 dans le n°12 du Journal des Allumés du Jazz

Dans le cadre du Cours du Temps, nous avons l'habitude de retracer l'histoire de musiciens qui ont marqué le demi-siècle passé. Pour ce numéro, nous marquons une pause en vous proposant des petites histoires, celles d’occasions manquées, de rêves qui tournent court. Le Cours du Temps en aurait-il été affecté ? Le leur, le vôtre, le nôtre ?

Suivront dans les prochains épisodes les aventures de
Veryan Weston, Stéphane Payen, Fred Van Hove, Guy Le Querrec, Adam Linz et Bernard Vitet

Planètes par François Cotinaud

C’était en 1989 ou 1990 et je répétais avec le trompettiste M’ra Oma et Alain Jean-Marie pour un concert au Petit Journal Montparnasse. À l’époque, la scène était encore dans le sens de la largeur si je me souviens bien, et le public entourait pratiquement les musiciens, ce qui était plus convivial. Nous répétions donc, et à l’occasion d’une pause je confiai à M’Ra que je rêvais de jouer un jour aux côtés de John Gilmore et Marshall Allen. J’ignorais que M’ra croisait régulièrement Haffa, l’un des correspondants de Sun Ra en France, sinon en Europe.
Quelques jours plus tard, je reçus cet appel d’Haffa, dans un français moyen que nous abandonnâmes pour un américain médiocre, mais jugé plus fluide. Mi-sarcastique, mi-encourageant – je ne saurai jamais - Haffa me lança à brûle-pourpoint : “So, you want to play with Gilmore ?”
Je risquais un “yes” timide et méfiant, et j’entendis un énorme éclat de rire, ce qui me fit penser qu’il se foutait de moi. En fait, non : il avait une proposition de stage à Orléans avec Sun Ra – et l’orchestre au grand complet.
Une semaine après, j’étais présent, avec une dizaine d’étudiants. Et Haffa était là, puis James Jackson, June Tyson, Marshall, John Ore (le compagnon de Monk) et tous les autres. Les stagiaires ne comprenaient pas très bien comment les choses allaient se passer, je traduisais et les rassurais, ayant toute confiance dans la bonne humeur de Sun Ra et dans la convivialité du groupe. L’arrivée de Gilmore et de Ra me fit tressaillir. J’avais bien une espèce de trac.
Sun était bonhomme, s’asseyait au piano, et jouait, à peu près ce qui lui passait par la tête. Sans paroles, Marshall et John se sont assis autour de moi (j’étais scié !), et dans un légère tension se sont mis à déballer diverses partitions – très usagées, déchirées ou écornées, et assez sales. Par son jeu, Sun indiquait le morceau à jouer. Je connaissais ça par cœur, vu qu’Alan Silva faisait pareil, et Cecil Taylor aussi – avec finesse, et puis j’avais tourné avec Bobby Few, Chris Henderson, ou joué avec Aldridge U. Hansberry, Kent Carter, tous américains, mais résidents en France.
L’orchestre s’est mis à jouer et les stagiaires faisaient ce qu’ils pouvaient pour se situer. J’étais bien. Je louchais sur le pupitre de Gilmore ou courrais apporter une part à un autre stagiaire désorienté. Solos à la feuille. Impros à la pelle. Puis tout d’un coup un autre thème, pris à la volée par les ténors du cru.
Le jour du concert, l’un des organisateurs du stage eut cette phrase : “il faudra prévoir une tenue, noir et blanc.” Je pouffais. Impossible. Je connaissais les outrances colorées chez Sun Ra. Néanmoins, tous les stagiaires étaient en noir et blanc. Bon. Un peu triste tout de même. Haffa vint me chuchoter à l’oreille : “Ra veut te voir.” Je filais dans les coulisses. Ra était assis et me tendait des paillettes d’argent, des colliers, des parures, des chemises dorées et s’immobilisait à chaque essai, penchant la tête dans un rictus incompréhensible, il jugeait cependant rapidement et plongeait dans une valise vers une autre relique. J’avais le son, je faisais partie de la famille, c’est tout ce que je me disais. Le concert se passa ainsi : que ceux qui savent jouent et, advienne que pourra !
Je dînai avec June Tyson et Gilmore. Jubilation profonde. Haffa vint me voir et me glissa : “Alors, tu continues ? La tournée en Europe ?” D’abord, je ne compris pas et j’eus une réaction sédentaire. Partir avec Ra ? Non, malgré tout. Et maintenant ? Ra est retourné sur Saturne. Comme June, et John. Dommage. J’avais tout de même réalisé mon rêve, mais je n’avais pu me lancer dans le no man’s land qui le prolonge parfois. Cependant, j’ai gardé de ce rêve le culte des ensembles complices qui vivent sur, et cultivent, une autre planète, un langage commun, et créent les occasions nouvelles. Mieux vaut parfois suivre son propre itinéraire, ou orbite… Vénus poursuivant Saturne ? Quel désastre ! Que dirait Jupiter ?

Champagne ! par Pascale Labbé

Un peu risqué d'évoquer les occasions ratées. Comme les actes manqués, les gaffes ou les lapsus... C'est révélateur ! D'autant que dans notre monde, il est indispensable de se montrer sous son jour le plus avantageux... Aucun intérêt donc à dévoiler ses faiblesses. Alors allons-y !
Je constate par exemple avec étonnement que j'attribue à une bonne étoile mes réussites alors que je me sens entièrement responsable de mes échecs. Le contraire serait sûrement plus confortable. Je vais y réfléchir. Je m'aperçois aussi que les occasions professionnelles inespérées n'ont pas manqué, mais que je suis la reine des essais non transformés. Si j'arrive à éviter de justesse l'extinction de voix, je n'ai jamais aussi mal chanté que sur une scène de festival, avec des musiciens "renommés", devant un jury (là c'est la catastrophe, j'ai renoncé depuis longtemps aux concours). Je ne trouve rien d'intéressant à dire dans les conférences de presse et les colloques. Un inconnu n'en finit pas de me raconter sa vie devant le buffet tandis que s'éloignent tous les directeurs, producteurs et journalistes influents de la terre. Je me retrouve en bout de table en face du beau-frère du voisin d'un vague copain dans un silence consternant tandis que ça parle "affaires" à quelques chaises de là, n'en doutons pas. J'envoie mes feuilles de soins au Ministère de la Culture et ma demande de subventions au Centre d'Assurance Maladie. J'arrive en retard aux rendez-vous importants : je tombe en panne d'essence, je me perds dans les couloirs, l’air du bureau est confiné, manque de pot, j'ai mangé de l'ail et je suis en sueur. Bref ma vie est une accumulation d'occasions ratées et je me demande souvent comment j'ai pu vivre presque exclusivement de la musique jusqu'à maintenant : ça ferait l'objet d’autres confidences, sur les occasions réussies.
Une fois j'ai quand même beaucoup ri, ne pouvant en aucun cas me tenir responsable de ce qui est arrivé. Années 80, la gauche au pouvoir. Question culture, il était de bon ton de faire populaire en caressant dans le sens du poil. C'était la grande époque des stages de tags subventionnés et autres défilés gouldiens. La fin de la contre-culture, la collaboration fascinée de beaucoup d'artistes avec le politique et l'économique. Nous n'en sommes pas encore revenus ! Avec Jean Morières, nous venions juste de créer le duo Ping-Pong, après un voyage de trois mois en Afrique. J'étais enceinte de Fani, notre dernière fille et nous étions installés depuis peu à la campagne. C'était une musique personnelle, naïve, un folklore utopique que nous défendions avec ferveur et beaucoup de candeur. Nous avions trouvé un contrat dans un club Léo Lagrange. Contre toute attente, il s'agissait d’un bar branché dans le centre d'une petite ville avec musique techno et clips sur grands écrans. Nous avions réussi à négocier l'arrêt de la musique pendant notre concert mais pas de l'image. Nous avons ainsi évoqué à la voix et à la flûte en bambou l'envol d'un rapace au-dessus de la montagne tandis que Michael Jackson se dandinait au-dessus de nos têtes. Nous étions en train de ranger notre matériel quand le patron vint nous voir : " il faut recommencer, voilà Jack Lang. "Jack Lang ? C'est une plaisanterie ?". On a mis un certain temps à y croire, mais effectivement Jack Lang est arrivé avec ses gardes du corps et son secrétaire de cabinet. Et nous avons rejoué. Je crois que cette fois-ci les télés étaient éteintes. À la fin du morceau, Jack Lang vient nous dire qu'il trouve ça vraiment intéressant, qu'il veut nous aider... Je sens un petit picotement agréable dans le ventre. Ça y est c'est arrivé, merci Ganesh, Saint Antoine de Padoue, l'étoile et la papesse, mes parents de m'avoir mise au monde, mon amour de m'avoir soutenue dans les moments les plus noirs. Finis les coups de téléphone infructueux, les envois massifs de cd sans résultat, les salles des fêtes poussiéreuses, les sonos pourries, les taboulés de la veille et les fonds de cafés réchauffés. À nous les capitales du monde, Paris, Londres, New York, Tokyo ! Nous sommes les nouveaux ambassadeurs de la culture française... Champagne !
Je téléphone donc comme convenu au Ministère le lendemain matin, pleine d'espoir, le cœur battant. J'ai effectivement le secrétaire. Jusque-là tout va bien. II me donne des noms de clubs parisiens et leurs contacts. Je note avec entrain. Plus la liste s'allonge, plus le doute s'installe. Au bout d'un moment, je lui demande s'il va effectivement nous aider à jouer dans tous ces lieux. "Ah non, nous n'avons heureusement pas ce pouvoir, c'est à vous de les contacter !" Silence au bout du fil... Vous avez bien compris, le secrétaire de Jack Lang, ayant ouvert le Pariscope ou l'Officiel des spectacles à la rubrique jazz, était en train de me dicter la liste des clubs. Je suis partie d'un grand éclat de rire et j'ai raccroché...

Lisbonne, 06 Mars 2005 par Carlos “Zingaro”

C’était l’été 1979. J’étais à Woodstock, en résidence au Creative Music Foundation. Bourse Fulbright, jeune, heureux et plein d’espoir après la longue traversée du désert portugais. Assistant de Roscoe Mitchell, j’avais la chance (le rêve ?) de connaître et collaborer avec tous ceux que j’admirais depuis toujours : Richard Teitelbaum, Marilyn Crispell, Karl Berger, Anthony Braxton, George Lewis, Gerald Oshita, etc. Je fréquentais tous les endroits possibles pour les nouvelles musiques entre Woodstock et New York, en précieuse compagnie de Tom Cora, Mars Williams et d’autres résidents à la CMF. On jouait dans tous les contextes. On se cassait la gueule, mais on reprenait le jour suivant… Dans des petits caveaux downtown. on rencontrait John Zorn, mon frère jumeau Toshinori Kondo, Fred Frith. Les Talking Heads ou Ornette Coleman Prime Time passaient au Hurrah. Cecil Taylor et James White and The Contortions jouaient au Squat Theatre. New York, la belle époque…
Tous me disaient de rester. Même si j’avais des problèmes de survie avec la musique, j’aurais toujours pu dessiner ou faire le copiste pour les longues partitions orchestrales de Braxton, pour lesquels il n’y avait pas encore de logiciels…
Mais je suis rentré à Lisbonne pour participer et aider à la programmation du gros désastre du nouveau jazz portugais, l’infâme Festival Setubal ! Le premier et dernier grand festival de nouvelle musique et de jazz de par chez moi !
Affiche énorme (Lacy, Mike Westbrook, FIG, Hugh Davies, Compagnie Lubat, Sunny Murray, Teitelbaum, Centazzo, Kent Carter, Evan Parker, Workshop de Lyon, etc.). Catastrophe, faillite, la réalité noire après le rêve américain…

mardi 24 avril 2018

Agitation frite, témoignages de l'underground français (volume 2)


L'an passé je saluai le premier volume de ces témoignages de l'undergroud français recueillis par Philippe Robert. Le second volume justifie d'autant mieux ce sous titre d'Agitation frite que j'ignorais nombreux de ces nouveaux protagonistes convoqués par le journaliste dont les questions font toujours mouche. Ainsi, si cette fois je connaissais Gilles Yepremian depuis le lycée, Henri-Jean Enu (Fille Qui Mousse) depuis Le Parapluie, Raymond Boni qui figure sur Urgent Meeting, Pascal Bussy qui chroniquait déjà Un Drame Musical Instantané au début des années 80, Pascal Comelade qui exposa en même temps que Nabaz'mob aux Musée des Arts Décoratifs, Richard Pinhas avec qui j'avais joué au Gibus et au Bus Palladium au sein de Lard Free, ainsi que Ferdinand Richard (Étron Fou Leloublan), Emmanuelle Parrenin, Pierre Barouh, Henri Roger, Romain Slocombe (Bazooka), Maurice G. Dantec, Michel Doneda, Marc Hurtado (Étant Donnés), Frédéric Le Junter, Kasper T. Toeplitz, Noël Akchoté, eRikM, David Fenech, Quentin Rollet, Didier Lasserre... J'ignorais Thierry Müller, Fabrice Baty, Denis Tagu, Véronique Vilhet, Lucien Suel, Michel Henritzi, Arnaud Labelle-Rojoux, Frank Laplaine, Lionel Fernandez, Emmanuel Holterbach, Frédéric Acquaviva, Francis Ibanez, Grégory Henrion, Arnaud Maguet. L'underground est grand, Philippe Robert serait-il son prophète ?
Il n'y a pas de meilleure source que de donner la parole aux protagonistes de cette saga protéiforme. Les entretiens révèlent des personnalités hors normes, même si un fil bleu blanc rouge révèle des noms communs. À retrouver souvent ceux d'Isidore Isou, Claude Pélieu, Captain Beefheart, Robert Wyatt, Christian Marclay, Otomo Yoshihide, Nurse With Wound, Sonic Youth, Phil Niblock, Eliane Radigue (aucun ne risque de figurer dans l'ouvrage), on peut se demander si cette toile d'araignée est un rhizome ou un monde parallèle où les plus indépendants ne feront tout de même jamais partie de la famille ! Les renvois d'ascenseur se sont produits il y a fort longtemps à l'instigation des journalistes et des programmateurs, forgeant la légende à répéter ce qui se disait alors dans la presse tant généraliste que spécialisée. Tout n'est forcément que storytelling, comme le montre si bien Shlomo Sand dans son livre Crépuscule de l'Histoire. Malgré cette conformité qui en vaut une autre, l'éclatement de ces marges est explicite. Tous ces artistes, échappant au business qui ne cherche toujours que la rentabilité, ont choisi l'authenticité et partagent ici leur passion. Certaines de leurs inventions ont été récupérées par les majors à une époque où celles-ci cherchaient encore la nouveauté, d'où une nostalgie suscitant l'engouement actuel pour les revivals. Qui aujourd'hui incarnerait l'underground ? A-t-il été remplacé par des chapelles communautaires ou la sono mondiale via les réseaux sociaux absorberait-elle toute démarche individuelle ?
L'année prochaine, le volume 3 de cette passionnante encyclopédie sera constitué de nouveaux articles et interviews, d'une discographie de 1951 à 2018 et d'une sélection commentée de plus de 400 disques rares (un disque par groupe, pas plus) avec reproductions des pochettes. Ou : du rock psychédélique au free jazz, de la poésie sonore à l'électroacoustique, de l'acid folk au Rock In Opposition, de la library music à la "chanson expérimentale", du punk-rock à l'indus, des outsiders à l'improvisation libre, du hardcore au post-rock, du noise au black metal... On en redemande !

→ Philippe Robert, Agitation Frite, témoignages de l'underground français II, 380 Pages 15 X 19,5 cm, ed. Lenka Lente, 27€

mercredi 18 avril 2018

Lapsuy & Lehmuskallio filment les peuples du Nord


Il y a onze ans j'écrivais "Le noir et blanc donne d'abord au film Sept chants de la toundra (1999) des allures d'éternité sous le vent glacé qui souffle sans interruption ou sous les nuées de moustiques. Les fondus au blanc ne sont pas ceux de la neige qui occupe tout l'écran, comme déjà dans Atanarjuat, le premier film tourné par un inuït, mais les pages d'un livre de contes que l'on tourne tandis que les fondus au noir laissent passer le souffle de l'histoire. Si la musique ponctue les scènes et si les cordes répétitives accompagnent les traîneaux tirés par les rennes, chacun des Sept chants de la toundra ouvre un nouveau conte cruel filmé avec tendresse par la réalisatrice nénètse Anastasia Lapsui et le Finlandais Markku Lehmuskallio.
Les Nenets, peuple nomade du grand nord sibérien, ressemblent étrangement aux Indiens d'Amérique par la musique de leur langue, leurs visages burinés, leurs tipis côniques et leur difficulté à résister aux lois qu'entraînent les mouvements de l'histoire. La morale ancestrale des Nenets est incompatible avec la discipline des soldats russes de Staline. Leur vie est marquée par le sacrifice. La jeune fille est vendue pour de l'argent, le troupeau de rennes confisqué par les kolkhozes, la petite Siako arrachée à sa famille pour être scolarisée... Ils ne peuvent voir Lénine qu'en nouveau tsar ou nouvelle divinité. Les révolutions broient les minorités lorsqu'elles se confondent avec la colonisation en ignorant la pluralité des cultures. Des pans entiers de savoir disparaissent avec ces peuples. Le progrès n'apporte qu'uniformisation au détriment de la biodiversité."


Depuis, Anastasia Lapsui et Markku Lehmuskallio ont continué à arpenter ces bouts du monde. Les Éditions Montparnasse publient un double DVD avec ce film et trois autres plus récents. Dans Fata Morgana (2004) Kymyrultyne raconte la vie de son peuple Tchouktche, sur la côte du Détroit de Bering. Là aussi, aux poèmes mythologiques succède le rouleau compresseur du monde contemporain. Les réalisateurs articulent leur montage avec intelligence et sensibilité, composant leur nouveau chant à l'aide de documents d'archives, de peintures et de marionnettes animées, de témoignages poignants où les arrière-plans font toujours sens. Le son de l'océan se substitue aux moteurs des automobiles. Un violoncelliste souligne les rafales du vent en jouant sur les harmoniques. Les animaux du grand Nord occupent l'écran. Le tabac et l'alcool assassinent les traditions. Le chamanisme et le socialisme bureaucratique ne faisaient pas bon ménage. Ce monde magique disparaîtrait devant nos yeux ébahis si le cinéma ne représentait quelque fata morgana, une combinaison de mirages...


Retour au pays des Nenets et au noir et blanc. C'est encore une femme qui raconte, Nedarma, le voyage perpétuel (2007). Peu de paroles si ce n'est des poèmes chantés et la musique, et puis les grands espaces. L'aspect documentaire n'empêche pas un oiseau bleu de s'envoler, peint directement sur la pellicule. La vie quotidienne au gré des saisons.
En Sibérie soviétique, l'ancienne chamane Neko, dernière de la lignée (2009) raconte son enfance rejouée par des acteurs du réel. La voilà arrachée à sa famille parce qu'elle ne sait ni lire ni écrire le russe. L'internat du Parti est un épisode douloureux. On lui donne un nouveau nom, Anastasia. C'est la fin d'un peuple qui perd ses coutumes avec sa langue, drame comme il en existe des milliers sur tout le globe que l'uniformisation aplatit chaque jour un peu plus...

Anastasia Lapsuy & Markku Lehmuskallio, 2 DVD, Ed. Montparnasse, 20€, sortie le 2 mai 2018

vendredi 13 avril 2018

De l'absolue nécessité de la Zad


Qu'est-ce qui se joue à Notre-Dame-des-Landes sinon qu'un autre monde est possible que le désastre annoncé ? Désastre social où l'argent est roi, désastre politique où la démocratie est une mascarade, désastre écologique où le béton détruit la nature, désastre de la disparition des espèces animales, désastre partout pour une jeunesse à qui l'on ne propose que de rentrer dans le rang et de se faire complice d'une société qui a perdu son âme... Il y a cinquante ans, de quoi rêvions-nous ? D'un monde de paix et d'amour, d'un monde où le progrès permettrait de réduire la différence des classes, d'un monde où la faim serait éradiquée, d'un monde où l'imagination prendrait le pouvoir...
La réaction fut d'autant plus brutale, même s'il lui fallut un demi-siècle pour étouffer l'espoir de ce monde meilleur. Anesthésiée par les médias aux mains des banquiers et des marchands d'armes, la majorité de la population s'est fait une raison, comme si le capitalisme et ses dérives ultralibérales étaient inéluctables. Les cyniques qui nous gouvernent ont oublié que l'arrogance a toujours marqué la perte de ces criminels, aujourd'hui une mafia internationale chemisée et cravatée.
Les zadistes incarnent une alternative au gâchis, la possibilité de vivre autrement que dans nos espaces mentaux formatés, une place pour que le rêve devienne réalité. C'est dire si ces résistants sont dangereux ! J'ai choisi vite fait quelques vidéos glanés sur le Net particulièrement touchantes et qui me font espérer que tout est encore possible, tant qu'un seul ou une seule d'entre nous continuera le combat contre un monstre qui échappe même à ceux qui l'ont créé...


Les quatre premières vidéos ont été mises en ligne par Camille Camille...


Il y a quantité d'autres vidéos. Tapez "ZAD Notre-Dame des Landes" dans votre champ de recherche...


Je ne me souviens pas si on les voit sur ces extraits, mais il y a aussi l'armada des tracteurs vigilants, agriculteurs qui soutiennent l'initiative utopique de Notre-Dame des Landes...


J'ignore si c'est la même Camille ou la Camille qui a été blessée pendant l'attaque inouïe des forces du désordre envoyées par le larbin des banques, mais nous sommes tous des Camille depuis que les "juifs allemands" ont retourné leurs vestes de petits bourgeois corrompus, passant du col Mao au Rotary...


J'espère que vous passerez un bon week-end en pensant à ces jeunes de tous âges qui se battent contre ce qui nous révulse et contre quoi la plupart d'entre nous ne font rien, croyant à l'inéluctabilité de l'exploitation de l'homme par l'homme, de la destruction systématique de notre planète. Ailleurs les étudiants se mobilisent et la police encercle les universités. Mais nous ne sommes pas seuls...

jeudi 12 avril 2018

La Conférence des comètes


Participation à une enquête sur les collectifs musicaux
parue début 2011 dans le numéro 28 du Journal des Allumés du Jazz


Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir ensemble comme des idiots.
Martin Luther King - 31 Mars 1968

Jean-Jacques Birgé
« Lors de mes conférences sur les rapports du son et de l'image j'ai l'habitude de rappeler que seules la persévérance et la solidarité permettent de résister aux injustices de la vie. Rien n'est jamais certain. Tout peut arriver. Dans les pires moments de l'existence, just a little help from our friends peut nous sauver du naufrage.
Lorsqu'en 1976 nous avons créé Un Drame Musical Instantané nous avons choisi de tout signer collectivement quel que soit notre apport personnel. Les dissensions sur l'argent représentant 95% des chamailleries, nous avons réussi à entretenir notre amitié jusqu'à ce jour. Le succès d'une pièce étant aussi arbitraire qu'aléatoire, nous avons préféré partager ce que nous n'avions pas, sachant que la réussite d'un projet dépendait du soin apporté à l'objet plutôt que de la bataille des sujets, les égo asphyxiant le plus souvent la création. Nous nous sommes souvent engueulés, mais à la fin de la journée, nous étions tombés d'accord, sans concession. Fondamentalement différents, nous étions complémentaires. Au volant de notre bolide de course ou de notre monospace familial, Bernard Vitet représentait l'embrayage, Francis Gorgé le frein et j'incarnais l'accélérateur. N'y voyez aucune métaphore sexuelle sur l'amitié virile, mais une belle histoire d'amour entre trois compositeurs qui avaient compris que 3x1 produit un résultat bien supérieur à l'équation scolaire.
Le partage nous important plus que la protection, le site www.drame.org a récemment mis en ligne 60 heures de musique inédite, gratuitement écoutable ou téléchargeable. Donner libre accès à 40 ans d'archives, c'est jouer le millésime contre la date de péremption. Offrir plus de 400 pièces réparties en 28 albums virtuels (P.S.: début 2018, ce sont 74 albums, 966 pièces, 142 heures !), c'est perpétuer ce partage qui ne date pas d'hier en interrogeant les nouveaux usages qu'implique Internet. Proposer autant de chemins variés, c'est laisser l'auditeur creuser son sillon comme il l'entend. Cela ne nous interdit évidemment pas de continuer à espérer vendre des disques, qualité de restitution oblige, objets magiques irremplaçables lorsqu'ils se justifient graphiquement. En 1994, au retour de Sarajevo, j'ai écrit le scénario d'un film de long métrage qui reste un de mes rêves à exaucer. C'est l'annonce d'une catastrophe imminente dans le système de la gravitation universelle. Nous savions que nous allions tous mourir, mais le message dit que nous allons mourir tous ensemble. Tandis que la température monte, on assiste aux différentes manières de prendre la chose. Aucun producteur français n'avait alors vraiment envie d'envisager la fin du monde, surtout à ce prix ! Face aux agissements suicidaires et criminels de l'espèce humaine, on peut s'étonner de sa brutalité alors que la vie est si courte. L'exploitation de l'homme par l'homme sert tous les délires paranoïaques et les appétits cyniques à court terme.
Ayant des doutes profonds sur ce qu'il est coutume d'appeler démocratie, mais qui ressemble plutôt à un nouvel opium du peuple, il me semble qu'aujourd'hui les véritables changements doivent d'abord s'opérer dans les rapports de proximité.
À Sarajevo justement, pendant le Siège, un metteur en scène, athée, me cita un proverbe bosniaque : "Lorsque tu arriveras au ciel, il te sera demandé ce qu'il en est de ton voisin et de ton chat." »

Bernard Vitet (décédé le 3 juillet 2013)
« L'absurde conception de l'espèce humaine comme étant la forme la plus accomplie de la vie sur Terre devra faire place à celle de la fraternité avec l'ensemble du vivant, sinon nous mourrons tous idiots dans le désert. Cette éthique, conçue depuis fort longtemps, a trouvé dans ma collaboration avec mes amis d'Un d.m.i. le terrain le plus fertile à l'avoir cultivée jusqu'aujourd'hui, en particulier au niveau de la confraternité. »

Francis Gorgé
« Aujourd'hui, tout le monde est musicien, photographe, graphiste, philosophe, peintre, journaliste... Tout le monde donne son avis et s'exprime sur le Web et tout ce bruit, toutes ces informations, toutes ces images, tous ces sons finissent par me gaver. Tout ça pour dire que les élites me manquent (je n'ai pas dit les spécialistes). Aujourd'hui, Martin Luther King est juste un blogueur qui twitte et conclue ses messages avec cette phrase : 'Mon souhait est de vivre en harmonie avec tous les êtres : les femmes, les hommes, les animaux et même les choses inanimées. La Terre est fragile, prenons en soin." »

La vie d'Un Drame Musical Instantané
Un drame musical instantané (1976-2008) est un orchestre à géométrie variable dirigé par trois compositeurs-improvisateurs.
Jean-Jacques Birgé, Bernard Vitet et Francis Gorgé considèrent leurs albums comme des œuvres en soi, des objets finis, en opposition à leurs spectacles vivants dont l'enjeu est de se renouveler sans cesse. Leurs sources sont à chercher aussi bien du côté du rock (d'où sont issus le synthésiste Birgé et le guitariste Gorgé, auteurs du disque-culte Défense de), du jazz (le trompettiste Vitet fonda le premier groupe de free jazz en France avec François Tusques, le Unit avec Michel Portal, joua avec de nombreux jazzmen américains, cf Journal n°5), des musiques contemporaines que du cinéma et de la lecture quotidienne des journaux, d'où leur concept de "musique à propos". On leur doit le retour en France du ciné-concert avec 24 films muets au répertoire.
Après avoir été d'ardents défenseurs de l'improvisation libre, ils montent, de 1981 à 1986, un orchestre de 15 musiciens et musiciennes, et à partir de 1989 se lancent dans des spectacles multimédia avec dispositifs et décors imposants (zapping en direct sur grand écran, feux d'artifice, chorégraphies...), mais leur théâtre musical le plus convaincant restera essentiellement radiophonique, tel du "cinéma aveugle". Le Drame, comme il est coutume de les évoquer, saura marier instruments acoustiques et électroniques en temps réel aussi bien qu'une lutherie originale conçue et réalisée par Vitet. Après le départ de Francis Gorgé en 1992, Birgé et Vitet continueront à enregistrer et se produire avec des musiciens proches de la "famille" comme le percussionniste Gérard Siracusa. Le groupe, qui a toujours su maintenir son indépendance en maîtrisant ses moyens de production (Studio et Disques GRRR), se dissoudra définitivement en 2008. Jean-Jacques Birgé, après s'être investi activement et fraternellement pendant dix ans aux Allumés du Jazz, est retourné à la scène en duo avec le violoncelliste Vincent Segal, en trio avec la chanteuse danoise Birgitte Lyregaard et le polyinstrumentiste Sacha Gattino, et avec Nabaz'mob, l'opéra pour 100 lapins communicants composé avec Antoine Schmitt. Il tient depuis cinq ans un blog quotidien généraliste, 7 jour sur 7, aujourd'hui en miroir sur Mediapart (P.S.: depuis, le Blog, dont c'est la 13ème année avec 4000 articles, s'octroie une pause le week-end).

Le 12 décembre 2014 le Drame se reforma le temps d'un soir pour une résurrection miraculeuse !

mercredi 11 avril 2018

L'envers du décor


En avril 2004 j'avais réalisé une enquête sur les intermittents du spectacle pour le numéro 547 de Jazz Magazine. Rien n'a changé, tout a empiré. J'ai raconté ici mon parcours du combattant. Le gouvernement vendu aux banques essaiera encore de se débarrasser d'un statut qui permet à notre pays de rayonner encore un tout petit peu par sa culture, du moins il y participe. Mais les crédits sont systématiquement coupés, les festivals ferment, les scènes nationales deviennent des coquilles vides, les artistes peinent de plus en plus. Dans le même temps nos ventes d'armes augmentent et les patrons des grosses sociétés et leurs actionnaires se gavent sur le dos des pauvres. Il est néanmoins difficile de délocaliser la culture, à moins de n'avaler plus que du MacDo formaté muzak et blockbusters, ce qui réglera la question en renvoyant les trublions se faire matraquer par la police et l'armée. J'ai eu toutes sortes de pensées cahotantes hier soir en comptant les dizaines de cars de police cachés dans les rues parallèles au boulevard Saint-Michel, remplis de Robocops prêts à rentrer dans le lard des étudiants qui rêveraient d'un nouveau joli mai. Leurs ordres étaient clairs à Notre-Dame-des-Landes. Mais revenons plus simplement à cette enquête...

Devenir musicien ou musicienne de jazz n’a rien d’un rêve de midinet(te). On ne vise pas la notoriété. Cela commence en général par une passion, et de gammes en rencontres, vous voilà passé(e) professionnel(le). La question de la subsistance peut alors devenir prépondérante. Mais d’abord comment vit-on, et en vit-on ? Quelle organisation du temps implique cette activité ? A une époque où les salaires stagnent tandis que les prix augmentent, où le statut d’intermittent dérange le patronat plus intéressé à promouvoir la consommation qu’à défendre la culture, il est plus que temps d’essayer de comprendre comment vivent les artistes et quelles sont leurs chances de perdurer dans un monde où le profit est devenu la règle d’or.

I. Intermittents du spectacle
Pourquoi les artistes ne cèderont pas

Un régime salutaire

Les artistes et techniciens du spectacle ne dépendent pas du régime général de l’assurance-chômage mais des annexes VIII et X. Cette dernière, mise en application en décembre 1969, concerne le spectacle vivant dont font partie les musiciens, tandis que la première regroupe les professionnels de l’audiovisuel. Salariés intermittents à employeurs multiples, ils sont sans cesse à la recherche d’un emploi, et alternent les périodes de travail et d’inactivité. Pourtant, on peut difficilement parler de chômage proprement dit, car rémunérés ou pas, les artistes continuent à œuvrer avec la même intensité, parfois même avec encore plus d’ardeur dans les moments sans emploi.
En effet, les artistes musiciens (puisque c’est leur cas que nous évoquons ici, et c’est ainsi que leur profession est inscrite sur leur feuille de salaire) ne sont en général rémunérés que lors de leurs prestations scéniques ou des enregistrements. Si les répétitions sont parfois payées (c’est plutôt rare dans le jazz), le temps de l’apprentissage d’un nouvel instrument, les exercices pour rester à niveau (ou pour l’atteindre !), la recherche incessante de nouveaux contrats, le temps passé à se faire payer, l’entretien et l’acquisition de ses instruments de travail, la fréquentation des concerts (en tant que spectateur) que nécessite son appartenance au milieu musical, etc. ne sont pris en charge par aucun employeur. Comment s’en sortir alors (avons-nous le choix ?) sans une aide de l’État ou des collectivités locales et régionales, sans la solidarité interprofessionnelle, sans une loi qui permette à la culture de continuer à se perpétuer ou à s’inventer ? Les artistes ne se considèrent jamais comme des chômeurs longue durée. Ils ont pourtant besoin d’un régime qui leur permette de prendre le temps de réfléchir, de composer, d’inventer, de travailler à plein temps pour leur art, leur métier.
La place du compositeur est encore plus dramatique, et souvent le musicien de jazz (ou assimilé) cumule ce poste avec son rôle d’interprète, car rares sont les commandes rémunérées. Le compositeur ne bénéficie pas du statut de salarié intermittent, il ne peut compter que sur ses droits d’auteur qui, dans le domaine du jazz, sont le plus souvent inexistants. Il peut toujours espérer une commande de musique de film et que celui-ci passe à la télévision, de préférence sur TF1 (dix fois plus payant qu’un passage sur Arte par exemple). Les ventes de disques rapportent des sommes plutôt symboliques en royautés, et les droits de reproduction mécanique n’ont d’effet réel que pour quelques uns.
Alors les musiciens pointent au chômage. Ils le font en renvoyant leur carte de pointage au début de chaque mois. Ils doivent pour cela attendre de recevoir leur carte mensuelle et la renvoyer illico. En cas de perte par la poste, ils sont immédiatement radiés et doivent courir se réinscrire à leur agence pour l’emploi. Bien qu’ils soient souvent en déplacement, ils n’ont pas la possibilité, qu’ont les chômeurs du régime général, de pointer sur Internet. Mais là, nous entrons sur un terrain miné, celui de la bureaucratie à la française. Pointer au chômage pour percevoir ses droits pourrait facilement être assimilé à un travail, tant la course d’obstacles peut s’avérer retorse.
Encore faut-il remplir certaines conditions pour percevoir des indemnités. Jusqu’à cette année, il fallait réunir 507 heures sur 12 mois pour pouvoir bénéficier des allocations chômage du régime des intermittents du spectacle. Cela équivaut également à 43 cachets isolés. Ne croyez pas que cela soit facile ! Sauf pour les quelques musiciens qui ont le vent en poupe, 43 dates c’est beaucoup dans une année, particulièrement pour les jeunes qui débutent. Le taux de l’indemnité est fixé par le montant moyen des salaires perçus pendant cette période. Être inscrit au chômage permet en outre d’être pris en charge par la Sécurité Sociale en cas de maladie.
Il y a hélas beaucoup plus d’artistes qui ne remplissent pas ces conditions que de chômeurs secourus. On frise alors la misère comme cela se pratique dans la plupart des autres pays européens. Le statut des intermittents du spectacle est une exception culturelle dans le paysage mondial. La renommée de la France à l’étranger, sa place sans commune mesure avec son rôle économique, tiennent justement à son image de pays de la culture. La protection du droit d’auteur par la SACEM ou la SACD participe aussi à ce mouvement de résistance. La Loi Lang de 1985 sur les droits voisins, gérés par la SPEDIDAM et l’ADAMI, accorde aux interprètes des droits qu’ils sont susceptibles de percevoir lorsque les œuvres auxquelles ils ont participé sont rediffusées. C’est pourquoi les artistes se battent et ne cèderont pas devant l’arrogance criminelle et suicidaire d’un patronat stupide et inculte, qui impose sa loi à un gouvernement semblant ne plus avoir d’autre pouvoir que celui de brader les richesses de l’État, son patrimoine culturel, ses racines les plus profondes, son terreau le plus fertile.

Les racines du bien

Depuis plus de dix ans, le patronat n’a de cesse de tenter de réduire ou supprimer un régime qui lui coûte plus qu’il ne lui rapporte. Car le capital n’a de logique que celle du profit direct et à court terme, il ne se soucie certes guère de l’exception culturelle ! Le parti socialiste, lorsqu’il était au pouvoir, a repoussé toute initiative qui aurait envenimé le dialogue avec le Medef (Mouvement des Entreprises de France), la droite a entériné ce qui était depuis longtemps programmé. On peut penser que ce sont les artistes qui font les frais de ces politiques désastreuses, or c’est tout le pays qui est concerné et qui risque de sombrer dans l’obscurantisme et la déchéance, tant spirituelle qu’économique.
Dans les familles, c’est souvent pire : les « saltimbanques » sont le plus souvent considérés comme des parasites de la société, qui ne produisent aucune valeur marchande, passent leur temps à rêver, sont à la charge de ceux qui travaillent, une espèce de fainéants assistés ! Pourtant la culture, qu’ils véhiculent, mieux, dont ils sont les auteurs, tisse une sorte de rhizome qui constitue les racines-mêmes d’un pays, d’une région, d’un peuple. Ne pas les protéger, ne pas les encourager, c’est vouer la nation à un déclin rapide, une barbarie sans mémoire, un avenir sans fondement, un cauchemar où tout serait chiffrable, étiquetable, formaté, uniformisé, en un mot, rentable. Évidemment c’est inverser les rôles, car sans culture il n’y a plus de peuple.
C’est également idiot d’un point de vue mercantile, on l’a constaté l’été dernier lorsque les commerçants ont commencé à se plaindre du manque à gagner par l’annulation des festivals. Hôteliers, cafetiers, restaurateurs, épiciers, boulangers, transporteurs, etc. vivent d’un tourisme attiré par les manifestations culturelles. Ces événements emploient des artistes et des techniciens qui sont le plus souvent intermittents du spectacle. L’art n’est pas un pays à part, il est enraciné dans la vie quotidienne. Imaginez que les intermittents de l’audiovisuel fassent grève, ce seraient des soirées sans télé, perspective plutôt chouette rétorqueront avec (mauvais ?) esprit les plus radicaux… On comprendra donc que sans culture s’écroule tout un pan de l’économie.
Les exemples du gâchis existent. Regardez ce qui se passe en Italie aujourd’hui. Ou hier en Allemagne. Ou encore en Chine ou en Union Soviétique pendant la période du réalisme-socialiste. Combien d’années faudra-t-il à ces nations pour remonter la pente ? L’originalité d’une culture fait la force d’un peuple, sa langue est son vecteur. Ce n’est pas un hasard si en France, les musiques traditionnelles les plus vivantes (à ne pas confondre avec les musiques folkloriques) sont celles des peuples les plus résistants : Bretagne, Corse, Pays basque…

La peau de chagrin

Tentons de résumer brièvement les nouvelles dispositions de la loi qui a mis en colère les artistes du spectacle vivant, au point de lancer une grève radicale l’été dernier (un véritable drame pour des professionnels qui n’ont d’autre passion que leur métier et déjà du mal à réunir leurs heures). Saluons au passage l’imagination dont ceux-ci ont souvent fait preuve pour manifester sans trêve leur refus de disparaître !
Il faudra donc avoir travaillé minimum 507 heures au cours des 11 mois précédant la fin du dernier contrat au lieu de 12 (10 mois et demi à partir de l’année prochaine, et ensuite ?), pour pouvoir percevoir des allocations pendant 8 mois. À partir de la date anniversaire, redevenue mobile et correspondant à la fin des 8 mois indemnisés (ajouter les jours déclarés pour la localiser), aura lieu un nouvel examen des droits. Maximum 55 heures d’enseignement pourront être comptabilisées pour le calcul des heures, le délai de franchise sera réduit de 30 jours et il n’y a plus la dégressivité de 20% après les 3 premiers mois. Le montant de l’allocation sera fonction du salaire mais aussi du nombre de jours travaillés. Le montant des allocations est comme d’habitude très compliqué à calculer, mais à la lueur des fascicules consultés on peut tout de même comprendre que ce sont les jeunes et les plus démunis qui seront exclus du régime (les conditions d’admission se durcissent) alors que les plus à l’aise restent encore les mieux lotis. Précisons qu’il y a toujours eu des plafonds qui empêchent les plus riches de le crever, et que l’examen du texte du protocole révèle chaque semaine son lot de nouvelles dispositions perverses tendant à vous empêcher de bénéficier du régime.
Des mesures de contrôle des fraudes sont annoncées, mais quelles sont leurs réalité et efficacité lorsqu’on sait que ce sont les entreprises tant publiques que privées, et non des moindres, le plus souvent de l’audiovisuel, qui ont généré le « déficit » des Assedic en déclarant d’autorité comme intermittents des salariés qui n’en ont pas le statut. Dans le jazz, certains tourneurs ou agents abusent aussi de ce système. Mais s’est-on donner les moyens de ces contrôles ?!… À la télé, les salariés sont muselés, menacés de licenciement s’ils dénoncent l’escroquerie dont ils sont les victimes et, malgré eux, les complices. Cela explique que les manifestations de résistance sont surtout le fait des artistes du spectacle vivant. Ainsi le patronat fait payer une partie de son salariat à plein temps en le déclarant à mi-temps et en facturant la différence aux Assedic, donc aux intermittents puisque leurs allocations sont réduites sous le prétexte de résorber ce déficit ! Rappelons que la nouvelle loi a été signée par le patronat (Medef), le gouvernement (jamais il n’aura compté autant de fossoyeurs parmi ses membres) et trois syndicats minoritaires (CFDT, CFTC, CGC) qui ne sont absolument pas représentatifs du milieu du spectacle. Les artistes n’ont pas d’autre choix que de se battre, mais n’est-ce pas pour eux constitutionnel ?
Il est hélas à prévoir que la peau de chagrin du régime des intermittents n’est pas le pire à venir : la décentralisation et la déconcentration des moyens risque bien de sonner le glas de toutes les professions artistiques en but aux attaques assassines du libéralisme le plus sauvage. On sera bien forcés d’y revenir…

II. La vie des bêtes

À côté de la loi et des chiffres, il y a la vie de tous les jours, les petites magouilles pour s’en sortir, la dure réalité des faits. Les règles perverses poussent à la perversité. Il est souvent préférable de toucher des salaires plus élevés sans trop dépasser les 43 cachets, éviter de déclarer plus de 4 jours consécutifs (4 cachets valent 48 heures tandis que 5 en valent 40 !), ne pas rester un mois sans cachet, déclarer plutôt sur les derniers mois pour ne pas risquer que certaines dates ne soient pas prises en compte, quelques uns vont jusqu’à « acheter » les heures qui leur manquent, etc. Ces petites combines salvatrices ne signifient pas grand-chose au regard des magouilles juteuses des employeurs, dont l’État lui-même fait partie.
Au moment de calculer sa retraite, Bernard Vitet dut faire jouer sa notoriété car jusqu’en 1968 il était généralement payé de la main à la main et en liquide. Il était pourtant un des deux trompettistes que le monde de la variété et du jazz s’arrachait. Ses allocations de retraite atteignent ainsi généreusement 700 euros. Il pense qu’il lui aurait mieux fallu se battre à l’époque pour cotiser et en profiter aujourd’hui. C’est aussi une responsabilité civique vis-à-vis de l’ensemble de la profession. Il donne quelques cours, récemment à des acteurs jouant des rôles de trompettiste au cinéma (Romain Duris, Samuel Le Bihan), joue avec des jeunes venus de la scène électro et compose. Il s’angoisse terriblement pour l’avenir. Toujours sur son Sportser 883 Harley, il me dépose devant un vieil immeuble du Marais.
Deuxième étage sans ascenseur, bordel ambiant mais organisé. Pablo Cueco me reçoit dans son bureau où s’alignent sur une estrade un ensemble de zarbs habillés de petites couvertures. Pablo ne s’est jamais beaucoup préoccupé de sa subsistance, ça a toujours plus ou moins marché. Il a déontologiquement alterné des phases avec et sans Assedic, en fonction de ses activités. Lorsqu’il avait de nombreuses commandes d’événementiels, il considérait anormal de percevoir des indemnités de chômage. Pablo a toujours fait très attention de ne pas trop se créer de besoins, qui feraient grimper son minimum vital, augmentant les frais fixes, rendant pénibles les périodes économiquement faibles. Avec sa compagne, Mirtha Pozzi, également percussionniste, ils ont été poussés à acheter leur appartement de 40 m2 pour ne pas être mis à la porte. Ils en paient les traites chaque mois. Dans son budget, le poste le plus important est de très loin celui du bistro. Levé entre 7h et 9h, il y petit-déjeune, y bouquine, y donne ses rendez-vous et y travaille. Les horaires sont variables, c’est la caractéristique du métier, on peut faire une séance d’enregistrement de 10h, prendre l’avion à 6h, ou se coucher très tard après un concert. Depuis quelques années, il s’oblige à prendre des vacances, au soleil au bord de la mer : Mirtha est uruguayenne, et Pablo me rappelle que Montevideo est un port. Ces jours-ci, il compose. Il vient de boucler l’intégrale de Gargantua en 8 CD ! Lorsqu’il y a des concerts en perspective, il faut compter 4 heures par jour de travail au zarb pour rester « au top ». Pablo compare notre statut de musicien avec celui des Belges, des Anglais ou des Espagnols sans aucune protection sociale. Les Assedic représentent actuellement 40% de ses revenus, les droits d’auteur restant faibles. Se remémorant l’intéressant rapport de Jean-Pierre Vincent d’il y a dix ans, Pablo relève un effet pervers des Assedic. « Les artistes survivent grâce à un système collectif voire collectiviste, mais ce régime leur permet paradoxalement d’avoir souvent une attitude libérale et de se vivre comme des aventuriers. La réforme ne résout évidemment pas le problème, et même l’accentue, tout en générant d’autres effets pervers. Au-delà de l’aspect bricolage de cette réforme, le plus inquiétant est le choix de réduire le nombre d’indemnisés pour rééquilibrer les comptes (difficulté d’entrer dans le système notamment pour les jeunes). Cela semble indiquer un désir à moyen terme de supprimer notre régime spécifique, contrairement aux affirmations rassurantes voire paternalistes du camarade Aillagon ». Nous descendons au café du coin où Pablo m’offre un verre d’excellent Corneloup (Côte du Rhône). Ce rouge me donne l’idée d’appeler dès le lendemain mon baryton préféré.
Malgré une certaine notoriété, l’année dernière François Corneloup, comme Dominique Pifarély ou d’autres qui ont préféré de ne pas apparaître dans cet article, n’avait pas son nombre d’heures. Ayant déménagé à Bordeaux, ses frais fixes mensuels s’élèvent à 1500 euros pour survivre, 2000 pour travailler. Au-delà, il peut investir dans son orchestre, indispensable pour exister. Il a ainsi financé le disque de son quartet (Ducret Robert Echampard), 6000 euros : être un leader coûte très cher. Il insiste sur l’absence de réseau de diffusion autre que les lieux prestigieux : pas plus d’une dizaine de salles en milieu socioculturel, impossible d’organiser de vraies tournées, les festivals englués dans une problématique de marché sont devenus incompétents ou pas compétitifs…
De passage pour deux jours à Paris où elle loue un petit appartement avec ses deux chats, nourris en son absence par sa concierge, Joëlle Léandre souligne que ce n’est pas la France qui la fait vivre depuis 20 ans ! Inscrite aux Assedic depuis 1973, elle n’a pas touché d’indemnités depuis plus de 18 ans, n’arrivant pas à réunir ses 507 heures. Elle n’a jamais cessé de pointer. Jouer en Suisse, en Allemagne, en Belgique, au Canada, lui assure 70% de ses revenus, modestes cachets pour la plupart. Heureusement, Joëlle pratique la diversité, elle accompagne des poètes, écrit pour la danse et le théâtre, interprète quelques partitions contemporaines, et enseigne 4 mois tous les deux ans au célèbre Mills College près de San Francisco. Toujours en colère, très consciente des luttes, Joëlle s’inquiète pour les jeunes, et pour les vieux dont la retraite approche. Elle aurait bien aimé connaître le sort des quelques dix musiciens qui squattent toutes les scènes et festivals, mais, comme par hasard, ceux-ci préfèrent éviter de figurer dans une telle enquête.
Pendant le retour d’un Conseil d’Administration des Allumés du Jazz qui ont, faute de crédits suffisants, déménagé au Mans (nouvelle politique d’implantation régionale forcément très salutaire), Didier Petit me raconte qu’il part vivre en Bourgogne, à une heure de TGV de Paris (où il conserve un pied-à-terre), pour des raisons de qualité de vie, d’économie, et avec l’envie d’organiser des concerts en régions. Il insiste pour que les artistes s’impliquent beaucoup plus dans la production pour comprendre le milieu dans lequel ils vivent. Il raconte aussi qu’un concert dans un centre culturel français à l’étranger lui fut payé par un chèque de l’Etat (Trésor public) sans aucune feuille de salaire !
Voilà 35 ans que Ann Ballester vit sans savoir de quoi sera fait demain. Elle a créé un outil pour enseigner en toute légalité, l’école associative Musiseine à Marcilly-sur-Seine, en milieu rural, où, dès le début, les élèves jouent autant Bach qu’ils improvisent. Pour ne pas les coincer avec ce mot qui fait peur, elle leur demande d’abord de mettre les notes dans le désordre ! Comme tous les intermittents, n’ayant pas le droit de faire partie du bureau de l’association, elle en est la responsable artistique. « On n’a pas le droit d’être bénévole, mais on est forcé de l’être, car 95% du boulot n’est pas rémunéré, on bosse 7 jours sur 7, avec la journée de 35 heures » ! Ce sont les concerts en trio, en quartet, et surtout avec Archie Shepp et des amateurs (de 50 à 400 !) qui la font vivre. Sans les Assedic, elle ne pourrait pas continuer à payer les traites de sa maison. Pendant 3 ans, elle a « bouffé des patates ». Elle milite activement au sein de l’Union des Musiciens de Jazz, l’UMJ.
Je termine ce petit tour en rendant visite à Serge Adam dans sa maison de Ménilmontant qu’il a achetée il y a 20 ans alors qu’il était prof d’économie, la retapant petit à petit. Il y vit avec sa compagne, l’architecte acousticienne Christine Simonin, et leurs deux enfants. Ayant lu le protocole, Serge s’est fait mal voir en juin dernier pour avoir dénoncé le discours qui s’y opposait sans nuance et fustigé la grève des festivals. Il défendait que le vrai combat était celui de la déconcentration en régions, regrettant que les artistes n’aient pas appuyé en début d’année les revendications des enseignants, comme Pablo Cueco notant de son côté qu’ils n’étaient pas non plus aux manifestations sur les retraites. Serge comprend que le protocole fut un détonateur, d’autant que les groupes de travail, comme la Coordination des Intermittents et Précaires d’Île-de-France, se mirent en place avec une efficacité remarquable. Il se pense comme un privilégié qui bénéficie des allocations chômage depuis 17 ans. Il a toujours travaillé plus d’heures que le minimum demandé. Au début, il acceptait tout, cirque, variétés, zouk, pas seulement du jazz ou des projets créatifs, pour obtenir son compte d’heures. Salaires - commandes plus droits d’auteur et d’interprète (il rappelle qu’il est nécessaire de remplir les feuilles de Spedidam et déclarer les enregistrements sur le site de l’Adami !) et Assedic représentent chacun un tiers de ses revenus. Il joue de la trompette dans trois ou quatre orchestres, et investit le reste de son temps dans la production, avec son label Quoi de Neuf Docteur. Il est plus facile de s’en sortir lorsqu’on a un peu l’esprit d’entreprise ! Il a arrêté de jouer dans les clubs pour pouvoir s’occuper des enfants le matin, il essaie de préserver le dimanche et prend une semaine de vacances tous les deux mois. C’est une lutte quotidienne pour faire vivre ces musiques, il faut monter des dossiers, trouver des partenaires, présenter des projets… C’est la « rame totale » et sans aucun répit, même si la liberté et l’autonomie dont jouissent les musiciens sont enviées par nombreux autres artistes qui, ne pouvant bénéficier du régime des intermittents, doivent, parallèlement, avoir un autre travail pour survivre.
Cela rappelle le statut des musiciens américains, souvent obligés de cumuler les « gigs » ou les emplois pour pouvoir survivre. En France, quelques-uns s’en sortent en enseignant. Il y a quelques années, comme je demandais au responsable de la création à la Direction de la Musique comment les autres musiciens s’en sortaient, il me répondit, cynique et amusé, qu’ils avaient une femme qui travaille, souvent dans l’enseignement d’ailleurs. Tiens donc, le gâchis ça rapproche ! Mais comment font les autres, s’ils ne sont pas soutenus par leur famille ? Ils crèvent la faim, tout simplement, et ils le font en silence.

mardi 10 avril 2018

Bruno Chevillon, incarnation et réincarnation


Entretien paru début 2008 dans le numéro 21 du Journal des Allumés du Jazz.

"La vérité n'est pas dans un seul rêve, mais dans beaucoup de rêves."
Pier Paolo Pasolini

Apprenti photographe et contrebassiste, c'est dans cette seconde occupation que Bruno Chevillon s'est très vite affirmé comme l'un des instrumentistes modernes et modèles de sa génération. Commencé avec André Jaume, son chemin impressionne autant que son rapport à la musique. Partenaire de nombreux groupes de Louis Sclavis qu'il rencontre à l'Arfi dans le Marvelous Band, Bruno Chevillon a le déclic facile et l'interrogation créative. On l'a vu avec Stephan Oliva, Paul Motian, Michel Portal, Joey Baron, François Corneloup, Bernard Lubat, Daniel Humair, Marc Ducret, Tony Hymas, JT Bates ou lors de ces spectacles solos sur Pasolini. Son premier disque est une surprise de taille.

Ton album Hors-champ semble marquer un tournant radical. Qu’est-ce qui t’a poussé à te brancher sur l’électricité ?

Si tournant il y a concrètement avec ce disque en tant que projet “ électrique ”, mon intérêt ne date pas d’aujourd’hui. J’ai été bercé, comme quasiment tous les gens de ma génération, par un rock très électrique (les grands groupes des années 80) et, comme l’on disait, par le “ rock expérimental ou progressif ”, Pink Floyd, Soft Machine, King Crimson entre autres. J’ai, dans un passé relativement récent (fin 80 et 90), commencé à utiliser des pédales (distorsion, delay, octaver...) sur la contrebasse lorsque je travaillais avec Louis Sclavis. J’ai tout de suite beaucoup aimé cela, même si, sur un instrument très résonant comme la contrebasse, le contrôle des effets était souvent délicat et le plus souvent ingérable. La découverte de la musique contemporaine, à peu près à la même époque, sous son aspect acoustique et en particulier électronique, m’a donné d’autres éléments d’intérêt, plus raffinés concernant “l’électricité”: textures, perspectives sonores, volumes (dans le sens 3D), sensations de vertige et d’immobilité, rapport au temps, etc.
Le passage concret s’est fait grâce à une série de rencontres avec des musiciens qui développent un travail depuis de nombreuses années avec l’électronique. Le premier, Samuel Sighicelli, m’a proposé de créer une pièce pour contrebasse amplifiée, qui était une commande de Radio France dans le cadre du Festival Présence/Live Electronics en 2001. Cette pièce, Canicule, pour contrebasse et sampler (disque Caravaggio - Label INA/GRM) demandait un travail très écrit de gestion de larsen, de bascules avec du son acoustique ou du son amplifié non travaillé, de souffles texturés avec de la distorsion. La rigueur demandée pour jouer cette partition a été un point de départ important pour explorer ce meta-instrument que devenait la contrebasse dans le champ de l’improvisé. J’ai par la suite rencontré Gérôme Nox, avec qui je travaille aujourd’hui et le chorégraphe Christian Rizzo (avec qui j’ai beaucoup expérimenté de choses qui sont dans le disque et qui lui-même m’a fait découvrir Christian Fennez, Scanner, Autechre, Pôle...). Nox travaille l’électronique sous un aspect plus hardcore ou rock industriel dans la tradition allemande de Einstürzende Neubauten. Le groupe Caravaggio (avec S. Sighicelli, Benjamin de la Fuente et Éric Échampard) est aussi un lieu d’expérimentation idéal pour développer une musique faite de “ seuils ” entre l’acoustique et l’électronique, l’écrit et l’improvisé - et dans son fonctionnement très collectif, un lieu de recherche vraiment idéal pour ce qui me “ travaille ” en ce moment. Voilà donc les protagonistes d’un changement à la fois radical, comme tu dis, et en même temps logique. Il y a par contre, en opposition avec la façon dont l’électronique est utilisée par certains de ces musiciens (samplers, ordinateurs), une volonté d’avoir, en ce qui me concerne, un set très tactile, très intuitif, pour essayer de conserver un rapport de “ jeu instrumental ” auquel je tiens beaucoup, avec mes machines (ring modulator, filtres analogiques, EQ, distorsions, capteurs contact, looper....) et d’utiliser la contrebasse ou la basse électrique comme sources résonantes. Ce disque est là pour poser toutes ces choses qu’aujourd’hui j’ai envie de creuser, le son bien sûr, mais aussi le désir très fort d’essayer de donner une dimension plastique et scénographique à la musique. Il ne s’agit pourtant pas pour moi, avec ce projet, de tirer un trait (en cela il n’est pas si radical) sur le reste de mon activité musicale, juste une envie d’aller ailleurs, à ma manière, mais certainement pas avec la prétention de faire de l’inouï, beaucoup d’autres musiciens travaillent ces musiques depuis bien plus longtemps que moi.

Qu’est-ce qu’on ne voit pas ?

Je dois partir de mon disque ou plutôt de la photo de sa pochette. Pendant mes années de Beaux Arts où j’étudiais essentiellement et passionnément la photographie, une amie découvre dans une rue d’Avignon un carton plein de vieilles plaques photographiques en verre. Tout un stock de portraits de gens venus se faire photographier pour je ne sais quelle raison. Au milieu de celles-ci, la photo du disque. Je l’ai tout de suite adorée. Que s’est-il donc passé à ce moment-là? Le sujet a renoncé à faire cette photo? Il n’a pas entendu le photographe lui dire “attention, on y va, on ne bouge plus!” et a cru que la photo était déjà faite. Peut-être s’est-il baissé pour ramasser quelque chose ou rattraper un enfant capricieux qui devait poser avec lui. Je ne sais pas et je n’ai jamais trouvé dans ce carton la photo “réussie” de cet homme à la cravate en damier. C’est, semble-t-il, son seul portrait - n’empêche, cette image me fascine (justement pour ce que l’on ne voit pas) depuis ce moment et a toujours été à portée de main pour en faire un jour quelque chose. On peut toujours y voir ou chercher à y voir des liens avec le contenu de ce disque. Nos savons tous que lorsque l’on cherche on trouve. Va savoir quoi d’ailleurs, l’histoire de l’art est faite de milliers d’artistes qui ont dû subir des interprétations ubuesques de leur travail. La facilité serait de penser que la musique de ce disque est a priori en dehors de mon parcours, qu’elle était jusqu’à présent “invisible”. Penser que comme quasiment tous les photographes (je ne le suis tout de même plus vraiment), je déteste être pris en photo, je m’échappe et refuse la possible confrontation avec l’image à venir, disparaître à tout prix donc. Plus loin, on pourrait y voir aussi cet hors champ spécifique des viseurs de Leica, hors champ qui ne demande qu’à entrer dans le champ (Guy Le Querrec joue beaucoup avec, lui qui voit si bien “arriver” l’image dans le champ). Ou y voir ce qui était caché dans ma tête depuis un bout de temps et qui manquait de rencontres pour, là aussi, rentrer dans le champ, le mien en l’occurrence. Ou simplement deux éléments qui me passionnent depuis longtemps, le visuel qui interroge, pose problème, qui est dans ce cas-là, à mon avis, un ratage éminemment esthétique et, un joli mot de photographe. On peut y voir tout cela, bien moins et bien plus encore si l’on se creuse la tête. Finalement, à tirer toutes ces ficelles, il y a peut-être du vrai là-dedans, même si tout aurait été plus simple, sans spéculations, si cet homme n’avait pas bougé.

Qu’apporte le texte à la musique ?

Je dois d’abord parler de frustration. Si le hasard m’a fait devenir musicien (je voulais être photographe), ma plus forte envie était d’être comédien de théâtre et, encore aujourd’hui, je reste sur ce regret que j’essaie d’exorciser en multipliant le plus possible la présence de voix, de texte parlé ou joué en les introduisant dans un projet discographique. Qu’apporte le texte ? Dans mon solo sur Pasolini, il était la justification de l’existence de la contrebasse. Je n’ai jamais compris qui pouvait être intéressé par une contrebasse seule (moi le premier). Pasolini, à travers ses écrits et son personnage emblématique, formait une structure complexe, de par ses différentes facettes de cinéaste, critique, poète, dramaturge, journaliste, chroniqueur et romancier, qui orientait tout un parcours musical, libre et précis, lui fabriquant une “vie imaginée” sur sa réalité. Dans Hors-champ, la voix d’Antye Greie-Fuchs (AGF) est une proposition de Franck Vigroux que j’ai acceptée tout de suite sans savoir quel était le sens du texte. Je l’ai abordée d’une manière strictement musicale, sonore, comme un timbre de plus, en me souvenant du grand nombre de personnes qui étaient venues me voir après mon solo en italien sur Pasolini. Ils entendaient cette langue qu’ils ne comprenaient pas comme un “son”, mais l’incompréhension du sens n’était en aucun cas un problème; elle permettait de percevoir la parole différemment, comme de la musique. Pour répondre à ta question (j’ai toujours tout de même un peu l’impression, y compris dans les précédentes, d’être un peu hors sujet), je commencerais par la renverser: “qu’apporte la musique au texte?”. En général, rien, me semble-t-il; un auteur n’a besoin de personne pour s’exprimer ou alors nous sommes dans le domaine de la tentative, par le son, du “sauvetage” d’un texte faible (là, c’est une autre histoire). Dans la façon dont j’ai joué chaque fois avec des mots, j’ai toujours essayé de fonctionner par addition, trouvant une musique qui ne “marche” pas en elle-même. Isolée, elle pose problème par sa transparence sans intérêt et justement, comme un acteur donne un corps (son corps) à un personnage, elle s’incarne par la juxtaposition, la confrontation avec le texte qui prend appui sur des strates plus profondes (sous-texte?). Avec Dans sa tête abaissée, la voix d’AGF vient prendre le relais d’une musique commençant volontairement à s’essouffler, à se perdre (se désincarner justement). Il redonne une chair et une existence nouvelle à cet espace sonore qui pourtant ne change pas, ne réagit pas à ce nouvel événement. C’est donc aussi au-delà du sens que, pour moi, le texte apporte, dans ce cas, “un corps” à la musique, quelque chose de profondément humain (dans le sens d’une “présence” humaine) et concret, élevant la musique. Toujours chez moi cette fascination pour les acteurs, pour ce qu’ils ont souvent de plus que les musiciens : une voix et un corps utilisés.

lundi 9 avril 2018

Les mystères d'Agatha Christie au cinéma


Il est tard. Si je regarde encore un film, je me coucherai vers une heure du matin. Cela fera quatre ou cinq heures de sommeil, ce n'est pas si mal pour un petit dormeur. Alors je choisis quelque chose de facile. Carlotta m'a envoyé quatre films réalisés d'après Agatha Christie qui sortent en salles dans des versions restaurées inédites. J'ai sauté Le crime de l'Orient Express de Sidney Lumet (1974) parce que j'avais regardé le remake de Kenneth Branagh il y a peu de temps et que je pense bien me souvenir de l'original avec Albert Finney dans le rôle d'Hercule Poirot.
Dans Mort sur le Nil de John Guillermin (1978) et Meurtre au soleil de Guy Hamilton (1981) Peter Ustinov avait repris le rôle du détective belge. Je suis sidéré par les décors naturels de l'Égypte ancienne, vierges de toute trace touristique, superbement photographiées par Jack Cardiff. Lors de ma propre croisière sur le Nil il y a une vingtaine d'années une enseigne MacDo défigurait déjà Louxor. Mais c'était vingt-cinq ans plus tard. On a tout fichu en l'air en si peu de temps ! Je m'étais servi des pistes audio du film que j'y avais tourné pour la bande-son du CD-Rom Sethi et la couronne d'Égypte. À la même époque, Françoise avait réalisé un feuilleton documentaire de huit fois 26 minutes pour France 3 intitulé Croisière sur le Nil dans son style habituel, plein de fantaisie.


Dans les quatre longs métrages, la première heure de chaque film est consacré à la présentation des personnages, sachant que le meurtrier est toujours le plus improbable. La règle des "dix petits nègres" se retrouve presque toujours. Les ressorts de l'intrigue sont le point faible de tous les auteurs de romans policiers dont on finit par comprendre la démarche systématique, si l'on en lit suffisamment. Les mobiles du crime sont ici la vengeance ou l'appât du gain, mais chaque protagoniste est successivement suspecté jusqu'au coup de théâtre final.
Le quatrième film, Le miroir se brisa de Guy Hamilton (1980), met en scène la détective amateur Miss Marple jouée par Angela Lansbury, future héroïne d'Arabesque, entourée d'Elizabeth Taylor, Geraldine Chaplin, Tony Curtis, Rock Hudson et Kim Novak. La distribution est toujours étoilée, Lauren Bacall, Ingrid Bergman, Jacqueline Bisset, Jean-Pierre Cassel, Sean Connery, Anthony Perkins, Vanessa Redgrave, Richard Widmark, Michael York dans l'Orient Express, Jane Birkin, Bette Davis, Mia Farrow, David Niven, Maggie Smith sur le Nil, James Mason, Diana Rigg, encore Birkin et Smith au soleil, etc. L'intrigue se déroule cette fois dans un cottage anglais parmi des gens du cinéma, tandis que Meurtre au soleil a pour cadre une île au large de la Yougoslavie. Dans tous les cas j'ai passé une très agréable fin de soirée.

mardi 3 avril 2018

Freeing Architecture par Jun'ya Ishigami


À mon arrivée à la Fondation Cartier pour l'art contemporain, apercevant les grandes maquettes blanches, je me suis un peu inquiété sur le contenu de l'exposition du jeune architecte japonais Jun'ya Ishigami. Il fallait simplement que je m'enfonce au sous-sol jusqu'à la salle de projection pour comprendre le fond de la question. Quarante et une minutes plus tard, j'étais à même d'apprécier le travail utopiste de l'architecte. Serait-ce encore une utopie si les projets se trouvaient concrétisés ? La plupart sont pourtant à l'état d'ébauche ou en cours de réalisation, d'où la profusion de maquettes et si peu de photographies.


Né en 1974, Jun'ya Ishigami est le digne héritier d'une école japonaise que l'on reconnaît dans les jardins zen, maquettant la nature et la recopiant par un jeu de changement d'échelle qui la rend accessible à notre taille humaine. En jouant sur l'appropriation de l'espace par les usagers potentiels, il réfute tout geste purement plastique pour imaginer des dramaturgies immersives des espaces sociaux, qu'ils soient privés ou publics. Il s'inspire du paysage pour le magnifier ou le transposer. La voûte étoilée dessine ainsi le diamètre et l'implantation des colonnes soutenant une feuille géante d'une blancheur immaculée. Ailleurs il crée un autre désordre de colonnes pour retrouver la forêt. Il coince une chapelle géante dans un canyon, avec une entrée de 1,30m de large pour une hauteur de 45m avec des murs en béton armé dont l'épaisseur varie de 22 à 180 cm. Une longue langue étroite sillonne au milieu de l'eau qui pénètre sous les parois de verre, promenade de 3000 m² ouverte à ses deux extrémités. Que les lignes soient courbes ou une accumulation d'angles droits, la symétrie n'existe pratiquement jamais. Un toit gigantesque devient une vague d'un seul tenant ou bien la chappe est soutenue exclusivement par des murs de verre sans aucune colonne. Il fait creuser des galeries sous une chape de ciment ou des bâtiments existants.


Mais la simplicité des formes cache une nécessité technologique hors du commun, ce qui explique probablement que peu des projets exposés sont terminés. On se demande aussi comment se vivent au quotidien ces espaces utopiques. Dépassent-ils le stade de parc d'attraction où l'on vient se détendre un moment ? Comment évacue-t-on la pluie qui tombe des ouvertures du toit par exemple ? Quel mobilier peut convenir à ce chaos artificiellement naturel ? Une chose est certaine : Jun'ya Ishigami nous fait réfléchir en bousculant les us et coutumes de l'architecture. Il interroge le rapport que l'urbanisme entretient avec la nature dont il fait ressortir les formes pour que nous nous les approprions...

→ Jun'ya Ishigami, exposition Freeing Architecture de Jun'ya Ishigami, Fondation Cartier pour l'art contemporain, jusqu'au 10 juin 2018

vendredi 23 février 2018

Tentative d'évasion


Suite du dépouillement des archives trouvées en haut de l'armoire.
Mon père, Jean Birgé, avait une belle écriture. Il écrivait l'allemand en gothique comme il parlait l'anglais avait l'accent d'Oxford. J'ai beau savoir qu'il écrivit avec Boris Vian des romans licencieux sous pseudonyme, j'ignore lesquels alors qu'ils figurent probablement parmi les 7000 livres rangés sur les étagères de sa bibliothèque. Il fut également correspondant du Daily Mirror pendant quatre ans à Paris, interviewa Winston Churchill et Paulette Godard, travailla à France-Soir, etc. En classant les archives retrouvées récemment chez ma mère, je découvre un article du Parisien Libéré du jeudi 16 mai 1946 qu'il a signé Jean Boisnet. C'est à Angers au 34 rue Boisnet qu'il avait grandi et j'y reconnais un épisode de son histoire. Je recopie ici l'article en question augmenté de détails [entre crochets] présents sur le brouillon qui l'accompagne.

Confidences au Cherche-Midi
"Compagnon de cellule Yvon me disait..."
L'affaire de "la Perle d'Asie", appelée le 6 décembre dernier devant la 16e chambre correctionnelle, fut renvoyée cinq fois. Son procès, fixé enfin au 15 mai, fut encore retardé il y a quelques jours du fait de l'état mental de l'accusé. Mais Yvon Collette a préféré ne pas attendre un septième renvoi éventuel et quitter, dans des circonstances spectaculaires relatées d'autre part, l'infirmerie spéciale du dépôt. Cette évasion sensationnelle et minutieusement préparée semble montrer que Collette n'était pas si fou que les magistrats voulurent bien le croire. Et voici d'ailleurs un document unique dont l'auteur fut compagnon de cellule de Collette avant la Libération, qui permettra de se faire une idée du personnage étrange, le "Carlo" que Boisnet a connu :

« Un visage bouffi aux pommettes saillantes, sur lesquelles la peau éclatée attirait l'œil, des orbites au fond desquelles brillaient des yeux mobiles étonnamment vivants [seuls vivants dans cette masse meurtrie s'étageant entre le gris et le jaune autour de balafres sanguinolentes et auréolées] : tel m'apparut mon compagnon. C'était Yvon Collette.
[Je fus déposé sur un lit de l'infirmerie du Cherche-Midi. Neuf jours de jeûne total et les vaines brutalités des sergents d'étage Humed et Schneider avaient réussi à convaincre le "Sanitär" que j'étais bien réellement paralysé et non un habile "zimulateûr". Extrait de la cellule où j'étais au secret depuis bientôt deux mois, c'est avec une joie et un soulagement indicible que je constatais la présence d'un compagnon. Des draps bien que trop étroits et en charpie mirent le comble à mon confort. Après que j'ai parlé pendant plus d'une demi-heure, c'était si bon, mon co-détenu profita d'un instant d'essoufflement pour se présenter.]
Yvon Collette se faisait appeler Carlo, nom de théâtre en Belgique où il aurait été ténor [et qu'il avait repris, depuis l'Occupation. Il m'exhiba ensuite] son torse strié de zébrures, la peau de son dos figurait assez bien une maquette géographique d'un relief accidenté, avec des cloques et des croûtes suintantes [sur un fond gris bleu tournant par endroit au violet].
Interrogé pendant trois jours, 300 coups de nerf de bœuf ne l'avaient pas fait parler [Il n'avait pas parlé et il avait quitté la rue des Saussaies dans un état comateux, qui lui avait valu un premier séjour à l'infirmerie au cours duquel il avait commencé à préparer une évasion qu'il n'avait pu encore réalisée]. Carlo me montra le lendemain un barreau aux trois quarts scié.
Tâche de te retaper en vitesse, me dit-il, [je ne peux réussir seul], il faut que tu tentes la chance avec moi. [D'accord sur le principe, mon état ne me permettait malheureusement pas d'envisager une tentative immédiate, et les jours passèrent lentement tandis que le Pyramidon calmait peu à peu mes douleurs et me permettait de retrouver progressivement l'usage de mes membres. Soulagé de ne plus être seul et surtout d'être à l'abri des sévices, nous jouissions d'un régime de faveur, nous avions fabriqué un jeu de dames et l'aumônier nous avait apporté un jacquet, ce qui nous permettait de dépenser le temps entre les longues confidences que la cellule occasionne. Carlo se livrait davantage et m'exhiba bientôt toutes ses richesses !]
Plein d'astuce, Carlo réussit à faire un couteau, le manche d'une brosse à dent affûté sur le fer du lit [et consolidé par des brindilles de bois ligaturées par des fils tirés des couvertures, et un crayon, une mine de 3 cm, rendu utilisable par un manche similaire à celui du couteau. Il me raconta aussi comment il venait de réussir à revenir à l'infirmerie grâce à un ulcère de l'estomac et me présenta enfin un stock important d'enveloppes de néo-pansements qui constituaient notre réserve de papier à lettres. Dès le lendemain...] nous rédigeâmes nos premiers messages, toujours sur le qui-vive à cause du "mouchard" où un œil scrutateur apparaissait silencieusement à toute heure du jour et de la nuit.
Le plus furtif glissement dans le couloir faisait disparaître promptement crayon et papier dans notre paillasse. [La chaleur qui sévissait alors nous permit d'obtenir que notre fenêtre sur la rue du Cherche-Midi reste ouverte de 9h à 17h.]
Deux jours plus tard, Carlo expédia avec dextérité, par dessus le mur, nos lettres soigneusement ficelées autour d'une savonnette, ramassées vivement par un passant sympathique. Nous attendîmes... [Nous renouvelâmes notre envoi. Successivement cinq ou six savonnettes, puis une paire de babouches, nous servirent de lest.]
Carlo, très bavard, se complaisait à raconter les tours de ses enfants qu'il adorait aveuglément ; puis, comme nos messages restaient sans résultat, il fut pris d'une crise de mystique religieuse et entreprit une neuvaine. [Pour la rendre plus efficace il voulait se mortifier et c'est à plat ventre sur le plancher, les bras en croix, qu'il récitait ses ferventes prières. Pas une parole ne sortait de ses lèvres le matin avant qu'il ne se soit livré à cette cérémonie et chaque soir il observait le même mutisme après ses prières. Au cours de la journée il suspendait soudain nos conversations ou nos parties de dames pour égrener un chapelet. Bientôt je pus me tenir debout...].
Au moment où je pensais être assez rétabli pour envisager de tenter l'évasion, nous arriva un troisième compagnon, [un Polonais] atteint d'une jaunisse, qui refusa de se joindre à nous [et nous sauva d'ailleurs la vie selon toute vraisemblance. Ainsi les journées continuèrent-elles à se succéder avec la même monotonie. Carlo nous raconta comment il avait bluffé les "boches" avec un coup de "faux-poulets" minutieusement combiné, mais comment la dénonciation de deux de ses associés l'avait fait "tomber". Toutefois il ne rentra jamais dans aucun détail sur l'exécution et la nature de ses exploits. La seule chose marquante de ces affirmations était la haine des "boches" qui l'avaient déjà obligé à quitter la Belgique, sa patrie, car il était déserteur de la NSKK où il avait été forcé de s'engager à la suite, me dit-il, de manœuvres de sa famille avec qui il était en mauvais termes. Il me pria de lui donner des cours d'anglais, car il voulait, dès sa liberté retrouvée, tenter de s'engager dans l'armée britannique, mais après des heures et des jours de rabâchage il dut convenir qu'il n'avait peut-être pas de très bonnes dispositions et son application des débuts se relâcha.]
Les auxiliaires qui venaient de temps en temps balayer l'infirmerie nous informaient de l'avancée des Alliés, [informations plus ou moins fantaisistes d'ailleurs, et de la régularité avec laquelle des convois de déportés étaient formés, vidant peu à peu la prison]. Puis la femme de notre troisième compagnon vint sous nos fenêtres. Enfin, une lettre était parvenue ! Nous prîmes contact par signes. La vie nous reprenait : chaque jour nous apportait une visite chère. Carlo, cependant, restait inquiet pour sa femme et ses enfants [se trouvant dans la région d'Evreux, avec le risque d'être séparé d'eux par l'avancée des alliés]. Un matin, il se mit à pleurer et à rire à la fois, transporté d'émotion à la vue de sa femme sur le trottoir, en face [à trente mètres de nous]. À ce moment, on vint le chercher pour lui faire une prise de sang. Il ne revint que vingt minutes plus tard. Ayant avoué au "Sanitär" la présence de sa femme, celui-ci l'avait installé juste devant la fenêtre ouverte, il avait prolongé la préparation de ses instruments et lui avait en définitive permis de rester plus longtemps à envoyer sourires et baisers. [À partir de ce matin-là, Carlo, un peu rassuré par la visite de sa femme, réussit à alimenter son besoin de tourments en lui reprochant, jusqu'alors taxée d'ingratitude, d'avoir abandonné ses enfants pour venir le voir.]
Mon état s'améliorait doucement et, d'autre part, les hautes doses d'huile de ricin dont on abreuvait notre troisième compagnon faisaient pâlir sa jaunisse [malgré tous nos soins], nous en vînmes bientôt à reconsidérer nos possibilités d'évasion. [Nous démontions chaque nuit les panneaux de notre fenêtre derrière ceux de la DP artistiquement camouflée. Une seule vis à enlever nous permettait de mépriser un énorme cadenas d'une sécurité intégrale. L'air plus frais de la nuit nous apportait un peu de bien-être et de sommeil qu'il nous eût été impossible de trouver dans l'atmosphère malodorante et surchauffée d'une cellule exposée au soleil du matin au soir et fermée à 17h. Le trajet à suivre, l'heure des rondes, chacun de nos gestes minutieusement calculé nous firent espérer être hors des murs en six minutes après le moment où notre fenêtre nous aurait livré passage. Nous décidâmes de passer à l'exécution. Le pied d'un tabouret fut décloué. Nous triâmes parmi nos serviettes celles qui paraissaient les plus solides et chaque soir les mettions à tremper après les avoir tordues très serrées et de même disposions-nous nos affaires pour être enfilées. Ainsi parés, nos dispositions furent prises pour que le barreau scié ne puisse résister à l'effort progressif de la torsion de nos serviettes par le solide pied de tabouret. Nous nous mîmes à veiller chacun à notre tour pour profiter de la première nuit assez obscure pour notre tentative. Plusieurs nuits de suite un clair de lune opiniâtre ne nous permit aucun espoir alors que nous conservions toutefois...]. »

Le texte s'arrête là. J'ignore si je retrouverai la suite. Cette évasion n'eut jamais lieu, puisque mon père réussit finalement à se faire la belle plus tard, en cisaillant les fils de fer barbelés du wagon à bestiaux qui l'emportait vers les camps de la mort. J'ai déjà raconté cette histoire dans le portrait que je fis de mon père.
Quant à Yvon-Joseph Collette dit Carlo, né le 25 octobre 1901 à la Louvière en Belgique, après s'être fait prendre pour avoir volé la "Perle d'Asie", un bijou de 605 carats, il s'évada de l'infirmerie du dépôt du Palais de Justice à Paris en s'emparant d'une bicyclette ! Le 6 avril 1944, quatre hommes armés, présentant des cartes de la Gestapo, avaient fait irruption dans l'appartement d'un agent d'affaires, rue Cassette. Le secrétaire du supérieur des Missions étrangères venait d'arriver pour traiter la vente du bijou estimé alors à 25 millions. On le retrouva, dans la chasse d'eau de l'hôtel qu'occupaient Collette et sa femme, Georgette Philippe, ainsi que 3 millions en argent et bijoux. Le voleur simulant la folie fut d'abord remis en liberté. Cependant les inspecteurs Dupont et Couzier lui découvrirent des activités de banditisme à la solde des Allemands. Arrêté à nouveau avec sa femme et des complices, simulant la folie, vêtu d'une camisole de force dans une cellule capitonnée, il avait été transféré dans une autre cellule après un incendie (!). Celle-ci fut retrouvée vide le lendemain alors que la porte était verrouillée de l'extérieur sans autre ouverture qu'un étroit guichet pour passer la nourriture à 1,50m du sol. On retrouva la camisole déchiquetée. Collette avait récupéré ses vêtements, "emprunté" le vélo d'un interne et franchi sans encombre la grille du Quai de l'Horloge. Sa femme fut inculpée aussitôt d'intelligence avec l'ennemi, raconte Franz Gravereau dans l'article du Parisien.

jeudi 22 février 2018

La dénonciation


Dans les papiers descendus du haut de l'armoire de ma mère, j'ai retrouvé la lettre de dénonciation qui envoya mon grand-père, Gaston Birgé, à Auschwitz ; il fut gazé à Buchenwald après avoir subi sévices physiques et intellectuels (P.S.: Interné à Drancy sous le matricule 266 - Déporté depuis Drancy (93) à destination d'Auschwitz (Pologne) par le convoi n° 59 - Transféré à Buchenwald). À la Libération, son auteur, Roland Vaudeschamps, fut condamné aux travaux forcés à perpétuité, à la confiscation de ses biens et à l'indignité nationale à vie. Pour commencer voici la lettre adressée au Mouvement Social Révolutionnaire, Pour la Révolution Nationale, Permanence locale 7 rue Montauban, Angers :

Angers, le 6 juin 1942
Monsieur le Chef du Service des Renseignements du M.S.R. Province, Paris
Cher Camarade,
J’ai l’honneur, dans le rapport suivant, d’attirer tout particulièrement votre attention sur les agissements de Monsieur Gaston Birgé, ancien Directeur de la Compagnie d’Électricté à Angers. Les renseignements qui constituent ce rapport sont rigoureusement exacts, ils m’ont été transmis par un ami employé à cette compagnie, Monsieur P……., entièrement acquis à l’idée de l’Alliance Franco-Allemande.
Monsieur G.Birgé, de race juive, a été marié une première fois à une catholique dont il eut un fils, Jean Birgé. Après la mort de sa première femme, il se remaria avec une Juive du nom de Lévy, d’où deux enfants, puis il divorça.
Il était affilié à la Secte maçonnique de la Grande Loge de France dont il était, sur le terrain local, un membre très influent, donc très nocif.
Après l’Armistice de 1940, par un opportunisme qui n’appartient qu’à sa race, il se montre subitement partisan de la collaboration, et sentant venir le vent, fait mettre tous ses biens dans le nom de son fils aîné, qui n’est pas considéré comme juif à cause de son origine maternelle. Il fait aussi, dit-on, baptiser ses deux autres enfants.
Le statut des Juifs lui interdit sa fonction de Directeur de la Cie d’Électricité, mais il y est, à l’heure actuelle, Chef d’un service très important et, ce qui est grave, continue à conserver avec le public les relations qu’une ordonnance allemande lui interdit. Il faut noter que, d’après ses propos récents, il se refusera à porter l’étoile imposée par la huitième ordonnance allemande, à partir du 6 juin.

En résumé, ce personnage est extrêmement nuisible car il cache sous une approbation de surface à la collaboration et à la révolution nationale sa haine juive pour tout ce qui touche notre pays et nos idées qu’il sabote, avec la sournoiserie habituelle à ceux de sa race.
Je compte donc sur vous pour mettre au plus tôt un terme aux agissements de cet individu. Je crois que l’infraction qu’il fera certainement à la 8ième ordonnance allemande peut servir de motif.

J’en parlerai de mon côté au service compétent allemand à Angers.
Veuillez, avec mon salut M.S.R., agréer l’assurance de mes sentiments très dévoués.
Le Chef de la Subdivision d’Angers,
R. Vaudeschamps

Les renseignements concernant mon grand-père et sa famille sont rigoureusement exacts et il refusera de porter l'étoile jaune. Il sera arrêté le 12 juin à l'arrivée de la Gestapo à Angers. Au cours du mois, un jeune résistant, Raymond Toutblanc, qui avait infiltré le M.S.R., s'était emparé de son dossier, où figurait la lettre de Roland Vaudeschamps. Toutblanc fut arrêté peu de temps après et mourut en déportation. Cypri, la secrétaire de mon grand-père, écrit qu'elle le rencontra rue Thiers, fit un bout de chemin avec lui par la rue du Port de l'Ancre avant de se cacher sous un porche pour être à l'abri des regards indiscrets, en particulier de la Gestapo susceptible de les surveiller tous les deux. Prisset, le P. de la lettre, employé à la Compagnie d'Électricité, tenait ses renseignements de sa chef de service, Mademoiselle Lioret, et probablement d'un certain Michel Favre. L'article du Courrier de l'Ouest du 17 juillet 1946 fait le portrait de Vaudeschamps, la trentaine, marié avec deux enfants, lunettes et raie au milieu, comptable à l'usine électrique jusqu'en novembre 1941, il passa par le MS.R. avant de partir comme travailleur volontaire en Allemagne, de faire de la propagande pour la L.V.F., de participer à certaines arrestations et d'adhérer à la Milice. D'après une lettre de décembre 1945 de Marcel Paul, Ministre de la Production Industrielle (ancien ouvrier électricien et futur créateur d'EDF-GDF !), Prisset semble n'avoir subi qu'une sanction disciplinaire, "interdiction définitive d'exercer la profession dans les Services Publics du Gaz et de l'Électricité". La lettre de dénonciation, retrouvée en 1945 près de Tours parmi les documents emportés par les Allemands, fut jointe au dossier d'accusation de Vaudeschamps qui sera jugé en 1946.
Mon grand-père passa 80 jours à la prison d'Angers avant d'être envoyé au Camp de Drancy en septembre 1942 qu'il quitta le 3 ou 4 septembre 1943 pour être déporté. S'il avait été arrêté comme Juif, il avait des fonctions importantes dans la Résistance comme me le racontèrent Marcel Berthier, puis très récemment Alain Bernier, fils du Maire d'Angers pendant la guerre. Mon grand-père et Victor Bernier avaient l'habitude de parler en code lorsqu'ils se rencontraient, du style "Untel ne va pas très bien ces jours-ci..." pour dire qu'il y avait urgence à lui faire passer la ligne de démarcation par exemple, ce que s'apprêtait d'ailleurs à faire mon grand-père avant d'être arrêté. Berthier, qui avait réussi à cacher les jeunes frère et sœur de mon père, ma tante Ginette et mon oncle Roger, me raconta qu'il recevait volontiers ses amis résistants comme lui et avait mis au service de la France Libre ses connaissances en électronique pour faire passer des messages en France non-occupée et plus tard en Grande-Bretagne aux moyens des réseaux électriques qu’il connaissait bien. (...) Il trafiquait aussi les chiffres de production et de consommation d'électricité. (...) Gaston Birgé avait "roulé" de très hauts personnages et ils n'ont pas aimé quand ils l'ont su. Il ne faut pas oublier que le château de Pignerolles à Saint-Barthélemy abritait un important État-Major de la Marine. C'était l'échelon militaire le plus élevé de la région, grosse consommatrice d'électricité (les bases, les radars, etc.) avec un droit de regard particulier sur les chiffres et sur ce qu'elle payait. Le poste de répartition d'Angers couvrait la zone : Lannemezan (Pyrénées), Eguzon (centrale hydraulique), Distré (Poste de transformation près de Saumur), Le Mans (SNCF), Caen, Paris (Métro) et les répartiteurs communiquaient entre eux par la téléphonie Haute-Fréquence que les Allemands ne pouvaient contrôler. C'était donc un système sensible et important.
Le 24 février 1949, une cérémonie à la mémoire des agents de la Compagnie d'Électricité morts pendant la guerre a lieu à Angers où sont vantés les mérites de mon grand-père, ancien élève des Arts et Métiers de Châlons, ingénieur, créateur et organisateur des œuvres sociales de la Compagnie d'Électricité d'Angers, Président de la Mutuelle, Administrateur de la Caisse d'Assurances Sociales. "Il était serviable à merci, et tous ceux qui ont sollicité son aide n'avaient qu'à lui exposer leurs besoins pour qu'ils soient immédiatement satisfaits, au-delà même de leur désir..." Un boulevard porte son nom à Angers, où y est stipulé "Mort pour la France".
Le reste du dossier des dédommagements de guerre comprend la liste du mobilier volé par les Allemands, ce qui me permettra, quand je l'aurai épluché, de me faire une idée de la maison qu'il occupait et où mon père a grandi.

P.S. : Dans le court métrage Nuit et brouillard d'Alain Resnais, ce sont toujours les derniers mots de Jean Cayrol qui me restent :
" Qui de nous veille dans cet étrange observatoire pour nous avertir de la venue de nouveaux bourreaux ? Ont-ils vraiment un autre visage que le nôtre ? Quelque part, parmi nous, il y a des kapos chanceux, des chefs récupérés, des dénonciateurs inconnus.
Il y a tous ceux qui n'y croyaient pas, ou seulement de temps en temps.
Et il y a nous qui regardons sincèrement ces ruines comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s'éloigne, comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que tout cela est d'un seul temps et d'un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n'entendons pas qu'on crie sans fin."

mercredi 21 février 2018

Laurie Anderson et le Kronos Quartet


Un album du Kronos Quartet est toujours un évènement, souvent parce que le quatuor américain de la côte ouest joue des compositeurs méconnus venus de tous les horizons planétaires, ou pour insuffler une franche énergie électrique aux œuvres choisies. Ces critères ne peuvent être caractéristiques de leur collaboration avec la performeuse new-yorkaise Laurie Anderson dont les inventions n'ont jamais trouvé meilleure exposition que dans son film Home of the Brave (1986), si ce n'est le CD-Rom marsien Puppet Motel avec l'artiste Hsin-Chien Huang (1994). Mais le chemin parcouru ensemble révèle une œuvre aboutie où les sympathies s'expriment dans une unité n'excluant pas la diversité. La musique de Landfall (2015) se déroule comme un film en 30 courtes scènes évoquant la tempête Sandy de 2012 qui inonda New York. Laurie Anderson oscille entre rêve et réalité, flottant parmi les pertes qu'elle arrose pour faire germer de nouvelles pousses. Se joignant aux cordes de David Harrington, John Sherba, Hank Dutt et Sunny Yang, elle fait grincer les siennes, filetées ou vocales, intègre des ambiances sonores jouées au clavier Optigan, quelques percussions, et filtre le flot pour qu'une fine poussière s'y dépose.


Aucune surprise si l'on connaît ses marottes, mais une sérénité assumée après la perte de son compagnon, Lou Reed. Fortement épaulée par le quatuor et Jacob Garchik, elle a arrangé les morceaux en une merveilleuse synthèse qui réfléchit toute son œuvre. Sur scène, les notes sont transformées en texte projeté. Le disque n'est pas de ceux que l'on n'écoute qu'une fois. C'est un petit opéra comme elle les aime, lyrique et sensuel, que le quatuor magnifie en l'entourant d'une tendresse sincère avec l'énergie que le caractérise. Excellente cuvée du Kronos donc, offrant à Laurie Anderson les conditions de la maturité.

→ Laurie Anderson & Kronos Quartet, Landfall, cd Nonesuch, 16,99€ (double vinyle 26,90€)

mardi 20 février 2018

Mes 24 documentaires résonnants


Il y a peu j'avais listé les "24 films que j'ai encore envie de projeter à des amis qui ne les connaissent pas ou qui auraient comme moi envie de les revoir." J'avais volontairement omis les documentaires, citant néanmoins Ceux de chez nous de Sacha Guitry, A Movie de Bruce Conner et Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard qui sont essentiellement des montages d'archives, ainsi que l'autofiction Thème Je de Françoise Romand et le court métrage L'île aux fleurs de Jorge Furtado. C'est bien la frontière ténue entre fiction et documentaire qui m'intéresse, que l'on en apprenne autant dans les fictions et que les documentaires soient mis en scène avec les ressources qu'offre le cinématographe. J'ai donc cette fois sélectionné 24 nouveaux films qui me touchent particulièrement. Il ne s'agit pas de pointer les meilleurs, mais ceux qui subjectivement font vibrer quelque chose en moi comme une corde sympathique.

Chelovek s kino-apparatom (L'homme à la caméra), Dziga Vertov, 1929 - ce n'est pas un hasard si avec Un Drame Musical Instantané nous l'avons accompagné en grand orchestre, l'idée étant de reconstituer le Laboratoire de l'ouïe de Vertov, voir le lien !
Tabu (Tabou), F.W. Murnau, 1931 - malédiction !
Les maîtres fous, Jean Rouch, 1955 - après une scène de transe, les plus beaux sourires jamais filmés. Voir le film !
Lourdes et ses miracles, Georges Rouquier, 1955 - cette commande du Diocèse n'a pas effacé l'humour de Rouquier, un miracle !
Nuit et brouillard, Alain Resnais, 1956 - pour les derniers mots de Jean Cayrol...
Come Back, Africa, Lionel Rogosin, 1959 - docu-fiction tourné clandestinement pendant l'apartheid, avec la jeune et sublime Myriam Makeba, voir le lien !
The Savage Eye, Ben Maddow, Sidney Meyers et Joseph Strick, 1959 - d'une invention à couper le souffle, aussi pour la voix off et la musique, voir le lien !
Pasolini l'enragé, Jean-André Fieschi, 1966 - un témoignage inestimable de Jean-André qui fut mon maître et de P.P.P. en français à ses débuts, voir le film !
Tarva Yeghanaknere ou Vremena goda (Les saisons), Artavazd Pelechian, 1972 - voir l'article, poème symphonique en hommage à la nature, voir le film !
Fellini Roma, Frederico Fellini, 1972 - j'ai toujours préféré ses faux documentaires à ses vraies fictions, comme Les clowns et Prova d'orchestra...
Télévision ou Jacques Lacan : La psychanalyse, Benoit Jacquot, 1973 - fascinant, on a l'impression qu'on pourrait devenir intelligent, voir le film !
Genèse d'un repas, Luc Moullet, 1978 - j'aurais pu choisir Anatomie d'un rapport ou Essai d'ouverture, mais celui-ci est une critique fantastique et si drôle de notre civilisation marchande.
Filming Othello, Orson Welles, 1978 - un making of passionnant avant la lettre, voir le film ! J'aurais pu choisir tout aussi bien F For Fake (Vérités et mensonges) dont le titre justifie le tour de passe-passe sur l'illustration de cet article. Il me manque d'ailleurs pas mal de boîtiers à prendre en photo...
Mix-Up ou Méli-Mélo, Françoise Romand, 1985 - j'ai choisi son premier plutôt que Appelez-moi Madame parce que sa complicité avec ses acteurs est encore plus évidente dans sa mise en scène du réel. Voir le lien !
L'abécédaire de Gilles Deleuze, Pierre-André Boutang, 1988 - un souvenir d'Arte des débuts...
Step Across The Border, Nicolas Humbert & Werner Penzel, 1990 - un des plus beaux films sur la musique, il faudra d'ailleurs que je fasse une liste de ce genre qui n'existe pas vraiment, voir le lien !
La Commune, Peter Watkins, 2000 - six heures de reportage sur le vif dans une Commune reconstituée, déjà avec The War Game (La bombe) Watkins avait inventé un modèle infalsifiable, voir le lien !
Eux et moi, Stéphane Breton, 2001 - la caméra devient l'enjeu de cette excursion burlesque chez les Papous...
Decasia, Bill Morrison, 2002 - j'aurais pu choisir n'importe quel autre film de Morrison, celui-ci est un des plus évidents, avec la musique Michael Gordon, voir le lien !
Capturing The Friedmans, Anrdew Jarecki, 2004 - la sérenpidité est un des meilleurs atouts du documentaire ; il est absurde de réclamer un synopsis aux réalisateurs...
La mécanique de l'orange, Eyal Sivan, 2009 - le film le plus explicite sur le story-telling qui sévit en Israël à propos de la Palestine; le tout en chansons.
It Felt Like a Kiss, Adam Curtis, 2009 - Les nombreux films radicalement politiques de ce réalisateur britannique de la BBC multiprimé, mais inconnu du public français, sont à découvrir séance tenante. Contrairement aux autres comme The Century of the Self, The Power of Nightmares, Biitter Lake ou HyperNormalisation, celui-ci ne possède aucun commentaire off, mais si je vous dis qu'à la distribution participent Eldridge Cleaver, Doris Day, Philip K Dick, Rock Hudson, Saddam Hussein, Richard Nixon, Lee Harvey Oswald, Lou Reed, Mobutu Sese Seko, Phil Spector, Tina Turner et le chimpanzé Enos, peut-être aurez-vous envie de voir le film ! J'ai découvert ce documentariste grâce à une erreur. Je cherchais des films de Bill Morrison et je suis tombé sur celui-ci par hasard. Heureux hasard !
The Queen of Versailles, Lauren Greenfield, 2012 - délirant, j'adore, voir le lien !
Le temps de quelques jours, Nicolas Gayraud, 2014 - inattendu, beaucoup de tendresse, voir le lien !

J'en oublie probablement certains qui furent pour moi déterminants. Un autre jour la liste aurait été probablement différente, mais je n'ai pas su quel film choisir de José Berzosa (sa disparition récente poussera peut-être l'INA à exhumer ses films), William Klein (pour le cinéma et la télévision), Chris Marker ( je ne suis pas certain de préférer La jetée), Jean Painlevé (pas seulement pour ses choix musicaux, mais pour ses univers où l'humain n'a de place qu'en observateur), Roberto Rossellini (je me souviens bien de La Prise de pouvoir par Louis XIV, mais il y a toutes ses fictions presque documentaires et ses reconstitutions historiques), Barbet Schroeder (par exemple, comment choisir entre Général Idi Amin Dada : Autoportrait et L'avocat de la terreur ?), Agnès Varda (il y en a tant ; j'aime évidemment bien le plan de fin des Plages d'Agnès où je figure), et puis toute la série des Cinéastes de notre temps initiée par Janine Bazin et André S. Labarthe. J'aurais pu choisir Nanook de Flaherty ou Le sang des bêtes de Franju, Le tempestaire d'Epstein ou un film plus récent comme l'amusant Meet The Patels de Geeta V. Patel & Ravi V. Patel, mais non, c'est une liste qui s'est imposée d'elle-même ce soir-là... Ou bien je triche à rallonger la liste en faisant semblant de n'en livrer que 24 ?

lundi 29 janvier 2018

Autour de la musique gravitent des images, quelle est celle qui vous a le plus marqué(e) ?


Nouveau chapitre de La Question publiée à l'origine dans le n°5 (janvier 2001) du Journal des Allumés du Jazz. Je demandais à CharlÉlie, Violeta Ferrer, Daniel Humair, Michael Mantler, Chris Marker, Gérard Miller, Jacques Oger, Werner Penzel, Jean-Philippe Rykiel, Lara Saba "Autour de la musique gravitent des images, quelle est celle qui vous a le plus marqué(e) ?". Témoignages surprenants pour beaucoup !

Les musiques sont parfois légères. On y danse et on y pense. Les images qu’elles suggèrent sont toujours graves. Emotions résistantes à la guerre ou à la misère, images volées qui n’ont jamais pris corps. Cette fois le souvenir est forcé. Les voyants ont allumés. Tout est en place, mieux, à sa place : un concert de jazz, une danseuse espagnole, un film, la photo d’une femme, la mise en scène de la mémoire, deux amours, le cinéma, une contrebasse, la radio, et une sensation, dans le noir.

CharlÉlie, artiste audio-visuel
Sans réfléchir, je dirai que le free jazz fut la première musique rebelle que j'ai jouée. J'avais commencé le piano de manière assez classique à l'âge de sept ans. Je m'ennuyais à déchiffrer ce qu'il fallait savoir, les règles de l'harmonie me paraissaient trop complexes, et mis à part Satie, Debussy, Ravel, disons les nouveaux harmonistes français du début du siècle, je ne trouvais pas grand chose en connexion avec ma vie. Il y avait le rock bien sûr, mais le rock était plutôt social, et je le trouvais très sommaire à cette époque (je parle des années 70), et puis j'ai découvert Archie Shepp, Coltrane, Bobby Few, l'Art Ensemble et toute cette musique débridée qui s'est mise à faire exploser ma cervelle en me donnant le sentiment que tout devenait possible et que la musique c'était plus que du DEVOIR, mais aussi beaucoup de VOULOIR. À cette époque, j'avais 14, 15 ans, je faisais beaucoup de photos et notamment pour le Festival NJP, de la ville de Nancy où j'habitais à l'époque. Images et musique étaient alors liées par le fait. Je faisais des photos au début des concerts, je fonçais sur ma mobylette pour développer les films et faire quelques tirages et je revenais en toute urgence pour les proposer sur le trottoir aux gens qui sortaient ou à ceux qui revenaient pour la deuxième séance, ce qui arrivait parfois. Je me souviens de quelques uns de ces concerts prodigieux (Steve Lacy, Sun Ra, ...), mais un de ceux qui m'a le plus marqué, justement parce que je n'ai pas pu le quitter pour aller développer mes films, fut un concert extraordinaire de Dollar Brand, (qui a choisi de se faire appeler aujourd'hui Abdullah Ibrahim), pianiste sud-africain qui rendait un hommage merveilleux en piano solo, à Duke Ellington sorti en disque sous le titre Ode to Duke, je crois. Ce n'était pas à proprement parler du free jazz, non, mais il y avait dans cette musique toutes les aspirations que la world music développa des années plus tard.
J'allais dire donc que la première image qui me reste, est justement une image abstraite dans ma tête, une vision intense faite de concentration ultime, de joie exaltée et de fascination. Je regardais sa tête rentrée dans ses épaules, le dos rond et pourtant son attitude pleine de noblesse, sa main gauche qui routinait et sa puissante main droite qui inventait des accords qui me restent encore quand je travaille mes arrangements ou quand je compose.
Aujourd'hui la frontière entre le jazz,le rock et le hip hop est beaucoup moins marquée qu'elle ne l'était à l'époque. Les genres se confondent. Moi qui utilise en plus les mots pour exprimer les émotions qui m'étreignent, je laisse se mêler toutes ces influences sans filtre ni censure, pour défendre ma liberté, une liberté que les jazzmen du free m'avaient apprise, comme ce petit mot, petite dédicace que m'avait faite Bobby Few au dos d'une de mes photos : "Music was, Music is and..."

Violeta Ferrer, comédienne
Le passage de la frontière espagnole avait été un choc. Nous rencontrions l'hostilité, l'abandon ou l'indifférence. Après la guerre qui suivit la "nôtre", je vins à Paris. Un soir j'allais au Théâtre des Champs-Élysées voir danser Carmen Amaya. Cette image m'a secouée et me secoue encore. Je me sentais à nouveau espagnole. Ses pieds marquaient les cœurs de rythmes impensables en ces temps de grisaille stricte, comme pour nous souvenir que la couleur n'était pas morte. Ensuite nous nous sommes liées. J'allais la voir partout où elle passait. Elle était dans l'intensité totale. Elle brûlait en permanence. Elle donnait tout et tout le temps.
Le cinéma le plus tocard peut parfois comporter de bouleversants moments, des instants de vérité pure. Ainsi Taranto où dans un épouvantable mélo, la danse de Carmen transforme l'imitation de la vie en passion intacte.

Daniel Humair, peintre, musicien
Pour moi, l'image de musique la plus importante c'est Ascenseur pour l'échafaud de Louis Malle, qui est un film qui avec le temps se révèle quasiment nul, et qui a toujours été sauvé par la musique. Je crois que, dès le départ, la musique y a joué un rôle prépondérant.

Michael Mantler, compositeur, musicien
Je ne suis pas certain de bien comprendre la question, MAIS s'il s'agit d'images ayant trait à la musique - je ne pense PAS qu'aucune ne s'y rapporte, et personnellement je ne pense pas qu'elles le devraient en regard de la musique pure. Bien entendu de nos jours les images sont utilisées de façon obsédantes dans ce monde de musique PLUS images, ce qui s'exprime aujourd'hui le plus évidemment à travers le développement et l'INSISTANCE des vidéos musicales (qui EMPÈCHENT d'écouter de la musique sans qu'une image y soit associée...). Néanmoins, ayant moi-même intégré de nombreuses images dans une production quasi-multi-media (une sorte d'opéra, intitulé THE SCHOOL OF UNDERSTANDING), je dois plaider coupable en reconnaissant en avoir utilisé bon nombre du photographe Sebastião Salgado. L'une des plus émouvantes (PARMI D'AUTRES), et cela répondra probablement à votre question, est reproduite dans le livret de l'enregistrement CD de cette œuvre (sur ECM).

Chris Marker, réalisateur
"Celle qui vous a le plus marqué ?". Comme vous y allez, heureux enfants insouciants qui ne savez pas encore combien d'images marquantes peut accumuler une mémoire ? C'est vrai que généralement je ne réponds pas à ce genre de questions (comme "les dix films qui ?“, "les dix livres dans une île déserte ?", etc.) - et j'en aurais fait autant si justement une image n'avait pas surgi toute seule à la fin de ma lecture. Je ne suis pas sûr qu'elle entre exactement dans ce que vous aviez en tête, mais comme elle était là, je vous la livre, vous en ferez ce que vous voudrez, inutile de dire que je ne me sentirai nullement offensé si vous concluez que, comme il m'arrive souvent, je suis à côté de la question.
L'année serait facile à retrouver : c'était celle où les Exodus, rejetés par les Anglais des ports palestiniens, refusés par la France, erraient de côte en côte : certains se retrouvaient à leur point de départ, à Hambourg (pour un peu on leur aurait fait faire le reste du chemin en train, jusqu'à Treblinka, ça leur aurait rappelé des choses) -deux en particulier demeuraient en suspens au large de Juan les Pins, où nous voyions leurs feux s'allumer au crépuscule pendant que nous dansions en écoutant la musique de jazz. La guerre était encore assez proche pour que ce genre de collage incongru nous paraisse relever de la folie ordinaire, nous en avions vu d'autres. Dans cette boîte-là jouait Bernard Peiffer, le grand pianiste français qui devait peu de temps après nous quitter pour une carrière aux USA. Sa femme, Monique Dominique, chantait des spirituals, elle était une des rares blanches à pouvoir les interpréter avec le vibrato des grandes chanteuses noires. Et Danny Kane, remarquable joueur d'harmonica, complétait la formation avec un bassiste et un batteur que j'ai oubliés. C'est pendant une pause que j'ai vu Danny Kane aller s'adosser à une colonne, au fond de la petite scène où ils jouaient, là où la vue sur la mer était la plus directe, et doucement, presque inaudiblement dans le bruit des conversations qui venaient de succéder à la musique, tirer de son harmonica qui venait de dialoguer avec Bernard sur You go to my head les quelques notes d'une mélodie, celle de l'Hatikvah. Je suis prêt à jurer sur les Saintes Icônes que j'ai été le seul à faire le lien. Danny Kane était juif. De ce lieu de jeux insouciants, il envoyait un message aux autres, à ceux qui traînaient de côte en côte dans des conditions à peine meilleures que celles qu'ils avaient connues dans les camps. Il jouait pour lui, pour eux, tourné vers la mer, et personne ne l'écoutait, et personne sans doute n'aurait reconnu la mélodie. Aujourd'hui, cinquante et quelques ans plus tard, quand j'éprouve le vertige de ce temps-là et de tout ce qui a suivi, ce temps où l'Hatikvah n'était pas encore l'hymne d'un état qui n'existait pas encore, ce temps où les Six-Jours n'étaient pas le nom d'une guerre mais d'une course cycliste en un temps plus ancien encore, où le nom de Vel d'Hiv n'était pas encore celui d'une rafle, et où le mot rafle n'évoquait encore qu'une opération de police contre des truands, que d'ailleurs on n'appelait pas encore truands, ceux-là étaient des bandits du moyen-âge, c'est après-guerre que le mot reprendrait bizarrement sa place, quand j'éprouve le vertige de ce long enchaînement de chances et de gâchis, de promesses non tenues et de haines décidément insurmontables, je pense qu'il faudrait des livres et des livres pour en faire le compte, sans d'ailleurs convaincre personne, ou bien simplement réentendre au fond de la mémoire, imperceptibles et indestructibles, ces quelques notes fragiles qu'un joueur d'harmonica égrenait un soir d'après-guerre dans le crépuscule de Juan-les-Pins.

Gérard Miller, psychanalyste
Un air de musique et une image (Paris vu du ciel) se promènent dans ma mémoire, associés tous deux à une certaine perplexité. En effet, quand j'étais enfant, et à la différence de ma mère, mon père ne chantait jamais. Il semblait même ne connaître aucune chanson. Seule exception à la règle, il fredonnait parfois ces quelques mots d'une rengaine antédiluvienne : " J'ai deux amours, mon pays et Paris. "
Intrigué, comme on l'imagine aisément, par l'unique phrase de son répertoire, je me la répétais souvent, me demandant ce qui avait bien pu hameçonner ainsi mon géniteur dans cette mélopée. Et Paris, dont j'avais découpé dans je ne sais quel journal une photo aérienne, m'apparaissait comme la plus énigmatique des capitales du monde, car j'entendais non pas "mon pays et Paris", mais "mon pays est Paris".
Si Paris était le premier des deux amours avoués par la chanson, quel était donc le second ? Je ne l'ai jamais su.

Jacques Oger, producteur phonographique
(qui répond à cette question au moment même où sort le film La mécanique des femmes dont la musique est de Jean-François Pauvros). Chacun a ses associations d'images, plus ou moins scabreuses.
À quoi bon s'étendre sur sa propre subjectivité. En revanche, je trouve que les images gravitent de manière trop conventionnelle autour des musiques. Ainsi le cinéma, surtout ces trente dernières années, n'a que très rarement utilisé des musiques qui lui étaient contemporaines. Il se contente de la banale illustration sonore (dans ces cas-là, on cite toujours les poncifs du genre, tels que les couples Hitchcock/Hermann, Fellini/Rota, mais on pourrait parler aussi d'Ellington, utilisé dans certains films, y compris quelques polars français, ainsi Moonlight Fiesta chez Alain Corneau). On reste toujours dans la perspective du divertissement. Il me semble qu'il y a très peu de cinéastes qui ont pensé à des ambiances sonores extrêmes, comme celle d'Alan Splet que l'on entend par exemple dans le film Eraserhead de David Lynch, ou même Howard Shore qui a fait appel à Ornette Coleman pour la musique du film Naked Lunch. Je trouve symptomatique que Godard n'ait jamais employé des musiques un peu plus créatives de son époque. Pourquoi n'a-t-on jamais utilisé la musique de Derek Bailey ? Je ne suis pas trop attiré non plus par l'illustration a posteriori (par exemple Bill Frisell qui s'ingénie à commenter Buster Keaton). En fait, je suis intéressé par autre chose : une globalité images/musique et dans ce cas-là, j'adore la Cellule d'Intervention Metamkine qui fait des choses inédites, uniques et vraiment secouantes.

Werner Penzel, réalisateur
Ce n'est pas si facile de répondre à cette question tant la multitude d'images en musique et de musique en images est écrasante, comme un viol des images par la musique et de la musique par les images - mais c'est aussi difficile de se concentrer sur l'un des nombreux et superbes mariages entre ces deux médias qui existent à un moment et disparaissent l'instant d'après en nous laissant pourtant une très vive émotion au fond du cœur, même si nous en oublions les circonstances, simplement parce que nous avons "entendu" l'image et "vu" la musique comme si elles ne faisaient qu'une...
Il y a une image issue d'un documentaire en noir et blanc sur Charles Mingus, et après que nous l'ayons vu faire ci et ça comme jouer du piano avec sa petite-fille de quatre ou cinq ans il y a l'image d'une rue de New- York avec un camion et une voiture de police, et des gens chargent le piano de Mingus sur le camion avec ses cartons et les affaires de son loft, et je ne me souviens pas pourquoi il a été viré de chez lui mais je le vois debout dans la rue derrière la porte ouverte du camion avec les policiers qui tentent de le convaincre de s'asseoir sur le siège arrière de leur voiture garée derrière le camion, et Mingus se moque de tout cela mais toujours très gentiment, et là un des types sort de l'immeuble avec la basse de Mingus dans les bras et la jette dans le camion comme si c'était une vieux machin, et ce jour d'hiver, l'instrument a l'air d'être désemparé, dépouillé et hurlant sans aucun bruit - il n'y a que l'ambiance de la rue mais je peux jurer que j'entends Mingus jouer de sa basse tandis que je vois le camion quitter la scène...

Jean-Philippe Rykiel, compositeur-arrangeur
Notre rapport à la musique a changé. Elle ne provoque plus en nous d'effet physique. Il y a trop d'informations sonores, de bruit ambiant, il n'y a plus de silence, notre oreille est devenue blasée. Toute la panoplie d'émotions qu'on pouvait lire dans les chroniques musicales d'antan a disparu. Enfant, on est dans un état plus réceptif qui disparaît ensuite progressivement. Lorsque j'étais petit, il y avait une musique qui me faisait peur. C'était la Rhapsodie Hongroise de Liszt. Mes parents m'ont raconté que je l'appelais la vilaine musique, cela faisait certainement plus référence à la peur qu'elle engendrait qu'à la musique elle-même. Je peux l'écouter aujourd'hui avec grand plaisir. Ce n'est pas directement une image, plutôt une sensation.

Lara Saba, réalisatrice
Une petite radio, une seule fréquence, juste le temps que les geôliers la découvrent. Un chant angélique, les mots d'un poète qu'ils aiment. La voix de Majida El-Roumi les transporte. Ce sont des prisonniers politiques, ils rêvent, ils pleurent. Une prison en plein désert, du sable et du sel. Interdictions, privations, humiliations. C'est un poète communiste. Deux, cinq, quatorze ans. A peine quelques visites. Pas de quoi écrire. Entre deux séances de torture, dans les élucubrations de la douleur, la cellule, utérus de la mère, ultime désir. La poésie naît d'elle- même, comme une jouissance qu'on a retenue depuis des années, pour en souiller une feuille blanche, amante brûlée par le feu du désir, enfin. De plus loin encore, une atroce symphonie de la douleur, j'avais onze ans, mon cousin kidnappé depuis cinq ans, torturé, rendu mourant, on l'a installé dans ma chambre, je dormais dans une autre, toujours dormi dans une autre depuis. Pendant deux semaines, dans ses cris d'agonisant, tous les maux de la torture resurgis. La chaise allemande, les jets d'eau froide, la chaise électrique... On devinait au timbre et au tempo. Musique de la souffrance, mais aussi de la résistance. De l'amour aussi. Les larmes silencieuses de l'amante chaste, par la force des choses, avaient, elles aussi, une musicalité transcendant la souffrance et la déchéance de ce monde qui en était indigne. Beaucoup plus tard, j'avais presque vingt ans, cet amour m'a submergé. Chez moi, les canons venaient juste de se taire. Un garçon de mon âge, il disait être né depuis longtemps. Around Midnight. Encore et encore. Around Midnight. Et puis à l'aube, les oiseaux.

jeudi 11 janvier 2018

Archie Shepp, ténor du barreau


Entretien fleuve d'Archie Shepp que nous avons réalisé fin 2005 avec Jean Rochard pour le Cours du Temps du n°13 du Journal des Allumés du Jazz. Le Blog des Allumés ayant disparu de la Toile, il m'a semblé indispensable de le republier.

En créant récemment le label Archieball, le saxophoniste a suivi ses propres préceptes : que les musiciens afro-américains prennent eux-mêmes en charge la production de leurs oeuvres ! Archie Shepp a également plusieurs fois émis le souhait que les jeunes milliardaires noirs, enrichis par la mode ou le sport, réinvestissent leurs bénéfices en soutenant leur culture, exhumant leurs racines et arrosant les jeunes pousses. Ils donneraient ainsi les moyens nécessaires à ceux qui la défendent, tel ce ténor au son chaud et lyrique qui voulait devenir avocat des droits civiques, s’engagea dans son art, choisit d’enseigner la musique du peuple noir à l’université et continue de chanter le blues...

Propos recueillis par Jean-Jacques Birgé et Jean Rochard.
Transcription JJB.

Vous êtes né en Floride…

Fort Lauderdale, le 24 mai 1937. J’ai déménagé à Philadelphie à 7 ans où j’ai vécu avec mes parents jusqu’à ce que j’aille à l’université lorsque j’ai eu 18 ans. Après quatre ans, je me suis marié et j’ai vécu à New York pendant treize ans. J’habite dans le Massachusetts où j’ai enseigné à l’Université pendant trente et un ans et dont j’ai pris ma retraite il y a trois ans.

Avez-vous commencé la musique à Philadelphie ?

J’étais fasciné par la musique lorsque mon père jouait du banjo. Il m’apprit les accords de ce qui fut mon premier instrument, mais personne n’en jouait plus. Je faisais des charlestons, James P. Johnson, ce n’était pas facile, son banjo n’avait que quatre cordes comme dans les orchestres de Fletcher Henderson, pas comme celui à cinq cordes qu’ils utilisent en country. On devait faire avec quatre cordes les mêmes accords qu’on fait avec six sur la guitare. Je m’en sortais plutôt bien pour un gamin, mais j’ai préféré le sax. À 10 ans, j’ai pris des cours de piano lorsque nous avons déménagé vers le nord du pays. À 12, j’ai commencé des cours de clarinette au collège et avec un professeur privé.

C’était de la musique classique ?

J’ai travaillé la technique, la méthode de lecture, qui sont occidentales, mais très peu de théorie, c’est un de mes regrets. Heureusement, avoir fait du piano m’a donné quelques bases pratiques qui m’ont permis de faire des arrangements. Je vois les accords, les notes qui bougent. À l’âge de 15 ans, je suis passé au saxophone.

En découvrant le jazz ?

Mon père ne jouait que ça, si vous voulez appeler ça du jazz !

Comment l’appelait-il ?

C’était juste de la musique. Ses goûts étaient très éclectiques à l’intérieur de la sphère afro-américaine, d’Artie Shaw à Sonny Boy Williamson, Duke était un de ses préférés, Count Basie, Oscar Pettiford avec son groupe, The Cats and The Fiddle… Mon père adorait les cordes, mandolines, banjos, il pouvait presque tout jouer d’oreille. Il m’a transmis the sound of music, j’en étais entouré, dans les églises…

Vous alliez à l’église ?

Ma grand-mère, Mama Rose, m’y emmenait trois fois par semaine lorsque j’habitais le Sud, les Baptistes sont très actifs. Ça m’a même aidé, la prière ne me met pas mal à l’aise, je m’en sers quand j’en ai besoin. Cela fait partie de ma culture, ça m’a formé ainsi que ma musique. C’est utile d’avoir d’autres vecteurs d’inspiration.

Quelles études avez-vous suivies ?

Très conscient des questions sociales concernant les Afro-américains, je voulais devenir avocat, spécialisé dans les droits civiques. À force d’écouter mon père discuter politique tous les samedis après-midi, j’ai même écrit un devoir sur le problème racial aux États-Unis alors que je n’avais que 10 ans ! Lorsque mon père, qui travaillait en plein air, était sans emploi, et qu’il pleuvait ou neigeait, ma mère, coiffeuse et esthéticienne, rapportait les sous à la maison. Lui pensait que pour un noir la musique ne pouvait être qu’un hobby. Il n’y avait pas beaucoup de musiciens professionnels dans le voisinage. Le seul que je connaissais, tout le monde disait qu’il était fou. C’était faux ! J’ai découvert plus tard que c’était un bon compositeur et arrangeur. Mon quartier était très pauvre, on l’appelait Brik Yard, c’est toujours son nom. Pas The Brikyard, juste Brikyard ! C’était le lieu d’une ancienne usine de briques. Les noirs sont arrivés lorsque les Irlandais et les Italiens sont partis.

Il y avait beaucoup de musiciens à Philadelphie. Avez-vous rencontré des gars comme Lee Morgan ?

Oui, Philly était une grande ville, c’était facile de les rencontrer. Un des amis de mon père, Billy Myers, celui avec qui il discutait politique, louait un appartement dans le même immeuble. Mon père écoutait du blues, des ballades, des chansons, mais il n’aimait pas Bud Powell ni Charlie Parker. Il y avait une barrière générationnelle à l’intérieur de la communauté noire. Or Billy Myers, qui n’avait pas connu le racisme et la violence du Sud, était un peu plus jeune que mon père, il connaissait tout le monde, de Sonny Stitt à Bird… Un jour, il m’apporta un disque de Lester Young et Roy Haynes, Up ‘n Adam, et me parla d’un concert de Charlie Parker, c’était un an avant la mort de Bird. À la radio, ils ne passaient pas de noirs, jusque-là je ne connaissais que le style de Stan Getz ! Alors il m’emmena downtown à Philadelphie dans une salle qui s’appelait alors The Met et qui servait souvent aux cérémonies. C’est ensuite devenu une église, et maintenant un parking. À l’époque c’était central pour la communauté, mais ce jour-là, au lieu des deux mille personnes que la salle pouvait contenir, il y avait cinquante spectateurs à attendre Charlie Parker, dont plus de la moitié était des blancs. J’avais invité mon copain Reggie Workman qui habitait à côté de chez moi et avec qui j’ai grandi dans notre quartier très pauvre, à l’écart. Coltrane habitait au nord de Philly, Benny Golson, Jimmy Heath étaient dans le sud où ça se passait vraiment. On ne pouvait écouter de la musique que dans les night-clubs qui étaient à une heure de chez moi et il fallait avoir 21 ans. À 16 ou 17 ans, j’ai pu emprunter la carte de mon cousin et participer aux jam-sessions ! Les clubs étaient dans le quartier tenu par les gangs, les rues étaient dangereuses. Mais comme il y a heureusement une tradition de respect pour la musique dans la communauté afro-américaine, lorsque je portais mon sax je pouvais me sortir de situations délicates : le grand type disait « My man plays the saxophone ! » (mon pote joue du saxophone !) et je traversais sans encombre. Un présentateur de radio, Tom Roberts, organisa des séances pour les jeunes, il invitait les musiciens de passage à ses ateliers, Ben Webster, Art Blakey, le vendredi après-midi, juste après la classe. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Lee Morgan. À 16 ans, il jouait avec Coltrane, Johnny Coles, et super bien ! Il tenait le pupitre de première trompette dans l’orchestre scolaire de Philadelphie. J’ai demandé à Lee de m’apprendre des trucs, et grâce à lui j’ai rencontré Bobby Timmons, Henry Grimes, Odeon Pope, et le jeune McCoy Tyner qui n’avait que 15 ans et avec qui j’ai joué alors qu’il commençait le piano… Donc ce jour-là au Met, j’ai compris que Charlie Parker ne jouait pas une musique populaire. Les places étaient chères pour des jeunes. Incidemment, j’appris que l’organisateur du concert était le type de ma rue que tout le monde disait fou. Herb Gordie avait écrit trente-neuf pièces pour orchestre dans un style proche de Stan Kenton, et il amenait Parker à Philadelphie ! Ce jour-là, j’ai vu Oscar Pettiford, Red Rodney, Ray et Tommy Bryant, Fats Ride qui jouait dans le style d’Art Tatum, Butch Balard, toute la crème de Philadelphie. On a attendu Parker deux heures, sans bouger. Je suis sorti marcher un peu. Devant moi il y avait un grand type avec un costume élimé, aux talons usés, avec la première coiffure afro que j’ai jamais vue, car ses cheveux qui n’étaient pas coupés recouvraient ses oreilles. Il était très à l’aise, avec une blonde à son bras. Personne n’aurait osé se promener avec une blanche à Philadelphie, alors j’ai pensé que ça devait être Charlie Parker ! Je n’avais jamais vu quelqu’un comme lui. Par son attitude, il défiait le racisme comme tous les autres préjugés de savoir vivre qu’on m’avait enseignés. Je suis retourné m’asseoir, et dix minutes plus tard il a fait son entrée, il a attrapé son sax et a joué plus de musique que je n’ai jamais entendue. Il a commencé avec Ornithology, après je ne sais plus. Donald Garrett disait qu’on ne se rappelait jamais ce qu’il avait joué, on se souvenait seulement du son, énorme, quasi stéréophonique, partout dans la salle. Contrairement à Coltrane, Bird était comme une statue, même ses doigts ne bougeaient pas.

À l’époque vous jouiez de l’alto ?

Non, ma grand-mère Mama Rose m’avait offert un ténor Martin. Je suis allé prendre un cours avec Jimmy Heath, et il a joué tout le temps au lieu de m’apprendre, parce qu’il n’avait pas d’instrument à lui ! Ça m’a marqué. J’étais allé entendre Stan Getz et Jimmy Raney qui avaient un tube, Moonlight on Vermont. Étaient présents plusieurs centaines de noirs, je parle de la couleur parce que, quelques étages plus haut dans le même immeuble, le quartet de Jimmy Heath jouait génialement How High The Moon. C’est ce qui m’a décidé à prendre des cours avec lui. J’aimais l’écouter se chauffer, c’est rare d’entendre un musicien se chauffer, j’ai entendu Dexter, Trane et Jimmy, c’était très différent, très surprenant. Lorsque Jimmy eut fini, mon sax était passé du jaune à un orange éclatant ! J’ai beaucoup appris en regardant. La fois suivante, il n’était pas là, il avait été arrêté pour avoir fumé un joint à l’arrière d’une voiture, il est ressorti six ou sept ans plus tard. Philadelphie était très raciste à cette époque-là. Art Blakey avait été tabassé au New Jersey Town Pike, Sonny Stitt, Billie Holiday avaient fait de la prison en Pennsylvanie… Il n’y a que New York et San Francisco qui ne soient pas comme le reste des États-Unis. Les différences y sont mieux acceptées.

Lee Morgan ou Jimmy Heath étaient-ils concernés politiquement ?

Absolument. Déjà après la Guerre Civile, on trouvait les premiers hommes libres en Pennsylvanie. Les blancs qui venaient du Sud, de Géorgie, de Floride, étaient très réactionnaires. Comme à Chicago, ceux venus du Tennessee, du Kentucky, d’Alabama, du Mississipi. C’était particulièrement flagrant dans les classes laborieuses attirées par l’industrie à la fin de la Première Guerre Mondiale, et après la Seconde. Chicago et Philadelphie n’étaient pas des villes universitaires comme Los Angeles ou San Francisco. Il y avait des groupes très violents.

Philadelphie a par ailleurs vu naître un nombre incroyable de musiciens…

Comme Detroit ou Chicago. L’industrie et la technologie marchent main dans la main avec l’évolution d’une esthétique noire. En Afrique, un homme joue d’un seul tambour, en Amérique il en joue de cinq ! On ne fait que suivre le modèle Ford…

Quand la musique est-elle devenue pour vous une affaire sérieuse ?

Le samedi après-midi, à la sortie de ses répétitions classiques, comme Lee Morgan se plongeait dans la littérature jazz, jouant du Parker et d’autres trucs, il avait besoin d’un pianiste. Je l’accompagnais pendant qu’il travaillait. J’ai ainsi appris à compter et à jouer devant des gens. Morgan fut un de mes mentors les plus importants.

Coltrane était-il déjà par là ?

Non. J’ai découvert Trane pendant ma dernière année à l’université, il n’était pas si connu que cela. J’avais tenté de jouer au-delà de ce que permettait de faire la technique classique du sax, upstairs comme je disais, et un pote batteur m’a dit que John Coltrane jouait comme ça. Son nom a retenti comme par magie, il fallait que je le trouve, mais je ne l’ai rencontré qu’à New York, lorsque je suis entré à l’Université. J’allais au Five Spot écouter Trane et Monk. Une nuit, après la fin de la session, j’ai demandé à John si je pouvais venir chez lui pour qu’il me montre des plans. Il devait être 5 heures du matin, tout le monde rangeait. Je suis rentré de downtown à 6 heures parce que j’habitais Harlem, et j’étais chez lui à 10 heures ! Sa femme, Naima, Anita de son nom de baptême, m’a dit d’attendre parce qu’il dormait. J’ai attendu jusqu’à 13 heures qu’il se réveille, en face de son instrument qui était allongé sur le divan. Il sortait d’une période très dure, de drogue et d’alcool, tentant de se reconstruire physiquement, plutôt avec succès. Il n’avait plus que ses incisives, mais il soufflait, il soufflait, même si c’était douloureux. Il a commencé à jouer Giant Steps comme on prend le petit-déjeuner, avec des traits très rapides. Lorsqu’il eut fini, il m’a tendu le sax en me demandant si je pouvais le faire. Il m’a posé quantité de questions, il n’était pas condescendant. J’ai joué quelque chose à l’alto. C. Sharpe m’avait montré pas mal de trucs. C’est plus difficile de concevoir les accords au sax qu’au piano, on ne les voit pas. Depuis Buddy Bolden, Louis Armstrong, Jelly Roll Morton, King Oliver, la Nouvelle Orleans, les Afro-américains ont eu une manière bien à eux de négocier cette histoire d’accords. Beaucoup de musique était aussi créée dans le Nord-Est et dans le Midwest avec l’orchestre de Fletcher Henderson, Claude Hopkins à New York, sans oublier Eubie Blake, Lucky Thompson, James P (Johnson), Willy (Smith) The Lion, Fats (Waller), « la crème de la crème » au piano… Ce sont les gars qui ont commencé à réaliser des arrangements pour les grands orchestres dans les années 20. Quand Pops (Louis Armstrong) a été engagé en 24, c’est comme s’il venait passer son doctorat, parce que l’orchestre de Fletcher Henderson était alors le meilleur, le plus sophistiqué, bien plus que celui de Duke Ellington, il vendait ses arrangements aux autres. C’est un mythe que le jazz est né à la Nouvelle Orleans. Les grands solistes en venaient, King Oliver, Sidney Bechet, mais les plus grands pianistes étaient de New York, ou Pittsburgh comme Earl Hines qui innovait en jouant le blues.

Avez-vous émigré de Philadelphie à New York pour des raisons musicales ?

D’une certaine façon. Mais en réalité je suis parti à l’Université qui était dans le Vermont. J’en ai profité pour ne pas retourner à Philadelphie, allant vivre dans la maison de ma tante à New York, en 1957. Pour tous les musiciens comme moi c’était La Mecque, il y avait des jam-sessions toutes les nuits, je jouais au Count Basie le lundi, au Small le mercredi, au Blue Clarinet à Brooklyn le jeudi… J’étais jeune marié, mon premier fils était né, j’étais mal à l’aise parce que je ne savais pas quand j’allais rentrer. J’espérais que ma femme serait encore là, c’était une fille bien, elle est restée trente-cinq ans avec moi.

En 1957, il y avait le Five Spot…

Monk était avec Trane. Monk se mettait à danser, Trane jouait solo. Ce n’est pas Clint Eastwood qui a fait connaître Monk. Il était certainement très ésotérique, peu de gens pouvaient le jouer alors, trop difficile. On n’appelait pas ça du hard-bop, toute cette terminologie ne reflète pas la complexité du processus. Johnny Griffin, Horace Silver, Sonny Rollins se référaient au hard-bop, mais je n’ai jamais entretenu ces stéréotypes. À la même époque, Charlie Mingus faisait ses trucs. Ce qui était passionnant, c’était l’absolue diversité de systèmes originaux produits par des hommes et des femmes tout aussi originaux, comparés aux musiciens classiques. L’orchestre de Count Basie ou celui de Duke dans les années 40 avec Webster et Hodges, chacun avait son style, c’est la beauté de la chose. Trane jouant deux notes à la fois, est-ce du hard-bop ? Il ne s’arrêtait jamais de jouer, ça c’était nouveau. À la pause, il continuait dans la cuisine du Five Spot, un solo de vingt minutes, et rejoignait le groupe sur scène. L’intensité de Trane et Monk était la chrysalide de quelque chose qui n’avait jamais existé... Même s’il avait des différents personnels, Miles respectait énormément la musique de Trane.

Vous avez commencé à jouer avec ces gens-là…

J’ai commencé à rentrer dans la musique de Trane, ses solos… Mais je n’ai jamais vraiment réussi à sonner comme lui. D’autres comme Wayne Shorter y arrivaient bien mieux. Je venais de commencer à enregistrer aux Bell Sound Studios que possédait Art Christ, un copain de Roswell Rudd qui lui avait refilé le studio gratuitement, le soir tard après les séances professionnelles. On pouvait revendre les bandes, ce que je n’ai pas manqué de faire. Steve Lacy venait, Don Friedman au piano… Un soir que j’enregistrais Peace avec Bill Dixon, avec qui j’avais monté un groupe après avoir quitté celui de Cecil Taylor, j’ai commencé mon solo avec plein de notes en imitation de Trane. À la réécoute, ça ne me plaisait pas beaucoup, alors à la prise suivante j’ai joué de la manière dont je faisais normalement mes exercices, plutôt comme Ben Webster et les types que mon père écoutait. Mon son, bien ouvert, était bien meilleur qu’en imitant John. J’avais trouvé ma voix. Certains musiciens ne la trouvent jamais.

C’était après avoir joué avec Cecil Taylor ?

Au même moment. Le premier enregistrement avec Cecil, The World of Cecil Taylor, est plus dans le style de Coltrane, ça m’arrive encore de l’utiliser. Mais j’avais besoin de savoir qui j’étais et je commençais à avoir mon propre son.

C’était facile d’avoir des engagements ?

Pas plus hier qu’aujourd’hui ! Un soir au Half Note sur Spring Street, j’avais demandé à John de m’aider à décrocher une audition pour Bob Thiele que j’essayais de joindre sans succès depuis des mois ; il me répondit que beaucoup de gens se servaient de lui parce qu’ils pensaient qu’il était facile, c’est vrai qu’ils en profitaient parce que John était un type formidable. Comme je lui réassurai mon amour pour sa musique, qui n’a d’ailleurs pas bougé, il dit qu’il allait voir ce qu’il pourrait faire. Il répondait toujours ainsi. Le lendemain, j’appelai Thiele qui était absent, mais sa secrétaire dit qu’il attendrait mon coup de fil à 15 heures ! Bob essaya d’abord de me décourager : « je vous connais avec votre style avant-garde, sachez tout de suite que tout ce que vous ferez devra être des reprises de John Coltrane, pas votre musique. » Il pensait que ça me ferait fuir, mais je connaissais la combine, j’avais pensé à cinq morceaux de Coltrane que je voulais jouer, j’avais même parlé à Trane de mes arrangements. Bob n’était pas très chaud pour cette musique dite d’avant-garde, c’était son premier contact avant qu’il n’enregistre Albert Ayler et les autres.

Être sur Impulse représentait quelque chose d’important ?

Pour moi certainement. Ils me firent une avance plus importante que tout ce que j’avais eu et même encore depuis, ils me garantirent deux disques par an, ça faisait 15 000 $ par an plus les arrangeurs, les salaires, tout ce que je payais moi-même jusque-là… Après le second morceau, Bob commença à se dérider. Au troisième, il était tout excité. Il appela John pour lui dire que c’était formidable, qu’il devait venir écouter ça. Il devait être 11 heures du soir, John a conduit depuis chez lui, de Long Island au New Jersey où était le studio, la photo de la pochette a été prise lorsqu’il est arrivé. Lorsque nous sommes arrivés au dernier morceau, Rufus (Swung, His Back At Last To The Wind, Then His Neck Snapped), le seul que j’avais écrit, différent de tous les autres signés par John, Bob ne l’a pas aimé et il ne voulait pas le mettre sur le disque, mais John l’a défendu et c’est grâce à lui qu’il a été édité. Je lui suis éternellement dévoué, à lui, à ses idées et à sa musique. Il a été le Stravinsky de ma musique et de ma génération.

Vous avez ensuite été associé à sa musique avec des œuvres essentielles comme Ascension

Je n’étais pas si proche de lui, contrairement à des gars comme Wayne Shorter qui lui rendait visite tous les jours. J’étais marié, j’avais des enfants et j’habitais loin de chez lui. Mes occasions de discuter avec lui étaient rares et très particulières. Lorsqu’il m’a appelé pour Ascension, je ne sais pas d’où ça sortait, nous ne nous étions pas vus depuis quelque temps, j’ai été surpris et flatté. Marion Brown était avec moi, John m’a dit de l’amener aussi ! Il était éclectique, cherchant partout de nouvelles idées, découvrant des choses chez Albert Ayler dont Ayler même était inconscient. Il savait entendre le meilleur de chacun, en toute humilité. Il apprenait.

Comment vous êtes-vous retrouvé dans A Love Supreme qui est une musique très spirituelle ?

J’ai été surpris qu’il m’appelle. J’ai toujours été quelqu’un de spirituel même si la spiritualité n’a jamais été mon truc. Celle de John Coltrane, et Pharoah Sanders à sa suite, était particulière. Mon contact avec l’univers n’a jamais été différent de ce que ma religion m’avait enseigné. Je suis resté un Chrétien, Bedrock baptiste, ce que John n’a jamais cessé d’être non plus. Contrairement à nombreux de mes contemporains, je n’ai jamais rejoint le mouvement islamique même si j’y ai pensé sérieusement. L’islam aux États-Unis était un mouvement très politique qui touchait l’histoire du peuple afro-américain, sa négritude. Le Coran a produit des gens comme Malcolm X, ou Farakhan qui en était le disciple. Mon spiritualisme est plus connecté au quotidien, je n’en fais pas tout un plat.

Vous étiez marxiste…

Je ne voyais pas de contradiction. Le christianisme enrichissait ma spiritualité, mais il ne la dirigeait pas. La plupart des musiciens ne sont pas très branchés politiquement, et ce n’est pas une très bonne idée de discuter de Karl Marx aux États-Unis !

Quand avez-vous écrit The Communist ?

J’y ai travaillé quelques années depuis ma sortie de l’université jusqu’en 1969. J’ai reçu une subvention de l’Institut Rockfeller pour écrire la pièce, ils m’ont demandé d’en changer le titre.

Pour la pièce de Jack Gelber, The Connection, vous ne jouiez que la musique avec Cecil Taylor ?

Absolument. Je voulais initialement devenir avocat des droits civiques pour m’engager politiquement, mais pendant ma seconde année, j’ai rencontré le dramaturge Rosenberg qui enseignait le théâtre à mon Université et m’a poussé à écrire. Il n’était pas alors question de devenir musicien ! Mes origines sociales étaient sensées me pousser vers une profession plus pratique comme devenir médecin, où l’on gagne sa vie. J’ai pressenti qu’il y avait une autre voie pour moi. L’année suivante, au lieu du droit, j’ai choisi le théâtre, faisant l’acteur, écrivant… J’ai écrit des nouvelles. À la fin de mes études, je travaillais à ma seconde pièce. Mes poèmes étaient plutôt des paroles de chansons, j’en ai écrit aussi à l’époque où je vivais dans le Massachusetts.

Quand êtes-vous arrivé en Europe ?

1967, pour le Newport Jazz Festival in Europe de George Wein. Cette tournée a établi ma renommée en Europe. Il y avait tout le monde : Monk, Miles, Max, Roy Haynes, Stan Getz, Coleman Hawkins… J’ai fait des télévisions partout où j’allais, je n’ai jamais bénéficié d’une telle promotion depuis ! George Wein ne m’avait pas choisi, je n’ai jamais été parmi ses favoris, c’est Impulse qui a insisté. Lorsqu’on a une grosse compagnie derrière soi, elle pousse les disques, mettant de l’argent dans les festivals, les tournées…

Vous aviez déjà enregistré Mama Too Tight considéré par certains comme un jalon important du jazz moderne…

1965. C’était de bonnes compositions, inspirées par les événements sociaux et politiques du moment. Mama Too Tight était une figure mythique symbolisant à la fois mes racines, une joie de vivre, une certaine brutalité… C’était la cousine du batteur Bobby Durham, elle était une légende par son amour de la musique tout en étant une personne physiquement très combative ! Je ne l’ai jamais rencontrée, Lee Morgan m’avait parlé d’elle lorsque j’étais jeune.

Peu de musiciens puisaient dans le rhythm'n blues à cette époque…

J’étais influencé par Lee Morgan et son Sidewinder. Je voulais composer mon propre blues. Pendant les répétitions, le tubiste Howard Johnson me fit remarquer qu’il était en treize mesures ! J’ai conservé la treizième mesure sans l’avoir imaginée au départ, ce n’était pas simple. Je ne connaissais qu’un seul exemple chez Duke Ellington. Cet iconoclasme faisait partie de la nouveauté, ouvrir des portes, briser les vieilles énergies pour en créer de nouvelles.

Comment cela passait-il avec Bob Thiele pendant les séances ?

Bob était alors un véritable soutien à tout ce que je voulais entreprendre. Après Four for Trane, nous étions devenus très amis. Je pouvais choisir mes musiciens, il m’appelait pour des trucs en dehors de mon contrat, pour écrire de la musique qu’il souhaitait publier… C’est lui qui a composé la chanson qu’Armstrong chantait, It’s a Wonderful World. Il avait le sens des affaires en même temps qu’une esthétique bien aiguisée, très sensible. C’est comme dans la Bible, il ne suffit pas d’avoir du talent, il faut savoir l’exploiter. Il était parfaitement conscient de ce qu’il faisait, il a produit ces pochettes très élaborées à deux volets, il mettait son nom de producteur en bas, il a donné un nouveau style à A & R…

Certains musiciens vous ont-ils particulièrement soutenu ?

Pas vraiment d’un point de vue musical… Bill Dixon m’a donné des conseils pour ma carrière ! C’est lui qui a créé le Jazz Composer’s Orchestra dont il avait l’idée depuis le début des années 60. Il voulait coordonner la Révolution d’Octobre du Jazz qui a anticipé le Jazz Composers Orchestra. Il a appelé Carla Bley, Mike Mantler, Sun Ra, Albert Ayler, moi-même… Carla Bley et Mike ont poursuivi avec le JCO. Dixon était bourré d’idées. Nous sommes allés ensemble voir Savoy Records avec les bandes enregistrées aux Bell Sound Studios, il leur donnait des idées de production. Bill ne jouait pas tant, il faisait le copiste pour George Russell, il a un coup de patte extraordinaire, c’est presque de la calligraphie, il peignait aussi, travaillait aux Nations Unies, enseignait…

Comment avait tourné votre relation avec Coltrane au temps de Mama Too Tight ?

Trane s’intéressait à tout ce qui se faisait, aux harmoniques aigues d’Albert Ayler par exemple. Il s’est inspiré de cette musique quasi métaphysique pour Expressions et ses magnifiques derniers disques, il obéissait à une discipline technique. J’étais alors passionné d’arrangements, ayant toujours adoré le son des grands orchestres, le Duke Ellington des débuts, très expérimental, Black Beauty, Pretty and The Wolf qui est un dialogue parlé en musique…

Vous avez même une fois joué à ses côtés…

Salle Pleyel à l’époque où je sous-louais un appartement avec Don Byas et Cal Massey. Don et Cal partageaient la chambre du fond tandis que je dormais sur le divan du salon. Duke était de passage et j’espérais rejoindre l’orchestre. J’avais apporté mon instrument, mais j’avais seulement assisté à la répétition. Cal et moi avions accompagné Don que Duke avait invité. Il y avait cinq ténors, Paul Gonsalves, Harold Ashby, Ben Webster, Hank Mobley… Après son solo, Don revint en coulisses très désappointé. C’était un gars qui travaillait beaucoup alors que je restais plutôt au lit avec une fille… Il me dit qu’il n’arrivait pas à jouer du sax de Paul, qui en possédait toujours plusieurs. Paul bricolait ses instruments. Le bec sur lequel je joue depuis 1963 était à Paul, je l’ai acheté d’occasion au Danemark, c’est au moment où j’ai échangé mon bec en ébonite contre un en métal. On buvait tous pas mal, mais Don tenait bien l’alcool, moi aussi d’ailleurs. J’ai dit à Don de me passer le sax de Paul pour que j’en joue. J’ai cru reconnaître un signe de Duke qui m’invitait à les rejoindre sur C Jam Blues. J’ai alors compris ce que voulait dire Don : le bocal de Paul n’était pas fixé, il tournait sur lui-même, pas moyen de le stabiliser, je tournais ma tête dans tous les sens en paniquant, je ne savais même plus dans quelle clef j’étais, depuis le piano Duke me soufflait « C… C » (do). C’était C Jam Blues, évidemment que c’était en do ! À la fin de mon solo, je termine sur une harmonique, je croyais être en sol, comme je jouais un la avec la transposition du sax… Plus tard, j’ai entendu une cassette pirate où j’ai l’air d’être dans le ton, ça ne sonnait pas si mal… L’harmonique a continué de résonner même après que j’ai retiré le bec de ma bouche ! J’ai compris que Cat Anderson avait attrapé ma note et la tenait à la trompette… Je n’ai pas fait l’affaire, mais j’ai joué avec le maestro ! Dans je ne sais plus quel magazine il y avait une photo de moi en train de serrer la main de Duke avec en légende : « Un Black Panther rencontre Duke Ellington » !

Qui appartenait à votre premier orchestre, avec lequel vous avez commencé à tourner en Europe ?

Jimmy Garrison, Grachan Moncur, Roswell Rudd, Beaver Harris. On n’avait pas de pianiste. Le Newport Festival m’a donné une notoriété qui me sert encore aujourd’hui. En 1969, lorsque Impulse a découvert que j’avais pas mal enregistré pour Byg, cela a cassé mon contrat, ce qui n’était pas génial. J’avais une famille de quatre enfants. Impulse était généreux, mais je ne pouvais pas y arriver avec seulement deux disques par an, et pas question d’avance. J’ai retravaillé plus tard pour eux avec Attica Blues et The Cry of My People… Ce n’était pas simple non plus avec Byg, je n’ai jamais signé de contrat pour les bandes d’Antibes. Le concert avait été annulé, mais Byg l’a maintenu. J’avais refusé que ce soit enregistré, malgré cela ils l’ont édité en inventant des titres à mes morceaux, je n’ai jamais touché un sou ! C’est passé d’Actuel à Monkey Records, maintenant ça s’appelle Charly Records. Claude Delcloo et Jean-Luc Young avaient volé pas mal de bandes à Radio France, pareil pour Jean Karakos sur EMI. Ils ont transféré leur compagnie sur l’île de Man où ils sont intouchables. Je les ai poursuivis pendant des années. Ils ont tenté de s’attribuer les droits de Mama Rose, etc. J’étais pourtant coéditeur de tous les titres. Je devrais faire ce que Zappa a fait, les pirater à mon tour, éditer mes propres disques et les laisser m’attaquer !
J’ai rencontré Frank à Amougies en Belgique. Bob Thiele m’avait demandé de faire de la publicité pour les Mothers of Invention qui étaient alors moins connus que moi ! On avait fait des photos pour eux dans une salle du Village. Plus tard donc, à Amougies, Frank, qui était sans les Mothers, m’a demandé s’il pouvait se joindre à mon orchestre. Il y avait Herbie Lewis à la basse, Beaver Harris, le poète Art LeRoi Bibbs, Cal Massey… Je l’ai revu à mon université, ça n’a pas été facile de l’approcher. Il y avait des gros bras avec le crâne rasé, des badges oranges des Simpsons et des T-shirts « Frank Zappa ». On m’a amené à lui, il buvait un jus d’orange allongé sur un sofa. Il m’a prévenu que si je voulais jouer avec eux il enregistrait tout ce qu’ils faisaient (F.Zappa, You can’t do that on stage anymore, vol.4). J’ai répondu que ça ne pouvait pas être mauvais pour mon image !
Toute la série Byg était très symbolique d’un nationalisme tant politique qu’esthétique, c’était passer de la théorie à la pratique. Pas seulement émettre mes idées mais les jouer. Étudiant, j’avais entendu des disques avec des poètes comme Ezra Pound ou T.S. Eliot, et je m’étais dit qu’on pouvait enregistrer autre chose que de la musique, des mots pas forcément chantés, des récitatifs. Un enregistrement est pour moi comme une pièce de théâtre.

En 69, à l’époque de Yasmina, a Black Woman et de Poem for Malcolm, étiez-vous engagé auprès des Black Panthers ?

Non, jamais. J’en connaissais en Californie, et plus tard Eldridge Cleaver à Alger. Mon engagement politique était probablement plus à gauche que leur nationalisme même s’ils ne prônaient pas une nation noire séparée de la communauté blanche. À New York, ils ont créé pour les enfants de très bons programmes pédagogiques qui existent toujours. Leur internationalisme était trop national pour moi.

Vous étiez alors très provocateur. Blasé porte une charge politique et érotique incomparable…

Cette chanson s’adresse aux hommes noirs et aux femmes noires, c’est l’échec des hommes noirs à poser les fondations d’une structure familiale. Cela remonte à l’époque de l’esclavage. J’en avais écrit les paroles et j’avais choisi Jeanne Lee ! Sa voix me rappelait celle de ma mère. Les gars de l’Art Ensemble, Lester et Malachi, vivaient à Paris dans un camion qui appartenait à un Hollandais, Willem, qui plus tard ouvrira le club The Thelonious. Il a aidé beaucoup de musiciens, il est mort depuis. Ça a peut-être été le premier enregistrement de Lester et Malachi ici.

Vous avez commencé à tisser un réseau de contacts, à enregistrer pour de multiples compagnies…

Après ma rupture avec Impulse, livré à moi-même, j’ai enregistré où et quand je pouvais. J’y étais obligé, parce qu’à une période où je ne faisais pas de disques, je me suis aperçu que le peu d’audience que j’avais m’avait totalement oublié. Après la période Byg, là où j’enseignais, à l’Université de Buffalo, mes jeunes étudiants noirs ne savaient même pas que je jouais du saxophone. Pharoah Sanders était fantastiquement populaire, avec Jewels of Thought, et puis Karma avec Leon Thomas qui rappelait les Pygmées avec son jodling si contemporain. Tout ce retour à l’Afrique était dans la musique de Pharoah, magnifiquement réalisée. Ça a été une grande leçon : lorsque vous ne faites pas de scène, il faut enregistrer. Aussi, lorsque des gens me disent que j’enregistre trop, je réponds que je ne travaille pas tant que ça, je ne suis ni Michael Brecker ni Keith Jarrett ni Chick Corea. McCoy Tyner peut travailler 365 jours par an. Moi j’ai de la chance si je fais trois bons mois. Je devais survivre.

Des concerts comme ceux de Massy ont influencé de nombreux musiciens en France. Vous étiez attendus avec la même émotion qu’un groupe de rock ! Il y avait une puissance dramatique…

Je travaillais avec Terronès. Je ne me rendais pas compte de cet impact. Je structurais ma musique d’un morceau à l’autre. J’étais également influencé par Miles Davis et Dexter Gordon. J’ai regardé comment les autres se servaient de la scène. Les concerts de Miles avait une telle intensité sans qu’aucun mot ne soit prononcé. Chaque morceau semblait mener inévitablement au suivant. C’est comme écrire un livre en sachant où l’on veut le terminer.

Une nouvelle ère voyait le jour, le free jazz s’essoufflait…

J’ai commencé à me tourner vers le blues de mes racines. Attica Blues a été le pivot. J’enseignais déjà à l’Université de Massachussets. L’époque avait changé. Les jeunes étaient devenus plus pacifiques, acceptant le status quo. Il n’y a rien de plus authentique dans cette musique que le blues. Dans les années 60, à côté de Coltrane, les trucs les plus importants venaient de Johnny Walker, Aretha Franklin, Dionne Warwick…
Ils ont touché les masses populaires, pas seulement les noirs.

Vous attendiez-vous à plus de succès avec Attica Blues ou Cry of my People ?

Absolument. J’espérais attirer l’attention que Miles obtenait avec ses disques sur Columbia. Son producteur a mis le paquet dans la transformation de son image, sa coiffure, des talons hauts, ses vêtements. Auparavant, Miles portait des costumes italiens cintrés et soudain il se met à porter des tuniques indiennes. J’ai essayé de faire pareil, mais Impulse n’en avait rien à faire ! J’ai enregistré des 45 tours avec Money Blues pour qu’ils soient joués à la radio, mais ils me sont restés sur les bras.

Quelle était votre approche de la loft generation ?

Ça a démarré beaucoup plus tôt que ce que l’on croit. En fait, c’est moi qui l’ai commencée ! En 1963, revenant de Copenhague, j’ai rejoint The Organization of The Young Men qui était très politique, avec d’autres jeunes Afro-américains comme Amira Baraka, LeRoi Jones, Alvin Simon, Brenda Walker, Black Ray, Abbey Spelman, Larry Young, écrivains, peintres, musiciens, poètes... Nous avons changé le nom de l’organisation pour En Garde, comité pour la liberté. Pour ramasser de l’argent pour l’organisation, nous avons fait des concerts dans un loft où LeRoi Jones vivait avec sa femme. Dans le même immeuble vivait un autre saxophoniste que j’ai influencé, Marzette Watts. Le premier article écrit sur moi était d’ailleurs de LeRoi Jones dans Metronome. C’est là qu’eurent lieu les premiers loft concerts. J’avais Sunny Murray, Dennis Charles ou Billy Higgins à la batterie, Don Cherry à la trompette, toujours pas de pianiste, Don Moore à la basse. Je donnais cinq dollars à chacun, j’en prenais dix comme leader, c’est tout ce qu’on avait. Il y venait énormément de monde de l’East Side, des hippies. Dans les années 70, Ornette acheta un loft et y donna des concerts, c’est ce qu’on appela le loft jazz, mais ça avait commencé avec le mouvement des droits civiques.

Qu’est-ce qui a changé dans le monde depuis que vous avez commencé ?

Pas mal de choses. Les gens sont plus pauvres qu’alors. Les SDF sont un phénomène qui n’existait pas lorsque j’étais enfant. Il y avait bien une rue avec des clochards qu’on appelait Tenderloiner, mais aujourd’hui à New York, dans le Queens ou à Brooklyn, on voit des gens qui font les poubelles, portant des sacs en plastique, ce qui montre bien que les conditions socio-économiques se sont détériorées, particulièrement aux États-Unis. Le système social américain s’y est détourné de nombreux citoyens, les gagnants sont montés en épingle, mais il y a tant de perdants. Que faisons-nous pour eux, allons-nous les effacersimplement ? Ils sombrent dans le crack… Les riches sont de plus en plus riches. C’est de plus en plus dur pour ceux qui sont marginalisés. Notre société est de plus en plus réactionnaire. Nos libertés et nos droits civiques sont annihilés, les jeunes sont découragés. Le racisme évolue sous une forme plus maline, fasciste, avec les skinheads, plus doctrinaire et sinistre. Le racisme est submergé par l’ascension de la pauvreté et le problème de la drogue… On peut se poser la question d’une future confrontation cataclysmique entre les racistes et les pauvres dirigés par la drogue. En Californie, les Creeps et les Bloods peuvent être aussi dangereux que n’importe quel groupe nazi. Il faut trouver un moyen de résoudre ces problèmes. Nous aurons soit un monde comme celui que George Bush essaye de créer, soit un monde plus sympathique, comme celui que certains Français évoquent, qui tient compte des pauvres dans nos sociétés. Il est important de dire non au capitalisme occidental qui n’a aucune conscience sociale (l’entretien a eu lieu à la veille du référendum sur la Constitution européenne).

Vous avez souvent été un avocat des droits civiques avec votre saxophone. Est-ce que la musique peut changer les choses ?

Nous avons besoin de vrais avocats pour changer les institutions, rigides et corrompues. D’un autre côté, « I’m black and I’m proud » a bien fait évoluer la société dans les années 60. Mais c’est de la musique populaire. Ma musique atteint relativement peu de monde, sauf peut-être lorsque des gens comme vous m’interviewent, mais votre journal ne touche pas suffisamment de monde non plus. C’est un combat, on fait ce qu’on peut.

Il y a une relève dans le rap…

Ils sont devenus une voix nouvelle dans cet esprit de changement social. Même si certaines paroles sont très négatives sur la famille et la société, elles réfléchissent la réalité de leurs vies. Les rappeurs, des gens comme Russels Simmons, qui est comme un porte-parole des jeunes noirs dans le ghetto, essayent d’infléchir le rap vers la politique. Le rap est probablement l’équivalent de ce que nous étions dans les années 60, mais il évolue hélas dans un contexte social très négatif.


Les disques recommandés par Archie Shepp

- Fats Waller Lulu’s Back in Town et Handful of Keys
- Ferdinand “Jelly Roll” Morton interviewé par Alan Lomax (épuisé : un différent oppose hélas la succession de Morton aux producteurs du disque, Riverside, privant le public et les étudiants en musique de cet inestimable morceau d’histoire orale et de la musique renversante qu’il a inspirée)
- Folkways “Jazz Collection”, Folkways-Ash Records (20 volumes épuisés) : la succession de Folkways, Asch records, a annoncé la mort des petits labels de disques specialisés en ethnomusicologie et musiques non commerciales plus populairement appelées folk music. Par exemple, le morceau Maple Leaf Rag y reçoit un traitement classique du grand saxophoniste et clarinettiste Sidney Bechet, un Afro-américain pratiquement inconnu aux États Unis. D’autres performances incluent un volume entier consacré à l’orchestre de Fletcher Henderson. Certains de ces enregistrements remontent à 1924 lorsque Louis Armstrong quitta Chicago et les ensembles ‘Hot Five’ et ‘7’ pour rejoindre les orchestres de Fletcher Henderson et Don Redman, Ben Webster y figure dans des arrangements de Benny Carter des années 30. De rares exemples de chants de travail, blues, negro spirituals et prêches dont l’incroyable enregistrement de 1930 du sermon Dry Bones par le Révérend J.M. Gates devant une congrégation de seulement trois personnes, realisé par John et Ruby T. Lomax.
- Maple Leaf Rag, Sidney Bechet et Hank Duncan
- Struttin’ with some Barbecue, Louis Armstrong
- Mary’s Waltz, écrit par Herbie Nichols et interprété par Mary Lou Williams et Don Byas (rare)
- I got Rhythm, Don Byas, Art Tatum et “Slam” Stewart
- Salt Peanuts par Don Byas et John Birks “Dizzy” Gillespie
- Keep Off The Grass, James P. Johnson
- My Foolish Heart, Gene Ammons
- Along Came Betty écrit by Benny Gibson et interprété par D. Gillespie
- Shot Gun, Junior Walker
- Cryin’ in the Chapel, Sonny Till
- Walk On By et A House is not a Home, Dionne Warwick
- Respect et Dr. Feel Good, Aretha Franklin
- Sweet Sixteen, BB King
- Oh Mary Don’t You Weep, The Swan Silvertones
- Said I wasn’t Gone Tell Nobody chanté par Marion Williams et The Abyssinian Baptist Choir (2 volumes Columbia)
Ainsi que l’ensemble des œvres de Charlie Parker, Thelonious Monk, Bessie Smith (Anthologie Columbia), Robert Johnson (Columbia), Hudie “Leadbelly” Ledbetter, Art Tatum (Fascinatin Rythm), “Lucky” Thompson, Edward “Sonny” Stitt, Dexter Gordon, John Coltrane, Coleman Hawkins, Earl Bud Powell, Nina Simone, Ben Webster…
Il y en a tant auxquels j’ai contribué, et tous ne racontent pas seulement leur propre histoire mais aussi l’histoire d’un peuple. Je n’en ai cité que quelques uns, laissant de côté la foule de ceux et de celles qui sont les racines mêmes de la muse qu’ils servent. Qu’en est-il de Hank Mobley, Melba Liston et Mary Lou Williams, Dorothy Donegan, Hazel Scott, Jerome Richardson, Tadd Dameron, Kenny Dorham "Griff" and Rouse, les frères Jones, les frères Heath ; sans mentionner JJ Johnson, 'Philly Joe' et l’indispensable Horace Silver. J’ai même oublié de citer Ray Charles et James Brown ; j’ai écrit une chanson intitulée A Dedication to James Brown pour mon album Live in San Francisco vers 1966, et l’enregistrement par Ray Charles de Halleleuja How I Love Her So, et puis le solo emblématique de David Newman ! Etc., etc.

Les livres recommandés par Archie Shepp

- Le monde s’effondre, Chinua Achebe (Présence Africaine)
- People in Quandaries, S.I. Hayakama (Harper & Brothers)
- Treat it Gentle, autobiographie de Sidney Bechet (Da Capo)
- L’Autobiographie de Louis Armstrong (rare)
- Black Song (The Forge & The Flame), John Lovell
- The Palm-Wine Drinkard, Amos Tutuola (Grove Press)
- Collected Works, Paul Laurence Dunbar (University Press of Virginia)
- Othello, William Shakespeare
- The autobiography of an ex-colored man, James Weldon Johnson (IndyPublish.com)
- Music is My Mistress, Duke Ellington (Da Capo)
- Les frères Karamazov et Crime et châtiment, Dostoïevski
- Black Boy et Un enfant du pays, Richard Wright (Folio Gallimard)
- Chronique d’un pays natal, James Baldwin (Gallimard)
- Les élus du seigneur, James Baldwin (Robert Laffont)
- Homme invisible pour qui chantes-tu ?, Ralph Ellison (Grasset)
- La Bible
- Le Coran
- La Bhagavad Gita
- Histoire de la musique noire américaine, Eileen Southern (Buchet)
- The Souls of Black Folk (Les âmes noires), W.E.B. Du Bois
- Le peuple du blues, LeRoi Jones (Gallimard)
- L’homme qui ne voulait pas se taire, John A. Williams (André Dimanche)
- Poèmes de Gwendolyn Brooks B

Les disques d’Archie Shepp recommandés par lui-même
(depuis 2005 bien d'autres disques ont été publiés)

J’ai enregistré plus de 125 vinyles sans compter les CD, DVD et cassettes. Voici quelques exemples qui ont été bien accueillis par les gens qui écoutent ma musique.

Récemment :

- First Take, duo avec Sigfried Kessler (Archie Ball 0104 - EN VENTE AUX ALLUMÉS)
- St. Louis Blues (Pao 10430 ; Jazz Magnet 2006)
- Left Alone Revisited : A Tribute to Billie Holiday, duo avec Mal Waldron (Enja ; Synergy)

Chez Impulse! :

- The Cry of My People (ABC-Impulse!)
- Tribute to Duke Ellington, avec Earl May, Albert Dailey, Philly Joe, peut-être Walter Davis Jr. au piano ou peut-être que je confonds avec un autre album (Phantom)
- The Way Ahead, avec Ron Carter à la basse et Walter Davis Jr (A9170 ; Grp272)
- Things have got to change (Universal-MCA)
- Attica Blues, les versions américaine (A9222 ; Universal) et française (Blue Marge 1001)
- Mama Too Tight (A9134)
- New Thing At Newport (GRD105 ; Polygram)
- On this Night (A97)

Chez Actuel/BYG (actuellement sous le label Charly Records)
produits illégalement sans contrat :

- Blasé
- Yasmina, a Black Woman
- Early Bird, titre attribué à l’album par des producteurs véreux
- Brotherhood At Ketchaoua avec Philly Jo Jones et Hank Mobley, un autre titre produit malhonnêtement
- Black Gypsy, un cd où j’apparaissais en sideman, quoi qu’important, et qui est miraculeusement ressorti sous mon nom, œuvre du producteur Pierre Jaubert, sans contrat encore une fois !

mardi 2 janvier 2018

Les rushes de Rouch


À l'occasion du centenaire de Jean Rouch, les Éditions Montparnasse publient un nouveau coffret de 10 DVD, après avoir déjà sorti Madame l'eau, Une aventure africaine, Cocorico Monsieur Poulet, Chronique d'un été et un autre coffret par lesquels on préférera commencer. Les 26 films rares et inédits de l'ethnologue-réalisateur présentés ici sont très inégaux. S'il y a des trésors, certains films font figures de bonus à ses œuvres majeures. Ces documents semblent inachevés ou ressemblent aux home movies que l'on découvre parfois avec ravissement sur ces supports quasi exhaustifs. Rouch filme ses copains, leur fait répéter des histoires qu'ils lui ont déjà racontées, parfois en se promenant, d'autres fois dans des dispositifs qui tiennent plus de la radio que du cinématographe. Cette présentation ne serait pas pour déplaire à Rouch qui affectait avec un snobisme élitaire de montrer des rushes plutôt que de mettre en forme certaines archives. Je fais référence au différent que nous avions eu sur les remarquables réalisations de Jocelyne Leclercq qui avait monté les Archives de la Planète de la Collection Albert Kahn, les resituant dans leur contexte historique, les fictionnalisant au besoin, les sonorisant (avec mon appui), sortant ainsi ces rushes exceptionnels de la poussière confidentielle où ils reposaient. Mais les rushes de Rouch, c'est aussi l'urgence de filmer ce qui risque de disparaître, la tradition orale s'effaçant peu à peu devant la mondialisation qu'apporte entre autres la télévision.
Ainsi Babatu, les 3 conseils (1973-76), seul essai de "ciné-histoire" ayant pour cadre les guerres esclavagistes au milieu du XIXe siècle, fait partie des grands films de Rouch où le narrateur commente une reconstitution jouée par des acteurs non professionnels. Ici le cadre ne tangue pas et le montage est rigoureux ! Moi fatigué debout, moi couché (1996-97) est du même acabit, réalisé avec la complicité de ses acteurs, Lam Ibrahim Dia, Tallou Mouzourane et Damouré Zika, se rappelant La chasse au lion à l'arc il y a trente ans ou Cocorico Monsieur Poulet il y a vingt ans. Je me demande pourquoi on a appelé cela du cinéma-vérité, alors que tout est mis en scène, les commentaires occasionnels évitant de rester trop ésotérique et donnant les clés de la vie nigériane que nous découvrons. L'eau, le vent, les arbres et le soleil jouent leur rôle ancestral que nous avons dramatiquement tendance à oublier. Parmi les petites Ethnofictions, j'ai apprécié la musique en famille de Zomo et ses frères (1975), la promenade de Venise au Niger en gondole et pirogue de Cousin, cousine (1985-87) ou l'humour de Damouré parle du Sida (1991-92).
Les Rituels traditionnels et modernes sont probablement les traces les plus importantes du travail de Rouch. Ils recèlent des trésors comme Hampi, le ciel est posé sur la Terre (1961) ou Yenedi de Ganghel, le village foudroyé (1968), cousins des Maîtres fous. Rouch cosigne avec Gilbert Rouget et Germaine Dieterlen Batteries Dogon, éléments pour une étude des rythmes (1964-65). Tambours de pierre et de bois, puis baguettes courbées sur peaux et fusils pour funérailles, ce document ravira les musiciens. Tous les films sur les Dogon sont évidemment passionnants. Rouch rend ainsi plusieurs fois hommage à l'ethnologue Germaine Dieterlen (1994-96) et à Marcel Mauss, "père de l'anthropologie française", pour leurs travaux au Mali, avec par exemple la visite de la grotte de Songo dont les peintures illustrent les grands mythes de la création du monde chez les Dogon (1977). Rouch répond aussi à la commande, commémoration de l'indépendance de la République du Niger (1961) ou recherche scientifique en Afrique (1960-64). Je retrouve Monsieur Albert prophète (1962-63), tourné en Côte d'Ivoire, dont j'ai offert ma copie 16mm ainsi que beaucoup d'autres à la Cinémathèque Robert-Lynen... La goumbé des jeunes noceurs (1965) est le premier film de Rouch en son synchrone et plans-séquences.
Côté Promenades et portraits, La punition ou les mauvaises rencontres est une déambulation ressemblant fortement à Chronique d'un été, sans l'apport essentiel d'Edgar Morin. La visite Faire-part, Musée Henri-Langlois-Cinémathèque Française est émouvante, quoiqu'assez superficielle, mais elle me rappelle le musée du Palais de Chaillot où j'avais l'habitude de me rendre du temps de Langlois, puis de Mary Meerson, et où je rencontrais Marie Epstein. Son Ciné-portrait de Raymond Depardon par Jean Rouch et réciproquement, cosigné avec Philippe Constantini, reflète l'amateurisme de Rouch et le caractère de Depardon. Il faut entendre amateurisme dans son étymologie du verbe aimer. Ainsi il filme Bill Witney, le réalisateur de westerns qui ont enchanté son enfance. Bourgeois mondain à Paris, en s'expatriant sur le continent africain Rouch vécut ses rêves d'enfant, lorsqu'on se déguise pour inventer des histoires fabuleuses, se projetant toute sa vie dans des voyages initiatiques à une époque où le World Wide Web n'existait pas. Victime d'un accident d'automobile mortel, il repose au cimetière de Niamey, parmi les fantômes qu'il a si bien filmés.
Si je me réfère au livre Découvrir les films de Jean Rouch (collecte d'archives, inventaire et partage) qui constitue un bon complément au coffret sans livret, il reste quantité de films à publier !

Jean Rouch, un cinéma léger, Ed. Montparnasse, 10 DVD, 60€
Découvrir les films de Jean Rouch (collecte d'archives, inventaire et partage) (2010), CNC, 29€

jeudi 14 décembre 2017

Nabaz'mob, l'album audio !


Un ourson collait sa truffe froide contre ma joue. Je me suis aussitôt inquiété de la proximité de la mère. Quel est le meilleur moyen de m'enfuir ? Ramper ou courir ? On voit la maison tout en bas, la pente est très escarpée. Nous avions quitté les Pyrénées depuis quelques mois. Je me suis réveillé avant que ça tourne au vinaigre. De l'ours au lapin, il n'y a qu'un pas, ou un saut ! Une puce a fait l'entremetteuse, me soufflant à l'oreille que je n'ai jamais mis en ligne sur le site drame.org l'enregistrement audio de Nabaz'mob. Sur le site dédié on trouve néanmoins photographies, vidéos, audios, articles de presse et spécifications techniques du spectacle. J'ai donc rassemblé quatre mp3 pour composer l'album audio de notre opéra (en écoute et téléchargement gratuits comme les 72 autres albums inédits). Sans lumière, sans le spectacle, sans les oreilles qui bougent, l'objet est carrément cosmique...
Notre opéra pour 100 lapins communicants a fait le tour du monde entre 2006 et 2013. En 2009, nous avions reçu le Prix Ars Electronica Award of Distinction Digital Musics. Créé au Centre Pompidou le 27 mai 2006, avec des lapins apportés par leurs propriétaires, dans l'esprit des flashmobs, Nabaz'mob a été composé par Antoine Schmitt et moi-même. Plus tard nous avons monté notre propre clapier. Le succès était tel que nous avons eu jusqu'à trois clapiers simultanés dans trois villes différentes. "Évoquant John Cage, Steve Reich, Conlon Nancarrow ou György Ligeti, cette partition musicale et chorégraphique ouverte en trois mouvements, transmise par Wifi, joue sur la tension entre communion de l'ensemble et comportement individuel, pour créer une œuvre forte et engagée. Cet opéra questionne les problématiques du comment être ensemble, de l'organisation, de la décision et du contrôle, qui sont de plus en plus centrales et délicates dans notre monde contemporain. Nous avons choisi de pervertir l'objet industriel pour en faire une œuvre artistique où la chorégraphie d'oreilles, les jeux de lumière et les cent petits haut-parleurs cachés dans le ventre de chaque lapin forment une écriture à trois voix s'appuyant sur le décalage temporel et la répétition, la programmation et l'indiscipline." Ce serait chouette de reprendre les tournées avec toute la marmaille!

→ Le site : http://www.nabazmob.com
→ L'album audio : http://www.drame.org/2/Musique.php?D=143

vendredi 8 décembre 2017

Peemaï rafraîchit le molam lao aux couleurs du jazz


Inspirés par la musique de leurs ancêtres lao, les frères David et Alfred Vilayleck, respectivement guitariste et bassiste, ont enregistré un disque rappelant l'influence de la musique pop occidentale en Asie. Le décalage entre les continents produit des effets délicieux lorsque l'on écoute par exemple du rock thaï ou du rap lao. En s'adjoignant le saxophoniste Hugues Mayot, également au clavier, ils intègrent des soli coltraniens et le batteur Franck Vaillant encadre l'ensemble d'un rock progressif où les petites cymbales aiguës donnent une sonorité locale. En tournée au Laos et au Cambodge le groupe Peemaï (bonne année en lao) invitent à Ventiane les chanteurs Sisengchan Thipphavong et Vongdeuan Soundala et des musiciens qui donnent tout leur suc à l'album. Les percussions à clavier (khongvang, lanade) de Vilasay Laisoulivong et à vent (hautbois pi phouthaiy, orgue à bouche khên) de Odai Sengdavong, ainsi que leurs violons à deux cordes (sor) nous font voyager, transportés par les bruitages ajoutés, mobylette, foule ou sons de nature. Le molam, dont les Vilayleck s'inspirent est une sorte de blues rural longtemps méprisé, mais revenu récemment à la mode. En le peignant aux couleurs du jazz et du rock, Peemaï entérine sa ré-actualité.

Peemaï, cd Shreds Records, dist. L'autre distribution, 12,99€, et sur Qobuz, 7,99€

vendredi 13 octobre 2017

Amnésie


Dans les années 70 la plupart des intellectuels des milieux artistiques avaient adhéré au Parti Communiste, mais tous les étudiants que je retrouvais le soir étaient sympathisants de la Ligue Communiste Révolutionnaire ou se rêvaient anarchistes. Se souvenant des Accords de Grenelle qui avaient sonné le glas des Évènements de mai 68, les plus jeunes traitaient de révisionnistes les membres du PCF inféodés à Moscou et tributaires des décisions du Comité Central qui siégeait Place du Colonel Fabien. Si ses choix politiques avaient coïncidé avec les positions des intellos du milieu cinématographique que je fréquentais, j’aurais probablement adhéré, mais je n’étais pas assez souple pour pratiquer le grand écart. Quelques camarades musiciens niaient aussi que le goulag puisse exister. La plupart de celles et ceux qui étaient alors au PCF le quittèrent au fur et à mesure, certains restant fidèles à leurs idéaux, trop d'entre eux les trahissant, à force de petits arrangements.
De toute manière, la Révolution d’Octobre 1917 avait fait long feu avec Staline, lui-même favorisé par Lénine qui comprit trop tard son erreur, sur son lit de mort, sans parler de Trotsky qui portait la responsabilité du massacre des marins de Kronstadt. Il n’empêche que le communisme reste l’utopie la plus sympathique, mais qu’il exige à la fois rigueur et liberté. Rigueur de contrôler les abus que le pouvoir génère quasi systématiquement, liberté des initiatives qui doivent nécessairement échapper au contrôle centralisateur. La puissance des banques et la violence exercée sur les populations de la planète pour permettre aux actionnaires de toucher toujours plus de dividendes monre clairement que la lutte des classes reste d’actualité. Si les milliards d’exploités n’en ont pas toujours conscience ou qu'ils se résignent, la mafia internationale qui a pris le contrôle des gouvernements sait parfaitement de quoi il s’agit !
Surpris de voir aujourd’hui nombre de membres du PCF passer plus de temps à vilipender Jean-Luc Mélenchon et la France Insoumise qu’à attaquer la casse du néo-libéralisme incarnée en France par le produit de marketing Macron, je constate que les Communistes français n’ont jamais voulu accéder au pouvoir, que ce soit sur indjonction soviétique, ou plus tard quand le Mur s’écroula, que ce soit au lendemain de la seconde guerre mondiale où ils représentaient le premier parti de France, en mai 68 où la grève générale avait renversé le rapport de force, à la signature du Programme Commun avec le Parti Socialiste qui annula toute velléité révolutionnaire, ou ces derniers temps en ne s’associant pas au premier programme cohérent depuis celui du Conseil National de la Résistance, les dirigeants du PCF ont trahi, ou du moins failli. La désaffection des rangs est explicite, et l’on peut comprendre que les militants opiniâtres aient du mal à avaler qu’un ancien socialiste, ancien trotskyste de l’OCI, organisme particulièrement sectaire de l’extrême-gauche, soit l’unique candidat envisageable lors des dernières élections présidentielles. Je rappelle que le NPA préfère se battre au sein des entreprises, position concevable si l’on en juge par la mascarade pseudo-démocratique où l’on en arrive à voter pour le moins pire, à force de manipulations médiatiques.
Je fus ulcéré d’apprendre que des militants du PCF avaient préféré soutenir Emmanuel Macron, ou qu’à Evry ils s’associent à Manuel Valls plutôt qu’à la candidate insoumise Farida Amrani. Malgré le désaveu de leur parti, c'est ulcérant. Les réseaux sociaux abondent de leur Mélenchon-bashing où certains saisissent le moindre prétexte pour démontrer en vain qu’il est soit un dictateur en puissance, soit un avatar socialiste, soit un résidus colonialiste, etc. On les connaissait moins critiques lorsqu’ils avaient élu le fossoyeur Robert Hue à leur tête ! Il serait facile de prouver la mauvaise foi de leurs posts, mais cela ne sert à rien car leur amertume tient d’un déni inconscient où ils oublient leur propre histoire. Chaque fois que je lis leurs critiques, qu’elles pointent un argument perfectible ou déplacé, je ne peux m’empêcher de faire un retour à l’envoyeur et d’interroger leur passé. Leur haine destructrice et démobilisatrice tient plus de la psychanalyse que du débat politique. En désaffection, au lieu de chercher à comprendre et se remettre en question, ceux-ci virent à l'aigreur. Ils restent sur leurs positions réformistes, y ajoutant des attaques fratricides totalement anachroniques, alors que ces derniers mois ont montré une mobilisation extraordinaire chez ceux de la France Insoumise, signe d’espoir que les pisse-froid croient pouvoir enrayer, alors que, se déconsidérant, ils ne font qu’accélérer leur déclin. Le front des luttes s’est simplement déplacé, les abandonnant sur une route qui ne mène plus nulle part. C’est vraiment dommage, car nombre de leurs aînés furent des modèles de probité gestionnaire, à la pointe des luttes sociales, ardents porteurs de projets culturels. Certains poursuivent cette tradition, d’autres se fourvoient en se trompant d’ennemi.

vendredi 6 octobre 2017

Naked War suscite l'imagination


Au XXIe siècle la lutte sociale nécessite d'inventer de nouvelles formes de résistance. Les manifestations ressemblaient de plus en plus à une promenade dominicale en famille avant que les nervis du pouvoir fassent preuve d'une violence inégalée, histoire de démobiliser les plus prudents. Sous de faux prétextes où le terrorisme a bon dos l'état d'urgence permanent permet de réviser le droit de manifester. Le délit d'opinion s'étend révélant l'État pseudo-démocratique que les médias aux ordres renforcent à coups de manipulations mensongères détournant des vrais problèmes. Les grèves catégorielles n'ont pas plus d'impact, les uns râlant contre les autres d'une semaine à l'autre. La grève générale reste un levier déterminant, mais bloquer le pays solidairement semble étonnamment difficile à négocier entre les intéressés.
Les actions médiatiques sont des exemples de ces nouvelles manières de combattre le monstre inique et cynique. Ainsi Act Up fit preuve de beaucoup d'imagination ou Greenpeace communique largement sur ses interventions. La publicité que les médias de masse leur font est du même ordre que les prétendues revendications d'attentats de Daesh. Un coup de téléphone anonyme ne coûte pas grand chose, encore faut-il se demander à qui profite le crime ou sa signature ?


Même si le discours politique est mince, la lutte des Femen est un exemple de résistance qui mobilise les journalistes et la population. Il y a évidemment une ambiguïté à montrer des jolies filles à la poitrine dénudée, mais celles-ci se servent intelligemment de leurs bustes pour clamer des slogans simples et efficaces. Si leur implication initiale en Ukraine m'apparaît aussi problématique que la dite révolution de Maïdan (par l'implication de l'Allemagne sous contrôle américain et les milices fachistes tirant sur leurs propres soutiens, pardon si je fais court), le combat des Femen contre l'obscurantisme religieux et le machisme généralisé est clair et explicite. Avec Naked War, l'activiste Joseph Paris a réalisé en 2014 un documentaire original assez lyrique. L'écrivaine Annie Lebrun et le philosophe Benoit Goetz ponctuent les actions réprimées par les services de sécurité et les forces de l'ordre, mais c'est la forme nouvelle de combat qui me fait réfléchir, au delà des dissensions internes, de l'épuisement, de la fragilité des lutteuses aux seins nus et des multiples controverses risquant de décrédibiliser leur mouvement. Répondre aux médias en les détournant ou en se les appropriant est une des formes actuelles de résistance, on l'a vu avec les réseaux sociaux pendant les révolution arabes. Dans le passé, un des premiers bâtiments pris d'assaut par les révolutionnaires ou les putschistes était celui de la télévision. Outre le combat des Femen soulevant ces questions fondamentales, le film de Joseph Paris montre des personnages attachants, courageuses gavroches se jetant dans la mêlée. Elles rappellent aussi le bataillon féminin kurde YPJ combattant en Syrie dont on ne parle plus parce que renvoyées chez elles par les machos de service...
Si nous voulons nous débarrasser de la mafia internationale des banques qui a pris le contrôle des États, il va falloir faire autant preuve d'imagination dans les luttes que dans les programmes comme celui des Insoumis par exemple. Il faudra également plus de courage et d'implication pour que "la peur change de camp".

→ Joseph Paris, Naked War, DVD Ed. Montparnasse, 15€, à paraître le 3 octobre 2017

mardi 26 septembre 2017

Spatialisation de la musique


Un son est caractérisé par sa hauteur, sa durée, son timbre et son volume, mais sa place dans l'espace est le plus souvent négligée. La disposition des instruments d'un orchestre symphonique sur scène est une convention que Hector Berlioz remet en question dès 1831 dans Lélio ou le Retour à la vie. Dans cette suite à sa Symphonie fantastique qui marque une étape capitale dans l'histoire du théâtre musical, il joue du hors-champ (voir l'incroyable livret) comme en usera Charles Ives en 1906 dans La question sans réponse avant d'imaginer sa Symphonie de l'Univers où plusieurs orchestres sont disposés sur des collines adjacentes. Nombreux compositeurs contemporains s'en inspirèrent et avec Un Drame Musical Instantané, après la création de La rue, la musique et nous à Arcueil en 1979, je disposai des haut-parleurs dans les arbres du Parc della Rimembranza à Naples pour créer des espaces imaginaires. Cette "métamorphose critique d'un espace livré à l'illusion" me laissait espérer sonoriser totalement une ville, mais cette folie des grandeurs rencontra l'opposition frileuse des édiles ! L'opéra Nabaz'mob pour 100 lapins communicants conçu et réalisé en 2006 avec Antoine Schmitt prend toute sa dimension dans la disposition spatiale des 100 synthétiseurs-haut-parleurs-lumineux. La semaine dernière j'assistai ainsi à deux concerts dont la spatialisation est l'un des éléments déterminants...


À La Obra-X skill, galerie d'art à Bagnolet où se rencontrent nombreux chorégraphes, le guitariste Laurent Stoutzer avait invité le violoniste Régis Huby et le percussionniste Xavier Desandre Navarre à improviser avec les installations vidéo-sonores de David Coignard. Chaque spectateur, invité à se promener partout autour des musiciens, des sculptures et des écrans, pouvait réalisé son propre mixage, mais la plupart finissaient par choisir une place pour n'en plus bouger. C'était pourtant en s'approchant ou s'éloignant d'une enceinte que la scénographie d'Ondes sur Ombres prenait son sens tant l'atelier était spacieux et la musique dense. Coignard dirigeait ses machines depuis un ordinateur tandis que l'ingénieur du son suivait les trois musiciens transformant leurs émissions à l'aide d'une pléthore de pédales d'effets. Stoutzer jouait d'un continuum électrique, Huby descendait dans l'infra-grave, Desandre Navarre fictionnalisait l'ensemble avec quantité de petits objets délicats, de gros ressorts venaient marteler de pauvres haut-parleurs qui ne leur avaient rien fait. Nous y assistions plongés dans la musique et l'obscurité comme l'homme se noyant dans un moniteur-aquarium situé au centre du dispositif.


Après moult improvisations et déjà 15 ans d'existence, Nicolas Chedmail a commandé des œuvres à différents compositeurs pour son Spat'sonore, pieuvre instrumentale coiffant et encerclant le public dans une forêt de tubes et pavillons. Même la violoniste Amarylis Billet, la guitariste Christelle Séry et le percussionniste Roméo Monteiro peuvent aiguiller leurs sons en diverses directions grâce à d'astucieux bricolages de pédales et pistons dont bénéficient déjà les souffleurs Thomas Beaudelin, Philippe Bord, Maxime Morel, Joris Rühl et Nicolas Chedmail. À l'occasion de Portes Ouvertes à la Manufacture des Oeillets d'Ivry, le Spat'sonore interpréta donc Maelström de Karl Naegelen et Aux enfants sauvages de Frédéric Pattar, avec une chanson de pirates siciliens interprétée par Elsa Birgé en cerise sur le gâteau. Après une nouvelle version de l'improvisation Des madeleines dans la galaxie, les pièces de Naegelen et Pattar forçaient les Spatistes à fourbir leurs armes pour lutter contre l'inertie des dizaines de mètres de tuyaux que les sons doivent parcourir jusqu'aux oreilles des spectateurs médusés. Fermer les yeux sur l'étrange Meccano de tubes et pavillons vous téléporte vers une quatrième dimension dont le prologue à la chanson d'Elsa, devenue rockeuse au mégaphone, me sembla le plus hallucinant.

mercredi 13 septembre 2017

Jazz Migration fait mouche


L'AJC (Association Jazzé Croisé, ex AFIJMA) publie un CD où figurent les lauréats du concours Jazz Migration #3. Pour cette 3ème édition, les quatre groupes élus sont Armel Dupas Trio, Ikui Doki, Novembre, n0x.3 & Linda Oláh. Comme l'an passé qui avait vu aider Watchdog, le Quatuor Machaut de Quentin Biardeau, Pj5 et Post K, la qualité des musiciens est équivalente à l'inventivité dont ils font preuve.
Depuis 2002 Jazz Migration œuvre à la valorisation et au développement de jeunes musiciens. Sur 81 candidatures, 15 finalistes ont été départagés par 80 programmateurs (issus de scènes nationales et conventionnées, clubs, festivals, centres culturels…) qui ont sélectionné les 4 lauréats. Ceux-ci bénéficieront la première année d'un accompagnement à la fois professionnel et artistique se soldant l'année suivante par une tournée de 80 concerts en France et en Europe. Ce dispositif participe à contrebalancer la frilosité des programmateurs qui ont la fâcheuse tendance à se copier les uns les autres en négligeant les jeunes artistes. "Face à une crise économique des plus importantes, face à la baisse des dotations publiques, face à l’approche de la réforme territoriale, le soutien à l’émergence est primordial et plus urgent qu’avant." De même, la presse spécialisée est souvent très en retard sur l'actualité, préférant mettre en avant les têtes d'affiche vendeuses et les chouchoux de leurs annonceurs. Cimetière et formatage sont deux mamelles que désertent progressivement les lecteurs. Quant à la presse généraliste, elle a perdu presque partout ses rubriques consacrées aux arts innovants ou les a réduites à une peau de chagrin. C'est pourtant en soutenant les nouvelles formes que l'avenir s'enrichira, plutôt qu'en répétant éternellement les mêmes formules à coups de revivals. C'est une des motivations qui m'a poussé à tenir ce blog, d'abord par le partage, ensuite via la transmission. C'est dire si toute initiative de ce type me réjouit, d'autant que la sélection de ceux qui votent est généralement plus audacieuse que leur programmation annuelle !
Lorsque j'ai commencé à jouer du synthétiseur en 1973, personne n'en voulait, pas plus dans le rock que dans le jazz, et la musique contemporaine privilégiait des systèmes très lourds n'offrant aucune mobilité. L'électronique a doucement envahi tous les secteurs musicaux. Les claviers ont enrichi leurs palettes, les pédales d'effets ont été adoptées par d'autres musiciens que les guitaristes, les bidouilleurs ont été conquis par des systèmes modulaires avec de nouvelles interfaces. De même la musique répétitive des minimalistes américains exerce une forte influence chez tous les mélodistes. On le constate ici avec le trio d'Armel Dupas dont le bassiste Kenny Ruby et le batteur Mathieu Penot jouent des synthés, modernisant la pop tendre du pianiste. Ou avec le trio nOx.3 dont le saxophoniste Rémi Fox, le batteur Nicolas Fox, le pianiste Matthieu Naulleau et la chanteuse suédoise Linda Oláh utilisent pads électroniques, Moog et effets spéciaux, immergeant leurs références rock ou jazz dans un tourbillon circulaire recherchant le vertige. Si Novembre, dont j'ai déjà salué ici l'excellence, est un quartet acoustique, il n'empêche qu'ailleurs son saxophoniste Antonin-Tri Hoang s'est récemment mis à l'électronique en assemblant lui-même les modules nécessaires à ses nouvelles idées de composition. Avec le pianiste Romain Clerc-Renaud, le contrebassiste Thibault Cellier et le batteur Elie Duris, le quartet explose les idées reçues sur ce qu'aurait pu devenir le free-jazz. Quant à Ikui Doki, leurs titres My Tailor is Reich ou Debussy l'Africain ne laissent planer aucune ambiguïté sur leur inspiration ! La bassoniste Sophie Bernado est ici remplacée par le saxophoniste ténor Robin Fincker qui, avec la harpiste Rafaëlle Rinaudo et le baryton-clarinette basse Hugues Mayot, rappellent que la musique française s'est toujours enrichie des apports extra-européens.
Si les jeunes musiciens rament comme des fous pour se faire entendre, il est important de souligner que nombreux séniors rencontrent aussi des difficultés pour jouer en public, surtout lorsqu'ils continuent à inventer en s'affranchissant de leur passé ou des chemins balisés ! Il n'existe alors aucun fond de soutien pour lutter contre la frigidité et l'immobilisme des programmateurs victimes des modes et du formatage. Quel que soit l'âge du capitaine, l'embarcation est fragile et il faut redoubler de courage pour affronter la mer d'huile qu'imposent ceux qui craignent les tempêtes et les vaisseaux pirates...

mercredi 26 juillet 2017

La nuit du phoque


Racontant la saga de de mon premier film à Jonathan Buchsbaum, je constate aujourd'hui qu'il y a trois ans quelqu'un a piraté La nuit du phoque. Depuis, plus de 2500 personnes l'ont regardé sur Vimeo. Réalisé comme film de promotion à ma sortie de l'Idhec en 1974 avec mon camarade Bernard Mollerat, je découvre maints détails qui m'avaient échappés comme l'annonce de la crise énergétique qui a depuis fait basculer le monde ou encore une série d'attentats aveugles... L'original en 16mm a fait l'objet d'une édition DVD en 2003 par Mio (Israël), puis d'une réédition en 2013 par Wah-Wah (Espagne), chaque fois couplée avec le disque culte Défense de de Birgé Gorgé Shiroc. Après le film que vous pouvez à votre tour découvrir ci-dessous (prenez un casque audio ou écoutez-le sur des haut-parleurs externes), je reproduis un article que j'avais écrit en 2009...


Chaque fois que j’ai cité ici mon premier film, La nuit du phoque, et que j’ai voulu créer un lien hypertexte, je me suis aperçu que je n’avais rien écrit... Stop. En une phrase je commets déjà trois erreurs. Ce n’est pas mon premier film, mais le neuvième exercice réalisé pendant les trois ans de ma scolarité à l’IDHEC, l’Institut des Hautes Études Cinématographiques, ancêtre de la FEMIS. Ensuite ce n’est pas mon film, mais celui de Bernard Mollerat et moi (photo n°1), une œuvre réalisée à quatre mains. Enfin j’ai déjà évoqué son histoire, directement en anglais, dans le livret du DVD publié par MIO Records il y a six ans. La nuit du phoque accompagnait la réédition de mon premier 33 tours 30 cm, Défense de, sous le nom de Birgé Gorgé Shiroc, avec 6 heures 30 de bonus inédits du même orchestre.
Au risque de me répéter pour certains passages (que mes lecteurs les plus fidèles me pardonnent !), je vais tenter de traduire ces notes de pochette en français, après avoir salué Francis Gorgé qui a numérisé le film lorsque je me suis rendu compte que la copie optique en ma possession commençait à virer au rouge, et Meidad Zaharia, producteur israélien, qui a soutenu ce projet fou en l’agrémentant de sous-titres anglais, français, hébreux et japonais ! Depuis, Meidad a fermé boutique et j’ai racheté les quelques exemplaires qui restaient. Le double-album n'a rencontré que très peu d'écho en France, mais il s'est arraché aux USA et au Japon.
Les journalistes de All Music, JazzMan, Paris Transatlantic, Brainwashed, Progressive Ears, Aquarius, etc. eurent la gentillesse de parler de ce film expérimental comme d'un Eraserhead à poils et bourré d'humour, le comparant à Buñuel pour le surréalisme, Godard pour la dénonciation, aux films expérimentaux américains pour le grain et le montage, citant le Rocky Horror Picture Show et Trout Mask Replica, selon les uns ou les autres, un film d'avant-garde politique, drôle, psychédélique.
J'y vois surtout les premiers pas d'un très jeune homme, j'avais seulement 21 ans, qui s'est beaucoup amusé avec son copain en travaillant comme des acharnés. Nous fûmes en effet les premiers à tourner de toute notre promo, ce qui nous donna de terribles avantages, d'autant que nous additionnions nos deux budgets ! Cinq semaines d'écriture, cinq semaines de préparation, cinq semaines de tournage, cinq semaines de montage.


La nuit du phoque est donc un film de 41 minutes « tourné en 16mm couleurs par Jean-Jacques Birgé et Bernard Mollerat », en 1974, un an avant Défense de, disque-culte depuis qu’il figure sur la Nurse With Wound list. Même époque, même ambiance, même rêve, même passion, même ferveur, l’enregistrement et le film réfléchissent une période dont le mot-clef était l’invention. Les deux projets sont des collaborations.


Mollerat et moi incarnions des extrêmes fondamentalement dissemblables à l’IDHEC. J’étais une sorte de hippie libertaire aux cheveux longs et à l’accoutrement psychédélique, non-violent bien qu’un pur représentant de l’esprit de mai 68 auquel j’avais pris part alors que je n'avais que 15 ans. Avec ma mobylette grise je participais au service d’ordre pendant les manifestations et je livrais les affiches des Beaux-Arts. Je vendais Action, le journal des comités d’action, à la Porte de Saint-Cloud. J’étais entouré de musique et de lumières, ayant commencé à gratter et brûler des diapositives dès mes 13 ans pour créer des spectacles audiovisuels. Je faisais de la musique depuis mon voyage initiatique aux États-Unis à l’été 68, juste après les Événements. Six mois après avoir entendu là-bas We’re Only In It For The Money des Mothers of Invention, j’étais sur scène avec Francis à la guitare. Je n’avais aucune notion de musique jusque là et n’ai jamais pris un seul cours de quoi que ce soit qui y ressemble. J’ai dû trouver seul le moyen de réaliser mon nouveau rêve. Je faisais pousser de l’herbe sur mon balcon avec des graines rapportées de San Francisco (je me souviens du Grateful Dead au Fillmore West) et commençais à lever le pied au lycée. Juste après le Bac, je réussis brillamment le concours d’entrée à l’IDHEC, ce qui n’était a priori ni mon intention ni mon ambition. Depuis, j’essaie de perpétuer la merveilleuse aventure qui dura trois ans, car ce furent des études comme nous avions tous rêvé et comme nous pourrions encore en rêver…
Bernard Mollerat et moi devînmes amis à la fin de la première année. Il était aussi cinglé que moi, sauf qu’il avait de meilleures raisons, issu d’une famille noble très catholique. Il était passé par le chemin de croix les genoux en sang, élevé par une maman qui ne pouvait pas aller aux toilettes sans emmener avec elle l'un de ses deux fils. Son véritable nom était Bernard de Mollerat vicomte du Jeu, mais lorsqu’il entra à l’IDHEC son père lui écrivit pour lui demander s’il avait trouvé un bon pseudonyme. Dans sa famille on était curé ou militaire. Il décida de laisser tomber les particules, se débarrassant du même coup des quolibets du style « ce n’est pas du jeu ». Le premier jour, quelques idiots ne manquèrent néanmoins pas de l’appeler « Soft Rat ». Comme il y avait deux Bernard dans notre promo, Descloseaux se fit surnommer « Léon » et Bernard « Gaston ». Avec fierté et énormément d’humour Bernard assumait son homosexualité, ce qui n’était pas courant à cette époque. Son coming out était emprunt d’un bon paquet de provocation, ce dont il ne se privait jamais, sans aucun autre signe ostentatoire que son humour "sophistiqué et glacé". Les cheveux courts comme un petit mouton, il portait un costume trois pièces gris à rayures fines, une chemise blanche et un parapluie pliant ! Je me souviens qu’il aimait la comédie musicale, les films de Jacques Demy et des trucs assez kitsch genre Pink Narcissus et Les 5000 doigts du Dr T que nous avions découverts ensemble à la Cinémathèque. De mon côté j’étais plus influencé par Easy Rider, Jean-Pierre Mocky et Luis Buñuel. Nous étions jeunes et tous deux adorions voir de nouveaux films sous la houlette de notre professeur d’analyse de films, le regretté Jean-André Fieschi. Nous aimions aller ensemble au théâtre, au concert, voir des ballets, voyager… L’amour, l'humour, l’action, l’aventure, "in one word, emotion", étaient notre lot quotidien. Pendant toute cette période, Bernard fut mon meilleur ami.


J’étais « la nuit » parce que je menais une vie de noctambule et Bernard était « le phoque » à cause d’une plaisanterie sur F.W.Murnau dont JAF avait dit qu’il était « pédé comme un foc ». Nos perspectives de vie marginales nous avaient rapprochés et nous avons commencé à bien nous amuser dès le début de la seconde année. À partir de là nous avons réalisé tous nos films ensemble, comme je le fis pour la musique avec Gorgé pendant dix-huit ans, et avec Bernard Vitet pendant 32 ans ! Hélas, la collaboration ne dura pas aussi longtemps avec Mollerat qui se suicida à l’âge de 24 ans. En vieillissant il craignait de perdre son pouvoir de séduction… Je pense souvent à lui, s’il avait attendu un tout petit peu, voir comment les choses évoluent, rien ne se passe jamais comme on l'a prévu. Il fit sauter tout son immeuble au gaz. La nuit du phoque est notre film. Pendant le montage il avait décidé de devenir monteur tandis que j’avais choisi la réalisation. Depuis sa disparition je n’ai jamais trouvé quiconque avec qui partager le plaisir d’imaginer et réaliser de nouveaux films.
(…) À cet endroit du texte original anglais j’évoque mes collaborations réussies dans le domaine de la musique et les films que je réaliserai ensuite.


La nuit du phoque était notre film de promotion. Nous avions décidé de tenter tout ce qui nous passait par la tête et que nous n’avions pas eu l’occasion d’essayer pendant nos trois ans d’études. C’était la dernière occasion d’apprendre quelque chose avant de quitter l’IDHEC. Nous avons dirigé des mômes et des animaux, des amateurs et des professionnels, nous avons éclairé une rue entière de nuit, filmé un groupe de rock à deux caméras, loué un travelling circulaire pour les scènes de nus olé-olé (qui nous valurent un prix à Belfort pour les raisons inverses de notre propos, le pastiche étant trop bien réalisé, photo n°3 !), nous avons joué avec les effets spéciaux, réalisé des animations, utilisé de la pellicule infra-rouge, cherché tous les écarts possibles entre son et image, etc. Je crois que Gaby et Marc, en charge des images, se sont bien amusés, comme tous ceux et toutes celles qui ont participé au tournage. Le film montre des actions plus que des caractères, chacune prenant son sens au contact des autres… Si j'en crois les spectateurs, le film reflète surtout bien son époque.


Le générique apparaît en plein milieu du film.

À l’écran :
Jean-Jacques Birgé – scénario et réalisation, son et musique, montage, discontinuité, production exécutive
Bernard Mollerat – scénario et réalisation, costumes et accessoires, chorégraphie, continuité, montage
Gabriel Glissant – lumière et 2ème caméra
Marc Cemin – caméra
Philippe Danton – titres et animation, il chante aussi (Le terroriste, photo n°5)
Thierry Dehesdin – photos infrarouges, et dans le rôle de Bölde
Roland Péquignot - machinerie
Alain Thuaut – électricité
ainsi que
André Bacq, Luc Barnier, Lucie et Louis Barnier, Mario Barroso, Richard Billeaud, Agnès Birgé, Geneviève et Jean Birgé (mon père dans le rôle de Isaac Newton, photo n°4), Danièle Bolleau, Alex Broutard, Gilles Cohen, Aude de Cornoulier, Dominique Dumesnil, Diane (photo n°3) et Philippe Dumont, Jeanine Eemans, Antoine Guerrero (photo n°2), Ivan Kozelka, Philippe Labat, Alain Lasfargues, Jean-Pierre Lentin, William Leroux, Geneviève Louveau, Laura Ngo Minh Hong, Pierre Rainer, Lucien Rohman, Albert Sarrasin, Patrick Sauvion, Michaela Watteaux, Jérôme Zajderman (photo n°6), M. Zana, les enfants Poitevin et Vienne, et beaucoup d’autres gens merveilleux.
Hors-champ :
Antoine Bonfanti - mixage
Louis Daquin – voix
Alexandre Martin - dressage des reptiles

jeudi 13 juillet 2017

La mobilisation porte ses fruits, mais rien n'est réglé


La mobilisation porte ses fruits. La mairie de Bagnolet a installé des toilettes et un point d'eau pour les 150 Baras, expulsés le 29 juin de la rue René Alazard à Bagnolet, qui ont trouvé un refuge provisoire sous le pont de l'échangeur à Gallieni. Il ne leur manque que des sanitaires nettoyés et surtout un toit et des papiers français pour qu'ils puissent travailler dans des conditions décentes. C'est le propos de la tribune adressée au premier ministre, en copie hier sur Libération et Mediapart, signée par une cinquantaine de personnalités. Depuis cinq ans les Baras sont exploités par des employeurs sans scrupules qui les paient au noir bien en dessous du SMIC alors qu'ils vivaient correctement en Libye avant que la France déclare la guerre à Khadafi. L'Italie leur fournit des papiers européens que notre pays ne reconnaît pas. L'Europe a les limites de ses intérêts économiques, c'est même le seul fondement sur lequel est bâtie sa constitution, constitution refusée par le peuple français, mais ratifiée de la plus anti-démocratique manière. Heureusement les riverains associés aux antennes des Lilas et Bagnolet de la Ligue des Droits de l'Homme et RESF, de Balipa et d'autres associations sur la brèche depuis cinq ans, leur apportent leur soutien, moral et pratique. Les supermarchés des environs ont donné leurs invendus, des voisins avaient aussi apporté des bonbonnes d'eau, des duvets, des vêtements, etc., mais ils manquent tout de même de nourriture, bouteilles d'eau, produits d'hygiène... Le point noir, c'est le Préfet de Seine-Saint-Denis qui interdit fermement la moindre tente qui les mettrait à l'abri des intempéries, les menaçant d'envoyer aussitôt les CRS... Même l'eau et les toilettes ont été installées contre ses ordres !


La menace d'une nouvelle expulsion musclée pèse sur leurs têtes. On a vu comment les 2000 migrants ont été virés de la Porte de la Chapelle après que les autorités aient laissé pourrir la situation. En leur refusant la moindre hygiène, elles peuvent arguer ensuite de l'insalubrité du campement sauvage... La régularisation des immigrés ne peut que profiter aux travailleurs français, évitant ainsi la concurrence que leur imposent les entreprises frauduleuses.

vendredi 30 juin 2017

"Police, milice, flicaille, racaille !"


Le quartier se transforme, mais on n'y gagne pas au change. Nos charmants voisins africains ont été expulsés par de sinistres brutes. On me dit que le nouveau propriétaire du bâtiment occupé depuis trois ans par ces travailleurs "sans papiers français" voudrait en faire un centre de remise en forme. Il est certain qu'après tout ce temps et dans les conditions spartiates où ils étaient relégués les Baras en auraient bien besoin ! Comble d'humour noir, en agrandissant l'une des photos prises hier matin, je m'aperçois qu'avenue Gambetta à Bagnolet les CRS à la poursuite des récalcitrants s'échauffaient justement devant un autre de ces centres...


Je continue à jouer à Blow Up avec mes photos de l'intervention musclée de la police qui n'a pas seulement viré les Baras de la rue rené Alazard, mais qui les a pourchassés jusqu'à la Mairie, puis de Gallieni jusqu'à sous l'échangeur de la Porte de Bagnolet en les sommant de se disperser. Je ne peux m'empêcher de fredonner les paroles du film de Jacques Demy, Une chambre en ville. Aux flics qui ordonnent "Dispersez-vous, rentrez chez vous, nous ne voulons pas d'incident, retirez-vous dans l'ordre et le calme !" les grévistes répondent "Laissez-nous passer, nous ne partirons pas, nous sommes ici pour défendre nos droits, pour nos femmes et nos enfants et les enfants de nos enfants, POLICE MILICE, FLICAILLE RACAILLE..." Derrière le visage avenant du CRS qui me menaçait, sur le camion chargé des parpaings que d'autres Africains cimenteront toute la journée pour empêcher l'accès au local, on peut lire Trouillet. Mais c'est plutôt de l'énervement qui sort partout des fenêtres des riverains insultant sur leur passage la meute des Robocops...


Tout le quartier est en émoi. Nous avions presque tous et toutes sympathisé avec ces deux cents jeunes hommes, plus tranquilles qu'aucun autre voisin. Les maires de Bagnolet et des Lilas ont du souci à se faire pour leur avenir s'ils continuent à nous balader de paroles en promesses sans se bouger pour trouver une solution humaine au problème des Baras. Daniel Guiraud et Tony di Martino prétendent qu'il n'y a aucun bâtiment vide pouvant les accueillir alors que des réquisitions sont évidemment nécessaires. Déjà que les socialistes ont perdu les législatives dans toutes les villes limitrophes de Pantin à Montreuil au profit de la France Insoumise, cette manifestation de leur impuissance ou de leur complicité n'arrangera pas leurs affaires (immobilières).

lundi 15 mai 2017

Au jour le jour pour toujours


Lors du vernissage de l'exposition Au jour le jour pour toujours à la Galerie Lefeuvre (jusqu'au 10 juin 2017), Ella & Pitr dédicacent leur très beau catalogue dont je reproduis ici le texte de présentation qu'ils m'ont commandé et qui se retrouvera également dans la monographie que publieront en septembre prochain les Éditions Gallimard dans la collection Alternatives...

La mélodie du bonheur

Les images d’Ella & Pitr ont quelque chose de cinématographique, saynètes muettes dont la partition sonore se déroule hors-champ, mixée avec les bruits de la rue ou les murmures d’une galerie d’art dont les commentaires sont souvent décalés. Insérés dans des décors qu’ils choisissent avec soin, leurs contrepoints figuratifs invitent à des interprétations variées que les amateurs de tableaux et de bandes dessinées peuvent retrouver dans l’Histoire de la peinture, depuis les Carpaccio de la Scuola di San Giorgio degli Schiavoni à Venise jusqu’aux monochromes de Jacques Monory. Ces instants saisis dans le feu de l’action ouvrent souvent vers un ailleurs simplement suggéré. La part du rêve est encore plus évidente chez leurs géants endormis, la ville entière glissant alors dans le monde des songes, encadrée par un immense phylactère virtuel tendant vers l’infini, car c’est bien de la Lune que l’effet est le plus réussi.

En voyant arriver le couple accompagné de leurs deux fils, Piel et Äki, je pense chaque fois à la famille Trapp dans le film de Robert Wise, The Sound of Music (La mélodie du bonheur). Si la chanson My Favorite Things, tirée de la comédie musicale originale sur Broadway, est devenue un des plus fameux standards du jazz grâce à John Coltrane, elle évoque les souvenirs délicieux que chacun collectionne comme autant de petites madeleines qui forgent le caractère et dessinent son autoportrait. Pourtant, dès que l’un des membres du quartet familial déploie l’humour incisif qui les caractérise, je devrais plutôt me référer à celui du japonais Takashi Miike, Katakuri-ke no kōfuku (The Happiness of the Katakuris ou La mélodie du malheur), pastiche d’épouvante hilarant, lui-même remake du film coréen Choyonghan kajok (The Quiet Family) ! Les associations d’idées et les jeux de mots font aussi partie de la panoplie du couple.

Raconte-moi une histoire !

Ella & Pitr sont des conteurs. Comme les caricaturistes de presse, ils croquent leurs personnages, ou plus exactement des situations. Elles nous interrogent, parce qu’il suffit d’un léger décalage par rapport au réel pour que nous soyons à même de nous faire notre propre cinéma. Orson Welles suggérait d’enlever ne serait-ce qu’un seul paramètre à la réalité, comme par exemple la couleur, pour qu’aussitôt naisse la poésie. Sans paroles, les œuvres d’Ella & Pitr laissent libre champ à l’interprétation de chacun. Or, dans notre monde saturé d’informations audiovisuelles, le son s’insinue partout sans que nous y prenions garde. De cet aller et retour entre leurs images et les sons involontaires qui les accompagnent, naissent de nouvelles histoires qui se renouvellent selon l’heure, le lieu et les spectateurs. Chez nombreux artistes, certains tableaux laissent songeurs les visiteurs, les laissant imaginer des scénarios inattendus que leurs auteurs n’auraient jamais supposés.

Or le son a toujours possédé un pouvoir évocateur bien supérieur à l’image, bénéficiant justement d’un hors-champ poussant les limites du cadre jusqu’à perte de vue. Découpant certaines de leurs affiches aux ciseaux et au cutter, détourant leurs personnages, Ella & Pitr suppriment le cadre en les insérant dans le décor. Ici et là ils suggèrent un élément sonore, dans le feu d’un mouvement ou l’immobilité d’un sommeil inéluctablement fragile. Mais leur meilleur allié est l’inconnu, l’impondérable, l’accident, l’éphémère, produisant chaque fois une nouvelle interprétation, autant d’histoires qui commencent par « Il était une fois… »

Ami, qu’entends-tu ?


J’ignore pourquoi j’entends, si ce n’est par (dé)formation professionnelle. Mon rôle de compositeur m’est dicté par ma sensibilité au contrechamp face à l’accumulation d’images que notre société empile jusqu’à l’étouffement. La simplicité de celles d’Ella & Pitr, version contemporaine d’une ligne claire réactualisée, ou leur taille démesurée sur le toit des immeubles, les extraient du brouhaha de la ville. Ainsi me font-elles tendre l’oreille ! Quel bruit fait l’affiche que l’on arrache du mur ? Que vous évoque le son de la brosse s’enfonçant dans la colle ? Ella & Pitr murmurent-ils lorsqu’ils arpentent la nuit pour placarder leurs histoires sans paroles ? Quelle fascination les images produisent-elles chez les musiciens ?

Je n’ai pas besoin d’imaginer ce que tout cela m’évoque puisque je me suis déjà plusieurs fois plié à l’exercice, en particulier pour Baiser d’encre, long métrage réalisé par Françoise Romand dont les héros sont Ella & Pitr ! Sa partition sonore que j’ai composée mélange des sons d’animaux, des ambiances urbaines ou météorologiques, des bruitages fantaisistes, des instrumentaux choisis pour leurs matières et des chansons dont les paroles révèlent les coulisses de l’exploit. Leurs animaux font carnaval comme celui de Camille Saint-Saëns qui y avait sarcastiquement inclus les pianistes ! Le cheval hennit, l’éléphant barrit, le corbeau croasse, les grenouilles coassent, les flamants roses cancanent, la pieuvre s’étale, le chien aboie, la caravane passe… L’usage des instruments, marimba, lithophone, harmonica, guimbarde et sons électroniques, est probablement hérité des facéties de Sergueï Prokofiev dans Pierre et le loup, écouté lorsque j’étais enfant. Quant à la chanson Mécaniques Cantiques, elle s’inspire de Jean Cocteau qui suggère qu’il n’existe rien de petit ni grand, mais seulement de loin ou de proche. S’y ajoute une métaphore polissonne incitant à la reproduction dont le drame surréaliste d’Apollinaire, Les mamelles de Tirésias, est probablement à l’origine, cousin de L’homme-tétons d’Ella & Pitr.

L’ensemble doit créer un univers à part, comme leurs créations, qu’elles soient miniatures ou démesurées. Elles empruntent au quotidien leur inspiration, fictions qui à leur tour s’immiscent dans leurs échanges familiaux pour vivre comme dans un rêve avec les contingences que la société impose. Françoise Romand a su capter cet aller et retour où les contradictions et les interrogations deviennent le moteur d’un conte moral. La mélodie du bonheur, vous disais-je !

Revenons à nos boutons…


Les machines d’Ella & Pitr ne sont nullement célibataires, mais conjugales, voire familiales. Ils ont commencé par mêler leurs pinceaux en un ballet érotique où chacun ne reconnaît plus ses membres. Devenus rapidement parents, ils exploitent parfois les dessins de leurs jeunes enfants en les mêlant aux leurs, avec une honnêteté dont il faut proscrire toute naïveté. Nous savons bien que les enfants développent une créativité incroyable jusqu’à l’entrée à l’école primaire. On leur impose alors hélas les réponses avant qu’ils n’aient le temps de formuler les questions. Piel et Äki ont des chances de plus tard conserver leur âme d’enfant comme leurs parents artistes. On le leur souhaite, passé les révoltes indispensables de l’adolescence ! C’est bien dans le refus de la norme que réside la créativité. Ne pouvant accepter le monde tel qu’il est, les artistes s’en inventent de nouveaux. Ceux d’Ella & Pitr peuvent être critiques, ils sont toujours joyeux, pleins d’un bonheur de vivre communicatif.

Pour se faire, tous les moyens sont bons. Entendre qu’ils utilisent tous les outils de leur temps, à commencer par les bombes de peinture qui valurent à Pitr quelques mésaventures avec la loi. Ils utilisent aussi bien le dessin dans leurs carnets de croquis que la peinture à l’huile sur les toiles vendues rue du Faubourg Saint-Honoré. Mais la photographie, la vidéo, l’ordinateur sont requis tout autant. Pour leurs hyper grands formats ils utilisent un drone qu’ils téléguident. Dans la rue ils ne peuvent faire un pas sans coller des stickers ici et là. Certains jours ils construisent le Cacatelec, un étron en résine téléguidé, ou décorent une plaquette de chocolat. Ils montent des spectacles incroyables avec leurs amis et construisent d’immenses anamorphoses… Leur fantaisie n’étant pas guidée par l’appât du gain, ils ont la liberté d’inventer sans penser au rendement. Ils collent généreusement dans l’espace public, sachant qu’aujourd’hui leurs œuvres se vendront ailleurs, dans des espaces réservés aux collectionneurs, effet mérité de l’éphémère initial.

La route à quatre voix

Depuis qu’Ella & Pitr se sont rencontrés il y a une dizaine d’années, ils n’ont pas cessé de bouger. Il est impossible de deviner ou leur imagination les mènera. Sur la Lune s’ils continuent à grandir ou gravant des grains de riz si l’envie les en prend ? S’ils passaient au cinéma, serait-il d’animation ou choisiraient-ils des acteurs ressemblant à leurs anges et autres clochards célestes ? Si c’était en musique Pitr s’affranchirait-il du rap ou inventeraient-ils le son de ce dont sont faits les rêves ? Il est possible qu’à trimbaler Piel et Äki sur tous les chemins de la planète, les deux mômes finiront par prendre le dessus et faire virer les vieux de bord. Chez eux la jeunesse semble pourtant éternelle, or le temps n’est qu’un mille-feuilles quantique auquel nous participons pour si peu. En attendant, Ella & Pitr nous font sourire en interrogeant l’univers dans lequel nous gravitons et en instillant un peu de poésie dans notre quotidien qui a bien besoin d’une révolution.

Tableaux : Ella & Pitr, Carnaval dans le miroir, L'effrontée et deux Fonds de tiroir

mercredi 10 mai 2017

Visa dévissée


De temps en temps je rends service à nos voisins sans "papiers français", qui squattent un bâtiment qui appartenait à Natixis à côté de chez nous, pour des opérations bancaires qui leur sont évidemment interdites ou compliquées. Il m'est arrivé d'envoyer de l'argent par Internet parce que La Poste est hyper lente ou d'encaisser un chèque puisque, sans domicile fixe, ils ne peuvent avoir de compte à leur nom. J'ignore si la loi l'autorise ou pas, mais c'est la moindre des choses. La semaine dernière, l'un d'eux me demande de payer son visa pour le Cameroun sur le site de l'ambassade, car il n'a évidemment pas de carte de paiement. Je m'y reprends à trois fois, mais la mienne est chaque fois refusée. J'invoque la mauvaise gestion du site, mais le même problème se reproduit plus tard dans la journée pour un achat en ligne que je dois exécuter. Je laisse aussitôt un message à ma banque qui me rappelle le lendemain pour me confirmer que mon compte VISA est réactivé ! Comment cela, réactivé ? Mon interlocuteur m'explique que devant la recrudescence actuelle de fraudes sur Internet ma carte Premier a été bloquée. Sans me prévenir. Sans explication. Cela ne dépend pas de la banque, mais du centre qui gère toutes les cartes bancaires. Si je n'avais pas réagi rapidement, si j'avais été à l'étranger, si j'avais eu une affaire pressante, j'aurais été autrement plus pénalisé par cette initiative unilatérale ne dépendant, paraît-il, d'aucun mouvement étrange sur mon compte, juste une lubie de la machine gestionnaire. Heureusement que tous les préposés n'ont pas encore été remplacés par des robots !
Je me souviens de cet après-midi incroyable avec Antoine à Tallinn où nous jouions l'opéra des lapins. L'Estonie s'étant équipée tardivement a un système très moderne par rapport au reste de l'Europe : on paie tout avec la carte, même les enfants lorsqu'ils s'achètent des bonbons sur le chemin de l'école. Or ce samedi à 14h, jour où la population fait ses courses en masse, le réseau des cartes bancaires est tombé en panne. Pas moyen évidemment de retirer de l'argent liquide au distributeur puisque rien ne marche. Le pays est ainsi immobilisé pendant plusieurs heures. Nous l'avons pris en rigolant, les consommateurs obligés d'errer l'âme en peine dans les rayons sans rien pouvoir acheter ou invités à sortir se promener au soleil puisqu'il n'y a rien d'autre à faire qu'à attendre. C'est beau le progrès !

vendredi 5 mai 2017

La société au crible des films


Pourquoi faire un film ? La question est incontournable. Certains racontent leur vie, d'autres aiment distraire, il y a des esthètes, des documentalistes, des rêveurs, des geeks, des marchands, ceux qui dénoncent la société dans laquelle on vit et que les distractions nous cachent sans négliger la beauté des images et sans perdre d'argent, etc. Mais pour trouver les moyens et convaincre un producteur et un distributeur il faut être convaincu soi-même. Et quand le film est sorti en salles, ou pas, il faut décrocher un éditeur de DVD qui donne une seconde chance au film. Un vrai marathon ! Chaque éditeur a sa personnalité. Celle de Blaq Out est de publier des films sociaux-politiques, dans le passé on aurait dit à thèse, mais ces deux qualificatifs sont évidemment très réducteurs. En tout cas ce sont certainement des films qui font réfléchir, ce qui les oppose à l'entertainment destiné plutôt à nous faire tout oublier. J'en ai vu trois sortis récemment, Le gang des Antillais de Jean-Claude Barny, Aquarius de Kleber Mendonça Filho, Sex Doll de Sylvie Verheyde.
Le gang des Antillais s'inspire d'une histoire vraie. C'est aussi la mode dans le cinéma de distraction de faire ce genre d'annonce en amont. Les auteurs de la série déjantée Fargo s'en moque en avertissant avec humour "Ceci est une histoire vraie. Les évènements décrits eurent lieu au Minnesota en 2006. À la demande des survivants les noms ont été modifiés. Sans aucun respect pour les morts, le reste est raconté exactement comme cela s'est passé." Les libertés que les scénaristes et réalisateurs prennent avec le réel est aussi grand que les documentaristes qui ne peuvent prétendre au cinéma vérité après avoir choisi de filmer ceci ou cela, avec tel cadre, et de découper tout cela ensuite au montage. Le film de Jean-Claude Barny, qui avait réalisé Nég marron, aborde une période mal connue des années 70, quand le Bumidom (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d'outre-mer) promettait l'insertion des français des DOM-TOM et qu'ils se retrouvaient coincés en métropole. Le gang des Antillais allait répondre à l'arnaque en dévalisant des bureaux de poste ! L'ambiguïté entre révolte et délinquance est traitée sur le mode de la Blaxploitation. Le film en a les qualités et les défauts, rythme entraînant et direction d'acteurs maladroite, avec la soul et le hip-hop en bande-son. Le making of en bonus apporte nombreux éclaircissements sur le film et l'histoire relativement récente des Antillais en métropole, le déracinement et leur implication dans la fonction publique.
Aquarius raconte l'histoire d'une sexagénaire qui refuse de déménager pour permettre à un promoteur de réaliser une opération juteuse. Si cette comédie légère et spirituelle se passe à Recife au Brésil, ville détruite par la spéculation immobilière, la fable est la même sous toutes les latitudes. Dans un autre registre j'ai pensé à Joe's Apartment, mais le délire de John Payson est ici remplacé par la tendresse poétique de Kleber Mendonça Filho.
Sex Doll est le portrait d'une call-girl qui se pose des questions sur sa vie comme toute jeune fille moderne. Le sexe et l'argent l'ont amenée à devenir pute de luxe, mais quel avenir ce métier lui réserve ? La réalisation de Sylvie Verheydeest à la fois aérienne et clinique, nous renvoie à nos propres interrogations. Je me souviens d'une amie très jolie que nous avions tenté de dissuader, mais qui y plongea hélas corps et âme. Elle s'en sortit, d'une certaine manière, en acceptant les faveurs d'un très vieux producteur de cinéma qui lui acheta un appartement et un bar à Ménilmontant. Parmi ses clients, qui parfois n'exigeaient que sa présence à un dîner huppé, elle avait un cinéaste célèbre qui lui dit un jour qu'il trouvait formidable de "faire quelque chose de connu avec une inconnue." Le milieu est évidemment sordide, comme on a pu le voir récemment aussi dans le documentaire d'Ovidie, Pornocratie, qui traque les multinationales du sexe. L'héroïne interprétée par Hafsia Herzi pense à tort qu'elle est indépendante.

mardi 28 mars 2017

Prévert éclair et piano forain sans la mer


Quelle idée de me plonger dans des méandres informatiques au lieu d'aller me promener sur la plage dimanche après-midi avant de prendre le train ! J'ai à peine profité du jardin de La Ciotat dont les cerisiers sont en fleurs et n'ai rien vu de la foule du bord de mer. La file des automobilistes s'allongeait vers Marseille. Françoise m'a raconté que personne ne se baignait, mais il y avait un monde fou pour cette première journée de vrai printemps après les hallebardes des jours précédents. Quelques heures de TGV plus tard, je retrouvais mes pénates et les deux garnements félins...
Hélas ou tant mieux, le boulot aussi m'attendait. C'est toujours la même chose. Voilà des semaines que je tourne en rond et tout arrive en même temps. J'ai donc composé et enregistré le générique de notre websérie sur Jacques Prévert après quelques approximations angoissantes. C'est toujours ainsi. Tant que je ne tiens pas le bon bout je m'inquiète de mes capacités. J'ai trouvé en programmant le Tenori-on avec des sons de flûte, violon et métallophone, resynchronisant les pistes l'une après l'autre, calant des sons de guitare préparée avec du riz. Sonia trouvait que le résultat correspondait trop au côté gentil du poète et qu'il fallait que je le rende plus actuel. J'ai donc ajouté un rythme inspiré du rap et tout cela tricote, laissant chacun/e se faire son cinéma. Mika avait concocté une animation inspirée par les collages de Prévert, avec l'oiseau certes, mais aussi avec le cœur, l'église, l'usine, le poing levé et la clope au bec ! Jamais facile de faire passer plein d'idées en douze secondes sans charger... Avec le handicap d'avoir à caler la musique sur les images et non le contraire ! Parfois les conditions de production ne nous donnent pas le choix. Il faut alors transformer les contraintes en appui-tête. Je dois imaginer comment cette musique annoncera chaque épisode sans que la répétition lasse... Demain, c'est-à-dire aujourd'hui quand vous me lirez, nous devons dresser un décor sonore pour chacune des interventions d'Eugénie Bachelot-Prévert qui nous livre des anecdotes passionnantes sur son grand-père.
Dans le même temps Sacha me presse de lui envoyer des sons pour une prochaine exposition à la Cité des Sciences et de l'industrie. Je lui wetransfère trois pièces foraines pour piano et quelques effets à la Méliès ! J'ai encore du mal à comprendre comment tout cela va s'agencer, mais ce sera amusant à faire, comme toujours avec mes camarades de jeu... D'ailleurs on nous livre enfin le CD d'El Strøm dans la matinée ! On en reparle très vite. En attendant je dois me faire à manger en puisant dans les réserves, n'ayant eu le temps de faire aucune course depuis mon retour d'Aubagne.

lundi 6 mars 2017

Suicide d'une nation


Les élections présidentielles révèlent un malaise profond de la société française. Ce malaise, qui ressemble plutôt à une maladie, touche probablement d'autres pays européens si l'on en juge par la dérive droitière générale. Après avoir rêvé changer le monde pour que la vie y soit plus douce pour tous, le cynisme a gagné les esprits. Les médias aux mains de milliardaires toujours plus gourmands ont su faire passer le message que rien ne changerait quoi qu'on y fasse. Le capitalisme et sa déclinaison ultralibérale seraient éternels alors que la plupart des individus sont capables d'imaginer la fin du monde ! L'idée d'inéluctabilité est évidemment démobilisatrice. Quantité d'anciens combattants sont gagnés par la peur du retour au fascisme et n'envisagent que des pare-feux stratégiques pour éviter le pire. Leur enthousiasme s'étant abîmé sur les promesses non tenues de la gauche (abusivement incarnée par le Parti Socialiste), ils n'envisagent que de petites réformes qui minimisent les dégâts. Cette position exclut de fait les plus pauvres et ne fait que protéger, mais pour combien de temps, la bourgeoisie qui craint de perdre les miettes que le système de plus en plus inique lui concède. Les plus jeunes n'ont pas connu le temps des utopies que l'après-guerre et les trente glorieuses avaient initiées. Mai 68 et le mouvement hippie annonçaient, de concert avec les progressistes, une société des loisirs qui fut enterrée sous l'appétit des actionnaires. Il aura fallu maintes trahisons pour renverser cette révolution qui n'aura été que morale, libérant les femmes du joug phallocrate, les minorités sexuelles persécutées, distillant la liberté à courte distance. Le colonialisme se transforma en exploitation discrète des ressources des pays pauvres. Le choc pétrolier n'arrangea pas les choses. Les idées de liberté, loin des dictatures explicites, d'égalité, plutôt sexualisée, et de fraternité, le mythe européen, surent donner des images rassurantes en laissant de côté la notion de solidarité pourtant essentielle. Tout ce qui pouvait faire vaciller la bonne conscience judéo-chrétienne fut caricaturée en distillant la peur d'un autre monde possible. La population souffre de mille maux qu'elle est capable d'identifier plus ou moins, mais penser qu'il pourrait en être autrement génère une peur irraisonnable, comme si l'inconnu ne pouvait être que pire encore.
Partout la peur règne en maître. On la sait pourtant mauvaise conseillère. Elle accouche simplement de la république des lâches. Rêver d'un monde meilleur, à l'opposé du pis aller de notre siècle, exige du courage, celui de retrousser ses manches et d'aller au charbon sans calcul égoïste. On ne peut gagner que si l'on est prêt à perdre. Les vivants ne peuvent se satisfaire de donner leur avis sur FaceBook où la critique est rarement constructive. Ils descendent dans la rue, reconstruisent le quartier, prennent des risques évidemment. Il n'y a de pire risque que de n'en prendre aucun. Que l'on s'engage électoralement à changer la constitution de la Ve qui donne tous les pouvoirs au président et à ses valets de pieds, clandestinement dans une résistance inventive ou individuellement dans un travail de proximité, c'est sans relâche tant que le monstre n'est pas terrassé. Le sera-t-il jamais ? Je l'ignore. Ai-je le choix ? Je ne pense pas. La mauvaise foi des lâches et des paresseux tient de la psychanalyse des nantis. Ils portent des masques pour affoler les citoyens réduits à mettre une croix dans un carré, agitant les sondages bidons comme si c'était plié d'avance, dressant des portraits grimaçants qui incarneraient la dictature, comme si notre démocratie n'était pas circonscrite à nos frontières, ou se gargarisant d'avoir tout écrit il y a quarante ans. On peut préférer ceux qui ont fini par comprendre le lien étroit entre capitalisme et désastre écologique aux précurseurs qui ont viré leur cutie. Ces morts-vivants n'habitent que le passé. L'avenir en commun leur inspire une menace plus terrible que l'arrangement qu'ils ont signé avec leurs saigneurs et maîtres. La dignité de l'humanité en a pris pour son grade. Soyons de nouveaux-nés. Le monde est à inventer !

Illustration : Jan Asselyn, De Bedreigde Zwaan, 1650

mercredi 22 février 2017

Survol subjectif de projections récentes


Les films recensés ici ne m'ont inspiré aucun article. J'ai en outre choisi de ne pas citer ceux que j'ai déjà chroniqués. Ma mémoire n'ayant jamais été fameuse, il en manque certainement des quantités. Pas le temps de m'étendre sur chacun. Une liste donc, sommairement annotée.

À commencer par ceux qui m'ont le plus marqué comme Mademoiselle (The Handmaiden) du Coréen Park Chan-wook qui, derrière ses qualités plastiques, cache un thriller sulfureux des plus réussis, Toni Erdmann, de l'Allemande Maren Ade à qui l'on devait déjà Alle Anderen, comédie dramatique très fine dans les rapports père-fille qui réfléchit deux générations radicalement différentes avec beaucoup de fantaisie, En Chance Til (A Second chance) de la Danoise Susanne Bier, excellent thriller à déconseiller aux femmes enceintes, El Abrazo del Serpiente (L'étreinte du serpent) de Ciro Guerra, aventure coloniale, coproduite par la Colombie, l'Argentine et le Vénézuéla, racontée du point de vue des autochtones, superbe noir et blanc, Hunt For The Wilderpeople, récit initiatique du Néo-zélandais Taika Waititi qui a souvent fait tourner les acteurs maoris dans ses films, j'en ai profité pour regarder ses remarquables courts métrages Two Cars, One Night et Tama tu ainsi que son précédent long, What Do We Do In The Shadows, faux docu hillarant sur les vampires à la manière de The Spinal Tap... Comme tous les films du documentariste anglais Adam Curtis qu'il faut absolument voir, le dernier, Hypernormalisation, est indispensable si l'on veut comprendre dans quel monde nous vivons. Pour les Français je retiens Ma loute de Bruno Dumont qui réussit une nouvelle carrière dans la comédie sociale et Swagger d'Olivier Babinet qui me rappelle le premier film de Bertrand Blier, l'extraordinaire Hitler, connais pas, mais avec des jeunes d'aujourd'hui qui vivent à Aulnay-sous-Bois, la ville où Théo L. a fait l'objet d'une odieuse agression de flics racistes.

J'ai été intéressé par Elle qui n'est pas le meilleur du Hollandais Paul Verhoeven, plus profond qu'il n'en a l'air, Poesía Sin Fin du Chilien Alejandro Jodorowsky, suite de La danza de la realidad, passionnant mais son ego-trip devient fatigant à la longue malgré un travail de recherche plastique exceptionnel, Er Ist Wieder Da (Il est de retour), docu-fiction satirique de l'Allemand David Wnendt dont l'humour et la charge politique ont peut-être échappé aux critiques, Hrútar (Béliers), film très personnel de l'Islandais Grímur Hákonarson où deux frères ennemis s'affrontent dans l'amour de leur troupeau, Merci Patron ! de François Ruffin, à l'origine du mouvement Nuit Debout, les rééditions remasterisées d'une série de films d'Akira Kurosawa (L’ange ivre, Chien enragé, Vivre dans la peur et le bouleversant Vivre), les miniséries The Night Of sur le système juridique américain avec John Turturro, et The Night Manager de Susanne Bier d'après John Le Carré...

Malgré les critiques élogieuses je n'ai pas réussi à terminer de regarder Jackie de Pablo Larraín, portrait d'une femme dont je n'ai rien à faire, morbide et protocolaire, ni Billy Lynns Long Halftime Walk d'Ang Lee qui m'est apparu comme un Clint Eastwood avec un zeste de culpabilité du politiquement correct. Si c'est pour faire le énième portrait du héros américain, autant prendre Sully qui ne s'embarrasse pas de fausses pudeurs. Quitte à se coltiner des grosses daubes hollywoodiennes, je préfère m'amuser des effets spéciaux de Dr Strange ou Fantastic Beasts And Where to Find Them, charmante HarryPotterie. Même chose avec le prévisible Manchester By The Sea de Kenneth Lonergan dont le scénario ne peut flatter que la bonne conscience bourgeoise catholique. Dans le genre, on peut ajouter Hidden Figures (Les figures de l'ombre) de Theodore Melfi qui rappelle la participation déterminante de trois scientifiques noires américaines au lancement d'Apollo 11 vers le Lune en 1969, Queen of Katwe de l'Indienne Mira Nair qui évoque la jeune championne ougandaise d'échecs Phiona Mutesi issue d'un bidonville, ou la success story Joy de David O. Russell. La vengeance violente à l'œuvre dans The Birth of A Nation de l'Afro-Américain Nate Parker est aussi peu politique (je préfère encore Mandingo de Richard Fleischer ou Django Unchained de Tarentino !). Même Captain Fantastic de Matt Ross, de prime abord sympathique, m'apparaît en définitive très formaté. Hell or High Water de David Mackenzie a beau se passer dans un milieu social particulier, les délogés des spéculations immobilières américaines, c'est tout de même bien mou. Dans le genre western je préfère The Homesman de Tommy Lee Jones qui avait déjà réussi The Three Burials of Melquiades Estrada (Trois enterrements). Quant au remake des 7 mercenaires (The Magnificent Seven) on laisse tomber ! Il y a pire, tels les biopics consacrés à Miles Davis (Miles Ahead) et Chet Baker (Born To Be Blue), comme si jazz rimait forcément avec drogue, ou encore Allied, Florence Foster Jenkins, Passengers, Les premiers les derniers, Chocolat qui ne justifient aucun commentaire. On pourra toujours se distraire avec A Bigger Splash, Girl on The Train (mais ça ne vaut pas le bouquin), Train to Busan, Arrival (tout de même très faible en comparaison des précédents de Denis Villeneuve), The Accountant, mais Nocturnal Animals m'a semblé vain et très violent. Côté français je retiendrai les thrillers Diamant noir d'Arthur Harari et Maryland de Alice Winocour. J'ai toujours du mal avec Bertrand Bonello dont les films ne sont jamais à la hauteur des ses ambitions, boursoufflés par une sorte de prétention snob qui leur retire toute crédibilté. Dommage ! La série Westworld n'atteint pas non plus ses objectifs, on sait tout depuis le premier épisode et ça piétine dans un suspense artificiel. Mieux vaut la suédoise Jour polaire (Midnattssol) de Måns Mårlind et Björn Stein autour des Samis qui rappelle The Bridge (Bron) par son tueur en série, une figure récurrente du polar en ce début de siècle agonisant, ou Le bureau des légendes qui se tient plutôt bien pour une française. J'aime bien ses deux saisons, d'autant que je passe souvent devant la Piscine où sont regroupés tous les services d'espionnage et contrespionnage Porte des Lilas !

Si l'on perd rarement son temps avec les documentaires, il y en a peu dont le style se confond avec le sujet. Je me suis tout de même instruit en regardant l'éloquent Poutine, un nouvel empire de Jean-Michel Carré, Pornocratie d'Ovidie, Ni dieu, ni maître, une histoire de l'anarchisme de Tancrède Ramonet, une anthologie en trois DVD du Cubain Santiago Alvarez, Hergé à l'ombre de Tintin de Hugues Nancy, The Beatles Eight Days A Week de Ron Howard, Hitchcock Truffaut de Kent Jones. Et j'ai cultivé ma cinéphilie avec les films provoquants et très personnels du Grec Nikos Papatakis, les mouvements de caméra virtuoses du Hongrois Miklos Jancso, les dessins animés soviétiques des sœurs Brumberg, et dans le désordre qui caractérise ce billet Half Nelson de Ryan Fleck, Bonjour Tristesse d'Otto Preminger, Propriété privée de Leslie Stevens, etc. Etcétéra parce que cette énumération est bien fastidieuse, sachant qu'en la matière ma liste ne plaira pas à tout le monde, la perception du cinéma jouant essentiellement sur l'identification de chacun avec les personnages et les sujets projetés sur l'écran.

lundi 20 février 2017

Les arts insoumis, la culture en commun


Parmi la quarantaine de livrets thématiques de la France Insoumise, je me suis penché évidemment plus particulièrement sur celui consacré à la culture. J'y apporte quelques humbles commentaires, mais le mieux est de le télécharger (c'est gratuit !). Je reviendrai ultérieurement également sur celui sur le numérique...
1. La culture
• Étendre la gratuité dans les musées et les autres lieux culturels recevant des subventions publiques nationales, à commencer par un accès gratuit tous les dimanches • Atteindre 15 % de fréquentation de publics scolaires dans les établissements culturels nationaux. • Sortir des indicateurs strictement quantitatifs tels que les recettes et imposer la diversité sociologique et géographique des publics, à commencer par les visites scolaires. • Intégrer les droits d'auteur dans le domaine public, après le décès des auteur·e·s pour financer la création et les retraites des créateurs.
Je suis ennuyé par ce dernier point. Que l'on réétudie les conditions d'héritage me semble indispensable pour réduire l'écart entre riches et pauvres, et ne pas laisser les plus puissants devenir toujours plus influents. Il s'agirait donc de plafonner. Mais il est injuste de s'attaquer aux entrepreneurs d'œuvres de l'esprit face à ceux qui s'enrichissent sur des valeurs matérielles. À Victor Hugo (discours de Lyon) il faut opposer l'initiative de Beaumarchais ! Les droits d'auteur sont légués à ses ayant droits comme n'importe quel héritage. Que cela favorise la création et les retraites des créateurs est une bonne intention, mais cela ne peut se concevoir sans remettre en cause l'héritage dans son ensemble. Cette proposition est très maladroite. Par contre on pourrait limiter le droit moral des ayant droits post mortem pour les empêcher de bloquer la circulation des œuvres et d'exiger des sommes fantaisistes non statutaires.
2. Faire la révolution citoyenne dans la culture
• Abroger les niches fiscales à l’avantage des mécènes et les autres règles sur mesure faites au profit des fondations privées telles que la fondation Pinault à la Bourse du commerce ou la fondation Louis Vuitton au bois de Boulogne. • Intégrer les œuvres d’art dans l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), et intégrer les revenus tirés de leur vente au barème usuel de l’impôt sur le revenu. • Mettre fin à l’intrusion de la finance dans les conseils d’administration des établissements culturels et lui substituer une nouvelle gouvernance démocratique qui renforcera le rôle des représentant·e·s des employé·e·s et associer des représentant·e·s des publics jusque dans la nomination de la direction et dans les orientations stratégiques. Assurer la parité dans les conseils d’administration et féminiser les postes de direction. • Rendre effectif un principe de non-cumul des mandats culturels, y compris dans le temps. • Interdire le sponsoring privé dans les services publics et les événements culturels et atteindre une part de 10 % de budgets participatifs dans les crédits locaux consacrés à la culture
Cela demande évidemment un retour d'investissement de l'État, comme en 1981 lorsque la culture bénéficia de 1% du budget national. Cette remarque s'applique à nombreux points qui suivent évidemment.
P.S.: il en fut évidemment question hier dimanche dans le chiffrage de la campagne, plus de 5 heures d'émission directe sur YouTube, un évènement unique dans l'histoire des présidentielles.
3. Rendre la culture accessible
• Jumeler tous les établissements (écoles, collèges, lycées) avec des établissements culturels, dans des projets profitant à tou·te·s les élèves et encourager les pratiques artistiques collectives ; favoriser la médiation socioculturelle dans ces établissements. • Mettre les associations au cœur de l’action culturelle sur tout le territoire dans l'espace public et leur donner les moyens financiers adaptés afin de faire reculer les déserts culturels. • Favoriser et promouvoir la médiation culturelle dans l’ensemble des lieux patrimoniaux et institutions culturelles subventionnés (musées, orchestres, théâtres, etc.), notamment en leur faisant obligation de recourir à des guides conférencier·e·s diplômé·e·s et titulaires de la carte professionnelle. Encourager, dans les critères de subvention, la co-construction de la programmation culturelle avec les publics. • Défendre le maillage national des bibliothèques et médiathèques, garantir leur budget face aux choix financiers ou idéologiques de certaines collectivités territoriales et embaucher des professionnel·le·s pour assurer de plus larges ouvertures. • Accroître les effectifs des professeur·e·s spécialisé·e·s dans l’enseignement artistique et dans l’Éducation Nationale (notamment par le maintien ou la réouverture des C.H.A.M., Classes à horaires aménagés musique).
C'est toujours la question de la fréquentation des lieux culturels par les classes défavorisées qui pensent que cela ne leur est pas destiné, même lorsque c'est en bas de chez eux. Il faudra faire preuve d'imagination. Je me souviens qu'avant son éviction du festival Sons d'Hiver Michel Thion programmait toujours en première partie un ensemble local, amateur ou professionnel. C'est un exemple parmi d'autres.
4. Affirmer le droit à l’éducation culturelle et artistique
• Transformer l’enseignement artistique supérieur en véritable service public national : sortir les écoles d’art et les conservatoires de musique et de danse du statut inadapté d’Établissement public de coopération culturelle (EPCC). L’État définira les programmes et les règles applicables à leurs personnels. • Renforcer les conservatoires de musique, de danse et d’art dramatique, afin de permettre l’accès de tou·te·s à un enseignement de qualité. Maintenir l’accès aux cours individuels. Ouvrir de nouveaux conservatoires pour permettre à chacun·e, quel que soit son âge, de s’inscrire, avec prêt gratuit d’instruments. • Mettre fin à la marginalisation de l’enseignement artistique. Faire de l’éducation artistique dans toute sa diversité et dans ses trois dimensions (fréquentation des œuvres, pratique, enseignement artistique) une vraie priorité éducative de la maternelle à l’université, jusqu’en entreprise. • Développer une filière de la création numérique dans l'enseignement professionnel.
Dès le cours préparatoire laisser les questions se poser avant d'imposer les réponses. Adjoindre des professionnels en activité aux professeurs de profession comme cela est pratiqué dans les grandes écoles...
5. Protéger les artistes, étendre le régime des intermittents
• Garantir la liberté de création et de diffusion des œuvres d’art contre toute tentative de censure.• Pérenniser le régime des intermittent·e·s du spectacle sur la base de l’accord du 28 avril 2016. Il est une garantie de la liberté de création de celles et ceux qui y cotisent. • Étendre ce régime aux professions artistiques précaires, dont les artistes visuels. • Titulariser les précaires et les permittent·e·s du service public de la culture et de l’audiovisuel. Intégrer les emplois actuellement soustraits par les établissements culturels. • Garantir la pérennité des ensembles et orchestres permanents, l’emploi statutaire, conditions de la mise en œuvre des missions et des cahiers des charges. • Soutenir l’extension des maisons des artistes comme centres de ressources nationaux et mutualisés.
Étendre le régime des intermittents du spectacle aux professions artistiques précaires, dont les artistes visuels, montre que l'on peut ajuster par le haut au lieu d'attaquer stupidement les mieux protégés. Il en est de même des droits d'auteur qui doivent être étendus à des professions particulièrement exploitées. Il ne s'agit pas de bloquer ou compliquer les contrats, mais de rémunérer justement les créateurs. Les graphistes et photographes attendent cela depuis longtemps.
6. Bannir la pollution publicitaire et étendre l’affichage artistique et associatif. Nous lutterons contre l’invasion publicitaire dans les services publics et sur les bâtiments publics, dans les rues, aux abords des villes et des villages. Voici plusieurs actions prioritaires :
• Mettre fin à l’affichage publicitaire sur les bâtiments publics et au « nommage » de lieux culturels publics, tel le AccorHotels Arena. • Interdire les écrans publicitaires numériques et connectés, vrai scandale écologique et déontologique, dans les lieux et transports publics. • Créer un fonds d’appui aux communes qui transforment les panneaux publicitaires en espaces d’affichage culturel et d’expression libre avec une stricte application de l’usage à but non lucratif. • Réguler la publicité, notamment aux entrées de villes et de bourgs aujourd’hui défigurées.
Il faut aller plus loin en repensant totalement l'urbanisme, resté à l'état de concept dans nos villes. Pourquoi sont-elles si tristement grises ? Redonnons-leur de la couleur ! Cela s'applique au mobilier urbain, aux automobiles, etc. Privilégions les initiatives individuelles en leur donnant un cadre élargi. Trop à dire sur la question, mais cela implique d'intégrer le design sonore dans l'univers urbain. De planter des arbres, des jardins partout où c'est possible, etc.
7. Préserver le patrimoine, construire pour le futur
• Faire appliquer le « 1 % artistique » (dans la dépense de construction), prévu par la législation, à tous les bâtiments publics construits, rénovés ou ayant changé d’affectation. L’étendre aux grandes constructions privées. Le prendre en compte dès le concours d’architecture par obligation d’appels publics à candidatures. Faire figurer au cahier des charges de l’architecte et de l’artiste le lien avec la société et l’environnement social. • Renationaliser le mécanisme de prévention archéologique et permettre une application effective de la loi de 2001 sur l’archéologie préventive, sous la direction de l’INRAP. • Investir enfin dans les Archives Nationales pour garantir leur conservation et leur partage avec le public. • Généraliser l’intervention d’un architecte dans la construction de lotissements.
Voir la remarque au-dessus !
8. Soutenir les petites entreprises culturelles indépendantes
• Renforcer les aides à la présence dans tout le pays des salles indépendantes de concert et de cinéma, ainsi que des petits commerces culturels indépendants, avec : - l’augmentation du soutien aux librairies (ADELC), disquaires (CALIF), cinémas indépendants (AFCAE), en particulier en matière de formation, de reconnaissance et de valorisation des diplômes, d’aide à l’implantation ; - l’encadrement des loyers là où c’est nécessaire ; le financement par l’État d’un programme Culture à Loyers Modérés ; - des aides et prêts à 0 % pour permettre aux lieux de se mettre en conformité avec la loi (isolation, accessibilité aux personnes à mobilité réduite…) ; - des instances de médiation culturelle locales pour limiter les conflits d’usage, par exemple pour les nuisances sonores. • Soutenir les structures de création et de production : - ouverture de lieux de travail pour tou·te·s les artistes ; - financement de la structuration des petites compagnies de spectacle vivant, chœurs et orchestres, danse, cirque, écriture ; soutien aux lieux de diffusion de la création contemporaine ; - création d’un CNJV (Centre national des jeux vidéo) qui disposera de mécanismes d’aide sur le modèle du Centre national du cinéma et de l’image animée (avances sur recettes…) ; - renforcement du soutien à la bande dessinée par le CNL (Centre national du livre) ; - création, qui n’a que trop attendu, du Centre National de la Musique.
En 1982, lorsque les compagnies implantées reçurent le soutien de l'État le budget était clos. Les années suivantes, les subventions reconduites empêchaient les nouvelles compagnies d'être aidées. Un contrôle sérieux est donc indispensable pour sécuriser les compagnies dans la durée sans les laisser pour autant sans contrôle de résultat. C'est un sujet épineux, car elles ont besoin d'être sécurisées dans la durée. Les résultats à considérer ne sont pas forcément économiques ou dans la fréquentation. C'est vraiment à étudier. Le système actuel est d'une grande perversité...
9. Défendre l’exception culturelle
• Défendre de façon intransigeante la langue française dans toutes les instances européennes et internationales. Soutenir l’expression artistique et culturelle francophone tant en France qu’à l’étranger. • Sortir la culture du champ des échanges marchands, tant à l’UE qu’à l’OMC, dans la lignée de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles de l’UNESCO de 2005. • Étendre l’exception culturelle à la sphère numérique. • Développer une vraie coopération culturelle non marchande et émancipatrice, à l’opposé de la vente internationale de franchise (ex. : Louvre/Abou Dhabi). • Renforcer le réseau des Instituts français à l’étranger, gravement déstructuré et affaibli depuis deux quinquennats. Ce soutien accru concernera aussi les Écoles françaises à l’étranger (Rome, Athènes, Le Caire, etc.) ainsi que les missions archéologiques.
Il faut créer une nouvelle Europe, non celle du fric, mais celle des cultures, et étendre cet échange au monde entier. Il est un espéranto autre que de la finance. Je n'ai pas non plus oublié la phrase de Jean-Luc Godard : "La culture est la règle, l'art est l'exception."
10. Faire reculer l’emprise des multinationales culturelles
• Créer une médiathèque publique en ligne, avec une plate-forme d’offre légale en ligne de musique, de films et de contenus culturels. • Maintenir la loi de 1981 sur le prix unique du livre, sanctionner les abus (frais de transport offerts…) et supprimer toutes les aides fiscales ou indirectes aux mastodontes du commerce en ligne tels Amazon, Fnac.com, etc. • Diriger les marchés publics de livres (commandes de collectivités et de bibliothèques) vers les librairies indépendantes. • Mettre en place un prix unique pour les supports de musique, de jeux vidéo et de films. • Faire du·de la médiateur·trice du cinéma une véritable autorité de régulation, avec pouvoir de sanction. • Mettre à jour les dispositifs d’aides publiques existants pour redonner la priorité à la solidarité et à la diversité, et mettre un terme aux aides favorisant la concentration. • Créer un centre national du jeu vidéo, sur le modèle du centre national du cinéma, pour financer les créations françaises.
Les détracteurs du programme des Insoumis qui ne peuvent pas voir Jean-Luc Mélenchon en peinture invoquent que "les programmes sont des catalogues, mais qu'adviendra-t-il concrètement". Ne voient-ils pas que le seul fait de soulever toutes les incohérences du système actuel mérite que nous retroussions nos manches et rêvions d'un monde meilleur ? Dans un second temps, il s'agit dores et déjà de trouver les moyens d'appliquer ce programme. Il en est ainsi de tous les programmes. Quand on pense au gâchis d'argent utilisé pour des causes inutiles ou scandaleuses il s'agira d'affecter justement le budget à des causes indispensables pour que notre société se réveille de sa longue maladie.

vendredi 10 février 2017

The Sea Ranch Songs & Green Ground par le Kronos Quartet


Chaque fois que le Kronos Quartet sort un nouvel album je suis incapable de résister à la folie du consumérisme. Il y a vingt ans j'avais acheté à Montréal les vinyles consacrés à Thelonious Monk et Bill Evans et depuis j'ai systématiquement acquis leurs productions chez Nonesuch ou sur d'autres labels. En 1988 le trio du Drame avait rencontré le violoniste David Harrington sans arriver à s'entendre. Nous avions été trop gourmands tandis qu'il avait montré peu d'appétit pour la cuisine française ! Cinq ans plus tard nous avions préféré nous associer au Balanescu String Quartet pour notre contribution à Sarajevo Suite avec Dee Dee Bridgewater. Même si d'autres quatuors à cordes font preuve de plus de finesse j'ai toujours adoré la détermination électrique très américaine du Kronos.
Allant régulièrement voir sur leur site les nouveautés discographiques je découvre cette fois The Sea Ranch Songs d'Aleksandra Vrebalov et Green Ground de Pelle Gudmundsen-Holmgreen. La première évoque un ensemble immobilier sur la côte ouest des États Unis où les lotissements en bois sont conçus en harmonie avec la nature le long d'une plage au nord de San Francisco. Mais si The Sea Ranch fut un lieu d'accueil merveilleux pour la compositrice serbe et le quatuor, il semble être devenu un lieu de villégiature pour pensionnaires friqués en rupture avec les intentions de départ des fondateurs. Il n'empêche que la quiétude qui s'en dégage a inspiré Aleksandra Vrebalov mêlant quelques témoignages verbaux à son écriture plutôt planante. Le DVD qui double le CD montre les lieux, les architectures inventives, la nature verdoyante et l'océan, mais dans une perspective hélas illustrative malgré les effets de superposition ou de solarisation, ce qui rend le projet vidéographique particulièrement ennuyeux alors que l'écoute de l'album laisse rêver et imaginer cet espace propice à la détente, loin du monde concentrationnaire auquel les urbanistes nous ont habitués. L'album produit par le Kronos et Vrebalov est publié sur le label des compositeurs de Bang on a Can...
Celui du compositeur danois Pelle Gudmundsen-Holmgreen, décédé en juin 2016, réunit le Quatuor et le Theater of Voices de Paul Hillier pour une autre évocation de la nature tant terrestre qu'aquatique. Le terme de réunion s'impose d'autant que New Ground et No Ground sont les quatuors n°10 et 11 de Gudmundsen-Holmgreen, que Green est composé pour quatre voix, mais, superposés, ils donnent naissance à New Ground Green et No Ground Green ! Les chanteurs utilisent des percussions (crotales, guiro, claves, anklung) pour interpréter ces œuvres où les influences du baroque viennent frapper à la porte de la contemporanéité...

→ Aleksandra Vrebalov, The Sea Ranch Songs, CD+DVD Cantaloupe, 15,76€
→ Pelle Gudmundsen-Holmgreen, Green Ground, CD Dacapo, 19€

jeudi 19 janvier 2017

La Petite France


Le temps est plus clément que je ne l'avais imaginé alors que la météo annonce -10°C à Strasbourg. Comme j'ai l'impression d'être ailleurs dans ma doudoune à damier multicolore, je fais attention en traversant les rues qu'un tramway ne m'écrase pas. Je n'ai jamais oublié Gaudí. En tournant la tête complètement, sans faire bouger la capuche qui tient mes oreilles au chaud, mon œil gauche voit à droite et le droit à gauche. Le conducteur aurait néanmoins du mal à ne pas m'apercevoir. Ce sont toujours des Africains ou de vieilles dames qui me complimentent sur mon accoutrement. Je ne m'attendais pas à réunir autant de suffrages, enfoncé dans mon duvet portable qui me fait ressembler à Arlequin, l'éléphant Elmer ou un Rubik's Cube.
Le trajet en TGV n'a duré qu'une heure quarante cinq minutes alors qu'il y a quelques années il fallait quatre ou cinq heures. La frontière est la porte à côté. Sur le chemin de l'hôtel je passe saluer Philippe Ochem qui fête la fin de son festival de jazz dans un bar à bière où nous étions allés avec Birgitte et Linda lorsque nous avions joué La chambre de Swedenborg au Musée d'Art Moderne et Contemporain il y a déjà cinq ans. Chaque membre de l'équipe de Jazzdor a choisi un livre qu'il ou elle a aimé cette année pour fêter les soixante ans de Philippe. Le carton, terriblement lourd, déborde de merveilleuses promesses.
Si ma famille est originaire d'Alsace, je viens toujours à Strasbourg pour la musique ou pour enseigner à l'HEAR (Haute École des Arts du Rhin) que l'on appelait autrefois les Arts Décos, mais qui a fusionné avec l'École supérieure d'art de Mulhouse (Le Quai) et des enseignements supérieurs de la musique du conservatoire de Strasbourg. Toujours invité par Olivier Poncer, cette fois pour les sections Didactique Visuelle, Communication Graphique et Illustration, je commencerai demain matin par "ma vie, mon œuvre", puis je suivrai des ateliers dont le thème est cette année Léonard de Vinci. Notre Machine à rêves est au goût du jour !
En 1983 le grand orchestre du Drame avait créé L'homme à la caméra de Vertov et la pièce de théâtre musical Chambre noire à l'occasion de la première édition de Musica. Nous sommes revenus pour un ciné-concert au MAMC en trio avec Bernard Vitet et le violoncelliste Didier Petit, puis en 2009 l'opéra Nabaz'mob avait occupé la salle historique de l'Aubette pour les Nuits Électroniques de l'Ososphère. Heureusement qu'il y a des festivals à Strasbourg et des étudiants curieux, sinon je me ferais encore plus rare.
Que le centre soit piéton, rempli de jeunes gens à bicyclette, rend cette ville toujours aussi agréable. Le quartier de la Petite France a quelque chose de mystérieux, entre le voyage dans le temps et un parc d'attraction désert. Il faut dire que c'est déjà la nuit. Je marche seul à la recherche d'un Winstub où dîner, mais les restaurants ferment tôt. Celui sur lequel j'avais jeté mon dévolu a totalement disparu. Un trou noir. J'avais heureusement grignoté une flàmmeküeche avec une blonde pression tout à l'heure à L'Abattoir. Le froid a fait chuter la batterie de mon iPhone. Sans repère, je n'avais plus le choix si je voulais manger quelque chose avant d'aller me coucher. La choucroute sera correcte, mais banale. En rentrant à l'hôtel j'ai récupéré un petit plan, à l'ancienne, un qui se plie. J'ai vérifié mon itinéraire pour demain matin en passant par la magnifique cathédrale gothique avant d'enjamber l'Ill.

jeudi 12 janvier 2017

François Sarhan, entre rock inventif et musique contemporaine


Marcher sur les pas de Frank Zappa est casse-gueule. C'est pourtant la première image qui me vient à l'écoute de L'Nfer (2006) du compositeur François Sarhan, et la réussite est exemplaire. Sur un récit de voyage à Londres raconté par le compositeur sans négliger les contrechamps, se greffe un arrangement musical qui suit la prosodie de la voix à la manière du Trésor de la langue du Québéquois René Lussier, technique utilisée également par Christophe Chassol. Mais Sarhan développe une écriture personnelle ponctuant dramatiquement le récit, remarquablement interprétée par l'Ensemble Ictus. Tout aussi découpé, mais avec une couleur plus jazz-rock, Orloff (2007) adopte le même système, cette fois avec son propre orchestre, CRWTH. Le documentaire fait place à une fiction de série B doublée en français et entrecoupée d'interruptions publicitaires. J'avais auparavant regardé des vidéos réalisées par Sarhan qui me semblaient plus kageliennes que zappiennes, mais les deux évocations quasi radiophoniques du CD Pop Up rappellent ici les fresques narratives du compositeur américain plus que les scénographies du provocateur argentin.
Même si elle s'appuie sur des sonorités et des rythmes issus du rock, il s'agit de musique savante. Que l'on ne s'y trompe pas, je range également Zappa dans cette catégorie, du moins pour ses œuvres les plus importantes ; j'entends par là des pièces qui s'écoutent sans rien faire d'autre, en opposition à certaines musiques populaires que l'on peut consommer en faisant la vaisselle par exemple, ou qui offrent le loisir de danser dessus.


L'album fondant Wandering Rocks et Commodity Music qui date de 2016, soit dix ans après Pop Up, soulève aussi la question de la façon dont la musique est "consommée" aujourd'hui. Sarhan regrette que l'on ne prenne plus le temps de l'écoute attentive, comme pour la poésie qui exige la même concentration. Écrite pour quatre guitares électriques, ici le groupe Zwerm, et 27 haut-parleurs diffusant des sons de synthèse réalisés avec le synthétiseur analogique SERGE à La Muse en Circuit, la version sur CD est réduite à une stéréophonie immobile alors qu'en représentation le public se promène au milieu du dispositif, voire dans plusieurs salles. Le projet initial plonge les spectateurs au milieu de haut-parleurs dont aucun ne diffuse la même source. Nous sommes ici plus proches des nouvelles musiques improvisées que du rock, la décomposition des formes construisant un nouveau parcours, plus abstrait que le précédent album.
Si j'ai cité Frank Zappa dont Sarhan est un des plus brillants héritiers, je me dois de suggérer le cousinage de L'Nfer avec le sublime Agitation d'İlhan Mimaroğlu pour ses montages cut qui font sens, critique politique loin de l'entertainment formaté. Wandering Rocks... est évidemment une expérience sensorielle que l'on aimerait partager dans un espace plus approprié que son salon. En explorant le site de François Sarhan ou les vidéos réalisées par le compositeur, on se rendra compte de l'étendue de son talent, ses inspirations l'amenant dans des contrées très différentes des deux albums chroniqués ici.

→ François Sarhan, Pop Up, CD, Sismal Records
→ François Sarhan, Wandering Rocks / Commodity Music, CD, label Muse

mercredi 28 décembre 2016

Cent soleils (texte complet)


Voici donc le texte complet de mon article commandé par Citizen Jazz, trop long pour être intégralement reproduit dans la belle revue chroniquée hier dans cette colonne...

Dans le film de Luchino Visconti Le guépard, Tancrède joué par Alain Delon insiste auprès du Prince Salina interprété par Burt Lancaster « Il faut tout changer pour que rien ne change ». Autour de quel centre s’exercent les révolutions pour se retrouver un jour au même point, justifiant un nouveau cycle ? Elles permettent chaque fois au système de se régénérer, retardant l’entropie.

La fin de la première guerre mondiale vit le jazz déferler du nouveau monde vers l’ancien. La fin de la seconde lui redonna une nouvelle jeunesse avec le be-bop. Celle du Vietnam coïncida avec l’affirmation du Black Power et les Panthères Noires accouchèrent du free jazz. Le rouleau compresseur américain du soft power finira par semer des graines qui banaliseront l’affaire, tandis que les musiciens européens apprirent à les faire pousser en tenant compte de leur sol et des méthodes traditionnelles de leurs propres cultures. En France, pays du métissage et de toutes les convergences jusqu’au bout du nez du continent, la finis terrae, l’institutionnalisation de la musique improvisée dans les conservatoires arma la jeunesse, précisant sa maîtrise technique et lui rappelant ses racines, souvent multiples. Les autodidactes avaient déjà montré le chemin de l’indépendance, elle s’affirme aujourd’hui dans des projets les plus variés où les étiquettes explosent sous la richesse des propositions.

LES AFFRANCHIS

Il y a trois ans j’écrivais ainsi un petit manifeste*, accompagné d’une liste longue comme le bras de musiciens et musiciennes, que j’intitulais Les affranchis.

« Un mouvement exceptionnel se dégage enfin parmi les jeunes musiciens vivant en France. On attendait depuis longtemps qu'une musique inventive naisse de ce territoire historique, carrefour géographique où se croisent toutes les influences. Si le jazz, le rock, les musiques traditionnelles, la chanson, l'électronique, le minimalisme, le classique pouvaient se sentir chez les uns et les autres il manquait encore à la plupart de s'affranchir du modèle anglo-saxon ou américain. Depuis quelque temps la surprise va grandissant. Ces jeunes musiciens et musiciennes, car il y a de nombreuses filles dans ce mouvement et ce n'est pas la moindre de ses caractéristiques, ont pour beaucoup suivi des études classiques. Ils sortent souvent du CNSM, le Conservatoire, même si ce sont forcément les plus rebelles qui nous intéressent ici. Non contents d'être des virtuoses sur leur instrument ils composent et improvisent, entendre là que la composition soit préalable ou instantanée n'a pas d'importance. Leur univers assume l'héritage de la musique savante du XXe siècle et de la musique populaire, chanson française et rythmes afro-américains, structures complexes et simplicité de l'émission. Le blues et ses ramifications jazz et rock les ont amenés à se démarquer du ghetto dans lequel s'est enfermée la musique contemporaine. La tradition de la chanson française leur offre un nouveau répertoire de standards. La connaissance des maîtres les a armés. L'improvisation libre leur ouvre les portes du direct.

Leurs sources sont trop vastes pour être citées, mais les différentes formes que le jazz a empruntées au cours du siècle précédent les ont fortement marqués. Pour s'en affranchir ils l'ont croisé avec la musique savante, privilégiant les marginaux aux nouveaux académiques, revalorisant le rock et toutes les musiques du monde. On retrouve souvent Debussy, Satie, Stravinski, Cage, Ligeti, Monk, Hendrix, Miles, Reich, Zappa, Wyatt dans leur discours. Beaucoup d'hommes encore, mais leur féminité est de plus en plus assumée, et tant de filles peuvent enfin s'épanouir aujourd'hui sans devoir imiter le jeu des machos. Même si certains de leurs aînés ont préparé le terrain, ces "jeunes" musiciennes et musiciens ne sont pas dans la concurrence, mais dans une solidarité qui fait chaud au cœur. Encore faut-il maintenant qu'ils et elles s'organisent ! Leur culture musicale, et plus encore extra-musicale, soit ce que l'on appelle la culture générale faite de littérature, de cinéma, de spectacles en tous genres, de voyages, gastronomiques et fraternels, de conscience politique et écologique, etc., leur confère à chacun et chacune une indépendance de création. Leur imagination accouche de mondes très variés, inventifs, surprenants, porteurs d'espoir dans l'univers formaté que les financiers et censeurs veulent nous imposer. J'ai longtemps cherché un terme à proposer pour caractériser ce mouvement exceptionnel. LES AFFRANCHIS correspond bien à ce qu'ils et elles représentent. »

WWW

Il est une autre révolution, mondiale celle-ci, et propulsée par la technologie. Souvent l’invention de nouveaux outils a contribué à de nouvelles formes artistiques. Par exemple la peinture en tubes a-t-elle permis aux impressionnistes d’aller peindre sur nature. En musique chaque nouvel instrument, qu’il soit de création ou de reproduction, a bouleversé son Histoire. Au début du XXe siècle le matériel de reproduction sonore autorisa la musique à voyager autrement qu’avec du papier. Ses formes écrites ou non écrites pouvaient se diffuser par le truchement de la radio et des disques. Dans la seconde moitié du siècle la guitare électrique amplifia la musique pop(ulaire). Les instruments qui forgèrent ce que nous appelons par facilité le jazz sont récents. Le saxophone date de la fin du XIXe, la batterie arriva au début du suivant, l’orgue et le piano électrique précédèrent le synthétiseur, etc. Au basculement vers le XXIe l’informatique donna un coup de fouet à la musique électronique. Mais la grande révolution de ces quinze dernières années est le déploiement de la Toile à l’échelle mondiale, le World Wide Web.

Il ne faut pas croire que la dématérialisation des supports prit de cours les multinationales du disque. Elles l’orchestrèrent soigneusement pour réduire leurs dépenses afin d’engranger toujours plus de bénéfices. Le gros problème était le stock, encombrant et immobilisé. Sa disparition progressive, mais relativement rapide, entraîna une vague de licenciements. Cette recherche de rentabilité toujours plus gourmande s’accompagna d’une réduction dramatique des investissements en termes de risques. Aucun courant de musique populaire n’a émergé d’ailleurs depuis ce bouleversement radical, car les calculs mercantiles du Capital s’exercent à court terme. Les us et coutumes s’en trouvèrent néanmoins chamboulés.

Les jeunes n’achètent plus de disques, ils écoutent des mp3 dont la plupart disposent illégalement ou injustement, les accords de la Sacem avec YouTube, Deezer ou Spotify ne profitant qu’aux majors. Les musiques qui défilent sont rarement identifiées sous la logorrhée du flux des mp3 diffusées en playlists. Pourtant ce phénomène touche encore peu les musiques de niche dont le jazz et assimilés font partie. D’abord parce que la qualité des compressions mp3 le plus souvent utilisées reproduit difficilement la recherche de timbres des musiques inventives.

La musique vivante est une des meilleures réponses contre la suprématie du flux anonyme. Les concerts se multiplient, même si l’État, assujetti aux lois dictées par les banques, se désinvestit scandaleusement de la culture qui fait pourtant la richesse de notre tout petit pays et sa renommée mondiale. Il y a de plus en plus de concerts dans les cafés, les squats et en appartement. De toute manière les festivals tournaient en rond, leurs responsables ayant pour la plupart si peu d’entrain et d’imagination, se copiant les uns les autres sans chercher à faire des découvertes. De plus en plus de musiciens créent leurs labels et montent leurs propres festivals, franchement les plus réussis, les plus conviviaux et donc les plus excitants. Entendre ces affirmations comme des généralités, car il existe heureusement quelques exceptions remarquables de producteurs et programmateurs encore dignes de ces noms. Il est malgré tout de plus en plus difficile de vivre de son art, les salaires ayant drastiquement baissé depuis vingt-cinq ans, et les musiciens étant également de plus en plus nombreux (la reproduction de l'extrait paru dans Passage en Revue de Citizen Jazz 2016 s'arrête ici), mais cela nous l’avons voulu et nous nous y sommes employés depuis 1968.

Autre démonstration de résistance est le retour du vinyle voué à l’oubli avec l’avènement du CD. Les amateurs de beaux objets, et l’emballage n’est pas qu’esthétique, car aussi porteur de sens et d’informations, n’ont jamais accroché au boîtier cristal riquiqui. Le CD a l’avantage d’éviter la détérioration à l’usage, bien qu’il ne soit pas éternel comme on nous l’avait vendu à ses débuts, et de proposer une durée qui sied à de nombreux projets. Le vinyle offre une surface graphique conséquente, et, travaillé dans des conditions devenues hélas exceptionnelles, une dynamique étonnante face à la réduction binaire des 0 et des 1 du numérique. Ce n’est pas le propos de comparer ici les deux supports, mais l’un et l’autre ont des avantages. Nombreux audiophiles ne jurent plus que par l’analogique quand d’autres restent attachés au disque en plastique argenté. De même le téléchargement et l’écoute en ligne ouvrent de nouvelles perspectives.

La disponibilité immédiate n’est pas l’une des moindres qualités de la musique sur Internet. Elle fonctionne d’ailleurs aussi bien pour l’émetteur que pour le récepteur. J’adore enregistrer un vendredi, monter, mixer, préparer l’iconographie pendant le week-end et mettre en ligne le lundi soir un album complet, offert gratuitement aux auditeurs avertis. La rentabilité directe est nulle, mais quels profits espérer de la vente des disques aujourd’hui ?! L’investissement est également considérablement réduit, à condition de disposer du matériel pour enregistrer. Si l’on compare encore avec le salaire proposé pour un concert, la différence reste dramatiquement minime alors que la liberté de produire en toute indépendance est stimulante. La plupart des disques pressés ne servent qu’à la promotion, à moins de vente à la fin des concerts, ce qui souvent ne permet que de rembourser les coûts de la production. De plus, côté prospection, les programmateurs exigent maintenant des vidéos, ce qui repousse le problème un peu plus loin… Les musiciens n’arrivent à vivre qu’en multipliant leurs interventions, dans des domaines variés comme par exemple la pédagogie, la musique appliquée restant une des plus lucratives.


À mon niveau, j’ai suivi l’évolution des techniques, mais jamais celles du marché que j’aurais plutôt tendance à anticiper. Le label GRRR est un des plus anciens puisque fondé en 1975**. Nous avons commencé par des vinyles en soignant leur graphisme, nous investissant à la gravure avec des orfèvres en la matière, nous déplaçant à l’imprimerie lors de la mise en machine des pochettes… En 1987 nous avons été parmi les premiers à produire un CD***, ce qui nous offrait la possibilité de composer des pièces délicates que le gratouillis de l’aiguille nous interdisait jusque là et de proposer des œuvres plus longues. En 1997 Carton**** fut l’un des premiers CD-Rom d’auteur. Mais à partir de 2010 nous mettons en ligne***** les archives d’Un Drame Musical Instantané, puis tous les nouveaux albums, soit une trentaine de collaborations avec pour la plupart de jeunes musiciens et musiciennes parmi les affranchis. Parallèlement à ces travaux purement sonores je m’investis depuis toujours dans des formes multimédia comme aujourd’hui les œuvres sur tablettes tactiles******. C’est sans compter les spectacles vivants où se mêlent différentes expressions artistiques.

Reste un problème, le refus absurde de la presse papier, généraliste et spécialisée, de chroniquer les œuvres en ligne. Leur lectorat se réduit pourtant de jour en jour au profit de magazines en ligne et des blogs. Cette posture risque de leur coûter leur existence. Pourtant, de même que pour les supports sonores, le papier est complémentaire des éditions numériques. Si une liseuse possède des qualités indéniables pour lire un roman, les ouvrages illustrés sont plus agréables dans leur forme traditionnelle. Ce numéro exceptionnel de Citizen Jazz attestera de ce que j’avance !

THIS IS THE QUESTION

Que nous réserve l’avenir ? Les jeunes musiciens et musiciennes vont-ils continuer à nous épater par leur virtuosité couplée avec le développement de mondes bien à eux ? Le Web va-t-il continuer à diffuser la résistance aux courants dominants ? Face à la barbarie et à la restriction des libertés grandissantes quel sera le rôle des artistes ?

Les jeunes musiciens ont tendance à se regrouper en collectifs comme dans les années 60-70. Ils ont moins l’esprit de chapelle que leurs aînés. La solidarité n’est pas un vain mot. Mais nombreux prétendent que les conditions pédagogiques dont ils et elles ont bénéficié sont entrain de s’étioler. De plus en plus ils apprennent à se servir des outils informatiques leur permettant de s’affranchir des lourdeurs du studio. Idem des outils de communication qu’ils maîtrisent de mieux en mieux. Reste à voir comment ils se comporteront avec les nouveaux venus !

Aux débuts d’Internet, pratiquement 80% des sites étaient créatifs. Vingt ans plus tard l’inventivité a déserté le Web au profit du commerce et des services. Par contre les réseaux sociaux se sont développés considérablement, offrant une contre-offensive à l’abrutissement généralisé asséné par les média traditionnels aux mains de l’État, des banquiers et des marchands d’armes.

Si chacun et chacune peut développer sa propre esthétique en suivant plus ou moins tel courant, voire en l’initiant (la mode n’a d’intérêt que lorsqu’on la crée), n’est-il pas de sa responsabilité de réfléchir le monde qui l’entoure, de l’analyser et d’assumer sa position sociale ? L’artiste est un citoyen dont la voix porte. Les cent fleurs qui éclosent ici et là sont le reflet de la diversité libertaire rencontrée par exemple aux Nuits Debout. Comment unifier ces mouvements sans perdre l’authenticité de chacun ? La question se pose plus crucialement entre les différents corps de métier qu’entre homologues. Les responsables de salles, les journalistes, les producteurs, les diffuseurs, les musiciens semblent évoluer dans des mondes parallèles. Comment les pousser à miser sur l’avenir au lieu de ressasser les recettes éculées qui s’épuisent ?

Les quinze dernières années ont montré un regain de vitalité de la musique en France, pas seulement dans le jazz et assimilés. Comment s’appuyer sur cet élan pour ne pas s’endormir sur ses lauriers ? La politique française actuelle, dans tous les domaines, pas seulement la culture, nous pousse dans le mur. Comment se servir de nos armes pour construire un monde meilleur ? Faut-il changer la nature de la musique, intervenir dans des zones laissées à l’abandon, prêcher la bonne parole à l’étranger, fédérer toutes ces énergies ?

P.S. (conservé dans la parution de Citizen Jazz) : je n’ai aucun souvenir précis de ces quinze ans qui aurait changé la face du jazz et des musiques improvisées. C’est la somme de tous qui fait sens. C’est peut-être la raison pour laquelle je tiens quotidiennement un journal en ligne depuis douze ans sur drame.org et Mediapart. L’actualité se double ainsi d’une mémoire, un long métrage de plus de 3300 articles en plus de ceux que j’écris ailleurs et en marge de mes activités musicales et artistiques.

*www.drame.org/blog du 23 août 2013
**Birgé Gorgé Shiroc, Défense de, disque culte figurant sur la Nurse With Wound List
***Un Drame Musical Instantané, L’hallali, avec l’opéra La fosse et l’ensemble de l’Itinéraire, Frank Royon Le Mée, Dominique Fonfrède, etc.
****Birgé Vitet, Carton, CD-Extra interactif de chansons avec le photographe Michel Séméniako
*****www.drame.org, avec, à l’heure actuelle, 69 albums inédits, 929 pièces, 137 heures et une radio aléatoire en page d’accueil
******www.lesinediteurs.com, www.volumique.com

vendredi 23 décembre 2016

Tout est vérouillé


Passé rue Mazarine aux Éditions de l'Herne chercher un exemplaire du Cahier consacré à Michel Houellebecq dans lequel j'ai écrit un article sur notre collaboration, je franchis à pied le Pont Neuf. De là j'aperçois l'impasse de la rue de Nevers au fond de laquelle je faisais semblant de chanter lorsque j'étais louveteau aux Éclaireurs de France, une meute de scouts laïques où j'ai passé trois années merveilleuses de huit à onze ans. À sa droite la Monnaie de Paris présente actuellement l'exposition Not Afraid of Love de Maurizio Cattelan. À sa gauche la rue Dauphine où en mai 68 j'allais en mobylette acheter L'Enragé, puis les journaux underground Le Parapluie, It et Suck à la Librairie Parallèles. Dessous "coule la Seine". J'adore la traverser où que ce soit à Paris, en touriste.
"Et nos amours, faut-il qu'il m'en souvienne".
C'est bien le premier plan qui me choque. Des amoureux ont accroché des milliers de cadenas sur l'avancée du pont construit sous Henri III et terminé sous Henri IV. Cette pratique avait commencé à Paris sur le Pont des Arts et elle s'étend maintenant à d'autres passerelles. Étrange comportement de considérer l'amour comme quelque chose de fermé, replié sur soi ! Ces naïfs jettent ensuite la clef de ces "cadenas d'amour" dans le fleuve, quitte à revenir détruire rageusement cette ceinture de chasteté moderne quand le couple se défait.
"Passent les jours et passent les semaines, ni temps passé, ni les amours reviennent..."
Les familles recomposées sont en effet plus nombreuses dans les grandes villes que les liaisons éternelles. Je repense au remarquable discours de Jean-Luc Mélenchon au meeting LGBT, probablement le plus intéressant de sa campagne de 2012. Si je me souviens bien, il s'était d'abord étonné du besoin de se marier, un peu anachronique pour des gens de notre génération. Il avait ensuite suggéré que le mariage gay devienne le modèle de nouvelles associations, entre frère et sœur, entre amis, etc., pour protéger le compagnon ou la compagne qui nous sont chers...
"Vienne la nuit sonne l'heure, les jours s'en vont, je demeure."

mercredi 21 décembre 2016

Le malaise est plus profond

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J'aurais beau évoquer la politique gouvernementale, les élections présidentielles, la guerre en Syrie ou ailleurs, Fukushima ou la sixième extinction, il me semble que le problème n'est pas là. Beaucoup de gens sont malheureux, déçus, sans perspective d'avenir, cyniques. Ils ont l'impression que rien ne peut changer. Comme le répète le philosophe Slavoj Žižek : "Tout le monde conçoit la fin du monde, mais pas celle du capitalisme !". Les puissants donnent le mauvais exemple en ne respectant pas les lois qu'ils ont fixées. Comment alors exiger que les citoyens lambda agissent autrement, à leur petit niveau ? Les automobilistes se moquent de la priorité à droite ou des piétons qui souhaitent traverser, ils forcent le passage. C'est chacun pour soi, alors que seule la solidarité pourrait nous sauver.
La crise, propulsée par les grands patrons qui rétribuent leurs actionnaires, augmentent leurs propres salaires, placent leur argent dans des paradis fiscaux et licencient à tour de bras en délocalisant, n'améliore pas le moral. On s'accroche à des valeurs galvaudées comme la prétendue démocratie. On connaît la phrase de Woody Allen : La dictature c'est "ferme ta gueule", la démocratie c'est "cause toujours". On accuse les dictateurs d'être sanguinaires, mais on leur vend des armes et on se rend coupables de crimes contre l'humanité en Afrique et ailleurs. On tente de se rassurer en nommant des boucs-émissaires de façon manichéenne, les bons d'un côté, les méchants de l'autre, alors que tous les États ont les mêmes pratiques qui ne cachent que l'appât du gain. L'argent est devenu maître. Il l'est depuis longtemps, mais la société de consommation étouffe la libido. Le désir s'évanouit, et avec lui l'espoir d'un monde meilleur.
On se raccroche à sa bonne conscience en pleurant les victimes de tel ou tel attentat, alors que chaque jour la guerre fait des milliers de morts et que 40 000 enfants meurent de malnutrition, sans compter les espèces autres que la nôtre qui disparaissent les unes après les autres. Et ce, chaque jour, inlassablement, sans qu'on s'en émeuve. On se satisfait de "Je suis Charlie" ou "ich bin ein Berliner". Si l'on ignore la manipulation de masse à l'œuvre, cette compassion vire au cynisme. Dans les entreprises les dépressions nerveuses se multiplient, les burn out sont devenus la normalité, les suicides touchent plus souvent ceux qui voudraient bien faire et que le système met au rencard. Nombreux fonctionnaires font leur travail sans comprendre l'importance du service public. Ils nous répondent n'importe comment lorsqu'on s'adresse à l'Assurance Maladie, à Pôle Emploi ou à la Préfecture. Il faut appeler ou se déplacer plusieurs fois pour être certain que l'information délivrée n'est pas erronée. Il n'y a pas de secret, les employés se comportent à l'image de leur hiérarchie. Lorsque j'étais enfant, mon père m'avait averti : "même si tu dois balayer la rue, fais-le bien, sinon tu n'ennuieras !". Pour lutter contre la morosité, la grève du zèle reviendrait à bien faire son travail.
Mais les emplois se raréfient, alors que les politiques font semblant qu'ils vont réduire le chômage. Il faudrait repenser la société de fond en comble. La grève ne peut être efficace que générale, sinon les citoyens sont montés les uns contre les autres par le pouvoir. Ceux qui tiennent les rênes ne lâcheront pas sans que les populations les y forcent. Cela n'arrivera pas à coups de pétitions ou de défilés à tourner en rond dans un aquarium. Quand le ras-le-bol sonnera-t-il le réveil des peuples ?
La misère et la dépression ont souvent généré des révolutions, mais les moments de liesse ne durent pas. Il y a déjà le risque qu'elle soit brune, car sans éducation politique les populistes ont beau jeu de faire croire qu'ils agiraient autrement. Ils choisissent des boucs-émissaires en stigmatisant telle ou telle communauté. Sinon, selon l'adage que le pouvoir corrompt, il faut envisager des structures qui ne soient pas corruptibles. Cela se prépare en amont. Le programme des Insoumis est un pas dans ce sens, il s'appelle L'avenir en commun. Les militants le vendent 3 euros sur les marchés. La probabilité que cela passe est faible évidemment, mais elle existe. Il suffirait que les citoyens lisent les propositions pour retrouver déjà un semblant de sourire.
Car le moral est faible. Trop de personnes ont fait le deuil de leurs utopies. On se plaint. On pleure. On se met en colère. Mais on ne travaille pas. Pourtant c'est dans le travail de proximité que l'avenir se joue, dans la manière de se comporter avec ses voisins et avec son chat. Il faut souvent commencer pas des détails. Pour les généralités, il est indispensable de se méfier des informations, quelles qu'elles soient. On les reconnaît à ce qu'elles n'exposent que des phénomènes anecdotiques, sans ne jamais analyser les causes. On veut nous faire croire que c'est compliqué. Compliqué jamais, complexe souvent, d'accord ! Nous devons aller chercher nous-mêmes ce que raconte l'adversaire pour comprendre ce qui est en jeu. Les États utilisent tous les mêmes ressorts pour manipuler l'opinion, cela s'appelle le roman national. Leurs services secrets commettent des attentats pour déstabiliser l'opinion, ils accusent l'opposition de ce dont ils sont les auteurs, ils taxent les libres-penseurs de conspirationnisme, ils musèlent les lanceurs d'alerte, ils assassinent les démocrates pour ne conserver que les opposants les plus radicaux, etc.
L'Internationale du Capital est la seule internationale qui a réussi son coup d'État. Paul Valéry disait : "La guerre, un massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui se connaissent mais ne se massacrent pas." Nous le citons, mais nous l'oublions chaque fois que cela nous concerne de près. Les émotions étouffent toute tentative d'analyse. Les médias à la solde des puissants nous enfument. Rappelons que 9 milliardaires contrôlent presque toute la presse française, et qu'ils sont liés aux banquiers et à des marchands d'armes. Qui croire alors dans ce contexte ? Il ne s'agit pas de croire, mais de nous souvenir de nos rêves et de les assumer pour chasser le cynisme régnant. Quel monde souhaitons-nous offrir à nos enfants ? C'est notre responsabilité, uniquement la nôtre, mais ensemble avec tous et toutes !

mardi 13 décembre 2016

Mon remix de Controlled Bleeding accélère


Il y a 30 ans Paul Lemos, cofondateur du groupe américain Controlled Bleeding, demandait à Un Drame Musical Instantané de participer à un disque collectif intitulé Dry Lungs III sur Placebo Records en cassette et vinyle. Le volume IV et le double V des Dry Lungs suivirent en vinyle puis CD sur le label Subterranean. J'enregistrai ainsi Don't Lock The Cage au trombone et cordes, Pale Driver Killed by a Swallow On a Country Road au synthétiseur et Rien ne va plus, mélange de field recording, synthé et percussion. Nous étions en trio avec Francis Gorgé (percussion et sons électroniques) et Bernard Vitet (percussion, piano et trompette) sur le premier et le troisième, le grand orchestre du Drame figurait sur le second dirigé par Francis. Bernard est décédé en 2013, les deux comparses de Paul, Chris Moriarty et Joe Papa, en 2008 et 2009. En 1987 nous avions enregistré Phagocytations comme playback à une pièce collaborative avec Controlled Bleeding qui aurait dû jouer par dessus et nous envoyer également une prise pour que le Drame rejoue à son tour dessus, mais c'était resté lettre morte, problème de courrier probablement à une époque où Internet n'existait pas.
Récemment Paul Lemos a intercédé auprès du producteur autrichien Walter Robotka pour qu'il ressorte notre 33 tours Rideau ! de 1980 ; il sera donc là en janvier, pour la première fois en CD, sur le label KlangGalerie. Or la semaine dernière Paul m'écrit qu'il aimerait que je compose un remix d'un des titres du dernier album de Controlled Bleeding, Larva Lumps and Baby Bumps. Je choisis le premier morceau de cet album rock très destroy, Driving Through Darkness, et je m'y attèle aussitôt, ignorant depuis toujours la procrastination !
J'ai souvent eu un problème avec les remix du Drame par d'autres musiciens : je ne reconnais pas nos intentions et parfois même pas les samples choisis. Cela ne me gêne pas, mais m'interroge sur les raisons de leur choix. En me pliant à mon tour à l'exercice, j'ai cherché à préserver le style de l'album original avec son énergie survoltée, d'autant que j'aime beaucoup la version de Controlled Bleeding et que je regrette de ne pas profiter plus souvent des qualités du rock. Je commence par enregistrer des basses à la guimbarde, deux pistes en l'occurrence. Pour mes bribes de voix je retire mon incisive provisoire et miaule nasalement un peu comme David Lynch dans Crazy Clown Time. Cela me donne une bouche pâteuse genre lendemain de cuite dans l'aigu. J'ajoute une guitare électrique aux accents hendrixiens, du moins comme j'imagine qu'il en jouerait aujourd'hui sur un tel morceau ! En fait je la joue sur le clavier de mon V-Synth en me servant du pad et du beam. J'efface alors toutes les pistes de Paul (guitares, synthé, orgue), sauf la rythmique dont je filtre la basse et la batterie, en particulier avec le plug-in Black Hole d'Eventide. Je renforce le rythme avec une guitare préparée et j'ajoute quelques effets de cordes confondants rappelant des crissements de pneus plus que des glissandi, ainsi que des passages automobiles sur autoroute avec effet Doppler qui font virer mon film vers la fiction. Ce n'est plus qu'une question de mixage.

P.S.: les choses vont vite, j'aime quand les choses vont très vite. Ayant reçu mes 5'55" hier lundi soir, Paul Lemos me propose de participer au prochain album de Controlled Bleeding comme membre du groupe à part entière. Driving through darkness ? I love it !

jeudi 3 novembre 2016

Vol pour Rome


Vision inattendue après avoir décollé de Charles De Gaulle... J'ai d'abord photographié la Place de l'Étoile avant de survoler la rive gauche... Je pense chaque fois aux quatre cuvettes dans laquelle la Tour trempe ses pieds...


Un petit nuage coiffait le Mont Blanc. En voyant les montagnes qui se succèdent, arides et saillantes, j'imagine Hannibal franchissant les Alpes, sauf que cette fois nous sommes sur le dos de l'éléphant, avec Sun Ra et son Arkhestra jouant la Parade synchronisée avec la séquence rêvée par Salvador Dali... Délire d'altitude ?


Alors Rome dans tout cela ? La nuit est tombée. L'embouteillage de l'autoroute filmé par Fellini s'est résorbé depuis longtemps. Ni l'un ni l'autre n'étions retournés dans cette ville merveilleuse depuis plus de trente ans. Nous marchons jusqu'à un restaurant familial comme nous en avons souvent cherchés lors de notre voyage dans le sud en juin dernier. Pâtes al dente, accueil charmant... Le Tibre est à deux pas. Tout est d'ailleurs à deux pas de l'appartement que nous avons loué via Ripetta, près de la Piazza del Popolo...


La Tour Eiffel, le Mont Blanc, Walt Disney !... Afin d'être crédible je photographie Françoise Piazza di Spagna. Peu de touristes. Douceur de l'automne. Les automobiles sont interdites dans le centre. Les seules que nous croisons sont celles des carabiniers. En remontant le Corso nous remarquons le design inventif de certains magasins, mais les vêtements exposés sont d'une triste banalité. Des glaciers me font de l'œil à tous les coins de rue. Je craque.

jeudi 13 octobre 2016

Reprenez le contrôle de la ville en 50 hacks


Le graphiste et designer Geoffrey Dorne publie en édition bilingue Hacker Citizen, le guide de survie citoyen en milieu urbain, cinquante idées amusantes à réaliser soi-même pour résister à la société de contrôle qui, de plus, nous submerge de publicités et bétonne à tours de bras nos villes. Certaines sont vraiment potaches, mais d'autres sont quasiment d'utilité publique. J'avais déjà croisé des bibliothèques de rue, cabines téléphoniques désaffectées où l'on peut déposer et prendre gratuitement des bouquins, mais j'ignorais qu'il existait des prises USB dans le mobilier urbain ou de discrètes prises électriques au coin des rues. On peut confectionner des nids pour les oiseaux ou des bombes à graines pour ensemencer quantité d'espaces laissés vacants, détourner les caméras de surveillance et les affiches de publicité honteuses. Geoffrey Dorne a conçu un joli livre en illustrant chaque page où l'imagination des activistes est astucieusement sollicitée pour égayer la ville et détourner ce qu'elle a d'odieusement intrusive. Il devrait enchanter les graffeurs et les noctambules, et profiter ainsi à toute la population !



→ Geoffrey Dorne, Hacker Citizen, Tind Editions, 24,90€

mercredi 10 août 2016

De tout en haut


Un chemin cahoteux mène aux granges de Lespone. Les quelques flaques profondes s’évaporent rapidement au soleil. Les vaches rechignent à se pousser devant l’automobile. Les rousses sont moins agressives que les blanches. En face, le cirque de Crabioules surplombe la vallée du Lys où se brise la Cascade d’Enfer. Les Pics de Boum, Maupas, Crabioules, Lézat, Quayrat font tous plus de 3000 mètres. Au delà, l’Espagne. À droite, plein ouest, le col de la Coume de Bourg et le Céciré. Je gare la voiture sur du plat pour ne pas trop patiner lorsque l’herbe est trempée. Il y a quelques années j’ai failli sauter en marche lorsqu’elle s’est mise à glisser inexorablement sur la pente. Grande frousse ! Heureusement j’avais réussi à redresser les roues in extremis. Si c’est vraiment impraticable, je la parque au bord du chemin. Au pire, nous la laissons à deux kilomètres et demi, près de la départementale qui monte à Superbagnères, et nous sortons la Lada du garage pour faire la navette.
En hiver, il faut parfois marcher jusque là, la neige empêchant d’atteindre la maison. L’été, la montagne joue à cache-cache les jours de brume. Si le brouillard persiste et que nous sommes obligés de vivre cloîtrés dans le nuage pendant des jours et des jours, je deviens claustrophobe. Cette année le ciel est souvent bleu sans aucune trace blanche, mais la température chute la nuit.
Mes genoux qui me font souffrir depuis l’escalade du Stromboli au mois de mai m’empêchent de faire des balades sur les flancs de la montagne. Allongé sur la terrasse j’avale un livre par jour et le soir j’enchaîne les épisodes de la série The Americans sous la couette. Nous descendons à Luchon le mercredi et le samedi matin, jours de marché, et de temps en temps nous passons le Col du Portillon pour faire des emplettes à Bossost ou nous taper délicatement la cloche au restaurant Er Occitan.
Mais le plus étonnant est ma transformation d’hyperactif en contemplatif. Le jour je regarde les nuages, les jeux de lumière, les vautours, les aigles, les insectes, les bêtes qui paissent, et la nuit je reste bouche bée devant la voûte étoilée, un spectacle à couper le souffle. Il y a plus de trous d’épingles que de noir. Les étoiles filantes déchirent cette passoire où les vols de nuit se suivent à la queue leu-leu et les satellites se travestissent en astres rayonnants. Nous installons des transats et nous admirons l’éternité sous de chaudes couvertures.

vendredi 29 juillet 2016

Promesse de vie éternelle contre peine de mort


Pour éviter la tentation du quart d'heure de célébrité désigné par Andy Warhol, nombreux médias ont décidé de ne plus donner le nom des assassins suicidaires qui se livrent à des crimes aveugles sur la population. Rien d'exceptionnel, car a-t-on jamais eu l'idée de révéler au grand public celui des pilotes de chasse qui larguent des bombes sur des cibles civiles anonymes ? Ce fantasme absurde anéanti, et comme il est difficile de lutter contre des attentats commis par de jeunes personnes fragiles et manipulées, ne pourrait-on aller plus loin dans la gestion de la psyché de ces kamikazes ? Par exemple, lorsqu'il s'agit de crimes perpétués par des fous de Dieu à qui l'on a fait croire qu'ils seront récompensés au paradis par 72 vierges, les houris évoquées dans le Coran selon certaines interprétations, pourquoi exaucer leurs vœux au lieu de les laisser pourrir en prison ? Il existe des armes non létales capables d'immobiliser instantanément un gros gibier ou d'autres utilisées par les services secrets de quantité de pays. D'autant qu'en France la peine de mort a été abolie en 1981.
Est-ce par vengeance que l'on abat systématiquement les preneurs d'otages ou ceux que les médias appellent terroristes, ou bien pour éviter qu'ils ne révèlent au grand jour des éléments risquant d'impliquer des états à l'origine des opérations, des états avec qui nous commerçons par ailleurs ? Les services secrets de tous les pays ont du sang sur les mains. La raison d'État les protège, d'autant que reconnaître ce genre de faits revient à confirmer leur usage par ses propres services. Beaucoup de questions en suspens, alors que n'importe quel illuminé peut commettre un attentat en se sacrifiant sans même avoir recours à une arme ! En écoutant Boris Cyrulnik on comprend qu'il est pratiquement impossible d'empêcher ce genre de crimes par les moyens traditionnels, de ceux qu'emploient les différents services de police. L'état d'urgence est d'une inefficacité totale quant à ce pourquoi il a été officiellement institué. Il sert par contre à restreindre les libertés fondamentales des citoyens et à faire passer des lois iniques à coups de 49.3.
Dans Politis, Roland Gori explique très bien que la réponse ne peut être que politique. L'Histoire l'a montré. Nous sommes confrontés à des systèmes psychotiques, qu'ils soient induits par tel ou tel État, particulièrement en situation de crise économique. La solution est entre les mains des diplomates, eux-mêmes soumis aux contraintes financières de ceux qui cherchent à s'enrichir sur le dos des populations. C'est le lot de toutes les guerres. L'argent, ici le gaz ou le pétrole, est la clef de tout conflit de cette envergure. Les énergies fossiles polluent tout ce qu'elles touchent, les hommes comme la nature ! Il est néanmoins indispensable d'intervenir d'une part sur le terrain de la misère, psychique et matérielle, et d'autre part d'informer la population des intérêts en jeu au lieu de jouer sur les émotions qui débouchent fatalement sur des positions extrêmes et des actes que nous ne pourrons que regretter plus tard.
Nos médias, pour la très grande majorité aux mains des financiers et des marchands d'armes, ne font que jeter de l'huile sur le feu en évoquant les faits sans les analyser, faisant résonner la corde sensible plutôt que celle de l'intelligence. À l'heure des désinformations on pleure, on s'émeut, on dit "je suis" plutôt que l'on est incité à penser. Le cogito ergo sum du Discours de la Méthode de Descartes est pourtant basé "sur le doute méthodique, afin de conduire à la recherche de vérités". Mais aujourd'hui douter revient à être taxé de conspirationnisme. Suivre le dogme médiatique en défilant sous tel ou tel drapeau, c'est accepter de ne plus être. S'interroger est mal vu. Pourtant être est bien la question.

Illustration : dernière image de Cet obscur objet du désir avec au son La Walkyrie de Richard Wagner, dernier film de Luis Buñuel, dernier attentat perpétué par le Groupe Armé Révolutionnaire de l’Enfant Jésus, fiction traitée sur le mode de la banalisation par le cinéaste en 1977 !

mercredi 27 juillet 2016

D'une histoire féline


Descente vers le sud avec étape délicieuse chez Flo à Lyon. Le long de la Saône Françoise fait la zouave sur la rive opposée au nouvel appartement de notre amie. Le charme de ces vieilles bâtisses a déjà un goût de vacances qui nous donne un coup de jeunesse. Mais pas autant qu'à Oulala dont c'est le premier long voyage en automobile. Le départ de Paris fut plutôt angoissant lorsque la petite chatte ne trouva rien de mieux que de filer entre mes jambes pour aller se cacher dans le circuit d'aération de la Kangoo. Nous ignorions totalement qu'un passage fut possible à cet endroit ! Les peurs les plus absurdes nous assaillirent. Pouvait-elle passer dans le moteur et risquer quelque accident ? Après des exercices difficiles de contorsionniste je réussis à attraper une patte, puis l'autre, extirpant le fauve qui s'était planqué dans un coin près de la roue avant droite. Nous n'en étions pas au bout de nos surprises, car Ouh la la la petite chatte porte bien son nom !


Tôt le matin Oulala miaula sans arrêt pendant une heure sans que nous puissions en identifier la cause. Elle est tout de même un peu jeune pour avoir ses premières chaleurs, d'autant que certains signes manquent pour s'en assurer. C'est alors que nous reçûmes un mail de Jonathan nous annonçant que Pipo venait d'apparaître dans le jardin de derrière avant de filer dans la chambre bleue au second étage. Or nous avions confié Pipo, que nous avions gardé en l'absence de ses maîtres, pardon, de ses domestiques, à Armagan et Christophe qui habitent à environ cinq cent mètres dans une autre rue. Eux-mêmes sont aux ordres de Guézi, maman de Pipo. Vous me suivez ? Pipo a donc réussi à regagner le domicile de Oulala sans n'avoir jamais fait le chemin à pattes. Il s'est tant entiché de sa copine pendant les trois semaines précédentes que la séparation lui a probablement paru trop cruelle. Il faut dire qu'il se comporte comme un grand frère, la protégeant et acceptant toutes ses facéties. Une chance que j'ai oublié de fermer la chatière du jardin ! J'ignore ce que les amis restés à Paris décideront. Laisser Pipo à Jonathan qui est à la maison ou le ramener chez sa mère ? Dans trois jours il regagnera ses pénates de toute manière et ne retrouvera Oulala qu'en septembre. De son côté elle n'en fait qu'à sa tête depuis que nous sommes arrivés à La Ciotat. Elle arpente le terrain de long en large sans qu'on puisse l'attraper et elle ne rapplique pas lorsque je l'appelle comme le faisaient tous les matous qui l'ont précédée. Ouh la la !

Changement de ton. Sur FaceBook, je publiai hier :
Ne tombons pas dans le panneau !
Daesh est une construction occidentale, nous l'avons subventionnée, armée, et comme cela ne suffisait pas pour détourner les citoyens des véritables problèmes sociaux nous l'avons promue. Nous en faisons la publicité partout, et de jeunes déséquilibrés qui n'ont plus aucun espoir s'emparent du phénomène et servent les intérêts des nantis sans s'en rendre compte.
La population est tendue, se montant les uns contre les autres. L'ambiance pue. Des cambrioleurs agissent, on précise qu'ils ne sont pas arabes, comme s'il n'y avait de voleurs qu'avec le teint basané...
Daesh, comme jadis Alqaeda ou Ben Laden, n'existe et ne subsiste que grâce à nos médias. Il n'y a aucune centralisation de la terreur, sauf celle du Capital et il est prêt à tout pour conserver son pouvoir.

On peut être grave et léger, cartésien et énigmatique, se préoccuper de l'état de la planète et s'interroger sur les autres espèces qui la peuplent, on peut partager de louables intentions, se battre pour changer le monde et avoir furieusement envie de vivre, tant qu'il en est encore temps...

mardi 19 juillet 2016

L'enregistreur à fil


Je n'ai jamais entendu ce que mon père avait enregistré à la fin des années 40 sur un magnétophone à fil. Sans l'appareil il est évidemment impossible d'écouter ce qu'il y a sur la bobine de fil magnétique retrouvée à sa mort. Tout s'est probablement effacé avec le temps, mais je la garde précieusement et la regarde encore souvent, là où elle est posée, devant mes livres de musique. Les fils avaient été vite remplacés par des bandes qui à leur tour disparaitront à l'ère du numérique. Lorsque le fil cassait on faisait un nœud. J'en ai trouvé quelques uns en déroulant le fil de ma mémoire. Prennent alors forme les sons de mon enfance, bien que ceux-ci l'aient anticipée. La voix de papa et ses pleurs de rire, le bruit des automobiles de l'époque, le bulldog factice du passage des Panoramas qui terrorisait ma petite sœur, les jeux d'arcade à monnayeur des grands boulevards, en particulier un ours sur lequel il fallait tirer avec une carabine et qui s'animait en grondant. Sur les flancs de la pesante bobine de métal est inscrit en relief " Gilby Wire S.A. - Topphet M ", mais la machine que je découvre derrière les grilles de l'exposition sur la Beat Generation au Centre Pompidou est une Webster-Chicago "portable" de 1945. C'était donc à cela que ressemblait l'appareil susceptible de m'extraire du labyrinthe familial ou de faire revivre les disparus. Il ne me reste qu'une drôle de bobine. La mienne, béate, forte d'imaginer ce que l'aimant eut pu révéler.

→ Exposition Beat Generation, Centre Pompidou, jusqu'au 3 octobre 2016

vendredi 15 juillet 2016

Bon pied bon œil


Est-ce de vivre sous la grisaille de notre climat tempéré qui pousse mes congénères à s'habiller de noir ou de couleurs fades ? Quelle tradition urbanistique poursuit-on avec nos façades beigeâtres ? Combien de constructeurs automobiles osent la couleur ? Pourquoi les gammes sont-elles si étroites ? À l'étranger on croise boubous et tuniques bariolées, des maisons de toutes les couleurs et des charrettes ornées de fresques au pinceau. L'élégance occidentale voudrait qu'elle ne se remarque pas. Quel dommage ! Si l'on réside dans un périmètre où se dresse une église ou je ne sais quel monument abject nous voilà contraints à la banalité. Notre maison est heureusement orange vif avec les portails bleus que j'aurais aimés Klein. Ainsi j'aime me vêtir d'un feu d'artifices. Customiser mes tennis est chaque fois une partie de plaisir. Je choisis le modèle en magasin pour m'assurer de son confort, mes pieds taillant de plus en plus grand au fur et à mesure que je m'affaisse. En quarante ans ans je suis passé de 39 à 42,5. Loin de moi le 49.3 qui n'augure rien de bon, mais mobilisera mes arpions. Le modèle Air Zoom Pegasus 33 me permet par exemple de choisir le dessin de l'empeigne, la couleur des trois différentes parties de la semelle et des lacets, un texte ou un motif, la taille, la largeur, le renfort, etc. Quelques semaines plus tard, UPS me livre quand ça leur chante.

lundi 11 juillet 2016

Aujourd'hui je sors définitivement de la jazzosphère

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La semaine dernière j'ai reçu Polyfree, la jazzosphère, et ailleurs (1970-2015), l'ouvrage dirigé par Philippe Carles et Alexandre Pierrepont, publié par Outre Mesure. Le petit duo a rassemblé les textes d'une trentaine de journalistes, universitaires, etc. autour de sujets passionnants, des rencontres transgenres (musiques traditionnelles par Pierre Sauvanet, contemporaines par Ludovic Florin, électroniques par Marc Chemillier, rap par Christian Béthune, rock par Guy Darol) aux grands courants américains (West Coast par Bertrand Gastaut, AACM par François-René Simon, free et assimilés par Franpi Barriaux, Edouard Hubert, Xavier Daverat, Nader Beizael, Yannick Séité et Philippe Carles), des tendances hexagonales (par Xavier Prévost) aux spécialités exotiques (Afrique du Sud par Denis-Constant Martin, Japon par Michel Henritzi, jazz féminin par Jean-Paul Ricard !), posant questions sur l'improvisation, le silence, le rythme, la voix, la transmission, etc. (par Alexandre Pierrepont, Yves Citton, Frédéric Bisson, Matthieu Saladin, Bertrand Ogilvie, Jean Rochard, Bernard Aimé, Lorraine Roubertie Soliman - tiens une femme !?)... Je les cite tous d'autant que ces rédacteurs de jazz se signalent explicitement, bénéficiant seuls d'une biographie (pas les musiciens) dans ce joli pavé sans illustration de 352 pages.

Je vais me plonger dans leur prose de ce pas, mais je n'ai pu m'empêcher d'y chercher mon nom et celui de mes camarades. Or il ne figure pas dans l'index, pas plus que celui d'Un Drame Musical Instantané, Bernard Vitet seul bénéficiant de leur écoute à condition de se cantonner à sa période strictement jazz qui se clôt en 1976, à la création de notre collectif ! Nous en avons hélas l'habitude, même si un chapitre "inclassables" figure dans cette somme qui revendique ailleurs dans son titre. Ce type d'omission est courante et la déception des oubliés légendaire, mais j'ai du mal à accepter que des chapitres abordent des contrées que nous avons défrichées à l'avant-garde du mouvement sans que notre travail n'y soit salué. Je ne connais pas les universitaires Ludovic Florin ou Marc Chemillier dont la curiosité est limitée à ce qu'on leur a enseigné, mais le manque de rigueur des uns et des autres me blesse en semant une ombre sur la leur.

Ainsi pour mémoire si notre rencontre avec les musiques traditionnelles fut épisodique (pièces avec Bruno Girard, Youenn Le Berre, Valentin Clastrier, Jean-François Vrod, Baco...), nos accointances avec la musique contemporaine et l'électronique nous marginalisèrent suffisamment pendant 40 ans pour être signalées. Que le Drame compose pour le Nouvel Orchestre Philharmonique de Radio France, l'Ensemble de l'Itinéraire, cosigne avec Luc Ferrari ou Vinko Globokar, que Bernard Vitet fabrique des instruments invraisemblables pour Georges Aperghis, passe encore ! Mais je me souviens du mal que j'eus, à mes débuts en 1973, de faire accepter le synthétiseur par tous les jazzeux en activité. Combien de joueurs de cet instrument peuvent être comptés en France ? Qui improvisa librement sur ARP 2600 pendant une décennie, si ce n'est quelques cousins d'Amérique comme John Snyder ou Richard Teitelbaum qui lui était sur Moog comme Sun Ra ? J'enchaînai ensuite à l'inimitable PPG, programmai le DX7 en le comparant à la 4X de l'Ircam qui nageait dans les choux, jouant encore aujourd'hui sur VFX, V-Synth, Tenori-on, Kaossilator, etc. Je créai surtout des machines virtuelles à partir de mes œuvres interactives, de Machiavel à la Mascarade Machine, de la Pâte à son à FluxTune, de DigDeep à La Machine à rêves de Leonardo da Vinci. Contrairement à la plupart des musiciens cités dans l'ouvrage, l'électronique et l'informatique ne furent jamais pour moi des suppléments à une instrumentation classique, mais mes outils de prédilection. Pourtant, à force de polymorphisme, de transversalité, d'universalité, de multimédia, nous semions les critiques à la recherche d'étiquetage. Les classificateurs n'aiment pas les touche-à-tout. Même lorsqu'ils les rangent parmi "les inclassables" la référence américaine les aveugle. Incroyable par exemple qu'Étienne Brunet ne figure nulle part dans cette somme que je ne peux qu'assimiler à une soustraction. Ses albums sont autant d'ouvertures qu'il y a de chapitres dans ce livre. Aucune trace des voix de Frank Royon Le Mée (mort trop tôt ?), Dominique Fonfrède, Birgitte Lyregaard, Greetje Bijma ou Dee Dee Bridgewater (avec qui nous enregistrâmes avec le Balanescu String Quartet !), ni du vielliste Valentin Clastrier, de l'organiste de Barbarie Pierre Charial, de la harpiste Hélène Breschand, des accordéonistes Raúl Barboza, Michèle Buirette, Lionel Suarez, Vincent Peirani... Ces instruments sont-ils aussi bizarres que mes synthétiseurs pour être méprisés à ce point par les crocs-niqueurs de jazz ? Tandis que je commence à lire l'ouvrage j'y reconnais la même distribution paresseuse que celles des festivals français qui se copient presque tous les uns les autres, reproduisant chaque année à peu près le même programme... Pas de trace, par exemple, de Tony Hymas dans les rapports au rap, etc.

Pour les ignorants et les amnésiques, je rappelle que depuis 1976 le Drame mélangea instruments acoustiques et électroniques, occidentaux et traditionnels, rock et jazz, musique savante et populaire (avec Brigitte Fontaine et Colette Magny, deux chanteuses également absentes de l'ouvrage, pourtant déterminantes dans cette histoire !), il initia le retour au ciné-concert (24 films au répertoire, les mêmes qui sont utilisés régulièrement depuis par quantité de performeurs !), travailla avec nombre de comédiens pour associer la littérature à la musique (Buzzati avec Michael Lonsdale, Richard Bohringer, Daniel Laloux ; Michel Tournier et Jules Verne avec Frank Royon Le Mée ; je continuai avec Michel Houellebecq, Dominique Meens, Pierre Senges, etc.)... Dès 1974, bien avant les plunderphonics je créai des radiophonies en zappant comme un fou. Bernard Vitet et moi-même influençâmes la Sacem pour faire accepter l'improvisation jazz, le dépôt sur cassette, la signature collective. À nos débuts tous nos collègues sans exception critiquaient le fait que nous composions collectivement, à trois. Portal ou Lubat préféraient garder la direction des opérations. Nous étions politiques jusqu'à notre quotidien. Cela ne plaisait ni aux individualistes ni aux encartés. Quand je pense que j'ai enregistré avec Texier, Léandre, Chautemps, Petit, Zingaro, Lussier, Sclavis, Boni, Malherbe, Cueco, Tusques, Robert, Colin, Carter, Labbé, Grimal, Perraud, Delbecq, Hoang, Segal, Arguëlles, Atef, Collignon, Desprez, Risser, Mienniel, Contet, Kassap, Échampard, Deschepper et tant d'autres... Dans notre domaine nous fûmes aussi les premiers à enregistrer un CD, puis à créer un CD-Rom d'auteur. En 2009 j'avais déjà exprimé ici l'orgueil d'avoir inventé pas mal de choses récupérées ensuite. Lorsque qu'avec Antoine Schmitt nous exposions partout notre opéra Nabaz'mob, si peu de jazzeux se déplacèrent (70000 visiteurs en 4 jours à New York, 59000 à Paris, 4 mois au Musée des Arts Décos, 5 ans de tournée internationale...). Quelle absence de curiosité ! Alors que je vais me coltiner ce bouquin entièrement... Au moins les chapitres où je n'y connais pas grand chose...

J'ai longtemps brigué la reconnaissance du monde du jazz (bien que je sache bien ne pas en jouer), elle est venue d'ailleurs. Sans étiquette. Cela m'a longtemps déçu. Je ne veux plus l'être. Du moins par les camarades qui ne connaissent que le sens unique. Je quitte la jazzosphère, même si je continue à jouer avec les jeunes musiciens et musiciennes que j'ai nommés les affranchis. J'apprends plus d'elles et eux que des vieilles barbes qui se réfèrent paresseusement aux modèles américains ou à ce que leurs homologues encensent. C'est un petit monde où les salaires sont si bas qu'il leur est nécessaire de jouer les aristos. Lorsque l'on me demande mon métier je réponds que je suis compositeur. Si l'on insiste je précise "de musique barjo" et j'ajoute "mais j'en vis merveilleusement depuis 42 ans". Fuck le jazz qui se mord la queue (figure de style étymologiquement acrobatique) !

Séance de rattrapage :
Les disques (27 albums, dist. Orkhêstra / Les Allumés du Jazz / Le Souffle Continu...)
Les inédits (70 albums, 138h en écoute et téléchargement gratuits)
Radio Drame (tirage aléatoire de 840 pièces)

P.S.: Xavier Prévost (auteur multimédia / ancien producteur de radio, pas journaliste : jamais perçu une pige de presse de sa vie, seulement des droits d'auteur....) a la gentillesse de m'écrire :
Un livre ne se lit pas seulement par l'index..... incomplet semble-t-il, mais qui n'est pas mon fait !... Je te cite, ainsi que Francis Gorgé, et Un DMI, page 203 :
"(Bernard Vitet) fonde en compagnie de Jean-Jacques Birgé et Francis Gorgé UN DRAME MUSICAL INSTANTANÉ, collectif inclassable dont la constante sera, d'écart en écart, d'explorer toutes les facettes de l'aventure sonore."
Sur FaceBook Jean-Yves commente : "Ah non, c'est un peu court, jeune homme..." En effet, à part me réconcilier avec Xavier dont je m'étonnais du silence, mais qui a bonne mémoire et continue à être curieux), cela ne change pas grand chose au fond des articles sur la musique contemporaine, l'électronique, etc. Et les absences incroyables et absurdes de quantité de musiciens déterminants... Plus j'avance dans ma lecture plus je me dis que ce genre d'ouvrage n'est pas sérieux, parce qu'il manque d'une subjectivité explicite et se pose en référence encyclopédique. Il y a malversation sur le fond.

P.P.S.: Je me suis énervé parce que je ne supporte pas qu'un journaliste se plante et t'insulte (par mail) au lieu de s'excuser. Entre l'élégance de Xavier Prévost et Franpi Sunship, et la mauvaise foi de Pierrepont imbu de lui-même il y a un précipice... Avec cette histoire je me suis fait un ennemi, mais pas mal d'amis ;-) Je reprécise que j'avais lu les chapitres qui me concernaient directement, ceux en lien avec la musique contemporaine et l'électronique qui commencent l'ouvrage et l'index qui le termine, mais en effet pas tout le bouquin que je n'ai pas la prétention d'avoir chroniqué. Sinon j'ai toujours du mal avec les compilateurs qui se font un nom sur le dos d'auteurs non payés et qui, de plus, n'assument pas leur responsabilité éditoriale.

mercredi 8 juin 2016

Journal éolien : 6/La Laurana


Nous filons sur l'eau jusqu'à Naples pour embarquer pour les îles éoliennes. Dans le port immense, sur indications totalement erronées, nous errons à la recherche de l'agence où échanger notre voucher contre les billets. Heureusement le chauffeur du shuttle bus nous guide et une heure plus tard nous montons à bord de la Laurana. Notre cabine a un hublot, deux lits superposés et un cabinet de toilette avec douche. Cela me change des voyages en paquebot où je dormais sur le pont. Le départ est émouvant, voire étrange au milieu des gigantesques immeubles de croisière qui nous entourent. Des mouettes s'amusent le long des flancs du navire, luttant alternativement contre le vent et repartant à fendre l'air comme des flèches, dans un ballet aérien. Après avoir dépassé Capri nous nous enfonçons dans la nuit.


Françoise s'est entichée du mobilier et de la décoration du paquebot, très 60 malgré sa construction en 1992.


À l'aube le Stromboli a poussé comme un champignon sur l'horizon, mais son cratère est dans le brouillard. Nous l'ignorons encore, mais c'est la fumée qui émane du volcan. Des dauphins sautent comme des petits fous devant la proue. À Panarea, l'île des snobs où l'on ne va que pour se montrer, un énorme camion décharge une vingtaine de palettes de pelouse ! N'est-ce pas le comble de l'absurde pour ce village de cailloux ?

dimanche 17 avril 2016

Le podcast du duo avec Amandine Casadamont est déjà en ligne


"Un duo est né, rapidement, quasiment en l'espace d'une journée. D'un côté Amandine Casadamont, artiste, créatrice sonore, platiniste. De l'autre, Jean-Jacques Birgé, compositeur amoureux du son autant que des notes, co-fondateur du légendaire groupe Un Drame Musical Instantané. Birgé devant son clavier à synthèses, Casadamont jonglant sur trois platines vinyles. Il est sorti de leur dialogue sonore tout un album improvisé : Harpon. Jean-Jacques Birgé a proposé à Amandine Casadamont d'utiliser sa collection de disques de fictions sonores. Il en est sorti des morceaux sous-marins, qui nous font vivre des bulles de dialogues, et crée une histoire dont chacun choisit les images. L'esthétique vintage et clin d'œil par moments, mais le dialogue sonore est tout en cohérence. Harpon, c'est drôle, Harpon ça nous parle, Harpon ça fait des bonds. Le duo Birgé-Casadamont est là ce soir, et nous offre un live inédit, intitulé 47 mars."


Comme Harpon en ligne le jour de son enregistrement, le podcast de l'émission Supersonic de Thomas Baumgartner diffusé hier soir sur France Culture est déjà en ligne.
Contrairement à ce qui est dit plus haut je ne suis pas amoureux des notes ! Ce ne sont que les clous sur lesquels je tape avec mes instruments que je considère comme des outils, rien de plus. Les machines sont des entités qu'il faut dompter et pervertir pour se les approprier. J'aime seulement les rêves que la musique me procure et ceux qu'elle inspire aux auditeurs. Le reste tient d'une cuisine quasi alchimique que j'aime partager en discourant sur la méthode. L'autre aspect de la musique que j'adore est le fait de la pratiquer à plusieurs. L'improvisation est un sport d'équipe où l'on doit en même temps inventer, écouter et produire.
Le duo avec Amandine coule de source. Si nos références sont radicalement différentes nous avons la même approche de la fiction radiophonique, un cinéma pour les oreilles où la suggestion tient lieu de fil rouge. Lorsqu'il s'agit de mettre en musique nos sentiments ou nos points de vue documentés nous sommes étonnamment toujours sur la même longueur d'ondes.

vendredi 15 avril 2016

Birgé et Casadamont célèbrent le 47 mars sur France Culture, samedi 23h


Aussitôt l'album HARPON en ligne sur drame.org, Thomas Baumgartner nous propose de participer à son émission Supersonic. C'est donc à Radio France qu'a lieu notre premier live. Il choisit de diffuser La patience de la dame et nous invite à improviser une nouvelle pièce, tout à fait dans l'esprit de l'album, mais que nous intitulons 47 mars en référence à la datation de La Nuit Debout. Il est facile de s'en souvenir : on ajoute 31 au jour d'avril puisque ce mouvement a commencé Place de la République à Paris ce jour-là.
Amandine Casadamont mixe vinyles et disques souples, y puisant fiction et documentaire, tandis que je pianote ou que j'incline mon iPad avec des applications interactives que j'ai conçues pour d'autres propos. Tout va très vite depuis le 29 mars dernier. Dans nos têtes nous sommes déjà ailleurs, travaillant sur nos prochains concerts.
En attendant, ce nouvel épisode est à découvrir demain samedi à 23h sur France Culture.

mercredi 30 mars 2016

La mémoire en rappel


La mémoire est fragile, constamment reconstruite au fur et à mesure que les informations s'accumulent dans notre ciboulot, figée à force de se polariser sur un détail ou volatile jusqu'à l'oubli total. Produit du présent, elle forge l'avenir sans aucune certitude du passé. Demandez à plusieurs témoins de reconstituer le moindre évènement après quelques années et il perdra toute véracité au profit d'un puzzle complémentaire ou sujet à d'inexplicables contradictions.
Hier j'écrivais ne pas me souvenir quand et comment j'avais rencontré la créatrice sonore Amandine Casadamont avec qui je viens d'enregistrer un album inaugurant une collaboration des plus excitantes. Or Amandine m'avait rappelé le jour-même en quelle occasion nous nous étions croisés, mais je n'y avais pas fait attention. Hier Laure Milena, dont je me souvenais pourtant qu'elle en était l'initiatrice, me raconte qu'elle avait invité Amandine, avec qui elle travaillait à l'époque, à venir me voir jouer avec Antoine Schmitt, un projet de flux radio et image d'ordi en devenir, qui leur avait beaucoup plu à toutes les deux. Elle nous avait présentés après le spectacle, mais comme souvent en sortant de scène je n'en garde aucun souvenir. Je raconte cette petite histoire parce que Laure ne fut pas la seule à relever ma perte de mémoire... Le 17 avril 2010 Antoine et moi présentions en effet Mascarade à l'Espace Mercoeur à l'invitation des soirées IRL (In Real Life) en avant-première de la création qui ferait l'ouverture du FIMAV (Victoriaville, Québec) en première partie de notre opéra pour 100 lapins connectés, Nabaz'mob.


Les 3336 articles de mon blog, en marge de leur fonction quasi encyclopédique, représentent d'ailleurs un fantastique pense-bête que je consulte régulièrement puisqu'ils me tiennent lieu de journal quotidien depuis bientôt douze ans. De même les images qui les accompagnent dessinent une chronologie que le temps a tendance à dissiper dans sa subjective élasticité. Lundi Françoise, attirée par la musique qui se construisait dans le studio, fit quelques clichés de notre duo après avoir filmé l'enregistrement de deux de nos improvisations. Et chacun, chacune de sortir son appareil pour immortaliser la scène ! Amandine poste une photo sur FaceBook tandis que je cherche à capturer l'envers du décor où l'aiguille brille. Plus tard nous réaliserons ensemble la pochette de Harpon en étalant par terre les vinyles utilisés pendant la séance.
Dans le cas d'improvisations totales ce n'est que le lendemain que je découvre réellement ce que nous avons joué et mixé. J'aime ce faux magma rigoureusement agencé dans un état semi-comateux où nous contrôlons pourtant le moindre de nos gestes. Les scories y sont les garantes du vivant, complicité de l'imprévisible. Nous reconnaissons l'une et l'autre notre goût pour l'écriture cinématographique, dialectique des plans prenant tout leur sens au montage en direct, perspectives sonores jouant de la profondeur de champ, mais aussi profusion des détails offrant quantité d'interprétations selon les auditeurs, énigmes produites par les ellipses, abstractions que seule la musique suscite...

lundi 21 mars 2016

Cambriolages à Bagnolet


La misère grandissante, comment éviter les cambriolages ? Dans notre quartier ils se multiplient depuis trois ou quatre ans. Ce sont des jeunes qui opèrent très rapidement, dans les pavillons de préférence ; les rez-de-chaussée sans vis-à-vis sont particulièrement ciblés. Ils cassent une vitre ou bien la porte si elle est de mauvaise facture, ils brisent le bas d'une fenêtre lorsqu'elle est en PVC et la tordent pour entrer. Ils cherchent de l'argent et des bijoux, en leur absence se rabattent sur le petit électro-ménager (appareil-photo, ordinateur, tablette, smartphone...), ils ne prennent pas le temps de tout foutre en l'air. Retournant les tiroirs, ils négligent les étagères, la cuisine, la salle de bain, etc. L'opération doit durer moins de cinq minutes. Les voleurs prennent néanmoins des risques incroyables pour un résultat le plus souvent minable, pénétrant même dans des domiciles en présence de leurs occupants. Leur heure de prédilection était jusqu'ici entre midi et 16h, mais les derniers larcins ont eu lieu le matin tôt et le soir. Les coffres des automobiles ne sont pas épargnés. La plupart du temps ce ne sont pas les objets volés, mais la mise à sac et le viol de son intimité qui sont le plus pénible. Sentiment d'insécurité produisant une paranoïa incontrôlée. Certains riverains installent des barreaux, des alarmes, des caméras. Les petits voleurs choisissent toujours les habitations les moins protégées. Il faut que ça aille vite, très vite.
Le cynisme des gouvernements européens n'arrangera rien. La corruption au plus haut sommet de l'État montre un exemple déplorable auprès de toute la population. Les plus démunis ne s'embarrassent pas toujours d'une conscience morale. Les pauvres volent aussi les pauvres. En nous enfonçant dans une crise savamment organisée, la misère ne peut que s'amplifier. D'un côté la délinquance en col blanc échappe aux Fourches Caudines de la Justice, de l'autre la prison est la meilleure école du crime. Aucune solution aux cambriolages ne paraît satisfaisante. Nous ne pouvons nous barricader comme des assiégés, ni nous reposer sur une police de proximité détruite par le pouvoir. L'État fait des économies à des postes indispensables et soutient les banques, modèles d'une escroquerie légale. Nous devons renverser le système qui crée des inégalités si flagrantes et ne propose qu'une répression inefficace face aux conséquences qu'il a engendrés. L'issue ne peut être que politique.

mercredi 24 février 2016

Une équation qui ne passe pas


Dix jours après l'accident qui a emporté Ulysse, je n'arrive pas à me débarrasser d'une image qui me poursuit. Lorsque je l'ai découvert gisant dans la rue, là où quelqu'un l'avait déposé devant notre porte sans oser sonner, j'ai agi comme je l'ai toujours fait confronté à une catastrophe, d'un sang-froid exemplaire. Cela m'aide certainement à surmonter l'épreuve sur le moment, mais les conséquences sont dévastatrices. J'ai cherché à protéger Françoise, l'empêchant d'approcher de trop près. Elle est venue tout de même. En réalité, dans ces moments, je me défends comme un diable contre mes propres sentiments, refoulant l'émotion qui m'assaille. Les sanglots éclatent plus tard dans le calme de la solitude quand il est impossible de cantonner la tristesse au reniflement. Ce dimanche les fontaines du Trocadéro inondèrent Bagnolet. La semaine s'écoulant, les larmes se raréfièrent peu à peu. Nous avons enterré le petit chat chez une tendre amie sous un cerisier. Mais je ne dors pas. Une équation ne passe pas : l'image d'Ulysse, raide comme une planche, trop présente face au souvenir impossible de sa vitalité d'acrobate. J'ai simplement crié "Oh non !" et les dominos se sont écroulés les uns sur les autres. On pleure souvent beaucoup plus un animal qu'une personne. C'est étonnant. Est-ce disproportionné ? Qu'est-ce que cette mort vient titiller en nous ? Ulysse n'avait pas un an. Il avait toutes les qualités rêvées chez un vrai chat, il ne griffait pas, ne mordait pas, ne volait pas, se laissait soigner, d'autant que c'était un casse-cou, il ronronnait, nous câlinait, obéissait, jouait comme un fou, il rapportait tous les matins une souris qu'il dévorait sur la moquette blanche sans laisser une seule trace, les voisins infestés lui en savent gré, il n'avait peur de rien. C'est probablement ce qui l'a tué, une confiance absolue dans l'autre. Il ne craignait pas plus les automobiles que les passants, se laissant prendre dans les bras par des inconnus. Lorsqu'il voulait attraper la queue des chevaux en montagne, nous avions peur d'un coup de sabot. Nous ne sommes jamais allés aussi souvent chez le vétérinaire pour un chat. Une morsure d'un gros matou, un coup de griffe sur l'œil, un truc à la bouche. Et puis le dernier choc, fatal. Aucune blessure. Sa fourrure aussi douce, mais son corps raidi par la mort. C'est probablement cette équation insupportable qui m'obsède. Il ne marchera plus debout sur ses pattes arrière. Il ne fera plus des bonds incroyables dans les airs. Il ne grimpera plus à la cime des arbres, sur les branches les plus fines. Ulysse nous laisse orphelins, mais comme dit Françoise il a eu une vie fulgurante.

lundi 8 février 2016

La symphonie de l'univers


Non, ce ne sont pas les oreilles des cent lapins de notre opéra Nabazmob, mais 9oualab, une installation du Collectif Pixylone composé de Younes Atbane, Zouhair Atbane et Omar Sabrou, exposée en 2014 à l'Institut du Monde Arabe dans le cadre du Maroc Contemporain dont le commissaire était Jean-Hubert Martin. C'est incroyable comme les six cents pains de sucre (l'équivalent de 300 paires d'oreilles de Nabaztag !), éclairés en 3D et sonorisés, m'ont immédiatement fait penser à notre opéra, deux regards parallèles sur nos sociétés, même si les intentions des uns et des autres sont très différentes.


Mais si je l'évoque aujourd'hui, c'est pour une autre coïncidence, musicale cette fois. En créant Nabazmob nous avions inexplicablement oublié le Poème symphonique pour 100 métronomes de Ligeti de 1962. L'hommage aurait pourtant été clair. La surprise vient de ma réécoute de la Symphonie de l'Univers de Charles Ives, œuvre inachevée mais libre de la continuer si de futurs compositeurs voulaient s'y atteler. Cette "sixième" symphonie de mon compositeur de prédilection est probablement sa plus ambitieuse. Conçue de 1911 à 1928 pour plusieurs orchestres elle présente trois parties sans pause : Le passé (du chaos à la formation des eaux et des montagnes), Le présent (la Terre et le firmament, évolution de la nature et de l'humanité) et L'avenir (le paradis, l'élévation de tout vers la spiritualité). Or, en écoutant les vingt percussionnistes de la version complétée par Larry Austin, j'ai cru reconnaître les prémisses du premier mouvement de notre opéra !


Je me suis souvent demandé comment nous en étions arrivés là avec Antoine Schmitt. À quoi pouvait ressembler cette musique composée pour 100 synthétiseurs midi de pacotille hébergés dans les estomacs de nos rongeurs wi-fi ? Je suis aux anges de constater aujourd'hui ce cousinage involontaire ou inconscient avec Ligeti et Ives. De quels ancêtres pouvais-je rêver de mieux ?! Si l'indétermination de l'ensemble doit beaucoup à John Cage, le second mouvement, glissement d'accords tuilés, se réfère forcément à Ligeti et le troisième, citations d'extraits opératiques se superposant, explicitement à Ives. Mais je n'aurais jamais imaginé cette coïncidence incroyable du premier mouvement, voire du 2bis, un petit plus rythmique que nous jouons parfois en concert lorsque l'envie nous prend ! De même, l'œuvre collective des artistes marocains m'apparaît comme une suite improbable. Je ne sais pas si les lapins aiment le sucre, mais cela ne m'étonnerait pas !

lundi 30 novembre 2015

Sonorisation de la façade de la Maison de l'île de la Réunion à Paris


La Maison de l'île de la Réunion à Paris, 21 rue du Renard dans le 4e, a enfin été inaugurée la semaine dernière. Le scénographe Raymond Sarti, avec qui je travaille depuis 1989, en a conçu la boutique, les espaces d'exposition et la mise en lumière nocturne, mais le clou de la façade ne sera en place qu'au printemps. Un gigantesque nid en bois de goyavier viendra se poser devant les fenêtres des trois étages de bureaux qui surplombent les espaces publics. Je m'en suis inspiré pour sonoriser la façade, des haut-parleurs arrosant discrètement le trottoir devant les vitrines pour inviter les passants à franchir les portes. La partition est composée de percussion de bois, de chants d'oiseaux et de vagues. J'ai transposé les chimes en bambou dans le grave pour donner une impression de bois flottés qui s'entrechoquent ou préservé leur légèreté pour les faire osciller au gré des courants d'air que la rue du Renard m'inspire ! Les oiseaux de la Réunion et les vagues ne surgissent que ponctuellement et la boucle dure 90 minutes pour révéler suffisamment de surprises chaque fois que l'on passe les portes de la boutique où sont vendus quantité de produits agroalimentaires et artisanaux. J'ai d'ailleurs craqué pour les rhums arrangés, achards, piments, curcuma, gousses de vanille bio, thé blanc... La circulation automobile confère à ma partition un autre cycle, alternance du oui/non si le feu est rouge ou vert devant le Centre Pompidou ! Les moteurs camouflent toute tentative de sonorisation dans cette portion souvent très chargée de la rue, mais dès que le feu tricolore passe au rouge une bouffée d'air frais surgit du tumulte. J'ai évidemment choisi des sons qui s'en distinguent, même si celui des vagues est de l'ordre du bruit blanc, typique de la ville. J'ai ajouté quelques chimes cristallins qui feront relever la tête des passants et admirer la future sculpture du nid. L'ensemble invite au voyage, vague d'exotisme au centre de Paris.

lundi 5 octobre 2015

Objets inanimés, avez-vous donc une âme ?


Lorsque nous avons refait la cuisine ma fille l'a trouvée très belle, mais un peu trop moderne. Lorsqu'elle a besoin de quelque chose elle préfère fouiner chez Emmaüs ou Neptune à Montreuil. Ce n'est pas seulement une question d'argent, mais les objets formatés n'ont pas d'âme, il leur manque une histoire. Et cette histoire peut continuer pour peu que l'on y soit sensible ! Françoise pense la même chose, aussi adore-t-elle chiner de temps en temps, à Troc de l'île, dans un vide-grenier ou à Emmaüs comme la semaine dernière à Marseille. Sur la photo on la voit mettre la main sur des chaises modernes à huit euros les trois. Elle craque pour les années 60 qui me rappellent trop l'appartement de mon enfance. Une fois par mois, le samedi matin, ils mettent en vente les objets précieux et l'on trouve des bijoux incroyables pour une bouchée de pain. Parfois nous allons chez Bravo, un brocanteur spécialisé en mobilier de café indiqué par Raymond ou bien sur LeBonCoin.


Françoise est ravie d'avoir dégoté ce superbe plat à poisson de soixante centimètres de long en porcelaine de Limoges pour sept euros. Il ne me reste plus qu'à aller au marché et inviter des copains pour l'étrenner ! Ulysse s'est porté volontaire pour la vaisselle... "Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?"

lundi 31 août 2015

Expulsion brutale et illégale des Baras aux Lilas


Terribles symboles, au coin de la Place du Vel d'Hiv, la police et la gendarmerie sont intervenus ce matin à 7h pour expulser le collectif des Baras qui occupait l'ancien Quartier Général du Front de Gauche aux Lilas, vide depuis des mois.
Les Africains, travailleurs chassés de Libye après les bombardements français et virés de Montreuil (dont le maire est au PCF !), squattaient le 8 rue Chassagnolle depuis 10 jours. Ils en ont les preuves, or une expulsion peut se faire seulement sous 48 heures sans entamer de procédure. L'intervention des forces de l'ordre, rapide et brutale, est donc parfaitement illégale.


Rappelons que les Baras, qui signifie travailleurs en bambara, réclament seulement des papiers leur permettant de travailler légalement en France. Ce ne sont pas des sans-papiers, ils ont ceux de leurs pays, ils en ont d'européens délivrés en Italie, mais non reconnus par la patrie des Droits de l'Homme ! Ce ne sont pas non plus des migrants, mais des réfugiés. Ils expliquent très bien que si la Préfecture leur délivre les papiers qui leur permettront de travailler autrement qu'au noir leur collectif n'aura plus aucune raison d'être. En attendant, ils forment une main d'œuvre corvéable à merci, leurs employeurs les exploitant en dessous du SMIC et sans payer de charges sociales.
Contrairement à ce qui leur est répondu (liste d'attente pour les logements sociaux, etc.) il existe des solutions. En réquisitionnant les bâtiments inoccupés qui se dégradent depuis des lustres et en leur confiant de les rénover et de les mettre aux normes, on pourrait facilement loger tous les réfugiés qui ne manqueront pas d'affluer, il ne sert à rien de s'en cacher. Le réchauffement climatique, les difficultés économiques, la guerre et des régimes sanguinaires les poussent à l'exode partout sur la planète. L'Europe devra changer de politique, tous les pays qui la composent doivent se répartir ces réfugiés, toutes les munipalités françaises doivent l'accepter aussi. Parmi les Baras il y a des terrassiers, des maçons, des plombiers, des électriciens, des serruriers capables de remettre des bâtiments en état, ou prêts à payer un loyer que l'absence de papiers autorisés interdit. À Bagnolet le maire socialiste Tony di Martino leur refuse même la domiciliation, mesure de rétorsion illégale encore cette fois.


Le déploiement policier ne résoudra rien. Les Baras reviendront rue Chassagnole ou ils referont surface ailleurs. Aucun nouvel arrivant n'est accepté parmi eux, libres à ceux-ci de créer à leur tour d'autres collectifs. 300 réfugiés occupent un lycée désaffecté Place des Fêtes, 500 campent entassés sous des tentes près de la Gare de Lyon, etc. L'Europe doit changer de politique. Il ne servira à rien de fermer les frontières, de multiplier les miradors et les fils de fer barbelés, d'engager plus de policiers, les réfugiés passeront, quitte à y laisser leur vie. Qu'ont-ils d'autre à perdre ?


Les partis politiques ont la détente molle (les réfugiés ne votent pas). Heureusement des citoyens, souvent des jeunes, beaucoup de femmes plus assidues que les hommes en milieu associatif, se mobilisent et expriment leur solidarité.

jeudi 16 juillet 2015

Restez, il n'y a rien à voir


La vogue des installations sonores s'amplifiant, du moins quand les budgets ne sont pas contraints à la peau de chagrin sous les coups de butoir d'un gouvernement de plus en plus en rupture avec sa culture, leurs conditions d'exposition me tarabustent. Si la spatialisation sonore offre une expérience immersive passionnante, j'ai toujours été gêné par la présence exclusive des hauts-parleurs. On aura beau en disposer de toutes les formes et toutes les tailles l'acousmonium de l'INA-GRM m'a toujours semblé reposer sur un manque, au même titre que les musiciens vivants ne soignant pas leur image. Car le minimalisme est un choix pictural comme un autre, à condition même qu'il soit délibéré.
Dans les expositions-spectacles dont j'ai eu la chance de composer la partition sonore telles Il était une fois la fête foraine à La Grande Halle de La Villette, The Extraordinary Museum au Japon, Jours de Cirque à Monaco, Le Siècle Métro à Paris, L'argent au Pass en Belgique, le Pavillon Français de l'Expo Universelle d'Aïchi, Les Monuments aux morts dans la Chapelle des Frères-Prêcheurs à Arles, etc., j'ai toujours cherché à camoufler les hauts-parleurs pour jouer au maximum de l'illusion. Dans ces exemples la scénographie validait évidemment ce choix. Dans certaines conditions on pourrait imaginer que mettre en valeur les enceintes soit cohérent, mais la question se pose chaque fois que l'installation est purement sonore. Les artistes devraient-ils repenser leur œuvre en y adjoignant une image appropriée, collaborer avec des scénographes ou s'en ficher en méprisant cette réflexion ?
La semaine dernière je suis entré dans le cercle des 40 hauts-parleurs sur pieds de la Canadienne Janet Cardiff. The Forty Part Motet (2001) est présenté dans les anciens ateliers de la SNCF par la Fondation Luma en marge des Rencontres d'Arles jusqu'au 20 septembre. L'artiste ou la technicienne, je m'interroge, a enregistré en multipistes chacune des 40 voix indépendantes du Chœur de la cathédrale de Salisbury et les diffuse en cercle sur autant d'enceintes. On peut ainsi s'approcher de la voix de chaque chanteur ou jouer du mixage en s'approchant ou s'éloignant de tel ou tel haut-parleur tandis qu'est interprété Spem in Alium Numquam Habui de Thomas Tallis (1505-1585). Les enceintes sont si moches que j'ai l'impression de plonger dans des glottes, les banquettes sont si inconfortables que j'ai du mal à me laisser aller, le système est si banal que j'ai l'impression d'avoir assisté un nombre incalculable de fois à de telles absences de mise en scène. Il ne suffit pas de spatialiser le son pour rendre réelle la virtualité.
Quitte à jouer de cette proximité avec une foule d'individus je préfère naturellement Nabaz'mob, l'opéra que j'ai composé avec Antoine Schmitt pour 100 lapins communicants. Les jeux de lumière des leds et les ballets d'oreilles font partie de la composition au même rang que la musique qui s'échappe des 100 petits ventres où sont cachés 100 synthétiseurs. De plus, il s'agit d'une création et non d'une diffusion, et là je reviens vers le travail des électroacousticiens du GRM qui ont su mettre à profit leurs talents de compositeurs d'aujourd'hui. De nos jours on confond trop souvent artisans, techniciens et artistes. Ce n'est qu'une dénomination, mais elle a une répercussion directe sur les œuvres et leur perception.


P.S. : les œuvres du compositeur Céleste Boursier-Mougenot me réconcilient avec les installations sonores. Il y en a justement deux à Arles, présentées par Asphodèle / Espace Pour l'Art. La première, Persistances, est un euphonium dont le pavillon déborde de mousse à l'approche du silence. La seconde, i0, capte la fréquence de Jupiter, drône dont le timbre varie avec les positions de la planète par rapport à la Terre. À suivre.

mercredi 15 juillet 2015

Boycott des produits allemands


En réponse aux odieuses pressions dont est victime la Grèce, en prévision de celles qui ne manqueront pas de s'exercer contre l'Espagne, l'Italie, la France, etc., boycottons les produits allemands. Attaquons l'Allemagne de Merkel sur son terrain de prédilection, celui du fric !
Certains camarades justifient le volte-face d'Alexis Tsipras en avançant qu'il n'avait pas d'autre choix. C'est très grave, car c'est faire le lit de l'extrême-droite. Il faut écouter les explications et propositions de Yanis Varoufakis, le ministre des finances grec "démissionnaire". La gauche européenne continue son travail d'auto-destruction en donnant des arguments stratégiques au détriment de l'idéologie. Ces camarades aquoibonistes rappellent les positions collaborationnistes de l'Histoire. En France Pétain suggérait de pleurer quand la résistance commençait à s'organiser. Prétendre qu'il n'y a pas d'autre choix que de céder devant la puissance de l'adversaire est suicidaire et criminel. Faut-il mieux vivre couché ou mourir debout ? À chacun de prendre ses responsabilités. Mais n'oublions jamais les leçons de l'Histoire et comment les révolutions ont pu être rendues possibles contre toute attente !
S'il est difficile de comprendre le retournement de Tsipras, suggérons qu'il est probable qu'il avait misé sur un oui à son référendum. Sinon comment expliquer que les conditions imposées par la troïka (la Commission Européenne, la Banque Centrale Européenne et le Fonds Monétaire International) sont pires qu'avant que le peuple grec ait voté à 61% contre l'austérité ? Les Français ne se sont certes pas mobilisés pour soutenir la Grèce face aux banquiers qui nous dirigent. Peut-être qu'à notre époque les manifestations n'ont plus aucune efficacité et qu'il faut imaginer d'autres pratiques de résistance ?
Le discours de Tsipras après le référendum est le même que celui de Hollande après le discours du Bourget et son élection à la présidence de ce que l'on appelle toujours la république, mais qui ressemble de plus en plus à une dictature molle. Le principe de réalité n'est rien d'autre que de la RealPolitik. Qui a intérêt à nous faire croire de l'immuabilité de notre situation ? Que se passera-t-il quand les Grecs se rendront compte qu'ils ont été trahis et que l'austérité ne fera que les appauvrir un peu plus ? Il est vrai qu'en France les socialistes y mettent du temps et les communistes continuent de rêver au programme commun qui leur a fait perdre tout crédit auprès de la population au profit du Front National. Tout est possible si nous envisageons qu'il existe forcément une autre solution que le cynisme de la social-démocratie qui protège encore pour quelque temps les intérêts de la classe moyenne, mais engraissent les plus riches avec une arrogance incroyable. Mais ensuite ?
Pour commencer, lançons déjà ce mot d'ordre qui peut avoir les mêmes répercutions dans l'opinion que la levée de bouclier contre la politique d'extrême-droite du gouvernement israélien : boycott des produits allemands.

N.B. : Les produits allemands ont un code barre dont les trois premiers chiffres sont compris entre 400 et 440.

jeudi 9 juillet 2015

Impondérable, les archives ésotériques de Tony Oursler


Jean Cocteau disait que les gens préfèrent reconnaître que connaître. Devant un portrait ils aiment s'exclamer : "Ah, c'est bien lui !". Ai-je été séduit par l'installation cinématographique de Tony Oursler parce que je me suis interrogé très jeune sur les possibilités médiumniques du cerveau ou pour avoir inauguré en 2012 l'exposition L’Europe des Esprits ou la fascination de l'occulte, 1750-1950 au Musée d'Art Moderne et Contemporain de Strasbourg ? J'ai toujours apprécié les spectacles forains et les illusionnistes jusqu'à passer des heures devant le miroir à faire des sauts de coupe avec un jeu de cartes ou à monter des spectacles de transmission de pensée avec ma petite sœur lorsque nous étions enfants. Je me suis enfoncé des épingles dans les joues, j'ai pratiqué l'hypnose, joué dangereusement avec la catalepsie et visité régulièrement la tombe de Georges Méliès au cimetière du Père Lachaise situé alors en face de chez moi. Le dispositif de Tony Oursler, présenté par la Fondation Luma dans le cadre des Rencontres d'Arles, ne pouvait que m'emballer.


Imponderable est composé de deux parties. La première et la plus simple à décrire est un catalogue monstrueusement lourd rassemblant les archives de l'artiste autour du surnaturel. Magie, photographie spirite, optique, occultisme, mesmérisme, etc. ont été employés au travers des siècles pour justifier des croyances et souvent manipuler les consciences. Simples arnaques ou gigantesques systèmes d'assujettissement des peuples, les officiants ont utilisé les images pour donner corps à leurs affabulations. La photographie est arrivée à point nommé pour "prouver" l'invraisemblable. De la camera obscura à la télévision, ces vrais médias ont ainsi joué les faux médiums. Au début du XXe siècle, Fulton Oursler, grand-père de l'artiste, s'était engagé à démythifier les charlatans, en débattant avec son ami Arthur Conan Doyle (l'auteur de Sherlock Holmes), plus enclin à croire aux ectoplasmes ! L'ouvrage de 656 pages recèle des trésors iconographiques qui feront rêver les incrédules autant que les jobards.
Mais la vraie séance se joue dans une salle obscure meublée de fauteuils confortables pour assister au film Impondérable de Tony Oursler, inspiré par ses archives. Pendant 1h17 les séquences s'enchaînent et se dénouent avec la dextérité d'un Houdini, mise en scène kitchissime rappelant les reconstitutions de Guy Maddin, spectacle total où les lampes de Wood, la lumière rouge, des spots mobiles et des odeurs envahissent la salle. Par la magie d'un théâtre optique ou praxinoscope-théâtre, deux écrans superposés laissent apparaître les fantômes en s'enfonçant dans le relief. L'installation, mélange de fiction dramatique et de cinéma expérimental, est visible jusqu'au 20 septembre. Dans la chaleur accablante de l'été elle figure un temps suspendu où les fées vous rafraîchiront d'un coup de baguette magique !

Impondérable de Tony Oursler, catalogue bilingue, Fondation Luma, 55 €
et exposition aux Forges (film en anglais sous-titré français, grand poster remis à l'entrée), 25 € pour les 10 expositions des Ateliers (d'autres tarifs pour l'intégralité des 35 expositions des Rencontres d'Arles)

lundi 29 juin 2015

Racket éclair


Puisque l'on rit souvent de ses mésaventures passées, autant sauter les étapes aussi vite que possible ! Encore faut-il en avoir les moyens... La leçon m'a coûté 200 euros, mais j'ai appris la différence entre les différentes zones de livraison. Je pensais que l'on pouvait y garer sa voiture tous les jours entre 20h et 7h ainsi que les dimanches et les jours fériés. Or cette règle n'est valable que si la ligne au sol est pointillée. En cas de double ligne continue on risque tout simplement une mise à la fourrière.
Cela m'est arrivé alors que j'étais chargé de bagages, dans une petite rue sans aucun commerce à proximité. La vitesse de la manœuvre est redoutable. Les pandores sont passés avec la dépanneuse à 21h24 dans le sixième arrondissement et la Kangoo était à la fourrière Charlety près de la Porte de Gentilly à 21h50. Sur les 150 euros de transport j'ignore combien revient à l'État et combien à la société d'enlèvement, mais c'est une affaire rondement menée. Récupérer sa voiture va également très vite. Il suffit de passer un coup de fil à la fourrière et l'on vous répond illico que votre voiture a bien été enlevée. On passe à la caisse et nous voilà repartis vers de nouvelles aventures ! Il est encore possible que je reçoive en plus une amende de 35 euros.
Dans le sous-sol où sont parquées les automobiles, dont certaines hyper chères, il est ahurissant de voir combien sont recouvertes de tant de poussière qu'il n'y a plus de frontière entre le pare-brise et la carrosserie. Peut-être leurs propriétaires ont-ils préféré racheter une voiture plutôt que payer 25 euros par jour de frais de garde ? En discutant avec la préposée nous apprenons que l'amende, faisant partie des impôts indirects qui touchent les pauvres plus durement que les riches et qui représentent 60% des recettes fiscales de l’État, a été augmentée en début d'année et que toutes les autres contraventions seront très bientôt majorées. À défaut de taxer les banques et les grosses fortunes, il faut bien renflouer les caisses en faisant cracher la populace !
Alors, de même que par économie je préfère envoyer directement des sous à l'État plutôt que de glisser de l'argent dans le parc-mètre, en rentrant je m'offre quelques infractions au code de la route, histoire de rentabiliser la douloureuse, en criant à la cantonade "c'est offert par la maison Poulaga, j'emmerde la maréchaussée..."

jeudi 14 mai 2015

Tunis, de la Medina à l'avenue Bourguiba


Tandis que les musiciens, artistes, techniciens et organisateurs du Chantier tunisien avec La Voix est Libre s'accordent, j'arpente la Medina. Avant que je parte humer l'atmosphère de Tunis, Fadia Dimerdji de Radio Nova m'a raconté mille anecdotes qui me permettent de mieux cerner l'histoire musicale et politique du Maghreb, même si j'ai du mal à retenir les noms arabes. Les touristes se faisant rares pour la saison, les commerçants se sont assagis. Entendre que je n'ai bu que trois thés à la menthe pendant mes emplettes ! Un panaché est un mélange de thé vert et noir.


À midi, devant un délicieux couscous au poisson bien relevé, je fais la connaissance d'un vieux tunisien de Gafsa, une ville plus au sud. Nous faisons un bout de chemin ensemble. La Medina est magnifique, labyrinthe de ruelles et de galeries couvertes où s'entassent quantité d'artisans. Pas de voiture, ça repose. La topographie suit les mutations historiques depuis le VIIIe siècle, les corporations et les classes sociales.


De temps en temps j'entre dans une impasse sans me rendre compte que je viens de pénétrer dans un espace privé difficilement identifiable puisque que partout il envahit la rue. Admirant les portes bleues à gros clous noirs je reconnais la couleur de notre escalier bagnoletais, Stairway to Heaven. Seulement, ici, les diables ont des roulettes. Il faut rapidement se pousser s'ils dévalent une rue en pente pas plus large que leur chargement. Depuis la terrasse de la Maison d'Orient j'enregistre les muezzins qui semblent se répondre d'un minaret à l'autre.


Fort de ses vingt-trois étages qui surplombent la ville, notre hôtel s'appelle Africa (tout un poème auquel l'Occident n'est pas étranger). Barrières, plots, escadrons de police empêchent son accès par automobile. Un pâté de maisons plus loin, ce sont carrément blindés et barbelés. Blaise Merlin me conseille de grimper sur le toit de l'immeuble pour jouir de la vue panoramique à 360°, mais probablement depuis l'attentat du Bardo il est interdit pour cause de proximité avec un bâtiment gouvernemental. Le réceptionniste n'ose pas nommer le Ministère de l'Intérieur, il chuchote. Le chef de la sécurité est plus explicite. Je comprends mieux le portique anti-métaux et les gorilles à l'entrée de l'hôtel. Coupée en son milieu, l'avenue Bourguiba est forcément plus calme, les photos depuis ma chambre renforçant une symétrie qui n'est que de façade. Évoquant la révolution de jasmin je sens parfois des résistances chez mes interlocuteurs qui semblent craindre de dévoiler leurs sympathies. Du point de vue touristique, à part une baisse stupide de fréquentation dont nous profitons, il n'y a évidemment pas plus à craindre qu'à Paris ou New York. Nous vivons partout dans un état policier "perpétuel" conçu pour inquiéter plutôt que rassurer. Différence de taille, la Tunisie sortant d'une dictature, une partie de sa jeunesse entend jouir de la révolution...

jeudi 7 mai 2015

La mobilisation et la solidarité ont fait revenir l'eau


La mobilisation a été efficace. La solidarité des Baras et des riverains a joué à fond. On les a menés en bateau, mais maintenant l'eau est revenue et ils peuvent voguer à d'autres occupations plus constructives.
Dès le début de la matinée une équipe de Véolia a creusé pour rendre l'eau aux 160 Africains "sans papiers français" rassemblés dans le squat de Bagnolet, mais un tuyau a explosé, inondant le quartier. Une nouvelle équipe est intervenue pour rendre l'eau aux Baras et une autre passera cette après-midi pour reboucher le trou. Bilan des courses : plusieurs milliers d'euros fichus en l'air entre l'intervention des salariés de Véolia, le matériel, les camions, l'eau partie dans le ruisseau, etc., et l'angoisse de ne plus pouvoir se laver, utiliser les toilettes, boire... Tout ça pour quoi ? Un système inhumain, des décisions absurdes, des mensonges qui décrédibilisent la mairie socialiste, le cynisme de Natixis, propriétaire du bâtiment dont ils ne font rien... Et d'un autre côté, la détermination des Baras, la solidarité des riverains ulcérés, la preuve qu'en se mobilisant on peut inverser le cours des choses.

mercredi 4 mars 2015

"C'est Beyrouth !?"


Les analogies fleurissent sur les gravats de la cuisine. La comparer à Beyrouth est exagéré, d'abord parce que c'est censé durer seulement quelques jours, ensuite c'est ignorer les éclats d'obus qui vérolaient les façades comme un gruyère rassis. De plus, il pleuvait lorsque je suis arrivé dans la capitale libanaise et la boue qui colle aux semelles est très différente de la poussière sèche du ponçage. Depuis quinze ans j'avais réussi à repousser les tranchées et les coups de masse. C'était sans compter l'opiniâtreté de Françoise qui me travaille au corps depuis une décennie pour que nous aménagions différemment la cuisine. Tout a commencé par un passage au blanc du premier étage. J'espérais que ce traitement appliqué au rez-de-chaussée suffirait à calmer ma compagne. Que nenni ! Les toilettes martiennes où vivaient des Lilliputiens vert pomme sont transférées dans les archives pour bénéficier d'une fenêtre donnant sur l'allée des sorcières et le bar a sauté, agrandissant considérablement le séjour. Notre espace de création culinaire prend ses aises tout en accrochant la lumière. Nous ne sommes pas au bout de nos peines. Le plan de bataille du mobilier cuisine reste à établir. En attendant, nous nous sommes repliés vers les étages et le garage où nous avons installé un four micro-ondes. J'envoie ces notes depuis le camp retranché du studio de musique où Scotch a pris ses quartiers.

mardi 17 février 2015

P comme Papa


De temps en temps on me demande qui était mon père et chaque fois je ne sais plus où j'ai rangé le texte que j'avais écrit en 1994 pour la revue ABC comme. Déjà 20 ans et 27 après sa mort. Il en aurait 97 aujourd'hui et je me demande souvent comment il réagirait à tel ou tel évènement. Dès que je pense à lui je le sens voleter au-dessus de mon épaule, près de mon oreille droite, comme une sorte de Jiminy le criquet garant de ma bonne conduite. Voici le texte.

Papa

Un peu de poussière dans un ciboire, Elsa a voulu garder le caveau, les autres s'en foutaient, dans notre famille nous n'avons pas le culte des morts, il est en face, tout en bas des marches du columbarium, j'ai fait renouveler la concession pour dix ans, il y fait froid ou frais selon les saisons, Elsa aime bien y aller, c'est mignon.
Il a changé de vie à quarante ans, il est retourné à l'école, il est devenu représentant, et puis il a monté sa boîte, a remboursé ses dettes jusque trois ans avant sa mort, il était devenu président-directeur-général.
Il a changé de vie à trente quatre ans, quand il s'est marié. Il aimait bien les filles. Surtout les femmes de trente ans. Depuis l'âge de treize ans. A la fin c'était plus difficile. C'est probablement pour cela qu'il en a eu marre. Il ne supportait pas l'idée d'être diminué. Il avait toujours dit que ce jour-là il préférerait se flinguer. Il n'a pas eu à le faire. La veille, maman lui a fait remarquer qu'il avait du mal à grimper les huit marches, il a répondu qu'il y en avait neuf. Le lendemain matin, il a dû l'appeler pour s'extirper de la baignoire, il n'y arrivait plus tout seul. En début d'après-midi, Elsa et moi, nous lui avons apporté un concerto de Brahms qui lui faisait envie. Quand nous sommes partis il a mis le casque sur ses oreilles. Maman l'a retrouvé par terre en revenant des courses, c'était un samedi. À la fin, il écoutait la Callas comme ça et les larmes lui coulaient le long des joues, il s'offrait du caviar de chez Petrossian, il ne voulait pas savoir ce qu'il avait vraiment, nous ne disions pas le mot. Son cœur était fragile, cela lui a permis d'éviter le pire.
Il avait toujours raconté qu'il était sursitaire, que toute sa vie était du supplément. Condamné plusieurs fois à mort, la première à dix sept ans, il était toujours là à soixante dix. Il avait eu des rhumatismes articulaires aigus, et puis les poches d'eau s'étaient résorbées en une nuit, la veille de l'opération. Cela l'avait empêché de partir en Espagne avec les Brigades. Aucun de ses copains n'en est revenu. Il avait décidé que nous n'irions pas dans ce pays tant que Franco serait vivant. Il avait toujours milité. Il s'était battu à la canne contre les Camelots du Roi, avait été exclu du parti socialiste pour trotskisme-léninisme (!), parlait d'insurrection armée quand il était énervé, sinon il était au parti socialiste (était-ce le même ?) et il allait tous les jeudis soirs au Grand Orient. Pas toujours en fait, c'était souvent son alibi pour aller voir une copine.
Surtout il y avait eu la guerre. Je devrais dire le nazisme. Il a passé toutes ses vacances de 1933 à 1939 à Bielefeld en Allemagne. Son meilleur ami était le fils du commissaire de police. Les deux jeunes hommes piquaient la voiture officielle pour aller se balader, avec la sirène évidemment. Dans un cinéma ils furent les deux seuls à ne pas se lever aux images du Führer. Les Jeunes Hitlériens les poursuivirent dans la rue. Un autre jour, un vieil homme se fait abattre sur le trottoir par les chemises brunes. La foule s'amasse : " Es ist ein Jude (C'est un Juif) " dit l'un d'eux. Les badauds se dispersent. Le pote de papa est mort noyé dans un sous-marin. Gaston, celui du boulevard angevin, le papa de papa, croyait Pétain qui avait promis de protéger tous les enfants de France (P.S. : l'avenir montrera que mon grand-père était en fait dans la résistance, Papa est mort sans savoir que son père partageait secrètement la même conscience et était même probablement intervenu à un niveau supérieur). Un employé de son usine, il était directeur de l'usine d'électricité d'Angers, l'a dénoncé à la Gestapo. Il fut déporté à Auschwitz et gazé à Büchenwald. Mon père était à Paris, il était suffisamment politisé pour ne pas avoir été réclamer son étoile jaune. Décidé à retrouver son père, il s'engage dans un service allemand et prend contact avec Londres. Il est chargé d'envoyer des maisons préfabriquées en Allemagne. Malheureusement un jour il tombe malade et la femme qui le remplace s'aperçoit qu'aucun convoi n'est jamais arrivé à bon port, il est arrêté. Dix sept jours sans manger, il pèse trente quatre kilos, la moitié de son poids, lorsqu'il est à son tour déporté. Août 44. Sous les bandages qui entourent ses bras il a glissé des fourchettes et des cuillères qu'il a aiguisées. Dans le wagon à bestiaux qui l'emmène il est obligé de se battre contre ceux qui ont peur des représailles et contre ceux qui veulent sauter les premiers. Avec les fourchettes il arrache les barbelés de la minuscule fenêtre en hauteur. Il saute le septième. Le neuvième est coupé en deux par les balles des mitraillettes, cette image me hantera longtemps. Banlieue de Paris. Il sonne à la première maison. Un officier allemand, accompagné de son chien, vient lui ouvrir. Il court. Il se cache sous des clapiers. Il a plus peur que les lapins, le leur murmure doucement. Des cheminots le sauveront, mais il reste paralysé pendant six mois, entre la vie et la mort. Il dit devoir son salut aux deux litres de sang frais qu'il va boire chaque matin aux abattoirs, et à Suzon, une cousine de Sermaize qui l'y transporte dans une brouette. Il gardera le goût du beefteak bleu. À la Libération il est arrêté le temps que l'on vérifie ses connexions auprès de son chef à Londres. Il travaillait au Majestic ! Ces trois mois à Fresnes sont une partie de plaisir. Rien à voir avec les geôles allemandes. Le médecin-chef cherche un quatrième au bridge, mon père prétend avoir fait deux ans de médecine, il bluffe, il a l'habitude de frimer. Le premier jour il fait trois cents piqûres. Il devient chirurgien en l'absence des titulaires et il opère. Et il sauve Laval qui vient de s'empoisonner pour qu'on puisse le fusiller. Il se lie avec de vrais truands qu'il continuera de fréquenter quand il sera devenu journaliste. Ainsi il rencontrera Rirette MaitreJean, la seule femme de la Bande à Bonnot, et d'autres rigolos. Je me souviens d'une époque où il faisait sauter ses contraventions à la Préfecture.
Espion, médecin, il fut aussi piqueteur pour lignes à haute tension, coiffeur pour dames, barman au Ritz, pêcheur sur un chalutier à La Rochelle, correcteur au Bottin, videur de boîte de nuit, acteur de cinéma, critique à l'ORTF, modiste, marin sur un pétrolier en route pour le Mexique mais sans passeport il ne peut débarquer... Journaliste à France Soir, il interviewe Churchill et Paulette Goddard alors mariée à Chaplin. Il est correspondant du Daily Mirror pendant quatre ans, il parle anglais avec l'accent d'Oxford, il fonde et dirige la Collection Métal (romans d'anticipation) avec Jacques Bergier*. Contrebandier, il passe des médicaments en Espagne et des livres pornos en Belgique ; son coéquipier est Eric Losfeld. Agent littéraire, il lance Frédéric Dard (San Antonio) et Robert Hossein, il a les droits du Salaire de la Peur et de Fifi Brindacier, il est l'agent de Michel Audiard, de Marcel Duhamel et de sa Série noire, de Francis Carco dont il produit les pièces, il fait tourner Pierre Dac avec qui il s'amuse beaucoup mais c'est le bide absolu, il fait faillite en produisant la comédie musicale Nouvelle Orléans avec Sidney Bechet, Mathy Peters, Pasquali et Jacques Higelin dont c'est le premier rôle au théâtre (il me terrorisait lorsqu'il rentrait sur scène déguisé en indien et hurlant). C'est là qu'il change de vie parce qu'il a deux enfants à charge et plus un rond, il est décidé à payer ses dettes. Il aura fait tous les métiers sauf ceux qui requièrent un uniforme. Il a fait de la boxe et de l'escrime. Secrétaire de rédaction à Cinévie, il est l'amant de France Roche. Quand il est au Hot Club de France Louis Armstrong vient tous les soirs jouer dans sa chambre, c'est la plus grande de l'hôtel. Vendeur de voitures d'occasion, chef de publicité, rédacteur en chef d'une revue d'électroménager, administrateur des Ballets de Janine Charrat, expert auprès des Tribunaux pour l'Opéra de Paris, directeur commercial d'une société d'adhésifs, il est le Visiteur du Soir dans une émission de Pierre Laforêt sur Europe 1, auteur d'un feuilleton policier pour la radio, candidat bidon pour lancer L'Homme du XX°Siècle avec Pierre Sabbagh à la Télévision Française, il aide Bruno Coquatrix à ouvrir l'Olympia en faisant de la cavalerie*, il est vendeur de bougies automobiles, il traduit mes versions latines sans dictionnaire, il fait des contresens, il est diplômé de l'École Supérieure de Commerce de Paris et de l'École Technique de Publicité, il est directeur de l'annuaire "Qui Représente Qui", et il regrettera toujours d'avoir abandonné le monde du spectacle.
Lorsqu'il rencontre ma mère, elle est vendeuse en librairie. Ils se sont rencontrés au Royal Lieu, un dancing des grands boulevards, où ni l'un ni l'autre n'avaient jamais mis les pieds.
C'était un marrant, un frimeur, un naïf qui se faisait arnaquer avec une facilité déconcertante. Une des rares autographes qu'il a conservées est une reconnaissance de dettes de Jules Berry. C'était un passionné pour tout ce qu'il faisait, il m'a appris à toujours faire les choses correctement, quoi qu'on fasse, sinon l'on s'emmerde. Il était fier de son fils qui faisait ce qu'il aurait aimé. J'étais sa revanche. C'est comme ça que je le prends. J'adorais partir en vacances avec lui, il nous arrivait toujours des aventures extraordinaires. Au Maroc il a fait un saut dans le vide au-dessus d'un pont cassé avec la voiture de location. En Sardaigne nous avons partagé les repas des bandits d'Orgosolo. En Sicile nous avons gravi l'Etna en éruption. Il n'était plus du tout sportif. Il était plutôt gros. Il adorait bouffer. Chaque été il se plantait des épines d'oursins dans les pieds.
Mes copains l'aimaient bien. On buvait du Coca en fumant des joints. Il goûtait et disait préférer son cigare. Cela détendait l'atmosphère. On s'est acheté ensemble un électrophone pour écouter Beethoven, il m'a refilé son vieux transistor, je m'en sers toujours, à sa mort j'ai récupéré le gros poste de radio à lampes qui était déjà à son père et sur lequel j'écoutais les sons et les voix du monde entier, et ce que j'ai pu rêver ! Lorsque j'avais treize ans il m'a interdit de toucher aux livres du rayon du haut, je n'en aurais jamais eu l'idée sans lui, c'était son Enfer. Sympa de sa part. Je ne comprenais pas bien ce que lui pouvait y trouver. À mes concerts il parlait fort pour que l'on sache qu'il était mon père, et ensuite il ronflait. Il avait un nombre invraisemblable d'expressions populaires à son vocabulaire, il faisait chabrot, il prétendait que la crème Chantilly ne faisait pas grossir, il se saoulait quand il avait une rage de dents, cela nous faisait hurler de rire. Je me souviens du soir où ma mère, ma sœur et moi n'avons jamais réussi à le relever ; il était coincé par terre entre le radiateur et l'armoire : " Un baby, juste un baby whisky ". Il riait facilement. Aux larmes. Il pleurait aussi lorsqu'il était ému. S'il pétait à table il me disait : " Si t'es gêné t'as qu'à dire que c'est moi ". Il se servait toujours plus que les autres et faisait remarquer à ma mère qu'il avait pris la plus petite part. Elle et lui s'engueulaient tout le temps. Ils s'aimaient.
Cela fait déjà un bout de temps qu'il est parti. À la fin il était moins marrant, lui qui avait toujours eu l'air si jeune avait vieilli d'un coup. J'aime bien penser à lui. Je fais ce que je peux pour me dire qu'il aurait été fier de son fiston. Il me disait : " Comment vas-tu, fils, tulle à l'anus ? ", je n'ai compris que très tard ; cela le faisait hurler de rire. J'ai aussi appris très tard qu'un poulet avait un croupion parce qu'il se le bouffait en douce en le découpant. J'anticipe sur les histoires de Q. Maman faisait la cuisine, mais lui était le roi de la mayonnaise et des sauces. Il m'a aussi appris à faire des cocktails. Par exemple il avait baptisé La Chose de Papa, 1/3 whisky, 1/3 gin, 1/3 vermouth extra dry, grenadine au goût. Demandez donc à notre rédac' chef ce qu'il en pense, il a crié à l'hérésie, mais c'était déjà trop tard !
Maintenant papa c'est moi.
Je n'ai pourtant pas quitté le Pays Imaginaire.

vendredi 30 janvier 2015

Les Baras menacés d'expulsion à Bagnolet


Depuis cet été le collectif des Baras squatte l'antenne Pôle-Emploi désaffectée de Bagnolet. Les sans-emploi ont laissé la place aux sans-logis !
Ce sont des Maliens, des Burkinabés, des Ivoiriens, des Togolais, des Camerounais qui travaillaient en Libye jusqu'à ce que la guerre les chasse. Ils refusent le terme de sans-papiers dont la France les affuble, car ils ont ceux de leurs pays et des titres de séjour européens sans valeur ici, contrairement aux Français en Afrique dont les papiers sont reconnus. Alors qu'ils pensaient rejoindre la patrie des Droits de l'Homme ils ne se sentent pas considérés comme êtres humains. Pour eux la France doit assumer les conséquences de la colonisation et de la guerre en Libye dont elle est directement responsable.
Depuis décembre 2012 on les trimbale, de squat en squat, d'expulsion en expulsion, de promesse de Gascon en procès. Ils ont commencé par habiter dans un immeuble montreuillois appartenant au Conseil Général. Chassés, ils restent six mois devant le Foyer des Baras, mais ils sont évacués à nouveau par les forces de "tranquillité publique". Réfugiés sur le terrain vague des Guilands, ils le quittent la nuit-même et investissent un pavillon vide. Certains sont toujours là-bas. Le Tribunal les juge trop nombreux, les obligeant à investir la cave. Ils se retrouvent alors dans un immeuble d'une société américaine, Emerson Network Power, mais après onze mois, leur expulsion est à nouveau programmée. Des élus de Montreuil et Bagnolet participent à une manifestation de soutien, mais tous prétendent n'avoir aucun pouvoir pour les régulariser et les loger. Un incendie les pousse dehors. Ils campent devant la Mairie de Bagnolet, d'où, encore une fois chassés, les voilà sous l'échangeur autoroutier ! Le 10 août 2014 ils ouvrent alors l'immeuble vide du 72 rue René Alazard à Bagnolet, anciennement loué par Pôle-Emploi à la multinationale Natixis. Aujourd'hui, à l'approche de la fin de l'hiver, la banque internationale de financement, de gestion et de services financiers du Groupe BPCE, deuxième acteur bancaire en France, lance une procédure d'expulsion, les renvoyant au tribunal de Pantin où leur procès s'ouvre mardi 3 février à 11h30. Ils espèrent mobiliser des soutiens à cette occasion.
Grâce à leur lutte certaines familles ont été relogées, mais les 200 qui restent sont des hommes seuls, travailleurs, étudiants, pères de famille. Baras signifie "travailleur" en bambara. Nombreux attendent en vain leur régularisation, des employeurs pouvant attester d'une promesse d'embauche. Ils ne souhaitent qu'une chose, être régularisés pour avoir un emploi légal qui leur permettra de payer un loyer. En attendant, sans statut, ils sont exploités dans les secteurs du nettoyage, du bâtiment, du gardiennage, de la restauration... Les critères restrictifs imposés par la loi ou par la circulaire Valls de novembre 2012 les poussent à vivre dans cette irrégularité. Ils demandent que le préfet les reçoive pour envisager une solution digne. Mais leur combat est aussi politique : ils réclament l'arrêt des contrôles au faciès subis quotidiennement dans les transports, aux abords des squats et foyers ou des endroits où ils cherchent du travail, ils demandent la libération de tous leurs camarades arrêtés et la fermeture des centres de rétention. Les mairies et l'État disposent de bâtiments vides sans réel projet qui permettraient de reloger les Baras restés à Montreuil, ceux de Bagnolet ou des foyers Adoma, mais personne ne bouge, faisant la sourde oreille, ajournant les rendez-vous, méthode classique de fin de non-recevoir.

N.B. : les Baras organisent un rassemblement samedi à 11h devant la Mairie de Bagnolet, suivi, juste après, d'un déjeuner de soutien au squat, 72 rue René Alazard, qui leur permettra de payer leur avocate. C'est à l'heure des repas que l'on peut juger de la solidarité qui s'exerce entre eux, car tous n'ont pas toujours du travail, même au noir.

P.S. : cent mètres plus haut, dans la même rue, mais aux Lilas, 42 rue des Bruyères, les salariés de la blanchisserie RLD manifestent également à 11h pour le retrait du projet de plan social consistant en 72 licenciements avec fermeture du site des Lilas.

jeudi 25 décembre 2014

Audio Technic Catalog de Vincent Epplay


Pratiquant à la ville comme à la scène "le discours de la méthode" depuis 1980, date de la création du spectacle Rideau !, j'ai toujours adoré les œuvres qui se réfèrent à leur support. Le compositeur Vincent Epplay me comble avec ses travaux de reconstruction sonores où il mixe, filtre, enveloppe, amplifie des disques pédagogiques ou scientifiques, de bruitages et d'illustrations musicales pour créer des œuvres électroacoustiques, créations radiophoniques qui s'écoutent affalé dans un bon fauteuil, la lumière tamisée, avec la boisson de votre choix. Après le 33 tours 30cm Sound Effects (Movie in your head Vol1) et le vinyle 25 cm Le disque contre l'insomnie (Hypnose), le label PPT Stembogem publie Audio Technic Catalog (Notices Methodes & Pédagogies), 33T 30cm augmenté d'un DVD où figurent quatre films .....


Six teasers annonçaient la sortie de l'élégant objet, troisième de la série Sound Library. Epplay s'approprie des disques de test et des manuels audio de règlage de votre chaîne hi-fi, mêlant textes et musique.


L'album est incopiable, car la pochette fait partie du concept, double volet mis en page dans le style des objets originaux. S'il est annoncé qu'il a été "réalisé à 99% avec des disques éducatifs et techniques", des glissements progressifs du plaisir viennent pervertir leur uniformité et leur environnement stérile.


Un ton froid et humoristique colore cette somme de conseils que le temps passé décale au point d'en faire une sorte de voyage dans le temps. Notre fauteuil devient celui d'un voyageur de l'espace. Des tubes nous poussent tandis que l'aiguille creuse son sillon sur la platine...


Les quatre films du DVD qui accompagne le vinyle évoquent le rapport espace-temps. Les courts métrages Rotation, Luxation, Station, Ondulation se réfèrent à la perspective spatiale comme remède universel, à la prévention des accidents du travail, à l'union de l'audiovisuel avec le cosmos et de la fidélité des oscilloscopes. Vincent Epplay effectue là un travail électroacoustique plus flagrant qu'en audio. Il recompose les bandes son comme il le fit avec Moby Dick de Huston, Nanook de Flaherty ou les films de Pierre Clémenti. Pour celles et ceux qui ne possèdent pas de tourne-disques les deux faces du vinyle sont également reproduites sur la petite galette argentée.


Je possède moi-même une collection de vinyles 45T et 33T, disques de démonstration comme ceux utilisés par Vincent Epplay, disques souples promotionnels, cartes postales avec gravure phonographique incorporée à l'image, évocations romanesques, etc. que j'utilisai en scène dès 1970, dont un mémorable concert avec le groupe Dagon à la Fac Dauphine où je trafiquais des publicités en temps réel. J'optai ensuite pour des radiophonies, montages cut joués au bouton de pause d'un cassettophone, sans retraitement ni collage ultérieurs, faisant apparaître l'environnement social sous les paysages sonores extrêmement courts. Ma dernière intervention dans ce domaine est la Mascarade Machine conçue et réalisée avec Antoine Schmitt, avec qui Epplay cosigna son premier enregistrement discographique, un disque infini. Mascarade est une application numérique me permettant par exemple de transformer le flux radiophonique en mélodie en contrôlant l'ordinateur sans le toucher, par des gestes de marionnettiste captée par la webcam intégrée. Mais ce qui compte avant tout est le propos que l'on entend divulguer au public... En 1998, Machiavel était un scratch interactif de 111 boucles vidéo réalisé avec Antoine Schmitt, objet comportemental réagissant au plaisir et à l'ennui, zapping symphonique de bruits et de musiques, mais surtout regard critique et sensible sur la planète...


Digne héritier des expériences de plusieurs générations, Vincent Epplay se retrouve à la croisée de la musique électroacoustique telle que pratiquée au GRM depuis les années 50, des dérivés technoïdes de sa jeunesse et des élucubrations humoristiques des bidouilleurs provocateurs qui savent se moquer de leurs lubies obsessionnelles. En s'étoffant son œuvre se précise, fractale sémiologique où la théorie devient l'enjeu d'une pratique.

jeudi 11 décembre 2014

Sur quels bûchers flamberont-ils ?


La polémique actuelle sur les cheminées qui enflamme la presse et les usagers me pousse à sortir du bois. La maire de Paris promeut un arrêté préfectoral interdisant au 1er janvier 2015 les cheminées à foyer ouvert en Île-de-France et la ministre de l'Écologie, du Développement durable et de l'Énergie s'y oppose. La querelle de clochers fera certainement long feu, mais elle a le mérite de soulever des questions brûlantes sur la pollution de l'air et les intérêts en jeu. Que Choisir, s'alignant sur les chiffres de AirParif, doute sérieusement des chiffres avancés par le rapport du programme européen Carbosol chargé d'étudier la pollution particulaire en composés carbonés en Europe, et coordonné par le Laboratoire de glaciologie et géophysique de l'environnement (LGGE, CNRS / Université Grenoble 1). On connaît la puissance des lobbys à Bruxelles et les catastrophes qui en découlent. L'association de consommateurs, d'usagers, de contribuables et de défense de l'environnement joue-t-elle avec le feu ou soulève-t-elle un lièvre sans le nommer ? J'en mettrais ma main au feu, il y a anguille sous roche dans toute cette histoire.
Car si les cheminées peuvent être construites soi-même et si les bûches sont vendues par les sylviculteurs, il s'agit d'artisanat là où l'industrie a tout intérêt à cette interdiction brutale. En effet à qui profite l'obligation de transformer son âtre en insert et à utiliser des granulés ? À TOTAL, tiens donc, gigantesque pollueur planétaire !
Notons que si le bilan environnemental du granulé est meilleur que celui des charbon, pétrole et gaz, il est légèrement moins bon que celui de la bûche, car la production (et le conditionnement en sacs plastique) du granulé consomme plus d'énergie que celle d'une bûche, ceci étant à pondérer par le fait que les granulés peuvent « valoriser » des déchets de bois qui seraient de toute façon produits. En plus il nécessite d'être alimenté en électricité pour fonctionner.
Cela me rappelle les promoteurs de l'énergie solaire qui omettent de raconter comment sont produites les cellules photo-voltaïques et que cet équipement onéreux fonctionne avec des batteries à l'acide ! Ou encore la campagne écologique imposant les ampoules électriques économiques qui se sont avérées plus nocives que n'importe quoi, plus fragiles et quatre fois plus chères. On m'a même vendu il y a quatre ans une automobile "verte" qui roule au diesel ! Les profiteurs font feu de tout bois.
Jean-Yves rappelle qu'il existe une loi, votée juste après-guerre, qui interdit à un bailleur de louer un logement non muni d'un boisseau de cheminée en état de fonctionner, afin que chacun puisse se chauffer en cas de pénurie, guerre, ou catastrophe naturelle. J'ai moi-même été sauvé ainsi lors de coupures de courant qui ont duré plusieurs jours par moins 15. Peu appliquée, cette loi est pourtant toujours en vigueur. Question Préalable de Constitutionnalité ou du moins conflit législatif ?
Combien y a-t-il réellement de cheminées en activité à Paris ? Nous consommons trois ou quatre stères par an. Où les stocker lorsque l'on vit en appartement ? Combien de vos amis profitent de cette convivialité ancestrale ? Il y a certes plus de barbecues en banlieue qu'intra-muros. Cuire des sardines au feu de bois évite que les mauvaises odeurs se répandent dans la maison et c'est tellement meilleur. On nous pousse à regarder les flammes derrière une vitre à l'instar de la télévision ?! Lorsque l'on voit comment l'industrie a zigouillé la planète on essaie de nous faire croire que nous sommes des monstres avec nos particules fines. De qui se moque-t-on ? On avait déjà essayé d'interdire le purin d'ortie. Kokopelli est accusé de diffuser des espèces rares de légumes et de fruits sans les autorisations obligatoires. Les grands groupes industriels font tout ce qu'ils peuvent pour faire passer des lois qui empêchent toute initiative individuelle en nous bourrant le mou de chiffres et d'études réalisées par des laboratoires dont l'indépendance s'avère plus que douteuse. À qui ces lois profitent-elles ? Qui sont ces donneurs de leçon ? Cette polémique ne serait qu'un effet de fumée pour camoufler les hors-la-loi professionnels à grande échelle que je n'en serais pas étonné...

jeudi 20 novembre 2014

*di*/zaïn 18 à l’Imaginarium de Tourcoing


Ce jeudi soir je présente quatre des productions des Inéditeurs à l'Imaginarium de Tourcoing. La plasticienne Marie Lelouche, les graphistes Malte Martin, Stefan de Vivies, Nicolas Millot, les designers d'animation Fafah Togora & Sephy Ka participent également à ce *di*/zaïn 18 organisé par les Designers Interactifs. La soirée est retransmise en direct sur Dailymotion à partir de 19h. Chaque présentation dure 10 minutes et je passe en dernier !
Après La machine à rêves de Leonardo da Vinci que j'ai créée avec Nicolas Clauss et mon second roman augmenté USA 1968 deux enfants, paraît enfin DigDeep, l'oracle imaginé par Sonia Cruchon. Je présenterai aussi Boum (ex Au boulot), roman graphique horizontal de Mikaël Cixous qui vient de recevoir la Bourse Pollen du Salon du Livre de Jeunesse de Montreuil.
Les quatre œuvres ont toutes été conçues pour iPad, ce qui facilitera les connexions ! Si je suis l'auteur de deux des applications, mes compétences sonores et musicales sont sollicitées pour l'ensemble, y compris les futurs projets en cours en collaboration avec d'autres créateurs. Composition musicale interactive pour cordes (avec entre autres le violoncelliste Vincent Segal) sur La machine à rêves, films et inserts audio de USA 1968 jouant des pauses au sein du récit romanesque, habillage sonore discret de DigDeep, sonorisation interactive de Boum, mes interventions sont toujours différentes, appropriées à la variété des œuvres audio-visuelles éditées. Chaque publication des Inéditeurs débute avec une couverture interactive : couvercles grinçants de Leonardo, light-show d'USA, glissements symphoniques de l'oracle, etc. Dans le passé j'avais raconté Alphabet, Machiavel, Nabaz'mob, Fluxtune, Leonardo... Voulant montrer quelque chose de récent, j'ai choisi les productions des Inéditeurs, la collaboration avec les Éditions Volumiques étant encore trop embryonnaire et la sonorisation des films 3D de Platform essentiellement hyper-réaliste. Quant aux transports du Grand Paris je suis contractuellement tenu au secret ! Pour le reste des évènements se reporter à la colonne de droite...

P.S. : j'interviens à 1h25 du début de l'émission mise en ligne sur DailyMotion !

lundi 3 novembre 2014

Un vieux chat indigne


Clin d'œil à René Allio pour son merveilleux film de 1965 où Sylvie jouait le rôle d'une "vieille dame indigne" qui réalisait ses rêves à la mort de son mari, mon titre évoque la récente fugue de notre chat âgé de plus de 13 ans. Tout est question d'habitudes. Scotch, casanier de naissance, dort toute la journée et ne sort que très peu dans la rue. Craignant la circulation il file plutôt la nuit, mais de là à en passer deux dehors il y a des limites. Je me suis évidemment inquiété. La disparition sans que l'on sache ce qui est arrivé à une personne aimée ou à un animal est une épreuve terrible qui fait marcher le ciboulot en roue libre. Le retour n'en est pas moins énigmatique. Les chats ont coutume de garder pour eux le secret de leurs escapades. J'ai beau l'interroger pour savoir ce qu'il a fait, comment il s'est sustenté, où il a dormi, Scotch ne pipe pas un mot, se contentant de miauler et ronronner, le regard perdu sur la ligne bleue de Bagnolet. Il n'empêche que j'étais rassuré qu'il me réveille à 5h45 du matin pour m'annoncer la bonne nouvelle de son retour. Crapule !
Mes autres chats étaient des voyageurs indépendants qui m'avaient habitué à leurs sorties prolongées. Lupin partait très loin, mais il m'entendait l'appeler à des distances incroyables. J'adorais le voir remonter à toutes pattes la rue de la Butte aux Cailles comme dans un documentaire animalier signé Walt Disney. Scat était systématiquement absent le samedi soir. Il partait en week-end le vendredi soir et ne revenait jamais avant le lundi matin. Nous n'avons jamais su si c'était l'absence ou la présence (mais de qui ?) qui justifiait ses villégiatures. J'avais tenté de le suivre, mais il m'avait semé en traversant des grilles humainement infranchissables. Tout cela ne nous empêchait pas de nous angoisser. Lupin est un jour revenu en sang après s'être fait écrasé par une automobile ; il avait réussi à grimper jusqu'à ma chambre par l'échelle de meunier escarpée et s'était posé exténué sur l'oreiller ; sauvé par les urgences de nuit, il conserva toute sa vie un nez de boxeur, s'éteignant à l`âge de 18 ans suite à des problèmes rénaux. La fin de Scat fut beaucoup plus douloureuse ; il revint mourir à la maison après avoir avalé quelque poison, anti-limaces ou je ne sais quoi ; il n'avait que 4 ans. Avec les animaux domestiques, domestiqués comme les chiens, domestiqueurs pour les chats, cela finit toujours par une crise de larmes. Notre rôle est de repousser au plus tard la triste nouvelle. Ce genre de question ne se pose pas avec les tortues terrestres censées vivre un peu plus longtemps que nous, mais à quel rythme ? L'hibernation du chat se passe en général au coin du feu, ce qui va devenir illégal en région parisienne, les cheminées à foyer ouvert étant devenues interdites pour cause de pollution. Cela laisse Scotch de marbre qui semble se satisfaire de toutes les situations.

mercredi 17 septembre 2014

Niki de Saint Phalle au Grand Palais (des Merveilles)


Niki de Saint Phalle représente tout ce qui manque à notre société : la révolte, la fantaisie, l'art, le rêve, la couleur, le pouvoir des femmes... En revendiquant le matriarcat, se battant pour les droits civiques, s'engageant dans la lutte contre le sida, l'artiste autodidacte inscrit son œuvre dans les combats féministes et politiques de son époque. Elle utilise les médias pour toucher le grand public, finançant elle-même son extraordinaire Jardin des Tarots à Capalbio en Toscane avec les produits dérivés (parfum, mobilier, bijoux, estampes, etc.). Sous la houlette de la conservatrice Camille Morineau l'exposition du Grand Palais (jusqu'au 2 février 2015, reprise ensuite au Gugenheim de Bilbao) présente de nombreuses facettes de cette Nana hors du commun, ici près de 200 œuvres : peintures, assemblages, sculptures, films, maquettes, performances, etc. dans une agréable mise en espace dûe à l'Atelier Maciej Fiszer avec un effort particulier sur les diffusions audiovisuelles, voire purement sonores !


Catherine Marie-Agnès Fal de Saint Phalle avait un nom prédisposé. De la faille au phallus ils sont bien présents dans nombreuses de ses sculptures monumentales. L'inceste n'est pas une prérogative des pauvres. Celui que son père, un banquier de 35 ans, lui fera subir à onze ans et son éducation catholique auront raison de la sienne. Niki qui fait tôt le choix de devenir une héroïne réglera son compte à la brutalité machiste et à la complicité de sa mère. Elle peint la violence en broyant les objets du quotidien et en les intégrant à ses tableaux, leur tire dessus à la carabine en faisant exploser les couleurs, décide de tomber amoureuse du point d'interrogation, de conquérir le monde. Niki veut rendre leur pouvoir aux femmes, qu'elles soient mariées, accouchant, mères dévorantes, sorcières ou putains. La Nana Power revendique le pouvoir des hommes en préservant la féminité. Certaines féministes orthodoxes y perdent leur latin. Paraphrasant Engels (la femme est le prolétaire de l'homme) elle clame que "une femme dans la civilisation des hommes c'est comme un nègre dans la civilisation des blancs. Elle a droit au refus, à la révolte. L'étendard sanglant est levé." Si elle brandit Lysistrata autant le faire en dansant, sexy, séduisante...


Rêves et cauchemars hantent l'artiste. Elle s'en repaît comme dans Le rêve de Diane. Son film expérimental Daddy, psychodrame à moitié autobiographique coréalisé avec Peter Whitehead, qui dénonce la domination des mâles et s'attaque à la figure du père est étrangement absent de la boutique où s'étalent pourtant quantité d'objets dérivés enchantant les visiteurs de l'expo (aucune édition DVD en perspective, mais visible sur le Net contrairement à son second long métrage, Un rêve plus long que la nuit, encore plus difficile à trouver !). Le catalogue est d'ailleurs somptueux avec accès à 22 films d'archives et interviews si l'on est muni d'un smartphone ou d'une tablette et que ça marche mieux que lorsque j'ai essayé.


Au fil de la visite, si l'on connaît la productive association avec son second mari Jean Tinguely et le Nouveau Réalisme, se révèlent les artistes qui ont influencé Niki de Saint Phalle, de l'architecte catalan Gaudi et son Parc Güell à Dubuffet et Pollock. Le Pop Art est son cousin. Mais rien ne vaudra jamais à ses yeux autant que les œuvres monumentales et immersives, grottes, fontaines et jardins qui font référence à l'enfance, période magique où règne l'amour du jeu.


Dès 1968, Niki de Saint Phalle souffre de problèmes pulmonaires avec des difficultés respiratoires liées à l'inhalation des vapeurs et poussières du polyester constituant ses sculptures. Elle en mourra en 2002, espérant que la mort soit une transformation, un prolongement de la vie. Son œuvre est pour l'instant la seule preuve de cette éternité.

mardi 16 septembre 2014

Chaises à vendre


Après le vol de nos chaises de jardin cet été il fallait en retrouver qui nous plaisent à tous les deux. Pas question d'aller dans une grande surface nous acheter des trucs neufs, moches ou chers. Françoise voulait de l'antique, des fauteuils avec une âme, de ceux qui ont connu du monde, histoire de fesses, de jupes et de pantalons, du confortable à qui offrir une nouvelle vie. Nous trouvâmes notre bonheur chez un brocanteur spécialisé en mobilier de café sur le conseil de Raymond Sarti qui s'y fournit pour certains décors de théâtre. Du solide osier tressé de chez Drucker pour une bouchée de pain, les antiquités n'étant heureusement pas au prix du neuf ! Étroits, ils tiennent merveilleusement le dos avec des accoudoirs discrets pour reposer les bras. Comme on ne peut pas tout garder nous mettons nos autres chaises sur LeBonCoin.


Les six chaises pliantes en fer forgé n'ont pas toutes la même forme. Nous mettons en ligne trois photos comme il est stipulé sur le site.


Mais ce n'est pas tout, ce n'est pas tout. Nous en profitons pour exhumer du garage cinq fauteuils empilables. Encore du métal, mais or et argent, inox et je ne sais quoi, alors que les chaises avaient été peintes en noir.


LeBonCoin n'est pas seulement une manière de faire des affaires en achetant ou vendant du matériel d'occasion. Plutôt que jeter on recycle. Plutôt que dépenser des fortunes pour des objets éphémères on fait circuler des histoires. Sur une plage des messages s'échouent. Savons-nous ce que les souvenirs vont devenir ? Ces rencontres marchandes sont souvent charmantes. Toutes les parties sont contentes. On ne saura pourtant jamais ce que seront devenus ceux que l'on a aimés.

mardi 29 juillet 2014

Le secret derrière la porte


Le secret derrière la porte (Secret Beyond The Door) ressort au cinéma le 17 septembre. Très beau thriller de Fritz Lang où Barbe-Bleue est confronté à la psychanalyse. L'amour peut changer toutes les donnes. À Saint-Clément-de-Rivière la Tahitienne peinte sur la porte invite à entrer dans une chambre de plein pied sur le jardin. Derrière le miroir le photographe n'a pas le temps de disparaître. Son costume et son bras ont la texture d'une toile. Les encadrements sont des fenêtres vers les rêves. Une découverte. L'après-midi les rideaux se fermeront sous le soleil. Dans ce village rendu artificiel sous la férule des promoteurs immobiliers les rares humains croisés sur la place déserte ressemblent à des androïdes. On ne peut y croire. Les images réfléchies sont plus vivantes que la fabrication de cette réalité formatée. Près de l'église on est soulagé de pouvoir s'adresser aux poules qui caquètent près d'un épouvantail dont la poésie incarne la résistance.

vendredi 25 juillet 2014

Sur la question palestinienne


Sur la question juive est un texte de Karl Marx publié en 1844 et considéré comme l'une des premières tentatives pour Marx d'examiner ce qui sera décrit plus tard comme le matérialisme historique. Les réflexions qui suivent, certes quelque peu désordonnées, font suite à des conversations douloureuses ou solidaires avec des camarades dont la sensibilité exacerbée empêchait parfois de prendre le recul nécessaire pour comprendre les points de vue de l'autre.
Nos origines familiales nous rendent particulièrement sensibles aux phénomènes sociaux-politiques qui nous touchent. Par exemple, les Juifs se sentent terriblement concernés par l'agression dont sont victimes les habitants de Gaza. Les moins politisés y lisent un conflit entre deux communautés. Les humanistes et les marxistes condamnent la colonisation israélienne au nom de la morale qui les a sauvés pendant des siècles. Ceux qui s'identifient à leur communauté croient voir une recrudescence de l'antisémitisme en France. Les uns manifestent au nom de principes universels, les autres mettent en avant les cousins qui vivent au Moyen Orient... Dans chaque camp on pourra vous répondre que si vous aviez là-bas quelqu'un de votre famille tué par l'ennemi vous ne pardonneriez jamais et ne penseriez qu'à vous venger. Les faits et leur analyse sont évidemment plus complexes et il est impossible de réduire les opinions aux phrases précédentes.
Reprenons. Nous sommes évidemment plus sensibles à ce qui touche nos origines familiales. Ces derniers temps les Ukrainiens qui vivent à l'étranger étaient plus touchés par ce qui se passe à Kiev qu'aux évènements syriens ou irakiens. Dans les villes du monde où elle est implantée une partie de la diaspora juive est descendue dans les rues pour manifester son désaccord avec la politique d'extrême-droite du gouvernement israélien. Ils ne l'ont pas fait pour le Mali quand les Maliens défilaient. Cela ne signifie pas leur désintérêt pour les autres conflits qui ensanglantent ou affament la planète.
L'antisémitisme existe depuis des siècles. Les Juifs ont souvent été le bouc-émissaire de la misère. L'interdiction d'exercer quantité de métiers dans le passé les ont dirigés vers la gestion de l'argent, le vil métal, et ils riment souvent aujourd'hui avec les banques alors que c'est évidemment une infime partie d'entre eux. L'argent étant devenu le veau d'or de la pauvreté grandissante on peut toujours craindre un amalgame nauséabond ne tenant pas compte des réalités du Capital. C'est un racisme comme celui qui touche les plus démunis, et en France aujourd'hui les Arabes et les Noirs subissent une ségrégation autrement plus forte. La référence à l'extermination programmée par les Nazis produit une paranoïa qui éloigne de toute analyse politique et historique. L'esclavage devrait de même générer de tels ravages chez les Africains et que dire des Indiens d'Amériques ? On oublie facilement les guerres de religion qui ont ensanglanté l'Europe, et celles que seule l'économie suscitait. Les crimes de masse n'ont jamais été générés que par des intérêts économiques. Le racisme n'existe que dans la tête de ceux qui croient à l'existence des races. Être juif n'est pas une race, mais une religion, une religion dont le Christianisme est directement issu. Être chrétien n'est pas une race, pas plus que musulman. Le monothéisme a toujours fait des ravages car il exclut les autres dieux.
Il y a toujours eu des débiles, entendre des individus tenus à l'écart de l'enseignement, pour proférer des insultes ou commettre des actes qu'ils pensent racistes. Dans les cités nombreux jeunes gens confondent l'appartenance à la communauté juive et la politique du gouvernement israélien. L'occupation criminelle dont sont victimes les Palestiniens radicalisent une partie d'entre eux comme ils poussent les désespérés dans les bras du Hamas. Ce n'est pas plus tolérable que les fanatiques du Betar. La responsabilité nous incombe de montrer que les amalgames sont impossibles, d'où par exemple la détermination d'une partie des Juifs à exprimer leur désaveu de la politique guerrière suicidaire que mène l'état d'Israël. En marchant ensemble nous montrons que les Juifs ne sont pas les bourreaux à la solde du gouvernement israélien. De même qu'en Israël nos frères se mobilisent dans tous les camps. La confusion de l'église et de l'état aboutit toujours à des horreurs dont Israël et les pays musulmans aussi bien que les États Unis devront se débarrasser pour ne pas sombrer dans des délires mortifères. Dans nombreux pays d'Europe la religion a encore une place inadmissible dans l'enseignement public. La séparation de l'église et de l'état est une des grandes réussites de la loi de 1905.
Laïc d'origine juive je crains moins l'antisémitisme en France que si je vivais en Israël. Or cet état fut créé par les sionistes qui prétendaient vouloir enfin vivre en paix. Depuis ils n'ont connu que le terrorisme, le pratiquant d'abord pour chasser les Anglais, le subissant ensuite des Palestiniens, le pratiquant encore et toujours pour leur régler leur compte. On me répond qu'il fallait bien que les Juifs aillent vivre quelque part. Mais qu'en est-il aujourd'hui des Palestiniens ? Les pays arabes les méprisent sous les mêmes prétextes fallacieux que subirent les Juifs, leurs frères sémites. Où voulez-vous qu'ils aillent ? Où créer un état palestinien où ils puissent enfin vivre en paix après plus de 60 ans d'occupation humiliante et destructrice ?
À la fin de la seconde guerre mondiale les alliés ont créé un monstre pour se déculpabiliser. Ce monstre n'est qu'un être souffrant dont la paranoïa s'appuie sur ce qu'il a subi. Une névrose d'État s'est emparée de ses ressortissants. Aujourd'hui l'analyse permet à nombreux de s'en sortir. Les autres ont franchi la frontière du passage à l'acte. Il n'y a d'autre solution que de s'allonger sur le divan ou de s'assoir autour d'une table pour régler pacifiquement la question. L'antisémitisme ne disparaîtra qu'en montrant l'exemple de l'intelligence et celle-ci ne passera jamais par les armes.

lundi 21 juillet 2014

Devoir de mémoire


Il y a quatre ans sur mon statut FaceBook j'écrivais "La paranoïa est un suicide programmé". On me demanda de m'expliquer. Depuis 2006, j'avais écrit 4 articles :
Autodestruction
En Israël le communautarisme a enseveli la réflexion politique
Où fait-il bon vivre ?
Neige Nuit Sable Sang
Depuis j'en ai publié d'autres et 3 en particulier :
Ils diront qu'ils ne savaient pas (sur le film Jaffa, la mécanique de l'orange de Eyal Sivan)
Comment j'ai cessé d'être juif (sur le livre de Shlomo Sand)
Apartheid en Israël (sur le film de Emad Burnat, 5 caméras brisées).
J'aurais pu ajouter ceux de Simone Bitton que j'admire pour son engagement et la qualité de son œuvre.

Je me suis mobilisé pour le peuple palestinien il y a 47 ans lorsque j'ai compris que c'était la fin de tout ce que m'avaient appris mes parents, la fin de ma culture, mais pas de ma morale.
Mon père avait sauté du train qui l'emmenait vers la mort et mon grand-père avait été envoyé à Drancy et Auschwitz, gazé à Büchenwald. La politique du gouvernement israélien mettait un terme à des siècles où les juifs avaient su résister sans jamais manier le bâton. Aujourd'hui je me sens moins seul tant les voix d'hommes et de femmes d'origine juive ou pas s'élèvent pour dénoncer l'horreur de la colonisation, la politique d'extrême-droite du gouvernement israélien, le soutien belliqueux et intéressé des USA, la complicité criminelle de notre président paillasson (les ministres qui ne démissionneront pas cette semaine sont bannis à jamais), la couardise de l'ONU, et cette paranoïa du "tuons-les tous avant qu'ils nous tuent !"...


Aujourd'hui, oui, l'espoir renaît en lisant les commentaires de tous les justes qui veulent pouvoir continuer à se regarder dans la glace sans avoir honte. Mais il reste encore du chemin pour libérer les Palestiniens du joug de l'occupant et qu'enfin la paix règne sur cette partie du monde.

vendredi 6 juin 2014

Jean Epstein, bonjour cinéma !


En apprenant que Potemkine sort un coffret de 8 DVD des films de Jean Eptein je saute au plafond. Après avoir découvert les cinéastes de la Première Vague dans les années 70 grâce à Jean-André Fieschi et Noël Burch je jette mon dévolu sur La glace à trois faces (1927) et La chute de la Maison Usher (1928) d'Epstein, même si les films de Marcel L'Herbier comme L'inhumaine ou L'argent, ceux de Germaine Dulac, Louis Delluc, ainsi qu'Abel Gance que l'on peut rattacher à cette mouvance, nous interrogent également à distance sur l'état du cinéma contemporain au même titre que nombreuses œuvres inventives de l'époque du muet. Epstein est l'égal de Vertov ou d'Eisenstein, de Murnau ou Dreyer, mais nul n'est prophète en son pays. Il possède une sensibilité hors pair, un sens du rythme exceptionnel, une imagination pour traduire en images des scénarios qui, sous son objectif, deviennent bouleversants. Avec lui se révèle L'intelligence d'une machine, titre de l'un de ses Écrits sur le cinéma, littérature que je dévorerai lorsque paraîtront les deux gros volumes en 1974 où le cinéaste aborde ses concepts de lyrosophie, ses idées révolutionnaires sur le son, le montage rapide alterné et les superpositions, le panoramique inversé ou le gros plan. Une réédition est annoncée chez Independencia sous la direction de Nicole Brenez, Joël Daire et Cyril Neyrat, 9 volumes avec de nombreux inédits.

Il y a 40 ans, par chance, sortant de l'Idhec, je dégotte à la librairie du Minotaure un dernier exemplaire de son petit fascicule Bonjour Cinéma, une merveille éditoriale et graphique publiée en 1921 par Blaise Cendrars aux Éditions de La Sirène. Très vite le trio et le grand orchestre d'Un Drame Musical instantané accompagneront La glace et Usher que nous projetterons dans le monde entier. À part ces deux films que je dois à Marie Epstein qui travaillait à la Cinémathèque, la sœur de Jean disparu en 1953, je ne connais alors rien d'autre que Finis Terrae et surtout Le Tempestaire où Epstein met en pratique sa théorie du gros plan sonore en ralentissant la pellicule. Mais ses écrits annoncent "la couleur" comme ceux d'Edgard Varèse pour la musique, l'un et l'autre précurseurs pour avoir agi, mais aussi énormément rêvé.


Les trois premiers DVD rassemblent Le lion des Mogols, Le double amour, Les aventures de Robert Macaire tournés pour les Studios de l'Albatros à Montreuil, siège de l'École russe, après ses débuts chez Pathé. Orientalisme de pacotille et mondanités parisiennes n'empêchent pas Le lion des Mogols de livrer, au milieu d'un scénario abracadabrant, des passages merveilleux comme les scènes automobiles, Montparnasse ou le bal masqué. Les costumes de Paul Poiret et les décors de Pierre Kéfer réalisés par Lazare Meerson font tout le charme du drame du Double amour. Robert Macaire est un feuilleton en cinq épisodes où les escrocs ressemblent à des marionnettes humaines comme les appelait Cocteau.

Deux DVD présentent la période des chefs d'œuvre du muet qui vont ruiner Epstein devenu son propre producteur, La glace à trois faces et La Chute de la Maison Usher, précédés de Mauprat et Six et demi, onze, tous très réussis dans des genres différents. Mauprat est une adaptation du roman de George Sand, film romantique en costumes où l'on reconnaît la force d'Epstein lorsqu'il filme la nature et partout une critique affirmée du machisme. Sa sensibilité exacerbée lui fait prendre le parti des femmes devant des hommes dont l'autorité cache la lâcheté et la faiblesse. L'homosexualité du cinéaste, révélée depuis peu par ses propres textes, est finement suggérée dans la manière de faire jouer ses comédiens, dans leur solitude aussi, face à une société qui en fera longtemps un tabou. Le mélodrame Six et demi, onze où se devine les inclinations d'Epstein, met en valeur décors et costumes d'une époque où la peinture moderne déteignait sur les arts appliqués. Quant aux deux chefs d'œuvre, sujets de fascination absolue, on se reportera à mon article de mars 2007 ou l'on s'y plongera aveuglément en me faisant confiance.


Deux autres DVD sont consacrés à la période bretonne avec Finis Terrae, L'or des mers, Les berceaux, Mor-Vran, Chanson d'Ar-Mor, Le Tempestaire, Les feux de la mer, poèmes documentaires ou fictions immergées dans le réel où le cinéaste ruiné retrouve sa liberté. Ses accélérés et ses ralentis vont influencer tout le cinéma expérimental, voire carrément commercial, jusqu'aux récentes compressions vidéographiques de Jacques Perconte. L'océan et la Bretagne sont devenues terres d'inspiration et d'expérience. Il préserve la langue bretonne et fait tourner des comédiens non professionnels, mais son montage, les images et les sons distillent la poésie des rêveurs. Le concept de partition sonore est directement issue du Tempestaire (1947), son réel retravaillé alors par le compositeur Yves Baudrier.

Jean Epstein, Young Oceans of Cinema de James June Schneider qui occupe le dernier DVD complète intelligemment cette somptueuse édition dont la plupart des films ont été restaurés par la Cinémathèque Française et reteintés selon les scènes comme les monochromes d'origine. Les autres bonus ne sont pas des modèles d'invention cinématographique comme l'avait été le numéro de Cinéastes de notre temps de Burch et Fieschi consacré à la Première Vague, mais tous les entretiens sont extrêmement passionnants et nous en apprennent largement plus que les présentations qui précèdent chaque film, spoilers que je vous déconseille d'écouter avant les projections.


De même, la plupart des illustrations musicales qui accompagnent les films muets sont absolument catastrophiques, scies répétitives au piano dont le formatage attendu et poussiéreux est indigne des inventions de Jean Epstein. On sent bien que les tapeurs n'ont pas lu les Écrits. Sur Usher "Joakim" Bouaziz est le seul à comprendre la variation de timbres et d'atmosphères qu'exige l'adaptation extraordinaire d'Edgar Poe tandis que la version de Gabriel Thibaudeau à la tête de l'Octuor de France développe un classicisme de bon ton ; sur Six et demi, onze Krikor prend le parti électro en jouant une suite de drônes minimalistes passe-partout ; quant au trio Aufgang sur La glace, il répète hélas les mêmes séquences inlassablement comme si le matériau manquait. Pour le reste je préfère couper la chique des pianistes "de style" pour ne pas subir leur logorrhée sonore trépanatrice au lieu de s'inspirer de la musique incroyable que produisent les images et le montage, fruits des théories du lyrosophe. Si les musiques composées dans les années 30 et 40, souvent imposées à Epstein contre son gré, restent très illustratives (les mauvaises habitudes ont la vie dure) on peut rêver de ce que aujourd'hui une véritable réflexion sur le son aurait pu apporter en écoutant les derniers films sonorisés par Epstein, ruptures de ton, son réel retravaillé, jeu sur le temps... Comment le cinéma contemporain a-t-il pu à ce point régresser depuis le muet d'abord, et sur le travail du son ensuite ? Le film de Schneider commandé par la Cinémathèque échappe à ces écueils, seul fidèle à son modèle. Le remarquable livret de 160 pages accompagnant cette édition indispensable se termine par deux facsimilés où la poésie et l'intelligence de Jean Epstein se lisent à chaque ligne.

jeudi 1 mai 2014

Revue du Cube #6 sur le thème du partage


Lors des dernières élections municipales je proposai de créer à l'échelle de la ville un collectif de compétences pour créer du lien social entre les différentes communautés, générations et professions. Il s'agit d'échanger tant le savoir que la pratique en contournant les divers systèmes tous aussi inéquitables qu'inefficaces, dictés au pouvoir politique par les lois du marché, charge à lui de les imposer ensuite à (presque) tous les citoyens par tous les moyens sous couvert d'une démocratie qui n'en a plus que le nom. Passé les considérations catastrophiques qui, plus que probables, pourraient s'avérer démobilisatrices, J'aimerais croire en l'avenir, ma participation au nouveau numéro de La Revue du Cube, va évidemment dans le sens d'un partage total indispensable...

Dans son édito de la revue du Cube Nils Aziosmanoff pose clairement les enjeux de ce numéro 6 consacré au partage. Si certains contributeurs récapitulent simplement ses formes en vogue, d'autres refusent de capituler en revendiquant ou en imaginant les formes indispensables que partager devraient induire aujourd'hui pour espérer un avenir à l'humanité, et même à toute espèce vivant sur notre planète. Face au sujet, les femmes, dont je regrettais la sous-représentativité dans les premiers numéros de la revue, ont une approche parfois spécifique comme Muriel de Saint-Sauveur avec la parité, mais Véronique Anger-de-Friberg, Marie-Anne Mariot, Janique Laudouar, Carol-Ann Braun, Gloria Origgi, Miki Braniste sont au même régime que Maxime Gueugneau, Francis Demoz, Hervé Azoulay, tous désirant dépasser un horizon à courte vue, hélas pourtant réduits à un vœu pieux. J'en fais évidemment partie. Et Philippe Cayol et Marta Grech d'écrire à quatre mains en prônant l'ensemblage pour éviter les déviances de certains partages ! À côté de celles d'Étienne Armand Amato et Jacques Lombard les quatre autres (presque) fictions me semblent s'éloigner de notre préoccupation, pauses agréables face à nos cerveaux qui s'échauffent, avant l'entretien avec Sylvain Kern, le débat (bientôt en ligne) et un panorama du web. Carlos Moreno, Hortense Gauthier, Olivier Auber, Clément Vidal, Franck Ancel, Étienne Krieger, Cécile Bourne-Farrel, Emmanuel Ferrand, Jean-Christophe Baillie, Simon Borel, Nicolas Dehorter, Michaël Cros, Serge Soudoplatoff, Philippe Chollet, Éric Sadin participent également à la revue, mais leurs approches m'empêchent de partager leurs vues aussi facilement...

J'aimerais croire en l'avenir

J'aimerais croire en l'avenir. Avons-nous d'autre choix que de nous battre pour que nos enfants puissent un jour prendre le relais ? Contre quoi, contre qui se bat-on ? Pan sur le nez ! L'homme est si orgueilleux qu'il pense pouvoir tout contrôler, climat, démographie, production, pollution, révoltes, la vie et la mort elles-mêmes. Comme si nous étions les maîtres du monde alors que nous sommes imperceptibles à l'échelle de l'univers, et sur un autre système de repères les véhicules inconscients de gênes et de bactéries qui nous manipulent. Des marionnettes en somme !
Nous créons des rites qui nous rassurent. Ils prennent la couleur du temps. Nous produisons de l'énergie pour nos totems. Deus ex machina ? À quoi bon ? Nous n’avons jamais cessé d’être Dieu, l’ayant créé à notre image, dans la limite de notre imagination. Que l'on soit dupes ou pas de la mascarade nous en avons toujours été, chacun, chacune, les organisateurs et les complices. La seule perspective qui nous sauverait porterait le nom de progrès ? Ceux qui se préparent à s'envoler dans l’espace misent sur la sélection par l'argent, les autres devraient savoir qu'il n’existe d'autre solution que dans le partage. Les révolutions se font ensemble. Les monstres d’égoïsme seront lapidés par la foule. Un peu de patience ! Le programme s’accélère. L'humanité n'assimile que les grandes catastrophes.
Les Trotskistes pensaient que la révolution serait internationale ou ne serait pas. Elle le fut, mais elle portait les couleurs morbides et cyniques du libéralisme. Le Capital était devenu marxiste. Tout se joue de plus en plus loin. La démocratie est un paravent derrière lequel s'agitent à peine une centaine de nantis tirant les frêles ficelles de l'exploitation planétaire. Il suffit de quelques degrés pour que la Terre chavire, provoquant des flux migratoires, vers le gouffre ou les cimes.
Le numérique n'est qu'un outil comme le silex en son temps. Les savants cherchent des solutions qui seront récupérées par l’armée. D’abord on fait du feu, ensuite on fait des flèches. Nous sommes terriblement décevants. Et pourtant…
Pourtant la Terre pourrait alimenter toute sa population, toutes espèces confondues. Nous pourrions partager l’eau, l’air, la terre et le feu à condition d’enrayer le gâchis. Chaque individu pourrait toucher l’équivalent d’un revenu de base permettant à chacun de s’épanouir dans son travail. Les élections se feraient par tirage au sort. Les inégalités entre riches et pauvres seraient considérablement limitées. Les communautés partageraient leurs richesses, culturelles, minières, agricoles, etc. Les anciens apprendraient aux jeunes et les jeunes aux anciens, un échange des connaissances serait aussi mis en partage entre communautés, entre les hommes et les femmes, tous vivant en bonne intelligence avec les autres espèces. Partage remplacerait de fait Liberté Égalité Fraternité au fronton des édifices publics. D’ailleurs tout serait public, puisque rien n’appartiendrait plus à personne. C’est à ce prix, qui n’a rien de symbolique, que nous serons à même d’envisager l’avenir, dans la paix et l’allégresse.

Capture-écran extraite de la couverture interactive du roman augmenté USA 1968 deux enfants (Les inéditeurs)

mercredi 30 avril 2014

Field recording, l'usage sonore du monde


Pour la prose je savais. Or je faisais du field recording depuis tout ce temps sans le savoir. Le passionnant ouvrage d'Alexandre Galand paru sur la non moins excellente collection Formes de l'éditeur Le Mot et le Reste m'ouvre les yeux sur une pratique naturelle consistant à enregistrer sur le terrain aussi bien les ambiances que la musique. L'usage sonore du monde en 100 albums se réfère évidemment au récit de voyage de Nicolas Bouvier paru en 1963, qui inspira entre autres le cinéaste Stéphane Breton pour sa collection de films ethnographiques. Si les découvertes sont nombreuses parmi trois grandes sections, la captation des sons de la nature, celle des musiques des hommes et les compositions qui s'en emparent, on se perd un peu dans le classement à l'intérieur de chacune.

On peut aussi regretter l'absence d'analyse sur les motivations de tel ou tel compositeur à intégrer des séquences documentaires dans ses fictions, d'autant que c'est la partie la plus faible de l'introduction alors que ces mélanges occupent la majeure partie de l'ouvrage. Quelle raison a chacun de se confronter au monde sonore en dehors d'un contexte musical ? Quelle différence s'exprime entre nature et culture ? La sélection très orientée "musiques du monde" dans la seconde partie et "musique électro-acoustique" dans la troisième (analogie avec le travail solitaire du preneur de son ?) en oublie les rockers et les jazzmen aux motivations fort différentes, tels René Lussier (Le trésor de la langue dressant un pont entre le l'Histoire du Québec et la musique), Frank Zappa (producteur de Wild Man Fisher, artiste de rue schizophrénique), Barney Wilen (Moshi, influence d'un voyage en Afrique, et Auto Jazz - Tragic Destiny Of Lorenzo Bandini, énergie de la course automobile), Colette Magny (Mai 68 avec les reportages de Chris Marker), parmi tant d'autres. Ce n'est pas seulement une question de choix, car l'absence d'articulations historiques qui ont pourtant fait le succès de plusieurs ouvrages de la collection ne nous permet que de picorer ici et là des informations, certes précieuses. Après avoir interrogé le spécialiste des chants d'oiseaux Jean C. Roché, l'ethnomusicologue Bernard Lortat-Jacob et le musicien improvisateur Peter Cusack, Alexandre Galand nous offre néanmoins 100 pistes, autant d'albums pour la plupart méconnus, pour alimenter notre curiosité dans ce domaine ouvert de l'écoute sans frontières.

Chaque parcours est une invitation au voyage. Je me revois en 1966 arpentant le Maroc avec le petit magnétophone portable italien de ma sœur, enregistrant les Gnaouas, les singes magots de la forêt, les médinas de Fès et Marrakech, afin de sonoriser le montage diapo de nos vacances. Trois ans plus tard je capturais le son du Festival d'Amougies, seul témoignage musical aujourd'hui accessible du premier festival de musique pop et jazz européen. J'en profitai pour immortaliser l'ambiance du public, les annonces de Pierre Lattès et les coups de gueule de Mouna. Il me faudra ensuite attendre de rentrer à l'Idhec en 1971 pour développer mes expériences sonores, encouragé par l'enseignement de Michel Fano et Aimé Agnel. L'écoute radiophonique de Luc Ferrari et Barney Wilen au Pop Club de José Artur m'avaient déjà titillé, mais la découverte d'Edgard Varèse grâce à Frank Zappa fut déterminante. Pour simplifier, merci John Cage, toute organisation de sons n'est-elle pas musique dès lors que l'on signifie son début et sa fin ? En 1975, Défense de, mon premier album, intègre des bruitages et l'année suivante Un drame musical instantané branchera le téléphone du studio sur la table de mixage de manière à incorporer les coups de fil reçus pendant nos improvisations ! J'avais pris l'habitude de diffuser des reportages sonores parmi les instruments comme les chiffres du loto dans Rideau ! (1980), On tourne (1981) entièrement enregistré dans une usine de métaux, une partie de chasse dans Ne pas être admiré. Être cru. (1982) et le métro dans L'homme à la caméra (1983) avec le grand orchestre, le haras de Blois pour Les blancs jouent et gagnent (1987) ou le casino de Deauville pour le film L'argent de Marcel L'Herbier (1988), etc. Les saynètes que compose la litanie de mes répondeurs téléphoniques (1977-89), les radiophonies revendiquant leurs social soundscapes (1974-81) ou la Mascarade Machine (2010) transformant le flux hertzien en mélodies n'appartiennent-ils pas tout autant au genre du field recording ? En 1994 j'organisai les bandes rapportées du Haut-Karabagh par Richard Hayon comme un carnet de notes, récit de voyage où ces Musiques du Front se jouaient dans les cimetières, les tranchées et les ruines. J'ai longtemps marché, un micro fiché sur chaque oreille, mais aujourd'hui j'utilise un petit Nagra discret et compact. Sur scène il m'arrive aujourd'hui d'utiliser les samples que Chris Watson a commercialisé pour SonicCouture...

Le field recording devient un décor de théâtre (pré-établi) où se déroule l'action (par exemple, improvisée), sa véracité documentaire permettant aux auditeurs de s'immiscer dans des fictions imaginaires. Plus généralement composer des partitions sonores mêlant bruits, voix et musiques m'a poussé à considérer le field recording comme une composante essentielle de mon travail, et ce dans les trois cas cités par Galand, en enregistrant les bruits de la nature et des activités humaines, en privilégiant parfois des prises de son in situ, en intégrant ces éléments à des compositions hybrides. Même le studio est chez moi un terrain particulier où la vie quotidienne a sa place. L'improvisation y est pour beaucoup. Comme toute organisation sonore est musique, tout enregistrement devient ainsi field recording, pulvérisant les frontières qui séparent le vivant du vécu.

mardi 8 avril 2014

Arnaque contre arnaque


Fin 2010 j'avais bien travaillé, ou plus exactement "gagné ma vie" car les artistes savent faire la différence entre travail et salaire (mes activités me prennent en effet 15 heures par jour, mais rares celles qui sont rétribuées !). J'en ai donc profité pour acheter une voiture neuve. Âgée de 25 ans l'Espace est partie direct à la casse. Ainsi après étude appliquée et quarante ans de bonne conduite, tant la presse que les vendeurs automobiles m'ont prescrit ma première voiture au diesel en insistant sur son caractère économique et écologique. Lancé en 2007, le label eco², toujours affiché sur le pare-brise arrière, était censé définir trois critères écologiques en termes de fabrication, d’usage avec les émissions de CO2 et de recyclage.
Dès la prise en main nous eûmes quelques doutes en sentant les émanations de gaz qui s'échappaient à l'allumage. Depuis, le discours écologique s'est inversé. Hier le journal Libération titrait "Sus au diesel" en détaillant les inconvénients meurtriers de cette source d'énergie. Nous qui étions fiers de moins polluer rejoignions la foule des criminels. Comme si les laboratoires découvraient soudainement l'existence des particules fines qui participent à mes crises d'asthme ! L'industrie automobile étant un lobby hyper-puissant prêt à tous les mensonges comme celui du tabac, comment discerner le vrai du faux ?
Les règles de santé s'affinent-elles ou le parc automobile étant arrivé à saturation il est profitable de le changer pour que les usagers soient obligés de racheter une nouvelle voiture ? On va interdire les cheminées à bois et les barbecues, mais on laisse les diverses industries polluer dans les grandes largeurs. On nous a fait le coup plus d'une fois : les ampoules économiques dix fois plus chères que les ordinaires se sont avérées encore plus toxiques, irrecyclables, et pas plus durables, les CD étaient censés être inusables et dynamiques, les ordinateurs deviennent incompatibles à vitesse V, les médicaments se révèlent dangereux lorsque se pointent les génériques sur le marché, etc., sans compter les haros sur la viande, le poisson, les fruits, les légumes selon les époques ! L'intoxication n'est pas seulement dans l'air que nous respirons, elle est aussi dans l'air du temps. Lorsque la population est entièrement équipée d'une machine l'industrie lance aussitôt un nouveau produit, incompatible avec les précédents qu'elle se déclare incapable de réparer. Pour la plupart des matériels les lois européennes fixent à cinq ans l'obligation pour un constructeur de fournir les pièces de rechange ! De qui se moque-t-on ?
Comme l'obsolescence programmée la réglementation de nouvelles normes est affaire de marketing planifié de longue date. Où se situe l'arnaque ? Lorsque l'on m'a vendu mon véhicule au diesel écologique ou lorsque l'on m'intime l'ordre de revenir à l'essence ? Il est à craindre que les deux soient vrais. L'industrie automobile formate nos vies en façonnant nos villes et nos campagnes. Le bitume et le ciment sont les rois du pétrole. La nature dont nous faisions partie disparaît peu à peu. En privilégiant le véhicule individuel et la route à tout autre moyen de locomotion collectif le lobby automobile influe sur nos us et coutumes, sur nos manières de penser et d'être ensemble. On nous interdira le purin d'ortie, de planter des graines d'espèces rares ou de se faire griller un poulet à la broche dans son jardin, pendant que l'on nous fera changer encore combien de fois de polluant pour voyager ? On apprendra bientôt à la une des journaux comment le solaire, l'électricité ou les éoliennes n'ont pas que des avantages... Une seule solution, laisser le plus souvent sa voiture au garage et pour être certain de ne pas aller respirer les émanations toxiques des autres en pédalant dans le brouillard, rester chez soi, et pourquoi pas, s'enfermer dans sa bagnole, car il faut bien trouver un moyen de la rentabiliser en la recyclant...

jeudi 27 mars 2014

Quand le monde rêvait son avenir


Comment le monde a-t-il pu se dissoudre à ce point ? Comment les peuples ont-ils pu oublier que l'avenir serait révolutionnaire ou ne serait pas ? Qui avait intérêt à les monter les uns contre les autres ? Comme partout 1969 fut une année pleine de promesses. L'Afrique aussi était au diapason de la révolution qui secouait la planète. Le Festival Panafricain d'Alger rassembla tous les pays du continent, du Maghreb à l'Afrique du Sud, du Tchad au Sénégal, du Mali à l'Angola. Musique, théâtre, conférences, spectacles, défilés, affirment que la culture est l'élément primordial de la révolution. Chaque nation envoie à Alger ses artistes et ses intellectuels. Les couleurs explosent sur l'écran. Les costumes ancestraux apparaissent futuristes, les traditions africaines inspireront les nouvelles musiques occidentales tandis que les discours politiques mettent en garde la population contre le colonialisme et le néocolonialisme. Des dizaines de milliers de personnes descendent dans les rues d'Alger pour fêter la future Afrique, une et solidaire. Les mouvements sud-africains et rhodésiens (futur Zimbabwe) dénoncent l'apartheid. Participent à cette première édition du festival Miriam Makeba, Choukri Mesli, Barry White, Manu Dibango, Nina Simone, Ousmane Sembène, Aminata Fall André Salifou... Parmi les jazzmen Chicago Beau, Lester Bowie, Julio Finn, Malachi Flavors, Burton Greene, Philly Joe Jones, Jeanne Lee, Hank Mobley, Grachan Moncur III, Randy Weston… Mais je ne me souvenais que d'Archie Shepp grâce au disque paru chez Byg, concert de free jazz héroïque du 29 juillet 1969 avec pléthore de musiciens algériens ainsi que Dave Burrell, Clifford Thortorn, Alan Silva, Sunny Murray et le poète Ted Joans scandant "We are still back, and we have come back. Nous sommes revenus ! Jazz is a Black Power. Jazz is an African Power. Jazz is an African music !" Il faudra attendre quarante ans pour que le Festival renaisse en 2009, mais William Klein n'est pas là cette fois pour l'immortaliser. Si l'apartheid a été vaincu, l'Angola et le Mozambique libérés du joug portugais, les révolutions ont tourné court. La colonisation à l'ancienne a laissé la place au capitalisme international soutenu par des gouvernements corrompus. Les tentatives de libération ont chaque fois été assassinées comme Thomas Sankara au Burkina Faso.


William Klein est un immense réalisateur, mésestimé, probablement trop inventif. Fiction ou documentaire, chacun de ses films fait preuve d'une indépendance qui continue à coûter cher aux artistes que les marchands ne savent pas ranger dans leurs petites boîtes étriquées. Qui êtes-vous, Polly Maggoo ? (1966), Muhammad Ali, the Greatest (1969), Mister Freedom (1969), Le Couple témoin (1977), Grands soirs & petits matins (1978), The French (1982), la série Contacts (1983) dont il a l'initiative, sont autant d'œuvres à redécouvrir comme ses photographies exemplaires. Chacun de ses mouvements sont des coups de poing assénés à la banalité, des cris de révolte contre la stupidité des hommes, des chants d'espoir aussi où le style effilé et revendicatif tranche avec la mollesse de ceux qui pensent que le moindre sujet polémique est compliqué. Ses images sont cadrées, leur assemblage monté, on appelle cela du cinéma. Les documents d'archives replacent l'actualité dans le sens de l'Histoire. Et William Klein tourne ce Festival Panafricain d'Alger 1969 comme un grand film politique, on l'appellera un "opéra du tiers-monde". Il est plus proche de Jean-Luc Godard que maint cinéaste de la Nouvelle Vague qui renièrent vite leur révolte adolescente. Les cartons rouge et noir interrogent plein cadre : Qu'est-ce que l'Afrique ? Qu'est-ce que le Festival ? Qu'est-ce que la culture ? Le film se clôt avec La culture africaine sera révolutionnaire ou ne sera pas. Cette affirmation n'est-elle pas la clé de toute civilisation ? L'oublier, c'est verser dans la barbarie. Nous n'en sommes pas loin.

Arte a édité le film en DVD, disponible également en VOD, en même temps qu'un autre film de William Klein avec Eldridge Cleaver, Black Panther exilé à Alger.

vendredi 21 mars 2014

Remarques faites (ou subies) la tête en bas


Si le Festival Sidération organisé par le Centre National d'Études Spatiales commence aujourd'hui, dimanche sera pour moi une longue et passionnante journée. J'irai voter avant de rejoindre l'écrivain Pierre Senges qui racontera son vol parabolique à bord de l'Airbus Zéro-G lors de la troisième et dernière journée du festival. Nous y interpréterons ensemble Remarques faites (ou subies) la tête en bas. Clavier, Tenori-on, trompette à anche, flûte basse, bendir à billes seront mes instruments. En avant-goût voici quelques notes que l'écrivain rédigea après sa résidence en impesanteur :

« 1. L'impesanteur s'exerce de partout à la fois (pas seulement verticalement des pieds à la tête).
2. Le primo volant se concentre au moment de sa première fois au risque d'échapper à ses propres sensations.

3. En vol, il se demande s'il vaut mieux accorder la préséance aux sensations ou à la réflexion – cette question fait partie de la deuxième catégorie.
4. L'impesanteur ne ressemble pas à ce que l'on peut en dire : ça n'empêche personne de vouloir témoigner après coup de son expérience à ceux qui sont restés à terre.
5. L'impesanteur est une anomalie, mais comme elle advient, elle est envisageable, donc plausible : à l'émerveillement s'ajoute un étrange sentiment de normalité.
6. Il est surprenant de flotter – plus surprenant encore, trois secondes avant l'injection, de se savoir sur le point de flotter.
7. Devient-on dépendant à l'impesanteur ? Oui si on en juge par les débutants, non si on en juge par les vétérans.
8. Le livre intitulé Essais fragiles d'aplomb, qui a subi lui aussi la mise en scène de l'impesanteur au cours des trente et une paraboles, est un éloge de la chute des corps : à ce titre, il accueille avec enthousiasme la définition donnée au cours d'une conférence préparatoire : être en apesanteur = être en chute libre.
9. Si être en apesanteur c'est être en chute libre, est-ce que se mouvoir c'est être immobile ?
10. Il ne restait plus qu'une combinaison xl, trop grande pour moi : l'avantage est d'avoir déjà le sentiment de flotter dans mes vêtements. »

J'espère que Pierre Senges de retour de Montréal atterrira à l'heure, car nous jouons à 16h30, juste après Grand magasin, le Festival (CNES, 2 place Saint-Quentin 75001 Paris / Métro-RER : Châtelet-Les Halles, sortie Place Carrée - Porte Pont Neuf) se terminant à 18h. J'aurai juste le temps de rentrer pour savoir si la liste de Bagnolet Avenir 2014 a bien remporté le premier tour. Nous avons œuvré pour nous débarrasser du maire actuel qui est une catastrophe pour notre ville et nous souhaitons empêcher le Parti Socialiste de mettre la main sur une des dernières villes communistes de l'ancienne banlieue rouge ! Le soir-même Françoise s'envole pour le Chili où elle présentera son dernier film, Baiser d'encre, au Festival de Santiago avec ses deux héros, Ella et Pitr, miraculeusement en résidence là-bas pour trois mois.

mardi 11 mars 2014

Médo(s), portrait filmé d'un fou furieux de musique


Les illusions prennent forme sur l'écran comme à la scène. Entendre que la magie d'un concert en direct n'a rien à envier à celle du cinéma. Dans tous les cas on nous raconte des histoires. S'approcher de la vérité exigerait que le réalisateur abandonne toute sympathie pour son modèle, qu'il creuse toujours plus profond les mobiles enfouis dans l'enfance. Les facéties virtuoses de Médéric Collignon cachent un artiste écorché, fragile, qui s'est forgé un rôle de trublion fou furieux pour camoufler son extrême sensibilité. En nous étourdissant voudrait-il nous faire croire qu'il est plusieurs comme l'indique Médo(s), le titre du film de Josselin Carré ? Or Médo est unique, entier. Trompettiste lyrique, chanteur onomatopique, compositeur reconnaissant, acteur comique sont les facettes du même personnage.
Sa rapidité de réagir au moindre accident, y compris ceux qu'il provoque lui-même, font de Médo un jongleur extraordinaire capable de rattraper toutes les balles, même les plus vicieuses. Son scat zappé ressemble au montage cinématographique, sorte de bande-annonce passée en accéléré. Au même âge il me rappelle Bernard Lubat dans les années 70, feu d'artifice incontrôlable. Virtuose du bout des lèvres, Médo ne rechigne pas à y mettre la langue, rapeuse, zappeuse, blagueuse. Le numéro est époustouflant. C'est un jeu très physique qui attaque pour ne jamais se retrouver sur la défensive. Autour du roi nu, son équipe ressemble à des statues de sel.
Si le film de Josselin Carré est un documentaire classique alternant témoignages et extraits de concert ou de studio, il fait la part belle à la musique. On échappe à la frustration des confetti que maints réalisateurs ont la fâcheuse tendance à disséminer dans leurs verbeux longs métrages. Ici Jacques Bonnafé, Boris Charmatz, Dgiz, Andy Emler, Philippe Gleizes, David Lescot, Thomas de Pourquery, André Minvielle, Louis Sclavis, Bernard Lubat, Frank Woeste, Yan Robillard, Maxime Delpierre, François Merville donnent la réplique à l'énergumène... Comme Claude Barthélémy que j'avais vu à Vandœuvre-les-Nancy en 1998 avec un orchestre formidable au sein duquel le jeune Collignon se distinguait entre tous. Médo(s) a le mérite de fixer un moment d'un artiste au mieux de sa forme, quadragénaire à la veille d'une nouvelle révolution, du moins l'espère-t-il. On lui souhaite de tout cœur, car la tentation de se figer dans ce rôle de clown musical virtuose qui plaît au public est le pire des risques pour un artiste qui aime plonger la tête la première dans l'inconnu et renouveler les expériences pour renaître des petites morts qu'il s'inflige.

P.S. : avant première du film mardi 25 mars au Cinéma Étoiles, Porte des Lilas (Paris).

jeudi 27 février 2014

House of Cards, l'original


Comparons la récente série House of Cards créée et écrite par Beau Willimon, commencée et coproduite par David Fincher, et l'originale britannique réalisée par Andrew Davies de 1990 à 1995. Celle de la BBC était composée de 3 saisons de 4 épisodes chacune, House of Cards, To Play The King, The Final Cut, quand chaque saison (dont on ignore le nombre, mais probablement 5 ou 6 !) de son remake américain diffusé par Netfix en comprend 13. C'est dire qu'évidemment la version actuelle en expansion figure quantité de nouveaux personnages et de séquences remis au goût du jour.
L'original et sa copie mettent en scène un dirigeant politique avide de pouvoir, prêt à tout pour le conquérir et le conserver, sa femme l'y poussant sans remord malgré les moyens criminels expéditifs qu'il emploie. La presse tient un rôle décisif, manipulée ou complice de la corruption et du jeu de go in vivo. Que le sexe y soit représenté comme un mobile ou un extra, il est aussi provocateur que les révélations relativement fidèles au monde politique qui nous gouverne. Les commentaires de Mediapart au sujet de mon article sur ce tout-à-l'ego représentent un éventail qui va du "tous pourris" jusqu'à se rassurer que "heureusement c'est exagéré". La comparaison entre les deux adaptations du roman de Michael Dobbs prend alors tout son sens, loin des détails techniques que d'autres s'amuseront à noter scrupuleusement !
Si la version américaine montre un univers où tous les politiciens sont corrompus, prêts à vendre père et mère pour arriver à leurs fins, avec aucun personnage positif puisque même les journalistes indépendants sont prêts à toutes les bassesses pour relater le scoop du siècle, l'anglaise est fondamentalement plus juste, car elle n'évacue pas l'aspect politique quand son remake ne se consacre qu'aux querelles de palais. Entendre que cette version initiale ne se cantonne pas de s'immerger dans le milieu puant du pouvoir, mais qu'elle y oppose au moins la misère de la rue, résultat des magouilles des nantis qui en veulent toujours plus. Que l'Américain d'aujourd'hui Frank Underwood est un démocrate de droite alors que le Britannique d'hier Francis Urquhart était un conservateur montre la différence fondamentale entre les deux pays, le potentiel de révolte étouffé aux USA, la lutte des classes toujours vive en Grande-Bretagne. Le rôle grandissant de la télévision est aussi en grande partie responsable des différences à vingt ans d'écart. Dans la version de 1990-1995 on reconnaît les visions humanistes de certains membres de la Couronne Britannique, rappel que l'aristocratie se devait de faire alliance avec les pauvres face à la bourgeoisie dont l'arrogance est sans limites. Les plans de coupe sur la misère manquent cruellement à la nouvelle adaptation, comme le rat londonien qui revient régulièrement en amorce pour nous signaler qu'un décor a toujours deux faces, fut-il inhumain de part et d'autre, mais pas pour les mêmes motifs !
Dans la version anglaise les a-parte sont beaucoup plus présents que les petits sourires en coin. Urquhart, remarquablement interprété par Ian Richardson, s'adresse régulièrement au spectateur pour exprimer le fond de sa pensée alors qu'Underwood jette plus souvent un coup d'œil de complicité de manière à rendre sympathique son personnage de méchant. La sexualité, si elle est moins exhibitionniste dans la version anglaise, n'en est pas moins perverse. Les références freudiennes y sont plus explicites tandis que le recours à la psychanalyse reste de vitrine dans la nouvelle version, comme si l'évolution des mœurs justifiait les outrances actuelles. Spacey n'en est pas moins shakespearien, mais Richardson renvoie au théâtre grec originel.
Pour en revenir aux commentaires de Mediapart il n'y a hélas aucune exagération dans les portraits des hommes qui nous gouvernent ; j'en veux pour preuves les affaires Ben Barka, Bérégovoy, Boulin, les assassinats politiques, les effacements staliniens, les mensonges des États-Unis sur l'Irak ou l'Afghanistan, etc., et surtout les millions de morts de chaque guerre qui se sont battus pour qui et pour quoi, les sacrifiés du tiers-monde, la famine qui tue 30 000 enfants par jour, on n'a que l'embarras du choix face à ces sacrifiés sur l'autel du profit... La liste de ces crimes est infinie, vertigineuse, comme les grands paranoïaques qui dirigent le monde depuis des siècles. Quant aux "tous pourris", cette exagération ne peut servir que les intérêts de l'extrême-droite. Même si le pouvoir corrompt, il existe des hommes et des femmes de bonne volonté. Il faut absolument changer le système pour en éviter les abus : tirage au hasard, mandat limité dans le temps, responsabilité des actes...
L'auteur du roman étant lui-même un dirigeant du Parti Conservateur, on constatera que l'humour anglais, cynique pince-sans-rire, correspond bien à la phrase récurrente du héros machiavélique : "You might very well think that; I couldn't possibly comment." Alors si vous vous demandez si l'original est meilleure que la copie je répondrai : "Vous pouvez très bien le penser et je ne pourrais le commenter."

mercredi 19 février 2014

House of Cards 2 ou le tout à l'ego


Le succès de la série House of Cards est très ambigu. Si le scénario politique est celui d'un thriller à rebondissements la dénonciation de ce monde sans pitié, peuplé de paranoïaques avides de pouvoir, est à double tranchant. Comme dans le dernier film de Martin Scorsese, Le loup de Wall Street, la fascination pour son héros peut être extrêmement pernicieuse. Dans House of Cards les acteurs incarnant tous des personnages détestables on ne peut s'identifier qu'au gagnant, plus malin que les autres dans l'exercice de manipulation des masses et de leurs dirigeants, élus ou pas. Pire, la dénonciation de ce monde sans foi ni loi, ou plus exactement apte à forger des lois qui assouvissent leurs désirs de puissance, par tous les moyens, banalise la corruption et les pires magouilles politiciennes. On arrive vite au "tous pourris" qui ne servira qu'à démobiliser les citoyens, et en bout de course à favoriser l'extrême-droite.
Passé ces considérations capitales, la saison 2, dont Netflix a mis en ligne les 13 épisodes d'un seul coup et qui sera diffusée par Canal Plus à partir du 13 mars, est encore plus meurtrière que la première, plus tordue aussi. Les clins d'œil que Kevin Spacey jette au spectateur ne font que renforcer la connivence et la sympathie pour son personnage d'intrigant prêt à tout pour arriver au plus haut sommet de l'État. « Plus réussi est le méchant, plus réussi sera le film » clamait Alfred Hitchcock. Nous voilà servis ! Seul le Président semble exempt d'arrières-pensées, marionnette encore plus vulnérable que les pions qui servent les pires desseins des hommes d'affaires et des pouvoirs qu'ils financent en sous-main. On préférera la série danoise Borgen qui avait au moins le mérite de mettre en scène des personnages qui croyaient en leur mission.
Pour m'être récemment impliqué dans les élections municipales de ma ville je me rends compte à quel point House of Cards est proche de la réalité. J'en ai froid dans le dos. Les candidats sont capables de glisser d'un parti à un autre si la place d'adjoint au maire est plus alléchante. On est plus proche d'entretiens d'embauche que de dévouements citoyens... Mon amie Élisabeth appelle ces tractations le tout-à-l'ego ! Le parti qui règne sur tout le département peut financer discrètement des partis d'opposition pour affaiblir la liste la plus gênante, celle qui, historiquement la plus légitime, défend le programme le plus consistant. Diviser pour régner. Si les tractations sont particulièrement aberrantes, pour ne pas dire écœurantes, il existe pourtant des hommes et des femmes qui désirent réellement s'impliquer pour changer le quotidien de tous, en commençant par les plus démunis. Le candidat de la liste que nous soutenons propose d'ailleurs le vote des étrangers aux décisions municipales, la prise en compte des pétitions au conseil municipal dès lors qu'elles représentent au moins 600 signatures, etc. Et surtout de s'appuyer sur les citoyens, qu'ils soient encartés ou pas. Non, tout n'est pas pourri au Royaume de Danemark, et si les méchants imaginés par David Fincher sont légion, nous sommes nombreux et nombreuses à souhaiter que ça change et à retrousser les manches pour que la politique ne soit pas qu'une affaire de spécialistes. Ce serait là véritable démocratie et non la mascarade des urnes qui ressemble plus à une démission qu'à un engagement.

mercredi 15 janvier 2014

Municipales bagnoletaises


Si le doute sur le système démocratique me reprend chaque fois que je dois voter aux présidentielles (débâcle absolue) ou aux législatives (le seul candidat était socialiste), je me suis engagé sans hésiter pour les municipales. Nous avons donc signé un texte qui appelle à voter pour la liste du front de gauche à Bagnolet...

Lorsque les lois sont dictées par le monde de la finance et les lobbyistes européens, lorsque notre gouvernement se fait complice de cette minorité de riches qui contrôle la planète en la saignant sans souci de l’avenir, lorsque l’iniquité rivalise avec le cynisme, lorsque les médias tentent de nous faire croire que le capitalisme est inéluctable alors qu’ils envisagent très bien la fin du monde, alors les rapports de proximité deviennent la meilleure réplique à la perversité de ce système qui pousse d’un côté à la corruption et de l’autre à la démobilisation.
Nous avons tous et toutes le droit et la nécessité de rêver d’un monde meilleur. Chacune et chacun de nous porte la responsabilité de le mettre en pratique dans notre quotidien et dans nos rapports de proximité. Il n’est pas d’élection plus appropriée que les municipales pour faire bouger les choses à un niveau où nous pouvons réellement agir.
Les intellectuels ont le rôle de réfléchir le monde dans le quel nous vivons et grandissons. Dans les situations les plus critiques les créateurs, les artistes peuvent et doivent représenter un rempart contre la barbarie. Ils et elles ont la chance et le pouvoir de penser autrement, de refuser l’ordre établi en construisant un merveilleux désordre qui s’avèrera plus constructif que les interdits, plus équilibré et prometteur que les conventions qui nous oppriment plus qu’elles nous libèrent.
En l’occurrence, nous créateurs, artistes, enseignants, acteurs culturels, travailleurs indépendants, qui vivons à Bagnolet souhaitons nous investir dans notre ville en participant à son évolution et à son émancipation. Nous souhaitons partager avec tous les citoyens et citoyennes de notre ville les ressources que nous avons accumulées en nous inspirant également de ce que vivent tous les habitants. Nous avons tous et toutes à apprendre les uns des autres. Le pouvoir est défini par ce que nous pouvons faire. Imaginons un partage des savoirs et connaissances à tous les niveaux de la société bagnoletaise, un partage transgénérationnel, un partage interprofessionnel, un partage transculturel, une autre manière de vivre ensemble.
Ces dernières semaines nous avons apprécié le travail en amont réalisé au sein des diverses commissions réunies par Bagnolet Avenir. Nous voulons continuer à nous investir pour redonner à notre ville l’éclat qu’elle mérite, forte du mélange des populations qui la composent.
En marge des partis, nous appelons donc à voter pour la liste Bagnolet Avenir soutenue par le Parti Communiste Français, le Parti de Gauche, la Gauche Unitaire, et dont la tête de liste est Laurent Jamet.

jeudi 2 janvier 2014

Mobilisation Générale


De temps en temps je passe au magasin de disques Le Souffle Continu où Théo et Bernard m'orientent vers les nouveautés qui pourraient me plaire. Si j'ai apprécié la planante Schulze-Schickert Session de 1975, les électroacoustiques Couleurs de la nuit de François Bayle de 1982 et le récent Nurse With Wound intitulé Chromanatron, c'est une quatrième antiquité qui m'a le plus réjoui.

Mobilisation Générale est une compilation de protest-jazz réunissant d'excellents morceaux enregistrés entre 1970 et 1976, pour la plupart méconnus. L'ensemble rappelle la musique que jouait l'Art Ensemble of Chicago sur l'incontournable Comme à la radio de Brigitte Fontaine, d'ailleurs ici présente avec Areski sur la seule chanson que je connaissais déjà, C'est normal. Les rythmiques présentent les prémisses de l'Afro-Beat, le free jazz tient du rituel et sonne profondément lyrique. Quant aux paroles elles évoquent une époque radicale où la jeunesse ruait dans les brancards et se retrouvait dans des projets militants laissant espérer des lendemains qui chantent. La réaction a tout fait pour leur donner tort et les faire rentrer dans le rang. La résurrection de ces pépites pourrait donner des idées à la jeunesse actuelle, qu'elle soit trop gâtée ou désespérément démunie. Dans les temps qui s'annoncent, tant iniques que cyniques, la révolte va nécessiter de s'organiser. Pour se construire elle aura besoin de modèles qui lui ont tant fait défaut dans les dernières décennies, libre à elle de ne pas les suivre, ce serait même recommandé pour ne pas reproduire les mêmes erreurs. Car c'est aussi dans l'analyse du passé que peut se construire le futur. Ensuite tout reste à inventer !


La suite concerne les maniaques comme moi qui lisent les notes de pochette.

Faille majeure, le livret vite torché de l'album conçu et réalisé par Julien Digger's Digest & Jb Born Bad Records ne donne pas le nom des musiciens ou rarement. J'ai donc cherché, parfois sans succès, qui étaient les participants à ces formidables instants.
Ainsi pour Je suis un sauvage chanté par Alfred Panou l'Art Ensemble était bien composé de Lester Bowie, Joseph Jarman, Roscoe Mitchell et Malachi Favors.
Attention l'armée est joué par le Collectif Le Temps des Cerises en 1969 avec entre autres Carlos Andreu (vc), Jean-Jacques Avenel (bs), Philippe Castellin (textes), Antoine Cuvelier, Kirjuhel (gt), Denis Levaillant (perc), Robert Lucien, Jacques Mahieux (dms), Jean Méreu (tpt), Guy Oulchen, Super P4, Gérard Tamestit (v), Jean-Pierre Turola, Christian Ville (perc) tandis qu'Atarpop ne serait que l'équipe de graphistes (j'ai d'ailleurs trouvé la Face B sur YouTube, Le moral nécessaire).
Le livret précise tout de même que sur De l'Orient à l'Orion NK Nagati est accompagné du pianiste Siegfried Kessler, mais qui sont les autres ?
Je compte sur mes lecteurs pour compléter les absences et corriger les erreurs. Frédéric Rufin & Raphaël Lecompte interprètent Les éléphants.
J'aurais dû appeler François Tusques pour vérifier qu'en 1973 sur Nous allons vous conter... le Collectif du Temps des Cerises était bien composé de Carlos Andreu (vc), Denis Levaillant (perc), Claude Marre (tuba), Michel Marre (sax, cornet), et peut-être Poc (tb), Manu et Pierre Ferlier, Méreu, Tamestit, Oulchen, Alain Hako, Alain Bruhl, Joël Grasset, Trnaia Munera, Marie Iracane, Jean-Claude Guillet, Boussaba...
Si Nous ouvrirons les casernes est de Mahjun, Daniel Happel (gt) et Jean-Pierre Arnoux (dms) accompagnent-ils Jean-Louis Lefebvre (v, fl, gt, vc) ?
Quant au Full Moon Ensemble dirigé par Claude Delcloo (qui ne fut certainement pas un batteur génial contrairement à ce que raconte le livret, mais c'est lui qui avait les affaires !) il serait composé du guitariste Joseph Déjean qui a composé cette Samba Miaou sur des paroles de Bob Kaufman, Ron Miller (bs), Martine Tourreil (el p), Jef Sicard (fl, a t sax, bs cl), Gérard Coppéré (s t sax, fl) et Sarah (vc, perc).
On peut tout de même lire que le Baroque Jazz Trio était composé du batteur Philippe Combelle, du violoncelliste Jean-Charles Capon et du claveciniste-pianiste Georges Rabol, et que sur Le cri le flûtiste Michel Roques fait équipe avec Capon et le comédien Bachir Touré.
Si Nicole Aubiat chante Hey ! avec la troupe du Chêne Noir de Gérard Gelas qui sont les autres ?
Et qui est avec Béatrice Arnac sur Athéé ou A Té composé par Claude Cagnasso ?
Ces notes de pochette ni faites ni à faire sont frustrantes. Dommage qu'elles ne soient pas à la hauteur de la musique !

mercredi 4 décembre 2013

USA 1968, bientôt...


La sortie de mon second roman, USA 1968 deux enfants, se précise. Les Inéditeurs en terminent la mise en page. Mikaël Cixous a livré tous les médias graphiques à Mathias Franck qui finalise et code à tour de bras pour que l'application ne soit pas trop lourde en téléchargement depuis un iPad. Elle pèsera tout de même plus de 350 mégas tant l'objet virtuel est riche en médias audiovisuels. Insérés dans le récit, se mêlent 12 courts métrages, 75 minutes de son et de musique, des dizaines de photographies, des animations et le light-show interactif, conçu avec Sonia Cruchon, qui fait office de couverture à ce premier numéro de nos éditions.
Absurdité technocratique récurrente, le CNC a refusé de prendre en compte le dossier car sa rubrique multimédia exige que la vidéo soit majoritaire, alors que le roman augmenté répond exactement à ce qui est recherché en termes de transversalité. L'objet, parfaitement adapté au support tablette, ne me serait jamais venu à l'idée autrement et il eut été injouable sans ces nouvelles ressources. Il manque une case pour nous aider. Espérons que les prochains projets que nous avons sous le coude seront assez fins pour passer sous les fourches caudines.
Si mon premier roman, La corde à linge, est disponible en ePub chez publie.net aux formats ePub (le seul avec les sons), Mobipocket, PDF et Web, USA 1968 ne peut exister que sous la forme d'une application. Si les ventes (probablement 4,99€ sur l'AppleStore) sont suffisantes nous envisagerons une version Androïd, mais l'iPad reste actuellement le meilleur support lorsque l'on veut inventer des objets inouïs. Ce second roman augmenté était paru sur ce blog en work in progress, une sorte de brouillon avant la mise en forme et les médias qui donnent tout son sens à ce récit initiatique, sorte de millefeuille quantique qui se joue du passé et du futur.

mardi 3 décembre 2013

Son et lumière d'Orléanoïde


Nos lapins étant invités pour deux représentations à Orléanoïde nous en avons profité pour visiter les installations du festival de création numérique (jusqu'au 8 décembre).
En matière de haute technologie je m'interroge souvent sur ces œuvres d'un genre nouveau qui me rappellent plus le Palais de la Découverte de mon enfance qu'un musée d'art moderne. J'ai fini par les affubler du terme d'art forain plutôt que les reléguer à des expériences de sciences physiques. Rien de péjoratif là-dedans, le cinématographe étant lui-même né dans les foires. Je range d'ailleurs nombreux films dans cette catégorie où le monde intérieur de l'artiste est moins essentiel que l'expérience physique vécue par le visiteur ou le spectateur.


Parmi toutes les installations amusantes ou troublantes présentées à la Collégiale Saint-Pierre-Le-Puillier, au Collège Anatole Bailly, au Muséum, au Musée des Beaux-Arts, reprises de l'exposition Exit de Créteil, j'ai été touché par deux d'entre elles exposées au 108 qui abrite Labomedia, organisateur de l'évènement. Ainsi Impacts du Québecois Alexandre Burton réagit à ma présence lorsque je m'approche des plaques de verre derrière lesquelles sont suspendues des bobines de Tesla ; les arcs de lumière qui pourraient zigouiller mon iPhone si je ne l'avais déposé à l'entrée impressionnent les visiteurs qui hésitent à s'approcher ! J'ai toujours adoré les lampes à plasma, mais ici la musique bruitiste me parle autant que les éclairs zébrant l'obscurité.


De même le capharnaüm de The Sandy Effect de l'Irlandais Malachi Farrell produit un tintamarre évoquant le choc suscité par l’ouragan Sandy balayant les rues de New York, grâce à des instruments de musique automatisés. Tambours à billes et à ressorts, claquements de portes et machine à vent tremblent là encore dans l'obscurité marquée d'éclats de lumière rouge ou blafarde. Comme chez Burton l'immersion produit son petit effet me replongeant dans de vieux souvenirs d'enfance qui expliquent mon attirance. Est-ce si différent de la lumière de l'aube ou du crépuscule lorsque nous enjambons la Loire en crue, ou encore le vieux quartier d'Orléans dont le ravalement fait surgir un Moyen-Âge fantasmé ?

vendredi 15 novembre 2013

On nous raconte des histoires


Le sous-titre de Storytelling, le livre de Christian Salmon, était La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits. Son essai, publié en 2007, montre comment la méthode marketing appliquée à la politique consiste à raconter des histoires pour influencer le consommateur ou l'électeur. Mais le storytelling est omniprésent dans nos vies. Il nous fabrique depuis notre naissance. Notre éducation, parentale et sociétale, nous fige dans un moule dont nous ne pouvons nous affranchir qu'après un travail considérable. Le désir auquel nous sommes incapables de répondre nous rend malade, à moins et jusqu'à trouver l'échappatoire, l'histoire d'une vie, de sa propre vie.

En matière de communication nos doutes s'étaient avérés justifiés après le faux massacre de Timișoara de 1989 en Roumanie. Aujourd'hui encore, remettre en question la version officielle du 11 septembre 2001 revient à se faire traiter de complotiste comme si l'incendie du Reichstag en 1933 ou celui de Rome au 1er siècle n'avaient jamais existé. Ils permirent pourtant à Hitler de se débarrasser des communistes et à Néron des Chrétiens. Aux États Unis, le mois qui suivit l'attentat contre les Twin Towers furent votées les lois liberticides du Patriot Act sans que personne n'ose lever le petit doigt. En matière de storytelling, l'arme de distraction massive n'est pas née d'hier. Plus le mensonge et la manipulation sont énormes mieux ça passe. L'invention du Christianisme, ou de n'importe quelle autre religion d'ailleurs, n'est-elle pas une preuve irréfutable de l'ampleur du complot ? Depuis vingt siècles on veut nous faire croire qu'un barbu est mort sur la croix pour tous les hommes et qu'en plus il fut ressuscité. Bel exemple de storytelling servant à contenir la révolte et galvaniser les foules, voire à les exploiter ! Avec la déclassification des archives américaines les insinuations sur la destitution de Mohammad Mossadegh en Iran en 1953 ou l'assassinat de Patrice Lumumba au Congo en 1961 s'avèrent exactes, comme la participation des avions américains le 11 septembre 1973 au Chili contre Salvador Allende, tous fruits des agissements de la CIA. Mais nous avons les mêmes en France...

Nous n'avons pas forcément besoin d'évènements aussi brutaux pour saisir les effets du storytelling. La prétendue démocratie est un autre exemple de leurre dont nous sommes pour la plupart victimes. On voudrait nous faire croire que les dirigeants de la nation sont nos représentants élus. Or nous avons beau glisser systématiquement un bulletin dans l'urne voilà des décennies que rien n'y change. Comme si nous avions le choix ! Comme si les politiques de la droite ou de ce qui est communément appelé la gauche étaient fondamentalement différentes ! Les acteurs jouent simplement à "good cop, bad cop" (le gentil flic et le méchant dans un interrogatoire), mais les deux servent les mêmes intérêts. L'exploitation de l'homme par l'homme est le moteur de nos civilisations. En France on entend que Hollande n'a pas respecté ses engagements, mais bien au contraire, il le fait scrupuleusement, non vis à vis de ses électeurs, mais vis à vis des banques qu'il n'a pas manqué de visiter avant son élection ou des grands patrons qu'il rencontre discrètement régulièrement. L'histrion qui l'a précédé s'est juste fait virer parce que son ego bling bling empêchait de le contrôler suffisamment, mais surtout parce que l'illusion de l'alternance est la clef du succès. Les Américains en savent quelque chose : Républicains ou Démocrates ne changent rien à la condition humaine, les pauvres s'enfoncent toujours un peu plus dans la misère, les écarts avec les riches se creusant chaque jour dramatiquement. La révolte est contenue.

Résumant rapidement, un psychanalyste lacanien m'expliquait que la névrose est le fruit de la charge que mettent les parents sur leur enfant et que celui-ci ne peut assumer. Du désir inassouvi des uns naît le mal-être des autres. Et il nous faudra dans le meilleur des cas de presque toute une vie et un travail considérable sur soi-même pour savoir qui nous sommes vraiment. Car en écrivant parents je pense au poids de la société qui n'agit pas autrement. Nous sommes nous-mêmes des produits du storytelling que la généalogie et la culture nous inculquent. Depuis que nous sommes nés on nous raconte des histoires, et nous les croyons. Nous y croyons parce que nous sommes de bons enfants prêts à perpétuer le récit des vainqueurs, puisque l'Histoire est celle des vainqueurs, de ceux qui survivent et l'écrivent. Il n'existe le plus souvent aucune autre trace. Tout n'est que storytelling. Une gigantesque illusion à laquelle nous ne pouvons répondre qu'en nous posant des questions fondamentales, des questions vitales : quelle vie ai-je véritablement envie de construire ? Quel intime désir m'anime encore sous la montagne de faux semblants que camouflent le progrès, la consommation à outrance, l'égocentrisme, la haine de l'autre, de cet autre qui est en moi et qui accouche du racisme ou du sexisme ? Comment utiliser intelligemment le peu de temps qu'il nous reste à vivre ? Cette question n'a pas d'âge au vu de notre taille infiniment négligeable à l'échelle cosmique ! Quelle histoire vais-je inventer qui soit la mienne et que je puisse partager avec mes semblables sans que l'on m'impose toutes ces fariboles qui n'ont d'autre finalité que m'asservir au modèle dominant ?

Dans son livre Christian Salmon cite le succès des blogs comme exemple de cet engouement pour les histoires. La grande majorité des blogueurs n'auraient d'autre motivation que de raconter la leur. Saurez-vous décrypter la mienne au travers de mes chroniques quotidiennes ? Tout n'est que storytelling. Ne doit-on alors faire confiance à personne ? Même à soi-même ? La mémoire nous joue de sacrés tours. La question est mal posée, car en cherchant à préciser son propre point de vue sans l'imposer à qui que ce soit on s'approcherait d'un équilibre que seule l'écoute permet d'affiner. C'est dans le rapport à l'autre que nous commençons à exister. Le storytelling nous construit, certes ; en prendre conscience permet de nous l'approprier et d'en proposer des variations dont la multiplicité est la garante de notre liberté. C'est lorsque le storytelling est une technique de formatage qu'il devient pernicieux. Penser par soi-même est un acte de résistance, la gageure d'une vie.

jeudi 14 novembre 2013

Lapin aphrodisiaque


J'étais certain qu'un jour ou l'autre on y viendrait ! L'association inattendue des termes renvoie Nabaztag à nos méfaits précédents. En m'envoyant la photo qu'elle a prise lors de son passage hier à Paris, Valérie n'a pas précisé de quelle boutique il s'agissait. Il n'empêche que huîtres, gingembre, ginseng, galanga, bourrache, romarin, basilic, ail n'ont jamais rien prouvé. Certains auteurs prétendent aussi que cannelle, ciboulette et vanille stimulent le plaisir féminin tandis que les hommes ont recours à l'avoine, au céleri, au cordyceps ! Quelques mouches cantharides dorment au fond d'un tiroir depuis 1972 ! Mais un lapin ? Ou alors très chaud, à la moutarde !

mardi 29 octobre 2013

N'en jetez plus !


Mon dos se redresse doucement. Les yeux de Françoise retrouvent une nouvelle jeunesse. Scotch miaule sans que l'on sache pourquoi, mais tout va bien. Le temps me manque juste pour raconter tout ce qui se passe autour. USA 1968, mon second roman augmenté, est sur les rails : Mathias code, Mika dessine, Sonia vidéote et nous testons, testons, débuguons, corrigeons, retestons, etc. Idem avec Baiser d'encre, le nouveau long métrage de Françoise dont j'assure la production exécutive en plus de la partition sonore. Aujourd'hui Antoine et moi installons les lapins de Nabaz'mob à l'ENSAD pour les représentations de la soirée privée de demain où une centaine de philosophes réunis à l'ENS seront confrontés à notre clapier. Pendant ce temps, les films, les disques, les livres s'accumulent sur les étagères et j'oscille entre remplir et vider le frigidaire. Oui je sais, on dit réfrigérateur, mais ça rime moins bien et plus personne ne possède cette marque. À la Cité des Sciences l'exposition sur le jeu vidéo dont Sacha et moi avons signé le design sonore est commencée, alors je travaille sur un projet de programmation de spectacles avec des plasticiens interactifs et de jeunes affranchis pour l'année qui s'annonce. C'est sans compter les concerts, enregistrements, publications qui se bousculent... Quand je pense que je me plaignais de ne pas savoir où j'allais... Mais, comme dit Pierre Oscar, je n'ai rien vu à Fukushima...

jeudi 24 octobre 2013

OK GO


Les machines musicales infernales sont toujours fascinantes. Zwei-Mann-Orchester de Kagel, Music for one apartment and six drummers et Sound of Noise de Simonsson et Nilsson, Guitar Dragg de Marclay, les installations de Boursier-Mougenot, les écroulements de dominos nous renvoient aux fantasmes de L'homme qui rétrécit comme si nous étions une poussière dans la mécanique diabolique d'une horloge démesurée.
J'avais, entre autres, chroniqué le clip This Too Shall Pass du groupe OK GO qui s'inspirait directement du fameux Der Lauf der Dinge de Fischli et Weiss. Ella et Loïc me signalent celui illustrant Needing/Getting de cet orchestre dont la musique n'a rien d'extraordinaire, mais dont les clips expérimentaux sont toujours intéressants. On aurait même bien supprimé la piste vocale dans le mixage !


Pour réaliser ce tour de force OK GO a récupéré 288 guitares et 55 pianos, et fabriqué 1157 instruments déclenchés au passage d'une automobile customisée. Ces garçons très potaches stipulent que les guitares sont des Gretsch Electromatic CVT III branchées six par six sur des amplis Gretsch G5222 Electromatic qu'ils ont revendus après les avoir signés et, puisqu'ils ont adapté leur clip en spot de pub pour Chevrolet, ils indiquent que le parcours de leur Chevy Sonic équipée de micros et de battes de percussion s'allongeait sur 4 kilomètres. Plusieurs making of décortiquent l'interprétation virtuose.






Inventer des timbres est un travail de laboratoire excitant qui nous ramène à l'enfance où nous expérimentions avec tout ce qui tombait sous les doigts. Personnellement je n'ai jamais utilisé mes jouets dans la perspective pour laquelle ils avaient été conçus. Je les retournais, je les transformais, je les faisais sonner... Secouant une feuille de plastique au-dessus de mes petits soldats pour figurer le tonnerre.

mardi 17 septembre 2013

Simulation d'espaces par le son


Sonoriser des simulations 3D de bâtiments pour des concours d'architecture consiste à faire exactement le contraire de ce que j'ai l'habitude de faire dans mon travail de création. Au lieu de transposer la réalité poétiquement ou de m'en échapper franchement, je dois composer des ambiances ou des évènements réalistes à partir de bruitages à l'origine isolés. Si ces films urbanistiques donnent l'impression que les constructions existent déjà ou du moins permettent aux décideurs de s'en faire une idée, leurs images ressemblent tout de même à des films d'animation, même hypersophistiqués comme ceux pour lesquels je travaille. Le rôle du son est alors d'accentuer l'hyperréalisme en créant une partition sonore qui, elle, sonne absolument vraie.
Je commence toujours par chercher les ambiances adéquates. Les extérieurs dépendent du pays, du quartier, de la distance de la caméra, de l'angle choisi, panoramiques ou survols, etc. Les intérieurs sont plus complexes à traiter, car il faut parfois tricher avec la réverbération. Je peux aller piocher dans ma sonothèque ou partir en reportage pour trouver des ambiances proches de celles que l'architecte a imaginées. Il faut généralement ajouter des automobiles et caler les pas un par un en choisissant méticuleusement les sols foulés. Chaque bâtiment nécessite ensuite des sons particuliers, préfecture de police, palais de justice, médiathèque, ensemble en Guyane, etc. S'il est relativement facile d'agiter des bambous dans le vent ou de faire chanter un lipaugus vociferans dit piauhau hurleur, le traitement des voix est toujours un sujet épineux. On ne doit pas comprendre les mots sans pour autant faire du gromelot tatiesque. Pour les cas très spécifiques je suis parfois obligé de faire appel à des acteurs pour qui j'écris des dialogues de circonstance. Le ton des voix donne celui de la scène. C'est aussi un travail chirurgical. Dernière étape, le mixage joue des perspectives, des dimensions, des intentions des architectes... Ça doit filer sans accroc ! Si ce travail est contradictoire avec mes créations sonores personnelles il est excitant de faire vivre des ouvrages de Renzo Piano ou Jean-Michel Wilmotte qui n'existent pas encore ou n'existeront peut-être jamais.

mardi 10 septembre 2013

Station Pain


Denrées de première nécessité. L'ancienne station-service a été transformée en dépôt de pain. À l'emplacement des pompes se dressent deux grandes armoires distributrices. Le boulanger est malin et il a de l'humour. On a toujours le choix, mais ce n'est plus du super ou du diesel. Baguette, ficelle ou chocolatine ? Le prix est payé en espèces et le pain chaud tombe comme une canette. Aux heures d'ouverture on peut aller directement à la boutique; sinon on s'arrête au drive-in : emballé, c'est pesé.
J'ai acheté une diesel, parce que que cela consomme moins et la pub disait que c'était moins polluant que l'essence. Il y avait du moins des sigles "éco" un peu partout. Aurais-je confondu économique et écologique ? L'année suivante je lis que le diesel est si polluant qu'il mérite d'être taxé. Comme si on ne pouvait pas intervenir en amont, auprès des constructeurs et des raffineurs. Comme si on ne pouvait pas inventer autre chose. Privilégier les transports en commun, construire des parkings aux portes des villes ou devant les gares. À Montpellier on paye un forfait parking + tramway. Il y a de la place. C'est simple et efficace. Les lobbys automobiles et pétroliers empêchent que l'on repense le système.
Comme les transports urbains, le pain devrait être gratuit, mais mon boulanger n'est pas d'accord. C'est pareil. Si l'on veut changer les choses on ne peut pas se contenter de réformettes. Il faut inventer, bousculer, recycler, prendre le risque de mécontenter. Il n'y a qu'à changer aussi le système électoral. Tout est coincé, sclérosé. Le pays est trop vieux. Les radoteurs sont à la solde des banques. La pente raide nous fait glisser vers le pire, l'illusion du changement. Les faits sont pourtant là, mais on préfère glisser son bulletin de vote pour se donner bonne conscience, pas pour que cela change. Ce sera chaque fois pire.
En attendant la catastrophe on fait le plein pendant que le gouvernement fait le vide.

lundi 26 août 2013

La boucle


On voudrait toujours inventer. J'ai photographié une route qui s'est écroulée, mais je me rends compte que la boucle d'un circuit automobile eut mieux rendu cette désagréable impression de faire du sur place. Pendant les vacances je me suis laissé aller à ne rien attendre, espérant que les idées se pointraient seules, sans qu'on les sollicite. Comme ça, dans la détente, subtil mouvement d'aïkido mental tendant à se servir de la force de l'adversité. Heureux ou malheureux, les accidents n'arrivent jamais d'où on les avait subodorés. L'absence laisse deviner un parfum tapi au plus profond de mon souvenir en formation. Les zones inexplorées de mon cerveau susurrent des promesses de plus en plus difficiles à tenir. Plus on avance, plus il devient acrobatique de ne pas se répéter. La falaise s'allonge aussi imperturbablement que l'on se tasse. Pour beaucoup, le style tôt posé, on le décline à toutes les sauces. Certains l'affinent, mais je l'entends comme un déclin. L'idée surgit comme un éclair. Puis, emboîtant le pas à la lumière, le tonnerre déchire le silence. En enregistrant mon improvisation, j'épingle ce papillon, fulgurance éphémère que mon filet méthodiquement capture. Mais combien de jours à chasser sans que ce gibier de potence ne sorte du bois ! Serais-je aveugle, serais-je sourd ? S'il faut bien lui passer la corde au cou, le nœud coulant montre que la boucle est de plus en plus courte.

vendredi 23 août 2013

Les affranchis


Un mouvement exceptionnel se dégage enfin parmi les jeunes musiciens vivant en France. On attendait depuis longtemps qu'une musique inventive naisse de ce territoire historique, carrefour géographique où se croisent toutes les influences. Si le jazz, le rock, les musiques traditionnelles, la chanson, l'électronique, le minimalisme, le classique pouvaient se sentir chez les uns et les autres il manquait encore à la plupart de s'affranchir du modèle anglo-saxon ou américain. Depuis quelque temps la surprise va grandissant. Ces jeunes musiciens et musiciennes, car il y a de nombreuses filles dans ce mouvement et ce n'est pas la moindre de ses caractéristiques, ont pour beaucoup suivi des études classiques. Ils sortent souvent du CNSM, le Conservatoire, même si ce sont forcément les plus rebelles qui nous intéressent ici. Non contents d'être des virtuoses sur leur instrument ils composent et improvisent, entendre là que la composition soit préalable ou instantanée n'a pas d'importance. Leur univers assume l'héritage de la musique savante du XXe siècle et de la musique populaire, chanson française et rythmes afro-américains, structures complexes et simplicité de l'émission. Le blues et ses ramifications jazz et rock les ont amenés à se démarquer du ghetto dans lequel s'est enfermée la musique contemporaine. La tradition de la chanson française leur offre un nouveau répertoire de standards. La connaissance des maîtres les a armés. L'improvisation libre leur ouvre les portes du direct.

Leurs sources sont trop vastes pour être citées, mais les différentes formes que le jazz a empruntées au cours du siècle précédent les ont fortement marqués. Pour s'en affranchir ils l'ont croisé avec la musique savante, privilégiant les marginaux aux nouveaux académiques, revalorisant le rock et toutes les musiques du monde. On retrouve souvent Debussy, Satie, Stravinski, Cage, Ligeti, Monk, Hendrix, Miles, Reich, Zappa, Wyatt dans leur discours. Beaucoup d'hommes encore, mais leur féminité est de plus en plus assumée, et tant de filles peuvent enfin s'épanouir aujourd'hui sans devoir imiter le jeu des machos. Même si certains de leurs aînés ont préparé le terrain, ces "jeunes" musiciennes et musiciens ne sont pas dans la concurrence, mais dans une solidarité qui fait chaud au cœur. Encore faut-il maintenant qu'ils et elles s'organisent ! Leur culture musicale, et plus encore extra-musicale, soit ce que l'on appelle la culture générale faite de littérature, de cinéma, de spectacles en tous genres, de voyages, gastronomiques et fraternels, de conscience politique ou écologique, etc., leur confère à chacun et chacune une indépendance de création. Leur imagination accouche de mondes très variés, inventifs, surprenants, porteurs d'espoir dans l'univers formaté que les financiers et censeurs veulent nous imposer. J'ai longtemps cherché un terme à proposer pour caractériser ce mouvement exceptionnel. LES AFFRANCHIS correspond bien à ce qu'ils et elles représentent.

Pour terminer ce petit manifeste je livre une première liste. Ajoutez-y tous les autres que j'ignore et que je sais nombreux, en envoyant un mail à info(at)drame.org. Je les signalerai avec joie. Plus on est de fous plus on rit !

Les premiers auxquels j'ai pensé pour les avoir entendus et puisqu'ils ont suscité ma réflexion (par ordre alphabétique) : Jeanne Added, Lucien Alfonso, Aymeric Avice, Sylvain Bardiau, Antoine Berjeaut, Antoine Berland, Sophie Bernado, Lisa Cat-Berro, Thibaut Cellier, Cédric Chatelain, Romain Clerc-Renaud, Sylvain Darrifourcq, Maxime Delpierre, Julien Desprez, Héloise Divilly, Benjamin Dousteyssier, Benjamin Duboc, Jozef Dumoulin, Élie Duris, Benjamin Flament, Fred Gastard, Sacha Gattino, Baptiste Germser, Jean-Brice Godet, Phil Gordiani, Alexandra Grimal, Sylvaine Hélary, Clément Himbert, Antonin-Tri Hoang, Karsten Hochapfel, Naïssam Jalal, Fanny Lasfargues, Louis Laurain, Sylvain Lemêtre, Émilie Lesbros, Antonin Leymarie, Rodolphe Loubatière, Matthias Mahler, Matthieu Metzger, Jocelyn Mienniel, Yuko Oshima, Émile Parisien, Edward Perraud, Julien Pontvianne, Thomas de Pourquery, Antonin Rayon, Sylvain Rifflet, Rafaelle Rinaudo, Ève Risser, Ravi Shardja... Des camarades m'en susurrent d'autres : Pierre-Antoine Badaroux, Marc Baron, Félicie Bazelaire, Sébastien Beliah, Florian Bergmann, Pierre Borel, Seb Brun, Cyprien Busolini, Sylvain Choinier, Ronan Courty, Élise Dabrowski, Jean Dousteyssier, Yoan Durant, Clément Édouard, Joachim Florent, Fidel Forneyron, Élodie Gaudet, Antonin Gerbal, Quentin Ghomari, Yan Joussain, Xavier López, Julien Loutelier, Guillaume Magne, Hugues Maillot, Frédéric Marty, François Michel, Roméo Monteiro, Roberto Negro, Sébastien Palis, Laurent Pascal, Francesco Pastacaldi, Jérémie Piazza, Brice Pichard, Raphaël Quenehen, Arnaud Roullin, Joris Ruhl, Emmanuel Scarpa, Kevin Seddiki, Alvise Sinivia, Dafne Vicente-Sandoval, Deborah Walker... Il faudrait aussi citer les groupes car les démarches collectives sont de plus en plus courantes, se démarquant de la compétition individuelle façon struggle for life : Actuum, Alphabet, Big, DDJ, Dedalus, Donkey Monkey, DPZ, Ensemble Art Sonic, Ensemble Hodos, Irène, Jean-Louis, Journal intime, Kumquat, Le Cabaret Contemporain, Le Sacre du Tympan, Les Vibrants Défricheurs, Limousine, Magnetic Ensemble, Metallophone, Novembre, Nuage Magique, Ok, ONCEIM, OrTie, Oui Monsieur, Papanosh, Peeping Tom, Petite Vengeance, Ping Machine, Plaistow, Q, Surnatural Orchestra, The Fish, The New Song, The Silencers, Theverybigexperimental Toubifriorchestra, Tricollectif, Umlaut, Viking, Watt, etc. Ce ne sont ici que des pistes offertes à votre curiosité. Libre à vous que cette liste s'allonge, s'allonge...

P.S.: ci-dessous la nouvelle liste (par ordre alphabétique) inclut tous ceux et toutes celles cités dans les commentaires, qui se reconnaissent dans Les affranchis. Certains ont tout de même près de 50 ans, ce qui, à mes yeux, n'en fait plus des p'tits jeunes, mais je n'ai pas voulu censurer les suggestions qui m'étaient envoyées. De mon côté j'ai sciemment omis les aînés qui leur ont préparé le terrain et ouvert la voie, et qui mériteraient de figurer plus qu'aucun autre dans ce mouvement ;-)

Jeanne Added, Lucien Alfonso, Aymeric Avice, Pierre-Antoine Badaroux, Sylvain Bardiau, Marc Baron, Jérémie Bastard, Félicie Bazelaire, Sébastien Beliah, Florian Bergmann, Antoine Berjeaut, Antoine Berland, Sophie Bernado, Quentin Biardeau, Fred Blondy, Jean Bordé, Pierre Borel, Sébastien Bouhana, Sébastien Branche, Seb Brun, Cyprien Busolini, Lisa Cat-Berro, les frères Ceccaldi, Thibaut Cellier, Cédric Chatelain, Gérald Chevillon, Sylvain Choinier, Romain Clerc-Renaud, Manu Codjia, Ronan Courty, Élise Dabrowski, Sylvain Darrifourcq, Maxime Delpierre, Julien Desprez, Héloise Divilly, Benjamin Dousteyssier, Jean Dousteyssier, Benjamin Duboc, Romain Dugelay, Léo Dumont, Jozef Dumoulin, Yoan Durant, Élie Duris, Clément Édouard, Julien Eil, Benjamin Flament, Joachim Florent, Fidel Fourneyron, Fred Gastard, Sacha Gattino, Élodie Gaudet, Antonin Gerbal, Baptiste Germser, Quentin Ghomari, Jean-Brice Godet, Phil Gordiani, Alexandra Grimal, Johan Guidou, Jean-Luc Guionnet, Sylvaine Hélary, Cathy Heyden, Clément Himbert, Antonin-Tri Hoang, Karsten Hochapfel, Naïssam Jalal, Jean Joly, Yan Joussain, Fanny Lasfargues, Louis Laurain, Sylvain Lemêtre, Émilie Lesbros, Antonin Leymarie, Xavier López, Rodolphe Loubatière, Julien Loutelier, Guillaume Magne, Matthias Mahler, Hugues Maillot, Frédéric Marty, Matthieu Metzger, François Michel, Jocelyn Mienniel, Anton Mobin, Roméo Monteiro, Roberto Negro, Yuko Oshima, Anne Pacéo, Sébastien Palis, Émile Parisien, Laurent Pascal, Francesco Pastacaldi, Marine Pellegrini, Edward Perraud, Alice Perret, Jérémie Piazza, Brice Pichard, Julien Pontvianne, Thomas de Pourquery, Raphaël Quenehen, Antonin Rayon, Jean-François Riffaud, Sylvain Rifflet, Rafaelle Rinaudo, Ève Risser, Arnaud Roullin, Joris Ruhl, Damien Sabatier, Florian Satche, Emmanuel Scarpa, Kevin Seddiki, Alvise Sinivia, Franck Vaillant, Dafne Vicente-Sandoval, Deborah Walker, Lawrence Williams...

Les groupes : Actuum, Alphabet, Big, DDJ, Dedalus, Donkey Monkey, DPZ, Ensemble Art Sonic, Ensemble Hodos, Impérial Quartet, Irène, Jean-Louis, Journal intime, Kouma, Kumquat, Le Cabaret Contemporain, Le Sacre du Tympan, Les Vibrants Défricheurs, Limousine, Lunatic Toys, Magnetic Ensemble, Metallophone, Novembre, Nuage Magique, Ok, ONCEIM, OrTie, Oui Monsieur, Papanosh, pearl&john, Peeping Tom, Petite Vengeance, Ping Machine, Plaistow, Polymorphie, Q, SnAp, Surnatural Orchestra, The Fish, The New Song, The Silencers, Theverybigexperimental Toubifriorchestra, Tricollectif, Umlaut, Viking, Watt...

vendredi 19 juillet 2013

Pause annuelle


Toujours compliqué de s'éloigner longtemps de Paris, mais nous trouvons chaque fois de bonnes âmes pour prendre soin de la maison, d'autant que l'on peut espérer que l'été les laissera profiter du jardin. Ainsi Jonathan est enfin arrivé de New York pour prendre le relais...
Après Saint-Étienne, Arles, La Ciotat, Montpellier, nous grimpons dans les hauteurs pyrénéennes sans savoir exactement ce qui nous y attend. Cet hiver nous nous sommes enfoncés dans la neige jusqu'à la taille. Cette fois ce sont les inondations qui ont emporté la route qui monte vers Superbagnères. On nous a d'abord dit qu'une voie de dépannage serait construite sur une centaine de mètres d'ici notre arrivée à Luchon, car depuis la crue il fallait un bon 4x4 pour emprunter sur 30 km le chemin forestier permettant de rejoindre tout de même Lespone, beaucoup trop glissant pour notre Kangoo Pépite. La Pique a définitivement emporté l'auberge qui avait déjà subi une ablation provoquée par une terrible avalanche cet hiver. Plus bas le Lys a retrouvé son lit initial de 1925. Je crois que cette fois il y restera ! Les dernières informations indiquent que l'on peut passer entre midi et 14h, ou après 18h, pendant que les terrassiers ne travaillent pas...
Nous redescendrons dans un mois pour remonter vers la Corrèze où Elsa participe au spectacle Chroniques de résistance composé par Tony Hymas dans le cadre du festival Kind of Belou le 18 août à Treignac. Après on ne sait pas. J'aurai un peu travaillé là-haut, mon studio mobile aidant, et surtout nous nous serons affranchis de la perfusion Internet puisqu'il n'y a aucun réseau sur le flanc sud. Rendez-vous donc, sauf exceptions, dans un mois...

vendredi 17 mai 2013

L'art numérique existe-t-il ?


Le nouveau numéro de la revue bilingue Art Press 2 est intitulé L'art dans le tout numérique, en anglais Art in the Digital Age. À l'instar de la célèbre phrase de Marshall McLuhan il est devenu commun de confondre le message et son médium. Si la peinture, la sculpture, la musique, etc. définissent le champ d'intervention par les outils employés, alors le numérique peut prétendre à la même reconnaissance. Il ne permet pas pour autant de certifier ce qui tient de l'art ou de la science. La majorité de ses acteurs ne se livrent en effet qu'à des expériences dignes du Palais de la Découverte en revendiquant abusivement le statut d'artiste. On ne peut confondre l'art et le message. Tous les peintres ne sont pas des artistes, et aujourd'hui nombreux artisans repeignent les murs de leur ordinateur en croyant faire œuvre. Nous sommes une fois de plus témoins des ravages de l'héritage de Marcel Duchamp, où le concept s'affiche dans le programme sans que le réel confirme ces prétentions. Il ne peut y avoir d'art que dans le refus du consensus, la construction de mondes qui s'opposent à celui qui nous est imposé socialement, politiquement, esthétiquement, philosophiquement... Si les contributeurs de la revue se fourvoient souvent en choisissant leurs exemples (entre autres, près du tiers des pages est squatté par le Centre des Arts d'Enghein-Les-Bains ressemblant à une pub déguisée), les plus distanciés par rapport à un marché encore imaginaire produisent les articles les plus intéressants. Ainsi Jean-Louis Déotte interroge l'immatérialité et le rapport forme/contenu en convoquant l'histoire, ou Jacinto Lageira met sérieusement en doute la liberté qu'offriraient Internet et les réseaux. L'analyse du passé, de formes d'expression autres que plastiques ou d'alternatives tout autant contemporaines permettrait d'éviter les jugements prématurés et des choix plus amicaux que raisonnés. Comme d'habitude avec ce genre de publication survolant rapidement un champ d'intervention extrêmement riche et étendu sa lecture vous passionnera, vous perdra, vous énervera selon votre degré de connaissance et d'implication.
Certains ne manqueront pas de me faire remarquer que je crache dans la soupe en me montrant du doigt les huit photos des lapins de Nabaz'mob en page 14. Je m'en réjouis évidemment comme des huit pages de la revue chinoise Hello qui leur sont consacrées ou de l'annonce prochaine de leur résurrection après une petite hibernation dont nous ignorons parfois si elle leur sera fatale. Cent lapins robots en plastique qui bougent les oreilles, font de la lumière et de la musique, c'est éminemment suspect s'il n'y avait, derrière, de méchantes intentions et, devant, un spectacle féérique. Il n'empêche que parmi toutes nos créations c'est justement cet opéra kawaï qui rencontre un succès imprévisible. Je ne suis pas différent des journalistes et divers auteurs d'articles qui parlent toujours d'eux-mêmes entre les lignes sous prétexte de rendre compte de leur époque et de ce qui s'y joue. Cette constatation permet de relativiser ce que nous lisons dans la presse, que la critique soit bonne ou mauvaise. Ces galeries d'auto-portraits ont le mérite d'attirer notre attention sur des sujets qui nous étaient parfois inconnus.

vendredi 10 mai 2013

Allégorie de la politique culturelle française


Dans la sphère culturelle les réductions de budget vident les structures de leur sens. Au delà des frais fixes et incompressibles, immobilier et entretien, salaires des permanents, etc. il ne reste rien ou pas grand chose pour la programmation. Les lieux d'accueil deviennent des coquilles vides. Les artistes se retrouvent donc dans une situation de plus en plus précaire, les intermittents sont pour la plupart incapables de comptabiliser les heures nécessaires pour faire valoir leurs indemnités de chômage, sans parler des autres, condamnés à manger de la vache enragée. Tout le monde s'inquiète, mais la révolte est encore bien sourde face à l'austérité prônée par le gouvernement. Tout cela n'est évidemment qu'une question de choix, et tous les secteurs de l'économie sont touchés par cette politique criminelle et suicidaire. On jette à la rue les pauvres pour faire le lit des riches. Le nombre des nantis est pourtant inversement proportionnel à celui des exclus.
En regardant la cour du Palais Royal depuis la terrasse du Ministère de la Culture j'ai cru y voir une allégorie de ce gâchis. Au premier plan les colonnes de Buren sont entières, mais derrière ce petit rempart toutes les autres sont sciées à la base, asphyxiés par les bâtiments historiques qui les encadrent dans une bienséance de façade. Le personnage qui erre au milieu de cette forêt décimée me rappelle le héros de bande dessinée Léon-La-Terreur ou le photographe Gilbert Garcin dont on pourra admirer une exposition cet été lors des Rencontres d'Arles. Dans des registres différents les deux bonhommes cravatés noir et blanc dynamitent les conventions et nous interrogent sur l'absurdité de notre monde.

lundi 6 mai 2013

Querelle de clochers au Diplo


Tant que de différents acteurs de la résistance au Capital continueront à se tirer dans les pattes les chances de convaincre les sceptiques resteront maigres. En dernière page du Monde Diplomatique de mai, Pierre Rimbert et Razmig Keucheyan terminent leur article intitulé "Le carnaval de l'investigation" en soulignant que "la mobilisation politique ouvre plus de perspectives que les révélations médiatiques." Ils ont certainement raison, mais alors pourquoi se fendre de révélations éculées sur le passage d'Edwy Plenel à la direction éditoriale du Monde si ce n'est pour un règlement de comptes dont personne ne sort glorieux ? Le 28 avril dernier, Antony Manuel titrait déjà dans son blog médiapartiste "Monde diplomatique : mesquinerie d'un grand journal". Denis Robert qui avait fait lui-même les frais de ce genre de procès de la part de Plenel en 1996, posait pourtant la bonne question, cité par Rimbert et Keucheyan : "Rien ne change, sauf des noms et des visages. Les cartes se redistribuent. Les journalistes dans mon genre ne seraient-ils pas de simples agents d'autorégulation ?"
À cette valse cynique des hommes au service du pouvoir financier on peut opposer pour les analystes le droit de se tromper et de changer avec le temps. Encore faut-il avoir le courage de le reconnaître. Denis Robert en veut évidemment toujours à Plenel et on peut le comprendre puisqu'il en fut personnellement victime, mais les deux auteurs du Diplo étalent des bévues de Plenel qui datent toutes de plus de dix ans, bien avant la création de Mediapart. Bien qu'assez jeunes, ont-ils eux-mêmes toujours eu les mêmes opinions et leur passé est-il exempt de critiques ? Le paradoxe de leur article tend à prouver le contraire comme à tous ceux qui ont douté du bienfondé de Mediapart dans l'affaire Cahuzac. Jean-Luc Mélenchon a voté oui à Maastricht et il a appartenu trente ans au PS sans que cela jette le doute sur son engagement actuel. De plus, Plenel n'est pas Mediapart comme Mélenchon n'est pas le Front de Gauche et l'on peut espérer que Rimbert et Keucheyan ne sont pas le Diplo.
Cet article, contrairement à ce qu'il annonce en haut de page laissant supposer à tout le moins des révélations sur l'industrie pharmaceutique, n'est donc qu'un vulgaire règlement de comptes qui remonte à des faits anciens. On préférera de loin le travail d'investigation, même si toute enquête s'appuie d'abord sur de bonnes sources, tout en sachant qu'en politique la vérité n'a jamais convaincu personne. Alors plutôt que se complaire en faisant exactement ce que l'on critique, les deux collaborateurs du Monde Diplomatique feraient mieux de consacrer leur précieuses pages, et particulièrement la dernière, techniquement la plus facile à lire, à des propositions constructives en offrant la place à des gens comme Étienne Chouard, Paul Jorion, Myret Zaki, Pierre Rahbi, Michel Collon et tant d'autres personnalités controversées sur de fausses accusations répétées malgré d'incessants démentis. Au lieu de radoter des réponses de cour de maternelle nous devons nous interroger et chercher des solutions à la situation que certains ont tout intérêt à compliquer ou du moins à le faire croire.

jeudi 18 avril 2013

Fantôme dans le MCD sur la création sonore


Très belle couverture du Magazine des Cultures Digitales qui marque son dixième anniversaire. Le Formidable Studio fabrique des objets qu'il photographie ensuite, ici une sculpture en vinyle fondu. Ce numéro 70 intitulé Echo / System est consacré à la création sonore et j'ai l'honneur d'y apparaître au moins deux fois.
Jean-Yves Leloup rappelle que "à partir de 1977 Un Drame Musical Instantané fut l'un des premiers groupes modernes à s'être emparé de la forme du ciné-concert, revisitant une grande partie des classiques du muet qui, aujourd'hui encore, constituent le répertoire des musiciens et DJs actuels : Le cuirassé Potemkine (S.M. Eisenstein), La chute de la Maison Usher (Jean Epstein), Le cabinet du Dr Caligari (Robert Wiene), Nosferatu (F.W. Murnau), L'homme à la caméra (Dziga Vertov), La Passion de Jeanne d'Arc (Carl T. Dreyer), Häxan (Benjamin Christensen) ou encore les films de Louis Feuillade, Marcel L'Herbier ou du Fonds Albert Kahn." La pochette de Trop d'adrénaline nuit illustre l'article.
Plus loin, Cécile Becker évoque son coup de cœur pour La machine à rêves de Leonardo da Vinci, œuvre récente cosignée avec Nicolas Clauss, réalisée pour iPad (et gratuite !), avec de belles images à l'appui.
En feuilletant les 132 pages de la revue bilingue, je me reconnais entre les lignes dans presque chaque sujet abordé par l'équipe que dirige Anne-Cécile Worms et dont Laurent Diouf est le rédacteur en chef. Évidemment pas pour les labels Optical Sound et monoKrak ou la Radio 2067 de David Guez, mais dès que sont évoqués la confusion technique, l'importance du visuel, la copie illégale ou les concerts live, je crois reconnaître mon discours ! Cela s'amplifie avec la mise en ligne de la musique sur les radios Web (notre Radio Drame offre 99 heures de musique inédite !) ou sa vente sur de multiples plateformes. La faillite de la presse spécialisée à la traîne justifie l'importance prise par les blogs (sic). Les installations me rappellent Les portes avec Nicolas Clauss et surtout Nabaz'mob avec Antoine Schmitt, les expériences audiovisuelles notre bon vieux light-show des années 60, les collaborations chorégraphiques les aventures du Drame, le field recording l'intégration de tous les sons possibles à nos créations, le montage électro-acoustique mes centaines de milliers de coupes exécutées du temps de la bande magnétique et mes plunderphonics avant la lettre, le synthé analogique mon ARP 2600, les nouveaux instruments mon Tenori-on et la Mascarade Machine conçue avec Antoine Schmitt, la science-fiction les articles de mon père dans la revue Satellite et l'album éponyme réalisé avec Francis Gorgé sous pseudos, etc. C'est dire si je vibre en sympathie avec ce passionnant numéro 70 !

mercredi 10 avril 2013

Dynamo, un siècle de lumière et de mouvement au Grand Palais


Dès l'entrée de l'exposition Dynamo sous titrée Un siècle de lumière et de mouvement dans l’art, 1913-2013 nous sommes pris en charge par un cadre d'Orange qui nous explique comment utiliser l'application pour smartphone iOS et Androïd développée avec la Réunion des Musées Nationaux et le Grand Palais. Il suffit de se connecter au réseau wi-fi, de télécharger l'appli pour photographier ce qui nous fait envie ou laisser des commentaires par ci par là, remportant avec nous une trace de notre visite ou déposant nos impressions pour les partager. À la sortie je vois ainsi nos photos s'afficher sur le mur d'images que l'on pourra également retrouver sur le site grandpalais.fr. Un tag NFC ou un code chiffré à rentrer pendant la visite et le tour est joué ! L'initiative a déjà le mérite de laisser photographier les œuvres des 150 artistes exposés sans que les gardiens s'en mêlent. Françoise pousse la fantaisie jusqu'à enregistrer discrètement leurs commentaires tandis que nous admirons un James Turrell, même si c'est loin d'être l'un de mes préférés de son auteur !


Si le thème de Dynamo me fascine je suis un peu déçu par la partie cinétique style Vasarely un peu ringarde. Les pièces de Nicolas Schöffer, Carlos Cruz-Diez, Dan Flavin, Jesùs-Rafael Soto, Anish Kapoor correspondent mieux à mon attente. L'une des pièces maîtresses est la réplique du Labyrinthe du GRAV (groupe de recherche d’art visuel) créé en 1963 pour la Biennale de Paris, œuvre collective de Horacio Garcia Rossi, Julio Le Parc, François Morellet, Francisco Sobrino, Joël Stein, Jean-Pierre Yvaral. Y pénétrer fait partie du jeu, terme qui colle immanquablement au thème de l'exposition. Le ludisme est l'un des moteurs de l'art optique, manière facétieuse de marier la lumière et le mouvement. Terminer avec les pionniers Duchamp, Calder, Delaunay, Eggeling, Richter, Kupka, Ruttmann, Moholy-Nagy, etc. est une excellente idée. Il vaut souvent mieux jouer sur le plaisir de la découverte pour sortir plus tard la carte pédagogique !
Dehors la sculpture de brume de Fujiko Nakaya qui a envahi le bassin est bien dans le bain de cette exposition qui devrait ravir petits et grands (jusqu'au 22 juillet).

Ann Veronica Janssens Bluette, 2006 / Nicolas Schöffer Le Prisme, 1965
Photos JJB © Adagp, Paris 2013

mercredi 3 avril 2013

Soulager son iPad / iPhone


J'avais beau effacer des applications récupérées gratuitement grâce à i-nfo.fr, la mémoire de stockage de mon iPad était curieusement toujours saturée. En cherchant sur le Net j'ai trouvé PhoneClean qui, depuis le Mac, supprime les fichiers inutiles de la tablette, temporaires non effacés, caches, cookies, scripts, etc. J'ai gagné ainsi plus d'un giga de mémoire, mais cela ne suffisait pas. J'ai cherché alors ce qui prenait tant de place dans Réglages/Général/Utilisation. Mes applis de musique sont parfois gourmandes, mais comme je m'en doutais ce sont mes abonnements aux journaux, comme par exemple Libération dont les numéros s'accumulent sans que l'on puisse les effacer au fur et à mesure, qui occupaient quantité de gigas. Pas d'autre moyen que d'effacer l'application fautive et de la réinstaller. Comme j'avais gagné ainsi une dizaine de gigas j'ai fait subir le même régime à tous les iPhone et iPad de la maisonnée. J'aimerais trouver une solution aussi simple pour perdre à mon tour quelques kilos !

lundi 1 avril 2013

Un jour sans poisson


Pas moyen de trouver une photo de poisson digne de ce nom dans mes archives ! Du moins une que je n'ai pas déjà publiée... Nos lapins ne sont pas non plus sortis de leur hibernation, ce qui n'a rien de rassurant pour leur avenir. Si ce que l'on appelle la crise pour simplifier s'amplifie ils auront de la barbe à leur prochain réveil. Alors je n'ai trouvé que cet improbable cochon volant pour fêter le 1er avril. Cadeau de la pianiste Ève Risser qu'elle a rapporté de Londres lors de son dernier voyage, il vient de chez Hanley's, là où je me fournis en pâte à prout, puisque la dernière a séché et que j'ai fait don de la précédente aux Collections Nationales. Non, ce n'est pas une blague. Je l'ai raconté ici. Une pensée pour deux de mes amis qui fêtent leur anniversaire aujourd'hui et qui sont comme par hasard deux joyeux plaisantins, plaisantins c'est une évidence, mais joyeux, rien n'est certain. Pour manier l'humour avec tout ce que cela comporte de corrosivité il faut savoir analyser la situation et la retourner comme un gant. Par les temps qui courent, avec la lâcheté ou la compromission de ceux qui nous gouvernent, face à la misère qui s'accroit de jour en jour et l'individualisme forcené qui se développe à vitesse V, tous les ingrédients sont là pour créer une période pré-fasciste. Il va nous falloir une sacrée dose d'humour et relever nos manches pour éviter la catastrophe. Et non, ce n'est pas un poisson d'avril, c'est juste un cochon volant, une allégorie que l'on trouvera drôle ou sinistre selon comme on est luné...

P.S.: dans le cadre du Surnatural Festival, Ève Risser présentera demain mardi à au Studio de l'Ermitage à Paris son fameux concerto pour guitare Barbie et orchestre ainsi qu'une performance de natation synchronisée avec Sylvie Brücker et Thomas Niess. En seconde partie, on applaudira Marc Ducret Real Thing #3 avec Dominique Pifarély (violon), Matthias Mahler, Fidel Fourneyron et Alexis Persigan (trombones), 
Frédéric Gastard (saxophone basse), Antonin Rayon (piano), Sylvain Lemêtre (percussion), Peter Bruun (batterie) et Marc Ducret (guitare).

vendredi 18 janvier 2013

Exercice de style sur le Tram 3b


L'air glacial gelait mon visage comme si le moindre choc pouvait le pulvériser. J'ai parqué le Vélib' et entrepris mon premier voyage en tramway depuis sa mise en service. Il passe enfin à proximité de chez moi. Le voyage aller s'est fait sans encombre, mais pas sans encombrement, des automobilistes énervés roulant sur les rails Porte de la Villette.
Le design sonore des annonces des stations me déçoit, je m'attendais à des jingles plus en rapport avec le nom des stations, d'autant que nombreuses des nouvelles portent des noms de femmes et non des moindres, la féministe libertaire Séverine, la résistante à l'apartheid américain (et en autobus) Rosa Parks, et surtout des voix inoubliables, emblématiques, comme celles de Delphine Seyrig et Ella Fitzgerald... C'est bizarre, j'avais lu que Rodolphe Burger avait fait comme déjà à Strasbourg, en utilisant des voix et accents réfléchissant la variété ethnique de la population parisienne. Je n'ai rien entendu de cela.


Au retour je vois une vieille femme qui tente désespérément d'ouvrir la porte à l'avant pour grimper. L'autocollant Hors Service a été intelligemment placé trop haut pour qu'on puisse le lire. J'ai beau lui faire de grands signes le soleil l'empêche de me voir. Le chauffeur la regarde impassiblement dans le rétroviseur et il la plante là, seule, dans le froid assassin. Peut-être se dit-il qu'elle n'aura qu'à prendre le prochain, dans un petit quart d'heure. Je suis estomaqué. À l'arrêt suivant du 3b un grand type en casquette se fiche en colère contre le chauffeur qu'il a vu jouer avec son portable au volant sans se préoccuper des usagers qui font le pied de grue enfermés dehors. Deux minutes plus tard il engueule le cuistre en lui hurlant qu'il ne faut pas s'étonner qu'il y ait ensuite des agressions si des employés de la RATP se comportent de manière aussi goujate. Le grand type est tenté d'appuyer sur le bouton de la porte qui nous sépare du muffle, d'autant que travaillant aussi pour la Régie il tient à la main un passe lui permettant d'extraire le salopard de sa cabine de verre. Il m'explique qu'au terminus les chauffeurs doivent sortir de leur habitat protégé pour gagner la cabine opposée et repartir dans l'autre sens. Je lui réponds que les salariés ne devront pas s'étonner d'être remplacés par des machines s'ils sont incapables de la plus simple humanité. Je descends à Adrienne Bolland, une aviatrice qui traversa la Cordillère des Andes en 1921 et réchappa à maints sabotages et accidents provoqués par ses positions féministes et politiques.

jeudi 10 janvier 2013

Renversant


C'est flou. D'abord parce que je n'ai pas ralenti pour ne pas gêner la circulation. Sur le périphérique il suffit d'un accident sur la voie inverse pour que les curieux provoquent un gigantesque embouteillage. Ensuite c'est la réponse à la question que tout le monde se pose en voyant la voiture les quatre roues en l'air. Comment réussir ce tour de force ? Sur la route vers l'École des Arts Décos, où je supervise le son d'une étonnante installation sur laquelle je reviendrai, je descendais hier l'avenue des Gobelins lorsque j'ai vu les premiers secours s'affairer à la portière ouverte sur le ou les passagers. J'espère n'avoir pris aucun risque en appuyant sur le déclic sans viser.
À Paris ce sont les piétons qui sont le plus touchés par les accidents mortels, suivis par les cyclomoteurs. Si les automobilistes ne sont pas épargnés, ce sont étonnamment les cyclistes qui s'en sortent le mieux, même depuis l'avènement des Vélib' dont les utilisateurs conduisent parfois en dépit du bon sens. L'insouciance des jeunes et le gâtisme des vieux les jettent sous les roues des automobiles tandis que les cyclistes sont conscients de leur fragilité. Les chiffres racontent que sur les routes de France un mort sur trois est dû à l'abus d'alcool, un sur trois à l'endormissement, un sur cinq à la vitesse, un sur dix à l'utilisation d'un téléphone au volant, mais 92% sont des hommes et 71% des accidents mortels ont lieu la nuit sur des départementales.

jeudi 27 décembre 2012

Typiques et atypiques


Ágio de Bernardo Devlin comme L'étang change (mais les poissons sont toujours là) de François Tusques sont aussi différents qu'une carpe et un lapin. Le premier est un disque de techno plutôt minimaliste, le second un solo de piano jazz. Mais chacun dans son genre est atypique.
La jaquette argentée d'Ágio cache un boîtier noir immaculé. L'album de Bernardo Devlin, avec sa voix grave et ses silences, fait irrémédiablement penser à ceux de Scott Walker. Les rythmes et les timbres sont travaillés de manière à ne jamais occulter le texte portugais auquel je ne comprends rien du tout. Les intentions traversent pourtant la barrière de la langue. Je l'écoute comme l'écho d'une autre, variation sur l'immobilité et l'irreproductible.
Le double CD de François Tusques enregistré sur un Steinway de rêve rature l'histoire du jazz en un carnet d'esquisses où les époques se télescopent sans heurt. On ne les sent pas tourner. Les aiguillent se figent. Les dominos noirs et blancs tombent les uns derrière les autres comme des morceaux de sucre qui fondent à leur tour dans une lutte sans merci avec notre époque. Comme souvent chez Tusques le titre fait référence à la poésie didactique du maoïsme en la détournant avec l'humour potache d'un éternel gamin. Ni grave ni léger il nous laisse flotter au gré des nénuphars...

mercredi 19 décembre 2012

Playing with the Dead de Pierre Bastien


À l'issue de chaque représentation de Pierre Bastien, les photographes amateurs envahissent la scène, le public se pressant autour du Mecanium pour admirer ou comprendre l'orchestre miniature que le musicien améliore ou transforme petit à petit depuis 1977.
Lors d'une historique nuit des solos au Théâtre Mouffetard, Pierre expérimenta sa première machine construite avec des éléments de Meccano tandis que le trio d'Un Drame Musical Instantané détournait le programme, Francis Gorgé cachant Bernard Vitet et moi-même d'un ample drapé sous lequel nous jouions à deux sur un saxophone rallongé, Bernard au bec, mes mains actionnant les clefs. L'année précédente, nous participions tous à Opération Rhino pour un concert de soutien à la clinique anti-psychiatrique de La Borde ; c'était la première fois que je rencontrais Pierre et Bernard, mais aussi Jac Berrocal et Daunik Lazro au milieu d'une dizaine d'autres allumés. Je retrouvai Pierre en 2009 au Musée des Arts Décoratifs pour Musique en Jouets, il présentait un petit ensemble de machines musicales tandis que dans l'autre salle s'ébrouaient les cent lapins de Nabaz'mob. Si nous nous vîmes à d'autres occasions, ces trois dates marquent des jalons notables de nos deux parcours parallèles. Aussi étais-je ravi d'aller assister hier soir au spectacle Playing with the Dead au Théâtre Berthelot à Montreuil, lieu qui vit la création du grand orchestre du Drame en 1981, notre premier grand succès, et plus récemment la création de Dépaysages avec Perconte, Segal et Hoang.

Pierre Bastien, accompagné du batteur Steve Arguëlles au phrasé toujours aussi élégant et du jeune bassiste néerlandais Bruno Xavier Ferro da Silva dont le swing rappelle la période électrique de Miles Davis, a enrichi son orchestre automatique miniature deux lecteurs DVD passant en boucle de courts extraits d'archives musicales. Les images de ces films se mêlent sur le grand écran aux captations en direct du Meccano tandis que leur bande son s'intègre au trio. Lors du rappel, l'incessante rythmique quasi technoïde devient lyrique sous les pistons de la trompinette de Pierre Bastien. Excellente soirée, d'autant que je n'avais pas revu Steve Arguëlles depuis belles lunettes, et que je garde un souvenir mémorable de sa prestation sur le CD Machiavel. Dans la salle, je ne fus pas surpris de croiser David Fenech, Vincent Epplay ou Ravi Shardja...

Alors qui rencontrerons-nous ce soir mercredi ? Car nous retournons au même endroit assister à la projection des premiers films de Jean-Denis Bonan dont Françoise fut l'assistante et dont je fus l'élève au montage lors de ma première année d'études à l'Idhec. Cerise sur le gâteau de cette semaine du bizarre à Berthelot, Bernard Vitet, qui ne pourra hélas pas être des nôtres pour raison de santé, composa en 1968 la musique de La femme-bourreau, l'un des deux films inédits de Jean-Denis proposés par Choses Vues à 21h. Comme hier soir l'entrée est gratuite, mais il est prudent de réserver.

vendredi 2 novembre 2012

Les oracles de Sonia


Sonia avait déjà réalisé son oracle en scroll, mais descendre l'ascenseur en spirales était probablement trop vertigineux pour ses lectrices ou lecteurs. Histoire de les aider à mettre un pied dans le réel, elle a cherché de nouvelles portes vers l'imaginaire. Le nouvel oracle, qui cette fois ne propose que des médias "maison" n'empruntant rien à la Toile, s'appelle Oraclum. Vicieux, je lui ai posé une question en abîme, me concentrant sur sa signification en général : oracle ? Les réponses étant iconographiques, fixes ou mobiles, Oraclum a simplement réfléchi :


Si la réponse à votre question ne vous satisfait pas vous pouvez toujours recourir à Scrollum nostrum qui est toujours en ligne...

Photo © Florence Mourey

lundi 22 octobre 2012

La crise n'existe pas


Si les réductions de budget sont bien réelles, si la précarité s'étend de jour en jour, si les fins de mois sont de plus en plus difficiles, si la file des SDF s'allongera cet hiver à la soupe populaire, la manière d'en parler est erronée et démobilisatrice. Car il n'y a pas de crise. Tout est orchestré. Seulement des riches qui veulent se goinfrer toujours plus, avec le plus grand cynisme. Il fut un temps où l'on appelait cela l'exploitation de l'homme par l'homme. Et le peuple de se soulever lorsque la famine le gagnait. Le Capital a su trouver les mots pour que nous acceptions les nôtres sans broncher, mais nos maux s'écrivent m-a-u-x. Au lieu de nous révolter contre l'exploitation éhontée dont nous sommes victimes nous incriminons une mauvaise gestion de l'État, la belle affaire ! Il s'agit au contraire d'une excellente gestion des patrons qui ont su nous faire accepter qu'ils s'enrichissent dans des proportions pharaoniques au prix d'appauvrir 99% de la population mondiale. Les gouvernements nommés par ces puissants sous une mascarade électorale appelée communément démocratie ne sont que leurs valets. Leur pouvoir est seulement médiatique, ils sont chargés de nous faire avaler les couleuvres. La méthode est plus élégante qu'une dictature ! Le pouvoir économique est dans d'autres mains, celles de la finance. Appeler cette arnaque planétaire une crise n'est qu'une manipulation de masse pour nous faire accepter notre statut de forçats. La crise n'existe pas. Réveillons-nous ! Le seul pouvoir que nous ayons pour changer le cours des choses, course mortifère vers la catastrophe écologique, est de descendre dans la rue et de nous emparer de ce qui nous appartient, créé par notre travail. Nous avons des bras pour enrichir ces nantis, nous avons des bras pour récupérer ce qui nous est volé. Arrêtons de croire à l'inéluctabilité de l'oppression. La crise est un terme inventé par le Capital pour pouvoir s'engraisser sur notre dos. Sa faim est insatiable et suicidaire. La planète entière y passera si nous n'intervenons pas. Ces quelques riches veulent nous faire croire que nous sommes impuissants. C'est vrai si nous restons chacun dans notre coin à nous morfondre en souffrant de leurs actes criminels, mais si nous nous unissons, nous sommes des millions, nous sommes des milliards à pouvoir, à devoir nous prendre en mains pour renverser le cours de l'Histoire et reconstruire ce qu'ils détruisent en se servant de nous.

vendredi 19 octobre 2012

Birgé Hoang Segal au Pannonica de Nantes ce soir


Aurais-je le temps de faire un saut passage Pommeraye ? J'imagine mal jouer à Nantes sans passer par ce lieu magique immortalisé par Jacques Demy. Cette fois-ci, c'est pourtant serré. Départ de Paris à midi et retour tôt samedi avec, entre temps, le voyage, l'installation de tout mon attirail, balance, dîner, concert, et on remballe ! À cette heure-là les grilles seront fermées. Lola sera partie hanter quelque boîte de nuit. Le marchand de télés se sera coupé la gorge. On ira se coucher.

L'annonce du concert de ce soir au Pannonica stipule :
Jean-Jacques Birgé (Un d.m.i.), Vincent Segal (Bumcello), Antonin-Tri Hoang (ONJ) représentent trois générations de musiciens marquant de leur empreinte l'invention à la française, une musique innommable qui, selon les sources, serait cousine de toutes les autres, mais ne ressemblerait à aucune. Ces encyclopédistes passent les pratiques anglo-saxonnes au filtre européen des bois (violoncelle, clarinette basse), du système D (instruments originaux) et des autres arts. Le trio compose des instantanés qui tiennent de la conversation avec une attirance pour les timbres extraordinaires, un appétit de constructeurs et une soif de cinéma dans laquelle Wilder, Buñuel, Lynch et Godard leur souffleraient leur texte. Leurs sources sont aussi graves que drôles et lyriques. S'ils ignorent ce que leur amitié engendrera, les trois fildeféristes se sont entendus pour partager avec le public le vertige de la découverte, l'étonnement.
Antonin-Tri jouera du sax alto et de la clarinette basse, Vincent sera au violoncelle, j'ai résumé ma partie par "électronique portable et instruments acoustiques", sous-entendus Tenori-on, Mascarade Machine, Crakle box, H3000, Kaossilator, trompette à anche, guimbardes, harmonicas, etc., plus le clavier DAW que j'ai demandé pour pouvoir attaquer mes clones de piano préparé et d'array mbira...

Mon dernier passage au Pannonica date de 1999, mais il y a cinq ans les lapins de Nabaz'mob ont joué dans la salle du-dessus pour le festival Scopitone. J'aime bien Nantes.

mercredi 10 octobre 2012

Edward Hopper, inventeur du "déjà vu"


La couverture médiatique de la rétrospective Edward Hopper ressemble à un raz-de-marée alors que l'exposition débute seulement aujourd'hui. Il n'y a pas que Télérama et Libération à avoir publié des numéros spéciaux ; ainsi l'offre libraire est incroyable, qu'elle soit directement liée au peintre américain, à ceux qui l'ont formé ou aux artistes qui s'en ont inspiré. Les amateurs de peinture se rueront donc au Grand Palais, mais les fans de bande dessinée et les cinéphiles devraient absolument suivre le mouvement, comme les amateurs de littérature et les musiciens, tant la trace de Hopper se fait sentir dans tous les domaines artistiques. C'est dire que s'il est une exposition à voir à Paris (jusqu'au 28 janvier), c'est bien celle-ci. La pâte de cet artiste n'a pourtant pas l'impact des originaux d'autres peintres lorsque l'on découvre enfin ce que l'on a connu qu'en reproduction, mais un tel rassemblement d'œuvres, dans leur format réel, nous plonge dans une histoire qui n'en finit pas.

D'un côté, la technique de Hopper, son style lisse, explique bien l'afflux de produits dérivés, cahiers, agendas, affiches, magnets, cartes postales, catalogues, etc., dont nous sommes inondés. D'un autre, le mérite de Didier Ottinger, commissaire de l'exposition, est d'avoir replacé Edward Hopper dans une chronologie biographique montrant qu'il n'est pas simplement une icône fondatrice du mythe américain, avec une forte critique caustique et dépressive, mais que ses sources parisiennes sont capitales dans sa formation. Si ses toiles réalisées lors de trois séjours à Paris entre 1906 et 1910 et ses illustrations de la Commune de Paris en portent le témoignage, toute son œuvre renvoie à Degas, Marquet ou Vallotton, en tout cas pour la manière de traiter ses personnages. Ses travaux de commande pour la publicité montrent à quel point ses illustrations ont marqué son œuvre, tandis que la lumière, composante majeure de ses toiles à venir, tient probablement plus de ses lectures du transcendantaliste Ralph Waldo Emerson tant ses flous sont philosophiques. L'universalité de cet immense artiste s'explique par ces multiples approches, narrative et énigmatique, fictionnelle et documentaire, figurative et abstraite... On admirera ainsi les gravures et aquarelles qui ont précédé les grands et sublimes tableaux qui l'ont rendu célèbre.

Ce qui frappe avant tout est l'impression de "déjà vu", expression américaine empruntée à la langue française, sorte d'effet Glapion qui nous fait croire que nous connaissons ses toiles alors que nous y reconnaissons leur empreinte sur le cinéma et l'imagerie américaine. On a cité Hitchcock, Lynch ou Wenders. On pourrait ajouter Antonioni et bien d'autres. Les paysages vides sont éminemment cinématographiques comme les personnages coupés en bord cadre rappellent la photographie, les fenêtres ouvrent sur des hors-champs dont on ne saura jamais rien, les tableaux évoquant des films sans histoire, énigmes à jamais closes sur elles-mêmes, ne laissant aucune place à l'interprétation, pas plus qu'ils n'imposent le moindre sens. L'œuvre ouverte ne se laisse jamais refermer par le spectateur. La réalité n'existe pas. Nous sommes en face de projections vaines qui nous renvoient à notre inanité.

P.S.: j'ai acheté l'appli iPad D’une fenêtre à l’autre commentée par Didier Ottinger que nous avons eu la chance d'avoir pour guide tout au long de l'exposition, mais 578,3 Mo prennent des plombes à télécharger, plus de 300 images ultra-haute résolution jusqu’à 30 millions de pixels, colorimétrie vérifiée par les conservateurs, 110 pages, 92 liens externes vers des livres numériques, des films ou de la musique (2,99 €) et je compte me plonger dans Dehors est la ville de François Bon, édition numérique publie.net (4,99 €) qui a pris quelques secondes seulement pour s'afficher sur mon écran et dont le sujet est évidemment Edward Hopper dont l'auteur commente les toiles par une véritable re-création... Signalons enfin l'incontournable film The Savage Eye de Ben Maddow, Sidney Meyers et Joseph Strick, joyau évoqué dans cette colonne il y a près de trois ans et que Hopper lui-même conseilla "si vous voulez connaître l'Amérique" ! Séance spéciale au Balzac à Paris le 15/11 et DVD Carlotta...

Illustration : First Row Orchestra (1951), huile sur toile 79x101,9 cm, Washington D.C. Hirschhorn Museum and Sculpture Garden, Smithsonian Institution, don de la Fondation Hirschhorn.

lundi 8 octobre 2012

Errare humanum est


Discussion passionnée avec Valéry Faidherbe sur le rôle capital de l'artefact dans la création artistique.
Nous avions assisté la semaine dernière à la projection d'Impressions de Jacques Perconte au Couvent des Bernardins. Le vidéaste compresse ses plans en abîme pour faire surgir des formes et des couleurs incroyables dont les mouvements acquièrent une puissance poétique époustouflante. Je me suis carrément envolé avec les oiseaux qui laissent une trace rémanente dans le ciel de Normandie ou j'ai cru rêver en symbiose avec la tendresse des deux vaches psychédéliques qui se confondent avec l'herbe qu'elles broutent.
Continuant dans la métaphore animalière Valéry cite l'opéra Nabaz'mob que j'ai composé avec Antoine Schmitt pour cent lapins communicants. L'erreur dans le système produit des variations infinies de l'œuvre et lui donne son sens, réflexion sur l'ordre et le chaos, sur la velléité de vivre ensemble sans y parvenir. S'il s'agit de cent robots interprétant musique et ballet il n'en reste pas moins qu'ils sont programmés par des humains et que l'imperfection est le propre de l'homme. Errare humanum est.
Chez tous les grands artistes c'est l'erreur ou la maladresse qui fait le style. Le reste n'est qu'académisme (le caca des mîmes). En poussant les machines dans leurs derniers retranchements l'artiste s'approprie la technique en la dévoyant de son propos initial. Lorsque je programme des sons sur un synthétiseur les plus intéressants sont ceux que son fabricant n'a pas prévus. Nous nous jouons de ces erreurs pour créer, cette perversion nous permettant de retrouver plusieurs travers qui caractérisent à la fois les artistes, mais aussi les humains dans leur nature dénaturée (je pense au magnifique roman de Vercors, Les animaux dénaturés) : l'imperfection poussée jusqu'au sublime, la maîtrise et son impossibilité, la vanité, vanité de faire et, plus encore, de défaire.
Et Bernard Vitet de me rappeler la fin de la citation latine : sed perseverare diabolicum !

jeudi 27 septembre 2012

Paris aura toujours été Paris


Tandis que Télérama axe son dernier numéro autour du Grand Paris j'admire la remasterisation impeccable du film d'André Sauvage, Études sur Paris, tourné dans les années 20. Dans ce DVD édité par Carlotta on aurait souhaité des chapitres plus découpés pour pouvoir sauter de quartier en quartier, histoire de comparer avec aujourd'hui. Le menu ne propose que Paris-Port, Nord-Sud, Îles de Paris, Petite ceinture, De la Tour Saint-Jacques à la Montagne Saine-Geneviève alors que nous sillonnons les rues vides d'automobiles ou du moins très rares, de Montmartre à la Zone, du Châtelet au Bois de Boulogne. Je reconnais ainsi la piscine des Tourelles avant sa modernisation, le Pré Saint-Gervais et l'emplacement des anciennes fortifications... Les chevaux sont partout et personne ne se soucie de la présence de la caméra. Malgré les sensationnelles vues aériennes prises depuis les toits de la capitale, nous sommes plus en présence d'un documentaire, certes passionnant, qu'en face d'un équivalent de Vertov ou Ruttmann. Si le choix de l'accompagnement musical permet d'osciller entre la techno molle de Jeff Mills et le nostalgique et suranné Quatuor Prima Vista, les deux interprétations ne figurent que papier peint, accentuant l'effet cartes postales des monuments cinématographiés. Les suppléments muets du DVD entérinent l'aspect documentaire des travaux de Sauvage, loin d'une recréation visionnaire à la Vigo. Il n'empêche que tout amoureux de Paris y trouvera son bonheur tant le grand écart est fondamentalement poétique.
Quant à Télérama, c'est un beau chantier, laissant le rappeur Oxmo Puccino évoquer la place Stalingrad, l'éditeur Éric Hazan l'incessante guerre sociale chassant du centre les classes populaires, les usagers du RER la ligne B, le créateur de mode Guillaume Henry les Parisiennes, l'écrivain Patrick Modiano sa carte du Tendre, Nicolas Delesalle la diaspora chinoise d'Aubervilliers, Mathilde Blottière mon quartier avec le statut des petites salles d'art et essai face au complexe qui s'ouvre Porte des Lilas. J'ai envie de tout lire, d'autant que ne regardant pratiquement pas la télévision je ne feuillette plus que les premières pages...

mardi 25 septembre 2012

Le secret derrière la porte


Dans l'expectative je regarde la lumière. Intérieure ou aveuglante comme celle du soleil. Un praticien me racontait qu'il ne savait pas quoi répondre à un adolescent qui allait perdre la vue pour avoir regardé le soleil en face pendant des années, comme ça, pour voir. On obtient parfois l'effet inverse. Personne ne lui a dit ? Cette clarté peut être sonore. Un coup de téléphone de bonne nouvelle. Pourquoi pas ? L'espoir fait vivre. J'ai longtemps habité rue de l'espérance, mais aujourd'hui mon adresse porte le nom d'un jeune résistant mort à 17 ans. Le soir tombe.
J'ai bien travaillé. Non-stop de 7h à 18h. Composé seize boucles sur le mode de la toile de fond, bien qu'ici le décor soit sonore. Ces ambiances diffusées doucement donneront une perspective à la seconde partie du projecteur de rêves de Léonard de Vinci, en arrière-plan du quatuor à cordes. On les devinera à peine jusqu'à ce qu'une image envahisse tout l'écran et qu'un instrument solo laisse apparaître cette découverte. Associées aléatoirement aux images de Nicolas Clauss, elles leur donneront un sens différent selon les combinaisons audiovisuelles. Cette couche sonore renforcera le sandwich d'images fixes et mobiles en théâtralisant le résultat global. J'avais inauguré cette méthode en 1997 avec la douzième et dernière scène du CD-Rom Carton où étaient associés dix images et dix sons que l'on pouvait combiner à loisir. Cette fois, j'ai choisi des ambiances dans l'ensemble plutôt classiques, a priori repérables, mais je les ai traitées de façon à laisser une place à l'interprétation de chacun. Noyé le poids des sons. Ils ont cette merveilleuse propriété de susciter l'évocation.

mercredi 19 septembre 2012

publie.papier et publie.net sont dans un bateau


publie.papier et publie.net sont dans un bateau, mais personne ne tombe à l'eau. Les deux formules se complètent astucieusement, révélant un fantasme devenu réalité. Les livres des éditions dirigées par François Bon n'étaient jusqu'ici que numériques, voici que les titres sont imprimés à la demande et expédiés dès le lendemain de la commande ! C'est la P.O.D., le Print On Demand comme il y a la V.O.D. pour les films. Sauf que les vidéos restent virtuelles sur votre ordinateur tandis que le bouquin imprimé à l'unité atterrit dans votre boîte aux lettres ou chez le libraire à qui vous l'avez commandé !
publie.net est partenaire de Hachette Livre, qui assure l’impression et la distribution du catalogue. J'ai longtemps hésité avant d'écrire cet article tant c'est bien expliqué sur le site publie.papier, rubriques "comment ça marche" ou "journal de bord".

Après avoir été soigneusement concoctés par l'équipe de publie.net sous l'égide Gwen Catalá, les ouvrages sont déposés par ftp sur le serveur de Lightning Source à Nashville (USA). Hachette centralise les commandes, et chaque matin les livres sont imprimés en bloc sur une machine très rapide, une page blanche avec code optique séparant les titres qui s’impriment les uns à la suite des autres. Il s’agit d’une machine de même type que celles utilisées pour le fonctionnement traditionnel par tirage (ce qui change, c’est l’informatique gérant le changement des titres à l’intérieur du tirage), la qualité du livre fini est identique à celle des livres que vous lisez habituellement. Les pages sont ensuite séparées titre par titre, pliées et triées selon les mêmes procédures que dans l’imprimerie traditionnelle. Les couvertures sont imprimées parallèlement, et selon le même principe, sur une deuxième machine, et pelliculées d’un nylon très fin (23 microns). Une troisième machine assemble les ouvrages, une quatrième enfin les massicote. Le code optique présent sur chaque ouvrage permet son expédition immédiate au libraire ayant déclenché la commande. publie.net est éditeur, et ne pratiquera pas la vente directe pour ses ouvrages, il vous faut les commander via votre libraire habituel, physique ou en ligne...

À la fin de chaque livre un code permet de télécharger la version numérique de l’ouvrage. Pour l'instant les livres les plus simples techniquement sont sortis, textes avec éventuellement photographies, mais très bientôt les créations numériques intégrant du son ou de la vidéo vont suivre le mouvement. Comme on est sur papier, un support ancien qui a fait ses preuves mais limité dans son aspect multimédia, des liens seront fournis pour aller écouter ou regarder sur le Net les parties "mobiles". C'est le cas de mes deux romans, La corde à linge paru en 2011 et USA 1968, tour détour deux enfants à paraître avant la fin de cette année. Le troisième est sur le feu.

Pendant que tournent les rotatives ou qu'émettent des 0 et des 1, de son côté François Bon n'en reste pas là de son travail d'écriture. Il publie coup sur coup Conversations avec Keith Richards, une nouvelle version de Rolling Stones, une biographie et, au Seuil (Fiction et Cie), Autobiographie des objets. Avec ce dernier roman, François Bon interroge les objets de son enfance comme il le pratique régulièrement avec les outils d'aujourd'hui. Les uns et les autres ont révolutionné nos vies. Si vous en doutiez, comment faites-vous pour me lire en cet instant ?! Sur son blog, l'écrivain complète discrètement l'édition papier au gré de son inspiration. Rafraîchissant !

mercredi 12 septembre 2012

L'arbalète


Comme Nicolas Clauss rassemble des images fixes et mobiles pour La machine à rêves de Leonardo da Vinci que nous concoctons pour iPad je lui envoie des photographies d'instruments de musique construits par Bernard Vitet, inventeur plus proche de nous que Léonard. Ici l'arbalète en laiton et plexiglas réalisée par Bernard avec Raoul de Pesters, sorte de violon alto électrique avec manche à sillets, mais on peut le remplacer par un manche plus traditionnel dont la place a été prévue dans la boîte vernissée ! La majeure partie de la musique interactive que je compose là est pour cordes, pincées ou frottées. À cet effet Vincent Segal est venu hier au studio avec son violoncelle.
Sacha Gattino m'avait indiqué un lien précieux vers un site espagnol où sont présentés les instruments de musique inventés par le génial touche-à-tout : orgue de papier, flûtes à glissando, flûte-tambour, percussion à roulements automatiques, crécelle à anches, etc. Leonardo aurait ainsi préfiguré le séquenceur, outil informatique dont je me servirai dans la troisième partie de l'œuvre, après le hochet de l'introduction et le mixage de surfaces de la seconde...
Par souci d'originalité ou peut-être crainte de comparaison je n'ai presque toujours joué que d'instruments rares ou construits à mon intention, qu'ils soient électroniques ou acoustiques. La trompette à anche de Vitet est ainsi devenue l'un de mes préférés avec les flûtes en plexiglas. Côté synthèse, fabriquer mes propres sons a longtemps été l'une de mes priorités, mais j'ai de moins en moins de temps de m'y consacrer, préférant me pencher sur la composition. Il faut environ une journée pour mettre au point un son, un programme qui pourra servir ensuite pendant de nombreuses années dans divers contextes. Ce n'est pas seulement le timbre dont il est question, mais la manière d'en jouer, aussi un son électronique est-il le plus souvent un instrument à part entière. Ceux que j'utilise actuellement ont le mérite de se passer de clavier et sont donc plus légers à transporter !


Il n'empêche qu'appréhender un instrument dont j'ignore tout me procure chaque fois une émotion sans pareil. Quant à Vincent, j'ai été sidéré par sa maîtrise de l'arbalète alors qu'il ne l'avait tenue qu'une fois entre les mains. Sa sonorité cinglante rééquilibre la composition interactive pour quatuor à cordes qui aurait été trop grave avec quatre violoncelles et je vais pouvoir l'intégrer au dernier mouvement, le plus contemporain des trois.

lundi 3 septembre 2012

Dernière sortie avant l'autoroute


Bateau pointu contre accent pointu, la nuance est pointue. Les vagues font mal aux fesses. Le ciel se couvre. Les vacances sont terminées. Nous reprenons la route vers le nord. J'avais emporté de quoi travailler, studio mobile, ordinateurs, sonothèque et tutti quanti, mais j'ai réussi à m'en abstraire en me plongeant dans la lecture de livres policiers. Des bouquins qui m'accaparent suffisamment pour que j'en oublie le reste, avais-je précisé au vendeur de la librairie Sauramps à Montpellier.
Il avait posé dans mon panier 13 heures du Sud-Africain Deon Meyer, L'homme inquiet du Suédois Henning Mankell et Le léopard du Norvégien Jo Nesbø, format poche. J'ai enchaîné avec À la trace de Meyer, Les cafards de Nesbø et Glacé de Bernard Minier, conseillé par la libraire de Luchon, d'autant que l'action se passe à l'endroit exact où nous avons passé trois semaines perchés dans la montagne. J'ai lu d'autres ouvrages, dans des genres différents, mais les polars ont un parfum de vacance plus puissant que les autres, même si tous ont toujours un fond de critique sociale prononcé, le territoire de prédilection des gauchistes, ce qui n'a rien pour me déplaire évidemment. Ma préférence va à 13 heures, me rappelant mes deux séjours en Afrique du Sud, avant et après Mandela. J'ai également retrouvé Bangkok avec Les cafards. Rien ne sert d'évoquer quoi que ce soit de toutes ces lectures cannibales, ça se lit facilement et l'on se laisse agréablement surprendre, au point de dévorer chaque fois huit cents pages en deux jours.
Hier soir nous avons pris la mer une dernière fois avec Serge et Maurice. Ils pêchent tandis que nous regardons les nuages. Un arc-en-ciel sur la Sainte-Baume. Les gabians volent les rusquiers d'autres plaisanciers qui hurlent pour les faire s'envoler avant qu'ils n'aient attrapé le poisson pris à l'hameçon, le pain qui sert d'appât ou le flotteur en polystyrène. Le temps a changé. Il est temps de rentrer. Leonardo da Vinci, la Famille Fantôme et une animation d'architecture m'attendent. Nous emprunterons tout de même le chemin des écoliers pour éviter la sordide Autoroute du Soleil. Reste à glisser l'ordi dans le coffre et nous voilà repartis pour de nouvelles aventures...

jeudi 2 août 2012

Illuminations


Les longs trajets automobiles favorisent la concentration auditive. Tandis que défile le paysage, du port bleu de Marseille aux collines vertes du Languedoc, en passant par la Camargue où gambadent chevaux gris et taureaux noirs, j'enchaîne les débuts de Brigitte Fontaine (... est folle !) arrangé par Jean-Claude Vannier, Le voyage dans la lune, probablement le meilleur disque du groupe Air, les Blues and Haikus du poète de la Beat Generation Jack Kerouac accompagné par les saxophonistes Al Kohn et Zoot Sims, l'album rock de reprises Way Out West de l'hypersexy septuagénaire Mae West, et enfin Illuminations de Buffy Sainte-Marie.


En écoutant cet époustouflant disque de l'amérindienne Cree canadienne, je fais le lien direct avec le passionnant livre de Philippe Robert et Bruno Meillier, Folk et renouveau, une balade anglo-saxonne, que j'ai commencé à La Ciotat (Le mot et le reste, Formes). Lorsque Illuminations est sorti en 1969 je ne connaissais que le poème God Is Alive, Magic Is Afoot de Leonard Cohen mis en musique par Buffy Sainte-Marie entendu par hasard au Pop-Club de José Artur. J'avais été marqué par l'originalité du traitement électroacoustique pour une chanson folk. C'est l'époque où je recherchais tout ce qui sonnait résolument moderne dans la pop comme les Silver Apples, White Noise, les manipulations de Frank Zappa pour Uncle Meat, Electronic Sound de George Harrison, mais aussi Pink Floyd, Soft Machine, Vanilla Fudge, etc.


Surtout connue pour l'hymne à la paix Universal Soldier et son hit Until It's Time for You to Go repris entre autres par Elvis Presley, Buffy Sainte-Marie a ensuite totalement abandonné cette voie, expulsant même cet incroyable album expérimental de son catalogue. À l'exception d'une guitare électrique sur un morceau et d'une section rythmique sur trois des derniers, tous les sons du disque, soit la voix et la guitare sèche de Buffy, sont trafiqués par un synthétiseur Buchla. Illuminations fut de plus le premier disque à sortir en quadriphonie ! Si la voix des premières chansons rappelle Joan Baez la suite ressemble plutôt à Grace Slick, la chanteuse du Jefferson Airplane, mais dans tous les cas elles se seraient envolées vers les plus hautes sphères, là où le psychédélisme vous fait complètement chavirer... D'où ces Illuminations tripantes qui donnent son titre à l'album, le sixième de cette artiste engagée, transformé par son producteur Maynard Solomon, les arrangements de l'allumé Peter Schickele et du musicien folk-jazz Mark Roth. Fortement conseillé pour léviter dans des paysages minimalistes dignes de la meilleure science-fiction !

jeudi 12 juillet 2012

Christiania à vélo


Formidable initiative et beau cadeau de Claus qui a acheté mardi matin un vieux vélo pour les amis. Nous visitons Copenhague de la plus agréable manière. On raconte que c'est la ville du monde la mieux adaptée à la bicyclette. Il y en a partout. Les quartiers sont étonnamment silencieux. Peu d'automobiles. Les avenues sont larges, bordées de hauts immeubles anciens. Il existe quantité de deux, trois ou quatre roues à pédales. Nombreux sont équipés d'une petite poussette pour transporter deux enfants, les courses ou une contrebasse ! Pendant le festival de jazz, des concerts fleurissent comme s'il en pleuvait, dehors, dedans. Nous sommes délicatement arrosés par leurs gouttes ici et là.


"Christiania (Fristaden Christiania) est un quartier de Copenhague au Danemark, autoproclamé « ville libre de Christiania », fonctionnant comme une communauté intentionnelle autogérée, fondée en septembre 1971 sur le terrain de la caserne de Bådmandsstræde par un groupe de squatters, de chômeurs et de hippies. Le quartier est une rare expérience historique libertaire toujours en activité en Europe du Nord..." (intéressant article sur Wikipédia et évidemment sur le site officiel de la communauté). La population est très mélangée, habitants et touristes, jeunes bobos et vieux hippies, énergumènes laissés libres de faire ce qu'il leur plaît, vendeurs de hasch et d'herbe étalant leurs produits comme des épiciers... C'est encore plus cool qu'aux Pays-Bas et la qualité est la même, attention danger, c'est très fort ! L'atmosphère est détendue, mais la situation est paradoxale. Ceux qui ont voulu vivre en marge se sont retrouvés un des principaux centres touristiques du pays, les rixes ne sont pas rares entre dealers sur Pusher Street, les touristes mitraillent de leurs yeux les habitations soigneusement rénovées et entretenues, le commerce y semble prépondérant. Est-il possible de créer un nouveau monde sans y projeter l'ancien et recommencer les mêmes absurdités ? Seul le virtuel telle l'expression artistique échappe à cette fatalité, car ces mondes libertaires s'inscrivent toujours comme des îlots de résistance au milieu d'une galaxie humaine autrement plus puissante dans ses us et coutumes. Un monde plus juste ne peut exister en marge, c'est le monde lui-même qu'il faudrait pouvoir changer pour transformer les relations entre les hommes et les femmes. Il n'empêche que l'expérience de Christiania est passionnante et nous promener parmi les collectifs autogérés, les maisons inventives, les sourires partagés, est un plaisir renouvelé. À la sortie on peut lire : "Vous entrez dans la Communauté Européenne" !

samedi 7 juillet 2012

La nuit de l'année


Nous nous promenons le long du Rhône. Quinze écrans ponctuent la balade. Il y a un monde fou. C'est la plus populaire des nuits. Certains lieux impriment leur magie à l'installation éphémère : une cour d'école, le quai de Trinquetaille, une projection sauvage sur un pilier... Les étoiles qui entourent l'animal totem de cette nouvelle édition des Rencontres d'Arles réfléchissent celles qui tombent du ciel comme une humidité étincelante. Certains pensent que c'est un loup ; son créateur, l'affichiste Michel Bouvet, dit "le renard" ; probablement un renard bleu ; nous préférons y voir une louve, comme si son lait nous permettrait un jour de fonder la ville de nos rêves. Rien ne se construit seul. Aussi n'aurai-je de cesse de chercher mon frère jumeau ou ma sœur jumelle dans les rues, dans les maisons, dans les livres, sur les écrans... Comment reconnaître ces amis ? Un mot, un regard, ce que nous partageons, des idées, l'humour, l'engagement, les songes... La vie, résumera-t-on, à condition d'y entendre tout ce qui pousse et non ce qui l'étouffe. Assez de bitume, assez de couvercle, de non-dit, d'infos analgésiques, assez de répétitions, assez de certitudes, assez de rien !
Les images projetées en plein air vomissent trop de souvenirs, pas assez de visions. On pensait s'être débarrassé de l'ancien président, il encombre les écrans. Et le nouveau n'inspire que platitude aux photographes. Leur regard politique réfléchit trop souvent le formatage de la société du spectacle. À se croire objectif le boîtier n'enregistre que des clichés. Le discours est démobilisé, il ressert les mêmes plats qu'à la télé. Il y a pourtant de belles photos. Les expositions fleurissent. On y fait son petit marché. On marche beaucoup.


Nous sommes séduits par les flous du Russe Igor Posner présenté par Prospekt. La Nuit de l'Année est confiée aux agences photos, orchestrée par Claudine Maugendre et Aurélien Valette. Si, comme le prétendait Orson Welles, il suffit d'enlever un paramètre à la réalité pour entrevoir la poésie, les flous de Posner joue du circonlocutoire, tournoyant autour d'un centre sans jamais le toucher. L'héliocentrisme des flashs, des lampes ou du jour ne suffit pas. Toute œuvre est une morale, écrivait Jean Cocteau. Le travelling est affaire de morale, surenchérissait Jean-Luc Godard. Parfois elle se révèle, parfois son absence se fait criante, quelle horreur ! Ce sont encore des mots de Cocteau, des Parents terribles d'abord, mais surtout au moment où le poète se fait transpercer par une lance dans Le testament d'Orphée. Et Godard de reprendre encore une fois l'extrait dans ses indispensables Histoire(s) du cinéma. Oui, certains s'amusent sans arrière-pensée (toujours Cocteau) ! Alors on attend avec impatience la quatrième et dernière leçon de photographie de Christian Milovanoff ce soir au Théâtre antique, intitulée Des mots pour elle.
Il faut beaucoup regarder, ailleurs écouter, pour trouver son bonheur. Il existe. C'est le vecteur qui nous entraîne et nous pousse. Il n'est jamais fini. C'est même cela, la beauté de l'infini.

vendredi 6 juillet 2012

Des milliers de pèlerins venus du XXIIe siècle


Presque tout le monde en Arles se promène avec un appareil-photo autour du cou. C'est hallucinant. Ceux qui n'en ont pas ressemblent à des gens vêtus dans un camp de nudistes. Dans les années 1970 Captain Beefheart et son Magic Band furent refoulés à Orly pour, faute de passeports, avoir impertinemment répondu qu'ils étaient des pèlerins arrivés du XXIe siècle. Comme les douaniers interrogaient l'un des musiciens sur l'appareil-photo autour de son cou, celui-ci répondit avec aplomb que c'était un membre du groupe. Il n'avait pas d'ailleurs non plus son passeport. Aucun humour ces pandores !
Mon Lumix est si petit qu'il a l'air ridicule à côté des objectifs phalliques et des angles grands ouverts sur le désir. Cherchant à illustrer mes articles, j'en viens à me faire photographier simplement avec les autres musiciens qui accompagnent les projections au Théâtre Antique soir après soir. La question des droits d'auteur n'arrangent rien à l'affaire. Il est interdit de photographier dans les expositions des Rencontres d'Arles, même si les touristes font des milliers de clichés de ceux qui sont déjà accrochés aux cimaises. Pour le coup je comprends mieux la protection que le mitraillage clonique. Entendre cet adjectif aussi bien dans sa déclinaison du clone que dans la définition du dictionnaire : "caractérisé par des convulsions saccadées, brèves et répétées à courts intervalles".
Le matin j'ai le temps d'aller voir les expos aux anciens ateliers de la SNCF. Beaucoup de choses intéressantes, mais rares celles qui m'emballent. Pourtant et pour une fois, une installation vidéo fait sens, Murs de Mehdi Meddaci dont l'approche, néanmoins différente, me rappelle Terres arbitraires de Nicolas Clauss, dans sa dimension socio-politique comme dans son exigence plastique, cinq grands écrans formant no man's land entre documentaire et fiction devant lesquels on reste fasciné.
Pour illustrer ma matinée je finis par me rabattre sur l'explosion des pianos de Nicolas Henry et les révoltés de la moumoutte, réalisée sur place avec photographies et mobilier de récupération, sur les affres de la guerre. J'entends "... des nerfs". À s'en boucher les oreilles, à en devenir sourds, le silence envahissant cette impasse au fin fond des hangars tout au bout de la visite. Face aux nouvelles académies ou aux expérimentations, leurs sculptures composées de bric et de broc construisent un îlot de fraîcheur, travail d'équipe qu'aucune introspection n'équivaudra jamais, même à produire des chefs d'œuvre. La jouissance de vivre à plusieurs est à mettre en balance avec la souffrance intime de ne pouvoir faire autrement que de créer. Les deux se complètent. L'une sans l'autre reste stérile à mon sens comme à mes sens. Partager.

lundi 11 juin 2012

La cage


Depuis la création au Centre Pompidou il y a six ans, c'était la première fois que nos 100 lapins jouaient dans une cage. L'opéra Nabaz'mob était à La Gaîté Lyrique à Paris ce week-end pour le Festival Parizone@Dream. Le public était invité à pénétrer dans la cage.
En tapant le titre j'ai immédiatement pensé au maître de l'indétermination en musique, John Cage. D'autant que hier matin j'ai reçu la visite de Lê Quan Ninh, percussionniste qui avait participé au grand orchestre du Drame il y a 25 ans et devenu un grand spécialiste de la musique du compositeur américain. Son centenaire (et le vingtième de sa mort) donne à Ninh l'occasion de tourner avec Cinq Ryoanji programmé à la Cité de la Musique le 15 décembre prochain. Il me parle aussi du spectacle Manivelles dont toute l'électricité est produite sur le plateau par les protagonistes sans avoir recours à EDF, astucieux système de dynamos et d'énergie musculaire ! Enfin, la pièce atonale de Charles Ives de 1906 intitulée The Cage me revient à l'esprit. La percussion joue le rôle du fauve qui tourne en rond. A leopard went around his cage from one side back to the other side. He stopped only when the keeper came around with meat. A boy who had been there three hours began to wonder, "Is life anything like that?".
En 2008 59 000 personnes s'étaient déplacées à Bercy Village lors de la Nuit Blanche, mais la capacité du lieu qui accueillait notre opéra était bien en dessous de la demande malgré la multiplication impromptue des représentations. La foule qui faisait la queue jusqu'à la Seine s'énervait en scandant "Libérez les lapins !".

vendredi 8 juin 2012

Nabaz'mob à La Gaîté Lyrique samedi et dimanche


Comme nous installons notre clapier ce soir tard à La Gaîté Lyrique je n'ai cette fois à proposer que des photos de la répétition. Pour en voir de belles, c'est ! Après trois ans d'absence à Paris, Nabaz'mob, notre opéra pour 100 lapins, est de retour dans le cadre de Parizone@Dream, festival de la créativité numérique. Nos bestioles seront exposées en installation non-stop de 14h à 20h demain samedi, et de 14h à 18h dimanche, dans une cage (à lapins) du Centre de ressources au 1er étage.
Également au programme Donald Abad, Charlotte Charbonnel, Collectif Anonyme, Catherine Nieky, Judith Darmont, Hugo Verlinde, Emilie Fouilloux, Djeff Regottaz, Scénocosme, sans compter les projections, conférences et concerts (Turzi & Hypnolove, Murcof & Vanessa Wagner)... L'entrée est gratuite : 3bis rue Papin 75003 Paris - Métro Arts et Métiers ou Réaumur Sébastopol.


Antoine Schmitt et moi-même serons présents le samedi de 17h à 18h, le dimanche de 16h à 18h...

mardi 5 juin 2012

Performance improvisée - 4e mouvement


Dernier des quatre extraits, "Ce que l'on souhaite" affirme le rôle de chacun ce soir-là. À hurler dans le Zube Tube j'en perdrai la voix. Claudia Triozzi poursuit son rôle dramatique tandis que Sandrine Maisonneuve joue de tous les muscles de son corps avec humour et légèreté. Vincent Segal passe du coq à l'âne avec un esprit d'à propos époustouflant. Les trois lieux où mes instruments sont placés m'obligent à des traversées de l'espace scénique que j'effectue chaque fois avec un instrument portable, cloche tubulaire, Kaossilator sur haut-parleurs miniatures, flûte transparente, réverbération acoustique à ressort, etc. Une heure plus tard, nous avons l'impression qu'à peine dix minutes se sont écoulées.


Voir également les 1er, 2e et 3e mouvements.

L'after se déroulera jusque tard dans la nuit avec les cent lapins de Nabaz'mob en répétition chez nous au premier étage (ils seront samedi et dimanche à la Gaîté Lyrique) et une foule d'amis et de gens que nous ne connaissions pas dans le jardin sous une douce température estivale. J'ai demandé à Françoise Romand d'affiner le montage que j'ai préparé du film qu'elle a tourné, histoire de partager notre euphorie avec les absents. Quatre petits tours et puis s'en vont.

mardi 29 mai 2012

À la recherche du bug perdu


D'habitude ça marche comme sur des roulettes, sauf que nos lapins n'ont ni pattes ni roulettes. En octobre notre opéra avait subi une panne inexpliquée, aussitôt réparée sans que l'on sache pourquoi ni comment. Une œuvre qui a recours aux nouvelles technologies ne peut se permettre des dératés. Nabaz'mob jouant les 9 et 10 juin à La Gaîté Lyrique à Paris dans le cadre du festival Parizone@Dream, nous avons la nécessité de comprendre ce qui s'est passé en reproduisant le bug.
Pour ce faire nous avons installé les 100 bestioles et nous faisons rouler l'installation jusqu'à ce que ça plante. Mais ça ne plante pas. Antoine Schmitt scrute les données sur l'écran de l'ordinateur. Désespérément nous assistons au spectacle en boucle sans aucune anicroche. Pas de croche-pattes à l'animal, malgré les incidents divers et variés que nous inventons pour faire flipper le clapier. Il est arrivé qu'un lapin soit atteint de surdité (la carte wi-fi a cédé), d'artériosclérose (le moteur d'une oreille se grippe), des séquelles d'un accident de la route (les transporteurs ne sont pas des anges). Nous engageons aussitôt un remplaçant, hésitant à envoyer les récalcitrants à l'hôpital ou à la morgue. On verra plus tard. Pour l'instant les candidats au spectacle féérique sont légion. Bien que nous éteignions les feux quand vient le soir je deviens maboul à entendre les rongeurs jouer leur musique de fous toute la journée.
Au bout de quelques jours, Éric Vernhes nous suggère qu'il aurait pu s'agir d'une défaillance dans le système électrique de la salle de spectacle fermée au public depuis douze ans, qui plus est, dans un bâtiment du XVIe siècle ! Les alimentations des routeurs wi-fi pourraient avoir mal supporté les variations de tension. Il suffirait d'ajouter un onduleur à notre installation pour la stabiliser. Et la meute des robots de reproduire sans faute son hallucinante partition. Car là-haut dans le salon cinéma où nous l'avons déployée, il ne se passe rien, ou plus exactement tout est normal, les cent lapins bougent leurs oreilles, jouent les ventriloques et jonglent avec les couleurs sans faillir ni défaillir. Surréaliste.

samedi 19 mai 2012

La corde à linge en promo à 0,99


François Bon l'annonce sur son site Le Tiers Livre : jusqu'à lundi soir, mon premier roman (augmenté d'images et de son) La corde à linge est en promo exceptionnelle à 0,99 sur publie.net. [Déréférencé depuis]. Multi-formats, il est décliné sous quatre versions, iPhone / iPad (ePub), Amazon Kindle (Mobipocket), imprimable (PDF) et web, mais seuls l'ePub et la lecture en ligne permettent d'entendre la musique qui y est associée. Pas grave, c'est d'abord un roman où les images participent déjà à la fiction.
François Bon écrit :
ce serait si dommage de rester à côté de ce qui bouge (...)
Jean-Jacques Birgé, La corde à linge : puisque figurez-vous que Jean-Jacques Birgé a conçu ce livre comme il conçoit ses films, concerts, productions, en artiste qui conçoit ses projets globalement, mais convoque aux manettes ceux qui savent les pousser à l’extrême. Là, bon, c’est Gwen qui joue de l’epub. Mais Jean-Jacques a invité des musiciens à jouer pour le livre, et fierté d’y retrouver Vincent Segal rien moins, parmi d’autres. Donc une de nos premières expériences (avec Alain François, François Bonneau, Louise Imagine) que nous avons nommée Hors collection. C’est sur l’iPad que La corde à linge prendra toute sa dimension, audio, images... Mais c’est d’abord un récit et une réflexion. Nous comptons bien continuer ces expériences. Je vous incite donc vraiment de vraiment à tenter l’aventure, manière aussi d’annoncer le 2ème projet avec Jean-Jacques, à l’approche... Et bien sûr, un des blogs les plus étonnants, opiniâtres, anciens : drame.org au quotidien.
Zinedine de Lilian Bathelot, Cacao de Michèle Kahn, Mais qui lira le dernier poème ? de Éric Dubois et Un mariage de Marcel Duchamp de François Bon bénéficient de la même promotion à 0,99, une bonne façon d'entrer dans le monde des éditions numériques ! Avec La corde à linge, si vous possédez un iPad, c'est le moment de sauter le pas. À 0,99 € vous ne prenez pas de gros risque, si ce n'est celui de l'étonnement !

mercredi 9 mai 2012

Gloria Coates, compositrice américaine


Le DJ saturait les enceintes. Ma tête ressemblait à une citrouille. Je suis descendu dans le jardin rejoindre les fumeurs, quitte à attraper la crève. C'est fait. Au clair de lune, devant les bambous, je rencontre Alex qui partage mon goût pour Ives, Ligeti, Scelsi et quelques autres atypiques... En rupture d'avec ses études classiques il a plongé dans la composition instinctive. Ma démarche aboutit au même point, mais en passant par le terrain ! Dans la conversation il évoque une compositrice américaine dont il est fan et dont je n'ai jamais entendu parler, Gloria Coates (autre site).


Née en 1938 dans le Wisconsin, vivant aujourd'hui à Munich, Gloria Coates affectionne particulièrement les glissandi chers à Penderecki (première période) et Xenakis, les timbales venant souvent donner du gras aux cordes. Sa musique n'a pas la froideur des férus de mathématiques. Les sentiments dramatiques flottent au-dessus d'un océan lugubre. Les pièces pour orchestre, à la fois minimalistes et aux textures insaisissables, conviennent particulièrement à sa critique du monde. Gloria Coates joue des dissonances, quarts de ton, canons et palindromes sans ne jamais négliger de susciter de fortes émotions. On pense au Hongrois et à l'Italien évoqués plus haut ainsi qu'aux Américains qu'elle se charge de faire connaître en Allemagne. À son actif, quinze symphonies, neuf quatuors, des pièces vocales et chorales, de la musique électronique, quantité d'autres alliages et les tableaux qui ornent ses pochettes. Je me suis fié à mon interlocuteur et j'ai commandé tout ce qui était disponible. S'annonce un festival Coates en ma demeure.


Tandis que je remplis mon panier j'en profite pour y ajouter un nouvel album de pièces de Fausto Romitelli (1963-2004) interprétées par l'Ensemble Musiques Nouvelles dirigé par Jean-Paul Dessy, mais je n'ai pas le même choc qu'avec Professor Bad Trip ou An Index of Metal. Y sont réunies Amok Koma, Flowing Down Too Slow, Domeniche alla periferia dell'impero, nell'alto dei giorni immobili et The Nameless City. On retrouve néanmoins tout ce qui nous fascinait, liberté totale de ton et d'emprunt sans ne jamais perdre son propre style, maîtrise des timbres, l'oreille absolue pour son temps, à savoir que d'être capable de tout entendre lui ouvre la voie des découvertes...
Enfin le nouveau Kronos Quartet est consacré à Vladimir Martynov, né en 1946, qui passe ici Mahler et Schubert à la loupe et au ralentisseur ! Musique répétitive à la russe où le tempo est détendu jusqu'au point mort, la contemplation musicale naissant de cette abstraction figurative, transposition probable de rites orthodoxes, démarche classique en regard de celle de Romitelli... Pour le Schubert-Quintet (Unfinished), l'ancienne violoncelliste du Kronos, Joan Jeanrenaud, rejoint ses anciens camarades. C'est évidemment plus léger que la gravité de Gloria Coates, mais à chaque moment de la journée, à chaque humeur correspond la musique adéquate.

mardi 1 mai 2012

L'esprit de l'escalier


Les filles avaient envie de regarder un bon thriller. Comme les comédies, ce genre de demande est de plus en plus difficile à satisfaire. On a presque tout vu, du moins parmi les meilleurs. Il faut trouver un film que personne ne connaît. J'ai proposé The Staircase de Jean-Xavier de Lestrade (DVD ed. Montparnasse), un feuilleton documentaire en huit épisodes, en tout six heures certes un peu étirées, mais le suspense et les coups de théâtre nous ont tenus en haleine depuis la découverte du corps jusqu'au verdict. Tiré de 650 heures de rushes, tourné jusqu'à trois caméras, le film ne comporte aucun commentaire.


Crime ou accident ? Pas question de révéler ici quoi que ce soit de cette affaire qui a pourtant été énormément couverte par les médias, en particulier grâce au film, et dont de nouveaux épisodes sont en cours de tournage et montage, plus de dix ans après les faits, car les rebondissements n'ont pas cessé depuis le verdict. Juste situer la mort de Kathleen Peterson en bas d’un escalier de sa maison le 9 décembre 2001 à Durham, Caroline du Nord, un état du sud des États Unis particulièrement réactionnaire. Son mari, Michael Peterson, romancier à succès et personnage public, est suspecté l'avoir assassinée. Très vite, la morale devient le véritable mobile, non pas de la mort, mais du procès en sorcellerie que l'accusation déballe au fur et à mesure. Le procureur s'acharne. La bataille des avocats dure des mois...
Je voulais titrer "Le mauvais esprit de l'escalier", mais les deux jeux de mots imbriqués compliquaient les choses. L'esprit de l'escalier, propre à tout long procès, descendait de Lestrade quand le mauvais esprit incombait au procureur et à sa coéquipière tentant de convaincre les jurés de la culpabilité de Peterson non sur ses actes supposés, mais sur ses inclinations sexuelles sans rapport avec le sujet. Et l'esprit de l'escalier ne sera découvert que des années plus tard. Mystère. En 2002 le réalisateur avait reçu un Oscar pour Un coupable idéal, un jeune noir accusé à tort, mais The Staircase (traduit Soupçons en français) me fait plutôt penser à Capturing The Friedmans, chef d'œuvre d'Andrew Jarecki (DVD mk2) pour ses ramifications morales et l'usage de la vidéo, ici caméra à l'épaule omniprésente, chez Jarecki home-movies exceptionnels constituant une sorte de tournage parallèle.

lundi 23 avril 2012

Nous étions seuls, nous sommes cinq millions

...
On pourrait dire qu'on est déçus, que nous espérions faire un meilleur score, c'est vrai. Plus dur à avaler, celui du Front National. Car du côté de la Gauche (je ne parle pas du PS) nous avons avons fait une percée déterminante. Depuis des années nous étions seuls, isolés, déprimés, cyniques, démobilisés, exténués... Cela dépend des caractères. Nous ne représentions plus rien si ce n'est dans un travail de proximité. C'est ainsi que nous avions fini par appeler notre combat quotidien, car nous n'avions pas désarmé pour autant. Peu importe le pourcentage du candidat qui porta nos couleurs jusqu'à ce premier tour. Il en a d'autres dans son sac. 11 %, c'est tout bonus. Nous ne sommes plus seuls, nous sommes quatre millions (cinq avec les écologistes et le reste de l'extrême-gauche) à nous donner la main et à lever le poing. Et parmi nous, combien de jeunes et de moins jeunes ont compris les enjeux à l'occasion de cette mascarade médiatique ! En un rien de temps combien de prises de conscience ont germé ! S'il a fallu trois mois pour grimper aussi vite, combien serons-nous avant la fin de l'année ? Il faut continuer à expliquer à celles et ceux qui se sentent laissés pour compte, qui pensent que toutes les politiques se valent, qui n'ont tout simplement pas écouté, étouffés par les travestissements de la télévision et des grands quotidiens, il faut leur expliquer que l'on peut et doit lutter activement pour que ça change, mais surtout pas dans la haine, une haine fratricide.

La guerre est pourtant ouverte, mais contre le pouvoir de l'argent et contre une extrême-droite plus dangereuse qu'ils ne le croient. Il faut rappeler que cette dernière collabora avec les Nazis, que le Front National s'est appelé Occident et Ordre Nouveau, et que leurs méthodes sont celles qui accouchèrent des pires dictatures. Ces haineux commencent par se repaître du mécontentement des plus pauvres en stigmatisant "l'autre" qui n'est pourtant qu'un autre que chacun porte en soi. Le racisme pousse sur ce terreau. Si l'on ne les arrête pas, leur discours et leurs actes se radicalisent au fur et à mesure de leur progression. Ils sont le bras armé de l'oppression, jusqu'à prendre le visage du monstre dès lors qu'ils accèdent au pouvoir. Il faut raconter comment les fachistes s'y sont pris pour détruire sous prétexte d'un ordre nouveau. Un électeur sur cinq, c'est beaucoup trop, ça fait froid dans le dos. C'est la nouvelle accablante qu'annonce le premier tour. Une raison de plus pour remettre en question le système même des élections présidentielles, la cinquième république, le show médiatique, le piège à cons diront les opposants farouches au vote prétendument démocratique.

Ce n'est qu'un début, continuons le combat, avions-nous coutume de scander en nous tenant bras dessus bras dessous et au pas de charge. Le 1er mai sera un jour mémorable. Les législatives marqueront une nouvelle étape. Les sociaux-démocrates ont du souci à se faire s'ils pensent pouvoir servir la soupe aux riches en maintenant la paix sociale à coups de mesurettes. N'oublions pas que nombreux électeurs ont voté pour François Hollande par peur de voir Le Pen au second tour. Le vote utile s'éteindra la 6 mai avec la chute de Sarkozy et le peuple de gauche se reconstituera lors des prochaines luttes anticapitalistes, car la crise n'est pas une mince affaire.

Nous avons du pain sur la planche si nous voulons vraiment que ça change. Retroussons nos manches, imaginons de nouvelles alternatives, donnons-nous les moyens de les communiquer au reste de la population qui est pour sa majorité (réelle, à savoir abstentionnistes inclus) à bout de souffle et sera heureuse d'apprendre qu'il est possible de respirer à pleins poumons dans ce pays pour peu que nous nous prenions en mains. Internet a joué un rôle déterminant dans la communication des idées du Front de Gauche, mais ce medium est encore peu utilisé par les couches défavorisées. Dans d'autres pays européens la résistance va s'organiser à notre suite. Une solidarité internationale anticapitaliste est nécessaire pour sauver la planète de sa destruction systématique si nous voulons éviter la sixième extinction, la nôtre et tant d'espèces entraînées dans le processus mortifère. Être vivant ne devrait pas seulement consister à avoir de quoi manger, encore que ce soit la préoccupation majeure de plus de la moitié du globe, car nous devons imaginer et créer un monde meilleur où la solidarité s'exerce pour et par tous et toutes. Sinon nous sommes fichus, et les connards de profiteurs et leurs enfants ne s'en tireront pas mieux que les autres.

vendredi 20 avril 2012

Pierre Marcelle, reviens !


Quelle honte ! Libération fait sa une d'hier sur Marine Le Pen en annonçant qu'elle pourrait créer la (mauvaise) surprise du premier tour des élections en faisant un score supérieur à celui attendu. Sa photo pleine page, contreplongée à la Mussolini, m'agresse dès potron-minet, cette livraison matinale par porteur devenant l'unique raison de rester abonné au quotidien que je feuillette aussitôt dans mon bain. Comment analyser la publicité faite à l'extrême-droite et l'entreprise systématique de dénigrement contre le candidat du Front de Gauche qui doit vraiment en avoir marre de devoir répondre sans cesse à des mesquineries de comptoir quand les candidats principaux ont des casseroles ressemblant plutôt à des cocottes-minute ?
Placarder Le Pen en pleine une, c'est faire sa pub, tous les journalistes le savent. Ils le font donc en connaissance de cause. Sarkozy en chute libre, la finance s'inquiète. Et si Hollande était mis en danger par Mélenchon ? L'idée fait frémir les actionnaires dont Édouard de Rothschild‎ représente à lui seul 38,87% des parts du journal. Alors on pilonne. En bas de page 3 nous avons même droit au sondage bidon publié par le Monde et dénoncé depuis par la Commission des sondages sur l'intention des jeunes à voter Le Pen. À croire que les journalistes de Libé ne lisent pas leurs confrères pour reproduire ce bobard. Le quotidien social-démocrate ne fait pas de politique, mais jongle avec les pourcentages supposés et la peur qu'ils inspirent pour vendre leur camelote. Quand je pense que l'on n'arrête pas de lire qu'il faut se méfier des informations sur Internet, je me marre en voyant comment se vautrent les professionnels de la presse papier. Que les dangers de la droite soient exprimés est juste, que Libération en fasse sa une glorieuse est une autre histoire. Elle s'explique pourtant très bien en abordant la lecture des pages suivantes.
Sur toute la page 9 François Hollande "craint une démobilisation des électeurs de gauche". Les 10 et 11 sont consacrées aux mensonges de Sarkozy prêt à tout "pour discréditer un adversaire". En 12 l'entretien avec Nathalie Arthaud de Lutte Ouvrière s'intitule "Je n'ai aucune confiance en Jean-Luc Mélenchon", comme si c'était son cheval de bataille ; dans quel panneau est-elle tombée ? En 13 une autre demi-page cette fois sur Eva Joly et son "Sarko Tour", un entrefilet sur Bayrou refusant catégoriquement d'envisager Matignon si Sarkozy repassait, il n'est pas assez fou pour aller se suicider contre rien du tout, et tout en bas l'évocation des manipulations "dénoncées" par "le candidat du Front de Gauche", ramassis d'attaques minables trouvées au fond des poubelles auxquelles Mélenchon doit perdre son temps à répondre face à tous les nervis du pouvoir qui officient à la télé et à la radio au lieu d'exposer son programme. Les journalistes qui se prêtent à cette mascarade ressemblent plus à des paparazzi qu'à des professionnels de l'investigation. Je croyais que leur rôle était d'information, suis-je naïf ! Depuis le début de la campagne électorale, Jean-Luc Mélenchon est le plus attaqué des candidats, certes avec Eva July pourtant déjà assassinée par les camarades de son propre parti. Même à Médiapart, et malgré les justifications d'Edwy Plenel, les journalistes ménagèrent François Hollande comme s'il était déjà élu alors qu'ils furent beaucoup plus opiniâtres et agressifs avec les deux autres. Oui, Mélenchon fait peur. Il leur fait peur parce que le programme du Front de Gauche pourrait réellement changer le profil du monde en commençant par celui de la France, sachant que bien des pays européens pourraient lui emboîter le pas. Médiapart ménage ses e/lecteurs dont les opinions représentent évidemment l'éventail de ce qu'il est coutume d'appeler la gauche. Mais Libération sert ostensiblement les intérêts du candidat du Parti Socialiste en photocopiant sa stratégie consistant à miser sur la crainte d'un duel Sarko-Le Pen pourtant plus du tout envisageable aujourd'hui. J'ignore si Mélenchon pourrait se retrouver au second tour, mais il est certain que le Front de Gauche influera sur la politique future quel que soit le prochain gouvernement et que l'enthousiasme qu'il a engendré ne retombera pas de sitôt.
Et Pierre Marcelle dans tout cela ? Est-il parti de lui-même en vacances pendant la semaine qui précède le premier tour ou lui a-t-on conseillé ? En tout cas sa plume nous manque, il est l'une des rares raisons de poursuivre mon abonnement. Où qu'il soit, il doit fulminer en lisant le torchon que je viens de tremper dans la baignoire tant les bras m'en tombent devant tant de stupidité et de magouille électorales.

jeudi 5 avril 2012

Le courant est passé


Nous en faisions trop. Dès le premier album d'Un Drame Musical Instantané en 1977, certains auditeurs nous taxaient de coïtus interruptus. On nous accusait de zapper avant que le public ait eu le temps de s'installer. Notre soif d'invention les laissait sur leur faim. Combien de fois nous a-t-on conseillé d'ajouter une bonne rythmique à nos élucubrations protéiformes ! Emportés par la passion du laboratoire et l'excitation de l'inconnu, nous n'avons jamais voulu céder aux sirènes du succès. Cela ne nous empêcha pas de vivre de notre musique, mais nous n'avons jamais connu que des succès critiques, deux mètres de linéaire sur les étagères de nos archives au rayon presse. Entendre que nos fans s'y retrouvaient, mais qu'aucun succès populaire n'était envisageable.
Seuls les lapins de Nabaz'mob surent briser la vitre et rassembler tous les publics, sans que nous l'ayons d'ailleurs prévu puisque le spectacle avait été créé à l'origine pour une occasion unique. Dans les premiers mois Antoine Schmitt et moi nous demandions même ce que nous avions fait de mal pour que cela marche autant. Six ans plus tard l'opéra continue de tourner, à notre plus grande surprise.


Cette réussite, et d'autres que j'avais commises dans les domaines du multimédia (CD-Rom et sites Internet de création) ou du cinématographe, forçait mes interrogations. Cette ligne pure et dure de l'artiste contemporain manquerait-elle de générosité ? Lorsque nous désirons convaincre, nous nous donnons pourtant les arguments pour le faire. En écoutant les premières improvisations du trio formé avec Birgitte Lyregaard et Sacha Gattino je retrouvai l'entrain du Drame des débuts, plaisir partagé de nous retrouver ensemble et d'inventer des formes, des alliages de timbres, des paysages sonores laissant libre cours à l'imagination de l'auditeur. Pour composer une chanson, la plupart des groupes pop ou électro se seraient contentés d'une seule des quinze idées esquissées dans chacun des morceaux de nos deux premiers albums. Suffisait-il de développer un climax pour caractériser chacune de nos pièces en la rendant plus abordable ? S'appuyer sur un texte concentre la théâtralisation, ce que j'appelle souvent le drame même lorsqu'il s'agit d'une comédie, et cerne notre imagination. Il est certain que mes disques de chansons, que ce soit Crasse-Tignasse pour les enfants ou Carton, rencontrèrent un succès plus large que les pièces instrumentales. La chanson donne un cadre au sujet, canalisant la digression dont nous sommes friands.


C'est ainsi qu'est née la musique de El Strøm, après un an de gestation. Le premier concert donné samedi dernier au Triton a confirmé nos choix. Même si elles sont bien barjos, nos chansons ont su séduire le public que l'on devrait écrire au pluriel tant la salle était bigarrée. Hélène Collon me sussura qu'elle n'avait jamais entendu autant de langues différentes dans cette salle. Je crus comprendre qu'il s'agissait de celles qu'emploie Birgitte sur scène alors qu'elle évoquait l'espagnol, l'italien, l'anglais, le danois, le suédois, l'arabe, etc., des spectateurs ! Alors voilà, nous avons des chansons servies par une voix exceptionnelle, des rythmes composés aux petits oignons par Sacha, des instruments extraordinaires excitant la curiosité du public, des mélodies poignantes, une bonne dose d'humour qui fit se tordre la salle, mais encore faut-il trouver des lieux où reproduire le miracle ! Je n'ai plus la patience à faire la prospection nécessaire pour multiplier les petits pains. Le salaire des concerts n'est plus non plus un argument motivant. Seul l'enthousiasme de notre équipe pour notre travail me forcerait à commettre cette douloureuse acrobatie qui consiste à téléphoner aux programmateurs de salles et festivals. En attendant, nous n'avons rien trouvé de mieux que de mettre en ligne nos premiers pas sur le site El Strøm, cinq chansons filmées par Françoise, les trois albums en écoute et téléchargement gratuits, quelques photos et l'irrésistible envie de jouer, jouer encore et toujours, comme si c'était la première fois, ou la dernière.

jeudi 29 mars 2012

USA 1968 - Index des sons, musiques et films


les sons, musiques et films sont pour la plupart inédits
classés chapitre par chapitre
(des liens hypertexte renverront directement aux évènements multimédias disséminés dans le roman)

-1 Home movie, Jean Birgé, film muet, 1955/1958 - 1’47
0 Samba, Antonin-Tri Hoang (sax alto), Vincent Segal (violoncelle), Jean-Jacques Birgé (électronique), 2011 - 2’05
1 Radio Burger, Jean-Jacques Birgé (remix), Philippe Labat (guitare), Éric Longuet (guitare), 1971/2012 - 1’00
2 Feu d’artifice, 2012 - 0’33
3 NY Stress, Antonin-Tri Hoang (clarinette basse), Vincent Segal (violoncelle), Jean-Jacques Birgé (électronique, reportage), 2011 - 1’23
4 Agnès lit son Journal, 2011 - 0’34
5 Ping-pong, 2012 - 0’15
6 Show Me, Jean-Jacques Birgé (piano), 1966 - 0’13
7 Larsenationale, Jean-Jacques Birgé (électronique), 2012 - 0’49
8 Casino Royale at the Drive-In, 1968 - 0’26
9 La ballade de Davy Crockett (T. W. Blackburn traduit par F. Blanche/G. Bruns), Jean-Jacques Birgé, 1958 - 0’34
10 Papa, 1978 - 0’04
11 Avancée, Antonin-Tri Hoang (clarinette), Vincent Segal (violoncelle), Jean-Jacques Birgé (orchestre), 2011 - 3’01
12 Tension 1, Antonin-Tri Hoang (clarinette basse), Vincent Segal (violoncelle), Jean-Jacques Birgé (orchestre), 2011 - 3’05
13 Serpents à sonnette, 2012 - 0’25
14 Tchernobyl, Bernard Vitet (orchestre), Jean-Jacques Birgé (électronique et mixage en temps réel), paru sur Établissement d’un ciel d’alternance (cd GRRR 2026), 2002 - 8’13
15 Tijuana, Jean-Jacques Birgé, vidéo, 2000 - 1’13
16 Sable, 2012 - 1’15
17 Conte 3, Jean-Jacques Birgé (orchestre), 2011 - 4’08
18 Zoos, Jean-Jacques Birgé, vidéo, 2000 - 0’58
19 Penser à l’envers, Jean-Jacques Birgé (paroles et orchestre) et Bernard Vitet (musique et voix), écarté du CD Carton, 1995 - 5’12
20a Universal, Jean-Jacques Birgé, vidéo, 2000 - 1’01
20b Réserves, Jean-Jacques Birgé, musique composée en 1968, vidéo, 2000 - 3’49
21 Golden Gate, Jean-Jacques Birgé, musique composée en 2011, Antonin-Tri Hoang (clarinette basse), Vincent Segal (violoncelle), Jean-Jacques Birgé (électronique), vidéo, 2000 - 1’34
22 Loin, Antonin-Tri Hoang (clarinette basse), Vincent Segal (violoncelle), Jean-Jacques Birgé (orchestre), 2011 - 2’38
23 Five Hundred Micrograms, Francis Gorgé (guitare), Éric Longuet (guitare et basse), Philippe Labat (guitare), Jean-Jacques Birgé (orgue et basse), Marc Lichtig (batterie), 1972 - 6’30
24 Las Vegas, Jean-Jacques Birgé, musique composée en 2006, vidéo, 2000 - 3’44
25 Insolation, Jean-Jacques Birgé (électronique), 2012 - 1’13
26a Nesti Tango, Jean-Jacques Birgé, avec Philippe Deschepper (guitare), Yves Robert (trombone), Jean-Jacques Birgé (synthétiseur), Éric Échampard (batterie), vidéo, 2000 - 4’35
26b Hearst Castle, Jean-Jacques Birgé, musique composée en 1994, vidéo, 2000 - 3’28
27 Horizon II, Bernard Vitet et Jean-Jacques Birgé (orchestre), 1995 - 2’28
28 Dimanche, Bernard Vitet (trombone à pistons), Bib Monville (sax ténor), Bob Aubert (guitare), Pierre Franzini (piano), Pierre Sim (contrebasse), Baptiste « Mac Kak » Reilles (batterie), paru sur Surprise-Partie avec Bernard Vitet (LP Guilde Européenne du Disque SP53), 1954 - 4’07
29 Joie, Vincent Segal (violoncelle), Jean-Jacques Birgé (orchestre), 2011 - 1’15
30 La nuit du phoque (extrait), Jean-Jacques Birgé (réalisation, orgue,électronique, percussion) et Bernard Mollerat (réalisation), avec Philippe Danton (animation), Jean Birgé (voix), Jean-Pierre Lentin (synthétiseur), paru sur Défense de (cd+dvd MIO 026-027), film, 1974 - 1’44
31 Ô monde immonde Hammond, Jean-Jacques Birgé (orgue), 2012 - 1’11
32 Le sniper, Jean-Jacques Birgé, film, 1993 - 2’57
33 Om, Jean-Jacques Birgé (trompette à anche, voix), 2012 - 1’06
34 Hélicoptère, 2012 - 0’31
35a Lux Nunc, Jean-Jacques Birgé (électronique, avion), 2012 - 0’57
35b Nabaz'mob à New York, Antoine Schmitt et Jean-Jacques Birgé, making of filmé par Françoise Romand, vidéo, 2006 - 2’06
36 Mécaniques cantiques, El Strøm avec Birgitte Lyregaard (voix), Sacha Gattino (harmonicas, métallophone, clavier/échantillonneur), Jean-Jacques Birgé (paroles, guimbardes, harmonicas, xaphoon, chimes, Tenori-on), 2012 -10'43

On ne se refait pas. J'ai toujours aimé les listes. Je les ai souvent croisées pour trouver l'inspiration, scrutées pour avoir une vue d'ensemble sous un angle différent. C'est l'une des quatre entrées du roman avec la liste des chapitres, la mosaïque des images fixes et la carte interactive du périple. Les sons, musiques et films qui accompagnent le roman ne seront évidemment accessibles que lors de sa publication sur publie.net au format ePub, en tout 66 minutes de musique et 29 minutes de film.

jeudi 22 mars 2012

35. L'odyssée


(Lux Nunc, un drône aigu inspiré par Ligeti se transforme en son de Boing qui décolle)

Ouvert en 1919, le Loew's Capitol fermera définitivement six jours après notre passage, sur une dernière soirée de gala. Le cinéma de quatre mille places sera démoli. La tour du Paramount Plaza s'y élevera. Nous n'en savons encore rien et nous profitons de l'écran géant en 70mm Cinérama avec son six canaux. Un magnifique programme format américain reprend les plus belles images du film, mais nous ne retrouverons jamais l'émotion de cette première. Le film de Kubrick a besoin de cette démesure. La musique de György Ligeti influencera plusieurs pièces qui accompagneront mon récit. À la sortie, comme une réminiscence de ces à-plat étals animés d'un mouvement brownien, il pleut des hallebardes et nous avons du mal à trouver un taxi. En temps normal il suffit de lever le bras pour qu'un s'arrête devant vous. Agnès craint la nuit à New York. Mr Goldschmidt nous attendait à la maison, nous avons bavardé un moment avant d'aller nous coucher.

11 septembre 1968. Nous nous levons vers 9h. Betty, la fille de Mrs Levy, est passée voir si tout allait bien et nous sommes descendus prendre un petit déjeuner avant de préparer nos bagages. Vers 13h nous allons nous promener une dernière fois sur la Cinquième et vers 17h nous prenons un taxi pour Kennedy Airport. Ça y est, j'abandonne les a.m. et p.m., je recompte les heures de une à vingt-quatre. Nous n'avons presque rien mangé depuis deux jours. Lorsque nous sommes enfin au dessus de l'Atlantique et que l'on nous sert le plateau repas j'ai du mal à tenir mes couverts tant je tremble de faim. Le saumon fumé me semble absolument délicieux. Je savoure. Nous serons le 12 lorsque nous arriverons à Orly, mais la rentrée des classes n’aura lieu que le lundi 23, premier jour de l’automne, ce qui nous laisse largement le temps de nous réacclimater. Pourtant rien ne sera plus jamais comme avant.


New York change sans cesse. En 1968 les Twin Towers ne sont pas encore construites et n'existeront déjà plus quand je reviendrai pour la deuxième fois en 2005. Lors du road movie avec ma fille nous resterons sur la côte ouest. Je m'entête à répéter que je ne reviendrai aux États Unis que pour y travailler, mais je me ferai violence en 2000 pour y emmener Elsa. Entre temps je serai allé plusieurs fois jouer au Québec avec Un Drame Musical Instantané, mais le protectionnisme et les cachets dérisoires ne me pousseront pas à revenir de sitôt aux USA. C'est pourtant une opportunité de travail qui me fera m'envoler pour New York. Je partirai jouer le directeur artistique pour le chanteur mahorais Baco qui mixe son disque au fin fond de Brooklyn, New Lots, dernière station de métro sur la ligne 3. À Manhattan le wagon est presque tout blanc, mais au fur et à mesure des arrêts, plus je m'enfonce dans Brooklyn, plus il devient noir. Au terminus je suis le seul blanc. Pareil dans la rue. Sur le trajet de retour, c'est l'inverse. Fondu au blanc. Pendant ce temps-là, Françoise est jury au Festival Tribeca. Nous habitons un grand hôtel, fréquentons les stars, déjeunons avec Robert de Niro, le contraste est éblouissant. Ma compagne, toujours facétieuse, demande à son chauffeur perso de venir nous chercher en limousine à la sortie d'un concert de rap dans une université de Brooklyn ! Keziah Jones est venu écouter Baco avec la slameuse Hanifah Walidah et la chanteuse tibétaine Yungchen Lhamo. À deux pas de notre hôtel, le quartier de Tribeca est éventré par le trou énorme creusé par les attentats de 9/11 qui restent une énigme, la version officielle n'étant définitivement pas crédible.


(placer ici le film du making of de Nabaz’mob filmé à New York)

En septembre - octobre 2006 je reviens à New York pour présenter Nabaz'mob, l'opéra des lapins communicants composé avec Antoine Schmitt. Cent robots, autant que les métronomes du Poème Symphonique de Ligeti ! Gros succès au NextFest organisé par le magazine Wired au Javits Center. Pendant quatre jours soixante dix mille visiteurs prennent d'assaut notre Rabbit Theater. Ce n'est même pas un civet, c'est du massacre, mais cette présentation inaugure une tournée mondiale qui durera plus de cinq ans. Je repense aux lapins d'opérette alignés au garde-à-vous sur le bord de la route, à l’âme de l’enfance qui ne nous a pas quittés, aux fleurs de San Francisco, aux cent fleurs qui tourneront à l'horreur, envers du siège de Sarajevo qui, à l’opposé, renvoie aux racistes d’East Hartland et à nos pires cauchemars. Nous ne pouvons pas nous échapper. Depuis août 2005, les événements marquants de ma vie se retrouvent sur mon blog. J'y chronique également films et DVD, musique et CD, des livres, des expositions, le fourre-tout que l'on appelle multimédia, mes humeurs, souvent sociales ou politiques, des billets pratiques, des récits de voyage... Je tiens à rester un généraliste avec des spécialités. En 2010, le blog passe en miroir sur Mediapart. Début 2012, j'y publie le premier jet de ce second roman, comme je l'avais déjà fait avec le premier, La corde à linge. Comme j'arrive au terme de mon récit, je rejoins le studio pour enregistrer la musique qui accompagnera sa lecture et monter les extraits vidéo à insérer dans la narration, en plus des photographies. Pendant ce temps, dehors, les sirènes de l’espoir hurlent qu’une fois encore les temps vont changer.

mardi 13 mars 2012

USA 1968, la carte du périple


Je continue de publier quotidiennement les derniers chapitres de mon second roman, USA 1968, tour détour deux enfants, qui en compte 39 en tout si l'on tient compte des trois premiers numérotés -2, -1 et 0. Il n'en reste donc plus que 6 avant d'arriver au terme de notre voyage. En fait, je viens de terminer, mais je me relis à chaque mise en ligne et apporte de petites améliorations de dernière minute. Il m'est arrivé de corriger d'anciens chapitres, mais je pense m'arrêter là et laisser à la publication du roman la primeur des addenda sur publie.net. De toute manière, le roman complet comprendra 66 minutes de musique et de son répartis sur l'ensemble des chapitres et 29 minutes de vidéo en 12 courts métrages. Leur réalisation m'a fait remplacer quelques images fixes et j'ai préparé celles de la mosaïque interactive offrant l'accès aux chapitres par des petites images comme dans mon précédent roman, La corde à linge. On pourra également y accéder par le sommaire des titres, par l'index des musiques et des vidéos et par la carte interactive dûe au graphiste Mikaël Cixous. Pour le reste, tout est entre les mains de Gwen Catalá en charge de la création de la maquette et des aspects techniques de l'ePub, sans parler de l'indéfectible soutien moral de François Bon !

Les musiques et sons que j'ai enregistrés sont presque tous inédits, même s'ils s'étalent sur une période de 1954 à nos jours. Même chose pour les films dont les plus anciens tournés en 16mm en 1958 et les plus récents en vidéo en 2006 ont été montés pour l'occasion par Françoise Romand. Je les ai sonorisés de temps en temps avec de nouvelles musiques qui font sens dans le cours du récit. La plupart des films ont été réalisés pendant le road trip de 2000 et non en 1968, car je ne possédais alors qu'un appareil-photo. J'ai eu la chance de retrouver par contre certaines de mes compositions datant de 1968-même ou des années qui ont suivi !

Les nouveaux films s'intitulent Home Movie, Tijuana, Zoos, Universal, Réserves, Golden Gate, Las Vegas, Nesti Tango, Hearst Castle, auxquels s'ajoutent un extrait de La nuit du phoque tourné dans l'appartement de notre communauté en 1974, Le sniper réalisé à Sarajevo pendant le siège en 1993 et le making of de Nabaz'mob à New York filmé par Françoise en 2006. Les musiciens que l'on pourra entendre sur la bande-son sont Vincent Segal, Antonin-Tri Hoang, Bernard Vitet, Francis Gorgé, Philippe Labat, Éric Longuet, Marc Lichtig, Philippe Deschepper, Yves Robert, Éric Échampard, Bib Monville, Bob Aubert, Pierre Franzini, Pierre Sim, Baptiste « Mac Kak » Reilles, Jean-Pierre Lentin, Birgitte Lyregaard et Sacha Gattino.

Il serait temps que je me repose. Je souffre du syndrome du cliqueur fou bien que j'utilise un trackpad la plupart du temps ou en est-ce la raison, mais je souffre terriblement d'un problème de cervicales qui me lance du coude jusqu'au-dessus de l'oreille et m'empêche de dormir. Son origine pourrait aussi provenir d'un enregistrement pour le jouet iPad Balloon lorsque j'ai secoué comme un malade une flûte qui se joue sans souffler, mais dont le mouvement ressemble à l'essorage de la salade ou à des coups de marteau dans l'air. En frappant plus ou moins fort on accède aux harmoniques et je me suis accroché jusqu'à enregistrer correctement la mélodie recherchée. Mais crac !

mardi 28 février 2012

26. Road Movie


(il faudra probablement cliquer sur l'image fixe pour lancer le film)

À l'aéroport de Saint-Louis où nous ferons escale, une ruche de verre de quelques mètres cubes sera remplie de fumeurs, mais on n'y verra que du feu, on ne distinguera personne, le brouillard de leurs cigarettes les avalera. Autour du nuage cubique, un congrès d'obèses semblera s'organiser. À l'arrivée à San Francisco la voiture que je louerai pour faire le tour des grands parcs pendant le mois d'août 2000 n'aura pas de cendrier. La chambre fumeur de notre premier motel, irrespirable, dissuade ma fille Elsa de continuer à pratiquer sa jeune manie.

Chaque soir je passerai deux heures à programmer le lendemain de manière à ce qu'elle ne s'ennuie pas. J'aurai emporté deux guides que j'éplucherai consciencieusement. De temps en temps la journée sera consacrée au shopping, façon de casser le rythme de nos vacances aventurières et de plaire à l'adolescente qui voyage les pieds nus sur la planche avant en écoutant du rock à fond la caisse dans l'air climatisé du coupé. Presque chaque fois que des animaux croiseront notre route, nous nous arrêterons. Un soir où nous nous serons égarés et où nous aurons fait demi-tour en espérant trouver une chambre dans ce coin perdu, nous passerons entre deux rangées de lapins au garde-à-vous le long du bitume, des centaines de lapins dans le crépuscule qui ne bougeront pas d'un cil. On croira rêver. Un autre jour, un écureuil se postera sur la ligne jaune au milieu de la route ; j'enverrai paître Elsa lorsqu'elle me demandera de l'éviter, m'attendant à ce qu'il déguerpisse devant le bruit du bolide pourtant bridé par la vitesse automatique ; je ferai malgré tout un écart et constaterai dans le rétroviseur que le petit rouquin n'aura pas bougé d'un poil. À San Francisco nous resterons des heures à regarder les lions de mer sur le quai 39 ; un jour de novembre 2009 ils disparaîtront comme ils seront apparus vingt ans plus tôt, sans que l'on sache où ni pourquoi. Nous en profiterons pour visiter l'aquarium qui sera construit sur le port, mais le plus impressionnant sera celui de Monterey avec ses baies de méduses phosphorescentes. Des bisons paîtront, des biches déboucheront, des écureuils cabrioleront, des chiens de prairie feront les beaux, des geais s'ébroueront, des lézards se faufileront, d'autres doreront, mais aucun n'aura la grâce de l'immense ours blanc nageant sous l'eau au zoo de San Diego. Ses déhanchements chorégraphiques trancheront avec sa balourdise sur la banquise artificielle. Pourtant seuls les sauvages nous pinceront le cœur lorsque nous nous retrouverons seuls dans des paysages lunaires où l'on n'entendra que la brise ou notre propre respiration.

J'aurai emporté une tente pour camper quand le cœur nous en dirait, mais nous ne l'utiliserons qu'une nuit dans le parc de Yosemite. Le mois durant il fera si chaud qu'Elsa insistera pour des motels avec piscine autant que possible. Des pancartes recommanderont de ne rien laisser dans les véhicules et de placer la nourriture dans de grands coffres compliqués à ouvrir pour les ours. Des photographies montreront des automobiles dévastées pour une simple barre de chocolat. Au milieu de la nuit nous serons réveillés par de grands cris. "Get away ! Get away !" signifie "va-t-en !". Nous entendrons du bruit à quelques mètres devant la tente. Elsa m'exhortera à ne pas bouger, mais je lui murmurerai que si c'est l'occasion de voir un ours, surmontons notre peur et passe-moi la lampe torche ! Je ferai glisser tout doucement la fermeture éclair et j'éclairerai brutalement en direction des bruits. Un énorme raton-laveur sera en train de déguster les couches culottes d'un bébé laissées dehors par les occupants de la tente d'en face qui n'auront évidemment pas osé les enfermer avec les aliments dans les coffres blindés !


(S'il est possible de placer deux vidéos dans le même épisode
il faudra cliquer sur cette image fixe pour lancer le deuxième film)

Les paysages seront d'autant plus extraordinaires que nous nous y promènerons souvent sans personne d’autre, de la ville fantôme de Bodie au sommet de Canyonsland. Je renoncerai à rendre visite au Capitaine Beefheart lorsque nous traverserons le désert des Mojaves, peut-être parce qu'Elsa s'en fichera et que c'est mon histoire à moi seul. Trente-deux ans, c'est un sacré bout de chemin depuis ma seconde naissance. Elsa marquera la troisième, Sarajevo la quatrième et Françoise la cinquième. Allez savoir ce qui m'attend ! Le temps n'existe pas. Pour un cinéphile, traverser les États Unis c'est débouler par inadvertance sur un plateau de cinéma. Il ira jusqu'à retrouver l'angle exact des plans, mais il manquera toujours les figurants. Les films se succèdent, le programme est fameux. De Denver à Palm Springs, nous marcherons sur les traces de John Ford, Howard Hawks, John Huston, Nicholas Ray, David Lynch et tant d'autres. "Camera ! Get set ! Action !". Je porterai à la ceinture la petite caméra S-vidéo avec laquelle nous construirons notre road movie, tournant monté. De retour à Paris, nous réaliserons un montage plus serré pour ne pas dépasser une heure et Elsa s'amusera à rajouter des titres, parfois animés.

Le régulateur de vitesse nous permettra de rouler sans risquer de nous faire pincer par les cow-boys avec leurs radars et leurs sirènes. Au volant, les Américains sont plus courtois que les Français. Aux intersections les automobilistes passent dans l'ordre d'arrivée, il faut être sur le coup. Ils ne sont pas forcément patients lorsqu'on hésite ou que l'on s'est placé sur la mauvaise file. Sans ma jeune navigatrice s'orienter serait infernal, car les panneaux indiquent les numéros des routes plutôt que le nom des villes. Nous croiserons la 66 qui traverse les États-Unis de Chicago à L.A. et que chantèrent Nat King Cole, Chuck Berry, les Rolling Stones et les Them... Dans la montagne Crazy Horse accompagnera ma conduite en danseuse avec Neil Young au meilleur de sa forme. Elsa choisira des stations diffusant la musique de ma jeunesse, réduisant l'écart entre les époques, mais son tube préféré qui nous accompagnera tout le long du chemin sera I Hope You Dance de la chanteuse country Lee Ann Womack. Nous roulerons plus souvent avec les Doors, Jimi Hendrix, Crosby Stills & Nash, The Mamas and The Papas et les autres groupes des années 60 de la côte ouest. Ils me rappellent It's A Beautiful Day du violoniste David LaFlamme entendus au Fillmore West la semaine dernière. Je préférerai toujours le son californien au rock urbain de l'est du pays. Il y a quelque chose de jazz dans leurs envolées psychédéliques, un swing binaire que je reconnaîtrai chez Cab Calloway comme son anticipation. Plus tard j'adorerai New York pour ses affinités européennes, mais l'exotisme appartient à l'autre bord.

Je serai courageux au Lake Powell où Elsa fera les soldeurs comme Wal-Mart et à San Diego, me trimbant chez tous les vendeurs de frusques. J'y trouverai d'ailleurs de jolies chemisettes à manches courtes pleines de couleurs. Elle me fera parfois tourner en bourrique. Un jour que nous passerons trois heures à chercher des chaussures qui lui plaisent elle finira par avouer qu'elle ne les a jamais vues, mais qu'elles en a rêvé ! Il me faudra encore plus de courage pour sauter dans l'eau du lac depuis dix mètres de haut. Les enfants n'aiment pas que leurs parents se distinguent. Je sauterai une seconde fois pour être certain que je l'ai bien fait. Et une troisième en espérant avoir le cran d'ouvrir les yeux. Mais non, j'appliquerai mes bras le long du corps et je ne verrai rien. Nous irons nager dans l'océan, puis nous remonterons par Xanadoo, le château de William Randolph Hearst qui inspira à Orson Welles son Citizen Kane. Nous serons surpris par le manque de culture générale des autochtones qui ignorent où est la France et nous demandent s'il s'agit d'un désert en pointant la Russie sur la carte ! La plupart ne connaissent de leur pays qu'un rayon de cinquante kilomètres autour de chez eux. Si nous en ferons sept mille en l'an 2000, combien en aurons-nous parcourus cette année ? Les distances sont difficilement évaluables. Nous ne pouvons comptabiliser que les heures de bus. Vertigineux. Je dois être fatigué, car dans quarante-quatre ans lorsque j'écrirai notre histoire je ne me rappellerai de rien de San Antonio, ni même d'y être allé. Les diapos ne me diront rien non plus et je devrai interroger ma sœur qui s'en souviendra un petit peu mieux que moi.

mardi 21 février 2012

La Sécu en fauteuils roulants

En période de crise, le gâchis est plus que jamais à dénoncer, d'autant qu'il est presque toujours absurde. Mais l'est-il vraiment ? On peut chaque fois s'interroger, car il profite ici aux entreprises qui fabriquent ou distribuent les objets de consommation prétendument périmés. Le médecin coordinateur d'un Établissement Hébergeant des Personnes Âgées Dépendantes (EPHAD), nom technique d'une maison de retraite, pointe cette fois 10 millions d'euros fichus en l'air par la Sécurité Sociale.

Enquête.

Il y a en France 460 000 lits d'EPHAD plus des foyers-logements, concernant au total environ 650 000 personnes. Entre 8 et 10% d'entre elles ont un fauteuil roulant, soit 65 000 par an. Le taux de renouvellement des personnes, c'est-à-dire malheureusement des décès, est de 30%. Il y a donc 20 000 fauteuils roulants chaque année dont on ignore la destination, avec de fortes chances qu'ils aillent à la benne à ordures, car ils ne sont pas recyclés. Les familles, qui n'en ont ni la place ni l'utilité, les conservent très rarement. Les EPHAD pourraient éventuellement les renvoyer à la Sécurité Sociale, sauf que les fauteuils ne leur appartiennent plus. Elle ne s'occupe donc pas de récupérer ce matériel dont elle a pourtant financé l'intégralité. Or un fauteuil mécanique lui est facturé entre 350 et 600 euros, sans parler des électriques qui montent à 1 500 ou 2 000 euros. Un petit calcul montre que 10 millions d'euros partent ainsi à la poubelle chaque année, soit l'équivalent des salaires de 5 à 6 000 personnes, aides de vie sociales qui pourraient s'occuper des patients. Tout le reste du mobilier est soumis à la même loi du gâchis comme les chaises percées Louis XIV que les médecins appellent fauteuils garde-robe, alors que l'on pourrait très bien les nettoyer et changer le seau en plastique qui est en dessous. Tout cela est pourtant jeté. Aucune association ne s'occupe officiellement du recyclage de ces engins et ils ne sont pas plus envoyés à l'étranger, dans des pays en voie de développement, que les médicaments, prétendument périmés, confiés aux pharmacies.
Aujourd'hui tout est systématiquement détruit, les médicaments comme les aliments dont la date de consommation serait arrivée à échéance. Les supermarchés, par exemple, aspergent les aliments avec de l'eau de Javel ou des produits équivalents pour éviter qu'ils soient récupérés. Un hôpital n'a pas le droit de donner un yaourt passé d'un jour à l'un de ses employés qui sont pourtant fort mal payés. L'arnaque de la date de péremption des aliments fera l'objet d'un autre article. Mais il faut savoir que les médicaments pourraient, pour la plupart, être utilisés bien après la date imprimée sur l'emballage. On évitera néanmoins ceux qui sont en phase aqueuse ou sous forme injectable, car il y a un risque de cristallisation dans l'ampoule. Pour les autres, le seul risque est qu'il ne soit plus aussi efficace. Alors n'en jetez plus !

Illustration : Le fauteuil d'Ulysse, Arman, 1965

mercredi 15 février 2012

20. Au pays des merveilles


Nous ne pensions pas Disneyland aussi étendu. C'est délirant. Un état dans l'état. Ce n'est pas le seul aux Unis, il y en a d'autres, plus sérieux et dramatiques comme la réserve Navajo. Les pays occidentaux se targuent de dénoncer les génocides juif ou arménien, mais on oublie facilement que ce pays s'est construit sur un crime abominable, planifié et concerté, jamais reconnu. La colonisation, d'abord espagnole, a exterminé les nations indiennes, parquant les survivants dans des réserves, les laissant crever de faim et de maladie. L'alcoolisme qui y fait rage arrange le gouvernement US. Rien n'a changé depuis le XIXe siècle. En 2000 je conduirai Elsa jusqu'au magnifique Canyon de Chelly. Les bords de la route sont constellés de bouteilles de bière vides lancées depuis les portières. Les seules ressources sont la poterie, la vannerie et des bijoux en argent. Les Indiens ont été déportés, anéantis, parce que les colons convoitaient leurs terres, leur or, leur minerai... L'impérialisme américain tient ses origines de cette violence inouïe, de ce crime honteux, l'un des plus grands avec l'esclavage. Tant que le massacre des Indiens n'aura pas été reconnu cette brutalité se perpétuera. On se demande pourquoi le port d'armes est légal aux États Unis. Mais je m'égare.

Aujourd'hui c'est la fête. Nous avons des billets qui nous permettent d'accéder à nombreuses attractions, toutes plus démentes les unes que les autres. Ce royaume enchanté, conçu par Walt Disney, ouvrit en 1955, il a le même âge qu'Agnès ! Nous y passons la journée avec Susan, la fille de Janet et Morley, et une amie. Ce qui me fascine le plus sont les automates, en particulier la promenade en barque des Pirates of the Caribbean, les boulets explosent dans l'eau autour de nous, les pirates sont si près quand nous passons sous le pont que nous pourrions leur attraper les orteils. Les effets sonores sont également très réussis. Je prends des photos des animaux plus vrais que nature pendant la Jungle Cruise, mais je trouve l'humour limite, en particulier quand tous les porteurs africains grimpent à un arbre, terrorisés par un rhinocéros. Le racisme est plus sensible ici qu'au Texas où nous n’avons croisé presque aucun Noir. En découvrant mes diapositives de retour à Paris, je m'apercevrai que tout en haut du mat était perché l'explorateur blanc chef de la mission. Ai-je l'esprit si mal tourné ? Le plan indique les différentes zones, Main Street, Adventureland, Frontierland, Fantasyland, Tomorrowland, New Orleans Square, mais nous n'aurons pas le temps de tout voir, même si nous faisons très peu la queue. Tout cela semble en partie financé par la publicité : à côté de la pancarte It's a small world figure le sponsor, la Bank of America ! Si Agnès est en mini-jupe, presque toutes les filles portent des bermudas. Nous déjeunons dans une réplique de la Nouvelle Orléans où nous comptons nous rendre dans environ quinze jours si tout se passe bien. Je retrouve les héros qui ont marqué mon enfance comme Dumbo et Peter Pan. Du premier j'hériterai de l'impossible à portée de main et du second le désir de ne jamais vraiment grandir. Agnès préfère l'arbre des Robinsons et le Château de la Belle au Bois Dormant. Nous terminons par les Adventures thru Inner Space. En rentrant, je n'en crois pas mes yeux, nouvelle attraction, elle est allée promener le chien en laisse. Après avoir écrit une carte postale à Maman et Papa nous préparons nos affaires, car nous repartons déjà ce soir. Prochaine étape, San Francisco !


(il faudra probablement cliquer sur l'image fixe pour lancer le film)

Lorsque trente deux ans plus tard je retournerai à Los Angeles, Disneyland n'aura plus le même attrait, même pour ma fille que j'aurai toujours refusé d'accompagner au parc de Marne-La -Vallée ; d'autres parents, moins critiques ou plus sympas, s'en chargeront. Est-ce l'unique raison qui me fera l'emmener aux Studios Universal ? Dans les fêtes foraines mes préférés ont toujours été le Train Fantôme, le Palais des Glaces et le Cylindre centrifuge. Le premier est toujours décevant, le second trop court, le dernier le plus drôle, gratuit pour ceux qui s’y collent, payant pour les spectateurs. Friand d'illusions, de mises en scène et d'expériences physiques, je ne suis pas franchement adepte des sports de l'extrême ! Enfant je chevauchais le manège de chevaux de bois des Tuileries où il fallait décrocher des anneaux avec une baguette de bois, sensation terrible d'épaule arrachée lorsque, par hasard, je réussissais. En 1995, j'aurai l'immense plaisir de créer tout l'environnement sonore et musical de l'exposition Il était une fois la fête foraine à La Grande Halle de La Villette, soixante dix sources sonores, trois cents haut-parleurs, de grandes orgues en direct, des comédiens formidables comme Michael Lonsdale, Luis Rego, Lors Jouin ou Daniel Laloux pour jouer les rôles des bonimenteurs, un univers Cagien dans un contexte populaire, génialement scénographié par Raymond Sarti sous la houlette du conservateur Zeev Gourarier, une de mes plus grandes réussites, qui sera reprise au Japon. Lorsque je regarde des films à grand spectacle, je n'oublie jamais que le cinéma est né dans les foires. Il y a ceux qui vous mettent du plomb dans la tête et ceux qui vous font tout oublier. Les uns sont des crayons, les autres des gommes, représentant l'écart entre art et divertissement. J'aurai toujours besoin des deux. Comme une règle. Fin août 2000, nous choisirons le Studio Tour avec la maison de Norman Bates dans Psychose et le décevant Dents de la mer en carton-pâte, l'impressionnant Earthquake, The Big One avec la rame de métro prise dans un tremblement de terre, ou pire encore, les explosions et les flammes à deux milles degrés de Backdraft, le spectacle ringard de WaterWorld avec cascadeurs et toujours autant d'effets pyrotechniques... Elsa, un moment immobilisée à l'infirmerie après un malaise dû à la chaleur, ne descendra pas avec moi la chute d'eau de Jurassic Park, à pic de vingt-six mètres ; je ferai attention de protéger mon appareil photo, mais j'aurai l'imprudence de m'asseoir au premier rang et me retrouverai trempé jusqu'aux os. Même mon slip était à tordre ! Le soleil californien me séchera heureusement de ses rayons cosmiques. Au moment de quitter le parc sans évidemment avoir tout vu, ces lieux étant basés sur le trop plein comme décidément beaucoup trop de choses aux USA, nous tenterons une dernière attraction sur le chemin de la sortie, Terminator 2 : 3D. Dix ans plus tard, les films en 3D du XXIe siècle paraîtront bien fades en regard de l'expérience. L'acteur sur Harley Davidson crève l'écran au sens propre, prestidigitation mêlant le réel et le virtuel sans que l'on n'en voit les fils, les gouttes de mercure vous arrivant devant le nez chaussé de lunettes polarisantes, vaporisation liquide renforçant l'illusion, fauteuils qui s'écroulent, inoubliable.

Cherchant une idée pour convaincre ma fille de partir ensemble en vacances, je lui aurai proposé un road movie dans l'ouest américain, un mois, sept mille kilomètres, arrivée à San Francisco, Sacramento, camper dans Yosemite, Mono Lake, traverser la Vallée de la mort par Zabriskie Point jusqu'à Las Vegas, tous les grands parcs, Zion, Bryce, Arches, Canyonsland, et puis Cortez, Mesa Verde, Lake Powell, Monument Valley, Grand Canyon, Palm Springs, San Diego, L.A. on y est, retrouver la plage de Venice, remonter comme cette nuit par la Route numéro 1 via Big Sur et Hearst Castle, Monterey, la Silicon Valley d'où nous repartirons enfin. Comment pouvait-elle refuser une proposition aussi malhonnête ? Elsa me confiera que ce fut le plus beau voyage de sa vie, mais que c’était la dernière fois qu’elle partirait en vacances avec son père ! Mais ça c'est une autre histoire.

vendredi 10 février 2012

18. Elle souffle !


L'angoisse de n'avoir nulle part où loger à Los Angeles nous a probablement empêchés de dormir. Après la nuit blanche dans le Greyhound passée à bavarder avec les Françaises nos yeux ressemblent à des soucoupes. Nous n'osons pas téléphoner si tôt à Mrs Benjamin. Lorsque sonne huit heures, nous nous lançons. Ouf, elle est là et nous attend à Hollywood Station. Nous attrapons le car qui s'y rend et nous faisons connaissance avec la sémillante architecte qui habite Beverly Hills. On nous a raconté que c'est le quartier le plus huppé de L.A., cela m'en a tout l'air. Encore cette fois la douche est la récompense de nos nuits assis sur le skaï. Mrs Benjamin nous emmène nous promener en voiture, mais a-t-on le choix ? La ville est lacérée d'échangeurs autoroutiers et de grandes avenues dont la plus grande mesure trente neuf kilomètres ! Au milieu des courses nous découvrons La Brea Tar Pits. Un faux mammouth à l'agonie semble captif du goudron au milieu d'un grand étang noir d'où émergent de grosses bulles glauques. Du gaz, forcément. Du méthane ? On se croirait dans un film avec de grandes voitures américaines décapotables autour de monstres préhistoriques. Le mélange n'effraie jamais le cinéma américain ! À moins que ce ne soit un film de science-fiction japonais sur les conséquences d'une guerre nucléaire ? Avant de rentrer nous allons fouler le Walk of Fame de Hollywood Boulevard où je tombe sur l'étoile de Groucho Marx. Duck Soup est l'un de mes films préférés. Dans quatre ans, sur la scène du Palais des festivals à Cannes, je verrai Favre le Bret remettre la Légion d'Honneur à Groucho en chaise roulante qui se demandera si la médaille pourrait être acceptée au Mont-de-piété ! Nous essayons de reconnaître les noms des artistes que nous connaissons, mais il y a beaucoup de monde, au-dessus qui piétinent, en-dessous qui étincellent.

Le dîner avalé, absolument délicieux, ce qui ne gâte rien, nous allons sur Sunset Boulevard où nous croisons enfin des hippies. Tout le monde en parle, mais on n'en a pas vus beaucoup jusqu'ici. Les garçons ont des cheveux très longs et des habits colorés qui me rappellent les muscadins et les merveilleuses de mon cours d'histoire. Les filles ressemblent plutôt à des bohémiennes avec de longues jupes et des colliers de pacotille. Des champs de fleurs ont été imprimés. J'ai toujours adoré me déguiser avec tout ce que je trouvais. Je devenais un mousquetaire, un cosaque ou un tahitien ! Quand j'étais petit mon père appelait "chienlit" mes extravagances, mais en utilisant ce mot pour qualifier les évènements de mai De Gaulle lui a coupé l'herbe sous les pieds. Sur le Strip nous avons acheté deux grands posters fluorescents : un chat tarabiscoté dans les jaune et orange avec plein d'enluminures psychédéliques, et l'affrontement à la David et Goliath d'un flic de San Francisco armé jusqu'aux dents et d'un hippy avec le signe de la paix sur le dos, le tout sur fond rose fuchsia. Il faudra absolument que je m'achète une lumière noire lorsque je rentrerai.

Ces objets magiques qui restent éclairés dans l'obscurité sont l'un de mes plus vieux souvenirs d'enfance. En face de la Galerie Vivienne où un bouledogue effrayant gardait l'entrée du magasin de jouets, aboyant avec sauvagerie lorsque l'on tirait sur sa chaîne, l'origine possible des peurs de ma sœur, brillait toute l'année la lumière noire d'une vitrine phosphorescente. J'ignore ce qu'on y vendait. De fins rayons verts transperçaient l'obscurité violette seulement éclairée par des formes orange vif et jaune acide. L'attraction permanente tenait du cirque de Calder et du voyage dans la lune. Je n'aurai de cesse de recréer ce spectacle merveilleux, au travers du light-show, du cinéma, de la musique, et pourquoi pas, de l'écriture. On peut toujours rêver. Pourquoi s'en priver ?


La marche à pied n'est pas une coutume locale. Il faut prendre la voiture pour le moindre déplacement. Il n'y a aucun commerce dans le quartier. Les Américains font leurs courses dans d'immenses supermarchés. Le nombre de sacs en papier qui peuvent entrer dans le coffre d'une automobile est stupéfiant. Mais nous voici pour la journée à Marineland ! La baleine qui nous éclabousse me rappelle le pachyderme embourbé d'hier. En fait c'est un orque, une baleine tueuse, noire et blanche comme un bonbon Kréma Régliss' Mint. C'est la première fois que je vois une baleine. J'avais déjà été confronté aux requins, de beaucoup plus méchants que ceux de l'aquarium, m'avait-on prévenu. Lors de mon premier voyage en 1965, tandis que je me baignais en pleine mer, Henry m'intima l'ordre de remonter illico sur le bateau. Il est allé chercher sa carabine pour tirer sur l'animal qui s'approchait, j'avais photographié son aileron qui dépassait à la surface, mais la balle aurait risqué d'atteindre un voilier par ricochets. Dit-il. Il prévint donc les garde-côtes par radio qu'un grand requin blanc croisait dans le coin. J'ai attendu d'autres eaux pour retourner nager. Une autre fois, je voulais admirer de plus près "une grosse salade rose", il m'a arrêté net. C'était une méduse dont les tentacules urticantes peuvent atteindre trente mètres et paralyser un homme, noyade assurée. J'espère avoir réussi la photo d'un dauphin sautant hyper haut oh hors de l'eau pour attraper des ballons. Ce serait Flipper, le héros de la série télévisée, mais j'imagine qu'ils sont plusieurs pour jouer le rôle.

(Road movie, extrait, 2000)

En 2000, j'emmènerai Elsa au SeaWorld de San Diego et à l'aquarium de Monterey. Les aquariums et les zoos me fascinent. Je sais que c'est à double tranchant. Ils offrent de mieux comprendre les autres espèces et les accepter, mais les bêtes qui y sont parquées vivent dans une prison étriquée. S'ils permettent parfois la reproduction d'espèces en voie de disparition, ces expériences ne font que réparer le massacre que les hommes perpétuent sur la planète. Au Caire nous avions pris en pleine figure la présentation de chats et chiens domestiques européens. La vision d'un caniche et d'un berger allemand, tout penauds derrière leurs barreaux, soulignait la cruauté de notre goût pour l'exotisme. J'ai arpenté Skansen à Stockholm, les zoos de Joburg, Londres, San Diego... Et évidemment Vincennes, le Jardin des Plantes et la Porte Dorée. Je me souviens encore de l'Aquarium du Trocadéro qui fermera dans les années soixante et où Jean Rollin, dont j'étais l'assistant, tournera des scènes de Lèvres de sang, dans son décor mystérieux de grotte désaffectée. La fascination pour les animaux est-elle liée à notre propre bestialité ? On oublie trop souvent que nous en faisons partie. Pour comprendre l'humanité, il faudrait engager un triumvirat constitué de Karl Marx, Sigmund Freud et je ne sais qui pour cet aspect de la question. D'ailleurs, ce soir, c'est avec un nouveau chien qu'Agnès fait amie-ami. Le voyage lui aura au moins appris à maîtriser certaine peur.

mercredi 8 février 2012

17. Chimères

...
Peut-on imaginer l'éblouissement des deux enfants devant le monde qui s'offre à leurs yeux ? Des paysages lunaires, les grands espaces, une lumière incroyable, une population qui se rêve unie sous la bannière étoilée mais qui revendique partout ses clivages communautaires, la guerre du Viêt Nam qui fait rage dans l'ancienne Indochine et les jeunes qui brûlent leur livret militaire en refusant d'y partir, la musique électrique qui explose partout en volutes psychédéliques, rose vert et jaune fluorescents, la voiture qui fait corps avec son chauffeur, même pas besoin d'en descendre pour passer à table, des jeunes gens vous servent à la guérite, l'opulence de la bourgeoisie blanche, chacun sa piscine, une collection d'automobiles incroyable... À El Paso, chez des amis des Bornstein, j’ai pris en photo un tableau intriguant. C'est une Rolls Royce vue au travers d'un prisme qui dédouble sa calandre tant et si bien que l'ange, l'enjoliveur fameux dit Spirit of Extasy, se transforme en deux aigles américains qui se prennent le bec, le symbole U.S. aux prises avec lui-même en tête de proue d'un temple grec sur une importation anglaise, signe absolu de la richesse. Le modèle n'a qu'une banquette, pas de place pour les gosses à l'arrière ! Le plus petit, pieds nus, mal coiffé, porte une salopette et s'amuse avec une petite voiture rouge. Cette couleur inspire la peur. Les communistes sont le mal incarné. Les années trente des grandes grèves sont refoulées. La crise de 1929 n'a pas ruiné tout le monde. Les plus retors se sont enrichis. L'adolescent qui se tient à une barre de peinture rouge, tiens tiens, revêt une certaine élégance mâtinée d'une forme de déchéance. Il est habillé d'une veste croisée, sans col, surpiquée, mais il n'a pas de pantalon. Stars and Stripes cachées dans le décor et les costumes. Son caleçon rayé est incongru. Moins que le lance-pierres qu'il tient en main, avec une ficelle qui pend comme un fil à plomb. Garder l'équilibre ? Le sol est recouvert d'une mosaïque figurant un banc de poissons dont certains semblent porter des lunettes. Si le motif grec renvoie aux calendes est-ce le signe d'une époque révolue ? La Rolls semble parquée dans un garage. Il y fait plutôt sombre. Le fil se déroule. Les trois Parques se nomment Nona, Decima et Morta. La signature indique Siegfried Reinhardt, un Luthérien de Saint-Louis ne sachant pas sur quel pied danser, car c'est probablement le mélange de styles qui m'a attiré, réalisme, surréalisme, expressionnisme abstrait, cubisme... Je relis mon jeu de mots sur l'ange Oliver : on a celui qu'on peut, les miens marchent par deux, l'autre s'appelle Stan, "si tu m'aimes comme je t'aime tu m'aimes plus qu'un chou à la crème", prononcé en clignant des yeux et en se grattant la tête avec l'accent anglais ! Les jeux de mots s'imposent d'eux-mêmes, avec les allitérations, les jeux de kyrielles, les ruptures de rythme, les images, la musique...

(Musique 9 pour clarinette basse, violoncelle et orchestre)

Lors de mon premier voyage aux États Unis, en croisière sur le yacht de Henry et Sylvia Birge (aucun lien familial, j'insiste) où j'avais passé trois semaines, autre impression d'opulence voire de naïve arrogance, le merveilleux s'était progressivement transformé en écœurement, too much. Je m'étais assis sur un coussin représentant l'aigle américain orné de la devise "E pluribus unum" avec mon slip de bain mouillé. Mes hôtes ne m'avaient plus adressé la parole pendant trois jours. J'avais douze ans. Ils avaient aussi voulu me faire signer un papier jurant que je n'étais pas communiste et que je soutiendrai plus tard les Américains au Viêt Nam. Je mis mon âge en avant en rigolant, mais ils prétendaient que les rouges arrosaient Paris de tracts de propagande depuis des hélicoptères ! Tout cela me paraissait absurde. Le séjour avait parfois été tendu, mais j'étais très jeune. Je m'étais fait engueuler parce que j'avais posé le drapeau américain sur la pelouse pendant que Henry démêlait les nœuds autour du mât. Je me revois ce matin-là avec les deux mains à plat tournées vers le ciel, fatigué de porter le drapeau soigneusement plié et m'impatientant. Henry hissait les couleurs chaque matin et les redescendait chaque soir. Il avait un flingue dans la boîte à gants de son auto et un fusil sur le bateau, des fois que les Noirs "qui sont tous communistes" viennent s'emparer de ses biens. Il tirait sur les chiens qui violaient sa propriété dont je n'ai jamais aperçu les limites. La devise américaine du coussin gris que j'avais souillé d'eau de mer renvoyait pourtant à la multitude de peuples immigrants qui avait construit cette nation, "un à partir de plusieurs", c'est la traduction du latin. J'en ai fait jusqu'à cette année. En 1956, elle fut remplacée par "In God We Trust". La confiance en Dieu s'est substituée à la pluralité des sources. Comble de l’hypocrisie et principe fondateur de l’État négationniste, elle fait scandaleusement abstraction des nations indiennes. Le premier livre que mon père m'a donné à lire est L'or de Blaise Cendrars, mais la colonisation du continent à l'est avait précédé la conquête de l'ouest. J'ai oublié les frictions avec les Birge, sinon je n'aurais pas prévu de passer les voir dans le Connecticut d'ici quelques semaines lorsque nous serons revenus sur la côte atlantique.


Le premier roman de Cendrars, écrit lors de son voyage au Brésil, m'a peut-être plus influencé que je ne l'imaginais. Il m'a donné le goût de l'aventure. J'y repense en roulant vers le Pacifique. Le soleil tape sur le toit du bus comme sur un tambour de métal. Si ses vitres faisaient loupe on pourrait allumer les cactus qui ressemblent à des candélabres rien qu'en les admirant. Un vent sec et poussiéreux fait traverser la route désertique à d'étranges pelotes de ronces. Éteindra-t-il nos velléités incendiaires ou embrasera-t-il le ciel du couchant ? Pendant le trajet deux étudiantes françaises passent la nuit à parler avec nous des États Unis. La France n'a pas bonne presse. Il faut que je me défende lorsque l'on m'attaque avec des "De Gaulle, dirty old man! (De Gaulle sale vieillard sénile !)". Je dois expliquer que tous les Français ne partagent pas ses vues. Nous critiquons sa politique actuelle en sachant pourtant ce qu'on lui doit de résistance contre l'hégémonie américaine. À la Libération des dollars français auraient déjà été imprimés. De Gaulle s'est imposé et avec lui l'autonomie de notre pays. Je dis cela, mais je ne me sens pas plus français que parisien, ou de ma rue, de mon immeuble, de mon étage et de ma chambre. Il a aussi réussi à éliminer les Communistes qui formaient alors en France le parti le plus important. Je n'ai jamais appartenu à aucun et cela ne se fera probablement jamais, trop indépendant pour ne pas ruer dans les brancards, trop critique, trop attaché à développer de nouvelles utopies, trop indiscipliné. Allez savoir maintenant, je soutiendrai peut-être un jour quelque nouveau tribun dont les paroles rimeront avec mes aspirations… Papa m'avait expliqué le référendum pour la Constitution de 1958 initiée par De Gaulle en me proposant à la fois une gifle et un bonbon. Comme elle lui donne les pleins pouvoirs Papa compare notre président de la république à Hitler. Il a promis de nous inviter tous les quatre au Bistro 121 manger une truffe sous la cendre le jour où le grand Charles passera l'arme à gauche. Ce n'est pas tous les jours dimanche ! C'est vrai, on est vendredi, nous approchons de l'océan.

vendredi 27 janvier 2012

12. Des nouvelles de mon grand-père mettent 65 ans à me parvenir


Je recevrai des nouvelles de mon grand-père que je n'ai pas connu, soixante-cinq ans après sa mort, grâce au témoignage d'un de ses anciens employés qui me contactera après avoir découvert mon blog. Tout commence par une erreur de frappe. En tapant Birgé au lieu de Berger, Marcel Berthier tombe sur mes articles. Il a travaillé sous la direction de mon grand-père du 15 juin 1941 jusqu'à son arrestation par les Allemands à la Compagnie d'Électricité d'Angers et Extension. Le lendemain, Cyprienne Gravier, la secrétaire de Gaston Birgé, dont je porte le prénom en second, lui demande de cacher mon oncle et ma tante chez des cousins à Maison-Laffite. La mère de l'aîné, Jean, mon père, est morte de la typhoïde lorsqu'il avait trois ans. La leur est divorcée de mon grand-père depuis déjà quelques années. Mon père, qui avait eu une gouvernante, avait plus ou moins été élevé par Cypri chez qui je suis souvent allé en vacances rue Béranger. Dans son garage il y avait de grands drapeaux français, anglais et américain qu'elle avait cousus pour la Libération.

J'ai toujours cru que mon grand-père avait été déporté à cause de ses origines juives et que l'inscription "mort pour la France" sur la plaque du boulevard qui porte son nom à Angers était usurpée. C'est du moins ce que mon père aura pensé jusqu'à son propre décès le 2 janvier 1988 ; il nous disait que Gaston croyait naïvement que le Maréchal Pétain protégerait tous les Juifs de France comme il l'avait promis. Il était né le 14 novembre 1890 à Neufchâteau dans les Vosges, était devenu un notable de province avec chauffeur et cuisinière, membre fondateur du Rotary Club, loge privée au Théâtre d'Angers. Ingénieur des Arts et Métiers avec la Légion d'Honneur en 1934 pour ses mérites civils, il n'a jamais accepté de porter l'étoile jaune. Non mobilisé en raison de son âge, il n’en participa pas moins à la résistance de l’oppresseur dans son domicile, 34 rue Boisnet. Il recevait volontiers ses amis résistants comme lui et avait mis au service de la France Libre ses connaissances en électronique pour faire passer des messages en France non-occupée et plus tard en Grande-Bretagne aux moyens des réseaux électriques qu’il connaissait bien. À cela se joignait le fait qu’en tant qu’appartenant à la confession judaïque, il était très recherché par la Gestapo. En plus des archives de la ville d'Angers, le témoignage de Marcel Berthier éclairera cette époque d'un jour nouveau et me donnera des informations précieuses sur ce grand-père dont je ne savais presque rien et dont on disait que je lui ressemblais.

Dans le dossier de déportation, Cypri, très proche de lui avant qu'il n'épouse Odette Lévy en secondes noces et à nouveau après cela, témoigne : J'étais dans son bureau à prendre du courrier, vers 11 heures du matin, lorsque deux agents de la Gestapo sont entrés, l'ont interrogé et ensuite emmené. L'arrestation de Monsieur Birgé, directeur de la Compagnie d'Électricité d'Angers, en tant qu'israélite, a été provoquée par une dénonciation faite par un nommé R. Vaudeschamps, chef de la Subdivision d'Angers du Mouvement Social Révolutionnaire, à la solde de la Gestapo (...) Il n'avait pas été posé de scellés. Rien n'a pu être mis à l'abri. Après avoir occupé l'appartement, les Allemands ont déménagé beaucoup de choses, dont les meubles...

(Musique 7 pour clarinette basse, violoncelle et orchestre)

Ensuite Marcel Berthier raconte : Gaston Birgé a été détenu d'abord à la prison d'Angers dont le coiffeur, M. Girard, nous donnait des nouvelles. Le salon de M. Girard était rue Savary à côté du café qui faisait le coin de la rue Pierre Lise et de la rue Savary... Comme il avait été transféré à Drancy, Cyprienne Gravier m'a demandé un jour d'aller voir à Paris un journaliste de Je suis partout auquel M. Birgé avait rendu service, avec l'espoir que l'on pourrait par lui obtenir un droit de visite ou faire passer lettres ou colis. Je suis allé à Drancy avec lui mais en vain. En fait ce journaliste n'avait que le pouvoir qu'il se donnait et il nous a promenés !

Le 15 juin 1941, démobilisé des Chantiers de Jeunesse, j'ai commencé à travailler à la Compagnie d'Électricité d'Angers et Extensions dont Gaston Birgé était le directeur, à la comptabilité dirigée par Mlle L. Pendant ses congés en août, Gaston Birgé a décidé que je la remplacerais, "scandale" de C., l'ingénieur en chef, de P., le chef des encaisseurs. Gaston Birgé, lui n'était pas en vacances ! Il m'appelait pour un oui ou pour un non et c'est à cette époque que j'ai commencé à bien connaître Cyprienne Gravier, sa secrétaire, qu'il appelait "Gravier" et tutoyait comme il tutoyait tout le monde ou presque. Quand il arrivait le matin, à l'heure, s'il avait son chapeau sur le nez, l'humeur était mauvaise, s'il l'avait sur la nuque, tout allait bien. En octobre il m'a nommé chef du service des compteurs qu'on appelait le laboratoire... À son arrestation, Cyprienne Gravier n'avait pas le choix, j'étais le seul ou presque suffisamment "sûr", disponible immédiatement et capable d'accompagner les enfants sans gros risque, jamais les Allemands ne penseraient à moi, pour eux je n'existais pas. Il en allait tout autrement d'elle-même, du chauffeur, Jean Fonteneau, de leur mère ou des amis connus comme tels de Gaston Birgé. Pendant les jours qui ont suivi l'arrestation Cyprienne Gravier n'a pas dévié de son trajet rue Béranger-quai Félix Faure, et Jean Fonteneau pas plus du sien rue Saint-Laud-quai Félix Faure, ils étaient probablement surveillés encore qu'il ne soit pas certain que les Allemands s'intéressaient aux enfants, ni même qu'ils aient connu leur existence. Le motif de l'arrestation de Gaston Birgé était professionnel, il trafiquait les chiffres de production et de consommation d'électricité et les Allemands ne l'ont su que par une dénonciation venant de la Cie d'Électricité d'Angers. La famille n'avait aucune part dans cela. Mais nous ne le savions pas à ce moment.


Pour que vous compreniez ce qui s'est passé il faut que je vous parle de l'environnement professionnel de Gaston Birgé. Au sommet de l'organisation la Société de Distribution d'Électricité de l'Ouest (SDEO), 8 rue de Messine à Paris, propriétaire du poste de transformation et d'interconnexion Haute tension/Moyenne tension d'Angers. Ingénieur en chef : X. (Sup'elec). En dessous la Compagnie d'Électricité d'Angers et Extension (CEAE) chargée du réseau Basse tension et de la distribution aux abonnés... Ingénieur en chef : C. (Centrale), à côté la Société Auxiliaire d'Énergie Électrique (SAEE) en charge de la centrale thermique d'Angers, ingénieur en chef : F. (Arts et Métiers).

Gaston Birgé coiffait le tout jusqu'au début 1942. À ce moment la SDEO, appliquant les lois sur les Juifs de Vichy, a nommé un nouveau directeur, un Alsacien protestant, tandis que Gaston Birgé restait "conseiller technique" en titre et vis-à-vis de beaucoup le directeur de fait. Contre lui il y avait C., très jaloux, L., chef comptable et son subordonné, P., chef des Encaisseurs, ancien flic, ces deux derniers très pro-Allemands. Avec lui il y avait Y., très encombré par ses histoires d'adultère, B., caissier depuis très longtemps et un dessinateur, poète, artiste, ancien lui aussi dans la maison, Jean Fonteneau, et Cyprienne Gravier. Les autres pas hostiles, mais "surtout pas d'ennuis". La dénonciation vient sans doute de L. qui a fourni les éléments avec, peut-être la complicité active de C., mais c'est P. qui l'a presque certainement réalisée en passant par les "copains flics-Gestapo".

Quand il m'avait nommé chef du service des compteurs, Gaston Birgé m'avait aussi donné la gestion des restrictions d'électricité chez les abonnés, en me recommandant la modération. En 1942 chaque abonné ne devait pas dépasser la consommation moyenne d'une période précédente (1941, je crois), mais comme il n'y avait plus guère de gaz ou de charbon, les abonnés achetaient des plaques de cuisson et des radiateurs électriques (des petits, juste 1000 watts, disaient-ils, oui mais 1000 W = 50 lampes) et les consommations s'envolaient. Il fallait arranger les choses et cela scandalisait P. qui aurait volontiers mis les contrevenants en prison. Tant que Gaston Birgé était là il n'y avait rien à craindre, mais après son arrestation, P. a obtenu de C. que je sois muté avec X. comme répartiteur (trois ingénieurs et moi, travaillant 3X8 heures). Il s'est arrangé (comment ?) pour que je sois inscrit sur les listes du STO. Prévenu par M. Cons, chef de cabinet (?) du préfet, je suis parti à Toulouse en août 1943 grâce au Baron Reille, un ami de Gaston Birgé. À la même époque M. Cons est devenu Préfet de l'Ariège...

Gaston Birgé avait "roulé" de très hauts personnages et ils n'ont pas aimé quand ils l'ont su. Il ne faut pas oublier que le château de Pignerolles à Saint-Barthélemy abritait un important État-Major de la Marine. C'était l'échelon militaire le plus élevé de la région, grosse consommatrice d'électricité (les bases, les radars, etc.) avec un droit de regard particulier sur les chiffres et sur ce qu'elle payait. Le poste de répartition d'Angers couvrait la zone : Lannemezan (Pyrénées), Eguzon (centrale hydraulique), Distré (Poste de transformation près de Saumur), Le Mans (SNCF), Caen, Paris (Métro) et les répartiteurs communiquaient entre eux par la téléphonie Haute-Fréquence que les Allemands ne pouvaient contrôler. C'était donc un système sensible et important.

À la Libération C., P. et L. ont été inquiétés, mais les enquêtes étaient menées par d'anciens flics ou CRS qui protégeaient efficacement leurs "amis". Ils ont été révoqués et frappés d'indignité nationale mais, à ma connaissance il n'y a pas eu de vrai procès. C. est mort très rapidement. Les autres ? Les vrais coupables étaient à la SDEO, mais ils s'en sont tirés... Berthier me conseilla de remplacer les vrais noms par des initiales pour ne pas risquer de gros ennuis, car les responsables se retrouvèrent ensuite très haut placés chez un puissant opérateur mondial hôtelier aux appuis politiques considérables.

Plus tard je regretterai de n'avoir pas autant de mémoire que lui, surtout lorsque je déciderai de raconter notre voyage aux États Unis. Mon sens de l'organisation et l'archivage de documents originaux pallieront cette absence !

jeudi 26 janvier 2012

Pétition "Non au Centre National de la Musique"

LA MUSIQUE N’EST PAS UNE MARCHANDISE !
Appel des 333

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mercredi 25 janvier 2012

11. Les grandes évasions


Les Bornstein ont fui l’Allemagne nazie en 1933. Nous les avons rencontrés l'an passé dans le sud de la Sicile lors d'un merveilleux voyage avec nos parents. Cette virée automobile en famille tenait peut-être lieu de répétition. Nous étions descendus de Paris jusqu'à Naples en passant par Florence, Sienne et Rome, puis nous avions fait le tour de la Sicile et traversé la Sardaigne avant d'arriver à Marseille. Les points culminants du voyage avaient été, mise à part la Galerie des Offices et les Fra Angelico du couvent San Marco, Pompéi, l'ascension de l'Etna, le Festival du Film de Taormina et l'accueil des bandits d'Orgosolo. J'ai pris des photos de Papa au bord du cratère qui crache avec les fumerolles de soufre tout autour de nous. À Nuoro j'ai gagné la confiance des mafieux sardes qui nous avaient invités à déjeuner en touchant la sirène de la mairie du premier coup avec un fusil. Notre hôte nous avait présenté sa collection d'armes en précisant que "celles-là sont pour la chasse". À quoi servaient les autres ? Nous avons partagé un autre repas avec, à notre table, les carabiniers et un homme dont la tête chèrement mise à prix était affichée sur tous les murs de la ville. Tout cela, parce que mon père s'était mis en tête de rapporter un jambon de sanglier, qu'il fallut ensuite passer en fraude à la douane, caché sous mes pieds. Lors du premier contact dans la montagne nous l'avions attendu des heures dans la voiture, devant un mur criblé de balles et tâché de sang, pour finalement le voir revenir complètement saoul d'avoir arrosé la rencontre avec un délicieux rouge à 18° de teneur en alcool ! Mon père buvait très rarement, sauf lorsqu'il avait mal aux dents. Un jour d'une rage particulièrement tenace, nous l'avons retrouvé assis par terre, coincé entre l'armoire et le radiateur, incapable de se relever, devant ma mère furieuse, tandis qu'il insistait : "Juste un baby, juste un baby whisky, un baby !" Sinon, il était expert en cocktails américains, vu qu'il avait même été barman au Ritz. J'ai noté ses recettes du blue oyster cocktail, du Philippon, et le plus meurtrier baptisé La chose de Papa, un tiers whisky, un tiers gin, un tiers vermouth Extra Dry, "avec grenadine au goût", pour certains spécialistes une hérésie ! Nous avons toujours eu le droit de tout goûter, du moins du bout des lèvres, c'était même un devoir. Comme tremper un sucre dans le café, dit le canard. Il n'aurait pas fallu dire "j'aime pas" sans avoir goûté... Mon grand-père maternel colorait systématiquement notre verre d'eau avec un trait de vin rouge, histoire de le corser un peu ! Nos parents n'ont pas attendu mai 68 pour interdire d'interdire, préférant moraliser et expliquer les raisons de ne pas faire ci ou ça. L'interdit ne suscite que l'envie de désobéir. Enfant, j'ai tout de même pris quelques fessées paternelles et des torgnoles de la part de ma mère. Leur largesse d'esprit nous permet aujourd'hui de nous retrouver au Texas après quelques milliers de kilomètres sur la route.

L'image du juif allemand donnée par le docteur Frederick Bornstein est très différente de celle de Daniel Cohn-Bendit lorsque nous criions que nous l'étions tous ! Il a conservé son accent à couper au couteau et ne voit aucun inconvénient à porter une culotte de peau comme au Tyrol. J'y suis allé l'année dernière, autre expérience de la solitude ! Ici, à El Paso, les gens prononcent Bornstine, mais comme j'apprends l'allemand en seconde langue je ne m'y habitue pas. Nous rions ensemble des mules puantes siciliennes pendant l'excellent dîner que Mrs Bornstein a concocté pour célébrer nos retrouvailles. Débarqués tôt ce matin, nous avons été soulagés de récupérer nos valises. Le lendemain matin Mr Bornstein nous emmène à son bureau à l'hôpital. Il est pathologiste. Nous ne comprenons pas exactement en quoi cela consiste, mais il travaille parfois avec la police comme médecin légiste. Derrière lui, au-dessus de la bibliothèque trônent des fœtus à tous les âges dans d'énormes éprouvettes. C'est assez éprouvant, on se croirait chez le Dr Frankenstein. Peut-être qu'ici on dit Frankenstine ?! Il donne une consultation pour un enfant né trop tôt, prématuré. Si nous étions très impressionnés au début, Mr Bornstein s'avère aimer la rigolade et sa femme est très prévenante. Nous discutons beaucoup avec eux.

(Musique 6 pour clarinette, violoncelle et orchestre)

Fallait-il avoir du nez pour quitter l'Allemagne en 1933 ! Beaucoup y sont restés. Papa y a passé toutes ses vacances de cette date jusqu'en 1939. Il nous a raconté la montée du nazisme. Son meilleur copain, anti-nazi, était le fils du commissaire de police de Bielefeld. Les deux jeunes hommes piquaient la voiture officielle pour aller se balader, avec la sirène, à fond la caisse. Dans un cinéma ils furent les deux seuls à ne pas se lever aux images du Führer. Les Jeunes Hitlériens les poursuivirent dans la rue. Un autre jour, un vieil homme est abattu d’un coup de feu sur le trottoir par des chemises brunes. La foule s'attroupe : " Es ist ein Jude " (C'est un Juif) clame l'un d'eux. Les badauds se dispersent. Le pote de papa est mort noyé dans un sous-marin. Pendant la guerre, mon père vivait à Paris, suffisamment politisé pour ne pas avoir été réclamer son étoile jaune. Gaston, celui du boulevard angevin, le papa de Papa, directeur de l'usine d'électricité d'Angers, fut dénoncé à la Gestapo par l'un de ses employés. Décidé à retrouver son père, le futur mien contacte Victor Chatenay qui était en liaison avec Londres et s'engage dans un service allemand. Arrêté le 12 juin 1942 à son bureau, 1 quai Félix Faure, Gaston Birgé avait été emmené à la Prison d'Angers pour quatre-vingt jours, puis au camp de Monts près de Tours, enfin transféré au Camp de Drancy où il restera un an. Matricule 30043 (ou 266 ?). C'est là que mon père réussit à lui rendre visite une seule fois, mais en vain, avant qu'il soit envoyé à Compiègne. Le 2 septembre 1943, le convoi 59 l'emportera à Auschwitz, puis Büchenwald où il sera gazé. L’évocation de la douche au Zyklon B me poursuivra longtemps, d'où mon inclination pour les bains ! De son côté, mon père est chargé d'envoyer des maisons préfabriquées en Allemagne. Malheureusement il tombe malade et la femme qui le remplace s'aperçoit qu'aucun convoi n'est jamais arrivé à bon port ; il est arrêté le 2 juin 1944 vers 10 heures du matin, lui aussi à son bureau, 104 avenue des Champs Élysées, par deux agents de la Gestapo. Dix sept jours sans manger, il pèse trente quatre kilos, la moitié de son poids d'alors, lorsqu'il est à son tour déporté le 15 août 1944. Sous les bandages qui entourent ses bras il a glissé des fourchettes et des cuillères qu'il a aiguisées. Dans le wagon à bestiaux qui l'emporte il est obligé de se battre contre ceux qui ont peur des représailles et contre ceux qui veulent sauter les premiers. Avec les couverts effilés il arrache les barbelés de la minuscule fenêtre en hauteur. Il saute le septième. Le neuvième est coupé en deux par les balles des mitraillettes. Banlieue de Paris. Il sonne à la première maison. Un officier allemand, accompagné de son chien, vient lui ouvrir. Il court. Il se cache sous des clapiers. Il a plus peur que les lapins, il le leur dit doucement. Des cheminots le sauveront mais il reste paralysé pendant six mois, entre la vie et la mort. Il dit devoir son salut aux deux litres de sang frais qu'il va boire tous les matins aux abattoirs, et à Suzon, sa cousine de Sermaize qui l’y amène dans une brouette. Il gardera le goût du bifteck bleu qu'il nous communiquera à tous les deux alors que Maman ne peut pas avaler une viande où il reste un filet de sang. À la Libération il est arrêté le temps que l'on vérifie auprès de son chef à Londres. Il travaillait au Majestic ! Ces trois mois à Fresnes sont une partie de plaisir. Rien à voir avec les geôles allemandes. Le médecin-chef cherche un quatrième au bridge, mon père prétend avoir fait deux ans de médecine, il bluffe, il a l'habitude de frimer. Le premier jour il fait trois cents piqûres. Il devient chirurgien en l'absence des titulaires et il opère. Et il sauve Laval qui vient de s'empoisonner pour qu'on puisse le fusiller. Il se lie avec de vrais truands qu'il continuera de fréquenter quand il sera devenu journaliste. Il y rencontrera Rirette MaitreJean, la seule femme de la Bande à Bonnot, et d'autres rigolos. Je me souviens d'une époque où il faisait sauter ses contraventions à la Préfecture.

Bien que nous n'ayons aucune religion et soyons totalement athées, je sens que d'être d'origine juive facilite l'accueil que nous recevons. J'ai entendu Mr Bornstein raconter au téléphone qu'il héberge deux petits enfants juifs qui traversent seuls les États Unis et qui cherchent des points de chute pour la suite de leur voyage.

lundi 23 janvier 2012

10. Times They Are Changin'


Nous avons peu d'argent pour voyager, sous la forme de travelers chèques censés nous protéger en cas de vol. Chaque fois que nous en avons besoin, nous devons les signer dans une banque pour les échanger contre de vrais billets. Les transports sont déjà payés, que ce soit l'avion aller et retour ou l'abonnement Greyhound qui nous permet de traverser l'Amérique de part en part sans débourser un cent de plus. En 1966 mon cousin Serge a effectué un voyage similaire, validant la faisabilité de l'aventure, mais il avait dix-sept ans, puisqu'il en a quatre de plus que moi. Il nous a aussi donné quelques tuyaux comme le coup des Greyhound. Nous nous débrouillons pour faire des économies en prévision du temps qu'il nous reste à gérer, privilégiant de quoi manger lorsque nous sommes sur la route et nous faisant inviter autant que possible par les adultes qui nous hébergent. Nous ne rencontrerons aucun autre enfant de notre âge se baladant comme nous librement. Notre histoire paraît incroyable à celles et ceux que nous croisons, et plus nous grandirons, plus le monde deviendra brutal, plus l'expérience paraîtra impossible.

Il faut imaginer que les temps ont changé. D'abord comme Bob Dylan l'avait chanté sur son album The Times They Are a-Changin', puis dans les années qui suivront, mais dans l'autre sens, quand la violence aura repris ses droits, à force de démission et de cynisme. Le Capital a plus d'un tour dans son sac de corde. Le Summer of Love de 67 accoucha d'un rêve. La révolution faisait le tour du monde, de Paris à Tokyo, de Berlin à Mexico. Les magazines annonçaient la civilisation des loisirs. Les jeunes pensaient refaire le monde. Dans l'amour ou la révolte, mais ensemble. En 1968, la vie est belle. Les acquis sociaux, les avancées morales, la fougue de la jeunesse marquent un pas vers un monde meilleur. Je peux laisser mon sac à dos avec mon portefeuille seul au milieu de la tente de n'importe quel festival de musique sans craindre de ne pas le retrouver en revenant. Il est impensable qu'un chevelu m'arnaque ou me vole. La confiance fait partie de notre quotidien. Nous nous méfions des vieux, mais il ne me viendrait pas à l'esprit d'appeler les miens ainsi. Ils ont confiance en nous parce que nous sommes deux enfants raisonnables qui avons toujours fait nos preuves. Imaginent-ils un seul instant qu'il puisse nous arriver des misères ? Un accident peut advenir n'importe où. La catastrophe ne surgit jamais d'où on l'attend. Avant de partir j'ai passé deux mois dans la rue, face aux forces de l'ordre, dans des commissions chargées d'élaborer un avenir plus juste, avec des plus grands que moi qui ne m'ont jamais tenu à l'écart. On me posera toujours la même question : comment nos parents ont-ils pu nous laisser partir seuls dans un pays immense que nous ne connaissions pas, livrés à nous mêmes ? Lorsque, quarante-quatre ans plus tard, j'écrirai mon histoire, je serai incapable d'y répondre.

Mon père est mort depuis longtemps et ma mère refuse de parler du passé. Elle a dû se ronger les sangs pendant des semaines ; il était aventurier pour deux. Combien de fois l'ai-je vue lui retirer des épines d'oursin des pieds ! Jeune homme, il s'était embarqué sur un pétrolier en route pour le Mexique, mais, faute de passeport, n'avait pas eu l'autorisation de débarquer. Espion, médecin, piqueteur pour lignes à haute tension, coiffeur pour dames, pêcheur sur un chalutier à La Rochelle, correcteur au Bottin, videur de boîte de nuit, acteur de cinéma, critique à l'ORTF, modiste... Journaliste à France Soir il interviewe Churchill et Paulette Godard alors mariée à Chaplin, il est correspondant du Daily Mirror pendant quatre ans... Producteur, il fait faillite ; il a deux enfants à charge et plus un rond. Décidé à payer ses dettes, il aura fait tous les métiers sauf ceux qui requièrent un uniforme, il a fait de la boxe et de l'escrime, il est secrétaire de rédaction à Cinévie, vendeur de voitures d'occasion, chef de publicité, rédacteur en chef d'une revue d'électroménager, administrateur des Ballets de Janine Charrat, expert auprès des Tribunaux pour l'Opéra de Paris, directeur commercial d'une société d'adhésifs, il est le Visiteur du Soir dans une émission de Pierre Laforêt sur Europe 1, auteur d'un feuilleton policier pour la radio, candidat bidon pour lancer L'Homme du XXe Siècle avec Pierre Sabbagh à la Télévision Française, il est vendeur de bougies automobiles, il traduit mes versions latines sans dictionnaire, il fait des contresens, il est diplômé de l'École Supérieure de Commerce de Paris et de l'École Technique de Publicité, il est directeur de l'annuaire Qui Représente Qui, et il regrettera toujours d'avoir abandonné le monde du spectacle. Il était fier de ses deux rejetons. À l'hôpital il me présente à un infirmier en précisant que je suis compositeur. Le malabar n'en ayant rien à cirer, il ajoute "d'opéra !" comme si c'était la panacée universelle. Pour lui peut-être ? Son attaque l'a saisi avec le casque sur les oreilles, Maria Callas dans La Traviata...

(placer ici la voix de mon père)

On ne nous permettrait certainement plus d'effectuer un tel voyage, comme aucun parent ne pourrait plus laisser ses gosses prendre l'autobus à cinq ans ou le métro à huit sans risquer les foudres de la DDASS, voire un procès, peut-être même le risque de se faire retirer la garde de ses mioches. Allez savoir ce qui trotte dans la tête des flippés que nous sommes devenus pour la plupart. Récemment un copain qui photographiait dans la rue un enfant poussant le caddy de sa mère s'est fait ceinturé par des flics en civil qui l'ont accusé de pédophilie ! À l'époque où nous voyageons il n'y a pas de clochard dans les rues, la misère existe évidemment et nous y serons brutalement confrontés pendant notre périple, mais elle n'a pas pris les proportions que nous lui connaîtrons au siècle suivant. Nous avançons confiants en l'avenir et en notre bonne étoile, celle du Birgé, s'entend !

Lorsqu'on nous demande où sont nos parents nous éclatons de rire et nous répondons, que les connaissant, ils peuvent être à Paris ou n'importe où d'autre sur la planète, mais la seule chose dont nous soyons certains, c'est qu'ils ne sont pas aux États Unis. On verra que nous ne pouvions vraiment pas prévoir ce qui allait leur arriver de leur côté pendant ces vacances d'été...

vendredi 13 janvier 2012

5. Les kids de Cincinnati


Pourquoi le ballon rouge me rappelle-t-il celui du Prisonnier dont nous n'avons manqué aucun épisode à la télévision cette année ? Pendant les évènements de mai nous rigolions souvent en répétant : "non, je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre !". Est-ce la perspective de voir ma petite sœur minuscule, seule au fond du jardin, la présence au-dessus d'elle du filet blanc et d'un masque dont on ne sait s'il s'agit d'un accessoire rituel ou la figure molochienne d'un robot anthropophage, sont-ce les bouées de sauvetage et la corde suspendues, le décor trop propret ?

Je l'abandonne pourtant sans scrupules près de la piscine, sachant que je la retrouverai devant la télévision. Elle passe sa vie devant la télé. The Avengers, James West, Superman, Acquaman, Spiderman, mais aussi Elena et les hommes en anglais ou Fort Apache. Au fur et à mesure des jours qui passent j'ai l'impression que c'est son activité préférée. Accroupie, allongée sur le ventre, assise en tailleur, par terre, sur le canapé, dans la cuisine, elle reste hypnotisée par le petit écran. Les Kraus ont des postes de télé dans presque toutes les pièces, même une salle de bain. Il n'y a qu'au cabinet qu'on a la paix.

Je le croyais du moins. Il y a quelques jours je faisais tranquillement caca quand passe devant mes pieds nus un drôle d'insecte rampant. On dirait un épais mille-pattes qui se dandine en avançant lentement mais sûrement. Je ne sais pas ce qui me prend, peut-être ne suis-je pas très rassuré de voir ce machin qui risque de me grimper dessus, mais mon instinct meurtrier refait surface alors que je prétends adorer les animaux et réfute toute velléité criminelle. Je ne trouve rien d'autre qu'un gros savon à portée de main. Je le place au-dessus du scolopendre. Il fait exactement la même taille. On dirait un fait exprès. Je vise le monstre en tenant le savon entre le pouce et le majeur, et splatch je l'écrabouille. Berk ! Personne ne fait trop attention à mon histoire jusqu'à ce que nous allions au musée admirer les spécialités locales. Là je suis tout fier de montrer à Mona, la maman de Jeff et Pam, la pauvre victime de mon tableau de chasse. Tout le monde est maintenant retourné. J'ai simplement écrasé un des rares spécimens extrêmement dangereux encore en activité dans la région ! Avec le recul je ne fais plus du tout le mariolle et je me trouve même carrément débile. La vie est faite de ces accidents que l'on croise et auxquels on échappe, par je ne sais quelle chance. L'instinct de préservation jouerait-il son rôle malgré soi ? Mon naturel inquiet m'incite à la prudence et je crois posséder un sens intuitif hors du commun que je préfère taire pour ne pas passer pour un mystique. J'ai toujours considéré mon athéisme comme un avantage. Jamais eu de crise mystique justement, mon père m'ayant définitivement écarté de la tentation, alors que j'étais tout petit, en me répondant par une phrase de l'écrivain Georges Arnaud dont il avait été l'agent littéraire pour Le salaire de la peur : "Si Dieu existait ce serait un tel salaud qu'il ferait mieux de ne pas s'en vanter."

(une minute de ping-pong) Cette remarque en appelle deux autres. D'abord je n'ai jamais su bien jouer au ping-pong, parce que la table était au catéchisme et que j'étais pratiquement le seul à ne pas fréquenter l'aumônerie. Regrets éternels. L'autre fait partie des histoires de mon père qui avait lancé Frédéric Dard, alias San Antonio, et Robert Hossein, été l'agent de Michel Audiard, Marcel Duhamel et sa Série Noire, Francis Carco dont il produisit les pièces, avait fondé et dirigé la Collection Métal (romans d'anticipation) avec Jacques Bergier, fait la contrebande de livres pornos avec Éric Losfeld comme équipier, et rencontré ma mère alors qu'elle était vendeuse à la librairie de l'Odéon, après avoir travaillé cinq ans à celle du Lycée Jules Ferry, rue de Douai. Georges Arnaud avait été accusé du meurtre inexplicable de son père, de sa tante et d'une domestique, à coups de serpe, dans le château familial. L'avocat Maurice Garçon avait réussi à le faire acquitter en demandant aux jurés comment un type avec une telle tête d'assassin pouvait être coupable ! Or une nuit que mon père dormait sur le canapé du salon, il voit s'approcher Arnaud avec un énorme couteau de boucher. Frayeur. Jusqu'à ce qu'il voit son hôte à la cuisine se découper quelques rondelles de saucisson. Franchement, mon scolopendre n'avait pas l'aspect d'un tueur.

Ce n'est pas tout ça. Jeff m'attend pour m'emmener à une hippy-party que l'on appelle une vibration. À seize ans il a déjà le droit de conduire une automobile. Cela change de ma mobylette grise. Nous nous asseyons sur la pelouse d'un grand parc où la scène est en contrebas des petites collines qui l'entourent. La Battle of the Bands voit se succéder une ribambelle de groupes psychédéliques qui confrontent leurs musiques les unes aux autres. Jeff joue de la guitare électrique et un peu de batterie dans le sien baptisé Cherry Binerch. Son groupe répète dans un garage. La liberté sur gazon me change de celle de la grève générale. L'électricité est partout.

mardi 10 janvier 2012

Qu'y a-t-il à voir à filmer un concert ?


Edgard Varèse se moquait du public qui se lève et se tord le cou pour voir qui joue de quoi dans la fosse pendant un concert. Seule la musique comptait à ses yeux. Bernard Vitet soutenait que toute représentation est un spectacle et qu'il est nécessaire d'en contrôler l'image. À la télé le jury de The Voice tourne le dos aux candidats pour ne pas être influencé par leur plastique. Aujourd'hui, pour communiquer leur travail sur le Net où le buzz prend parfois, les musiciens ont besoin d'être filmés. Les vidéos YouTube, DailyMotion ou Vimeo tiennent lieu de teasers, bandes-annonces censées attirer le public, et surtout les programmateurs trop paresseux pour se déplacer, ou trop éloignés lorsque l'on vise une diffusion internationale. Le petit film de Françoise Romand sur notre opéra Nabaz'mob nous a ainsi permis de parcourir la planète depuis cinq ans. Mais comment restituer l'émotion du direct ?

On ne peut pas. À défaut de faire œuvre de création (Step Across The Border, Straight No Chaser, 200 Motels, The Death of Klinghoffer, comédies musicales, clips inventifs, biopics...) ou de pédagogie (les films de Bruno Monsaingeon avec Glenn Gould, Les Grandes Répétitions de Luc Ferrari et Gérard Patris...), les captations sont ce qu'elles sont, quels que soient les moyens. Elles représentent parfois des témoignages inestimables (Monterey Pop, Woodstock, Gimme Shelter, Spike Jones, opéras filmés, variétés anthologiques, concerts commentés...), mais elles restent de pâles restitutions de la réalité.


Je ne peux faire exception à la règle quand le groupe Odeia me demande amicalement de filmer un de leurs concerts en appartement. Cela nécessite au moins deux caméras pour effectuer le moindre montage. J'en place une sur pied en plan général et me sers de mon Lumix pour changer d'angle, en essayant de ne pas gêner les spectateurs. Sonia Cruchon fait le maximum pour atténuer la dominante rouge après avoir réussi à monter le peu de rushes que je lui ai fournis. La teinte vert-rose donne un petit côté suranné aux images du trio à cordes qui adapte des morceaux traditionnels chantés par Elsa en grec, français, italien, ladino...


Le groupe Odeia sélectionne trois morceaux pour son site. Le premier est Gorizia, un chant italien anti-militariste qui relate une terrible bataille à la frontière italo-slovène en août 1916. Je me souviens d'Elsa à six ans, chantant La belle est au jardin d'amour sur les remparts de St Jean Pied de Port ; elle le chante avec les mêmes ornements qu'alors, appris avec Claire Caillard, lui conférant une délicate tonalité médiévale.


Enfin Levatillu stu cappeddu est une chanson sicilienne qu'interprétaient, le 4 décembre dernier, la chanteuse Elsa Birgé, le violoniste Lucien Alfonso, le violoncelliste Karsten Hochapfel et le contrebassiste Pierre-Yves Le Jeune. Prochains concerts à Paris le 3 février au 3 Arts, et le 12 à nouveau en appartement.

Photo © Erik Patrix

vendredi 6 janvier 2012

3. Noir et blanc


À peine arrivés voilà que cela sent déjà le roussi. Le ciel est plombé. Il faut toujours que les Américains en rajoutent. Comme une overdose de tout. Des automobiles longues comme dans un film de Tex Avery, des steaks qui débordent de l'assiette, des glaces au litre, des géants nourris au lait et aux corn flakes, des pointures de godasses qui frisent le cinquante, des écrans énormes, et cette gare aux proportions démentes... On a l'air tout petit. Nous le sommes pour de vrai, mais nous devons agir comme des grands. Des types à la mine patibulaire rôdent autour de Grand Central. C'est épais, visqueux, glauquard. Des mendiants, des junkies, des gens pressés. On se croirait sur la Bowery. Quoi faire ? Comme disait Lénine... Ce n'est pas une référence à citer par ici, le pays de la libre entreprise. Il est 18 heures, 6 p.m. Nous nous promenons tranquillement sur les grandes avenues qui sont toutes parallèles et bien rangées, avec des numéros pour que l'on s'y reconnaisse, quand nous entendons tirer des coups de feu à un peu plus d'une centaine de mètres. (courte ambiance polar à recréer avec musique idoine) Très vite, sirènes de police perçantes, blocage de la rue, nouveaux tirs, nettement plus fournis. New York. Ma curiosité doit s'effacer devant mes responsabilités de grand frère. Broadway, ce sera pour une autre fois ! J'attrape Agnès par la main et nous filons vers la gare routière à deux pas sur la Huitième. Nous nous engouffrons dans la station de bus. Nos bagages y sont déjà, enfermés dans un des coffres de la consigne. Le plafond me donne l'impression d'un truc lourd et oppressant.

Les émotions ça creuse ou cela donne envie d'aller aux chiottes. J'attends ma petite sœur qui va faire pipi. La foule du soir s'affaire, se croise et se bouscule. Agnès ressort furieuse, un peu froissée. Elle me raconte qu'un gros noir l'a embêtée dans les toilettes des femmes. C'est le bouchon qui fait déborder le vase. Ma petite sœur n'arrête pas de se plaindre que tout est crasseux. Je ne sais comment gérer l'agressivité de cette ville qu'en la fuyant illico presto. Cherchant une destination cohérente avec notre idée de faire le tour des States, je jette mon dévolu sur le premier Greyhound qui se dirige vers le nord, ce sera Buffalo. Un lévrier filant vers un bison ? Le nom sonne sympa ; en plus, c'est sur la route des chutes du Niagara.

En fait de sympa, c'est surtout moche, gris et sordide. Il faut dire qu'il est cinq heures du mat'. Après une sorte de petit déjeuner que nous avalons dans le self de la gare, nous remontons dans un bus qui se dirige vers la frontière, puisque les chutes sont de l'autre côté, au Canada. Notre abonnement aux Greyhound rend les choses faciles. Je fais attention que nos valises suivent bien et hop, en voiture Simone ! Nous dormons pendant le trajet, segmenté par les étapes. Le conducteur annonce les villes où nous nous arrêtons. La nuit, c'est un peu brutal. Toutes les lumières s'allument, ça gueule dans le haut-parleur, nous faisons quelques pas avant de remonter. Un Japonais, qui compte faire le tour des États Unis comme nous, apprend des mots à Agnès qui connaissait déjà ohio (ça se prononce comme l'État où l'on doit se rendre bientôt), sayonara, domo aligato, odozo, omedetto koursimasu gozaïmasu, je la vois qui compte sur ses doigts, ichi, ni, son, shi, go, roku, shichi... Lorsqu'elle s'endort, j'apprends qu'il est musicologue et se passionne pour la musique africaine. Il m'explique comment sont construites les phrases, avec des articulations syntaxiques comme le langage. Je n'y comprends pas grand chose, mais ses yeux s'illuminent lorsqu'il me raconte comment ça marche. Le mélange africain-japonais est surréaliste, on dirait un film de science-fiction avec des gros monstres en carton-pâte style King Kong ou Godzilla. Mes yeux se ferment comme le soleil se lève.

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-2. Introduction à mon second roman

-1. Tour, détour, deux enfants
0. La révolution
1. J'ai 15 ans
2. Long Island

mercredi 21 décembre 2011

0. La révolution


Aller fouiller sa mémoire n'est pas chose aisée. Mon père est mort il y a vingt-cinq ans. Ma mère ne se souvient de rien, elle prétend que le passé est inintéressant. Comme tout le monde elle le réécrit comme ça l'arrange. Son révisionnisme systématique m'horripile. Elle est incapable de répondre à mes interrogations légitimes et m'envoie promener parce que je la dérange au milieu de Questions pour un champion. Je lui rétorque qu'elle est éliminée. Un point c'est tout. Elle aurait pourtant bien besoin de comprendre pourquoi elle et ses deux sœurs ont autant souffert de la vie, des handicapées du cœur, même si elles l'ont sur la main et que je les adore toutes les trois. Quel secret de famille est enfoui dans cette surdité entretenue ? À quelle génération remonter pour dénouer la corde qui les lie et les étrangle ? Je crains qu'elles emportent ce mystère dans la tombe, si même elles en soupçonnent l'existence. Ma soif d'écrire est-elle la parade à leur mutisme ? Ma fille ne me lit que rarement, mais elle pourra y revenir si elle le souhaite. Du côté de mon père les archives de la famille ont disparu il y a une dizaine d'années avec l'incendie de l'appartement de sa sœur auquel elle a succombé. J'ai tardé à l'appeler. Elle était trop bavarde !

Tout a donc commencé le 10 mai, comme une seconde naissance. Était-ce quelques jours plus tôt ? Je fais un amalgame avec la journée qui précède "la nuit des barricades". Je me creuse les méninges. C'était un vendredi. Le vendredi 10 mai. Une foule adolescente était attroupée devant la petite porte du Lycée Claude Bernard en face du stade et personne n'entrait. On se demandait si on allait suivre le mouvement qui depuis quelques temps animait Nanterre et le quartier latin. Nous ne savions pas vraiment quoi faire. À l'appel des CAL (Comités d'Action Lycéens), des mots d'ordre de grève avaient circulé, mais jamais on n'avait entendu parlé de grève d'élèves, ni des lèvres ni des dents. Les premières avaient eu lieu dès décembre 67. Je me suis dévoué pour aller voir le proviseur pris dans la cohue et je lui ai posé la question qui nous turlupinait. Depain, un type plutôt pas mal dans la difficulté de sa fonction, m'a répondu "Mais qu'est-ce que vous voulez que je fasse !" en me montrant tout le lycée massé sur le trottoir. Tout est allé très vite, j'ai dit "Portez-moi !" et j'ai crié au-dessus des têtes "Je viens de parler avec Monsieur le Proviseur, il n'y aura pas de sanction..."

(Musique 1)

Ma vie a basculé en quelques secondes. J'avais quinze ans, j'étais bon élève, mon engagement se cantonnait aux dissertations que ma mère avait souvent rédigées à ma place et qui avaient le mérite de soulever des questions morales. Et puis tout à coup, je suis porté par la foule, ovationné, et je m'entends hurler "Tous à La Fontaine !". C'était le lycée de filles à côté du nôtre. La mixité sera l'un des fruits de notre combat. Nous marchons. Nous enfonçons les portes et nous grimpons quatre à quatre dans les étages, ouvrant les portes des salles où se donnent les cours. On ne peut pas dire que notre élan fut couronné de succès. Tout juste une dizaine de filles débrayèrent pour "grossir" notre défilé qui se dirigea d'abord sur Jean-Baptiste Say puis Jeanson de Sailly. Mon oncle Gilbert appela mon père pour le prévenir qu'il venait de me voir passer "à la tête d'une manifestation" rue de la Pompe où il décorait la vitrine d'une boutique. Nous avons marché et nous marcherons encore beaucoup et nous courrons, ah ça, nous avons couru pendant toutes ces années ! Je n'étais pas un lanceur de pavés, mais j'ai couru, couru jusqu'à la manif contre Nixon quelques années plus tard, seize kilomètres à bout de souffle avec les matraques qui s'abattraient sur les crânes de tous côtés... En fin d'après-midi, nous avions rejoint les autres défilés à Denfert-Rochereau. Tandis que nous attendions, je suis entré dans un salon de coiffure et j'ai demandé s'il était possible que j'appelle mes parents pour les rassurer.

Les deux mois qui suivirent éclairèrent ma vie d'un soleil éblouissant. Le beau temps est favorable aux révolutions. Pendant les manifestations je faisais partie du service d'ordre à mobylette, j'arrêtais les voitures, il y en avait de moins en moins à cause de la pénurie d'essence, et nous grillions les feux tricolores pour faire passer le rouge et le noir. Je livrais aussi les affiches des Beaux-Arts à l'ORTF. Habitant Boulogne-Billancourt, je faisais partie du Comité d'Action du XVIe arrondissement, cela ne s'invente pas, et le soir, Porte de Saint-Cloud, je criais "Action, demandez Action, le journal des comités d'action" avec un type plus vieux que moi, Rémy Kolpa dont je reconnaîtrai plus tard le nom en fréquentant le journal Actuel et Radio Nova.

Le 15 juin, l'enterrement de Gilles Tautin me marqua particulièrement. Ce lycéen de 17 ans s'était noyé dans la Seine, poursuivi par les forces de l'ordre près des usines Renault à Flins. On parle plus souvent de Pierre Overney, mais la mort de ce garçon à peine plus âgé que moi me ramenait au réel. L'immense cortège avançait sans bruit, un silence de mort. Je ne suis fan ni des fleurs ni des couronnes, mais chacun déposa une rose rouge sur son cercueil. J'étais retourné. Le crime de la police gaullienne avait l'odeur de l'injustice. C'était la première fois que j'étais confronté à la mort d'une jeune personne. Celles qui suivront portent son empreinte. Percuté sur l'autoroute par un imbécile qui roule à contre-sens, pendu pour un chagrin d'amour, suicidé au gaz qui fait exploser l'immeuble, junkies à l'overdose, et puis la maladie... Mais à quinze ans je n'étais pas à me demander qui de la vie ou la mort est la plus absurde. Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison, Brian Jones, Alan Wilson étaient encore vivants. Deux ans plus tard ils auront tous été emportés.

Mai 68 avait échoué avec les accords de Grenelle, mais nous ne le savions pas. Nous n'avions réussi qu'une révolution de mœurs. On lui impute souvent bien des tares, mais c'est confondre ses acquis et la réaction qui n'eut de cesse de les saper. Les jeunes d'aujourd'hui ne peuvent imaginer comment c'était avant, une France encravatée et en blouse grise. Sur toute la planète la révolte avait grondé. Même si j'en comprenais la nécessité, la violence révolutionnaire ne correspondait pas à mes idéaux. Peu formé politiquement, j'étais certainement plus "Peace and Love" qu'un enragé. Jamais pourtant je ne renierai l'élan extraordinaire que nous inspira ce printemps.

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-2. Introduction à mon second roman

-1. Tour, détour, deux enfants

vendredi 16 décembre 2011

Abracadabra


Les machines sont capricieuses dès lors qu'on leur rajoute un petit accessoire numérique. Le moindre ravalement de façade et elles refusent d'avancer ou de perpétuer leurs habitudes. Les vrais plantages sont devenus rares, mais les mises à jour font souvent régresser les usages. Il n'y a qu'à essayer l'application Final Cut pour constater l'absurdité et l'inanité de sa nouvelle version, sorte d'iMovie inutilisable par un professionnel.
J'étais donc en train de plancher piteusement sur la Mascarade Machine inventée avec Antoine Schmitt, pendant que mon camarade qui l'avait programmée courait le monde avec ses installations oscillant entre science-fiction et génétique virtuelle. Antoine tissait une toile reliant quelques points chauds de la planète : Pixel noir à Shenzhen (Chine) et au Cube, City Sleep Light à la Fête des Lumières à Lyon, Façade Life à Vancouver (Canada), Nabaz'mob à Tallinn (Estonie) et Beauvais, Time Slip à Ljubljiana (Slovénie), Le grand générique à la Fiac, Still Living à Karlsruhe (Allemagne), ou collaborant à Nous autres ? dans les Cévennes...
Rassuré par ces bonnes nouvelles à l'occasion de son demi-siècle, je pestais néanmoins contre le clavier qui ne répondait plus à mes exhortations, l'image de ma frimousse et de mes mains restant figée sur des ectoplasmes d'à plat blanc. Aussitôt à pied d'œuvre, Antoine régla son compte à la machine en deux coups de cuiller à pot. Une mise à jour de Processing et quelques lignes de code plus tard, je pouvais à nouveau transformer le flux radiophonique en mélodie par d'élégants mouvements de passe-passe captés par la webcam intégrée. Mes prochaines prestations scéniques faisant toutes appel à cet instrument qui tient du Theremin pour l'interface et de la boîte d'effets pour le traitement acoustique, je peux transformer un signal audio comme la radio ou la télé en temps réel ou m'attaquer à une radiophonie, "mash-up" freestyle ou "plunderphonics" avant la lettre, soit ici le montage de très courts extraits radiophoniques de 1981 faisant surgir le paysage social au-dessus du paysage sonore. La théorie de R. Murray Schafer couplée au matérialisme historique !

jeudi 8 décembre 2011

Aux Arts Décos, un éléphant, une locomotive, des tchadors, des meubles calcinés...


Invité à l'inauguration des Histoires de Babar au Musée des Arts Décoratifs, rue de Rivoli, j'ai enchaîné goulument cinq autres expositions avant d'atterrir à la galerie des jouets où les enfants, jeunes ou vieux et même très vieux, s'émerveillent devant les éléphants en costumes.
J'avais commencé par le graphiste Stefan Sagmeister dont Another exhibit about promotion and sales material est présenté jusqu'au 19 février ; connu pour ses pochettes de David Byrne, Lou Reed ou des Stones, et de nombreuses pubs, ce qu'il montre ici est très expérimental, mais ce sont toujours des commandes, parce qu'il n'y a qu'une manière d'aborder les choses.
Passionnant, mais évidemment moins spectaculaire que les Récits de mode de Hussein Chalayan (attention urgence : dernier jour dimanche), mises en scène de vêtements souvent provocants où la société est réfléchie sans concession, quand le tchador croise la haute-couture et qu'elle-même absorbe des objets, des meubles, ou des images du monde arabe. Les questions sont entières. Tout semble possible. Le britannico-turc ne laisse rien au hasard.


Le troisième choc est produit par Goudemalion, rétrospective éclatante de Jean-Paul Goude qui fourmille de malice et d'ingéniosité (jusqu'au 18 mars) ; découpages graphiques qui recomposent les corps, couleurs à la vivacité explosive, dramaturgies surprenantes de pubs tournées comme de très courts métrages, automates que l'on penserait sortis des vitrines de Noël, la gigantesque locomotive du 14 juillet, etc. Il ne manque que le raton-laveur, mais une fée ne parlant que le russe glisse magiquement comme une patineuse avant d'aller s'asseoir devant un miroir où des flammes jaillissent de ses paumes. "Mais c'est pas tout, mais c'est pas tout !" chantait Bourvil. La prochaine cuvée des Arts Décos ne sera peut-être pas aussi corrosive (Van Cleef & Arpels, Louis Vuitton Marc Jacobs, Ricard 80 ans de création, Graphisme et French Touch, Bijoux contemporains en céramique...), c'est le moins qu'on puisse dire.
Dans les galeries contemporaines, Maarten Baas, les curiosités d’un designer (jusqu'au 12 février 2012) propose un mobilier sombre, tordu, brûlé, surréaliste, là aussi dans une dramaturgie qui fait basculer l'exposition vers l'installation. C'est ainsi que je me rends compte que j'avais malencontreusement zappé tout le mobilier moderne la fois où j'avais visité cet extraordinaire théâtre qu'est le Musée des Arts Décoratifs. Des lucarnes du neuvième étage de cette aile du Louvre les vues sur Paris sont merveilleuses quand tombe le soir.
Collection permanente exceptionnelle ou expositions éphémères tout aussi fabuleuses, vous avez le choix, que vous connaissiez déjà l'endroit ou pas. Et la programmation actuelle mérite que l'on s'y précipite.

mercredi 7 décembre 2011

État des lieux


La Médecine du Travail m'avait envoyé faire mon premier EPS (Examen Périodique de Santé) chez IPC, rue La Pérouse dans le seizième arrondissement. En sortant du métro Kléber je passe devant l'Hôtel Majesticmon père jouait les espions pendant la guerre. Le blockhaus du haut commandement militaire allemand s'élevait où Vinci, n°1 du BTP mondial, rénove l'immense bâtiment de 30 000 m² pour le compte de la société d'investissement publique Qatari Diar associée à HongKong and Shangaï Hotels, Ltd, soit la Chine et les Émirats réunis, annonçant le futur palace The Peninsula. Vendu par l'État français 460 millions d'euros, il se joindra aux Royal Monceau (Raffles), Shangri-La, Mandarin Oriental, des hôtels de très grand luxe qui donnent la mesure de la crise ! Sur l'une des affiches qui masquent les travaux un chasseur noir mime de héler un taxi, mais la casquette et son bras levé font maladroitement penser au salut nazi.

Quelques numéros plus loin, bien que vêtu d'un ensemble orange et violet pour tromper l'ennemi, je suis repéré par un type qui m'indique le second étage avant que j'ai le temps d'ouvrir la bouche. Je remplis un nouveau questionnaire. Prise de sang, urine, dentiste, tension artérielle, électrocardiogramme, mesures, souffle, etc. Les deux heures et demie consistent surtout en un temps d'attente mortel lorsque l'on a rendez-vous à jeun en début d'après-midi ! L'avantage de la démarche est la concentration de tous les examens et l'obtention immédiate de la plupart des résultats en fin de parcours. Bonne nouvelle pour un musicien, j'entends parfaitement. Encore plus agréable, mon cholestérol a baissé, ce qui est moral après les privations que je me suis infligées depuis trois ans. Mon cœur bat bien en rythme pour ma compagne et mes amis. Donc tout va bien, du moins à l'intérieur ! Pour fêter cela et comme je la saute depuis ce matin, je m'offrirai un Opéra chez Thomann et terminerai saucisson et fromage qui campaient dans le réfrigérateur depuis des semaines.

Contrastant avec en face, c'est gratuit pour tout le monde. Un acquis des luttes sociales. Les ors du quartier collent mal avec la simplicité des travailleurs. Édifices écrasants, fébrilité d'un examen de santé, désert.

mardi 15 novembre 2011

Impressions du Nord


Après la visite de l'attraction magique Les enfants de la nuit à La Condition Publique, nous avons fait un saut vers l'un des autres hauts lieux de la culture de Roubaix, La Piscine, musée d'art et d'industrie installé dans une merveille d'architecture Arts Déco qui avait dû fermer ses portes en 1985, après 53 ans d'activité, en raison de la fragilité de sa voûte. Si les photos d'époque font rêver, l'ancien projet social de bains a été rénové par l'architecte Jean-Paul Philippon en conservant les structures anciennes pour en faire un lieu d'exposition moderne qui, de temps en temps, abrite des spectacles. Le pire et le meilleur se côtoient en une sorte de collage surréaliste où chaque visiteur peut y trouver son conte et ses légendes. L'accrochage, particulièrement malin, s'appuie sur les contraintes architecturales pour mettre en valeur sculptures, tableaux, objets, tissus, mobilier, etc. Le labyrinthe, constitué de recoins, percées, plongées, s'étend sans cesse en de nouvelles extensions comme celle qui accueille actuellement les dix ans du musée, petites cabines thématiques dont les cartels sont remplacés par des imprimés que chacun détache d'une pile reliée à l'entrée de chaque alcôve.



Drôle d'idée de choisir Ostende le lendemain pour nous changer les idées ! La mer du Nord plate comme une limande ne souffle mot et les travaux de la digue oblitèrent le paysage. La scandaleuse mainmise de Vinci sur les places de parking le long du port a un désagréable goût de police privée. Après une copieuse moules frites à la Kombuis recommandée par Laurent Dailleau, nous filons sur Bruges sans imaginer ce qui nous attend. Des hordes de touristes et d'autochtones venus faire leurs courses du samedi après-midi se pressent sur les trottoirs sans le moindre interstice pour respirer. La perversité du système de circulation automobile empêche toute velléité de pénétrer dans la cité et tous les parkings municipaux affichent complet. Idem pour les hôtels. L'office du tourisme nous trouve la dernière chambre d'hôtes disponible à Bruges, moyennant une commission qui rend suspecte la qualité de ses suggestions. En constatant que les bons restaurants sont tous réservés nous nous demandons quelle idée nous a poussés à venir là le week-end du 11 novembre ?! Heureusement la nuit chasse la foule des Soldaten Touristes et redonne à Bruges son pittoresque. C'est charmant, mais aussi chichiteux que la dentelle du coin. Quant au chocolat, d'excellente composition au demeurant, après plusieurs voyages en Belgique, j'ai un doute sur sa spécificité. Par contre, la variété et la qualité de la bière semblent justifier le voyage.



Le matin est un autre moment propice à se promener sans bousculade, mais on devrait se méfier chaque fois que les dépliants annoncent la Venise du nord ou d'ailleurs. Même une visite excentrée, forcément plus intéressante, donne raison à Colin Farrell dans l'excellent film In Bruges avec lequel la ville devra composer pendant de très nombreuses années. On a vite fait le tour de ses charmes et de ses ressources. Énigmatique twit de Vivien Chazel qui m'a "reconnu de loin malgré lunettes noires, capuche et mini sac à dos".
Le soir nous savourons l'accueil des gens du nord dans le vieux Lille avec David Rokeby, actuellement en résidence au Fresnoy. Nous avions assisté à Paris il y a quelques semaines au spectacle Surface Tension avec sa compagne Eve Egoyan, une improvisation où le moindre geste de la pianiste est traduit graphiquement sur l'écran. Toutes les composantes sonores, hauteur, durée, intensité, densité, sont analysées pour donner vie aux éléments visuels. Le mouvement enneigé me rappelle l'hiver qui s'annonce à Toronto, leur port d'attache.

vendredi 4 novembre 2011

Dépression molle


On ne peut pas toujours faire semblant. Ma compagne me dit que j'ai l'air triste. Si l'on me demande ce que je fais en ce moment je prends un petit temps avant de répondre. Je ne sais plus. Je me disperse.

S'il faut faire bonne figure j'évoque La chambre de Swedenborg, excitant projet avec Birgitte Lyregaard et Linda Edsjö qui sera créé au Musée d'Art Moderne de Strasbourg le 26 janvier, ou la récente publication de mon roman La corde à linge, en numérique avec images et sons. Les beaux projets mettent un temps fou à démarrer : design sonore des nouveaux objets Internet Readiymate avec le papa du lapin Nabaztag, Olivier Mevel, ou des jeux/jouets iPad/papier des Éditions Volumiques avec Sacha Gattino pour Étienne Mineur, participation à une équipe finaliste pour le concours du Mucem, voyage en Asie avec les petits rongeurs, sans compter mon second roman pour lequel j'accumule du matériel, idem pour mon hypothétique disque chez Signatures et une adaptation de L'astre en web-fiction. Je patiente en numérisant mes archives sonores (mise en ligne des meilleures sur drame.org, deux nouveaux albums inédits cette semaine !) et iconographiques (scan diapos), et je ponds un article par jour, sans compter mes commentaires passé ces frontières. Pas de quoi se plaindre a priori. Une vie bien chargée. Françoise est en résidence à Tourcoing / Le Fresnoy pour quatre mois où elle présente son travail et envisage un nouveau film, Elsa cherche à faire tourner Odeia dans lequel elle chante avec un trio à cordes (premier concert hier soir avec succès), plus un projet avec Linda et sa mère et plein d'autres trucs. Pourquoi s'inquiéter ?

Paragraphe pour le verre à moitié vide. Les beaux projets mettent un temps fou à démarrer. 2011 fut financièrement catastrophique. Si j'étais un cas isolé, je m'en moquerais, je saurais que ce sera bientôt mon tour, mais trop de camarades tirent le diable par la queue. Les festivals à qui je propose le trio El Strøm avec Birgitte et Sacha ne répondent pas ; ou bien pour annoncer leur suppression en 2012, ou encore me demandent de rappeler en juin 2012 pour juin 2013. J'ai l'impression que rien ne bouge, je dois supporter les mêmes revers qu'il y a quarante ans lorsque je débutai. Mes derniers albums n'ont pas généré les ventes escomptées, ni la réédition magnifique de Trop d'adrénaline nuit, le premier disque d'Un Drame Musical Instantané en 1976, ni mon duo avec Michel Houellebecq, Établissement d'un ciel d'alternance, enregistré vingt ans plus tard. Aucun journaliste n'a relaté l'énorme travail que j'ai réalisé avec la mise en ligne de 33 albums inédits sur le site du Drame, même les copains font la sourde oreille, pas même une petite news (sauf Dominique Meens sur assezvu.com), alors qu'ils m'apparaissent comme une aventure incroyable, et qu'individuellement ils recèlent plus de merveilles que les sempiternelles scies musicales encensées par les journaux spécialisés. Je suis mal placé pour m'extasier, avec le risque de passer pour un mégalo ou un parano. Il faut bien que je justifie ma dépression molle. Le film de Pierre Oscar Lévy, dont nous avons fait la musique avec Vincent Segal et Antonin-Tri Hoang, sera-t-il diffusé par Arte ou les pressions politiques le rangeront-elles au placard ? Et puis Bernard, mon acolyte du Drame, trente-deux ans de collaboration quotidienne, est en très mauvaise santé et déprime sec. Il a du mal à manger et n'est pas bien gros. Ma maman continue de critiquer tout et n'importe quoi sans n'être plus capable d'en discuter calmement, un mal courant chez les débatteurs.

Le monde part en gidouille. La planète est piétinée. L'indignation est-elle un premier pas vers la révolte ? Les inégalités de classe sont accompagnées d'une telle arrogance. La colonisation se perpétue. L'exploitation est plus monstrueuse que jamais. Qu'ils soient de notre monde repu ou les laissés pour compte du tiers les pauvres ne se laisseront pas berner éternellement. L'inquiétude réside dans les choix politiques que feront les révoltés. Les extrémismes sont toujours bien placés dans les périodes de dépression. La peur et la misère sont mauvaises conseillères. Nous vivons une époque transitoire où le pire devient probable, sans abandonner définitivement l'espoir, mais aujourd'hui j'ai le moral gris. Est-ce plus banalement le spectre de la mort qui rôde sous le fallacieux prétexte que j'aurai 59 ans demain ? Il y a mille explications. Aucune n'est juste. Un rien peut me faire basculer d'un paragraphe à l'autre, bilan pipeauté par un simple coup de téléphone, un sourire dans la rue, un rayon de soleil, la caresse d'un chat, tes baisers...

jeudi 3 novembre 2011

Petites musiques mécaniques et de pluie


Les musiques interprétées sur des instruments-jouets rappellent souvent les petites musiques mécaniques composées d'échantillons de la vie quotidienne. Les unes et les autres tirent leur origine des boîtes à musique de l'enfance, plutôt tendres et désuètes, mais également graves et profondes. Le premier âge n'est pas qu'un conte de fées, il est aussi le foyer des angoisses des futurs adultes. Les contes pour enfants, qui peuvent être d'une rare cruauté, préparent à la course d'obstacles qui attend chacune et chacun d'entre nous. Sur la platine se succèdent ainsi Jour de marché d'Oli Azerti et Chuchumuchu de Patrice Elegoet alias Chapi Chapo et les petites musiques de pluie. J'aurais pu y associer Pascal Comelade, Pierre Bastien, David Fenech, Sacha Gattino et bien d'autres, chacun dessinant son propre paysage sonore selon son histoire, souvent plus sombre qu'ils ne l'expriment dans une intimité feinte.

Qu'ils soient virtuels ou réels les instruments ont le mérite d'échapper à la collection de timbres traditionnelle. Ils sont le fruit d'une production artisanale qui prend le temps du sur mesures. Si le premier album d'Oli Azerti était essentiellement constitué de sons de la maison (son titre, Maison, est aussi le nom du label qui édite ses disques ainsi que ceux de Jî Mob, Malnoïa et Vadim Vernay), le nouveau, Jour de marché, souriant et sautillant, s'en échappe, là encore virtuellement, car cette évasion passe par les tuyaux d'Internet, se référant à la mémoire des machines, aux spams, à l'anglais de cuisine et au survol des news tournées en dérision. Mais si ses rythmiques aux connotations graphiques m'enchantent, les mélodies robotiques fredonnées par Anne Sigaud et Violette Valdes m'évoquent un vocodeur acoustique qui homogénéise l'ensemble en lui ôtant sa chair. Ne dansent plus alors que de petits squelettes sardoniques.

Chuchumuchu date d'il y a déjà deux ans. Pour Chapi Chapo et les petites musiques de pluie la manière de jouer d'instruments classiques n'est pas très différente des instruments-jouets utilisés dans tous les morceaux. Rien à voir pour autant avec, par exemple, les spectacles de Pascal Ayerbe destinés à un public d'enfants. Une forte mélancolie se dégage des rencontres de Pascal Elegoet avec les chanteurs Carbonic, Ray Rumours, Ootiskulf, G.W. Sok, GaBlé, Alice Dourlen, Gregaldur, John Trap (Solo) et les nombreux musiciens dont les polyinstrumentistes Klimperei et Sébastien Desloges, ainsi que Los Chidos, Bertrand Pennetier, Jean-Marc Le Droff, etc. Le rock progressif des Seventies est passé à la moulinette bretonne pour accoucher d'un minimalisme anglophone aux effluves de Robert Wyatt. Le nom du projet laisse entendre une approche lénifiante loin de sa réalité.

Pour ces compositeurs, auxquels je m'associe sur ce point, les jouets sont utilisés comme instruments à part entière et les instruments, électroniques, électriques ou acoustiques, sont joués par des adultes qui n'ont pas renoncé à la part d'enfance indispensable à tout musicien qui résiste à vendre son âme (qu'abrite le violon de L'Histoire du Soldat de Stravinski) au diable, sirène vicieuse représentée par la mode et l'appât du gain, la vanité ou la routine, l'amertume ou le succès.

N.B. : Pascal Ayerbe, Patrice Elegoet et moi-même participons à L'atelier du son, émission de Thomas Baumgartner consacrée au petit piano Michelsonne et diffusée sur France Culture le 11/11/11 à 11 heures du soir.

mardi 11 octobre 2011

Premier roman : La corde à linge


J'ai encore créé un objet qui ne ressemble à rien. C'est un livre qui se lit sur écran, dont les 47 photographies en couleurs font partie intégrante du récit et que le son vient éclairer d'un jour nouveau. D'une certaine façon ce premier roman pourrait aussi répondre à la dénomination d'un drame musical instantané !

Gwen Catalá a sué sang et eau pour en terminer la maquette. Le sang était thaï, l'eau bretonne, mais ne me demandez pas pourquoi, je l'ignore. Nous conversons par courrier électronique, communication de notre temps, tout comme La corde à linge naquit numériquement dans cette colonne. Mis à part le roman, le fait que l'objet vienne d'un blog et que chaque épisode commence par une photographie a tout de suite accroché François Bon qui s'est empressé de me répondre, chose inhabituelle dans le milieu de l'édition. C'est lui qui m'a poussé à ajouter du son, "un musicien comme vous !", et m'a suggéré de changer le titre. Je l'avais d'abord nommé Une étoile est sans ciel, jeu de mots un peu lourd m'obligeant à l'expliquer laborieusement chaque fois que je le prononçais ! La corde à linge se réfère au procédé d'écriture décrit dans l'introduction. Si le titre s'était rapporté au récit il se serait plutôt agi d'une corde pour se pendre ou du fil d'Ariane pour éviter de se perdre et revenir là d'où Max, le personnage principal, était parti. Quant au linge il ne s'est jamais cantonné à la famille. J'ai pris l'habitude de l'étaler au soleil, prenant le risque de dévoiler ses secrets. Voilà ce que c'est que d'en fréquenter du beau ! Pourtant non, le titre n'a rien à voir ni à entendre avec cette histoire.


Puisqu'il est numérique l'ajout de 80 minutes de son et de musique est une idée formidable, exploitant les capacités inédites de ce nouvel objet virtuel. J'ai toujours adoré les jouets technologiques. Je joue des synthétiseurs depuis 1973, l'année suivante nous utilisons la pause du cassettophone pour réaliser nos montages radiophoniques cut appelés aujourd'hui plunderphonics, sautons sur les premiers échantillonneurs comme sur les programmes informatiques de composition musicale dès leurs débuts, dans mon domaine je produis le premier CD en 1987, l'un des premiers CD-Rom d'auteur dix ans plus tard, la création de mon site remonte aussi à 1997, etc. Encore aujourd'hui, sans fétichiser l'outil, la moindre avancée technologique me pousse à imaginer des œuvres nouvelles jusqu'alors impossibles, ne délaissant pas pour autant les élucubrations plus roots à la Géo Trouvetout !

L'iPad, ou l'iPhone pour les amateurs de miniatures dont je fais accessoirement partie, est la plateforme idéale pour apprécier La corde à linge en son format ePub. Les sons et la mosaïque des images, qui permet comme la table des matières de sauter à l'épisode souhaité, seront par contre absents sur les autres tablettes numériques, format Mobipocket. Dans la version optimale sur iPad et iPhone (P.S. : ça marche aussi en streaming sur Internet sous navigateurs Safari ou Chrome), les sons sont optionnels ; on peut les jouer, les mettre en pause, les faire défiler, les rejouer, voire en wi-fi sur des enceintes distantes, et l'index des musiques renvoie directement au player correspondant. Chaque utilisateur peut choisir entre six polices de caractères, leur taille (très pratique pour les presbytes dont je fais maintenant partie) et la luminosité de l'écran. On peut rechercher un mot, insérer des marque-pages et, toujours sur l'application iBooks, le double-clic sur un mot ou groupe de mots offre de le copier, rédiger une note, surligner ou effectuer une recherche. La tirette qui apparaît au bas de l'écran permet de retrouver n'importe quel chapitre sur la ligne chronologique. Dans mon cas je préfère parler d'épisodes, ce qui correspond mieux à la méthode que j'utilisai pour écrire, ignorant moi-même ce qui allait se passer dans le suivant. J'ignore encore la nature de ce que j'ai écrit. Polar ? Science-fiction ? Politique ? Voyage initiatique ? Ou petite musique ?


Pour 3,49 euros, on peut tenter l'aventure ! Les éditeurs qui publient leurs best-sellers à des prix exorbitants, proches de ceux du papier, n'ont rien compris à ce nouveau mode de diffusion qui devrait plutôt profiter aux "produits de niche", comme la poésie ou dans mon cas, par exemple ! Publie.net représente le fer de lance de cette avancée, me poussant à lire plus souvent sur tablette des ouvrages que je peux facilement commander en ligne, réceptionner instantanément et emporter avec moi sans que cela pèse un âne mort.

Je tiens aussi à remercier celles et ceux qui m'ont aidé, Françoise Romand, Sonia Cruchon, Pascale Labbé, Antoine Schmitt, Philippe Blaizot, Vincent Segal (également violoncelle), ainsi que tous les musiciens présents sur la version sonore, Bernard Vitet (trompette), Sacha Gattino (clavier/échantillonneur), Birgitte Lyregaard (voix), Elsa Birgé (voix), Lol Coxhill (saxophone soprano), Brigitte Vée (piano), Baco (voix), Philippe Deschepper (guitare), Nem (platines), Lucien Alfonso (violon), Karsten Hochapfel (violoncelle), Pierre-Yves Le Jeune (contrebasse), Francis Gorgé (guitare) et Nicolas Clauss (ralenti).

mercredi 5 octobre 2011

100 lapins à Beauvais


Nabaz'mob, notre opéra pour 100 lapins communicants s'est installé à Beauvais jusqu'au 22 octobre dans le cadre du Festival Oise en Scènes consacré au dialogue entre arts et sciences. Antoine et moi étions passés repérer les lieux avec Marie Rouhète, nommée depuis à Montreuil, et Josette Galiègue, conservateur en chef du Musée Départemental, avant de nous envoler pour Tallinn. L'architecture et l'acoustique de la salle Thomas Couture permet d'étaler les petits robots wi-fi sur toute sa surface sans avoir besoin de les sonoriser, donnant ainsi plus de profondeur à la musique et à la scénographie.


Dix-neuf spectateurs maximum à la fois, sécurité oblige, juchés sur une estrade recouverte d'une confortable moquette noire légèrement éclairée en rouge, assistent au spectacle plongé dans l'obscurité. Toutes les vingt-cinq minutes les lapins proposent une nouvelle interprétation de l'œuvre.
La cour de l’ancien Palais des Evêques-Comtes de Beauvais, au pied de la cathédrale, où sont installées la pièce Monster Happy Tapes de Colin Ponthot et d'amusantes petites poteries sur tige de fer, nous plonge dans un univers à la Lewis Carroll que n'importe quel lapin aimerait traverser ! Au premier étage du musée où les nôtres entonnent leur chœur, tantôt céleste tantôt abyssal, les draps blancs qui recouvrent les œuvres les transforment en gentils fantômes. Quand la magie opère les siècles se confondent.

lundi 26 septembre 2011

Nabaz'mob à Tallinn, Estonie


Hans W. Koch (sur la photo devant Antoine Schmitt) ouvre le bal avec trois pièces musicales participatives. Proposition originale pour piano préparé, les spectateurs qui appellent des numéros depuis leurs téléphones portables font sonner ceux du compositeur qu'il a placés sur les cordes du piano à queue. Après un jeu de larsens solo me rappelant Pendulum Music de Steve Reich, des personnes du public montent sur scène saturer leurs ordinateurs portables de sons et de rectangles de couleurs.
Après un court entr'acte, les 100 lapins de notre opéra Nabaz'mob font la clôture de l'exposition Gateways organisée par le Goethe-Institut deux soirs de suite au Kumu Art Museum de Tallinn. Je viens de m'apercevoir que le second poème de 1971 qui figure sur mon billet de mardi dernier s'intitule Rabbit Soup. Pourvu qu'ils n'en prennent pas ombrage ! Plutôt que d'ajouter encore de joulies photos à celles déjà présentes sur le site, je choisis des images de notre équipe au travail pour illustrer les représentations de Tallinn.


Les petits rongeurs, qui ont eu vendredi les honneurs de la radio et de la télé nationales (émission ETV), remportent un beau succès. Comme nous demandons au public de ne pas prendre de photo pendant la représentation pour ne pas casser la magie de l'obscurité, à la fin du spectacle nous invitons les spectateurs à s'approcher. Antoine fait saluer le clapier pendant que les photographes en herbe le mitraillent. Comme nous répondons aux questions de la salle, une jeune fille demande pourquoi ce ne sont que des lapines, un enfant pourquoi leurs oreilles bougent. Il y a tant de façons de répondre. Rires.


La vieille ville est un peu trop proprette et pittoresque pour vraiment nous plaire, même si nous nous délectons d'une cuisine médiévale aux parfums inédits pour nos papilles. Nous préférons nous promener sur le port, dans les nouveaux quartiers branchés ou monter au 23ème étage de notre hôtel où est installé le musée du KGB. De là nous avons une vue plongeante, forcément circulaire, mais ça c'est une autre histoire...

vendredi 23 septembre 2011

SAS SOS


C'était le matin. J'avais encore le sourire. Nous étions un peu inquiets de l'heure de retard à l'aéroport Charles De Gaulle, craignant de rater notre correspondance à Stockholm. Arrivés là, personne au guichet d'embarquement pour rejoindre Tallinn. Sur le panneau d'affichage, écrit sur fond rouge "Prochaine information dans 30 minutes", mais le même message est répété toutes les demi-heures ! Jusqu'à ce que le vol de la compagnie estonienne disparaisse purement et simplement des écrans. Ça tournait mal…


D'odieuses tortues nous font poireauter debout pendant une heure et demie, tapant d'un doigt d'une seule main, prenant le temps d'un café, disparaissant régulièrement, ne donnant aucune information sur un éventuel autre vol alors que celui de la compagnie estonienne a été annulé sans aucune précision. Pas un mot d'excuse (redoutable sécheresse des hôtesses SAS, la compagnie d'aviation scandinave qui nous a déjà menés en bateau par le passé), pas la moindre compensation (quand je demande de bénéficier du même coupon repas que nos prédécesseurs dans la queue, la vieille pie me répond dix fois de suite "vous voulez rater votre avion ?" au lieu de me le tendre). Deux Chinois s'étonnent que les incapables n'aient pas déjà été déportées dans le Grand Nord. SAS nous fait tourner en bourrique. Dans le Boeing qui nous emmène à Oslo le plateau déverse sa crème sur ma veste, ma chemise et cet ordinateur où je passe mes nerfs. Pour une fois, nous sommes à l'avant de l'appareil, mais la sortie se fait exceptionnellement par l'arrière. Antoine tente d'enfiler son pull en gardant son sac en bandoulière, nous avalons des crevettes mayo avec un lance-pierre, mais le vol Oslo-Tallinn retarde à son tour. Dans ces moments il est appréciable d'être deux, et d'en rire. Nous aurons mis plus de douze heures pour rejoindre Tallinn qui est maximum à trois heures de Paris. Il faut toujours compter large lorsque l'on voyage pour le travail.

(Coucher de soleil sur Oslo)
Arrivés enfin au Kumu Art Museum nous installons nos lapins jusque très tard dans la nuit, alors que nous devons aujourd'hui enchaîner radio, télé et spectacle. Nabaz'mob joue également demain soir pour la clôture de Gateways organisé à l'initiative du Goethe Institut.

jeudi 15 septembre 2011

Des jouets et des hommes au Grand Palais


Catalogue bleu, catalogue rose, vous avez le choix si vous voulez garder un épais souvenir de l'exposition qui se tient jusqu'au 23 janvier dans les Galeries Nationales du Grand Palais à Paris. Le sexe des enfants détermine considérablement les jouets qui leur sont offerts qui à leur tour formatent les futurs adultes. Des jouets et des hommes est un voyage dans le temps orienté vers le passé ou l'avenir, selon l'âge et l'imagination du visiteur.
Les quatorze installations de Pierrick Sorin, dans le rôle du directeur artistique omniprésent, aident les grands garçons à régresser, à libérer les fantasmes qui nous ont construits. Par un trucage optique à la Méliès l'artiste habite des décors ludiques lui offrant, et à nous-mêmes qui nous y projetons à notre tour, l'occasion de retomber en enfance. Comme cela reste très mâle, on eut été curieux du choix d'une femme à qui confier une partie de ces scènes drôles, cruelles, astucieuses, capable de se laisser aller aussi librement à ces clowneries égotistes. Ses petits théâtres holographiques sont pour beaucoup dans la réussite du projet.


Ils nous aident à traverser le miroir, vitrines et cordages qui enferment les magnifiques objouets de musée rassemblés par Dorothée Charles et Bruno Givreau, les transformant en écrans/écrins de nos rêves oubliés. C'est à ce stade que tout se joue. Le portrait de Claude Lévi-Strauss à quatre ans sur son cheval mécanique, peint par son père, ou L'enfant au toton de Chardin (que nous avions animé et filmé l'an passé en 3D avec Pierre Oscar Lévy), annoncent la couleur. Les mômes déjà geeks pourront s'abrutir devant les jeux vidéo tandis que d'autres embarqueront avec leurs parents sur cet arche de Noé où les échelles de taille relativisent considérablement ce que nous sommes devenus ou ce qu'ils deviendront. Les filles admireront les poupées et leurs maisons, les garçons les petits soldats et les automobiles, tous se pâmeront devant les animaux, les robots et les personnages venus du cinéma ou de la télévision.
Dans la dernière salle, Pierrick Sorin nous refait passer de ce côté-ci du miroir, en brûlant nos jouets, mais sans perdre de vue le Rosebud de Citizen Kane, la neige tombant sur nous comme dans une boule de cristal renversée, ultime référence à notre courte existence.
On peut prolonger la visite sur le site de l'exposition où l'artiste présente un copieux WebDoc, Des jouets, un Sorin, découpé en 27 épisodes.


Repasser en revue les merveilles exposées m'a donné envie de retrouver le film tourné en 16mm par mon père lorsque j'avais trois ans sur la terrasse de la rue Vivienne. J'irai presque jusqu'à aller chercher au grenier les rares jouets que je n'ai pas donnés à des enfants, Dinky Toys, bouts de train électrique, soldats Starlux, et ceux en plomb de mon père dont de magnifiques pompiers devant une maison en flammes. Vous non plus, n'attendez pas Noël pour vous précipiter au Grand Palais !

mardi 6 septembre 2011

Repérages à Beauvais


Les draps qui les recouvrent transforment les œuvres en fantômes. Des murs semblent suinter des fresques inachevées. Se promener dans les salles fermées du Musée Départemental de l'Oise a la magie des coulisses, comme si le lieu était constitué de chausse-trappes, de portes dérobées, de couloirs secrets. Le mystère hante ces lieux fermés depuis douze ans au public et bientôt en rénovation.


Hier matin nous avons donc fait un saut à Beauvais pour repérer la salle Thomas Couture où sera représenté notre opéra Nabaz'mob du 5 au 23 octobre prochains. Chaque lieu impose une scénographie différente. Ici le public limité à dix-neuf visiteurs à la fois, pour raison de sécurité, assistera à la représentation du haut d'une petite estrade tandis que le clapier s'étalera à ses pieds dans l'obscurité. L'acoustique de la salle autorise la diffusion acoustique, soit cent petits haut-parleurs, un dans chaque estomac lagomorphe.
Après le déjeuner, nous visitons la cathédrale gothique dont la mégalomanie lui fut fatale tout au long de son histoire. Première de son espèce au Xe siècle, la Basse-œuvre fut détruite après d'innombrables incendies. Elle est remplacée par l'actuelle au XIIIème, la Haute-Œuvre, qui s'écroulera plus d'une fois. Après la nef, la flèche "la plus haute de toute la Chrétienté", cent-cinquante-trois mètres, y passera avec le clocher. Aujourd'hui encore, à l'intérieur, les chutes de pierre ont obligé partout l'installation d'étais en bois pour que le ciel ne tombe pas sur la tête des fidèles. Le résultat de cette démesure est franchement tarte et risible.


Nous préférons admirer les magnifiques sirènes musiciennes situées sous l'une des tours de l'entrée du Musée, découvertes dans les années soixante alors que le XIXe siècle les avait enfouies derrière la chaudière ! Il en reste quatre, sur les huit probables, qui jouent de la cornemuse (une pipasso ?), d'un flageolet et d'un tambourin, de la viole (viola da braccio) et d'un instrument à cordes étrangement appelé trompe marine. En admirant ici les fresques, ailleurs les bas-reliefs comme dans l'Égypte ancienne, j'adore imaginer la musique que l'on pouvait jouer alors, puisqu'aucune trace ne nous est parvenue. Des os de mammouth retrouvés en Russie m'avaient laissé perplexe sur la musique qui avait pu en germer. C'est pareil avec les instruments contemporains les plus bizarres dont je fais couramment l'acquisition et qui me laissent libre d'inventer tout ce qui me passe par la tête !

lundi 5 septembre 2011

Rêve de lapins


Depuis Marseille Poussière rêve-t-elle toujours de lapins ? Le sud ne semble pas friand de rongeurs lyriques. Nous n'avons jamais été invités que dans le sud-ouest. La nouvelle tournée de Nabaz'mob se dirigera encore cette fois vers l'étoile polaire. D'abord Tallinn en Estonie où notre opéra sera représenté deux fois au Kumu Art Museum pour la clôture de l'exposition Gateways les 23 et 24 septembre, puis en installation au Musée Départemental de l'Oise à Beauvais, dans l’ancien Palais des Évêques-Comtes, du 5 au 22 octobre avant rénovation de la salle Thomas Couture fermée depuis douze ans. Ce monument historique comporte une porterie du XIVème siècle ornée d'une célèbre peinture murale de sirènes musiciennes ! Ce matin Antoine et moi enfourchons nos destriers et fonçons à bride abattue faire un repérage des lieux tandis que Poussière continue de rêver sur le dos, la patte levée derrière l'oreille, dans une position de cantatrice montée sur ses grands chevaux, alors qu'en vérité sa méditation molle la fait plutôt ressembler à une crème.

jeudi 18 août 2011

Good for nothing


Je connaissais évidemment la traduction de cette expression que mon père prononçait avec "a typical Oxonian accent", l'accent d'Oxford, mais pourquoi m'appelait-il ainsi ? Peut-être n'étais-je pas très com-plaisant (la césure est de lui) pour débarrasser après les repas ? Mes résultats scolaires plus que rassurants n'impliquaient pas nécessairement d'application pratique. Peut-être n'en fichais-je pas une rame à la maison ? Je rechignais à ses injonctions alors qu'il avait le cul vissé sur sa chaise et que ma mère faisait tout le boulot.
Ma sœur a toujours été plus serviable. Encore aujourd'hui elle s'occupe régulièrement de notre mère alors que je la vois uniquement pour les grandes occasions. Elles s'engueulent aussi copieusement et ma sœur la traite comme du poisson pourri, mais elle l'accompagne faire ses courses chaque semaine et je crois (ou crains) que la coup de fil à sa maman soit un de ses premiers gestes du matin. Mes conversations téléphoniques avec ma mère sont plus serins que les échanges in vivo. Je peux raccrocher facilement si je sens que cela tourne au vinaigre. Myco come mycoacétyque, le champignon du vinaigre, était son surnom lorsqu'elle était adolescente aux Petites Ailes. Il m'aura fallu atteindre cinquante ans pour comprendre que je n'étais misanthrope que pour lui plaire et que ce n'étais pas du tout mon caractère. La section du cordon est plus tardive que beaucoup ne le croient, cet instant décisif où l'on saisit que l'on est soi et pas ce que nos parents attendaient de nous. J'ai déjà évoqué ma mère et mon père, l'amour pour leurs deux enfants et notre attachement, mais il y a plusieurs manières de vieillir. Mon père n'a pas eu le temps d'être grand-père, ma mère n'a jamais joué son rôle de grand-mère. Son complexe d'infériorité a développé un narcissisme agressif qui a rendu avec l'âge les conversations difficiles dès qu'elles abordent des sujets ayant trait au passé ou à la politique en général. Il y a longtemps que ma mère ne m'entend plus. Ma fille en a souffert. J'ai essayé d'aborder l'histoire de notre famille, l'origine des névroses, mais ma mère pense que cela n'a aucun intérêt. Elle réécrit à sa façon la vie de mon père. Je le comprends. Nos souvenirs sont systématiquement arrangés au fur et à mesure que nous les sollicitons. J'essaie de me rappeler…
Good for nothing ! Le bon à rien est devenu un touche à tout. Ce que je n'ai pas su transmettre à mes parents, je tente de le donner à d'autres, à mes amis, en conférence… Être utile procure des satisfactions qui donnent sens à une vie. Je perpétue la B.A. des louveteaux, la "bonne action" apprise aux Éclaireurs de France, organisation scout laïque à laquelle j'appartins de 8 à 11 ans et qui me fit grandir vitesse V. C'est incroyable ce que j'en retirai et qui me sert quotidiennement. Pourquoi n'apprend-on pas à l'école des rudiments d'électricité, de plomberie, de couture, de bricolage, toutes les choses pratiques auxquelles nous serons plus tard confrontés. L'informatique est passée dans les mœurs, mais je suis surpris à quel point nous sommes handicapés lorsque nous tombons en panne d'automobile, de chauffe-eau, ou lorsqu'il s'agit de faire la cuisine. Du moins pour la plupart. Je regrette aussi les cours d'instruction civique qui donnent un sens à notre citoyenneté. On me raconte qu'il n'existe plus de "plein air", cette demi-journée d'exercice physique que je n'affectais d'ailleurs pas outre mesure, complémentaire des cours de gymnastique. Il y avait la musique et le dessin, mais en retirait-on les moyens d'avoir plus tard accès à la culture ? De toute ma scolarité je n'ai lu aucun livre, me cantonnant aux extraits publiés dans le Lagarde & Michard. Rédactions et dissertations m'auront tout de même appris à écrire, les maths m'auront donné un esprit synthétique et logique, Monsieur Marnay le goût des langues étrangères… J'ai pourtant l'impression de n'avoir pas appris grand chose à l'école. Ce que sont la discipline et la rébellion plus certainement. Mais au delà de cette critique facile mon éducation scolaire m'aura permis d'acquérir plus tard les connaissances que je désirai vraiment, un peu comme mes parents dessinèrent le cadre que je remplirai plus tard à mon gré. Face à des propositions fortes mais ouvertes notre indépendance peut se développer en connaissance de cause, et notre existence trouve son sens lorsque nous apprenons à nous détacher et des uns et des autres.
N'empêche qu'aujourd'hui, question récurrente, je ne sais pas ce que je vais devenir. Les vacances servent à y réfléchir. Continuerai-je sur la voie de l'écriture ? Un second roman (le premier paraîtra fin août chez publie.net) ? Des chansons (comme jadis avec Kind Lieder, Carton ou pour Elsa) ? Vais-je lever un peu le pied du blog pour avoir plus de temps pour m'y consacrer ? J'aimerais réécrire L'astre en feuilleton cinématographique pour le Web, enregistrer quelques albums de musique qui me tiennent à cœur mais dont les conditions de production et de diffusion me freinent encore, imaginer un spectacle qui fasse suite à Nabaz'mob (l'opéra de lapins qui repartira en tournée dès septembre), composer plus souvent pour le cinéma, remonter sur scène… Ou tout autre chose parce que j'ai un besoin viscéral de faire ce que je ne sais pas faire et qui ne se fait pas. Histoire de contredire mon père ?

lundi 1 août 2011

Pyrénées (semaine 1)


Nous avons perdu l'habitude des jours de la semaine, mais chacun est marqué par un évènement déterminant. Le premier, nous évitons les bouchons sauf à la sortie de Paris ; l'autoroute qui descend vers Limoges est suffisamment agréable pour que nous ne sentions pas les heures qui défilent ; à la sortie de Toulouse une automobile en flammes nous oblige à quelques détours pour rejoindre Luchon ; l'arrivée à l'ancienne grange est épique, sous une pluie intense et un brouillard à couper au couteau je glisse sur une bouse de vache et fais un vol plané dans l'herbe trempée. Nous sommes encerclés par trois cent cinquante bovins dont une centaine de veaux et sept taureaux très impressionnants que l'on dirait préhistoriques.


Nous entamons nos vacances avec Anny, Adriana et la petite Alicia qui s'en vont le lendemain tandis que débarquent Marie-Laure et Sun Sun, accueillis par une météo à peine plus clémente. Le matin suivant, j'attrape un coup de soleil sur la nuque comme nous grimpons dans la montagne. Une dizaine de vautours tournent au-dessus de nos têtes, Françoise cueille quelques fleurs pour poser un bouquet devant la cheminée autour de laquelle nous nous réchauffons quand vient le soir.
Le samedi se rappelle à notre bon souvenir si nous ne voulons pas rater le marché. Comme le prochain est le mercredi nous faisons des provisions pour ne pas avoir besoin de redescendre dans la vallée. Dans les allées d'Étigny je trouve un hotspot pour récupérer mes mails en me tenant sur un pied tel un échassier des temps modernes, un peu ridicule. Nous garons les voitures au bout du chemin et Françoise fait la navette avec la Lada pour ne pas esquinter le bas de caisse.


Le quatrième jour est celui du déjeuner annuel de l'association des résidents de Lespone. C'est l'occasion de rencontrer nos voisins et de confronter des vécus on ne peut plus différents. Nous sommes vingt cinq à dévorer pâté, côtelettes, patates, bien arrosés, en particulier par un vieil Armagnac à qui nous jetons un sort.
La température oscille sans arrêt entre 8° et 25°. Un jour sur deux est ensoleillé tandis que l'autre ne nous permet même pas de voir à dix mètres. Comme en Bretagne devant l'océan le panorama change toutes les cinq minutes. Il suffit d'un petit coup de vent, d'un courant ascendant pour que les nuages changent de formes, disparaissent ou recouvrent le paysage d'un coton épais transformant la pente en île inaccessible.
Le matin du cinquième jour, Nicolas appelle pour prévenir que la nouvelle chaudière est en rade et qu'une forte odeur de fioul envahit l'escalier. Malgré les difficultés acrobatiques pour obtenir du réseau j'arrive à joindre le chauffagiste qui n'est pas encore parti en vacances. Je me détends en tapant ces lignes avec la musique du long métrage que nous avons enregistrée avec Vincent et Antonin et que je découvre finalement quinze jours plus tard comme si elle avait été composée par quelqu'un d'autre. J'en choisirai quelques prises à la rentrée pour mettre en ligne un nouvel album virtuel sur le site drame.org, mais le temps est à la rêverie et à la lecture. Je suis plongé dans le dernier roman d'Umberto Eco qui pour l'instant ressemble plutôt à un ouvrage encyclopédique où apprendre mille et un faits historiques...


Le lendemain, l'énigme du Cimetière de Prague commence à prendre corps. Le thermomètre descend à 4°C pendant la nuit. Nous assassinons des centaines de mouches venues avec les vaches, à coups de journaux lorsque les rouleaux de glu sont saturés. Je deviens copain avec les deux juments en liberté dans le pré. Alain nous explique que le Conseil Général rembourse les 400 euros de l'antenne Internet si nous nous abonnons. Cela nous permettrait aussi d'avoir un téléphone qui fonctionne plutôt que le système hertzien dont les parasites couvrent les conversations.
Le septième jour, la brume rétrécit l'espace à une bulle aveuglante qui flotte au-dessus de la vallée. Les cloches à vache s'arrêtent de tinter. On entend le silence.

mercredi 13 juillet 2011

Coupés du monde


Avant que le soleil se couche nous sommes allés admirer l'affiche que Ella et Pitr ont collé la veille aux Lilas. Françoise et moi ressemblons au petit couple à cheval sur le front de l'oiseau bleu. Nous quittons Paris d'abord pour les Pyrénées où toute connexion à la Toile est impossible. Il faudrait monter au sommet ou descendre dans la vallée, mais nous avons besoin de vacances. Ensuite nous nous laisserons glisser le long du cou de l'animal en suivant la vague. L'été succédera à l'hiver. Adelaide et Nicolas gardent la maison avant d'emménager à Marseille. Scotch nous accompagne. Je reprendrai probablement le fil du blog d'ici la fin du mois lorsque nous serons dans le sud. D'ici là nous arpenterons les pentes à pic et nous nous prélasserons au coin du feu avec un bon bouquin.
Le mien sortira le 20 août avec la fournée de la rentrée de publie.net. Le 15 septembre ce sera au tour des deux nouveaux DVD de Françoise, Gais Gay Games et Thème Je. Suivra la diffusion de La planète dans tous ses états de Hubert Védrine réalisé pour Arte par Pierre Oscar Lévy dont j'ai signé la musique avec Vincent Segal et Antonin-Tri Hoang, tandis que la nouvelle tournée des lapins débutera en Estonie !
Beaucoup de projets pour la rentrée, aussi avons-nous besoin de régénérer nos forces, en commençant par le farniente...

jeudi 9 juin 2011

Plastique ludique


À la bissectrice de notre récent voyage à Prague et de l'époustouflante installation d'Anish Kapoor au Grand Palais, l'exposition Plastique Ludique à la Galerie des Jouets du musée des Arts décoratifs à Paris présente les créations de la designer de jouets tchèque Libuše Niklová. Ce n'est pas parce que la plupart de ses jouets sont gonflables qu'ils vous couperont le souffle, mais leur fantaisie poétique laisse rêveur. On aimerait ne pas savoir nager pour emprunter la bouée papillon, on voudrait avoir le droit de prendre son bain avec son Nautilus, on adorerait pouvoir assembler son bestiaire en kit pour réaliser soi-même des bestioles couinantes au corps d'accordéon (en accords d'éon ?). Je compte bien retourner acheter un buffle rouge, un éléphant bleu ou une girafe gonflables, réédités par la firme Fatra (25 euros, exclusivement à la boutique du musée) !


Gaspar s'est prêté au jeu comme le fils de l'artiste, Petr Nikl, homme de théâtre et illustrateur, s'amusant avec les jouets sonores de sa mère qui l'ont inspiré. Un troupeau de buffles s'est échappé des vitrines. Les enfants les chevauchent dans un joyeux tintamarre, désacralisation de l'espace muséographique dont est coutumière la conservatrice Dorothée Charles qui a, cette fois, travaillé avec Tereza Bruthansová, commissaire de l'exposition qui se tiendra jusqu'au 6 novembre. Il y a deux ans, nos propres lapins avaient passé cinq mois dans cette aile du Louvre ! On reste entre bêtes... Cela me rappelle chaque fois l'anecdote rapportée par Jean Cocteau de la création de Parade avec la musique d'Erik Satie ; devant lui une dame s'esclaffa "si j'avais su que c'était si bête j'aurais amené les enfants". Alors, n'hésitez pas, allez-y avec eux, et si vous n'en n'avez pas prenez-vous par la main : la Galerie des Jouets du Musée des Arts Décoratifs produit une fois de plus un temps suspendu, qui renvoie, dans le meilleur des cas, à l'essence-même (et je ne dis pas cela parce que l'on peut voir en contrebas dix-sept sublimes automobiles de collection des années 30 à nos jours) de ce qui nous permet d'avancer, l'art de s'envoler dans l'imaginaire, de transposer le réel dans un monde magique, celui où personne ne nous dit que c'est impossible, parce que les rêves sont la seule vérité dont nous ne devrions jamais douter.

lundi 6 juin 2011

Benoît Delbecq répond à trois questions d'Antonin-Tri Hoang (2)


Suite de l'entretien croisé entre le souffleur Antonin-Tri Hoang (22 ans) et le pianiste Benoît Delbecq (45 ans) à l'occasion de la sortie de leur duo Aéroplanes chez Bee Jazz (dist. Abeille Musique)...

Question n°2 d'Antonin-Tri-Hoang :
Comment sens-tu le fond de l'air ?

Réponse de Benoît Delbecq :
D'où je t'écris, l'air est délicieux, ici à 10h45 au Cap Gris-Nez près de Calais où je passe quelques jours en famille avec les kids, cousins-cousines, etc. Marée montante, le Cap Blanc-Nez majestueux, et la pointe de la courte dune... Il y a eu un concert d'un grive musicienne à 6h du matin... Un excellent air !
Pour le reste, politiquement, l'air est effroyablement nauséabond. Et il est très clair qu'on ne peut plus développer sa pensée comme avant. L'intellectuel est combattu à ciel ouvert par la pensée unique (une expression d'Ignacio Ramonet piquée par Chirac...), c'est un virage inédit et très inquiétant.


Culturellement parlant, j'assiste médusé à une désertification sans précédent de l'esprit de curiosité et d'indocilité face au mainstream - et pas seulement quand à la musique bien sûr. De plus en plus, et c'est acquis, ce sont des élus locaux/régionaux, etc. et des groupes financiers qui déterminent la vie culturelle, les choix éditoriaux du spectacle vivant, de la production cinéma, etc. Et, ce que veulent avant tout les élus, c'est du retour sur investissement - cela, c'est récent. Or la culture ça n'est pas cela, ce n'est pas l'entertainment. C'est un virage politique majeur, et je ne vois pas chez les politiques à droite comme à gauche la moindre envie consistante de considérer ce fait nouveau. Récemment, un programmateur m'a demandé de rendre un nouveau projet multi-disciplinaire plus glamour côté rédactionnel, photos etc. Je suis resté sans voix. Et pourtant, il s'agit de quelqu'un de très pointu, mais qui subit un telle pression de ses élus qu'il a franchi le pas de jouer leur jeu. Tout cela est nouveau pour moi. Le fond de cet air là est pestilentiel, c'est l'air du marketing culturel... Pour moi qui me suis structuré à une époque si riche où tout semblait possible...
Le temps où la culture était un potentiel d'épanouissement et d'enrichissement pour chaque individu est derrière nous. Je vais paraître nostalgique mais il est loin le temps où l'on pouvait aller écouter Steve Lacy à la MJC de Marly-le-Roi (bon, ok, il est décédé aujourd'hui). Je trouve ça pathétique. Internet permet de découvrir plein de trucs, mais, globalement, il est le vecteur de l'apologie du mainstream, du marketing... Ce qui est pour moi incompatible avec l'idée même de musique non vénale. La solution sera politique ou ne sera pas - enfin pour ma part je n'ai pas de levier pour agir contre ce flux, si ce n'est continuer mes travaux.


Question n°3 :
Si tu n'habitais pas à Paris (Clichy) où vivrais-tu ?

Réponse de Benoît Delbecq :
J'ai la chance d'avoir pas mal voyagé de par le monde, et ai des proches un peu partout, musiciens ou non, et je me sens bien à plein d'endroits, mais ce n'est pas comme y vivre - la différence entre tourisme et immigration !
Je suis très lié au Canada de par mon parcours et mes passages au Jazz Workshop de Banff, ainsi qu'à la scène du Festival de Jazz de Vancouver qui m'a fait rencontrer des pans entiers de musiques qu'on a très très rarement l'occasion (ou pas du tout !) d'entendre en France. De par ma pratique de la langue anglaise, j'ai des liens privilégiés avec l'Angleterre, le Canada, les USA... Bien sûr New-York est très attirant, il y a une énergie spéciale, mais... Je vis là où mes trois enfants vivent, et, séparé de leurs mères parisiennes, il ne serait question pour moi de m'en éloigner tant qu'ils ne volent de leurs propres ailes - et ce n'est pas pour demain car ma petite dernière a 5 ans ! Mais il est vrai que mon travail commence à être pleinement reconnu aux USA et je fais en sorte d'y jouer son mon nom dans les temps à venir. Je vais faire les démarches pour un permis de travail de longue durée, nous verrons bien. D'ici là à y vivre, le pas n'est pas prêt d'être franchi avant longtemps. Mais je m'éloignerai bien de la ville de Paris qui est aujourd'hui, pour les musiques que j'aime, quasi désertifiée. La pression immobilière y est épouvantable, cela s'en ressent sur les conditions de vie, et le nombre de lieux en chute libre (quand à ceux qui ont un piano décent... que dire...), et j'observe que nombre de mes collègues étrangers de ma génération partent pour Berlin, où il se passe beaucoup de choses, c'est une ville que j'aime beaucoup. Ceci dit, j'aime profondément Paris (et Clichy !) et n'ai jamais envisagé sérieusement de partir, tout en râlant j'y suis très heureux.

P.S. (jjb) : prochainement, Antonin-Tri Hoang répond à son tour à Benoît Delbecq.

vendredi 27 mai 2011

Comment devenir riche ?


Hier matin Jonathan me fait suivre un article du New York Times sur la nouvelle résidence de DSK que la presse française résume ensuite sans en livrer les détails. "His new home is a free-standing 3-floor town house in TriBeCa, on the market for nearly $14 million. The town house features a rooftop deck, a fitness center, a custom theater, a steam spa bath, two Italian limestone baths, two Duravit jet tubs, a waterfall shower and a dual rainfall steam shower." Patrick Dorffer traduit l'annonce de la mise en vente à 13,995,000 dollars : "Quatre chambres, trois salles de bain avec baignoire et douche, une salle de cinéma, une autre dédiée au sport, un spa avec bain de vapeur, une terrasse sur le toit avec mobilier d'extérieur et coquette statue de cochon... Le tout sur trois étages, pour 630 m2 au total, avec parquet en chêne, dans une rue pavée en plein cœur de Tribeca, quartier résidentiel de Manhattan à New York, dans lequel il aura pour voisins Mariah Carey, Jay-Z, David Letterman ou Robert De Niro. Dominique Strauss-Kahn a pris possession mercredi de sa résidence surveillée à 50.000 dollars (35.000 euros) par mois, au 153 Franklin Street. Mais donnez-vous la peine d'entrer pour une petite visite guidée." Appréciez le choix musical !


Sur FaceBook Marie-Anne interroge : "Ça c'est de l'info ! Quel intérêt ?" et me traite gentiment de petit malin lorsque je feins de comprendre l'effet quasi brechtien de son commentaire. Comme elle ajoute "Le scandale est-il dans cet appartement payé sur ses deniers ou dans nos cellules insalubres où s'entassent des personnes non encore jugées ou dont la place serait plutôt un centre de soins ?", je réponds "Sans la plus-value faite sur le dos des pauvres, il n'y aurait pas de riches !". Car qu'est-ce qui permet à quelques uns de s'enrichir lorsque le plus grand nombre reste pauvre ? L'héritage repousse la question aux générations antérieures sans la résoudre. En quoi un travail aurait-il plus de valeur qu'un autre ? Coup de bluff magistral lié à l'oppression de classe qui valorise l'organisation à l'action ou simplement antériorité de l'innovation ? Ou est-ce l'arnaque de la propriété que Proudhon assimile au vol ? La plus-value faite sur le dos de la majorité des travailleurs est-elle la seule méthode pour devenir riche ? La spéculation peut revêtir maintes formes, mais c'est l'acceptation du système qui pérennise l'écart de richesse. Aussi pour payer de ses deniers le barbecue ironiquement déguisé en cochon (photo) il aura fallu exploiter du monde, créant des iniquités poussant le lumpen à certaines formes de révolte anti-sociales rejetant en prison et en asile plus de pensionnaires que ces centres ne peuvent en contenir !

jeudi 21 avril 2011

Un cheveu dans la soupe


Il est toujours difficile de comprendre pourquoi certains organismes sont si désagréables quand d'autres font des efforts d'amabilité. Intermittent du spectacle, j'ai tout connu dans mes rapports aux Assedic, de l'arrogance méprisante à la coopération humaine, du comptoir anti-agression au rappel téléphonique personnalisé. Depuis que l'on ne peut plus les joindre au téléphone, les choses se sont corsées, mais le courrier fonctionne pour peu que l'on soit patient. Le pompon est détenu par l'ANPE de ma municipalité. Comme je venais de déménager, la responsable me demande si ma déchéance n'est pas trop pénible. Ne comprenant pas son allusion, je lui demande de préciser sa pensée. Ce n'est pas trop dur, dit-elle, de passer du 92 au 93 ? Elle signifiait par là mon passage des Hauts de Seine à la Seine Saint-Denis ! Suivirent d'autres poncifs de classe véhiculés avec toujours plus de brutalité par cette pauvre femme tandis que j'imaginais la réaction de demandeurs d'emploi plus émotifs... Récemment, une des associations qui me salarient fut reçue à plusieurs reprises de manière exécrable par les préposées de l'Urssaf, se faisant même raccrocher au nez alors que leur aide était sollicitée sur un point de détail pourtant simple. Quelle hiérarchie monstrueuse subissent ces employés s'ils n'ont d'autre exutoire que de répercuter la tension qu'ils vivent au quotidien ?
De ces administrations kafkaïennes glissons au privé avec la société Apple. On aura beau critiquer avec raison sa politique protectionniste, la qualité d'accueil et d'écoute y est chaque fois exemplaire. Mon iPhone ayant un pépin d'alimentation, on me le change illico pour un neuf. La même aventure est arrivée à ma fille il y a trois mois, sauf que mon mobile indique qu'il a pris l'eau, accident non couvert par la garantie. Comme j'explique l'absurdité du verdict au jeune technicien il m'octroie une faveur en précisant que cette exception ne pourra se reproduire. Est-ce notre séjour asiatique qui colora en rouge les voyants d'humidité ? Allez savoir ! Rentré à la maison, je n'eus plus qu'à restaurer mes informations à partir de la dernière synchronisation. La fragilité de l'instrument me fait hésiter à prolonger la garantie via AppleCare (69 euros pour une année supplémentaire) ou en souscrire une chez Orange (9 euros par mois, mais couvrant également le vol). Mobile Me me propose de localiser gratuitement l'objet, c'est sympa que je le sache aussi, puisque Apple me piste sans me le dire depuis quatre ans déjà...
Je profite de ma visite à l'AppleStore pour m'offrir un Magic Trackpad à connecter en Bluetooth à ma tour Mac en remplacement ou complément de la souris. L'objet (c'est le grand carré métallisé qui trône à droite du Tenori-on et du Kaossilator sur la photo) rappelle les gestes opérés sur le trackpad de mon portable et me permet même de contrôler à distance ce qui se passe à l'écran, gymnastique précieuse lorsque je m'enregistre moi-même depuis la cabine du studio. C'est évidemment plus agréable que de se confronter aux administrations aimables comme des portes de prison, parcours d'obstacles qui coupe toute inspiration. Sic. La frustration des esclaves serviles s'oppose aux satisfactions qu'ont d'autres de se rendre utiles. Et les réponses mécaniques et inhumaines justifient d'être un jour remplacé par une machine !

jeudi 14 avril 2011

Scooter, toujours près !


Nous acceptons souvent de la réalité ce qui nous paraîtrait incroyable dans une fiction.
La sonnette de la porte retentit à l'heure où les enfants partent à l'école. Notre voisine est énervée par le vol de son scooter qui a eu lieu cette nuit. Le parking à deux roues, exclusivement motorisées, a été implanté devant chez nous par la mairie, avec notre accord car il n'y avait nulle part où attacher les bécanes à proximité. L'espace étant trop exigu pour une automobile, nous avions suggéré des bacs à fleurs mais leur entretien encombre la ville. Notre voisine s'est souvent fait barboter sa jupe, entendre la partie du véhicule qui protège les jambes. Aucun autre scooter n'étant présent à cette heure matinale, il semble que l'affaire se confonde avec une razzia. On aurait sectionné l'énorme chaîne, cassé le Neiman, etc.
En fin d'après-midi son compagnon reconnaît leur propriété garée devant l'agence Pôle-Emploi à quelques mètres de chez nous ! Le conducteur, la trentaine, explique qu'un petit jeune a aperçu les clefs oubliées sur l'engin, est rentré le soir à la cité et lui a "prêté" le lendemain. Et d'ajouter "dorénavant évitez de laisser vos clefs sur votre scooter !". Le type ignorait évidemment où il avait été "emprunté". Sur le chemin de retour de l'école, notre voisin chanceux est tombé juste au bon moment sur le "nouveau propriétaire", chômeur, qui ignorait la proximité des lieux ! L'histoire est exemplaire. On dirait pourtant le scénario poussif d'un mauvais film français, les personnages y occupant les places assignées par les préjugés : le couple bobo avec l'épouse tête-en-l'air et le mari perspicace, leur gamine à l'école, le petit voleur de la cité et le grand frère chômeur... J'oubliais le concierge qui relate les anecdotes du quartier sur son blog !

lundi 4 avril 2011

Waste Land, l'envers du gâchis


Les clichés de Vik Muniz pulvérisent ceux sur la pauvreté. Ses héros travaillent dans une décharge brésilienne où ils recyclent tout ce qu'ils peuvent. La réalisatrice Lucy Walker filme l'artiste au travail dans son œuvre de réconciliation avec son pays où il a grandi dans une favela avant d'émigrer aux États-Unis. Comme chez Michel Séméniako, JR ou Nicolas Clauss il s'agit d'images négociées (une expression de Séméniako), à savoir une collaboration entre les sujets et celui qui leur tire le portrait. La sociologie ou la psychologie sociale se montrent alors sous leur meilleur profil, celui de la création concertée. L'artiste, soliste d'un ensemble solidaire, réfléchit ce qu'il voit en prenant le temps d'apprivoiser les personnages qu'il filme ou photographie. À tel point ici qu'il s'imprègne du recyclage généralisé pour à son tour n'utiliser aucune autre matière que les ordures de notre société caractérisée par son gâchis. En réponse à cette absurdité ravageuse, chacun des protagonistes choisis est un modèle d'humanité et d'intelligence partagées. Leurs sourires valent ceux des "Nigériens" à la fin des Maîtres fous de Jean Rouch, sauf que dans Waste Land les Catadores (éboueurs) trouvent leur salut dans le travail, activité insalubre et honteuse pour les uns, utile et solidaire pour les autres. Lucy Walker participe à cette aventure en poussant malgré eux les acteurs à une analyse, subtile, que la caméra induit automatiquement. Le succès du film (Prix du Jury et du Public à Sundance, Prix du Public à Berlin, nomination aux Oscars, etc.) après celui des photographies de Vik Muniz transforme la noirceur du récit en conte de fées. Les bénéfices des photos ont été reversés aux modèles, soit 12 000 dollars chacun, avec lesquels ils se sont achetés une maison, en plus de la création d'une bibliothèque et un centre de ressources avec ordinateurs. Par où qu'on le prenne, Waste Land est un film emblématique de notre époque, système D contre gâchis, l'art comme dernier rempart de la barbarie, bulles financières inhérentes avec répartition relative des richesses, urgence à trouver des solutions écologiques, identification à des modèles humains, etc. À voir absolument (en ce qui concerne l'écoute, la musique de Moby alourdit inutilement le propos, comme d'hab !).

samedi 19 mars 2011

Retour au bercail (27)


Voilà. C'est fini. Les vacances sont terminées. Ce 27ème chapitre clôt cette série. J'aurais pu publier au jour le jour depuis les cafés et les hôtels où le wi-fi est partout gratuit en Asie, comme je le fais souvent lorsque je voyage, mais il aurait fallu que j'emporte mon ordinateur ou que je me connecte depuis des postes fixes, et surtout que je me mette systématiquement en chasse de cette liaison magique. Or si je suis parti, c'est justement pour fuir ce fil à la patte, cette perfusion quotidienne qui ponctue mes jours et m'esquinte la vue. J'avais besoin de vacances, surtout après le sprint de juillet ; pas moyen de récupérer depuis ; j'avais composé, interprété, enregistré, et ce avec des musiciens, monté sur les images et mixé la musique de 23 courts métrages en moins d'un mois, ce qui me laissait trois heures de sommeil par nuit. J'ai beau être un petit dormeur et faire des doubles ou triples journées de travail, par goût puisque j'ai la chance de faire de ma passion un métier, j'avais besoin de prendre l'air, de casser mes habitudes, de changer d'angle. Voyager dans des pays dont je ne parle pas la langue a toujours produit l'effet désiré. Cela ne m'a pas empêché de prendre des photos comme n'importe quel touriste et des notes sur le petit carnet que j'avais déjà gribouillé en janvier 2008 lorsque nous avions traversé le nord de la Thaïlande et le Laos.
Nous nous sommes reposés la première semaine sur une île thaïlandaise dont je n'ai jamais cité le nom par respect pour tous ses habitués qui m'ont demandé de le taire par crainte d'afflux massif dans les années à venir. Ils rêvent. Des Suédois et des Allemands y construisent déjà un village quadrillé et un grand complexe hôtelier. Il faudra certainement encore fouiner pour trouver de nouveaux paradis que nous contribuons nous-mêmes à polluer par notre rêve d'évasion. Les quinze jours au Cambodge se sont déroulés en trois phases : visite d'Angkor (trois jours suffisent), balade campagnarde sur le lac et au milieu les rizières en descendant jusqu'à Phnom Penh, puis retour au réel dans le monde des ONG et de la prostitution. Bangkok joua enfin le rôle de sas avant de retrouver l'Europe.
Un mois plus tard, je constate l'efficacité des vacances à mes moments de distraction.
J'ai une dent, une chaudière et un évier tout neufs. L'affiche d'Ella et Pitr, lacérée par une foldingue, ne sera pas restée collée plus d'une heure sur notre mur. Sacha et moi avons réalisé notre premier travail de commande en tandem pour Chanel. Le trio que nous avons formé avec Birgitte Lyregaard entame sa seconde période de laboratoire dès lundi prochain. On peut regarder mon duo avec Vincent Segal filmé par Peter Gabor en attendant la suite. Ma fille Elsa a changé de voix sans changer de voie. Françoise va sortir deux DVD au lieu d'un. Pour l'année du lapin nous espérions bien nous envoler vers le soleil levant, mais l'avenir est incertain. Vers où que nos yeux se tournent... Enfin, publier ce récit de voyage avec quarante-cinq jours de décalage m'aura donné un second mois de vacances ! Pour le reste de l'actualité, se reporter aux médias habituels, papier ou virtuel comme Mediapart où ce blog est publié chaque jour en miroir.

lundi 7 février 2011

Saisonniers et petits retraités astucieux (5)


Certains saisonniers et retraités ont découvert le bon plan pour rendre leur vie plus agréable. Plutôt que de se morfondre sous la neige canadienne ou se geler sur les marchés ardèchois, ils émigrent en Asie quelques mois par an. Ils se rendent ainsi chaque année sur l'île de leurs rêves ou voyagent de pays en pays. Qu'ils rayonnent en Thaïlande ou découvrent Laos, Cambodge, Vietnam, ils passent de merveilleuses vacances moins cher que s'ils étaient restés chez eux. Internet les alerte des vols en promotion et les voilà partis pour une vingtaine d'euros en Malaisie, au Sri Lanka ou en Inde.
Un couple de Québécois sylviculteurs coupent leurs téléphone, électricité, assurance automobile, etc., ne conservant que leur loyer. Ils s'offrent un tiers de l'année au soleil, les doigts de pied en éventail et le sourire aux lèvres. De temps en temps des copains viennent les rejoindre pour partager la magie de ces paradis asiatiques. Ils s'extraient souvent des brutalités du monde médiatisé pour se retrouver entre eux et vivre des aventures uniques, alternant repos et découverte. D'autres, plus politisés, dévorent les livres d'histoire de la région et continuent à rêver d'un monde meilleur.


Ce régime de bananes n'a rien à voir avec celui des expatriés, qu'ils soient retraités à demeure ou actifs professionnellement. En Thaïlande il existe un visa spécial pour les seniors qui souhaitent y prendre leur retraite, mais y vivre en permanence pose maint problème d'intégration. Il devient nécessaire d'apprendre la langue, faute de quoi ils sont condamnés à ne se fréquenter qu'entre eux et nombreux craquent et reviennent en France au bout de quelques mois ou années. Les ressources culturelles de Chang Mai ne sont pas non plus celles de Bangkok. Au Cambodge, les expatriés que nous rencontrerons sont essentiellement des intervenants ONG, et là on croise toutes sortes d'individus, depuis les exploiteurs du charity business, sangsues que l'on peut tout de même évaluer à 60% de cette blanche occupation, jusqu'aux idéalistes militants qui espèrent heureusement soulager le fardeau de la population et militent activement pour former plutôt qu'assister...

samedi 5 février 2011

Mariage de la carpe farcie et du lapin


Comme je l'ai annoncé fin décembre je ne compte plus bloguer 7 jours sur 7, mais m'octroyer deux jours de pause le week-end où la fréquentation du site est systématiquement un peu plus calme. Je suis incapable de m'en tenir à cette bonne résolution, année du lapin oblige. Nous avons en effet reçu une menace de grève de notre clapier si nous ne marquions pas le coup. Le délégué syndical de Nabaz'mob a insisté sur le fait que leur énergie légendaire nous alimente depuis plus de quatre ans et puisqu'une partie de leurs gènes sont chinois il est légitime que nous fêtions avec eux le nouvel an. Heureux de répondre positivement à leurs revendications je suis allé faire quelques emplettes à Belleville où tambour, gong et cymbales précédaient les rafales de pétards.


Déjà ce matin en dévalant la rue du Chemin vert je croisai trois groupes de dragons éclatants et notai au passage que leurs entrailles étaient mixtes, les deux tiers seulement des protagonistes étant asiatiques. Le Sentier s'est donc mis à l'heure chinoise jusque dans ses traditions millénaires, mariage de la carpe farcie et du lapin. À quelle hydre ressemblera leur progéniture ? Dragon moi-même, j'espère trouver les accords, mélange savant de consonances et dissonances, qui me permettront de vivre en harmonie (musicale) avec les nouveaux maîtres du monde, ce qui menace de ne pas être une sinécure.

mercredi 2 février 2011

À l'horizon la Birmanie (2)


il n'y a que quelques pas à faire dans le sable pour plonger dans l'Océan Indien. Par temps clair on peut apercevoir la Birmanie (Myanmar). Les grands bateaux ressemblent à des vaisseaux pirates faits de bric et de broc comme dans les élucubrations hollywoodiennes du cinéma australien. Ils pêchent les calamars de nuit avec de puissants projecteurs.


Après avoir traversé des plantations d'hévéas et de noix de cajou nous avons rejoint à pied la côte est. Des aigles de mer et de petits échassiers nous surveillent comme nous attaquons les pentes douces de l'étroit bitume qui sert de route aux scooters. En Thaïlande on roule à gauche. Sur l'île les automobiles sont interdites. Nous rentrons en taxi-mob à temps pour profiter du soleil rouge s'enfonçant sur l'horizon comme dans une boutonnière.


Je dévore L'ombre du vent de Carlos Ruiz Zafon qu'Elsa m'a offert pour Noël. Nous sèmerons nos lectures au fur et à mesure sur notre route pour alléger nos bagages et faire de la place pour de nouveaux trésors. Françoise fait une cure de sommeil pendant que je me laisse aller à la rêverie annoncée. Hélas, à cent mètres, les sub-basses du bar psychédélique nous réveillent, techno allemande comme la plupart des touristes de cette île paradisiaque non répertoriée par le Routard. Nous préférons aller faire un tour pour voir ce qui se passe sur la plage à minuit plutôt que pester contre cette pollution nocturne.


Deux jeunes Thaïs font s'envoler des montgolfières de fortune en allumant un feu sous une haute lanterne de papier blanc. L'étoile incandescente brûle au large au-dessus des vaisseaux qui marquent une ligne d'horizon fictive comme la corde d'un arc formé par la baie que nous arpentons dans le noir. La nuit s'avérera agitée. Après les décibels de quatre débiles abrutis je surprends le gecko dans la salle de bain, souple comme un gros gant de toilette grisâtre qui fait autant de bruit que la veille, mais chaque fois trop brièvement, et une seule fois par nuit, pour que je parvienne à l'enregistrer. C'est ensuite autour d'un rongeur de faire la nouba au-dessus de nos têtes. Il grattera et rongera le plafond toute la nuit.
Le matin je plonge dans l'eau redevenue bleue pour chasser un cauchemar, reste de l'an passé et du temps exclusif où le travail occupait mes pensées. Le ciel fait la couleur de l'eau...

mercredi 29 décembre 2010

Les mauvais exemples


Ce genre d'histoire n'est pas palpitante, même si elle en dit beaucoup sur la destruction des services par la privatisation, à moins que l'on apprécie les cauchemars kafkaïens. Dans ce cas, on pourra même en rire.
Ayant commandé du petit matériel à MacWay sur Internet, le paquet arrive dans le quartier en 24 heures. Mais à partir d'ici tout tourne en eau de boudin qui, avec le climat, va vite ressembler à de la viande de mammouth. Le salopard de Chronopost ne se donne pas la peine de sonner et laisse un avis de passage sans même indiquer où retirer le paquet, et pour cause, on verra la suite. Je suppute qu'il a envoyé son petit frère à mobylette faire la tournée des gogos. On est le 24 décembre, il est 13h42, c'est vraiment dégueulasse, le jour de Noël ! Heureusement ou malheureusement, ce ne sont pas des cadeaux, mais des accessoires dont j'ai besoin pour continuer à travailler. Chronopost étant fermé ce week-end, j'appelle lundi à la première heure pour que l'on me certifie en début d'après-midi que mon colis est à la poste principale à l'autre bout de Bagnolet. J'enfourche mon destrier, mais la postière m'annonce que c'est resté à Bobigny et que la seule chose qu'il me reste à faire est de rappeler Chronopost pour qu'il représente l'objet. De retour à la maison, une des employées vendue à son patron m'explique stupidement que mon colis est forcément à la poste principale et me donne un numéro qui s'avérera fantaisiste. La société privée Chronopost n'a aucun moyen de vérifier où elle a déposé mon colis de malheur. La Poste dit qu'elle ne l'a pas, Chronopost dit qu'elle l'a, et moi je ne peux rien faire, coincé entre privatisation et (dé)centralisation. Car je ne peux plus joindre le bureau de Bagnolet, un numéro unique centralisant toutes les postes. Là ils cherchent donc où c'est caché, mais ne me rappellent pas. Je suis pris entre une poste injoignable et un arnaqueur patenté qui n'en a plus rien à faire. La Poste ne pourra présenter à nouveau le colis car elle n'est qu'un dépôt, comme mon voisin épicier chez qui c'eut été plus simple... En fin de journée je n'ai aucune information, aucun pouvoir, si ce n'est prévenir MacWay que le colis lui sera probablement retourné d'ici 15 jours, mais hier je rappelle le 3631 de la Poste qui m'assure que j'aurai gain de cause si je retourne chercher mon carton... Ouf, je l'ai, mais après avoir démonté mon MacPro je me rends compte que le matériel conseillé par la VPC téléphonique est incompatible. La réclamation ne peut s'effectuer que par mail. Et c'est reparti pour un tour. Je n'ai plus que 24 heures pour régler le problème.
Il est vraiment temps qu'on s'envole. Ce n'est pas que cela se passe mieux ailleurs, mais au moins les tracas seront ensoleillés et on pourra toujours prétendre qu'ils ne sont pas très bien organisés, que leur culture exige de la patience, qu'après tout on est en vacances, etc. Tandis qu'ici c'est simplement une société qui s'écroule doucement et sûrement, pressurisée par des cadences inhumaines avec compression de personnel ou soigneusement sabotée par des gougnafiers en quête de profit à court terme, et dont les méthodes inspirent toute la hiérarchie jusqu'au pauvre petit mec qui ne livre pas ses paquets... Comment voulez-vous qu'il fasse consciencieusement son travail quand au plus haut sommet de l'État nos dirigeants se comportent en voyous, à l'image des richards qui finiront peut-être une nuit du 4 août ?

samedi 18 décembre 2010

Paris-Lille-Paris sous la neige


J'ai laissé un message à Françoise à La Ciotat pour la rassurer que je suis bien rentré. Nous sommes partis chercher nos 100 lapins à Lille où ils viennent de se produire deux semaines à EuraTechnologies. À l'aller le ciel est bleu, nous filons comme des météores, des draps propres bordent notre route, les terrils impriment leur image en négatif. Au retour nous nous retrouvons dans une poisseuse tempête de neige. Soudain on n'y voit plus à dix mètres. Comme mes yeux sont collés au pare-brise pour distinguer ce qui reste des traces de pneus de la voiture qui est passée avant nous je tends l'appareil à Antoine. Il n'y a plus personne sur la voie de gauche. Il suffit de rouler en cinquième sans freiner ni tourner les roues et de se laisser glisser jusqu'à Paris.
La plupart des automobilistes perdent leurs moyens face à des conditions climatiques inhabituelles. Ça patine au lieu de démarrer en seconde. Ça prend des risques inconsidérés en faisant du pare-choc contre pare-choc, encordés pour ne pas céder au vertige. Les impulsifs déboîtent sans prévenir. Lorsque je conduis je ne fais confiance à personne, particulièrement aux poids lourds qui abusent souvent de leur masse, exténués par les cadences infernales qu'ils subissent.
Les informations autoroutières prennent la main sur le lecteur CD, mais n'évoquent que des accidents en Normandie. Tant qu'il faisait beau, Steve Reich accompagnait le mouvement, mais quand le blanc obscurcit le ciel je préfère Natacha Atlas pour réchauffer le paysage. Les champs ressemblent à des lacs gelés. Mounqaliba, son dernier album a beau être "in a state of reversal" (en état de renversement ?) il ressemble trop à n'importe quelle station de radio maghrébine. Quitte à voyager vers l'Afrique du Nord, j'aurais préféré Le triomphe de l'amour d'Areski Belkacem, l'ombre lumineuse de Brigitte Fontaine, son tuteur comme on dit d'une fleur. Arrivés à la maison j'ai posé sur la platine son rayon de miel doré pour faire fondre le verglas autour de la maison...

vendredi 10 décembre 2010

La 2CV décapotée du 21 juin 1982


Le 21 juin 1982, à l'occasion de la première Fête de la Musique, avant que cela ne ressemble à une quinzaine commerciale avec foire d'empoigne pour jouer dans le meilleur spot de la capitale, nous avions transformé la 2CV de Brigitte Dornès en scène mobile. La capote enroulée, elle conduisait pendant que Marianne Bonneau enregistrait le duo de fadas debout sur les sièges. Hélène Sage avait installé son haut-parleur en pavillon et tous deux soufflions allègrement dans toutes sortes de trompes, flûtes, instruments à anche, sans compter les percussions qui nous reposaient lorsque nous n'en pouvions plus de nous époumoner. Nous croisions parfois des musiciens dans la rue ou à leur fenêtre. La Fête ressemblait à un gros défouloir bruitiste, un jour des fous sans lien avec ce que c'est devenu dès l'année suivante.
J'ai mis un long extrait en ligne (35 sur les 90 minutes enregistrées) de cette promenade radiophonique dans Paris sur le nouveau site du Drame, juste après le concert en duo avec Hélène que nous avons donné à Ordis en Catalogne deux mois plus tard. Je me souviens avoir coulé une bielle en descendant à fond la caisse par l'autoroute. J'avais dû décharger tout le matériel, Marianne et moi avions dormi dans le garage. La Tramontane était une commande pour le Festival d'Ordis. Nous expliquions nos instruments et répondions aux questions du public entre les pièces que nous improvisions avec les cloches de l'église devant laquelle était dressé le podium. C'était la nuit. La Tramontane soufflait.
Pas de photo de la Fête de la Musique, mais un cliché que j'ai pris à l'usine Pali-Kao lorsque j'ai entendu et vu Hélène pour la première fois. Sa Mercedes roulant au pas venait frapper le corps de la chorégraphe Lulla Card (Lulla Chourlin) pendant que la voix d'Hélène était diffusée par le mégaphone évoqué plus haut. Elle jouait aussi de la contrebasse sur le toit. Impressionné, j'ai proposé à Hélène de rejoindre le grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané que nous étions en train de former. Lulla a ensuite créé avec nous le spectacle Zappeurs-Pompiers et j'ai continué sporadiquement à jouer avec Hélène...
Quant aux 2CV, ce fut la grande déception d'Elsa quand sa mère vendit la dernière. Pour ma part je n'en appréciais pas particulièrement l'assise, mais j'esquisse toujours un sourire lorsque j'en croise une sur la route.

dimanche 5 décembre 2010

Comète 347, le petit chat est mort


" Le chat est mort ". C'est ainsi que Michael annonce l'incendie qui a ravagé la Comète 347 vendredi après-midi. Dans L'école des femmes Arnolphe répondait à Agnès : " C'est dommage; mais quoi ! Nous sommes tous mortels, et chacun est pour soi..." Justement pas. Le squat qui accueillait maint spectacle inventif respirait le partage et la solidarité, un îlot d'utopie en plein Paris. " La cause est inconnue ", mais la bataille pour le relogement de l'équipe dont l'expulsion était imminente sentait le roussi. Je ne peux pas m'empêcher d'avoir une pensée sombre pour les incendies qui arrivent à pic aux endroits où les promoteurs rêvent d'édifier du neuf. On invoque la vétusté des lieux ou le mégot mal éteint qui embrase la forêt. N'empêche que les terrains y deviennent bizarrement constructibles. Au 45 rue du faubourg du Temple, il n'y a pas eu mort d'homme, oui mais le chat. C'est trop triste. Vingt ans de travail et d'archives sont partis en fumée avec le matériel. Pendant la guerre, l'ancienne usine avait fabriqué des boutons pour les uniformes nazis, puis elle s'était transformée en dépotoir de produits chimiques à l'abandon. Les animateurs de la Comète 347 avaient eux-mêmes décontaminé les lieux il y a quatre ans. Frank Vigroux m'y avait invité pour des soirées D'autres Cordes, j'y avais joué plus tard les Somnambules avec Nicolas Clauss. La fosse escarpée avec la scène en contrebas était un point de vue original. En haut, le mobilier dépareillé au milieu de sculptures éphémères donnait une tonalité chaude au capharnaüm. L'ambiance de l'atelier devait beaucoup à ses animateurs, des Robinson Crusoé du XXIe siècle qui avaient choisi de faire se rencontrer tous les arts sur leur île. Pendant que j'écris, Scotch regarde le feu dans l'âtre. Il y a toutes sortes de flammes. Aujourd'hui les chats sont en deuil.

Photo : Marie P., juillet 2009

mardi 30 novembre 2010

Ils s'en frottent les oreilles


L'atrium où nous travaillons toute la journée n'est pas chauffé. Puisque les lapins agitent leurs oreilles comme des maracas nous les imitons en tapant des pieds, mais les dalles restent de glace. Le magnétophone qui enregistre l'opéra Nabaz'mob n'entend que les rongeurs, car pour la première fois nous sommes en prise directe. Les 7 baies de 16 voies répartissent la musique en se calquant sur la position des 100 lapins dans l'espace, le timbre granuleux des v2 est fidèlement restitué par les haut-parleurs dissimulés au-dessus et sous leur podium. C'était l'occasion ou jamais de réaliser un bon enregistrement ! Nous avons pu vérifier les différences d'avec les v1, jeu par blocs au lieu des réactions individuelles habituelles, son plus rond et plus fort... Cette seconde génération de lapins est aussi nettement plus susceptible, certains s'interrompant et redémarrant quand cela leur chante. Se la péteraient-ils depuis qu'ils ont joué dans l'enceinte du Louvre, alors qu'ils ne connaissaient que Paris jusqu'à aujourd'hui ? Le jeu sur le contrôle et le chaos comme l'impossible système démocratique qu'ils entendent incarner (on devrait plutôt dire emplastiquer, mais nous risquerions une descente d'encagoulés au petit matin dans notre épicerie) sont d'autant plus explicites.


À EuraTechnologies la multitude des petits stands montés autour de Nabaz'mob pour Les rencontres Net inquiètent les animaux ventriloques qui n'aiment pas forcer sur leurs voix. Jusqu'au 16 décembre ils interpréteront notre opéra du lundi au vendredi de 8h à 20h (entrée libre) à l'invitation de la Mairie de Lille, de la Direction de la recherche, de l'enseignement supérieur et des TIC du Conseil Régional Nord-Pas-de-Calais dans le cadre de « Lille, ville d’arts du futur » dédié aux expérimentations « arts et nouvelles technologies » et visant à impulser des projets mêlant arts et innovation.
Si la capitale des Flandres est une ville belle et accueillante, nous n'avons pas poussé le bouchon jusqu'à monter sur la grande roue qui illumine la Grand Place, mais nous avons goûté le welsch d'une belle couleur carotte, des tourtes au maroilles, aux endives, aux poireaux, des moules, des frites, arrosés de bière comme il se doit, ayant bien besoin de nous réchauffer avant de reprendre la route...

lundi 29 novembre 2010

Nabaz'mob à Lille


Antoine Schmitt et moi installons Nabaz'mob à Lille dans l'atrium d'EuraTechnologies au milieu des palmiers et des plantes grasses. L'immense hall de 1600 m², lui-même au centre du pôle de 150 000 m² dédié aux Technologies de l’Information et de la Communication (TIC), nous oblige à inaugurer une nouvelle configuration. La cathédrale de verre ayant beaucoup de similitudes acoustiques avec un hall de gare, le système de 24 microphones que nous utilisons régulièrement risquait d'être un vrai désastre. Pour la première fois chaque lapin sera sonorisé grâce au mini-jack caché dans le bas de son dos. Les 100 bestioles qui n'ont jusqu'ici paru en public qu'au Musée des Arts Décoratifs à Paris reprennent du service, car seuls les v2 possèdent ce petit derrière. Pendant cinq mois ils avaient interprété l'œuvre en boucle plus de 2000 fois ! Ce deuxième ensemble va donc devoir occuper 100 voies pour être mixé dans le panoramique qui restituera l'opéra, créé en 2004 au Centre Pompidou, auquel les v1 prêtent d'habitude leurs voix pendant leur périple autour du monde. Le podium est couvert d'une tente ouverte sur ses faces avant et arrière, donnant au chapiteau une allure de baraque de foire. Espérons que les informaticiens ne prendront pas l'œuvre, installée là jusqu'au 17 décembre, pour un stand de tir. Nos petits amis n'ont aucun sens de l'humour.

dimanche 28 novembre 2010

L'opéra projeté


Pendant de nombreuses années je n'avais que rarement accès aux mises en scène des opéras. Les billets étaient déjà beaucoup trop chers, surtout pour mon jeune porte-monnaie. Alors nous les écoutions en 33 tours avec l'obligation de changer de face toutes les 20 minutes et nous scrutions les rares photographies des livrets ou de l'Avant-Scène Opéra en imaginant difficilement leur mise en scène, car ces images sont censées être des tableaux qui bougent ! Les imposants coffrets laissèrent la place aux petits boîtiers mesquins à l'avènement du CD, quelques films firent un peu de bruit au cinéma, la télévision retransmettait parfois une de ces œuvres lyriques. En passant voir mes parents je suivis ainsi l'intégralité de la Tétralogie de Wagner sous la direction de Pierre Boulez dans la mise en scène de Patrice Chéreau. Plus tard je m'abonnai à l'Ircam et eus ainsi la chance d'avoir un premier rang d'orchestre à l'Opéra Garnier pour Lulu d'Alban Berg avec la même équipe et la sublime Teresa Stratas. De temps en temps une occasion se profile, mais je suis souvent déçu, les contraintes techniques de l'art lyrique semblant imposer aux metteurs en scène une raideur balourde qui justifie peu que j'ouvre les yeux. Je me souviens avec émotion de Wozzeck par Ruth Berhaus, une élève de Brecht, mais je me suis trop souvent ennuyé devant ces spectacles dont les décors et les costumes ne pallient jamais à l'immobilisme de l'action frontale.
Le DVD offre la possibilité de découvrir maintes œuvres que nous ne pourrions voir autrement. Pour que la magie prenne il faut néanmoins réunir un certain nombre de conditions. La caméra est cruelle avec les acteurs, sa proximité n'épargnant pas les chanteurs qui n'ont pas le physique du rôle alors que la représentation théâtrale produit une distance qui fait passer ces écarts. Filmer une représentation en public comme François Roussillon s'en est fait une spécialité implique que le matériau de base lui laisse le choix dans les plans possibles. Sur mon grand écran, la pureté des lignes de Katia Kabanova de Janáček produit une rigueur minimaliste qui me lasse à la longue, passé la découverte de chaque scène où Robert Carsen dispose astucieusement les planches qui flottent sur l'eau de la Volga, tandis que Carmen chorégraphié par Adrian Noble offre un éventail d'angles et de plans propices à l'adaptation audiovisuelle.
Peut-être suis-je plus sensible au chef d'œuvre de Georges Bizet, opéra dont la modernité m'épate encore à chaque nouvelle production depuis les traces discographiques laissées par Conchita Supervía jusqu'à cette interprétation excitante d'Anna Caterina Antonacci. Sans érotisme la pièce ne serait pas crédible. Regarder un film quel qu'il soit pose toujours la question de l'identification. Que Sir Eliot Gardiner dirige l'Orchestre Révolutionnaire et Romantique sur instruments d'époque dans le lieu où l'opéra fut créé en 1875, notre Opéra Comique, y participe. L'accent de certains chanteurs ne gêne pas le spectacle qui se passe dans une Espagne d'invention. Sur le grand écran, de tous les opéras de la collection FRA Musica (j'avais déjà reçu Mireille, qui anticipe Jacques Demy, et Didon et Énée, un autre précurseur, pour avoir composé la musique des logos en ouverture de chaque DVD), Carmen est mon préféré, ce qui tombe bien car j'ai toujours été fasciné par le génie de Bizet, compositeur atypique, à cheval sur plusieurs styles, dénigré en son temps, dont les mélodies me trottent régulièrement dans la tête et dont l'argument emprunté à Prosper Mérimée me fait penser à Pierre Louÿs, Josef von Sternberg et Luis Buñuel pour La femme et le pantin.

mercredi 24 novembre 2010

Croire ou conduire


À celles et ceux qui, avec raison, se méfient des machines je répondrai que les êtres humains ne valent guère mieux, d'autant qu'ils sont les concepteurs du monde mécanique où nous évoluons. N'y a-t-il d'autre logique que celle de nos cerveaux exploités pour leur servilité plus que pour leur potentiel critique ?
Comment expliquer les spammeurs qui infestent, empestent et infectent les commentaires de mon blog par tombereaux alors qu'au-dessus du bouton d'envoi j'ai spécifié dans les langues qu'ils utilisent :
Aucune PUBLICITÉ ne sera publiée
ADVERTISING won't be published
SPAMMERS, STOP SENDING... ?
Mais rien n'y fait. Chaque matin je découvre une trentaine de messages idiots que je ne mettrai pas en ligne puisque la console d'administration permet de filtrer les indésirables, vendeurs de chaussures ou de montres. Il est possible que le code, appelé captcha, censé éviter les spams automatiques ne soit plus opérationnel. Jusqu'ici il était a priori impossible aux robots pollueurs de répondre à une question visuelle faisant appel à une logique même rudimentaire, mais les obstinés ont peut-être trouvé le moyen de contourner l'obstacle, à moins que la main d'œuvre exploitée du tiers monde soit si lobotomisée par les tâches automatiques que cela prendrait plus de temps d'assimiler l'absurdité de leur obstination que de remplir la case vide.
Ma perplexité n'a d'égal que mon énervement devant la déshumanisation des individus et la médiocrité des systèmes de rentabilité. À partir de là interrompez votre lecture si vous ne voulez pas être étranglé par le nœud coulant de la narration méticuleuse de la bêtise faite homme.
Je me suis déjà ouvert ici des mystères du transport de marchandises. Chaque expédition ou réception de lapins en plastique, soit trois flight-cases d'un total de 150 kilos, donne lieu à une nouvelle péripétie. Cette fois UPS est hors de cause, puisque lundi dernier notre contact allemand charge DHL de nous rapporter le clapier. Arrivé mercredi matin à Paris, j'apprends vendredi que les flights sont en rade, car le transporteur n'a pas mon téléphone et ne peut me prévenir de la livraison. Mon numéro est évidemment écrit partout sur leurs parois ! Dans l'impossibilité de joindre DHL à Paris (leur site est si mal conçu que je vous livre solidairement leur standard récupéré en Allemagne : export 01 64 62 32 10 et import 01 64 62 32 14), leur succursale münichoise fera le joint. Si je ne m'étais pas inquiété nos bestioles seraient toujours enfermées dans quelque entrepôt à se geler les oreilles. Promesse de livraison est faite pour lundi matin et, en effet, à midi moins dix le chauffeur me prévient qu'il sera là dans dix minutes. Et puis rien. Deux heures plus tard la pause déjeuner est terminée. Le téléphone de la responsable est toujours sur répondeur et sa boîte est pleine, gag récurrent depuis plusieurs jours. Après cinq coups de fil à Augsburg j'apprends finalement que le camion a été empêché d'emprunter ma rue par des automobiles mal garées. Croyez-vous qu'il aurait pu me rappeler ? Je fais un scandale et le livreur revient du Raincy pour me refaire le coup du goulet. Cette fois je lui dis de ne pas bouger pour qu'Antoine et moi le rejoignions avec la Pépite et y transvasions le contenu. Comme je ne comprends pas son incapacité puisque des semi-remorques déchargent régulièrement à vingt mètres de chez nous, le chauffeur m'explique que son GPS avait beau être très clair la rue est trop étroite. Il n'a pas eu l'idée d'emprunter la suivante ou de faire le tour par l'autre côté. On ne contredit pas un GPS pas plus que l'on insulte Dieu.

mardi 23 novembre 2010

Un homme-orchestre entre les tables


Mon goût pour l'orchestre plutôt que pour des musiciens isolés m'a très tôt orienté vers des instruments qui puissent remplir tout l'espace sonore et vers la composition. Passer de l'orgue électrique, un Farfisa Professional, au synthétiseur, l'ARP 2600, ne m'empêcha jamais de jouer simultanément d'instruments à vent, cordes ou percussion, avec la bouche, le nez ou les pieds ! Si j'adorais, enfant, regarder l'homme-orchestre arpenter les grands boulevards, j'en appréciais l'aspect mobile autant que la palette de timbres et son chaos organisé.
Mon instrumentation était hélas trop encombrante pour me mouvoir sur scène et, pis encore, m'en échapper. Sans compter un plan de vol très chargé, le fil électrique à la patte qui s'étalait sur mes tréteaux comme une toile d'araignée m'emprisonnait, me transformant en homme-tronc. Le trait d'union scénique de l'orchestre au tronc nourrit son homme, contrairement au disque obole, mais ne résout pas la question de la balade. Malgré mon horreur de la musique pendant les repas j'aurais aimé jouer de table en table comme un violoniste tzigane, dans l'intimité des unes, la confidence des autres, dédiant chaque morceau à telle ou tel convive, sans risquer de reconduction à la frontière. Malheureusement, l'ambiance snob des lieux de jazz aujourd'hui peu propices à des débordements d'humanité, probablement due à une hiérarchie pyramidale et à la concurrence privilégiant les egos à une générosité du partage, toute tentative de casser le rituel en faisant descendre les artistes dans l'arène semble vouée à l'échec. Mes velléités spontex, entendre ici spontanéistes, terme dont nous affublions les maoïstes en leur temps, ont forcément rarement porté leurs fruits ! Il n'est pas question de penser que c'est cuit, car l'enjeu d'être cru reste l'apanage des poètes.
Je m'équipai néanmoins d'un dispositif électro-acoustique simple et mobile m'offrant la joie de jouer du Tenori-on, instrument japonais sur piles produisant son et lumière en me promenant parmi la foule. Ayant glissé deux aimants sous ma chemise pour percher mes haut-parleurs sur chacune de mes épaules, j'entends la musique plein pot (l'ORL visité le mois dernier attestera pourtant que je ne suis pas sourd) pour y avoir simplement branché le synthétiseur-échantillonneur-séquenceur lumineux que je tiens des deux mains en l'actionnant avec les pouces et, si besoin, les autres doigts. Mes timbres comprennent les sons d'usine, mais également des voix d'Elsa et des percussions de ma fabrication. J'en suis si content que j'esquisse même quelques pas de danse. On aura tout vu, mais pas tout entendu.

samedi 20 novembre 2010

Les dangers d'Internet mis en jeu


Il aura fallu deux ans pour que le "serious game" 2025 exmachina voit le jour sous forme de quatre épisodes évoquant les dangers d'Internet pour les jeunes adolescents qui publient tout et n'importe quoi sans penser aux conséquences. Celles-ci pouvant être tardives, l'équipe de Tralalere a choisi un récit de science-fiction où les agissements d'aujourd'hui poursuivent leurs auteurs quinze après. Il fallait être drôlement gonflées (l'équipe de tête est presque exclusivement féminine) pour proposer à mon camarade Nicolas Clauss de créer l'univers graphique, démarche radicalement différente des illustrations lénifiantes auxquelles on a habituellement droit pour ce genre d'objet. C'était la première fois que le peintre multimédia acceptait une commande qui allait l'occuper pendant de longs mois. Le résultat est magistral. Ses ombres chinoises donnent à l'ensemble une tonalité qui nous transporte dans le temps sans que les aller et retours nous heurtent au delà du message pédagogique que le scénario imaginé par Sophie de Quatrebarbes et décliné par Anne Schiller impose. J'ai raconté ici les principes qui me guidèrent dans la partition musicale que j'imaginai pour accompagner les images de Nicolas, utilisant essentiellement les sons électroniques du V-Synth et des reportages enregistrés dans les lieux réels. Notre travail commun se reconnaît plus dans les séquences linéaires ou interactives que dans les parties jeu qui nous échappent un peu, n'étant gamer ni l'un ni l'autre. Notre impatience dans ces passages construit un fossé entre les jeunes qui s'y adonnent et nous qui recherchons plutôt à créer un univers artistique plus contemplatif que ludique.


En plus du site Internet déjà en accès totalement libre, 2025 exmachina doit être tiré à 80 000 exemplaires en CD-Rom. Le lancement qui aura lieu au Salon Européen de l'Éducation (Porte de Versailles, pavillon 7/2, stand CE40) du 25 au 28 novembre autour du thème "numérique et citoyenneté", s'accompagne, entre autres, de sympathiques cartes postales, badges, affiches, etc. avec les images de Nicolas ! Le site, très complet, comporte un espace pédagogique largement exploité dans les collèges. Le jeu sera très prochainement adapté pour téléphone mobile.
Lorsque nous avons commencé à travailler sur ce projet je n'étais pas très convaincu de son opportunité civique, mais l'actualité récente montre à quel point Tralalere avait vu juste, après les différentes affaires qui ébranlent les réseaux sociaux, en particulier FaceBook, expulsion de lycéens s'étant ouverts de leur révolte, licenciement de salariés ayant dénoncé leur entreprise, etc. Si les usagers se sentent libres de s'exprimer sur ces espaces virtuels, ne sont-ils pas les dindons d'une farce qui les livre en pâture qui au marché, qui au patronat, qui à la police de plus en plus encline à surveiller les communications sans aucun respect de la vie privée et, pire, de la loi ?

dimanche 7 novembre 2010

L'aventure intérieure


Je marche dans la nuit. Les jeunes allemands ont presque tous une bière à la main. C'est samedi. Certains trottoirs sont hérissés de bouteilles, souvent vides, le cul par terre, jamais renversées. Le raccourci passe par une rue sombre, mais les lumières des porches la rendent interactive. Au fur et à mesure que j'avance elles s'allument et s'éteignent derrière moi. Comme une énième installation. Le monologue des deux machines a reçu le prix mérité du Lab et les lapins ont tenu leur promesse, sauf un qui est resté de marbre. La fatigue me rend ivre.
Je m'étais pourtant reposé au concert de Lynn Pook et Julien Clauss, allongé sur un matelas, équipé de 15 petits haut-parleurs qui me collent à la peau au travers de ma chemise et de la camisole dont ils nous ont affublés. Stimuline n'autorise que vingt-huit places, vingt-huit spectateurs, dont certains s'endormiront, rassérénés par cinquante minutes de musique enveloppante. Un haut-parleur derrière la tête, deux sous les omoplates, deux sur les hanches, deux sous les genoux, deux sur les coudes, deux sur les pieds, un sur la colonne, un sous le coccyx, le système audio-tactile imaginé par Lynn fait vibrer la musique à la surface du corps. Le squelette fait circuler le son. Nous entrons en résonance avec les graves. La piqûre des aigus vient nous asticoter. Le point d'écoute varie sans cesse. Nos oreilles sont obstruées par des bouchons pour que nous ne soyons plus sensibles qu'au contact. L'atmosphère rougeoyante s'éteint pour qu'aucune image ne vienne perturber notre écoute. L'expérience fait oublier le côté un peu décousu de la composition musicale que j'aurais suggérée plus structurée et par conséquent plus variée. La variété n'est pas très en vogue chez les jeunes musiciens si j'en crois tous les concerts minimalistes auxquels nous avons assisté depuis quelques mois.
Stimuline n'est pas un coup d'essai. Lynn Pook est passionnée par l'audio-tactile depuis plusieurs années et Julien Clauss aime interroger le son en le déplaçant de sa fonction vers des nouveaux espaces. Ils nous offrent une nouvelle façon d'entendre qui intéressera forcément aussi les sourds et les aveugles. Même si nous restons à fleur de peau et que la promiscuité fait ressembler ces trois quarts d'heure à une communion, nous entrons dans le monde de l'aventure intérieure.
Mais il est tard. À cette heure-ci la mienne sombre dans celui des rêves. Mes yeux se ferment. La musique ne consiste plus qu'en un battement de cœur, la circulation du sang dans mes veines, une vague respiration et les canalisations que la chambre d'hôtel ne réussit pas à filtrer dans la ville endormie.

samedi 6 novembre 2010

Nabaz'mob à Augsburg


Vol rapide jusqu'à Münich. Déjeuner à Augsburg. Spécialité bavaroise, saucisses blanches bien chaudes avec moutarde sucrée, bretzel et bière, cela coule de source. Le lapin n'est pas au menu. Il est en photo partout jusqu'au Süddeutsche Zeitung. Tout baigne, sauf le signal du troisième routeur, trop faible sans que nous en trouvions l'explication. Celui en secours résiste à Antoine qui se cache près de la meute tandis que je m'installe au balcon pour improviser les lumières. C'est la première fois que nous ne sommes pas placés côte à côte. Sans ce subterfuge, c'était la catastrophe. Salle comble. La représentation a énormément de succès. Nous sommes invités en Estonie l'année prochaine...


Je suis à ramasser à la petite cuillère, ce qui ne m'empêche pas d'écouter quelques concerts d'elektronische Klänge et d'apprécier les installations de mediale Künste. La plus excitante est sans conteste Monologue of two machines de Jasper Diekamp : les faisceaux de deux lampes de bureau articulées suivent les visiteurs qui entrent dans la pièce obscure comme si c'était deux gros yeux ; si le dispositif ne perçoit plus aucun mouvement de nos jambes, les deux lampes baissent d'intensité pour se faire des mamours. Rentrant tard à pied, j'entends un bal d'enfer qui monte du sous-sol d'une église dont le clocher ressemble à une tête d'ail.

vendredi 5 novembre 2010

58 ans


Si je tiens le coup, je lorgne donc sur la soixantaine, une hallucination ! Je ne serai pas là ce soir pour fêter mes 58 ans puisqu'Antoine et moi serons à Augsburg aujourd'hui et demain avec le clapier enfin libéré par les douanes allemandes après quinze jours de péripéties abracadabrantes depuis leur départ de Norvège. Pensez, plus de cent lapins farcis chacun d'un ordinateur dans trois malles de cinquante kilos chacune, il y a de quoi faire sauter tout l'aéroport, à la poêle s'entend, car les rythmes de notre opéra ne sont pas compatibles avec un dance floor ! À notre tour nous avons failli être bloqués, mais les pilotes et le personnel navigant ont eu gain de cause contre les mesures gouvernementales. Reste tout de même à croiser les oreilles pour arriver à temps. Que les grèves perdurent est une bonne nouvelle, moins marrante quand elles nous bloquent. C'est pourquoi j'ai suggéré que l'on imagine des modes de revendication qui fassent plier le patronat tout en entraînant une large adhésion populaire...
J'ai déjà évoqué le rituel familial de mes anniversaires et l'accumulation des ans comme une sorte de mille feuilles, aussi me pencherai-je seulement vers la caméra intégrée à mon appendice informatique. Encore deux mois avant de débrancher pour quatre semaines. C'est décidé. Les billets sont pris. Plus moyen de revenir en arrière. Nous nous envolerons pour la Thaïlande, cette fois au sud, et le Cambodge. J'ai l'impression que j'y croirai véritablement que lorsque j'aurai posé ma valise. Façon de parler. J'espère n'emporter que le strict minimum qui inclut tout de même un appareil-photo, un petit magnétophone, un carnet, un masque et un tuba. Mais d'ici là, la to-do list est longue.
Je ne sais pas très bien où j'en suis, car mes interlocuteurs font la sourde oreille. Ennuyeux pour traiter avec un musicien ! En attendant, je travaille à mon nouveau disque et j'écris beaucoup. Hier, en fouillant dans les archives, j'ai été pris d'angoisse devant la masse d'œuvres que j'ai oubliées et que j'ai décidé d'écouter en prévision de la station aléatoire Radio Drame sur mon site actualisé. À quoi sert d'avoir accumulé tout cela si je n'en fais rien ? Nombreux titres ne m'évoquent aucun souvenir. Si en cinq ans j'ai rédigé près de 2000 articles ici et ailleurs, si mon catalogue musical depuis mes débuts en compte environ la moitié, la partie immergée de l'iceberg a de quoi me glacer les sangs. Plutôt que de conserver tout ce travail à l'abri de la lumière, il est plus cohérent de le mettre en circulation. Partitions de films, créations en public, improvisations, musique de scène, commandes pour orchestres, émissions de radio, contributions discographiques à des compilations, sonorisation d'expositions, chansons, indicatifs, jeux d'écoute... Cette somme n'est pas sans rapport avec l'argument de mon prochain album !
Et puis, Nabaz'mob sera exposé à Lille la première quinzaine de décembre. 2025 ex machina sera lancé incessamment sous peu. Je dois bientôt faire une conférence sur le design sonore à Créapole. Les finitions du nouveau DVD de Françoise m'accaparent considérablement... Brigitte dirait que je révise. À 58 ans on a commencé à numéroter ses abattis depuis belles lurettes.

mardi 26 octobre 2010

Inventer de nouvelles formes de résistance


Il y a tant de professionnels zélés et compétents et suffisamment de commentateurs pour que j'évite de gloser sur les sujets qui font la une. Ce n'est pas que je vive dans un autre monde ou que l'actualité ne m'intéresse pas, encore que je préfère le recul de l'histoire et de la philosophie, mais ma voix n'ajouterait rien à ce qui se clame déjà. Je préfère donc chroniquer films, musiques, livres, expositions, spectacles dont la presse parle peu, privilégiant les compte-rendus bienveillants aux règlements de comptes. Mes billets d'humeur prennent parfois le contrepied lorsque l'unanimité s'exprime sur un point qui me hérisse. Par exemple les manifestations anti-Guerlain me semblent disproportionnées quand le racisme suinte de partout. Le vieux gâteux s'est excusé de son dérapage verbal alors qu'en France les descendants de ses anciennes colonies, noirs et nord-africains, souffrent toujours d'une ségrégation qui les pénalise à chaque pas. De même il est difficile d'attaquer telle ou telle enseigne délocalisatrice quand toutes ont recours à une main d'œuvre bon marché, mieux exploitable ailleurs qu'ici. Plus-value quand tu nous tiens ! Comment remplir son caddy ou son panier sans en être complice ? Les seuls qui y échappent crèvent la dalle.
Dimanche je discutais avec une enseignante non-gréviste, une jaune comme il est coutume de les nommer. Cette jeune amie, dévouée à ses élèves dans une banlieue tendue, aurait l'impression de les abandonner si elle se joignait au mouvement de protestation. Elle a beau être contre le gouvernement et en colère contre les conditions de travail qui lui sont imposées, les grèves ne la convainquent pas quant à leur efficacité. Elle se sent elle-même fétu de paille et ne saisit pas que l'union fait la force, la somme des unités faisant nombre. Je lui rappelle évidemment que sans les grèves de 1936 elle ne pourrait partir en vacances ce matin et que sans 1968 son mode de vie serait moins coloré. Son origine de classe ne favorise pas sa prise de conscience, mais tant d'individus agissent contre leurs intérêts, votant même pour leurs bourreaux quand l'illusion démocratique les pousse à mettre un bulletin dans l'urne funéraire.
Au fur et à mesure de la discussion, nous abordons les modes de résistance qui s'offrent à nous pour constater que les grèves ne sont peut-être pas le meilleur moyen de faire aboutir nos revendications, surtout lorsqu'elles sont impopulaires. Si l'imagination doit reprendre le pouvoir, n'est-il pas nécessaire de faire preuve d'invention aussi dans ce domaine ? Puisqu'on ne convainc personne qui ne veuille être convaincu, ne faut-il pas trouver des astuces pour rallier à nos côtés les sceptiques, les démobilisés, les frileux, les amers, enfin celles et ceux qui vibrent en sympathie avec le mouvement sans y participer, et même celles et ceux qui ne peuvent y adhérer parce que le vacarme et le chaos dérangent leurs habitudes et leur petit confort pourtant souvent modeste ? Il ne suffit pas de communier en allant se promener sur les grandes artères balisées avec quelques banderoles. L'enjeu est vital, la manifestation doit devenir virale.
Lorsque l'on envisage de faire fonctionner les transports publics gratuitement plutôt que de les bloquer on nous répond que la loi s'y oppose. Depuis quand devons-nous obéir à la loi si elle est inique et absurde ? Au lieu de tarir les pompes à essence, prenons-les d'assaut et servons-nous librement au self ! Si l'on veut attaquer le Capital au porte-feuilles puisque c'est sa seule "morale", refusons de nous faire plumer comme des poulets. Si je ne vois pas débarquer des cagoulés un de ces quatre à l'aube j'aurais de la chance ! Que les enseignants ouvrent les portes des collèges et accueillent les professionnels de leur discipline pour raconter l'Histoire de France au quotidien. La grève du zèle peut être joyeuse si ces nouveaux grévistes prennent le temps de faire correctement leur travail au lieu d'obéir aux cadences infernales. Qu'ils fabriquent du lien humain, de la convivialité, de la cordialité, de la solidarité, des notions que le Capital tente de broyer pour produire un rendement toujours plus juteux. Que les employés de banque et les comptables dévoilent les chiffres, que les guichetiers de la Préfecture de Bobigny accélèrent les cadences pour délivrer les autorisations de séjour et régulariser les sans-papiers, que les consignes iniques et destructives ne soient plus honorées ! Alors la grève deviendra un processus insurrectionnel permanent. On ne saura plus vivre autrement ni jouir de son travail qu'avec le sourire. Que voulez-vous ? On peut toujours rêver. Fut une époque où prendre ses rêves pour des réalités étaient les seuls mots d'ordre que tous et toutes pouvaient entendre.

English translation, thanks to Jonathan Buchsbaum.

vendredi 8 octobre 2010

Norvège bip bip


Nous ne sommes pas venus en touristes, encore qu'habituellement je n'accepte de jouer à l'étranger que si j'ai autant de jours off que de travail. Comme les dernières représentations ont été des voyages éclairs, il ne nous reste que le shopping alimentaire pour prolonger le rêve. Nous faisons donc une razzia sur les tubes de poisson, les charcuteries d'élan et de cerf, le fromage de chèvre marron et le réglisse à toutes les sauces. Les restaurants de Trondheim servent très peu de cuisine locale. Il faut attendre le plantureux petit déjeuner pour goûter aux harengs marinés, saucisses fumées et pains aux graines. Sinon nous nous en sortons très bien entre Setchouan et Penjab en évitant le lapin pour ne vexer personne.


En arrivant au Dokkhuset qui longe le canal, nous sommes surpris de découvrir Frank Zappa, seule image dans la salle où nous allons faire jouer notre opéra. Son œil donnant l'impression de me suivre où que je me promène, je décide de poser devant lui avec le plus dissipé de notre clapier. Il ne suffisait pas du regard moral de mon géniteur, voilà que l'initiateur de mon récit s'y met aussi. C'est tout de même étrange pour un club de jazz d'accrocher le portrait de celui qui faisait malicieusement remarquer : "Jazz is not dead, it just smells funny! (le jazz n'est pas mort, mais il distille une drôle d'odeur)". Ce n'est pas grave ; si encore c'était des singes ou des éléphants, mais nos lapins ne swinguent pas une cacahuète. Cela n'empêche pas cette bande de blasés de récolter tous les suffrages.


La soirée avait bien commencé, le duo Cellulose ayant inauguré le premier tiers de l'exposition avec un didgeridoo et un dispositif digeridesque imaginé par Arnfinn à partir de Pure Data et d'une sorte de monstre à réinjection. La biennale pour l'art et la technologie Méta.morf semble avoir choisi des artistes plasticiens dont les œuvres sont sous-tendues par une véritable réflexion. Cela change de ce à quoi nous sommes habitués et qui en général me fait pester. Fish, Plant, Rack d'Andy Gracie met en scène un éco-système transparent, Henryk Menné postillonne une barbe à papa géante et jaune pour fabriquer 114L entre hasard et contrôle, les lignes de crête des montagnes de Michael Najjar suivent les cours de la Bourse, Erik Olofsen filme depuis son wagon avec une caméra à grande vitesse pour saisir l'instantané de chaque usager sur un quai du métro qui semble infini... Mais nous devons repartir en nous contentant du catalogue pour découvrir le reste de ce qui est présenté. Heureusement, juste avant nous, nous nous laissons bercer par les Waterbowls de Tomoko Sauvage, une Japonaise de Paris qui joue avec des gouttes d'eau dans de grands bols amplifiés grâce à des micros sous-marins. Ses hydrophones composent un très joli programme avec nos bestioles que nous découvrirons en seconde partie derrière le rideau de scène. Leur prochaine étape sera Augsburg en Allemagne, mais Antoine et moi sommes contents de rentrer à Paris après une succession d'aller et retours éreintants, mais ô combien délicieux.

mercredi 29 septembre 2010

Les lapins à Bruxelles


Escale bruxelloise. Je ne suis pas revenu depuis les années 50 ! Mes parents m'avaient acheté un Manneken-pis avec une poire. Je prends quelques photos de murs peints inspirés de bandes dessinées et fais le nécessaire pour comparer les chocolats de Laurent Gerbaud et de Marcolini.
Les Galeries Royales St Hubert ont été fermées au public pour la soirée d'ICT 2010. Nos lapins se plaisent bien dans la belle salle du Théâtre du Vaudeville. Je les ai tellement pris en photo que dorénavant je cadre plutôt les décors dans lesquels ils s'ébattent et qui sont souvent étonnants. Nouvelles options aidant, il faut voir les centaines de téléphones portables filmer la scène toute la soirée. Les spectateurs conditionnés par les applications interactives sifflent ou se déhanchent vainement devant notre clapier impassible, exécutant inexorablement leur partition ORL (Oreilles Roucoulade Lumière). Nous dédicaçons le Nabaztag que l'organisateur offre au Ministre bruxellois de la recherche scientifique et de l'innovation, et après un sandwich frugal en guise de dîner officiel, nous terminons la soirée dans un hôtel automatique design où tout est en supplément sauf le savon épais comme un chewing-gum et friable comme une ardoise. Pour les moules frites et la gaufre, c'est tintin, autre spécialité locale. Je souris en me rappelant la devise de notre régisseur londonien : "Smile and invoice !".
Après une nuit très courte et agitée, probablement due à un mélange alcoolisé, je poste mon blog depuis le Thalys, agréablement équipé d'Internet en wi-fi.

mardi 28 septembre 2010

La crampe de l'écrivain


Déclarer ses œuvres à la Sacem est un passage désagréable quand on en a écrit des tripotées. J'ai l'impression de faire des lignes comme lorsque nous étions punis en classe. J'ai mal au dos à hurler, je n'arrive plus à tenir un stylo, je n'ai qu'une idée, passer à autre chose. Il est pourtant indispensable de déposer les œuvres écrites pour les films présentés à l'exposition Révélations au Petit Palais. Il ne s'agit pas seulement de perception, mais également de protection. On a connu des escrocs qui déposaient une chanson, ou même seulement le titre, avant que son auteur l'ait fait alors qu'il l'avait évoqué par exemple à la radio. Ensuite, ça se plaide, ça se négocie, ça se prouve, mais que d'ennuis pouvant être évités ! La répartition est le moment le plus agréable, parce qu'en général on ne s'y attend pas, même si elle tombe à dates fixes.
J'ai l'habitude d'attaquer les sociétés d'auteurs de l'intérieur et de les défendre à l'extérieur. Les plus intéressés à les voir s'affaiblir sont les industriels et les majors qui voudraient bien s'en débarrasser. J'ai acheté ma maison avec mes droits d'auteur, c'est dire si j'y suis attaché. J'ai participé plusieurs fois aux modifications des statuts (statut d'improvisateur de jazz, signature collective, dépôt sur support enregistré), joué les conseillers pour les nouvelles technologies (sans succès puisque les trois sociétés d'auteurs auxquelles j'appartiens se sont fourvoyées avec Hadopi et que je n'ai jamais réussi à toucher ce qui m'était dû pour tous les CD-Roms dont j'ai composé la musique). Je me souviens aussi que le responsable de la répartition d'alors m'expliqua que "l'on ne dépense pas des francs pour toucher des sous". J'ai écrit plusieurs articles sur le sujet, mais il est temps que j'aille m'allonger...
Heureusement, Antoine et moi partons ce matin pour Bruxelles présenter Nabaz'mob à l'ICT 2010 (Information and Communication Technologies) dans les Galeries Royales St Hubert. Nous serons en bonne compagnie puisque seront également présents Reactable et les Belges de Lab[au]. Cela me changera les idées.

mercredi 22 septembre 2010

La casse


S'il y a bien un truc dont je me contrefiche, ce sont les voitures. Cela ne m'empêche pas d'avoir un souvenir ému de l'Espace qui va partir à la casse d'ici une semaine. Nous l'avions acheté il y a vingt deux ans, d'une part pour les migrations saisonnières vers L'île Tudy où nous passions à peu près un quart de l'année, d'autre part pour les tournées d'Un Drame Musical Instantané où nous bourrions le coffre jusqu'au plafond en ne laissant que trois sièges pour notre trio. À l'époque le véhicule tenait du vaisseau spatial, avec ses vitres tous azimuts, ses sièges pivotants, repliables, démontables, et tutti quanti. Je n'ai pourtant jamais fait beaucoup de kilomètres, le compteur en indiquant 176 000, mais les déménagements successifs ont amorti l'investissement. Pour le dernier des miens, j'ai exécuté seul trente voyages plein à craquer, mais j'ai tout de même terminé avec un camion de 30 mètres cubes. Si le contrôle technique est passé avec succès, il n'y a plus d'amortisseurs ni de chauffage. Cela fait quatre ans que nous roulions l'hiver avec des couvertures sur les genoux, mais en nous gelant les pieds. Le garage baigne dans une fine mare composée d'huile et d'eau et nous n'osons plus nous éloigner trop de Paris sous peine de rentrer à pied. Le petit garagiste de Montreuil a réussi à la maintenir jusqu'à ce que mon client nous paye. Alors j'ai commandé une Kangoo Pépite, vite fait bien fait. C'est comme acheter des fringues, il faut que ça se passe en deux temps trois mouvements. Je rentre, j'essaie, je paie, je ressors. Là je me suis seulement assis devant, derrière, à côté. J'ai comparé avec la Dacia qui lui faisait face, mais l'offre de Renault mettait exceptionnellement la Kangoo moins chère. Pour le reste je me suis laissé embobiner par le sympathique vendeur qui a ajouté une bouteille de champagne en capitales sur le contrat. Où va se nicher le marketing ! Ni Françoise ni moi n'en buvons. En plus, elle me travaille depuis des semaines pour que nous n'achetions pas de voiture. Je rigole, elle s'en sert plus que moi. D'un point de vue économique, ça se tenait. Mais il n'y a aucun loueur à proximité et j'aime réagir vite, ici comme ailleurs. Alors j'ai craqué. Cela ne nous empêchera pas de continuer à emprunter les transports en commun, ni surtout de faire de la bicyclette, mais on aura le choix. Il reste un problème : je deviens vite aussi débile que les autres automobilistes lorsque je conduis. Je peste sans arrêt et ça irrite ma compagne. Je la comprends. Au volant la connerie est contagieuse. À pied je râle aussi contre tous ces chauffards, métastases de la ville. Il n'y qu'à vélo que je suis zen. Si je m'énerve, je risque un pépin quelques mètres plus loin. L'ultime solution, je me terre à la maison, je ne vais plus nulle part, mais est-ce que cela fera de moi un homme meilleur ? J'en doute.

mercredi 8 septembre 2010

Avec les pompons... Avec les pompiers


Une fois de plus, nous avons surtout eu l'impression de faire nombre pour exprimer notre mécontentement contre Little Sarko et sa bande, mais de politique nous n'en avons pas senti les effluves.
La retraite qui se rapproche devrait me mobiliser, mais mon statut d'intermittent ne me permettra pas d'en jouir de façon notable. Je sais que je devrais travailler jusqu'à la fin de ma vie. Bien que ce ne soit pas seulement une obligation, mais aussi un plaisir, je ne suis pourtant pas certain d'en avoir toujours la force. J'y suis donc allé par solidarité et pour grossir les rangs. 1+1+1+...= 2,7 millions dans la rue !
Depuis maintenant pas mal d'années les manifestations ressemblent à des promenades sympathiques, relativement silencieuses, aucun slogan consistant ne venant marteler le bitume. Si la fantaisie est rare, j'ai apprécié le simulacre de jeu télévisé avec une fausse Bettencourt et un Woerth assez ressemblant. Les Français swinguent comme des passe-lacets lorsqu'il s'agit de marcher. On est loin de la marée humaine qui s'avançait sur nous en dansant lorsque nous filmions le cortège de l'ANC à Johannesburg en 1993 ! Un monde était à construire. Mais ici, en 2010, de quel avenir rêvons-nous ? Pour quoi sommes-nous prêts à nous battre et abandonner nos privilèges ? Nous semblons avoir plus à perdre qu'à gagner. Quel leurre ! Même si le patronat s'engraisse toujours plus sur le dos de la masse laborieuse, il serait plus sain de retourner la question que de défendre nos acquis, fruits des désirs dictés par ceux-là mêmes que nous fustigeons. Si nous voulons changer de société, c'est d'abandon que nous devons discuter, ou de partage pour être plus juste. Que sommes-nous prêts à perdre pour accorder ce monde aux désirs que nous prétendons défendre ?
Hier après-midi entre République et Nation les pompiers eurent leur petit succès. Bras dessus bras dessous ils exprimaient une détermination rare dans le défilé. De plus ils traînaient avec eux leur célèbre sirène, détachée de son camion rouge. Pour qui espère ou attend un peu de fougue d'un tel après-midi, ils furent certainement les moins pompiers du cortège.

dimanche 5 septembre 2010

Des distances


La montagne nous fait perdre nos repères d'échelle. Nous ne savons plus qui des promeneurs ou des paysages sont petits. Dans le chapitre Des distances Jean Cocteau suggère qu'il n'y ni grand ni petit, mais seulement du proche et du loin. Je crois qu'il s'agit du Journal d'un inconnu. Nous prenons les rochers pour des vaches et les chevaux pour des moutons. Au lointain nous croyons apercevoir Toulouse. Sur l'autre versant du Pic du Midi, les oiseaux emportent des demi-baguettes entières dans leurs becs. Comme le ciel est dégagé j'en profite pour photographier quelques cartes postales.


Le musée scientifique de l'Observatoire est comme la plupart du temps, un peu ringard et rébarbatif, mais les contributions d'étudiants en arts plastiques y apportent un peu de fantaisie comme Les mites au logis, photographies de culture de mites alimentaires. Le sonoscope en céramique de Hye-soon Seo est un concept amusant même si l'on entend essentiellement les commentaires des touristes qui sont à quinze mètres de nous, sans que ce soit pour autant dans la direction pointée ! Sonia et moi essayons en vain de reconnaître certaines des langues qui se croisent là-haut, à 2870 mètres d'altitude. En fin d'après-midi nous retournons à l'Abbaye de l'Escaladieu où France 3 m'interviewe devant la meute lagomorphe (diffusion ce dimanche midi et soir sur FR3 Midi-Pyrénées)... Sur la route éclairée par les phares la question des distances se pose à nouveau. Les routes en lacet me semblent plus rapides que l'autoroute. Je ne sais pas si nous sommes tout petits, mais je suis certain que nous sommes très loin.

samedi 4 septembre 2010

Jusqu'au cirque de Gavarnie


Après que Sonia ait appuyé sur la touche A de l'ordinateur qui contrôle nos 100 lapins en wi-fi, j'ai encore pris quelques photos de l'installation de Nabaz'mob à l'Abbaye cistercienne de l'Escaladieu à Bonnemazon pour le site dédié à notre opéra. Comme chaque lieu impose une disposition appropriée, j'ai pris l'habitude de publier quelques clichés de ses variations scéniques.
Sur ce, nous avons pris la route du cirque de Gavarnie par le col du Tourmalet. Le temps splendide offre une visibilité exceptionnelle sur les Pyrénées à tel point que nous pensons monter ce matin au Pic du Midi comme on nous le suggère...


Nous ignorions que nous allions marcher puis crapahuter pendant quatre heures, mais l'enjeu en valait la chandelle. Les embruns de la cascade de Gavarnie dégringolant de ses 423 mètres de hauteur furent rafraîchissants après l'escalade des cailloux qui se dérobaient sous nos pas. En redescendant, passé le névé, nous avons repéré que le chemin était bordé de centaines de framboisiers, un délice ! Nous sommes rentrés exténués à l'auberge où l'obscurité offrait un panorama sur les étoiles que nous avons trop souvent tendance à oublier à force de vivre en ville. Ces espaces grandioses nous dépaysent tant que nous avons l'impression d'être partis depuis une éternité.

vendredi 3 septembre 2010

Nabaz'mob à L'Escaladieu


Nos 100 lapins effectuent une petite retraite dans une abbaye cistercienne du XIIe siècle. Le parc est calme, spacieux et l'herbe y est bien verte. L'acoustique de la salle est telle que jamais les bestioles n'ont joué aussi fort. On ne s'entendrait pas parler si la centurie n'imposait le recueillement. Nabaz'mob est donc exposé à l'Abbaye de l'Escaladieu, près de Tarbes, dans le cadre du Festival des arts numériques. L'installation est visible de vendredi à dimanche (9h30-12h30/13h30-18h30).


Petite nouveauté, Antoine Schmitt s'est exceptionnellement fait remplacer par Sonia pour la mise en place de notre opéra. Il est en effet accaparé par sa nouvelle œuvre qui le mène de Bruxelles à Madrid en passant par Berlin et Helsinki. City Sleep Light joue le rôle de veilleuse dans les villes endormies, pulsant au rythme socio-économique de leurs activités respectives. Les immeubles équipés de LED sont visibles de partout, même depuis l'espace. Les habitants peuvent également faire vibrer leurs ordinateurs au rythme de leur ville. Le dernier contact établi avec mon camarade venait de Linz en Autriche où l'Ars Electronica Center respirait devant la fenêtre de sa chambre d'hôtel.

mardi 24 août 2010

Pornographie du direct


Heure de la sieste. Allongé sur le dos. Testant les chaînes TV sur mon nouvel iPhone je tombe par hasard sur la prise d'otages de Manille diffusée en direct sur Euronews. Séquence pornographique. Extrême violence du voyeurisme. Suspense de l'absurde. Un ancien officier de police, viré deux ans auparavant, s'est engagé dans cette entreprise suicidaire et criminelle pour demander sa réintégration ! Ce genre de coup de folie découle directement de l'écho médiatique qu'il est susceptible de rencontrer. La presse est complice. Tout a commencé dix heures auparavant, mais je ne regarde que le dénouement. Les commentaires des deux présentatrices sont ce qu'il y a de plus déprimant, parce qu'ils démontrent l'inanité de la télévision, son absence de regard. Traduisant servilement le prompteur en bas de l'écran et tentant maladroitement de comprendre les images depuis Bruxelles, les deux prétendues journalistes ne font que répéter avec un léger délai ce que n'importe quel spectateur est capable de voir, à condition de lire l'anglais, certes. Il y a bien des psychologues pour s'occuper des rescapés, ne devrait-il pas y en avoir pour nous accompagner ? Ne sommes-nous pas aussi les otages de cette société du spectacle ? Puisque c'est ainsi on pourrait imaginer d'autres compétences pour suivre l'action. Qu'est-ce qui peut pousser un individu à un tel désespoir ? Quels processus névrotiques poussent les prisonniers, les employés de France Telecom (l'autre nom d'Orange !), les forcenés, à se suicider, voire entraîner avec eux une quinzaine de touristes hong-kongais ? Pourquoi les cameramen cadrent-ils de telle ou telle manière ? Sur place, c'est le cafouillage le plus complet. Il pleut à torrent. Les parapluies obstruent les objectifs. La foule se presse. Au cours de l'assaut du bus immobilisé on entend plusieurs fois des gens rire. Qui sont-ils ? Comment une journaliste se retrouve-t-elle avec la responsabilité de devoir tenir en haleine les téléspectateurs tandis qu'il ne se passe rien à l'image ? Quel est son parcours professionnel ? Comment le preneur d'otages a-t-il choisi ses victimes ? Il semble qu'il ait relâché les enfants et les vieux. Mais ensuite ? Quelle marche de manœuvre a celle ou celui qui est en joue devant un M16 ? Comment sont formés les policiers pour résoudre ce genre de drame ? Quel degré de sophistication possèdent leurs armes ? Passé le fait divers, de quel malaise est-ce le symptôme ? Depuis le passage à l'acte de l'assassin jusqu'à l'absence de recul criminelle de la télévision, que nous inspire la société que nous avons façonnée, que nous le voulions ou non ? Jusqu'à quelles extrémités sommes-nous prêts à aller ? Comment évaluer notre degré de complicité ? Décidément, la bande-son de ce reportage manquait fatalement de profondeur... Je m'emporte probablement parce que je ne regarde jamais la télévision. Mais la presse écrite vaut-elle guère mieux ?

dimanche 22 août 2010

Il n'y a pas que les ânes qui chient de l'or


L'arrière grand-père de Françoise, celui qui joue le rôle du gamin dans L'arroseur arrosé des frères Lumière, Léon Trotobas, faisait paître ses deux chèvres le long de la voie ferrée départementale jusqu'à un terrain abandonné au Grand Séchoir, le Sécadou en provençal. Les riverains lui faisant tracas de son squat animalier, Léon, décidé de ne pas se laisser faire, l'acheta pour une bouchée de pain et planta des piquets pour ses chèvres. Jean-Claude me dessine le huit qui permettait à une chèvre de tourner autour du piquet. Avec le temps, La Ciotat s'étendit et le demi hectare se retrouva en pleine ville ! À l'occasion du mariage de sa fille et du futur maire communiste de la ville à l'époque des chantiers navals, Georges Romand, Léon construisit la petite maison carrée. Beaucoup plus tard, les parents de Françoise y plantèrent leur mobil home jusqu'à faire construire une seconde maison dix ans plus tard. Le jardin extraordinaire traversé par des ribambelles de canards doit donc son existence à un coup de colère d'un électricien des frères Lumière à qui les bourgeois refusaient d'y voir brouter ses chèvres.

vendredi 13 août 2010

Dernières tomates


"Dernières tomates" n'est qu'une manière d'annoncer les dernières nouvelles, car ce sont pour moi les premiers fruits de l'année que je cueille sur l'arbuste. Je ne crois pas comme Saint Matthieu que "les derniers seront les premiers" (chapitre 20), préférant à la paraphrase biblique un "à travail égal salaire égal" (GRRR 1005). Tandis que j'arrose le potager quelques gouttes viennent à tomber. Si peu qu'elles nous semblent un mirage. Jean-Claude a creusé des rigoles qui facilitent le travail. L'eau coule de pied en pied et je n'asperge les miens qu'en passant aux potimarrons, faisant bien attention de ne pas mouiller les feuilles des tomates. Comme j'en coupe les gourmands qui affaiblissent les plants je me retrouve avec les mains vertes, réputation que je n'ai pas, bien que je sois habituellement en charge de la végétation de notre maison. Chaque son, chaque pas sur le gravier nous rappellent forcément l'absence de Rosette. Cette mémoire douloureuse s'adoucira avec le temps. En apprivoisant la perte, la tendresse permet de ne conserver que les leçons de vie. Au retour de la baignade, je me gave de figues marseillaises et de chasselas avant de régler les points en suspens des projets supposés terminés et ceux en devenir. Le farniente prend doucement. J'ai même réussi à faire une petite sieste. C'est la révolution. J'en suis rouge de confusion. Comme une tomate.

lundi 2 août 2010

Charnière


Le boulanger de la place du Vel d'Hiv est parti en vacances. Charlie, le boucher, n'avait plus assez de clients pour rester ouvert. Le quartier est comme sinistré. Il ne reste que l'épicier, Ismaël. Pour le reste il faut enfourcher sa bicyclette. La rue est calme. Françoise filme les Gay Games à Cologne. J'ai presque terminé mon travail. Une dernière réunion sur les tableaux me retient à Paris et je n'ai plus qu'un petit film à sonoriser pour 2025. Le reste pourra se faire à distance : un texte à écrire sur les croisements entre les cultures, les disciplines, les espaces, etc. que m'a demandé Catherine Peillon pour le futur DVD des 38èmes Rugissants, mon activité quotidienne dans cette colonne, préparer les prochaines migrations de lapins, mais surtout reconstruire ma force de travail en me la coulant douce.
À la rentrée, je devrai attaquer la composition de mon nouvel album dont je souhaite avoir enregistré les bases avant Noël pour me concentrer ensuite sur les solistes pris en charge par Radio France. L'autre grand projet est ma collaboration à une nouvelle et excitante aventure avec le scénographe Raymond Sarti qui s'étalera sur deux ans. Je crois que nous n'avons rien fait ensemble depuis Jours de cirque au Grimaldi Forum à Monaco il y a huit ans. L'année se présente sous le signe du voyage, dans le temps, passé et futur, avec mon disque, et dans l'espace grâce au concours remporté par notre équipe, avec Saint-Nazaire comme port d'attache et l'océan en perspective, du moins virtuelle.

samedi 31 juillet 2010

Laissez parler les p'tits papiers


Les collègues de Marie-Laure lui ont offert un magnifique livre pour son départ du collège où elle enseignait jusqu'ici. Dès qu'elle me l'a montré j'ai su que c'était le cadeau idéal pour Estelle dont c'est l'anniversaire aujourd'hui. Papercraft est un recueil d'objets design et d'œuvres d'art réalisés en papier, rivalisant tous d'invention et renouvelant l'émerveillement à chaque page. Aux 258 pages s'ajoute un DVD avec une partie Rom et nombreuses animations. L'édition anglaise étant essentiellement constituée d'illustrations, les non-anglophones seront peu pénalisés. Le site des Éditions Gestalten regorge d'extraits.


C'est le genre d'ouvrage que l'on peut ouvrir à n'importe quelle page pour s'entendre s'esclaffer comme si l'on assistait à un feu d'artifices. Je le feuillette pour citer les artistes ou designers que je préfère, mais c'est si varié que la sélection est absurde. La double page ci-dessus montre les performances d'Akatre à Mains d'Œuvres, mais je suis tout autant fasciné par les dentelles de Bovey Lee, les livres taillés dans la masse de Brian Dettmer, les mises en scène de Thomas Allen, les films d'Apt & Asylum, les théâtres de Swoon, les fumées d'Adam Klein Hall, le mobilier de Tokujin Yoshioka, l'univers rose et blanc de Kerstin Zu Pan, les costumes de Polly Verity, etc. Maintenant que je dois rendre l'exemplaire que Marie-Laure m'a prêté pour écrire mon article, je n'ai plus d'autre choix que d'en commander un pour moi.

Bande son par Régine (paroles Serge Gainsbourg).

mardi 20 juillet 2010

Nous sommes tous des écureuils en puissance


Le soleil sur la table du jardin m'a donné l'idée d'essayer la minuscule automobile que Françoise m'avait rapportée il y a deux ans. En l'absence d'accumulateur son capteur solaire ne permet pas d'emmagasiner l'énergie ; la petite voiture s'arrête donc à la première ombre, ce qui m'arrange pour la prendre en photo. Le climat parisien est habituellement peu propice à ce genre d'expérience si je me remémore les journées ensoleillées cette année.
Je n'ai pas cédé à la campagne commerciale m'incitant à affubler mon toit bagnoletais de capteurs dont le délai avant rentabilité risque de dépasser largement ma présence en ces lieux. Vendre à EDF de l'électricité plus chère qu'elle ne coûte réellement m'est apparue comme une grosse arnaque des lobbys solaires au détriment de l'État. De plus c'est une technologie qui évolue très vite et je crains qu'il faille remplacer tout le système bien avant les simulations financières expliquées par le représentant de commerce trop insistant. Je repense au CD que l'on nous a présenté inusable alors que mes vinyles tiennent beaucoup mieux la distance. Je ne vais pas ici détailler les raisons qui m'ont fait abandonner cette fausse bonne idée, mais le sujet me laisse songeur.
Naïf et mal informé, je me laisse aller à rêver à toutes les énergies que nous pourrions canaliser plutôt qu'en subir uniquement les conséquences dramatiques. Attribue-t-on assez de crédits aux chercheurs qui travaillent sur celle des marées, de la tectonique des plaques, de la combustion des déchets ou de nos propres mouvements ? Le charbon et le pétrole ont vécu, mais il n'y a pas que l'éolien, l'hydroélectrique, le thermique, l'organique, le nucléaire ou le solaire. Je n'y connais pas grand chose, mais en regardant la petite voiture filer sur la nappe, je me suis dit que l'on ne pouvait pas plus continuer à polluer que de foncer tête baissée dans la première offre promotionnelle politiquement correcte. Là-dessus j'ai attrapé mon épuisette et je me suis mis à courir après les écureuils. Avec toute l'énergie que j'ai déployée en vain on aurait pu au moins éclairer la penderie.

samedi 10 juillet 2010

Partout j'écris ton nom


Écrire, toujours écrire. Chaque jour, tous les jours. S'il n'y avait qu'ici, mais là aussi. Jouer avec les mots ou les sons échappe aux lassantes habitudes. Mon amour pour l'écriture finit par se savoir. En vérité, j'improvise. Ma main ne m'obéit même pas. Elle revnerse les lettres. Sommes-nous tous dyslexiques ? Les idées tricotent. Les bulles de savon éclatent en frôlant la portée. Les clefs perdues, je rentre par la fenêtre. L'assurance se nourrit de la commande. Courte, elle se construit phrase après phrase. Conséquente, l'intro - trois parties - conclusion mène le bal. Ça sonne aux abonnés absents. Le regard perdu sur la ligne bleue des Vosges. Oiseaux devant, oiseaux derrière, peu d'automobiles, autant d'avions, insecte, un autre, encore... Dix lignes pour hier soir, quatre ou cinq feuillets pour début d'août, le nouveau projet pour la semaine prochaine, les comptes, les chèques, signer ou faire signer ? Je passe d'un clavier à un autre. Le merle est revenu. À l'instant ! C'est la fête. Je me demandais.
Si Vincent Segal ne m'avait pas raconté qu'il adorait Fra Angelico, lui aurais-je proposé d'enregistré le playback du Couronnement de la Vierge ? Sur la basse recopiée trois fois, il ajouta la seconde voix. Je n'aurais plus qu'à poser un instrument à vent sur la corde à linge de ses violoncelles. À la recherche de trompettes célestes, j'ai ressuscité le bugle de Bernard Vitet cryogénisé il y a plus de vingt ans dans le S1000. Différents timbres. Mes mains font ce qu'elles peuvent. Je ne pense qu'au sens, à l'émotion que la scène me procure. Enregistré dix prises successives, pratiqué des élisions chirurgicales jusqu'à ne garder que l'essentiel. Sonia y entend de la bienveillance. C'est ma manière de traiter avec le sacré. Idem avec La Vierge aux rochers de Vinci. J'ai demandé à Elsa de la jouer comme Edith Scob dans La voie lactée de Buñuel, comme si elle chantonnait en faisant la vaisselle. "Ne te rase pas mon fils, la barbe te va si bien !". Elle est tendre avec les bambins, bienveillante. Un coup de vent, un ru, je noie sa voix dans l'écho de la grotte (et non pas...). Je n'ai pas pu m'en empêcher. Comme l'illustration de l'article !
Traiter avec l'histoire de la peinture, c'est se coltiner un paquet de bondieuseries. Sans foi, on s'invente sa loi. Pour y arriver, je me glisse souvent dans la peau de l'artiste, je pense à son salaire, au délai qu'il lui fallut respecter, au refus de ses commanditaires, au scandale que sa plume ou son pinceau provoquèrent... À condition de pouvoir jouer sur les deux tableaux, auteur ou sujet, le système d'identification fonctionne aussi bien en musique qu'au cinéma ou au théâtre. Je prends l'accent de mes modèles pour voyager dans le temps.

mardi 29 juin 2010

Création par les sons d'espaces imaginaires


La transformation des espaces urbains selon l'heure ou l'époque m'a toujours passionné. En 1979, suite à une commande de Dominique Meens, Un Drame Musical Instantané avait inauguré cet aspect de notre travail à Arcueil avec "La rue, la musique et nous". En 1981, j'avais sonorisé le Parco della Rimembranza qui surplombe Naples en cachant des haut-parleurs dans les arbres. Le premier soir la nature ressemblait à une autre planète avec atterrissage d'une soucoupe volante et tempête sidérale ; le lendemain je diffusai simplement les sons de la journée pendant la nuit produisant un effet bien plus étrange que la veille. En page 7 de la plaquette du Drame, imprimé au-dessus du plan de Paris réalisé par Turgot, nous annoncions la "Création par les sons d'espaces imaginaires, une métamorphose critique d'un espace livré à l'illusion".
Mes projets d'installations sonores se réfèrent toujours au passé ou à l'avenir. J'aime recréer les temps oubliés en faisant remonter des archives les sons disparus ou les réinventant autant qu'imaginer la cité du futur en la rendant palpable. Le chronoscaphe est mon instrument favori. En 1995, je bénéficiai de moyens considérables pour créer de toutes pièces une fête foraine sous la Grande Halle de La Villette. 70 sources sonores différentes et simultanées, avec plus de 200 haut-parleurs, sans compter les orgues de foire et le bruit des manèges, sonorisèrent "Il était une fois la fête foraine" pendant quatre mois, une thématique populaire pour un univers à la John Cage. Je reproduisis l'illusion au Japon pour “The Extraordinary Museum” et “Euro Fantasia” grâce au scénographe Raymond Sarti, également en charge de "Jours de cirque" en 2002 au Grimaldi Forum à Monaco. Entre temps, Michal Batory m'avait demandé de sonoriser l'exposition “Le Siècle Métro” à la Maison de la RATP pour laquelle j'avais dû imaginer, entre autres, Paris en 1900 et en 2050. Cet aller et retour entre l'analyse critique du passé et l'anticipation du futur est une constante de mon travail. Il fera même l'objet d'une œuvre qui me tient à cœur depuis plusieurs années et que je réaliserai enfin en 2011.
L'installation sonore idéale consisterait pour moi à remplacer tous les sons d'un quartier, d'un complexe commercial, d'un lieu urbain qu'il soit, en analysant les besoins des usagers pour se débarrasser des conventions formatrices. J'adore le travail que fit, par exemple, Rodolphe Burger, pour le tramway de Strasbourg en faisant dire aux autochtones le nom des stations avec leurs accents locaux. La fusion des racines et de la technologie moderne répond parfaitement au besoin des voyageurs. J'ai du mal à apprécier la plupart des installations sonores contemporaines dont l'espace de monstration est en opposition avec l'œuvre (je reviendrai sur celles qui m'ont plu ;-). Le design sonore en tant qu'art appliqué me semble ici plus adapté aux nécessités que l'expression intime de l'artiste qui s'épanouira parfaitement en spectacle ou sur support enregistré. Sauf à tout insonoriser par isolation phonique, le son déborde toujours du champ où il est prétendument circonscrit. Et puis surtout, on ne peut pas écouter n'importe quelle musique à n'importe quel moment n'importe où !
En regardant les manifestations pendant le G20 à Toronto, je reconnais les avenues où nous étions encore la semaine dernière. Les affiches du festival Luminato ornent toujours les mâts. Et pourtant rien n'est pareil. Le son n'est plus le même. Les images ont cédé la place à d'autres. Le propos n'a plus rien à voir. Mais tout est enregistré. Pas seulement par la télévision. Mais par les lieux eux-mêmes. J'aimerais pouvoir retourner dans le passé, avant que les gratte-ciel n'envahissent downtown, avant que le tramway ne fixe ses baleines de métal au corset des rues. J'aimerais imaginer ce que deviendra la ville lorsque nous aurons enfin compris que le cancer automobile a envahi nos vies bien au-delà de la chaussée, que, même s'il faut creuser un peu plus, sous les pavés il y a toujours la plage...

samedi 26 juin 2010

Plus fort que la Légion d'Honneur


Jeudi à 14h précises ma pâte à prout est officiellement entrée dans les collections du Musée des Arts Décoratifs et, par là même, dans les Collections Nationales. Passée devant la commission, je ne sais pas si c'est la petite ou la grosse, elle portera donc un numéro d'inventaire commençant par 2010 sous le nom de Noise Blaster (ou encore pâte à pet, boîte à pet, boîte péteuse). Je l'avais achetée chez Hanley's à Londres en 1995 pour 4 £. Elle avait été exposée l'année dernière pendant cinq mois à "Musique en Jouets" dans une des ailes du Louvre qui héberge les Arts Décoratifs. Je n'ai pas gardé de photographie et j'ai racheté la semaine dernière à Toronto une pâte à prout toute neuve intitulée cette fois Wind Breaker. Ce produit a tendance à se rétracter et à sécher au fil des années. Pour qu'elle fonctionne au mieux, il est nécessaire qu'il y ait un maximum de pâte lorsque l'on y enfonce les doigts après avoir créé une poche d'air au fond du gobelet. Mais la réputation de cette matière est parfois usurpée, sa mollesse l'empêchant de s'en servir comme cale. Sur la boîte de ma pâte fraîche, il est stipulé qu'elle ne peut être utilisée à l'église, ni en classe, ni en réunion de famille. Sous son nom, on peut lire "Hearing is Believing" (L'entendre c'est y croire !).
Le même jour, sont entrés dans les collections un lapin Nabaztag, donateurs Antoine Schmitt et moi-même, ainsi qu'un piano Michelsonne de Pascal Comelade, plusieurs boîtes à musique, des Playmobil et leurs variations tchèques, des Igracek, soit une infirmière et un ouvrier. À côté de l'objet du délit j'ai photographié un coussin péteur bien que dégonflé, ce qui n'est certainement pas le cas de Dorothée Charles qui a soutenu avec passion la donation de ma pâte à prout, grâce lui soit rendue !

dimanche 20 juin 2010

Au bout du rouleau


Si la fatalité ne s'acharnait pas sur nous, on ne l'appellerait pas la loi des séries. Dès qu'Antoine est rentré de chez le loueur de vélos où il a dû racheter un U, nous avons filé comme des dératés vers le Distillery District pour donner le feu vert à la marmaille lagomorphe. En tournant sur Parliament Avenue, je sens un truc bizarre. Mon pneu arrière est à plat. J'extrais un énorme clou provenant des chaînes du tramway dont les rails enchevêtrés sont autant de pièges mortels pour les cyclistes. Hélas les passants à qui je demande où trouver un réparateur me font tourner en rond dans la zone périphérique de Lake Shore, se contredisant les uns les autres. À qui faire confiance dans de telles circonstances ? Je pousse l'engin pendant une heure, sous la pluie et en sueur, pour échouer finalement à la Distillerie où je me fracasse le crâne sur une poutre basse en attachant ma bécane.
Miraculeusement je tombe sur Arsinée et Atom venus montrer nos lapins à leur fils Arshile, chute plus agréable que ma virée slapstick. Me voyant décomposé, Atom prend les choses en main, il enfile la bicyclette crevée dans son coffre, m'amène jusqu'à un taxi sikh dont il négocie la course qu'il va jusqu'à régler lui-même. Je sais déjà comment le remercier de toute sa gentillesse, mais ça c'est une surprise.
Le gros type mal embouché de la location me rend le vélo réparé une heure plus tard et je pédale à nouveau comme un fou pour arriver à temps à la représentation de Best Before, un spectacle interactif où chaque spectateur a une télécommande et un avatar sur le grand écran en fond de scène. L'expérience est intéressante et amusante, un peu longue et pas assez incisive à mon goût, mais elle laisse présager de spectacles futurs. Comme je n'avais ni le nom du théâtre ni son adresse, j'ai fait des pieds et des mains pour arriver juste comme le spectacle commence, déshydraté et à bout de force. Nous remontons ensuite jusqu'à Queens Park où une centaine de cuisiniers proposent des plats des quatre coins du monde. Il y a un nombre incroyable d'événements à Toronto ce week-end. Des rues sont bloquées, des essaims de policiers à deux roues sillonnent la ville, mais il fait beau, c'est déjà pas mal !


Le quartier de Kensington Market est apaisant. Nous faisons nos dernières emplettes avant le départ lundi. L'ambiance est très baba cool. Les vêtements, les maisons, les badauds rappellent un tout petit peu le Summer of Love, un air de West Coast américaine. Le son tonitruant des orchestres de rock envahissent les trottoirs. J'avoue préférer la trompette mexicaine d'un trio avec contrebasse et guitare. À Toronto, même les conducteurs, qui ne cessent de nous donner des leçons de morale assez pompantes sur notre manière de rouler, sont aimables. Malgré tout, les relations sont assez superficielles et nous restons hélas en dehors de la vie locale. Heureusement nous connaissions quelques amis qui nous ont accueillis bras ouverts.
Nous terminons la journée par encore un vernissage, cette fois au Museum of Contemporary Canadian Art, le Mocca sur West Queens West. Le thème d'Empire of Dreams est le rapport qu'entretiennent avec l'art les constructions urbaines. L'exposition est d'un meilleur niveau, mais plus classique que celle de la veille. Je me finis au jus de cerise noire.


Enfin, pas tout à fait. J'abandonne Antoine à la tournée des bars qui diffusent du punk rock à fond la caisse pour rentrer sans lumière à l'hôtel, exténué par une journée sans repos. Pensant repasser à l'hôtel me changer, je n'ai pas emporté mes petites lampes géniales qui se fixent au guidon avec un élastique. Quel soulagement ! Le marathon est terminé. Vite dit ! Apercevant les baigneurs vingt-six étages plus bas, je décide d'aller piquer une tête. Façon de parler, car les plongeons sont interdits. C'est exactement ce qu'il me fallait. Après quelques longueurs dans la piscine ouverte même par les plus grands froids de l'hiver canadien, je remonte taper cette journée bien laborieuse. Merci à celles et à ceux qui auront eu le courage de me lire jusqu'au bout. Moi, je n'en peux plus.

mercredi 16 juin 2010

Flightstop & Firegirl


En face du Sheraton, le Toronto Eaton Centre ouvre ses portes à 10 heures... J'ai le temps d'aller prendre un petit déjeuner au Commensal, succursale du célèbre restaurant végétarien de Montréal. Mieux vaut y déjeuner ou dîner ; le prix est fonction du poids des aliments choisis parmi une centaine de plats du buffet... L'immense galerie du "mall' abrite donc Flightstop, une œuvre de 1979 de Michael Snow, soit soixante oies sauvages avec photo imprimée sur leur corps de métal. À Noël 1982, le complexe commercial leur avait ajouté des nœunœuds rouges autour du cou. L'artiste avait plaidé pour atteinte à l'intégrité de son travail et avait eu gain de cause, faisant au Canada jurisprudence. Pour la petite histoire, contrairement à ce que Vincent avait cru comprendre, la fameuse Walking Woman entrevue dans New York Eye & Ear Control n'est pas Carla Bley, bien qu'une image de celle-ci apparaisse en effet furtivement dans le film. Michael Snow présentera de nouvelles œuvres au Fresnoy en février 2011.


Après Little Portugal et Little Italy hier, nous pédalons cette fois jusqu'à Little India, à l'autre bout de Toronto, pour déjeuner. Au retour nous longeons les studios de cinéma et des sites industriels pas très glamour, mais c'est si bon de sentir le vent à bicyclette sous le soleil revenu.


La jeune chanteuse de blues Layla Zoe, une force de la nature rappelant Janis Joplin que nous avions entendue à la soirée d'ouverture de Luminato, nous rejoint au Distillery District pour la seconde représentation de Nabaz'mob. Ce soir-là les consignes avaient été drastiques, robe fancy ne collant pas du tout à son personnage, ordre et choix de trois chansons parmi les sept standards qu'il lui avait été demandé de présenter, aucune vente de disques, orchestre imposé, etc. Son cinquième album The Firegirl réunit ses propres chansons, un plus large éventail de ses possibilités vocales et de sa sensibilité. Le titre Miner's Hole échappant aux codes me plaît particulièrement avec son propre accompagnement au synthétiseur, mais ses blues tel Birthday Song sont terriblement prenants.


Après dîner végétarien au Fresh, Layla nous emmène finir la soirée au Rex où se succèdent les groupes de jazz. Si la musique swingue agréablement, en particulier l'orchestre de Justin Gray à la basse à six cordes, composé de son jeune frère Derek, batteur inventif et aérien, les frères Kay, décidément encore deux frères, aux saxophones et un guitariste, je tangue tout autant après deux grands verres de bière. Aussi je rentre directement à l'hôtel en espérant m'endormir rapidement. Je rêve.

mardi 15 juin 2010

Chaînes de vélo, bandes magnétiques, film celluloïd, la grande boucle


Journée off pour les lapins hier lundi. Après le déjeuner au Rivoli, Atom nous conduit à son studio où sont accumulés tous ses trésors. La transcription pour guitare qu'il a lui-même réalisée d'une pièce de John Cage, dédicacée par le compositeur, à la même époque où je le rencontrai à l'Ircam, période Roaratorio dont nous sommes fans tous les deux. Une lettre de Hanecke questionnant la technique vidéo utilisée par Atom. Des affiches. Des photos. Un film 35mm représentant une séance de montage tourne en synchrone sur son ancienne table de montage Steinbeck double bande.


Cette installation "domestique" me rappelle sa merveilleuse exposition Hors d'usage réalisée à Montréal en 2002. Des Québecois prêtèrent leurs vieux magnétophones à bande des années 50 et 60 et racontèrent la dernière fois qu'ils s'en étaient servis. Leurs mains manipulant les bobines sont projetées sur un plexiglas incliné donnant l'impression d'une image fantôme au-dessus des appareils. C'est extrêmement émouvant. Je lui raconte l'histoire de mon premier Radiola en 1963, à l'origine de ma vocation. Atom nous montre d'autres restes de ses installations dont celle où figure une immense boucle de film celluloïd qui circule comme des lianes dans un grand hangar obscur.
Il nous dépose au Community Bicycle Network où nous louons deux vélos jaunes comme nous l'a suggéré Françoise avant le départ. Depuis sa dernière visite, l'un de ces engins porte d'ailleurs son nom ! Le rétro-pédalage pour freiner ce n'est pas top, mais on s'y fait. Décidément nous adoptons Toronto avec une facilité déconcertante, à moins que ce ne soit le contraire ?
Nous aurons réussi à croiser Kay qui s'envole demain pour atterrir chez nous à Bagnolet. Alex et Eric, pas revus depuis notre safari thaï à dos d'éléphants, nous rejoignent pour dîner dans son "funky neighbourhood". L'annonce de la découverte (ou de la cachoterie) des mines de lithium et autres métaux précieux en Afghanistan ne manque pas d'alimenter notre discussion. Le retour à bicyclette a un goût de fraîcheur et de liberté.
De mardi midi à jeudi 18 heures, deux représentations par jour de Nabaz'mob remplacent l'installation en boucle qui recommencera vendredi jusqu'à dimanche soir.

lundi 14 juin 2010

Toronto traversé (dans sa longueur)


Tard dans la nuit je rédige le journal de notre voyage. Les lumières de la ville ne reflètent pas âme qui vive. Ce ne sont que bureaux vides. Le week-end, le quartier est mortel, mais il suffit de faire quelques pas pour trouver de l'animation en remontant Queen West et en bifurquant au nord vers Chinatown. Les restaurants asiatiques jalonnent notre route, avec une variété de plats que nous ignorons à Paris, tant en sushis qu'en mets vietnamiens, chinois ou coréens. Je reconnais les parfums de Belleville, mais c'est à Kensington Market que je trouve des trucs idiots à rapporter comme le Wind Breaker (pour remplacer ma pâte à prout dont j'ai fait don au Musée des Arts Décoratifs à Paris), une cloche chinoise à battant de bois, les Kaboom Sticks et surtout le Zube Tube (The Ultimate Cosmic Sound Machine) trop long pour entrer dans ma valise et dont je n'ai pas la moindre idée de comment lui faire passer la douane au retour. L'atmosphère Village rappelle plutôt la côte ouest des États Unis tandis que le Financial District derrière le Sheraton ressemble immanquablement à New York.


Chaque quartier dégage une atmosphère particulière. Les immeubles en brique des anciennes usines du Distillery Historic District, désaffectées pendant des décennies, ont été investies par des boutiques chics, des galeries d'art et, pendant toute cette semaine, par nos petits rongeurs ! Le week-end, après avoir lancé l'opéra et mis les guides au parfum nous avons la journée pour nous. Samedi, en traversant l'Old Town, nous tombons par hasard sur Woofstock, un immense marché pour chiens, le plus grand d'Amérique du Nord. On ne peut en imaginer l'étendue sans l'avoir vu. Des chiens de toutes races, grands comme des veaux, petits comme des rats, costauds comme des labradors, touffus comme des chiens de traîneau, tirent leurs maîtres vers les stands où sont vendus tout ce dont la gente canine peut rêver. Des concours de reniflage de cookies sont organisés sur l'une des scènes. Un tapis rouge annonce un défilé de mode. Et pas une crotte sur les trottoirs ou même sur le goudron ! Je pense à l'opéra pour chiens qu'avait imaginé Erik Satie avec le rideau s'ouvrant sur un os gigantesque.


Luminato, "festival des arts et de la créativité", est très critiqué pour squatter tout l'argent dédié à la culture au Canada. Il est certain que c'est somptueux. La programmation est extrêmement éclectique avec une tendance explicite pour les spectacles populaires, orientés vers les différentes communautés qui constituent la vie de Toronto. Nous sommes invités à des soirées comme celle d'ouverture où Antoine et moi nous refaisons une beauté dans les toilettes en sous-sol, sous l'immense chapiteau. Le Path est une seconde ville où les galeries souterraines communiquent entre elles pour que la ville ne soit pas paralysée en hiver... Les cartons d'invitation indiquent "tenue de cocktail" ou "week-end chic". Antoine qui s'est composé le costume d'un yachtman sorti de "Certains l'aiment chaud" envie les regards se portant essentiellement vers mon accoutrement orange. Si je reçois maints compliments qui devraient plutôt revenir à Issey Miyake, j'entends aussi qu'il faut du courage pour porter cela et que ce ne peut être qu'un étranger pour l'oser ! Les Torontais sont pourtant extrêmement libres dans leur manière de s'habiller et de se comporter.


À la soirée d'ouverture, lourdement sponsorisée par Armani, le festival lui-même portant L'Oréal partout à son fronton, je tombe dans les bras d'Arsinée et Atom. Les photographes nous mitraillent et je me demande si je ne vais pas me retrouver en page "people" comme les night-clubbers dont la notoriété a toujours été pour moi un vrai mystère... Le lendemain j'ai les pieds en compote d'avoir arpenté Toronto toute la journée de samedi. Dimanche, nous avions donc prévu de nous reposer, mais après le déjeuner setchouanais délicieusement parfumé nous avons passé l'après-midi à l'AGO, le Musée des Beaux-Arts de l'Ontario construit par Frank Gehry, un labyrinthe où les œuvres récentes côtoient les anciennes, jusqu'à ces sculptures inuït préhistoriques qui semblent avoir totalement inspiré l'art moderne. Comme il est interdit de prendre des photos, je trouve un tableau non surveillé dans un couloir tout blanc. Il s'agit d'un ready made pompier ayant échappé à la vigilance des conservateurs...


Le soir j'ai l'immense plaisir de rencontrer Michael Snow, discussion d'abord en anglais, continuée dans un français que l'artiste manie avec la même gentillesse. La projection de La région centrale en 1971 a changé ma façon de regarder et les films, et le monde qui m'entoure. J'ai également la chance de posséder, entre autres, un exemplaire de Cover To Cover, livre-objet interactif permettant de regarder un film imprimé sur papier à la vitesse souhaitée par chacun de ses lecteurs. L'œuvre présentée à Luminato s'intitule Solar Breath (Northern Caryatids) : un rideau devant une fenêtre vient se plaquer contre son cadre à chaque courant d'air tandis que l'on aperçoit de temps en temps le panneau solaire produisant l'électricité nécessaire au tournage et que l'on entend le hors-champ sonore de la pièce. Mani Mazinani, un ancien étudiant d'Atom Egoyan (le cinéaste est responsable de cette exposition en hommage à feu David Pecaut) s'en est inspiré pour créer Light Air, une double projection sur écran vidéo et sur rideau de fumée où les deux espaces simultanés produisent une effet de décalage temporel. Nous dévorons tous ensemble les merveilleux sushis de Ki en écoutant les discours hyper-pros des différents sponsors et organisateurs du festival. Les anglo-saxons savent manier l'humour sans être trop long, contrairement à nos concitoyens qui plomberaient n'importe quelle soirée de ce genre.


En sortant nous allons admirer l'Allen Lambert Galleria adjacente, conçue par Santiago Calatrava. Ce long article se termine comme il a commencé. J'ai regagné mon 29ème étage. Le panorama nocturne ressemble à une toile peinte percée de petits trous pour laisser passer la lumière, comme pour de vrai !

dimanche 13 juin 2010

Qui n'entend qu'une cloche n'entend qu'un son


Pour commencer j'ai inversé les jours de création. La première de Nabaz'mob à Toronto était hier et c'est ce soir à minuit que passe l'émission Tapage Nocturne où je joue en duo avec le violoncelliste Vincent Segal. Je ne souhaitais pas signaler France Musique au dernier moment et les Canadiens pouvaient attendre aujourd'hui pour l'annonce de l'opéra qui sera montré à Luminato jusqu'au dimanche 20 juin.
Nous avons commencé nos longues promenades à la découverte des différents quartiers de la ville. Si j'ai plusieurs fois eu la chance d'enregistrer aux grandes orgues, que ce soit à Stuttgart ou Paris, je n'ai jamais vu de près comment fonctionne un carillon. En flânant depuis le Distillery District où notre clapier est installé, nous sommes passés devant une église dont la pelouse était occupée par des joueurs d'échecs, des adeptes du taï-chi et une clocharde en représentation depuis le début de la matinée. Un musicien s'en donnait à tout va, envahissant Queen Street de ses furieuses mélodies, modulateur en anneau acoustique avec lequel aucune installation sonore ne peut rivaliser. L'usage d'un tel mobilier urbain est un ravissement que même la sirène hurlante de la police ne saurait ternir :

Ayant laissé mon magnétophone à l'hôtel, j'ai tenté le coup avec l'application Dictaphone de mon iPhone. Ça vaut ce que ça vaut, mais en cherchant sur Internet je m'aperçois que le carillon de l'Église Unie Metropolitan Church est célèbre à Toronto. Le blogueur qui l'évoque me laisse penser que c'était probablement Gerald Martindale frappant les 54 cloches de la tour avec ses poings plus les pieds du pédalier pour les basses dont la plus grosse pèse quatre tonnes et demie. Les diling diling du premier mouvement de Nabaz'mob sont bien riquiquis en comparaison. L'acoustique de l'Ernest Balmer Studio au Tapestry New Opera nous permet aussi de jouer sans amplification, ce qui est toujours plus impressionnant. Cent petits haut-parleurs que j'écouterai demain en repensant au concert de cet après-midi qui nous a figés sur place, hypnotisés par les grappes de notes frappées avec une fougue qui franchement n'avait rien de liturgique !

samedi 12 juin 2010

(Tapage) Nocturne par Birgé et Segal


La radio nous permet de vérifier que nous sommes sur la même longueur d'ondes. La Passion du Vinyl avait été une performance, un jeu de réminiscences, une action-music à deux voix. Cet échange valide nos cordes sympathiques en jouant sans images. Le producteur Bruno Letort n'aurait pu en avoir l'initiative sans avoir entendu parler de notre visite-concert de l'exposition Vinyl à La Maison Rouge. Il n'avait pas vu le film tourné par Françoise Romand. Mais l'idée du duo lui avait plu. Attraper Vincent Segal entre deux trains lui semblait une épreuve. Le violoncelliste et moi avons instantanément sauté sur l'occasion. Sans n'avoir jamais répété ensemble, nous nous étions promenés parmi les pochettes de disques de la collection Schraenen. Sans n'avoir jamais répété ensemble, nous avons hoché la tête pour dire que oui, nous étions prêts. L'enregistrement tournait.
Tout était très doux. Comme la nuit. Nous avions passé deux heures à brancher la mixette, mais surtout à ne pas réussir à récupérer France Musique dans mon ordinateur. Question de câbles, d'asymétrie, d'impédance. Tant pis, fit Vincent, on fera sans. J'acquiesce. Ce n'est pas grave. Je voulais transformer le son de la modulation de fréquence en temps réel, comme dans les années 70 lorsque je montais en direct mes radiophonies. Il est comique de voir tout ce monde penché sur la question sans qu'aucun stress ne s'en dégage. Nous nous lançons donc dans une suite de mouvements courts dont la conversation est le fil rouge, avec en option majeure une ambiance acoustique à ce nocturne "tapageur".


Tapage nocturne est le nom de l'émission de Bruno Letort qui passe le dimanche à minuit sur France Musique. Plutôt que jouer aux casques, Vincent Segal proposa de ne pas amplifier son violoncelle tandis que je diffusais le son de mes machines au travers de deux enceintes, à une puissance acoustique s'entend. Tendre l'oreille, être sans cesse à l'écoute, nous réalisons que "nous" jouons ensemble, avec nos instruments relégués à leur rôle d'instruments. D'habitude, si nous sommes amplifiés ou lorsque nous nous coiffons d'un casque, ce sont nos sons qui jouent ensemble, pas nous.
La palette de Vincent me fait penser à un mobile de Calder. Chaque élément a sa forme, son timbre, et l'œuvre n'est équilibrée que par l'audacieuse composition qui l'unifie. Il alterne pizz et archet, joue plusieurs mélodies simultanément, écrase les accords ou rythme l'inexorable pulsion qui nous amène jusqu'à ce dimanche minuit, puisque ces compositions "instantanées" ont été mises en boîte il y a quelques jours. Débarrassé de mes claviers, je joue du Tenori-on sur lequel j'ai ajouté deux banques de sons personnels (la voix d'Elsa enfant et les percussions échantillonnées de mon VFX), ainsi que de la mascarade machine, l'application conçue avec Antoine Schmitt pour notre duo ensemble. L'instrument constitué d'un ordinateur portable avec webcam et, par extension d'un spot et d'un NanoKontrol, est une sorte de Thérémine du XXIème siècle que l'on contrôle en bougeant les mains à la manière d'un montreur de marionnettes à gaine. Je fais l'appoint avec ma trompette à anche, une varinette et un appeau. Notre musique de chambre se joue d'une jeune complicité où chacun réagit au doigt et à l'œil.
Il y aura une suite, sur scène très probablement, et lors d'autres rencontres avec Vincent Segal comme sur le disque que je devrais enregistrer sous mon nom propre pour la collection Signatures de Radio France. Mais ça c'est une autre histoire. En attendant, l'émission de demain dimanche soir (13 juin) est également diffusée dès lundi pendant un mois sur le site de France Musique.

jeudi 10 juin 2010

Nous revoilà partis


Plus de huit heures cette fois pour rejoindre Toronto. Nos cent lapins sont restés sur place depuis les représentations de Victoriaville. Ils ont pris la route pour l'Ontario aussitôt leur clapier regagné tandis que nous traversions l'Atlantique dans l'autre sens, sur les ailes de la mélatonine. C'est reparti pour un tour. Nous les rejoignons maintenant pour une douzaine de jours à Luminato, le célèbre festival canadien. Les bestioles dorment sur place et nous au Sheraton où nous nous ébattrons dans la piscine pendant qu'ils remueront leurs oreilles à l'ombre. Ne sachant pas nager, leurs revendications portent seulement sur la qualité de la lumière et de l'insonorisation. La configuration du Studio 316 de l'Ernest Balmer Studio au Tapestry New Opera (55 Mill St., Building 58, The Cannery) est telle qu'ils ne devraient pas avoir besoin d'amplification. Les cent petits haut-parleurs situés dans chaque estomac se répondront en un mouvement brownien où règne le principe d'incertitude en une délicate centophonie.
Nous présentons l'opéra Nabaz'mob sous ses deux versions.
En installation permanente : samedi 12 (12h-20h), dimanche 13 (12h-18h), vendredi 18 (17h-22h), samedi 19 (12h-20h), dimanche 20 (12h-18h).
En spectacle : mardi 15, mercredi 16 et jeudi 17 (12h30 et 18h).
Toronto rime pour moi avec Michael Snow dont je suis un admirateur depuis ma première année à l'Idhec en 1971 où Jean-André Fieschi nous avait projeté La région centrale. Je pense aussi à Atom Egoyan grâce à qui nous avons été invités et que nous retrouverons là-bas avec Arsinée Khanjian. Nous aurons juste le temps de croiser Kay Armatage que Françoise hébergera à Paris en mon absence et que je ne crois pas avoir revue depuis notre repas de fourmis grillées à Changmai dans le nord de la Thaïlande ! Toronto, c'est aussi Glenn Gould, Teresa Stratas, Neil Young, Frank Gehry, David Cronenberg pour citer quelques artistes qui m'ont remué plus que les trous d'air, perturbations qu'évoquent de temps en temps stewarts et hôtesses et que j'adore sauf au moment des repas ou lorsque j'ai besoin d'aller faire un tour au fond de l'appareil...

lundi 24 mai 2010

Instruments-jouets, mieux que le réel !


L'Allemand Eric Schneider, camarade d'expo au Musée des Arts Décoratifs où nous présentions Nabaz'mob l'an passé, publie un très joli ouvrage de 196 pages, épais et carré, avec une préface de DJ Spooky, chez Mark Batty à New York. Toy Instruments: Design, Nostalgia, Music est un livre d'images où le bas de page donne le nom et la marque, avec le lieu et la date, de chaque trésor de sa collection d'instruments électroniques, plus un petit commentaire personnel. Les photos montrent les instruments, leurs boîtes, des gros plans, classés par chapitres cocasses : Kling Klong, The One and Only, For Girls and Boys, Headache Included, Darling It's PlayTime!, 1+1=Beep, Touch Me Baby!, Listen To The Time, Oh Karaoke, Nerds Welcome, Hit Me, Sooo Cuuute, etc. La suggestion onirique est au poil, produisant une irrésistible envie d'entendre comment ça sonne ! La chose est merveilleusement possible grâce au logiciel Acoustic Toy Museum édité par les Français d'Univers-Sons. Si le livre coûte moins de 20 euros et si les 250 instruments jouables avec n'importe quel clavier midi et triturables à merci vous feront plonger de 299 euros, c'est qu'enregistrer soigneusement 15 000 échantillons ne fut pas une mince affaire. Le livre nous fait rêver, avec l'appli il devient réalité. Erik Satie aurait probablement calligraphié le slogan :
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Merci à Dorothée Charles, messagère z'ailée.

dimanche 23 mai 2010

Au pied des Appalaches


Il était moins une que je ne vois rien des Appalaches. Dimanche après-midi, Suzanne me propose de me montrer la Petite Suisse avec son char. Certains disent que ce nom vient du paysage, d'autres parce que de nombreux Suisses ont acheté des entreprises dans cette région où semble régner la prospérité. Nous n'avons jamais vu de notre vie autant de voitures de sport décapotables, des rouges, des jaunes, des oranges, des roses, des blanches, des grises, des noires, des vertes et des pas mûres, toutes lustrées comme si elles sortaient neuves du garage, pareil avec les Harley customisées à mort, le tuning étant une coutume locale quel que soit le véhicule ! Chaque fois qu'on nous emmène, le conducteur ou la conductrice s'excuse que son automobile est sale sous prétexte qu'il y a trois brins d'herbe sur le tapis de sol ou un peu de poussière sur le tableau de bord. La richesse apparente provient aussi des industries agricoles qui polluent les sols et des bourgeois de Montréal venus s'installer à la campagne, seulement une heure trente de route. Dans ce qu'on appelle aussi le Petit Montréal les fils et filles à papa montent et descendent le boulevard Notre Dame Est pour faire admirer leur bolide ronronnant. Pendant les six mois d'hiver, l'auto cède la place à l'écran géant vidéo. Pourtant la misère existe, un tiers de la population est en difficulté, sans évoquer les Amérindiens dans une situation catastrophique. L'itinérance se réfère aux SDF, mais elle est camouflée. L'errance est plus sporadique. Ce sont les termes que Suzanne emploie pour parler du travail qu'elle quitte pour aller vivre dans une des îles de La Madeleine, vers St-Pierre-et-Miquelon. Dans la formidable coopérative bio dont elle est présidente, certaines herbes sont notées "non irradiée" et son jardin rassemble 70 espèces de plantes médicinales. L'ambiance aseptisée de la petite ville contraste avec certaines aberrations comme l'égout à ciel ouvert de petites communes proches dans la montagne. Pendant tout notre séjour nous n'avons vu absolument aucun téléphone portable. J'ai raté deux concerts pour descendre à la rivière que surplombe la maison de Guylaine Walsh. Elle coud à la main de ravissants chapeaux-cloches avec des matières recyclées, essentiellement des cravates d'hommes. La récupération préoccupe les écolos du coin, berceau du mouvement. Le soir, nous rentrons pour le concert de Catherine Jauniaux, Malcolm Goldstein et Barre Phillips suivi de celui de l'octogénaire Bill Dixon avec, entre autres, quatre trompettistes. La voix de Jauniaux se fond aux cordes frottées et Tapestries for Small Orchestra m'emporte délicatement dans les bras de Morphée. Nous devons rejoindre Montréal pour nous envoler en fin de journée, mais avec le décalage horaire nous ne serons à Paris que lundi matin.

vendredi 21 mai 2010

Sortis d'un chapeau


Si je ne dis rien, on va croire que ce fut un bide, alors je vous rassure, les petits lapins ont fait un magnifique concert, éclairés comme jamais, dans une belle disposition scénographique ! Juste avant, j'ai adoré jouer Mascarade bien qu'il soit crevant d'improviser sur un matériau dont on ignore tout à l'avance : si nous sommes censés transformer les informations radiophoniques en musique, nous n'avons rempli que la moitié du contrat que nous nous étions fixé à nous-mêmes, à savoir que la musique était enfin là, timbre clair, élégante retenue, tandis qu'un nouvel aléa nous empêcha de nous connecter aux infos. Le soir de l'avant-première à Paris, nous avions déjà été ennuyés par la diffusion omniprésente d'un match de foot. Cette fois, l'antenne de Kyq 95.7, plantée sur le toit du Cinéma Le Laurier où nous ouvrions le Festival de Victoriaville, écrabouillait toutes les autres stations, reléguant Antoine à diffuser une création radiophonique contemporaine minimaliste et mon poste déversant une muzak non-stop sans paroles ! Extirpant quelques lapins de nos chapeaux, nous avons jonglé avec ces impondérables (de lapin, comment se priver du moindre jeu de mots lagomorphe ?) tout en restant frustrés de n'avoir pas pu exposer le sens même de l'œuvre. Un nouvel ajustement s'avère nécessaire pour jouer enfin nos rôles de présentateurs plutôt que nous cantonner à des tours de magie, certes seyants mais pas assez critiques à notre goût !


Dans l'après-midi, nous avions marché au milieu des installations sonores accrochées dans le parc de verdure jusqu'au "solo de musique concrète pour 6 pianos sans pianiste" d'Érick d'Orion hébergé par le Théâtre Parminou. Des moteurs désaxés font vibrer les carcasses de récupération, dans l'esprit de la WARPS (World Association for Ruined Piano Studies). Bien que les deux haut-parleurs jouant des phrases de Sun Ra, Ellington ou Ligeti altéraient le concept derrière le 5.1 acoustique, l'ensemble nous emballa.


Après que nous ayons rangé toute la marmaille dans ses malles et collé dessus l'adresse de Luminato à Toronto où auront lieu les prochaines représentations de Nabaz'mob du 12 au 20 juin, nous sommes allés écouter au Colisée la création pour grand orchestre du Montréalais Sam Shalabi qui avait déjà commencé, free pop égyptienne envoûtante portée par cinq chanteuses et une vingtaine de musiciens, mais elle demande encore à être affinée, desservie ici par un mixage bancal handicapant les nombreux instruments acoustiques. Pour finir la soirée, il est 3 heures du matin quand je tape tape tape ces lignes, la Française Marylise Frecheville tape tape tape ses fûts, cymbales et métalophone en symbiose avec le guitariste québecois Éric Boros. L'énergie communicative de leur duo intitulé Vialka nous empêcha de fermer les yeux et les oreilles. Cela fait toujours plaisir de voir une fille jouer d'un autre instrument que du piano, de la flûte ou de la harpe. La demoiselle donnait l'impression de ne pas y toucher tant elle virevoltait avec humour et précision d'une séquence rythmique à une autre. Sa voix rappelait par instants Yma Sumac et son camarade découpait le temps en tranches comme autant de chapitres d'une histoire sans paroles. Je n'avais plus qu'à rentrer à l'hôtel, développer mes photos numériques et résumer tout cela avant d'ajouter quelques liens. Je me couche alors que mes lecteurs outre-atlantique sont déjà debout.

jeudi 20 mai 2010

Lapins aux si rodés rables


Avec les éclairages concoctés par nos amis québecois, l'opéra Nabaz'mob a des allures wagnériennes. N'y reconnaissez-vous pas Siegfied dans les Nibelungen de Fritz Lang ? Si le premier mouvement jouit de plus de lumière ("Mehr Licht !", souffle Goethe sur son lit de mort) et ressemble à une féérie de Noël, le second prend une coloration inquiétante et dramatique avec les leds rouges des cent lapins sur fond de bois de bouleaux. Le troisième est carrément kitsch, mix au matos d'un nouveau baroque où les faisceaux éclairent la meute décollant comme dans un film de science-fiction ou, pour rester chez Lang, clin d'œil à Metropolis. Du sage club du troisième âge il ne partit au début qu'un seul flash photo de désobéissance, tandis que les 360 gamins de la représentation scolaire d'hier après-midi rivalisèrent de questions drôles et pertinentes à l'issue du spectacle. Leurs accompagnateurs ne savaient plus comment les arrêter pour qu'ils remontent dans leurs autocars.


À l'extérieur du théâtre les lapins sont partout. Dans la vitrine de chaque magasin est scotchée l'affiche de la 26ème édition du FIMAV. Dans les rues flottent des banderoles et des oriflammes tandis que des pancartes invitent à la fête sur tous les grands axes de Victoriaville. Michel Levasseur nous offre à chacun un beau T-shirt, devinez avec quoi dessus ? Pas d'erreur, nos bestioles se reproduisent comme des folles.
Après avoir installé Mascarade qui ce soir tiendra lieu de première partie à Nabaz'mob, nous dînons de viande fumée de bison et wapiti accompagnée de chips maison croquantes et de frites en spirale saupoudrées de sel et vinaigre. Cet intéressant condiment est, paraît-il, uniquement achetable à la boutique vidéo Super Choix ! Pour le dessert je commande une glace au yoghourt frite, nappée de confiture de bleuets appelés chez nous myrtilles. En rentrant à l'hôtel, nous croisons un nombre hallucinant de voitures de sport décapotables et autres bolides de luxe qui contrastent avec l'odeur de purin que le vent porte de temps en temps. Certaines automobiles sont équipées d'un déflecteur à mouches, bande de plastique noire se fixant sur le capot avant. Notre clapier complète ce sacré bestiaire !

mercredi 19 mai 2010

Stepford Husbands


Tabernac', l'hôtel est situé à plus de trente minutes à pied du centre ville. C'est que tout le monde a un volant entre les mains, sauf nous et les jeunes adolescentes que nous croisons sur les terre-pleins sans trottoir nous menant à travers une petite ville de province apparemment sans histoire. À leur âge, les gars seraient-ils les seuls motorisés ? Elles ont toutes la même taille, le même look, le même profil. Nous apercevons un match de football féminin derrière un grillage. Leurs corps, petits et trapus, semblent formatés. La junk-food, les chips et les frites suffiraient-elles à expliquer le phénomène ? C'est un peu dur pour des Français. Une pseudo cuisine italienne s'est imposée sur tout le globe et je rechigne à replonger dans la poutine. Les maisons individuelles sont dépourvues de barrière et le gazon est bien tondu. Tout semble lisse, le temps ralenti. La nuit, les habitants ne se transformeront pas en loups-garous, mais l'ambiance nous fait irrésistiblement penser au film Stepford Wives ou à son remake. Les clones remplacent les personnages du réel. Question de confort. Les retraités prennent le soleil devant leur porte. Les gamins sont à bicyclette. Les bolides ronronnent d'un joli bruit sur Notre Dame Est, camions rutilants avec tuyaux chromés et guirlandes de lumière, Harleys plus briquées les unes que les autres, pick-ups mastodontes, drôles de buggys entre moto et char, autocars longs comme le bras, coffres biscornus, décapotables trendy aux couleurs flashy, on dirait qu'il n'y en a que pour la bagnole. Si les Québecois sont très gentils, les femmes m'ont toujours paru plus dynamiques. Après le souper (ici on appelle les trois repas déjeuner-dîner-souper) nous rentrons en taxi et nous écroulons de fatigue. Vivement que le festival débute !


Grâce à Internet, nous trouvons enfin de quoi manger léger, salades ou sushis amoureusement préparés. Le lendemain, nous comprendrons que le centre-ville est le quartier de l'université, mais qu'il faut s'excentrer pour rencontrer quelque chose qui ressemble à une animation urbaine. Dans d'immenses centres commerciaux entourés de parkings s'étalent restaurants, supermarchés, boutiques et tout le toutim, justifiant donc cette satanée automobile. Ici on ne marche pas, on roule. Toute cette journée de magasinage, nous ne croiserons pas un seul individu à pied. Si nous n'étions pas vêtus "au chic parisien", on nous prendrait pour des SDF ou des routards. Pourtant, aucun n'est apparu à l'horizon de cette Suisse des grands espaces. Depuis le bas-côté où nous enjambons des milliers de pissenlits en fleurs je prends les clichés de trois maisons côte à côte. On dirait la vitrine d'une agence immobilière. Les variations ne sont que de surface. Aucune fantaisie ne semble possible dans ce monde tiré au cordeau. Vivement que le festival débute !


Le soir, nous rentrons à l'hôtel sur les genoux, mais l'opéra est en place au Cinéma Le Laurier. Bien que nous ayons commencé en retard, l'équipe technique a su leur construire de magnifiques gradins à quatre niveaux, installer des lumières de sous-bois et une sonorisation de 28 microphones digne d'un orchestre symphonique. Jamais nos lapins n'auront été confrontés à autant de matériel. Nous garderons l'ambiance forestière pour le second mouvement éclairé chaudement par les côtés, les gobos et les autres effets pour le dernier, donc les couleurs froides pour attaquer délicatement... Comme d'habitude j'improviserai le mélange, sauf que cette fois les possibilités sont démultipliées. Demain en début d'après-midi, nous jouerons devant 350 scolaires en avant-goût du festival. L'impatience grandit.

lundi 17 mai 2010

Go West


Ce matin, nous nous envolerons tôt pour Montréal avant de prendre la route direction Victoriaville où nos lapins nous attendent. Nous espérions pouvoir profiter un peu de la campagne entre deux installations, mais Michel Levasseur nous avertit que les bois sont dangereux à cette saison. Avec l'arrivée de la chaleur les loups descendent et il est hors de question que nous nous y promenions seuls. Lapins et loups ne faisant pas bon ménage, nous éviterons donc de nous affubler des habits du petit Chaperon Rouge et chercherons d'autres distractions avant l'ouverture du Festival qui nous incombe, puisque, jeudi soir, Antoine et moi créerons enfin Mascarade, en première partie de Nabaz'mob...

vendredi 14 mai 2010

Le pendule de Foucault


Ma mère me demandait ce que je faisais. Je répondais "je rêve". J'y passais des heures. Les pieds sur le bureau, les coudes sur la table ou les yeux au plafond. Depuis toujours, mon travail est le fruit de ces moments hallucinatoires où je me projetais dans l'espace et dans le temps. Je rêvais du cosmos, je rêvais de la Terre, je rêvais de maisons utopiques où il ferait bon vivre, je rêvais de musique, je rêvais de lumière, je rêvais à quoi rêvent tous les petits garçons épris d'encyclopédisme et, plus tard, de ce qui anime les adolescents pubères. La science était revêtue des habits de la poésie et les machines qui ne servent à rien s'accumulaient sur les étagères ou dans mes petits cahiers. Si je n'ai jamais connu de crise mystique, mes interrogations sur l'origine du monde me donnaient le vertige jusqu'à la nausée. La mort prenait sa source à l'endroit du big bang, ma microscopie tendant vers moins l'infini m'aspirait dans l'abîme. Le plancher des vaches recouvert de bitume était plus rassurant. En visitant la Chapelle du Musée des Arts et Métiers, j'ai retrouvé le Meccano de mon enfance, les premières automobiles et les avions accrochés au plafond comme autant de modèles agrandis des maquettes que je ne saurai jamais terminer, faute de patience ou par manque de pouvoir évocateur qu'ils représentaient face aux idées se bousculant sous ma boîte crânienne. Dans l'opéra de Schönberg, ma sympathie va évidemment à Moïse plutôt qu'à Aaron ! Grand amateur d'expériences en tous genres, j'étais heureux de voir osciller le pendule de Foucault, vérifiant que "pourtant elle tourne" ! Nous l'observâmes aussitôt arrivés en Afrique du Sud où nous étions partis en tournée pour le Centenaire du Cinématographe en 1995, penchés au-dessus de la cuvette des toilettes pour admirer la spirale inversée de l'écoulement de l'eau. Non, définitivement, je n'effectuerai jamais totalement ma croissance.

mercredi 5 mai 2010

Hello happy taxpayers !


Je n'ai même pas le temps de bloguer. C'est une galère sans nom pour envoyer les lapins au Canada. Les Québécois avaient prévu de les faire voyager avec une facture commerciale comme si on les exportait définitivement, sauf qu'au retour on aurait payé la TVA comme si on les importait. Nos propres petits à nous ! Antoine doit courir à la Chambre de Commerce pour acheter et remplir un carnet ATA afin que le transporteur puisse les enlever le plus vite possible et que la marmaille soit à Victoriaville à temps. Le numéro de téléphone de la Chambre de Commerce indiqué sur leur site a changé, voire été supprimé, on tombe le bec dans l'Eau de Paris. On ne doit pas donner l'ATA au chauffeur qui pourrait le perdre, mais l'envoyer... en UPS... ou Fedex (dixit !)... à... UPS ! Je croise les oreilles, puisque nos lapins n'ont pas de pattes, pour qu'Antoine, muni d'un nombre impressionnant de documents de l'association, réussisse à récupérer le carnet ATA demain. C'est une procédure douanière. Je risque de péter un câble. Levé depuis l'aube, à 19h je n'avais pas encore eu le temps de m'habiller. Pas une minute. Une vie de fou. En y pensant, lundi soir j'ai vu Alice de Burton, c'était joli, mais je me suis ennuyé comme un rat mort. Aucun rythme. Pouf pouf. Quand je ne m'escrimais pas contre la bureaucratie française, je remplissais ma déclaration d'impôts, un autre cauchemar ! Journée nulle et non avenue. J'ai l'impression qu'on est mardi matin et que je vais me réveiller.

mardi 4 mai 2010

Poids et haltères


Antoine dit que je suis fou. Bien sûr que je suis fou. Ce n'est pas une raison si mon label discographique s'appelle GRRR pour soulever tout seul des malles de 50kg chacune, avec trois disques écrasés et une hernie discale de 36 ans. Gymnastique le matin, gymnastique le soir. Je ne sais pas m'arrêter. Si j'ai mes chances, je m'y colle. Des étiquettes d'abord, avec l'adresse du Festival de Victoriaville au Québec et l'indication "Fragile" pour que nos rongeurs ne soient pas trop malmenés dans la soute. J'ai retiré trois lapins morts du voyage vers Bucarest et remplacé le vide par des bulles. Il faut vraiment être bête pour se targuer d'avoir réussi à empiler les flight-cases les unes sur les autres. La porte du garage n'allait pas rester ouverte jusqu'à l'enlèvement des lapines. Celui des Sabines est d'un Poussin. Histoire de basse-cour... Je passe du coq à l'âne. Basse-cour, chanson écrite pour Elsa lorsqu'elle avait neuf ans, laissée à l'état de maquette, chantée ici par Bernard :

En la réécoutant je m'aperçois que c'est aussi une histoire de transport !
La livraison était annoncée pour mercredi dernier. Le chauffeur est passé par la Hollande. Drôle de trajet pour venir de Roumanie, à moins d'avoir envie de s'éclater dans les coffee-shops tout un week-end. Espérons que le test sera négatif quand les bestioles souffleront dans la montgolfière. En attendant le prochain transporteur, j'ai suspendu un trognon de carotte au bout d'une ficelle avant de rabattre la porte sur le clapier.

vendredi 30 avril 2010

Poseurs de lapins


Les transporteurs restent fidèles à leur réputation. Voilà deux jours que nous attendons nos lapins partis de Bucarest lundi après-midi. Âne, mon sieur âne, ne vois-tu rien venir ? Mon mur carotte devrait pourtant les attirer ! À l'aller le chauffeur s'était présenté à la maison sans prévenir alors que le clapier est situé dans une autre ville, à vingt-cinq minutes d'ici. Je ne comprenais rien à l'interphone, en plein travail au studio j'ai bien failli ne pas lui ouvrir. C'est chaque fois une galère. Nos petits rongeurs sont censés s'envoler pour les Amériques où ils sont attendus pour ouvrir le Festival de Victoriaville, mais c'est moi qui me ronge les sangs, n'osant pas sortir en attendant la livraison. C'est fou le nombre de jeux de mots que suscitent nos bestioles qui se reproduisent à chaque voyage tant on nous pose de lapins. Nous aurions mieux fait de composer un opéra pour 100 tortues.
Nous apprenons à l'instant que le chargement est parti en Hollande et n'arrivera à Paris que lundi. On va encore les retrouver anémiés, le gouda ou l'edam ne pouvant faire illusion car le seul fromage orange est la mimolette fabriquée dans la région lilloise.

mardi 27 avril 2010

Clichés de Bucarest


Quatrième et dernier billet sur Bucarest. Rentré tard à la maison, je commence par nourrir Scotch qui a les crocs. Je lui montre le buste d'un cousin aux canines cachées sous ses bacchantes, Vlad Ţepeş, qui inspira Bram Stocker pour son Dracula. La statue trône dans une fouille près du quartier de Lipscani. Nous tentons désespérément de faire des courses pour rapporter un truc sympa de Roumanie. En nous baladant, nous nous interrogeons sur l'utilité des colonnades couronnant les immeubles néo-classiques le long des grands boulevards.


Finalement, Bucarest est un peu triste. Les quelques souvenirs sont calibrés pour les touristes et les magasins authentiques ont fait place aux grandes chaînes de distribution et aux marques internationales. Prêt-à-porter, alimentation, électro-ménager, jouets, joaillerie, etc., sont formatés comme presque partout sur la planète. Les rares machins typiques sont plus que ringards. Le nombre d'échoppes de mariage est stupéfiant. J'aurais bien aimé rapporter quelques disques de musique tzigane à Elsa, mais nous avons l'impression qu'ils sont parqués dans quelque quartier où nous n'aurons pas le temps d'aller. Serait-ce un monde parallèle ?


Antoine n'aime pas beaucoup les photos. Il ne les garde ni ne les regarde. Solidaire de mes lubies, il m'épinglera tout de même devant le palais du Parlement sous le soleil de printemps. On reconnaîtra mes no-shoes qui laissent penser que je suis à bascule, mais les MBT me donnent seulement l'allure de Jacques Tati lorsque j'avance. À l'arrière-plan l'édifice est trop démesuré pour figurer entièrement sur le cliché. Voilà, nous avons atterri. Les lapins sont en route pour Paris d'où ils s'envoleront pour le Québec. Je suis à peine arrivé que le travail se presse au portillon...

lundi 26 avril 2010

Ni dieu ni maître


Je craignais être le seul parano à voir le show du Dictateur. Un master of ceremony américain galvanisait la foule des spectateurs, plagiant les trucs des prêcheurs évangélistes pour entraîner les petites brebis dans la transe. Homme orchestre sans instruments, mais avec pédales d'effets sur sa voix et sur les rythmiques préenregistrées plus sub-basses si affinités. J'ai trouvé une paire de boules Quiès au fond de ma poche, probablement d'un précédent festival. Dan Deacon ressemble à un moniteur du Club Med, mais à l'américaine ! Le rituel est super en place, signes de connivence avec les plus partis, démagogie 100% coca, les bidouilles lumineuses bricolées et les bras levés me faisaient penser à Metropolis. C'est packagé maxi concept par un gros américain chauve qui se trémousse à mort, pressé par la foule sur le plancher-même de la danse. Quasi freudien ! On comprend bien les catastrophes qu'ont pu produire sur les foules le timbre d'une voix, une intonation particulière, éclairés par les ors des jeux du cirque.
Politiquement tout le contraire de ce que nous racontons avec notre opéra. Les 100 lapins gardent même une distance avec la partition qui ne laisse place à aucun centralisme, fut-il démocratique ! Ni dieu ni maître. Sans faire tout ce bruit. Pianissimo comme à chaque représentation, la meute questionne l'organisation du chaos et l'abandon du contrôle. Belle représentation quasi acoustique avec seulement quatre microphones pour reprendre l'ensemble. Lorsque l'on nous demande si ça va, nous répondons que nous nous adaptons. La salle hyper réverbérée nous convenait mieux qu'à un orchestre avec batterie comme Turzi, du Pink Floyd noisy joué avec fougue par des "génération techno". Comme cela se passait dans le palais du Parlement c'était bourré de flics en uniformes, ce qui n'empêchait pas de jeunes Bucarestois de s'envoyer dans les airs à deux pas avec de la locale.
Autre ciel promis, trois jeunes prostituées attendaient les hommes seuls à la réception de l'hôtel. Le cliché Europe de l'Est finit par réduire le paysage. S'il n'y avait les responsables du festival on pourrait croire à une carte postale délavée. Leur dynamisme et leur gentillesse font oublier certains aspects surréalistes de notre voyage. J'ai fait un grand sourire aux filles pour décliner l'invitation, mais j'ai pensé au travail, au leur, deux airs, tandis que je montais m'éclater en tapant sur mon clavier au lieu d'aller me coucher.

dimanche 25 avril 2010

La folie des grandeurs


La fenêtre de ma chambre donne sur le palais du Parlement, 1100 pièces réparties sur 350 000 m², 12 étages et peut-être autant en sous-sol. C'est là que sont entreposées les archives secrètes roumaines, allez savoir ce qui s'y passe aujourd'hui ! Nos lapins joueront au-dessus, dans l'aile ouest, modernisée avec ascenseurs de verre et métal comme il se doit. L'ancienne "Maison du Peuple" construite par Ceauşescu abrite le parlement, le sénat, un espace dédié au totalitarisme et au réalisme socialiste, le siège de la Southeast European Cooperative Initiative, organisation intergouvernementale contre le crime international, et le Musée National d'Art Contemporain où le festival Rokolectiv poursuit ses aventures avec, entre autres, une représentation de Nabaz'mob en début de cette troisième et dernière soirée.


Depuis la terrasse du musée, je photographie le parc désert, contre-champ aussi démesuré que la pâtisserie étouffe-chrétiens de style néoclassique qui nous accueille. La religion a mieux résisté au temps que ce qui fut abusivement nommé communisme. Ce n'est pas un gage de qualité. La corruption et la spéculation immobilière, fruits du libéralisme, s'en accommodent parfaitement. De quoi nous protègent les quatre crucifix qui pendent au pare-brise du taxi ? Il ne manque que la gousse d'ail. Bucarest est au croisement des différentes influences que le pays a subies et c'est aussi ce qui fait son charme. La gentillesse des organisateurs compense les manques techniques qui nous épuisent.
Le soir, pendant que j'écris ces lignes, après avoir discuté au bar avec les musiciens français de Turzi, un groupe de rock psychédélique qui se revendique de mes jeunes années en les réactualisant à leur sauce, j'écoute la retransmission sur TV5 du Dialogue des Carmélites. Cette pure merveille de Francis Poulenc, l'un de mes compositeurs français préférés et largement sous-estimé, interroge la raison d'être et, par conséquent, la mort, notre mort, ma mort... Qui à son tour aura donné son sens à ma vie, son cadre et ses limites... Les mélodies sublimes annoncent les mélodrames (étymologiquement "drame en musique") de Jacques Demy. Un opéra sur la Terreur et sur la foi qui se termine par une exécution, c'est de circonstance ! Avant que le sommeil m'emporte, la guillotine qui fait taire ces femmes les unes après les autres me fait tourner la tête.

vendredi 23 avril 2010

Vol pour Bucarest


Il semble que nous allons finalement pouvoir nous envoler pour Bucarest où nos lapins jouent dimanche au Festival Rokolectiv dans l'ancien palais de Ceauşescu transformé en Musée d'Art Contemporain (MNAC). Les catastrophes naturelles narguent la vanité de l'homme qui croit toujours qu'il est le seul à être capable de sauver ou détruire la planète alors que la nature s'en charge très bien toute seule. Nous craignons nos démences quand une simple météorite pourrait avoir raison de tout. Il est certain que les centrales nucléaires endommagées n'arrangeraient pas les choses ! L'accalmie de ces derniers jours aura-t-elle permis de vider le cendrier ?
C'est en regardant le procès et l'exécution truquée de Ceauşescu fin 1989 que nous avons pris conscience du bidonnage systématique de la télévision. Les images ne collaient pas avec le commentaire, question de logique et de balistique. Depuis ce Noël avec Brigitte et Pere en Catalogne je ne regarde plus les actualités télévisées. À moins que ce ne soit dans le but de faire la démonstration de l'entreprise de manipulation, corps d'armée de la communication des états ou des possédants dont ils sont les valets ! Aujourd'hui on entend souvent Internet accusé de propager de fausses nouvelles, mais la télévision et la presse écrite n'ont pas toujours vérifié leurs sources et sont, de plus, inféodées aux canaux de transmission officiels des informations et à leurs actionnaires. Les Hoax sont légion, mais leurs démentis peuvent aussi s'avérer politiquement orientés. Seule la logique et une étude impartiale et minutieuse peuvent permettre d'identifier les falsifications de l'histoire sans pour autant nous rapprocher de la vérité. Nous ne sommes pas grand chose face aux intérêts économiques en jeu !
Quant aux 100 lapins de Nabaz'mob, si naïfs dans leur velléité de croire pouvoir jouer ensemble, nous évitons de leur montrer La règle du jeu, un des films de Jean Renoir évoqués hier, à cause de la scène de chasse où l'un d'eux se fait tirer comme un... C'est dommage, le film est une remarquable démonstration du consensus social et des risques de l'enfreindre.

Photo : Valéry Faidherbe

vendredi 16 avril 2010

Et les sons pour le jouer arrivent aisément


Je fais des pieds et des mains pour arriver à me prendre en photo pendant que je travaille Mascarade seul dans le studio. La date se rapproche, samedi, c'est déjà demain ! L'obscurité est indispensable pour pouvoir régler correctement la lumière et le contraste de la webcam, de même que le volume sonore de la station radio doit être soigneusement ajusté pour ne pas saturer. Lorsque tous les éléments sont correctement paramétrés, il n'y a plus qu'à se lancer et jouir de l'instrument qu'Antoine a programmé.
Mardi nous faisons notre première répétition à deux. Les trente minutes passent très vite. Il faut encore affiner la structure globale de la pièce, mais je note que c'est très agréable à jouer. C'est toujours bon signe. Un peu comme avec Nabaz'mob, utiliser des instruments extra-ordinaires produit une musique inattendue. J'apprécie l'art expérimental lorsqu'il l'est véritablement et qu'il ne constitue pas un genre.
Les designers interactifs ont un avantage sur les musiciens. Ils ont l'habitude de fabriquer des objets qui doivent pouvoir se jouer sans apprentissage. Toutes proportions gardées, quelques instruments classiques offrent ce plaisir tel le piano qui permet parfois à un enfant ou un novice de faire des miracles si la flamme créatrice touche l'heureux élu. On n'en dira pas autant du violon ou de la trompette. Ainsi je sais qu'un instrument, objet interactif par excellence surtout quand on aborde les nouvelles technologies, est au point lorsqu'il est confortable. Son ergonomie dicte les gestes de l'improvisateur qui saura en tirer le meilleur en évitant le pire ! Par exemple, programmer un timbre de synthétiseur me prend en général une journée pour qu'ensuite je puisse le décliner de mille façons et m'en servir pendant des années dans des contextes orchestraux très variés. Antoine a réussi à rendre notre nouvel instrument suffisamment souple pour réagir différemment selon les émissions qui sont rentrées dans la machine et les manipulations qu'on leur fait subir. Le concept de l'œuvre est aussi déterminant. C'est un peu comme la phrase de Boileau : "Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement..." Et les sons pour le jouer arrivent aisément.

P.S.: Mascarade.TV

mercredi 14 avril 2010

Un vélo dans les arbres


Les articles du Blog sont classés par catégories. Les plus nombreux se réfèrent à la musique ; de temps en temps je chronique des CD ou un concert, mais c'est probablement parce que j'évoque souvent mon travail qu'il y en a 354. Viennent ensuite 295 billets d'humeur, mes préférés, ils réfléchissent les us et coutumes ; politiques, ils déclenchent les injures. Le cinéma et les DVD occupent une grande part de ma vie, 248, c'est le secret de ma musique, ses sources, la narration ; j'essaie de parler essentiellement des choses qui me plaisent, je ne suis pas là pour dégommer, sauf si je vais à contre-courant de l'avis général... Les 239 billets du multimédia rassemblent des formes d'expression que l'on ne peut contenir dans aucune autre rubrique, arts interactifs, formes hybrides, bouquins, etc. Rien d'étonnant à ce qu'il n'y ait que 28 liens vers le théâtre, je m'y ennuie trop souvent. Les articles les plus lus font partie des 132 conseils pratiques, depuis la recette de la soupe miso à comment réparer son Mac, cela me sidère ! Les 168 confessions intimes et histoires de famille ont évidemment leur place dans un journal intime, mais devenu public je marche sur des œufs. Restent 149 récits de voyage, pas assez à mon goût, j'adore découvrir des pays où l'on ne parle pas ma langue, pour contrebalancer l'ours que je suis et qui sort peu de sa tanière. Comme j'ai fixé la limite de 50 chapitres à ma fiction il ne m'en reste plus que 13 à écrire avant de chercher un éditeur. Je continue à mêler le personnel et l'universel dans chaque billet que j'affuble d'une image et d'un titre en évitant les sujets dont tout le monde parle, à moins d'apporter quelque chose d'original au débat. Il y a des thèmes récurrents. Par exemple, la bicyclette ! C'est le moyen de locomotion que je préfère. Ne supportant plus l'automobile j'écoute moins la radio ; le métro rime avec boulot dodo même si c'est pratique pour rattraper mes lectures en retard tandis que le vélo a un air de vacances. Hélène Sage m'avait offert le petit qui est accroché dans l'églantier au-dessus de l'entrée et dont les feuilles commencent à sortir. Le pédalier entraîne la chaîne qui fait tourner la roue arrière. La taille idéale pour un hamster. J'oscille entre mon Brompton et les Vélib'. Chacun a son avantage. Le Vélib' est un joker à la marche à pied tandis que mon vélo pliant est le couteau suisse du nomade. L'effet est impossible à rendre en photo, mais le petit vélo dans l'arbre se fond avec les branches comme si c'était un nœud. Personne ne le voit jamais. Je ne sais pas pourquoi il m'a inspiré ces comptes d'apothicaire. À moins qu'un autre me trotte dans la tête, enfourché par l'araignée dont j'ai chanté l'histoire dans le second CD d'Hélène...

mardi 13 avril 2010

Avant-première de Mascarade - samedi 20h30


Madame, Monsieur, bonsoir !
Tout est presque prêt pour la performance de Mascarade qui sera présentée samedi soir à l'Espace Mercoeur à l'invitation des soirées IRL (In Real Life) et en avant-première avant la création qui fera l'ouverture du FIMAV (Victoriaville, Québec) fin mai en première partie de Nabaz'mob.
... panique... -14,9%... le cœur et les nerfs solides pour survivre aujourd'hui... effets de contagion sont d'une extraordinaire rapidité...
Après qu'Antoine Schmitt eut affiné les réglages du synthétiseur construit avec SuperCollider, il s'était attelé aux images des deux présentateurs et au bandeau affiché sous leurs bustes projetés sur grand écran où défilent le flux tel un téléprompteur.
... Je vais vous demander de reculer un petit peu, vous serez gentils, pour mieux voir l'écran !
Jean-Jacques Birgé avait réussi à recycler ses Radiophonies réalisées à la fin des années 70 et une version TV enregistrée au moment de la crise économique de 1983, l'ensemble du montage (de type plunderphonics) étant réparti entre les deux ordinateurs et se mêlant au flux radiophonique diffusé en direct par des postes à transistors (mashup).
... des petites musiques fétiches... comme si l'on faisait un pot-au-feu... il y avait dans ses bagages un instrument à cylindre... toujours est-il que vous nous donnez ce langage secret... du fait de ses antécédents, de sa constitution physique, de son équilibre biologique, de sa structure nerveuse aussi... c'est un peu fort... mollissant lentement en cours de nuit... c'est la permanence du pouvoir de l'agonisant... come, follow... ça peut vous paraître une erreur...
Pour faciliter le choix des effets numériques et le mixage des sources, ils se sont adjoints chacun un petit NanoKontrol relié à la prise USB, mais toute la musique et les images sont jouées sans y toucher, grâce aux mouvements exécutés devant les WebCams, comme deux modernes Theremins !
... les ordres sont donnés par des opérateurs... non, mais il a peut-être des informations que nous n'avons pas... plus des sons harmoniques jusqu'alors inusités...
Les répétitions commencent à devenir excitantes dès lors que les instruments sont au point.
... puisque un scientifique comprendra... de quel côté vous vous endormez... de maintenir la rigueur de ce dispositif... et là vraiment j'ai compris que toutes les expériences que j'avais faites jusqu'à maintenant c'était vraiment positif, je me trompais pas, ça venait tout du cerveau et on pouvait contrôler n'importe quoi...
Il n'y a plus qu'à improviser.
... parfois il faut peut-être penser à l'avenir... de phases d'évolution lente et d'accélérations qu'on appelle des crises...
Comment faire autrement puisqu'il est impossible de prévoir l'actualité émise en direct sur les ondes hertziennes ?
... il voulait ces bruits tout bruts au milieu, badaboum, de l'orchestre...
La structure en trois parties est sous-tendue par une forme ABA, Tenues / Radiophonie / Rythme, qui, lors de la création au Québec, annoncera l'entrée délicate des cent lapins de la pièce suivante.
... j'ai vu que tout de même qu'il y avait des signaux codés... et tu sais que tu mens... j'ai mon train qui déraille...
Si le début et la fin vident le plus souvent les informations de leur sens comme dans n'importe quel show télévisé du 20 heures, la partie centrale offre paradoxalement un afflux de sens au cerveau par la collision des très courts extraits produisant une dialectique constitutive tant des informations diffusées que des conditions d'enregistrement initial de chaque extrait. Et PAF !
... bien au delà, enfin pour aller bien au de là... il semble qu'il faudra compter sur... vers l'imitation, vers le sabotage...
Le paysage social que composent les Radiophonies s'oppose au paysage sonore de la matière plastique.
... la force qui rend esclave... journalisme fiction... il faudra toujours des hommes derrière... j'y mets mes joies j'y mets mes peines...
Le dispositif, à la fois très cadré et totalement improvisé, doit pouvoir surprendre autant les deux présentateurs que le public.
... allo allo... des innocents et le responsable ce sera vous... le technicien a disparu, des pompiers passent à côté de moi le visage en sang, après ce grand silence je crois que nous allons quitter les lieux, nous allons nous mettre dans un endroit un peu plus calme, je vois dans le brouillard des flammes qui s'élèvent...

Fantaisie musicale pour deux présentateurs avec Jean-Jacques Birgé et Antoine Schmitt
... 3500 conseillés... un entr'acte publicitaire...
Samedi 17 avril à 20h30, Soirée IRL, Espace Mercoeur
... enfin on a l'impression que personne ne contrôle plus rien...
Centre Mercoeur, 4 rue Mercoeur, 75011 Paris, M° Voltaire/Charonne
paf 5 euros (demi à 2 euros et bières artisanales à 3 euros)
... c'est ça l'information, monsieur, c'est ça que je veux entendre...
Avec aussi : Romatkin + première partie surprise !

P.S.: Mascarade.TV

jeudi 1 avril 2010

Migration douloureuse


P.S. : depuis que j'ai rédigé ce billet, nous avons décidé de quitter OVH aussi vite que nous y étions arrivés. Ce n'est pas cher, mais les réponses aux problèmes que nous avons rencontrés sont si stupides et erronées que nous avons décidé d'aller voir ailleurs... À suivre...

Jacques m'a aidé à faire migrer le Blog et le site depuis Online vers OVH dont les conditions sont nettement plus avantageuses (4,90 € pour un nom de domaine, hébergement de 1,99 € pour 25 Go à 19,99 € pour 500 Go, etc.) et la stabilité plus fiable. Cela ne s'est pas fait sans mal, une histoire de saturation du CPU par les scripts et de surcharge des serveurs qui nous a brutalement déconnectés dans la soirée. Nouveaux identifiants, nouveaux mots de passe, nouveaux réglages de mails... L'iPhone a été le plus coriace : il fallait remplacer l'@ par % dans la description et le nom de l'utilisateur, ssl0.ovh.net pour le nom de l'hôte et le SMTP, utiliser SSL sur le port 995. Ruse de sioux trouvée par Jacques sur le Net, la googlisation du problème étant la première démarche à faire lorsque l'on n'y comprend rien. On y lit presque toujours les commentaires d'internautes à qui la mésaventure est déjà arrivée. Les forums et les tchats sont dévolus à cette entraide. Prochaine étape, la refonte du site !
Je n'ai pas beaucoup de temps pour écrire. Mes journées sont dédiées aux répétitions et aux rendez-vous qui s'enchaînent avec Antoine Schmitt pour Mascarade... Dominique Playoust et Pierre-Oscar Lévy pour un énorme projet Samsung dont je ne sais ce que je peux révéler... Nicolas Clauss pour le deuxième module du serious game 2025 ex machina... Wolf Ka et Sylvain Ravasse pour le poème symphonique pour 100 Vélib'... Étienne Auger pour un jingle de FRA avec l'Opéra de Paris... Sonia Cruchon pour le site des Ptits Repères... Françoise qui termine le montage du film Le son de Vinyl sur le duo avec Vincent Segal à La Maison Rouge... Ce n'est pas tout, seulement les affaires courantes... S'annoncent aussi les collaborations avec Jacques Rebotier et Sacha Gattino, Olivier Mével et Marc Chareyron, Étienne Mineur, etc. Pardon à celles et ceux que j'oublie, il est tard, mais on s'amusera bien... Nos lapins, eux, se reposent, attendant leur envol pour Bucarest à la fin du mois !

samedi 27 mars 2010

À vendre île déserte


Contrairement à celle qui est incorporée à mon mur orange, j'apprécie très modérément que ma boîte aux lettres virtuelle soit encombrée, voire saturée de pubs, spams, hoax, phishing, etc. Pourtant hier matin, j'ai cru rêver. Qui n'a jamais rêvé se retirer sur un île déserte pour y vivre d'amour et d'eau fraîche ? J'avoue que cela a toujours été l'un de mes fantasmes, à condition que l'île soit véritablement isolée, en pleine nature, offrant tant d'attrait que mes amis n'aient qu'une idée, celle de m'y rejoindre. Peu bricoleur, je me projette mal en Robinson. Comme je ne suis pas Marlon Brando le conte de fée restera à l'état de carte postale, mais je n'ai pu m'empêcher d'aller jeter un coup d'œil à la proposition d'achat d'un petit pied à terre en Polynésie puisque la publicité m'exhorte à "investir dans ce cadre paradisiaque et authentique". J'ai craqué illico pour ce bien "disponible" montré sur la photo à Bora Bora : à vendre îlots et atoll
 d'une surface de 9 500
 m2 pour la modique somme de 5 millions d'euros, une affaire ! Mon budget ne me permettant pas cette folie, je me suis rabattu sur "26 769 m2 de paradis sur le Motu dont 110 mètres de plage de sable blanc", avec vue d'un côté sur le lagon, de l'autre sur l'océan, et ce pour seulement 1 400 000 €. Alors je fais des comptes. Si je vends la maison, avec un apport de Françoise et un bon emprunt, voyons... Le problème, c'est qu'il faut ajouter le prix de la construction, le bateau ou l'hélicoptère. Non, ça ne marchera pas. Il vaut mieux que j'oublie. L'agence fait pourtant miroiter de nombreux avantages, le placement financier, la promotion immobilière, la défiscalisation (la Loi Girardin doit plaire aux autochtones !)... Mais Nicolas, qui avait déjà chaussé son masque et ses palmes, me fait justement remarquer qu'avec la montée des eaux ce n'est peut-être pas un si bon placement.
Dommage ! "Les températures air/mer restent comprises entre 24° et 32°C, on y parle le français et l'anglais en plus du tahitien, le système de santé est excellent, il y a seulement 11 heures de décalage entre Paris et Papeete, les banques sont ouvertes de 7h45 à 15h30 sans interruption, certaines jusqu'à 17h, du lundi au vendredi", ah non, là ce n'est pas possible, il semble que les communications téléphoniques ne soient pas gratuites depuis ma FreeBox et tout à coup je me demande comment je pourrais bloguer chaque matin depuis mon île... En passant le long du boulevard périphérique où sont garées quantité d'épaves servant d'abris aux SDF qui font sécher leur linge sur les grillages, je me demande quel métier exercent les chanceux qui n'auront besoin d'emporter que des vêtements légers, puisque "le soir, la décontraction est de mise, même dans les réceptions un peu mondaines. Un lainage sera utile pour les soirées qui peuvent être fraîches, ou dans les endroits climatisés." Il y a peut-être plus près ? Ce petit délire m'aura tout de même permis de m'aérer le temps de ces lignes. Et je vais de ce pas creuser un trou au fond du jardin pour voir si quelque trésor n'y serait pas enfoui...

jeudi 18 mars 2010

Du son dans tous les sens


La voiture broute comme si ça patinait. La rumination est amusante, mais ça ne tourne pas rond avec un effet balançoire angoissant. Je suis ennuyé car mon Espace de 1986 me rend bien service lorsque je transporte du matériel, pour les courses ou aller écouter un concert en banlieue. Nous en servant peu, nous hésitons à racheter une automobile. Sa grande contenance est précieuse. Hélas le prix est proportionnel à la taille du véhicule... Pour l'instant je fais durer, mais voilà déjà quatre ans que le chauffage est en panne. Heureusement les beaux jours arrivent. Les oiseaux ont réinvesti l'églantier et le lavatère. Ça piaille dans tous les sens.
Au lieu de l'apporter au garage qui affiche complet j'ai fait des tests comparatifs entre deux paires d'enceintes miniatures en vue du concert-visite de dimanche à la Maison Rouge : les iHome ihm79 ont un son nettement meilleur avec des basses flatteuses, mais elles sont deux fois plus volumineuses que les ihm77 et elles arrachent moins. Pour une écoute domestique les 79, pour les déplacements les 77.
J'ai écouté le dernier Zappa paru, Philly '76, avec Bianca Odin. C'est toujours bien, mais plus aucun album inédit édité par la famille n'apporte grand chose de nouveau à la discographie du génial compositeur pamphlétaire. Dans le disque du batteur Franck Vaillant Magnetic Benz!ne le travail vocal de Soobin Park est très excitant, mais l'orchestre est trop jazz-rock pour me plaire. Je préfère écouter La longue marche du compositeur Benjamin de la Fuente dont j'envie la virtuosité violoniste pour partager son goût pour les trémolos hystériques, le traitement électroacoustique de ses distorsions en anneau et les rituels rock'n roll. J'ai trouvé de nouveaux Charlemagne Palestine ; c'est le genre de musique à écouter sans discontinuité pendant 24 heures et puis passer à autre chose, comme un stage au sauna. je ne sais pas si on cuve pendant ou ensuite.


L'étonnante comédie musicale sénégalaise Karmen Geï, film de 2001 de Joseph Gaï Ramaka, interprétée par la sublime Djeïnaba Diop Gaï, danseuse à l'érotisme torride, nous enchante. J'ai toujours adoré les tambours de Doudou N'Diaye Rose, mais quand intervient le saxophone free de David Murray qui a signé la musique, j'en reste comme deux ronds de flan. Le brûlot politique s'épuise au fur et à mesure du scénario, mais les chansons sont superbes et le film assez gonflé ne ressemble à rien de connu, ni du cinéma africain pour l'export, ni une énième adaptation musicale d'après Bizet.
En fin de journée, Vincent Segal (il s'en fiche, mais il n'y a pas d'accent !) me rejoint pour structurer notre visite de l'exposition Vinyl dimanche à 17h. J'ai mis de côté quelques disques et préparé les instruments dont je compte me servir pour accompagner nos propos. Vincent a plein d'idées et ses nombreuses collaborations artistiques, de Michael Snow à Laurie Anderson, constituent un trésor d'anecdotes. Nous devrions interpréter un numéro de duettistes assez amusant (photo ©Françoise Romand)...

jeudi 4 mars 2010

Les comédies de la liste Rosenbaum


En suivant scrupuleusement la liste des comédies transgressives américaines indiquée par Jonathan Rosenbaum dans The Unquiet American, nous découvrons évidemment des joyaux que nous ignorions. Le dernier en date fut The Three Caballeros, un dessin animé de long métrage, réalisé par Norman Ferguson en 1944, un des meilleurs de chez Walt Disney, qui mélange prises de vue réelles, avec chanteurs et danseurs sud-américains, et les personnages de Donald Duck, Joe Carioca et Panchito Pistoles. Ce film expérimental est un cocktail explosif de kitsch et de psychédélisme débridé. On frise Tex Avery pour les gags absurdes et la scène éthylique imaginée par Salvador Dali dans Dumbo pour les traitements graphiques.
Les films de Lubitsch ne sont pas tous aussi drôles ou pétillants d'intelligence les uns que les autres : nous avons été emballés par Angel, un petit bijou avec Marlene Dietrich et Melvyn Douglas, et par La huitième femme de Barbe-Bleue avec Gary Cooper et Claudette Colbert. Les dialogues y sont étincelants, les situations jubilatoires, c'est du grand art. Trouble in Paradise (Haute pègre) et Cluny Brown (La folle ingénue) ne sont pas du même niveau, mais sont très plaisants ; par contre, nous avons été déçus par Heaven Can Wait (Le ciel peut attendre). Ce sont toutes des comédies de mœurs où les femmes s'affranchissent de la condescendance masculine, où les allusions sexuelles sont légion et où les conventions bourgeoises volent en éclats. Je n'évoque ici que les films projetés ces dernières semaines, il nous reste quantité de Lubitsch muets à découvrir, périodes allemande et américaine, et je ne parle pas des merveilles que nous connaissons par cœur comme The Shop Around the Corner, Ninotschka, To be or not to be, voire Design For Living (Sérénade à trois) et That Uncertain Feeling (Illusions perdues)...
Nous ne connaissions Preston Sturges que de nom, mais The Palm Beach Story (Madame et ses flirts) est un chef d'œuvre lubitschien avec Claudette Colbert et Joel McCrea et Christmas in July (Le gros lot) une jolie fable sociale. Tous ces films sont des screwball comedies mettant la plupart du temps en scène des couples qui s'aiment et se cherchent des noises. Dans le genre, Adam's Rib (Madame porte la culotte) de George Cukor est probablement le meilleur de tous ceux interprétés par le tandem Katherine Hepburn - Spencer Tracy. Parmi les descendants du maître Lubisch dont il a été l'élève, Billy Wilder est un des plus représentatifs. Si mon préféré reste One Two Three, nous passons un agréable moment devant Avanti! et, plus encore, The Fortune Cookie (La grande combine) avec Jack Lemon et un Walter Matthau au meilleur de sa forme.
Will Success Spoil Rock Hunter? (La blonde explosive) de Frank Tashlin, avec Jayne Mansfield, Tony Randall et Groucho Marx, ne vaut pas certains de ses films avec Jerry Lewis, mais il annonce l'univers de la pub de Mad Men et écorne avec humour l'univers de la communication comme le fait dramatiquement Wilder dans le remarquable Ace in the Hole (Le gouffre aux chimères), démonstration implacable de la manipulation de l'opinion à des fins mercantiles, cinquante ans avant notre ère.
The Fountain of Youth est une curiosité télévisuelle où Orson Welles mélange prises de vue fixes et mobiles en mettant à profit ses talents de conteur. Il nous reste à voir pas mal de films de la liste ou ceux cités dans les articles publiés par Rosenbaum dans son livre-catalogue et dont j'ai scrupuleusement noté les titres. Mon billet ne fait que les survoler, livrant des pistes aux amateurs de comédies, genre que les filles réclament souvent en projection et que j'ai eu longtemps du mal à fournir ! J'ai gardé celles d'Albert Brooks et d'Elaine May pour la fin. Rosenbaum prétend que Brooks est dix fois plus drôle que Woody Allen, mais trop original pour avoir du succès. Real Life est un pastiche de télé-réalité de 1971 tordant et prémonitoire, intelligent et corrosif, tandis que, moins réussi, Lost in America attaque le mythe américain de la liberté en un double petit bourgeois d'Easy Rider ! De même, Elaine May réalise un pendant au Lauréat de Mike Nichols avec The Heartbreak Kid, une comédie noire avec le génial Charles Grodin, et Ishtar, une comédie ratée avec Warren Beatty Dustin Hoffman, Isabelle Adjani et Grodin, qui a le mérite d'aborder l'ingérence de la CIA à l'étranger au travers d'une loufoquerie où les deux principaux protagonistes incarnent un couple de chanteurs ringards envoyés à Marrakech pour un contrat miteux.
Entendre Françoise pliée de rire deux soirs de suite mérite d'être souligné ! La comédie de science-fiction Innerspace (L'aventure intérieure) de Joe Dante nous a donné envie de voir ses autres films dont le succès n'a jamais égalé celui des Gremlins. Comme pour nombre de films choisis par Rosenbaum, cela s'explique par leur côté politiquement incorrect et leur originalité. Nous sommes montés d'un cran dans le délire avec la politique-fiction The Second Civil War où l'État d'Idaho, fermant ses frontières à des enfants réfugiés pakistanais après un conflit nucléaire avec l'Inde, déclenche une Seconde guerre de sécession, attisée par les médias télévisuels. Si cette satire hilarante et incisive renvoie furieusement aux présidents des États-Unis passés et à venir, ainsi qu'aux différentes guerres qu'ils n'ont cessé de mener, elle met en scène avec un humour dévastateur le spectacle qu'organise quotidiennement les médias qui nous gouvernent.
Pour ne pas rester scotchés uniquement sur les films américains, fussent-ils critiques, et désertant la liste Rosenbaum, nous avons regardé Le temps qu'il reste (DVD France Télévisions Distribution) du Palestinien Elia Suleiman, nettement moins drôle que les précédents ''Chronique d'une disparition'' et surtout ''Intervention divine''. Le film a beau être juste et personnel, il reste un gout de déjà vu qui sied peut-être aux gags répétitifs de Suleiman, mais déçoit au regard des inventions auxquelles il nous avait habitué. Évidemment satirique avec l'occupation israélienne, il a le mérite de savoir se moquer aussi bien de son peuple...
Sur les écrans, le blockbuster Precious est un film sympa et moins consensuel que les clichés dramatiques d'un Ken Loach. Lee Daniels sait filmer avec légèreté une situation tragique, même si les séquences glamour sont un peu lourdes. Il y a tout de même de jolies trouvailles comme lorsque Precious se voit en blonde dans le miroir ou qu'elle s'identifie physiquement avec les héros du petit écran. Arriver à réaliser une comédie dramatique sur le viol, l'inceste, l'obésité n'est pas une mince affaire. Dans ce pamphlet social, le casting essentiellement féminin et noir ainsi que les rebondissements du scénario donnent une bouffée d'air frais au cinéma américain contemporain.

mercredi 3 mars 2010

Contes et légendes du capitalisme


Pour un billet souriant et plein de bonnes nouvelles sautez directement à demain. Car après avoir évoqué la barbarie intrinsèque des hommes j'interroge cette fois notre avenir politique à court terme. La Chine a tant investi aux États-Unis que cela ressemble à un achat pur et simple. Il lui suffirait de quelques jours pour mettre sur les genoux le pays présenté comme le plus puissant de la planète et faire s'écrouler toute l'économie mondiale. Ce n'est pas son intérêt. Si elle a tant investi, c'est bien pour réaliser des affaires, pas pour les faire capoter. Elle exporterait même très bien son modèle politique du parti unique. Le terrain est bien préparé, les Républicains et les Démocrates ne présentant qu'une apparence d'alternative ! N'allez pas croire que c'est mieux ici, nous avons les mêmes... La démocratie n'en a que le nom. Devant cette faillite idéologique que des décennies de stratégie électoraliste ont initiée, l'absence de conscience politique, la nausée qu'inspirent les élus et la misère pourraient accoucher d'une révolution en chemise brune. En attendant, on nous raconte des histoires, le désormais assumé "storytelling". Si le 11 septembre reste une énigme, qui peut encore croire en la figure de Ben Laden, un méchant de série B servant aussi bien la paranoïa étatsunienne que l'orgueil arabe ? Qui peut penser une seconde que Jérôme Kerviel est autre chose qu'un homme de paille ? Qui se souvient des armes de destruction massive irakiennes ? Je pourrais développer, mais à quoi bon ? Les news sont une mise en scène à petit budget de ce qu'on nous fait avaler à l'heure des repas. La société du spectacle n'a jamais si bien porté son nom. L'anecdote cache la gravité des faits. Les chiffres sont bidonnés. La langue de bois avec jeu de manches et révélations pitoyables est devenue un style partagé par tous, mieux, la forme a rejoint le fond ! Rares sont les Arundhati Roy et Naomi Klein.
La Stratégie du choc (Ed. Actes Sud) décrit l'émergence de ce que Naomi Klein appelle le "capitalisme du désastre". Le capitalisme prospère de préférence dans les contextes les plus tourmentés. Un certain nombre de dirigeants politiques, économiques et d'intellectuels ont construit des marchés économiques prospères sur les ruines d'États et de sociétés frappées de traumatismes : le 11 Septembre, la Nouvelle-Orléans de l'après Katrina (expropriations massives, privatisations de services publics et de l’éducation, reconstructions privées, etc.), le tsunami de 2004 (expropriations massives de populations vivant sur les côtes d’Asie du Sud-est, libéralisations et dérégulations commerciales en échanges d’aides occidentales, constructions de complexes hôteliers occidentaux, etc.), l'Afrique du Sud d'après l'apartheid, la Russie d'après la fin du communisme. Jusqu'à parfois susciter ces "désastres" si nécessaires à leur fortune : de la dictature de Pinochet au Chili en 1973 à la guerre en Irak... En 1971 dans Capitalisme et liberté, Milton Friedman, chantre de l'ultralibéralisme, déclarait : "Seule une crise réelle ou imaginaire peut engendrer un changement profond". Quelques heures après le séisme à Haïti, The Heritage Foundation écrivait : "Au-delà de l’assistance humanitaire immédiate à apporter, les réponses américaines au terrible séisme de Haïti offrent d’importantes opportunités de reprise en main du long dysfonctionnement gouvernemental et économique haïtien, tout en améliorant l’image américaine dans la région". Sur le site Arrêt sur images Daniel Schneidermann remarquait "avec quelle rapidité l’image de Haïti se dégrade dans certains médias. Après la compassion avec les victimes, ce sont les « pillages » ou « vols de marchandises » qui sont souvent mis en avant dans la presse internationale. Cela pourrait être assez utile à ceux qui déclareront plus tard : « ils sont incapables et irresponsables »."
La démocratie sert de bouclier à la guerre que mène le capitalisme pour engranger toujours plus de profits le plus rapidement possible. Elle n'en a plus que le nom. La démocratie a été privatisée. Les médias d'information constituent l'un des plus puissants corps d'armée du capitalisme. La mondialisation empêche toute régulation des échanges. Les États subissent les pressions de maîtres-chanteurs (on l'a vu avec la véritable affaire Clearstream, pas le duel bidon entre Sarkozy et Villepin) et sont devenus impuissants. Si la grève devait être générale, il faudrait qu'elle touche toute la planète. D'un côté nous risquons un ras-le-bol poussant les classes laborieuses dépitées dans le lit d'une nouvelle forme de fascisme, de l'autre jamais le travail de proximité n'aura été aussi indispensable. Les associations peuvent se substituer aux syndicats affaiblis et dépassés, quitte à se regrouper pour faire front commun devant les assauts cyniques de la réaction. Cet accord devra se faire mondialement, car les clivages n'ont jamais été nationaux, raciaux ou religieux comme ont toujours voulu le faire croire les classes dirigeantes, mais sociales. Il est chaque jour plus urgent que les travailleurs exploités de tous les pays s'unissent pour résister au saccage systématique des ressources de la planète, humaines, mais aussi naturelles. Je fais attention de séparer les deux, puisque là où l'homme passe la nature trépasse.

dimanche 21 février 2010

Mascarade, fantaisie musicale pour deux présentateurs


" Mascarade est une performance audio-visuelle live dans laquelle deux performers sur scène utilisent le flux audio provenant en temps réel des chaînes d'information continue pour construire un drame musical instantané d'environ 30 minutes. Détournant la scénographie des journaux télévisés contemporains, les bustes-troncs des deux newsmen apparaissent en vidéo sur grand écran en fond de scène. Grâce à un logiciel développé spécifiquement pour l'occasion, ces mêmes bustes, que l'on voit retraités et analysés dans leurs formes et leurs mouvements, servent d'instruments de musique, déclenchant boucles, filtres, mémoires de samples, etc. selon des modalités de mashup et de plunderphonics. Avec la concentration des vrais directs, les deux newsmen transforment les flux d'information, leur contenu, leur musicalité, leurs timbres, leurs rythmes, pour leur donner une forme neuve, une nouvelle dramaturgie musicale. Mascarade porte un regard distancié, critique, joyeux et désespéré sur les médias comme instruments de manipulation. "
Voilà, on a tout dit, on n'a rien dit. Lors des tests la musique se précise. Le flux submerge l'auditeur. Sa densité impose des choix, une certaine forme de dialogue entre Antoine Schmitt et moi. Présenter Mascarade à Victoriaville en première partie de Nabaz'mob, notre opéra pour 100 lapins, oblige à une certaine retenue dans les dernières mesures. Nous imaginons trois mouvements dont celui du milieu est le seul en véritable tension. Les radiophonies sont tellement chargées de sens que le cerveau produit d'innombrables connexions qui nous échappent. Le trafic du flux me pousse vers une musique à laquelle je ne m'attendais pas plus que lors de la composition de Nabaz'mob. Le sujet impose sa forme. Je me découvre un autre visage. La mutation m'est apparue lors de l'enregistrement de G10 pour Sun Sun Yip. Si le puzzle et le drone ont toujours été présents dans mes travaux je n'imaginais pas que le temps les révélerait comme une évidence. Je redécouvre par hasard le travail de Charlemagne Palestine qui est également programmé au Festival de Victoriaville où nous créerons l'œuvre. Tout a un temps et il y a un temps pour tout. Si nous avons travaillé ensemble sur différents projets depuis 1995, la collaboration artistique avec Antoine prend tout son sens dans la durée, depuis Machiavel en 1998 jusqu'au futur Mascarade en passant par Nabaz'mob.

Image extraite du reportage de Migu TV.

samedi 20 février 2010

Une belle patte


Amusant comme une image peut donner une impression très différente selon le contexte ou l'époque... Sans nous en informer, Ars Electronica utilise une des photos de notre opéra de lapins, prise par mes soins, comme identifiant de leur appel à nomination pour le Prix 2010. Antoine et moi en sommes très flattés, c'est bon pour le buzz, je sens le wasabi monter délicieusement à mes narines, mais l'an passé nous avions plutôt eu l'impression, malgré notre Award of Distinction for Digital Musics, d'être accueillis sur un strapontin. Peu de presse et de communication, peu d'acheteurs conviés à notre prestation dont nous avions dû faire cadeau au festival, ce qui couvrait à peu près le montant du Prix qui nous était octroyé, salle excentrée (malgré sa proximité géographique) avec difficultés extrêmes quant à l'intendance, un seul catalogue pour nous deux, bataille pour que ma compagne réalisatrice ne paye pas son entrée, pratiquement aucun contact avec la direction, une somme de petites contrariétés qui font toute la différence entre les festivals qui vous valorisent et ceux où l'on se sent à peine tolérés... Était-ce notre nationalité sous-représentée au profit des anglo-saxons ? Tous les efforts étaient-ils concentrés sur les Golden Nicas ? Les coutumes autrichiennes nous échappaient-elles malgré notre germanophonie ? Sommes-nous mal tombés ? Tout s'est pourtant bien passé. La petite salle du Musée Lentos était comble lors de l'unique représentation où nous avons dû refuser une foule de spectateurs alors que nous aurions très bien pu interpréter plusieurs fois l'opéra pour contenter tout le monde ou bien jouer sur la scène de la Brucknerhaus plus adaptée à nos cent petits rongeurs. Nous avons même remporté quelques contrats. Les Français sont vraiment des râleurs ! Sérieusement, c'était bien les seuls à critiquer la programmation et l'organisation. On en riait chaque fois que l'on en croisait un. Nous avons donc passé un excellent séjour car rien ne vaut la révolte pour entretenir le moral. Et puis voilà ! Cette année, les lapins se retrouvent virtuellement invités dans les pages du site d'Ars Electronica. Ça leur fait une belle jambe, à eux qui n'ont pas de pattes ! Serait-ce le secret de l'énigme ? C'est la patte qui porte chance, pas les oreilles ! Pour un opéra, c'est cuit...

vendredi 19 février 2010

Les ondes de Mascarade


Hier, nous avons trouvé les deux postes de radio dont nous avions besoin pour Mascarade, la prochaine création réalisée avec Antoine Schmitt. Il a pris le noir, j'ai choisi le rouge. La marque Etón fabrique de jolis objets et les nôtres peuvent fonctionner grâce à une dynamo. Il suffit de s'acharner sur la manivelle comme un malade et le tour est joué ! Ils sont également équipés d'une lampe et d'une sirène, mais ne sont pas waterproofs ni ne fonctionnent à l'énergie solaire comme d'autres modèles de la marque. Certains ont même une connexion USB pour recharger un iPhone tandis que les nôtres ont des connexions téléphoniques classiques qui ne nous servent à rien. Ils ont par contre les trois gammes de fréquence, FM - AM - ondes courtes, ainsi qu'un réglage fin pour syntoniser les stations. Leur sortie mini-jack nous permettra de récupérer le signal pour le transformer grâce à l'application originale qu'Antoine met au point avec SuperCollider. Je crois que je vais tout de même commander deux petits transfos pour éviter de me démettre l'épaule.
Mascarade ouvrira le Festival de Victoriaville le 20 mai au Québec (FIMAV) en première partie de Nabaz'mob, notre opéra pour 100 lapins, et en première mondiale. D'ici là, nous ferons quelques présentations-tests en public, probablement à Paris vers la mi-avril, avant de nous envoler pour Bucarest.
À suivre pour connaître bientôt la nature de Mascarade...

lundi 15 février 2010

Panne sèche


Il fallait bien que cela arrive un jour. C'est comme la bouteille de gaz qu'il faut toujours changer au moment du dîner. Autant que ce ne soit pas dans un moment de panique lorsque l'on est pressé. La panne tournerait au cauchemar. J'avais décidé de réattaquer la numérisation de mes archives, cette fois pour mettre en téléchargement gratuit des inédits d'Un Drame Musical Instantané à l'occasion de la réactualisation du site, prévue pour début avril. J'ai été bloqué net par l'entraînement du magnétophone à bande. Courroies détendues ? Points de graisse figés, étalés dramatiquement au-delà de leurs limites ? Pour entretenir la bonne santé de ce genre d'appareil, il faut les faire tourner régulièrement, ce que je ne fais pas assez souvent. Le pire, c'est que les deux autres 4 pistes sont à peu près dans le même état critique. Les 8 pistes ont depuis longtemps disparu du studio, mais j'ai absolument besoin des 2 pistes, 4 pistes et lecteurs à cassette pour relire et copier la foule de bandes originales accumulées avant l'ère numérique. Cela commence par des problèmes de rembobinage et dégénère rapidement vers un pleurage qui n'a rien à voir avec la vitesse ajustable du PR99. Il ne me reste plus qu'à espérer que Mélison ou Scoop aient une solution pour les pièces de rechange. J'avais passé pas du temps à nettoyer à l'alcool le chemin encrassé par le résidu magnétique de bandes vieilles d'un demi-siècle. Les particules se collent sur les têtes et filtrent le son. Mais là, je suis aussi stupide que devant un moteur automobile.
J'avais retrouvé quantité d'inédits : Socialize, un album entier issu de la mise en musique du film muet L'argent de Marcel L'Herbier ; la longue série des Poisons en trio ou en quartet avec la chanteuse Tamia ; des commandes des chorégraphes Karine Saporta et Jean Gaudin ; d'autres pour des films ; les remix du Drame par Thurston Moore, Le Tone, Yoshihiro Hanno, Aki Onda ; des concerts, des pièces de théâtre musical et des ciné-concerts ; deux créations radiophoniques de plus de trois heures ; un enregistrement du K en public avec Daniel Laloux ; notre adaptation de Let My Children Hear Music de Mingus en trio ; une pièce de John Cage ; une quinzaine de chansons et autant d'inédits des plus grands compositeurs joués au piano par la jeune prodige Brigitte Vée, sans oublier le raton-laveur. Nous sommes peu de chose face à une technique que l'on ne maîtrise pas. Ici, en plus, on risque la perte de mémoire. Dimanche aurait dû figurer une journée de pause avant de remonter dans le train en marche. Mais le passé traîne les pieds. Beaucoup plus encombrant à négocier que l'avenir, il se rappelle à notre bon souvenir pour exprimer qu'il n'est pas aux ordres. On peut tout inventer, mais pas faire marche arrière. Les courroies ou les points de graisse ? On sait rêver de jours meilleurs quand le passé ne propose qu'un travail de deuil. Le soir, le gaz est tombé en panne.

dimanche 14 février 2010

Les lapins envahissent Victoriaville


Une fois de plus, les lapins font la une, et non des moindres ! À l'occasion du 26ème Festival International de Musique Actuelle de Victoriaville, le FIMAV a choisi Nabaz'mob pour tout son matériel promotionnel (affiche, programme, brochure, site internet…). Je ne sais pas encore à qui l'on doit la superbe affiche, mais une de mes photos se retrouve déjà dans DownBeat, Wire, All About Jazz New York, Exclaim / Toronto, Rock-a-Rolla, Signal to Noise, MusicWorks, Improjazz, Point of Departure pour annoncer le programme du festival auquel j'ai préféré participer, entre tous, dans le passé. La programmation de Michel Levasseur a toujours été inventive et exceptionnelle. L'ambiance y était géniale, tous les bénévoles ne pensant qu'à faire vite et bien leur travail pour courir assister aux concerts. Le festival a souvent été marqué par la présence de John Zorn et de la scène musicale québecoise extrêmement vivace. Je me souviens avoir assisté seul avec mes deux camarades à une longue répétition solo de Cecil Taylor. Un Drame Musical Instantané était venu au Québec la première fois en 1987 pour accompagner un film muet et la seconde en 1990 avec Le K et Jeune fille qui tombe... tombe de Dino Buzzati, deux oratorios avec Daniel Laloux comme récitant. Vingt ans plus tard, je reviens sur le lieu de mes crimes, cette fois avec Antoine Schmitt, pour ouvrir le festival le 20 mai prochain au Cinéma Le Laurier. Nous y présenterons la création mondiale de Mascarade et la première canadienne de Nabaz'mob. Nous partageons l'affiche avec une ribambelle d'artistes plus excitants les uns que les autres : Bill Dixon «Tapestries for Small Orchestra», Catherine Jauniaux / Malcolm Goldstein / Barre Phillips, Lydia Lunch / Philippe Petit, Sam Shalabi «Land of Kush», Vialka, Aun & Michel Langevin, Carla Kihlstedt / Matthias Bossi / Shahzad Ismaily «Causing A Tiger», Jim Denley / Philippe Lauzier / Pierre-Yves Martel / Kim Myhr, Alexis Bellavance / Nicolas Bernier / Érick d’Orion «Bold», Les Filles électriques «La salle des pas perdus», Kim Myhr & Trondheim Jazz Orkester, Jacques Demierre / Urs Leimgruber «Six», Les Momies de Palerme, Éric Normand «Musique de batailles», Xavier Charles / Ivar Grydeland / Christian Wallumrod / Ingar Zach «Dans les arbres», René Lussier «7 Têtes», Anne-James Chaton / Andy Moor, Tanya Tagaq, Perlonex & Charlemagne Palestine... Mais avant de partir vers l'ouest, les lapins auront fait un saut dans l'autre sens, jusqu'au Festival de musique électronique et arts numériques Rokolektiv au Musée d'art contemporain de Bucarest dans l'ancien palais de Ceausescu !

samedi 6 février 2010

Les lapins à toutes les sauces et le jardin des délices


Ayant reçu copie d'un reportage réalisé par Marc Helfer pour la télévision finlandaise autour de Nabaz'mob avec entretien au Studio GRRR et extrait du film de Françoise, je me promenais parmi nos bestioles lorsque j'aperçus un enregistrement vidéo en haute définition de notre opéra réalisé par Heinz Sambs (caméra) et Ramsy Gsenger (montage) à l'occasion de notre passage au Musée Lentos de Linz en Autriche pendant le Festival Ars Electronica qui venait de nous remettre l'Award of Distinction 2009 pour la musique numérique. Leur petit montage en fondus rend bien le spectacle que nous avions donné au musée d'art moderne et l'ambiance de la soirée. Il existe nombre de vidéos tournées ici et là, à New York ou Amsterdam, Paris ou Strasbourg (ci-dessus), sans compter les passages au Journal Télévisé et tous les extraits pirates capturés avec des téléphones portables. D'autres disparaissent, découverte beaucoup plus angoissante que les mises en ligne sauvages, comme le joli film tourné aux Arts Décoratifs, brutalement effacé sans que l'on ne nous en ait avertis ni que l'on sache pourquoi. YouTube permet pourtant de stocker tout ce que l'on souhaite sans coûter un centime ni occuper la moindre mémoire sur nos sites ou nos disques durs. L'éradication laisse un grand trou noir en illustration de mon article d'alors et une certaine amertume devant les usages cavaliers de personnes ou d'institutions avec qui nous avons collaboré. Internet n'est pas un modèle de courtoisie, porteur d'autant de de goujateries qu'ailleurs.

P.S.: au moins le Blog aura servi à quelque chose. Le film tourné par Olivier Souchard a été réintégré sur DailyMotion.


Comme je jetais un œil à ce qui est en ligne, je tombe avec surprise sur une captation linéaire d'une scène du Jardin des Délices que nous avions créé avec Frédéric Durieu et la graphiste Veronica Holguin. Le projet que j'avais initié à Hyptique était resté à l'état de pilote faute de subsides, l'éclatement de la bulle Internet en l'an 2000 ayant pulvérisé toutes nos ambitions dans ce domaine pour un moment. Cherchant une idée pour un CD-Rom adulte, j'en avais eu l'idée le soir-même où nous avions terminé Alphabet. Il s'agissait d'adapter librement le tryptique de Jérôme Bosch.
Nous avions terminé la grande introduction avec navigation parmi les étoiles et les planètes du système solaire (utilisant son système en 2D½, Fred avait poussé la précision jusqu'à les situer à leur endroit exact dans le cosmos !) pour arriver sur la Terre, un globe que les éléments naturels malmenaient brutalement sans atténuer l'effet poétique de ces boules de verre que l'on retourne pour faire tomber la neige. C'était ainsi que Bosch a peint le Jardin lorsque le tryptique est fermé. J'avais fait traduire dans toutes les langues la phrase inscrite tout en haut "Ipse dixit et facta sunt, ipse mandavit et creata sunt" en substituant le pronom personnel "il" par le "on" impersonnel qui correspondait à notre perception du monde à savoir que ce n'est pas Dieu qui crée les hommes, mais le contraire : "Comme on le décide les choses sont faites", les ambiguïtés du Hollandais permettant cette interprétation sacrilège ! Il reste une trace de l'avant-propos avec le module Big Bang où matière et anti-matière se frottent l'une à l'autre pour produire le résidu qui donna naissance à l'univers d'où nous sommes issus, poussières d'étoiles. Le tryptique s'ouvrait après que nous ayons reconstitué son cadre. Nous avions également réalisé la première des sept scènes du Paradis, Forever, qui produit une musique répétitive infinie, différente à chaque redémarrage. Les deux modules Shockwave furent plus tard recyclés avec PixelbyPixel pour former Time. La première scène de l'Enfer du Musicien ne fut jamais complètement terminée. Y défilait l’histoire de la musique pendant qu’un eugénisme imbécile et cruel résolvait avec terreur la question démographique.
Le tableau qui est montré ci-dessus est le seul réalisé du tryptique central dit le jardin des délices proprement dit. Y poussent plantes, fleurs et champignons aux formes plus que suggestives, vulves et phallus suggérés par ces photographies de nature prises en forêt et dans les champs. Le rythme varie chaque minute tandis que des flûtes mélodiques accompagnent les apparitions, on entend les herbes écartées, les caresses portées aux fleurs génèrent des râles de plaisir. Les rythmes de cette forêt d’émeraude y sont moites, les flûtes si calmes qu’elles nous laissent respirer à notre tour… J'ignore comment ce module a pu se retrouver sur YouTube. Il ne fonctionne qu'en OS9 et n'a jamais été commercialisé. Il s'agit probablement d'une personne à qui nous avions offert l'un des exemplaires du pilote... Quoi qu'il en soit, il est préférable que les œuvres circulent plutôt qu'elles disparaissent sous prétexte de protection !

mercredi 3 février 2010

Divagations paloises


Traverser héroïquement la route nationale pour acheter le journal ne laissait rien présager de la journée qui venait de commencer. L'installation de Nabaz'mob s'était passée comme une lettre à la poste. Équipe diligente et efficace. Intendance délicate et prévenante. Nous étions choyés. Installés dans les anciens abattoirs de Billère près de Pau, les lapins, pourtant peu friands de ce genre d'endroit, semblaient heureux de se retrouver tous ensemble après un mois d'hibernation. Nous les avions disposés cette fois en arc de cercle sur sept podiums en pyramide dans un espace acoustique pendrillonné agréable, face à des gradins en bois. Tout l'après-midi, nous enchaînâmes interview sur interview, presse papier, télévision, radio, webTV, etc. Les questions avaient beau être toutes aussi motivantes, je tentai d'éviter la répétition en inventant sans cesse de nouvelles facéties, jeux de mots lagomorphes et références philosophiques de plus en plus profondes. Entendre par là une plongée dans les abysses de la nature humaine. Car si notre opéra évoque le contrôle et le chaos, la parabole démocratique devenait de plus en plus épineuse, dévoyée de son sens par la manipulation médiatique. Je ne pouvais m'empêcher d'interroger la question du pouvoir et les abus inévitables qu'il engendre. Remontant jusqu'à des temps immémoriaux, j'évoquai la fâcheuse habitude de notre espèce à asservir toutes les autres. Notez au passage que chaque fois que l'un des cent lapins est tombé (momentanément !) en panne, le public pense que s'il ne fait rien, c'est qu'il doit être le chef d'orchestre, le patron !
La lecture de L'enquête, tome 2 de L'affaire des affaires, bande dessinée de Denis Robert scénarisée par Robert et Yan Lindingre et illustrée par Laurent Astier, a certainement aiguisé mon sens critique. Loin derrière l'écran de fumée des rivalités Sarkozy-Villepin que la presse nous vaporise en gaz anesthésiant, la BD me permet enfin de comprendre ce qu'est une chambre de compensation, depuis sa vitrine légale jusqu'à son rôle occulte de blanchisseur. Banque des banques, intermédiaire pour tractations secrètes, une société de transit comme Clearstream (son nom est explicite !) en sait plus que quiconque sur la marche des affaires et, plus grave, sur celle des États. Au faîte du marché de l'armement comme de celui de la drogue, deux commerces sans lesquels les États-Unis ou la France s'écrouleraient corps et biens, susceptible d'en révéler le pire, elle est quasi intouchable. Un journaliste pugnace vivra-t-il assez longtemps pour prouver l'escroquerie politique et sociale et acceptera-t-on de le croire tant le scandale bouleverserait l'équilibre du monde ? Si vingt personnes le contrôlent, ce ne sont pas des individus, mais des postes dont les titulaires sont remplaçables. Les véritables marionnettes ne se produisent pas sur Canal +, elles incarnent leurs propres rôles au plus haut sommet des États. Notre silence nous rend par ailleurs complices de ce qu'il est coutume d'appeler le complot, mais qui n'est rien d'autre qu'une gigantesque arnaque à l'échelle de la planète. Plus c'est gros, plus ça passe ! On comprendra donc que nos réponses débordèrent largement le cadre d'un spectacle dont le succès populaire ne faisant que grandir nous laisse pantois. Très jeune, j'avais bien imaginé que la notoriété et le propos de mon travail me permettraient de prendre la parole sur les sujets douloureux qui me révoltaient...
À peine notre dernière pirouette effectuée devant l'interviewer zélé que le public se pressait au vernissage organisé par le Pôle Culturel Intercommunal et Accès(s). Des jeunes filles qui avaient glissé leurs propres Nabaztag parmi notre centurie pour les prendre en photo nous demandaient de dédicacer leur animal de compagnie. Des amateurs d'art nous sollicitaient pour des soirées privées. Des élus évoquaient les projets en devenir. Des enfants gambadaient. Nous regardions et écoutions notre œuvre l'œil attendri, l'oreille dressée. Je me demandais bien de quoi j'allais parler, épuisé et frigorifié.

samedi 30 janvier 2010

Accès(s) pour Nabaz'mob à Pau


Le clapier est arrivé sain et sauf après les habituels ratés des transporteurs. C'est probablement un métier où s'épanouit le désir de liberté, mais mieux vaudrait alors partir en vacances avec les chauffeurs que travailler avec eux ! Le Ring du Pôle Culturel des anciens abattoirs à Billère, limitrophe de Pau, accueille l'installation Nabaz'mob du 3 au 14 février du mercredi au dimanche, de 15h à 19h + nocturnes le samedi jusqu’à 22h (tous publics - entrée libre). L'invitation au vernissage de mardi prochain est parvenue chez ses destinataires. Chaque structure qui nous reçoit adapte à sa sauce nos lapins pour illustrer son menu. Antoine et moi nous nous demandons par exemple à quoi ressemblera l'affiche du FIMAV en mai au Québec. Michel Levasseur m'annonce que les lapins y envahissent Victoriaville. Dans les magazines de musique internationaux ce devrait être une de mes photos qui illustrera la pub du festival. Nous attendons de voir cela avec impatience et, plus encore, la programmation, toujours exceptionnelle, qui est dévoilée au compte-gouttes. Mais pour l'instant nous nous dirigeons vers le sud-ouest, région hautement gastronomique plutôt réputée pour ses canards !

vendredi 22 janvier 2010

Le scratch vidéo interactif MACHIAVEL en téléchargement gratuit sur OSX et PC


Très bonne nouvelle, Antoine a mis à jour le scratch vidéo interactif Machiavel pour les Mac OS X et les PC récents. L'application est offerte en téléchargement gratuit, avec tout de même un bouton PayPal si l'envie vous vient de soutenir nos efforts. Nous testons ainsi cette nouvelle pratique qui consiste à compter sur la solidarité des amateurs plutôt qu'une diffusion commerciale. À suivre... De la même manière, la refonte de mon propre site proposera une flopée de morceaux du Drame inédits en mp3, soit les 50 albums qui n'auraient jamais vu le jour autrement, répertoire mythique d'Un Drame Musical Instantané comme les manuscrits de Blaise Cendrars oubliés dans des banques sud-américaines ou le film de Josef von Sternberg, A Woman at the Sea (Sea Gulls), séquestré par Charlie Chaplin et probablement perdus à jamais !
Sorti en 1998 sous la forme d'un CD-Rom couplé avec un CD-audio d'Un Drame Musical Instantané, Machiavel, qui avait fait l'unanimité de la critique (revue de presse), n'a pas pris une ride. Bien au contraire, l'objet comportemental me semble n'avoir jamais été aussi réactif. Les versions successives du système OS m'avaient probablement fait oublier comment Machiavel réagit au plaisir et à l'ennui. Nous l'appelions "l'effet clébard" : lorsque l'on ne joue pas assez ou mollement, Machiavel vient mettre son museau sur votre cuisse et si cela ne suffit pas il ira vous lécher la figure ! Idem si l'on est excité comme un pou, réactions imprévisibles en perspective... J'ai vu des DJ scratcher sur les murs. Des virtuoses ! Passé les premiers contacts où vous pouvez zapper / scratcher parmi 111 très courtes boucles vidéo, je crois que la plupart tournent autour de 2 secondes, Machiavel prend la main et se joue de vous à son tour. Le son a été réalisé à partir des vinyles du Drame et à chaque séquence correspond un son propre, mais les images et les sons n'ayant pas la même durée des effets de sens apparaissent grâce aux répétitions successives qui rappellent le zoom du photographe du film d'Antonioni, Blow-Up. L'autre dédicataire est Ferdinand Khittl dont le film étonnant La route parallèle va enfin en sortir en DVD. Il a certainement inspiré les relations qu'entretiennent tous ces "très courts métrages" entre eux et leur rapport avec le "spectacteur".
Étienne Auger, qui avait à l'époque assuré la direction graphique de l'album, a repris le rouge sang pour la page Internet abritant l'application. Inspiré par une lecture poétique du Monde Diplomatique, Machiavel exerce un regard critique et sensible sur la planète et pour peu que l'on se laisse prendre au jeu il nous renvoie à nos propres fantasmes, nos espoirs et nos craintes ! Gérard Pangon dans Télérama avait su déceler l'objet freudien derrière la fantaisie technologique. Nabaz'mob (2006) et le futur Mascarade (2010) représentent deux autres chapitres de ma collaboration avec Antoine Schmitt. Sur le livret nous avions écrit Machiavel réagit très différemment à des gestes lents ou rapides, tendres ou brutaux. Certains comportements permettent de l’apprivoiser, d’autres le contrarient. Mais qui manipule qui ?

jeudi 21 janvier 2010

Le bureau des pleurs


J'aurais bien aimé écrire un article rigolo ou évoquer les films d'Albert Dupontel dont nous venons de voir le court-métrage et ses trois premiers longs métrages, mais j'ai du mal à me concentrer avec les tracas qui m'occupent depuis une semaine.
Tout a commencé par un impayé. Nous aurions dû toucher le solde de notre dernier spectacle à l'issue de la dernière représentation, fin décembre, mais on nous apprend ce soir-là que les chèques sont toujours postés pour le 10 de chaque mois. C'est pourtant notre client qui a rédigé les termes du contrat ! Comme je n'ai pas de nouvelles le 12, je tente de joindre la responsable qui est partie en vacances jusqu'au mois prochain. Qu'importe, il suffit de s'adresser à la comptabilité qui, tiens tiens, ne retrouve pas notre dossier. Depuis sa villégiature, notre correspondante a la gentillesse de nous rappeler, mais c'est pour nous annoncer que le chèque est parti le 4 et qu'il a été encaissé. Vérifications, suspicions, enquête. La comptabilité revient sur ses allégations en démentant l'encaissement et réclame une lettre de désistement de ma part. J'insiste pour recevoir un accusé de réception de cette missive, deux jours de plus ! Il faudra encore attendre je ne sais combien de temps pour que l'on nous envoie un "second" chèque. Ce sont déjà trois semaines gagnées pour notre débiteur !
Au bureau des pleurs, j'ajoute que je travaille sans contrat depuis trois mois sur un autre projet pour lequel j'ai peu de retour bien que des bruits circulent de la satisfaction qu'apporte ma musique. Je dois composer une nouvelle partition par manque de précision de la partie adverse alors que j'ai accepté un prix d'ami. Les fantasmes de mes interlocuteurs sont tels que je reste exceptionnellement bloqué devant la tâche. Il n'y a pas de situation plus démobilisante que la sensation que mon travail ne plaira pas. A contrario il n'est pas de meilleure exhortation à l'excellence qu'un environnement serein où je peux donner libre cours à mon imagination sans me poser d'autres questions que celles relatives à l'œuvre qui se construit.
Les délires kafkaïens d'UPS n'arrangent pas les choses. Bloqué en vain lundi, je reçois un message m'informant que je vais recevoir une carte postale parce que mon nom n'est pas précisé pour la livraison !!! Il faut 48 heures pour reprogrammer un nouveau passage, et rebelote, je reste aussi penaud mercredi malgré les promesses qui m'ont été faites. N'envoyez jamais rien par UPS, c'est chaque fois une énorme galère. Alors, que nous réserve aujourd'hui ? J'espère mieux commencer la journée qu'hier matin où j'ai heurté mon petit orteil pour la énième fois. Cela va pourtant déjà mieux de l'avoir écrit, et pardonnez si je vous barbe, mais tout cela flatte si bien mon côté obsessionnel.
Heureusement, j'ai composé un truc "world" assez monstrueux pour un projet post-colonialiste que nous essayons de sortir des ornières. Je continue à m'entendre à merveille avec Antoine qui planche sur le nouvel objet communicant de la sympathique équipe qui a inventé Nabaztag, ainsi que sur notre nouveau spectacle intitulé Mascarade... Étienne Auger vient de terminer la page web consacrée à la mise en ligne de notre scratch vidéo interactif Machiavel, j'en parle bientôt, promis... Nicolas est trop occupé pour attaquer le graphisme de mon nouveau site, mais je compte sur lui à la prochaine éclaircie ! J'ai donc enregistré hier l'introduction générale de 2025 à cloche-pied. La musique arrache bien. Ça décape. Monter le son à tue-tête me fait l'effet d'une purge intellectuelle.
Quant au cas Dupontel, sorte de Keaton contemporain qui aurait décidé de faire la peau des cinémas français et américain réunis par leurs tics en toc, il mériterait mieux qu'une conclusion. C'est drôle, intelligent, incisif, original, voire cinématographique, et cela fait oublier les journées de merde. Nous n'avons pas vu le dernier qui vient de sortir, Le vilain, mais de Bernie à Enfermés dehors en passant par Le créateur c'est de mieux en mieux. La fidélité d'une équipe montre qu'une aventure est aussi marquée par l'ambiance chaleureuse qui l'anime. Me viennent à l'esprit Cassavettes, Vecchiali, Lelouch, Straub et Huillet, Fassbinder, Sorrentino... Ici on repère Boukhrief dans la garde rapprochée (Dupontel joue le rôle principal de l'excellent Le convoyeur), plus Terry Gilliam et Terry Jones en guest stars ! Il y a une vie du cinéma après que les lumières se soient rallumées.

dimanche 3 janvier 2010

Poème symphonique pour 100 vélos


Wolf Ka m'a demandé d'écrire un petit texte pour le dossier du Poème symphonique pour 100 vélos que nous souhaitons créer en 2010.
Composer pour 100 vélos est un rêve d'avenir, porteur d'espoir d'une réappropriation humaine de la ville. C'est d'abord composer pour 100 cyclistes amateurs, étymologiquement ceux qui aiment se promener sur deux roues à la découverte d'autres paysages. Les miens sont sonores. Ils sont aussi mobiles, la symphonie se répandant dans l'espace grâce à la chorégraphie de Wolf Ka. Ces déplacements produisent eux-mêmes les sons des instruments imaginés avec le luthier Sylvain Ravasse. L'orchestre est constitué de flûtes qui prennent l'air, de cornemuses dont la poche est cachée sous la selle, de rayons frottés, de sonnettes accordées, de percussions cycliques, tout un monde inouï suggéré par nos balades. Et les cyclistes qui se croisent et tournent en rondes, pétaradant comme des gamins facétieux tels des clowns musiciens ou fendant l'air sur leurs montures customisées, dessinent un poème symphonique. Ils racontent ce que pourrait être la ville, dialoguant avec les oiseaux, recomposant l'espace urbain avec leur corps, mollets alertes, oreilles au vent et le cœur en bandoulière.
Compositeur et cycliste urbain, je ne pouvais que sauter de joie à la proposition de Wolf Ka de composer pour 100 vélos. Après les 100 métronomes de Ligeti et mes 100 lapins de Nabaz'mob dirigés avec Antoine Schmitt, le chiffre magique nous fait diviser l'orchestre en 10 familles d'instruments. La simplicité et la particularité de chaque appareil fabriquent une complexité inattendue. Les déplacements assurent à la partition un renouvellement constant, plein de surprises. Les sonorités inouïes des instruments fabriqués par Sylvain Ravasse lui apportent humour et poésie. Mon rôle consistant à organiser la symphonie dans le temps et dans l'espace, ce qui pouvait paraître archaïque se révèle visionnaire et futuriste. Au-delà de l'œuvre se dessine la ville de demain.

mercredi 30 décembre 2009

Tout ce foin pour des lapins !


Ouf, j'ai réussi à remonter à temps de La Ciotat pour installer le v1Ensemble ! À chaque lieu correspond une nouvelle scénographie et une mise en ligne s'ensuit sur la page Photos de Nabaz'mob. Comme à Londres nous contrôlons le clapier depuis le balcon. Antoine envoie les mouvements l'un après l'autre tandis que j'improvise les lumières qu'il a cette fois réglées avec le régisseur. J'ignore s'il est encore temps de s'inscrire, mais les deux dernières représentations de l'année sont des soirées privées organisées par Auditoire pour Nissan au Cube Store, une boutique éphémère conçue avec le magasin Colette qui a importé pour l'occasion des objets japonais inédits... Tard ce soir, nous serons enfin en vacances. Façon de parler, il faut encore véhiculer les 100 rongeurs jusqu'à leur nouveau terrier où ils hiberneront jusqu'au prochain spectacle qui se fera sous la forme d'une installation au Pôle Culturel Intercommunal de Billère, limitrophe de Pau, du 3 au 14 février 2010. Et puis c'est l'heure des bilans de fin d'année et ce n'est pas la partie la plus jouissive du travail ! Mais on saura fêter dignement cette année carotte qui nous donne envie d'avancer et d'inventer de nouveaux spectacles abracadabrants sans négliger leur portée critique...

mardi 29 décembre 2009

Le marathon continue


Pas croyable ! Je ne pensais pas reproduire les ennuis que nous avions eus la semaine dernière pour rejoindre Londres et en revenir. Cette fois, il s'agissait de rentrer à Paris pour installer Nabaz'mob dans un autre Cube Store pour les représentations de mercredi soir. Rosette, experte du site Gare en mouvement, avait beau insister qu'il n'y avait pas de train à l'horaire de nos billets, nous n'y croyions pas. Arrivés à la gare de La Ciotat, nous apprenons que notre TER est en grève et que le suivant ne pourra arriver à temps pour que nous puissions attraper le dernier TGV à Marseille. La SNCF évite soigneusement d'informer les voyageurs sur cette grève perlée. C'est le meilleur moyen pour la minimiser. Comme mardi dernier, nous retournons à la case départ, troquant l'entrée du train en gare de La Ciotat pour le jardin du Palais Lumière où une naïade surplombe cactus et palmiers. Nous espérons que notre tentative matinale aura plus de succès et que nous pourrons regagner nos pénates pour que je sois à même d'e prêter main forte à Antoine, heureusement dèjà sur place ! Si Marie-Laure ne tenait pas compagnie à Scotch, je m'inquièterais pour le gros chat, lâchement abandonné depuis vendredi...

jeudi 24 décembre 2009

Swinging London


Pendant les réglages de Nabaz'mob, nous avons un peu de temps pour faire quelques emplettes. Françoise m'a commandé des MBT, les anti-chaussures dans lesquelles on a l'impression de flotter au-dessus du sol, excellentes pour muscler le dos, dit-on. Ça a l'air génial. J'en ai profité pour essayer les Vibram Fivefingers avec chaque orteil séparé, mais c'est aussi compliqué à enfiler que les chaussettes au même principe. Pas assez de patience, cela me casse les pieds. Dans l'Old Truman Brewery qui accueille nos lapins je prends des photos d'Antoine dans la Sphère, une structure gonflable abritant une installation composée d'un écran de Leds géant réfléchi par une ribambelle de miroirs. Mon camarade retrouve ses gestes de night-clubber dès que la techno rythme les images aux effets d'optique imprévisibles !


Avant de lancer la meute nous avons le temps d'aller voir l'exposition Decode au V&A Musseum recommandée par Étienne Mineur et de passer aux food stores d'Harrod's ! Les œuvres sont celles de designers et non d'artistes, ce qui signifie que c'est "joli", mais que ça ne raconte absolument rien. En plus d'être superficielles, elles semblent dater d'il y a dix ans. Les musées européens s'évertuent à toujours montrer les mêmes anglo-saxons ou s'en inspirant, négligeant fondamentalement les artistes français qui ont un monde à eux, avec un propos dépassant l'exercice d'école et l'enjeu instrumental. Decode a le mérite de montrer au grand public des objets mettant en jeu des systèmes interactifs ou utilisant les nouvelles technologies. Quant aux spécialités British, comment éviter la sauce à la menthe et la Picalilli Sauce ?

mardi 22 décembre 2009

Le froid isole le continent


Si nos malles pleines de lapins sont arrivées à bon port, c'est que les petits rongeurs ont su faire leur trou en passant par le tunnel. La neige et le froid ayant bloqué les voyageurs de l'Eurostar vendredi, les trains ont été annulés jusqu'à hier soir. Or nous devons installer cet après-midi le clapier du v1Ensemble dans l'Old Truman Brewery de Brick Lane pour la soirée privée de mercredi soir organisée à l'occasion de la sortie de la Cube de Nissan (pub). Une soirée semblable doit avoir lieu le 30 à Paris et nous espérons que nous aurons tous été rapatriés d'ici là. On nous a bien proposé des palmes, mais elles n'étaient pas académiques. Nous avons donc annulé nos billets de train et nous voilà en route pour Roissy. Croisons les oreilles pour que le Times ne se fende pas encore d'un titre typically British comme son "Tempête sur la Manche : continent isolé" publié en une dans les années 50 !

vendredi 18 décembre 2009

Aglagla


Au travers des feuilles du yucca, je surprends le merle venu picorer les fruits d'églantier glacés par la neige. Manger des mets réfrigérés même en hiver est un plaisir sans mélange. Rien de plus délicieux que la tire d'érable ou les glaces de chez Berthillon ! Calfeutré à la maison, je manque de l'un et l'autre. Mon chrono-régime m'interdisant les desserts, je ne mange de sucre qu'au goûter et j'en oublie glaces et sorbets qui ont déserté le congélateur. Nous ferons un saut à l'Île-Saint-Louis l'année prochaine. C'est bientôt. Plus tôt que l'escapade québequoise où je pourrai faire provision de véritable sirop d'érable. Antoine et moi ouvrirons le 26ème Festival de Victoriaville, le FIMAV, avec notre opéra Nabaz'mob le 20 mai 2010. Les lapins vont se retrouver dans tous les magazines musicaux internationaux et, sur l'affiche officielle, ils envahissent Victo, la classe ! N'empêche qu'il faudrait aller acheter des boules de graisse avec des graines pour les oiseaux avant mon départ pour Londres. Tout pour les lapins, rien pour les zoziaux, ce n'est pas juste ! Même Scotch s'est mis au régime croquettes diététiques en prévision des fêtes... Il ne se doute pas que la fête va durer toute la vie !
À l'instant où je termine mon billet, Sacha m'appelle au téléphone, préférant se calfeutrer chez lui plutôt que de braver le froid. Il est justement en train d'écouter un disque de Terje Isungset, un musicien qui joue sur des instruments de glace, percussions, mais aussi harpes et trompes !

samedi 12 décembre 2009

Nabaz'mob et la Tour Eiffel


Hier soir le tableau était kitsch à mort. La Tour Eiffel clignotait en rythme avec les lapins pour leur première sortie dans un cadre évènementiel, en l'occurrence l'inauguration des nouveaux bureaux du Boston Consulting Group rue Saint Dominique. Une immense tente accueillait les 500 invités en dessous de la façade dont les fenêtres servaient de canevas à une animation vidéo. Des hôtesses laissaient monter les visiteurs par petits groupes jusqu'au cinquième étage pour assister à l'opéra Nabaz'mob présenté comme le clou de la soirée. Un parcours lumineux les guidait à travers une salle de boules à facettes enfumée qui me fit penser au début des 5000 doigts du Docteur T. Dans le couloir des snowfalls alignés sur le sol donnaient l'impression que l'on shootait dans des éclats de lumière.


Tout au fond, les 100 lapins jouaient leur partition tandis que l'on pouvait découvrir au travers des deux baies vitrées leur servant de décor, à gauche, le dôme des Invalides et, derrière, la Tour dont les illuminations de Noël semblaient avoir été conçues par l'équipe de Hmm! pour coller avec le reste du spectacle. Nous récoltons avec amusement les remarques des jeunes cadres de BCG de plus en plus éméchés : " C'est bien l'esprit de la boîte, discipline et alignement... Tous pareils, tous différents... Une métaphore des consultants... Le Conseil d'Administration... Ils vont nous sauter dessus... C'est extrêment bizarre... Hyper-flippant... You can chose which one you are... Et donc ?... ". Un Nanoz:tag, petit lapin vert comme leur logo, était offert à chaque invité à son départ. Le nôtre était décalé. Il faudrait encore parquer notre marmaille de v2 dans leurs clapiers métalliques, les charger dans une carriole sans chauffage, foncer vers le Bois jusqu'à leur tanière, les déposer et reprendre les trois flight-cases de v1 devant s'envoler pour Londres la semaine prochaine...
On n'était pas couchés ! Il était tard, d'autant que samedi soir on irait au Bal des Allumés qui se tient dès 21h au Triton, Les Lilas, mené par le Grand Chahut Collectif.

P.S. : la performance du v2Ensemble, filmée et montée par Françoise Romand, est en ligne !

mardi 1 décembre 2009

The Wire, image de la société américaine


Le marathon de Berlin Alexanderplatz est une broutille en regard des séries américaines qui accumulent les épisodes de 52 minutes année après année. Il aura fallu du temps pour arriver au bout des cinq saisons de The Wire, produite par HBO et considérée par beaucoup comme la meilleure série que la télévision américaine ait jamais produite. On raconte qu'Obama partage ce point de vue et qu'il est fasciné par le personnage d'Omar, bonne pub ! Derrière l'enquête policière se profile un tableau documentaire des États-Unis, peinture au vitriol fondamentalement pessimiste où toutes les couches sociales sont connectées à la corruption, des habitants des quartiers les plus pauvres aux politiciens qui régissent le pays. Les acteurs sont plus vrais que nature, certains sont même sortis de la rue, à tel point que l'on a souvent l'impression de toucher au réel. Chaque accent est si véridique que des camarades américains suivaient les sous-titres français lorsque je leur ai montré certaines séquences ! Le traitement n'est ni manichéen ni moraliste, il cherche à se rapprocher de l'enquête journalistique. L'auteur, David Simon, travaillait d'ailleurs au Baltimore Sun que l'on retrouve dans la dernière saison. Quel que soit le côté de la barrière derrière laquelle ils vivent, les personnages ne sont jamais d'un bloc, mais montrent des aspects contradictoires de leur personnalité. Ils évoluent avec le temps et selon les circonstances. Les policiers dépassent souvent les limites de la légalité. S'ils ne sont pas abattus les gangsters apprennent à devenir des hommes d'affaires. Les hommes d'affaires sont des gangsters sans que cela les abatte.


La ville de Baltimore est représentative de la mutation industrielle. Ancienne place forte de la sidérurgie, la vie s'y est dégradée. Les deux tiers de sa population sont noirs et la criminalité dans la communauté y est la plus forte de toutes les villes nord-américaines. Les chances de s'en sortir pour les couches sociales les plus défavorisées posent les mêmes questions que dans nos banlieues. La quatrième saison table sur l'enseignement et évalue l'ampleur de l'enjeu et du travail qu'il exige. Le commerce de la drogue, avec ce que cela implique de violence, est la réponse des pauvres de la rue face aux magouilles immobilières de la haute. The Wire montre que tout est lié. Comment défendre son coin de rue ou comment gérer le budget municipal sont du même ordre lorsqu'il n'y a plus d'autre logique que celle du profit.

vendredi 27 novembre 2009

Deux haut-parleurs dans la poche


La paire de mini haut-parleurs iHome est la solution nomade idéale pour amplifier ou donner du son à tous les portables, de l'iPhone à l'ordinateur, du Tenori-on au Kaossilator, par exemple, qui ne possèdent aucune enceinte. Déjà petits, ils se referment par un système de soufflets en accordéon et se collent ensemble magnétiquement. Un petit sac est livré avec, ainsi qu'un câble servant à les connecter en audio et à les recharger par la prise USB d'un ordinateur. Pas de batterie à changer ni de transformateur. Censés tenir 6 heures la charge, mieux vaut débrancher l'USB qui produit un léger crachotement quand on écoute de la musique. Gros son pour des petits machins. La qualité de l'iHM79 serait un peu meilleure que l'iHM77, mais il est nettement plus encombrant (voir photo ci-dessous et l'étude d'iLounge).


Comme j'ai été incapable de trouver un revendeur en France, j'ai acheté les iHM77 sur Ace Photo Digital, mais en passant par Amazon.com, solution qui m'a semblé la moins moins chère. Avec le port, ils reviennent à environ 45 euros la paire pour une livraison rapide (moins de 40 euros en tarif lent). Je les ai essayés avec mon Kaossilator dans l'autre main, déployés mais magnétiquement assemblés, et j'en ai été ravi. Ils existent même en quatre couleurs, noir, argenté, mauve et rouge. Un cadeau sympa pour Noël.
À ce propos, j'ai déjà fait mes emplettes, histoire de ne pas courir au dernier moment, d'autant que le mois de décembre est hyper chargé : trois Nabaz'mob dont un à Londres, le second module de 2025 à attaquer alors que le premier n'est pas terminé, conférences, interviews, réunions, sorties, dîners, je viens d'écrire la préface du livre sur ma tante Arlette Martin et je voudrais commencer la refonte de mon site pour lequel j'aurais besoin d'un stagiaire zélé ou d'un webmestre rapide et disponible. Le mois de décembre n'est même pas commencé que les téléphones sonnent à tout bout de champ. De plus, j'ai une telle envie de faire de la musique que j'en piétine d'impatience, or les concerts prévus sont pour la Saint Glinglin...

P.S. : ravi de mes iHM77, j'ai récidivé en acquérant une paire d'ihm79 sur maison-du-son.com pour 43 euros port compris. Volume double, mais son nettement plus gras, basses flatteuses au détriment des transitoires. À côté, les ihm79 sonnent nasillards, mais claquent mieux dans l'aigu. Pour une écoute domestique et confortable je conseille les 79, mais pour l'encombrement en déplacement les 77 ! Un de mes synthés de poche sonne mieux avec l'un et un autre avec le second, ah zut ! Pour le son, vous préférerez probablement les 79, mais ils sont deux fois plus gros...

mardi 10 novembre 2009

Dernier jour : férié sauf pour les lapins !


Mercredi 11 novembre est un jour férié, sauf pour les lapins !
C'est surtout le dernier jour de l'exposition Musique en Jouets.
Situé au 107 rue de Rivoli, le Musée des Arts Décoratifs est ouvert de 11h à 18h.


C'est donc le dernier jour pour assister à l'opéra Nabaz'mob dans cette aile du Louvre où sont également exposés le Meccanum de Pierre Bastien, les instruments de Pascal Comelade, les synthétiseurs de Eric Schneider et les jouets musicaux des Arts Décos.


Nabaz'mob qui dure 23 minutes aura été joué plus de 2000 fois depuis le 25 juin. Jeudi nous démontons le clapier sans savoir quand le spectacle sera repris en public à Paris. Pour l'instant il sera essentiellement représenté dans la capitale pour des évènements privés. Il avait été créé au Centre Pompidou en 2006 et avait remporté un succès considérable lors de la Nuit Blanche 2008. D'ici la fin de l'année le spectacle part à Londres, et en 2010 il voyagera en France (Pau en février), en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Roumanie, au Canada...


Nabaz'mob, opéra pour 100 lapins communicants d'Antoine Schmitt et Jean-Jacques Birgé.
Photographies : Erika da Silva-Sommé, vernissage Musique en jouets, Galerie des jouets © Les Arts Décoratifs, Paris

dimanche 8 novembre 2009

Les Portes closes


L'alerte Google m'ayant signalé un blog évoquant l'installation interactive des Portes réalisée avec Nicolas Clauss en 2006, je découvre la page de ZE dont les choix musicaux sonnent un agréable réveil : reportage de Tracks sur Terry Riley, des clips de Ninja Tune ou Laurie Anderson, le Screen Play de Christian Marclay par Eliott Sharp ou la Night Music du scratcheur historique, la Broken Music Composition de Milan Knizak qui utilise aussi des vinyles depuis 1963, un dessin animé de David Martin, le DVD-Rom d'Ez3kiel, le split screen de Peel, un reportage sur le Circuit Bending, etc. Rien de personnel, c'est entièrement pillé sur YouTube ou DailyMotion, mais le choix est sympa !


Sans vouloir faire de jeu de mot sur le nom de mon camarade avec le titre de ce billet, Les Portes est l'histoire de nombreuses installations monumentales. Beaucoup de travail pour trop peu de visibilité. Exposées à l'Espace Paul Ricard dans le cadre du Festival Nemo, aperçues sur Canal +, Les Portes ont terminé à la cave où elles risquent de s'abîmer sans avoir été présentées nulle part ailleurs, faute de trouver où les faire tourner ou à qui les vendre. Les aides du Dicréam ou d'Arcadi permettent de créer des œuvres, mais il n'existe aucune structure pour accompagner leur diffusion. Or c'est justement ce point épineux qui encombre le plus souvent les artistes. Nous savons créer coûte que coûte, mais nous sommes plutôt manches côté business. Les galéristes sont rares en ce domaine et leurs faillites n'arrangent pas les choses.
Cet amer constat nous fit très récemment retirer un gros projet d'une demande d'aide pour un spectacle audacieux d'Antoine Schmitt et moi-même. Nous avons préféré la repousser aux calendes grecques pour nous recentrer sur un duo live au budget plus modeste et aux conditions techniques compatibles avec n'importe quel théâtre. Travailler six mois pour une œuvre qui ne sera montrée que trois fois ne nous satisfait plus. Peut-être sommes-nous grisés ou blasés par le succès de Nabaz'mob, mais nous choisissons à nouveau de multiplier les créations plutôt que de mettre tous les œufs dans le même panier ! Rien n'indique que le succès des lapins rassurera les structures d'accueil et les acheteurs sur notre potentiel. Il faut souvent repartir à zéro avec chaque nouveau projet.

dimanche 18 octobre 2009

Vingt arrondissements en conduite automatique


Pourrais-je jamais me lasser de Paris ? Je fais halte à chaque pont traversé pour admirer la perspective. Je grimpe cette fois à Beaubourg, un autre jour au studio de Gustave Eiffel, en haut d'une tour de Notre-Dame ou sur n'importe quel toit où se réincarnent illico Fantômas et Musidora. Mes rues sont celles du Ballon rouge et la Seine me rappelle la première péniche de Bruno Schnebelin lorsqu'elle mouillait sous le pont d'Austerlitz. Je suis né dans la rue des Martyrs, précisément Cité Malesherbes, ma mère Boulevard de Strasbourg et ma grand-mère rue Saint-Denis. Depuis que nous habitons de l'autre côté du Périphérique, nous apprécions d'autant plus les charmes de Paris que nous nous y sentons comme des touristes. À chaque quartier correspond une ou plusieurs histoires, je salive en pensant aux restaurants de chaque arrondissement, je cherche les jardins et je pédale le sourire aux lèvres lorsque je n'arpente pas le bitume. Mes souvenirs n'ont rien de nostalgique, ou du moins ils s'équilibrent avec ma curiosité pour les transformations urbaines. Je regrette l'obscurité de certains passages comme des rues avant les phares obligatoires. J'adore l'invasion des vélos et le mélange du moderne et de l'ancien. Le plus simple et le plus amusant sera pour moi aujourd'hui de faire un petit tour dominical, arrondissement par arrondissement, en pratiquant la conduite automatique.
1. Le Palais-Royal de Colette et Cocteau est d'abord mon jardin d'enfant, à deux pas de mon école rue Vivienne. Nous poussons parfois jusqu'aux Tuileries pour les ânes et le manège de chevaux de bois... Mon père avait un bureau au 1 rue Turbigo. Je me souviens de l'odeur des Halles, mélange de senteurs printanières et de putréfaction.
2. Plus douçâtres, les grands boulevards qui sentent les pralines mènent à l'Opéra, chef d'œuvre de Charles Garnier, où je regrette de ne plus aller depuis que les œuvres lyriques ont été déportées dans l'abominable bâtisse de la Bastille. Une de mes fiertés est d'y avoir été joué du temps du Drame.
3. La chanteuse Tamia habitait rue Charlot. Aucune des bandes enregistrées ensemble n'a été publiée. Dommage ! On y reviendra...
4. Entre la maison de Victor Hugo et la rue de Sévigné mon cœur balance. "Sur cette table, j'ai écrit La légende des siècles" a gravé dans le bois le peintre-écrivain. Mes amours de 20 ans ont ressassé l'autre adresse à en devenir fou. J'ai mis quelques années à m'en échapper.
5. La serre du Jardin des Plantes m'emporte sur un tapis volant jusqu'aux profondeurs de la jungle. J'y passe toujours quand c'est fermé, en toute déception. Le hammam de la Mosquée me renvoie dans les cordes du chanvre lorsque nous y allions en bande lysergique.
6. Il y a toujours du sable, mais la chaussée a été goudronnée. On se pressait du citron dans les yeux pour supporter les grenades lacrymogènes.
7. Avec mon cousin Serge nous rejouions Ben Hur avec la poussette en osier de Grand-Maman. Nous allions voir des films à la Pagode. Le rideau de scène du Sèvres était orné de publicités fluorescentes pour des magasins du quartier.
8. Ma tante Catherine m'avait invité à manger une énorme glace, un Chocolate Rock, au Drugstore des Champs Élysées, pour mon anniversaire. Je me souviens comment nous cherchions une table avec mes parents et plus tard au Pub Renault. Maman adorait les illuminations de l'avenue.
9. Elle m'emmenait faire des courses aux grands magasins, c'était beaucoup moins drôle. Je suis totalement allergique à la chaleur oppressante qui s'en dégage. On pouvait passer la journée à prétendre m'acheter un slip de bain et faire tous les rayons pour évidemment revenir bredouille. L'horreur !
10. Je repense à la petite fille que j'ai renversée avec ma 4L quai de Jemmapes. Elle doit avoir plus de 40 ans. Les parents criaient "C'est pas de votre faute !" et Francis se souvient que j'étais devenu vert pomme. Plus de peur que de mal. J'ai appris à (me) conduire ce jour-là.
11. L'appartement était somptueux, mais je trouvais le quartier triste et gris. Je m'arrêtais toujours face à l'ancienne entrée de la prison de la Roquette, là où sont restées les stèles de la guillotine. J'y sens l'Histoire des mœurs, l'absurdité des hommes. Je repense aux 300 candidats recalés au poste du dernier bourreau.
12. Le Thaïlandais de la rue Crozatier a disparu depuis longtemps. Comme la maison d'Hélène qui rappelait celle de Dame Tartine...
13. Au 7 rue de l'Espérance, j'avais pignon sur rue et musique à la cave. L'indépendance. Le chat Lupin qui rappliquait au galop quand je le sifflais.
14. Nous avons hanté les Olympic. Le patron du resto péruvien s'est tué en automobile. Je me souviens du goût de son ceviche. J'ai rapporté chez moi le totem de la troupe sur la plateforme de l'autobus.
15. L'appartement de la rue Léon Morane possédait une sorte de terrasse étroite en rez-de-chaussée où nous nous inventions des aventures extraordinaires dans nos déguisements de fortune que mon père appelait chienlit. Il a perdu son travail après qu'un cambrioleur ait volé sa serviette. Je courais autour de la table en somnambule, les yeux fermés.
16. Elsa petite les aurait appelés les riches nazes. Je fréquentais le Mini Racing à cause des filles qui n'avaient d'yeux que pour les frimeurs de l'avenue Mozart. J'ai appris là-bas à ne plus perdre mon temps. La nature offrira plus tard d'autres latences, plus propices à la respiration.
17. Les luthiers s'agglutinaient rue de Rome. Je jouais un temps de la trompette et du trombone. Nous déjeunions dans le wagon supendu au-dessus des voies.
18. Tournage au cimetière de Montmartre avec Rollin. Tournage de films d'étudiants à la Goutte d'Or devant les bordels où les queues s'allongeaient. Merveilleuse rencontre boulevard Barbès.
19. Les Buttes Chaumont sont après le Père Lachaise mon espace vert préféré. Belleville rime avec cuisine chinoise. Et puis on se rapproche doucement...
20. Quelle drôle d'idée que de m'être lancé dans cette écriture automatique de souvenirs capitaux. Heureusement qu'il n'y a que vingt arrondissements ! Je m'arrête à la Porte des Lilas totalement fourbu d'avoir arpenté l'escargot de ma mémoire. Mais un dimanche que voulez-vous que je fisse ? Sinon aller voir ma fille Elsa sur son trapèze tout à l'heure à l'Atelier du Plateau, avec d'autres circassiens accompagnés par les musiciens Michel Godard (tuba), Bruno Helstroffer (théorbe) et Olivier Lété (basse)... Je lis que c'est complet, allez vous promener !

lundi 5 octobre 2009

Les petits cours d'eau font les grandes rivières


Éric Dalbin a mis en ligne quelques photos signées Yves Malenfer du rideau d'eau dont j'ai composé la musique pour le stand RCZ de Peugeot au Salon de Francfort. On y aura un avant-goût du travail graphique de Phormazero, mais il faudra attendre le film pour entendre la partition en mouvement. Voir billet du 15 septembre pour plus de détails. J'y développe comme d'habitude mon discours de la méthode.
Se rendre utile est une démarche gratifiante. Certains compositeurs rechignent à composer de la musique appliquée, or il est souvent plus sain de travailler pour le privé que pour le public. Les rapports humains sont directs, les désirs et les appréciations s'expriment, c'est déjà pas mal, de plus, clairement, ce qui est fort appréciable. Je rappelle que, par exemple ici, j'ai été totalement libre d'écrire ce que je voulais, sans aucune contrainte si ce n'est le cahier des charges qui spécifiait exclusivement que la "création artistique" devait être "cristalline et futuriste". Techniquement, je composai avec le son de l'eau venant percuter le bassin récupérateur. Je me verrais très bien éditer le résultat comme n'importe quelle œuvre personnelle. Le Poème Électronique de Varèse n'a-t-il pas été conçu pour le Pavillon Philips de l'Exposition Universelle de Bruxelles en 1958 !
Les rémunérations afférentes à ce genre de commande permettent en outre d'en créer d'autres ou d'en accepter dont le budget est inexistant. J'ai l'habitude de dépenser d'une main ce que je perçois de l'autre. Ainsi les salaires générés par notre opéra de lapins nous offrent les moyens de prendre le temps pour réfléchir à de nouvelles créations ou simplement de choisir les travaux qui nous excitent le plus et les partenaires les plus sympathiques, de ceux avec qui nous vibrons en sympathie. J'ai déjà écrit que je ne travaille plus qu'avec des gens gentils !
Ainsi je rêve de mes prochaines collaborations, que ce soit avec Antoine Schmitt (nous avons deux projets "live" sur le feu, l'un assez lourd pour lequel nous sollicitons des aides publiques, l'autre, commandé pour une première partie de Nabaz'mob en ouverture du Festival de Victoriaville au Québec), avec Nicolas Clauss (deux projets encore, le trio live avec Sacha Gattino et le "serious game" pour Tralalere dont les trois premiers modules doivent être prêts avant la fin de l'année), avec Étienne Mineur (pour des livres interactifs convoquant les dernières avancées technologiques), avec Valéry Faidherbe (une commande pour Saint-Gobain qui va se préciser dans les jours qui viennent), avec Françoise Romand (projets de films en cours), avec Pierre-Oscar Lévy (la musique du film devrait s'écrire avant qu'il ne commence à monter et Bernard Vitet sera de l'aventure) et quelques autres, tous amis de longue date ou qui le deviendront, avec qui je partage la soif d'inventer et de rêver. Je reste à l'affût de nouvelles idées comme de rencontres inattendues qui bouleverseront ce à quoi je m'attendais. Ainsi hier matin quelle ne fut pas ma surprise lorsque la pianiste et compositrice Ève Risser m'alpagua sur le quai de la gare de Strasbourg ! Pour l'instant je prendrais bien quelques jours de repos, mais en suis-je capable ?

dimanche 4 octobre 2009

Investir en toute sécurité


Il est temps de révéler la vérité sur l'expansion de nos activités avec la mise en Bourse prochaine de notre nouveau bébé. Devant le succès remporté par nos lapins, Antoine et moi avons décidé d'investir nos bénéfices en montant une société qui corresponde à la demande de sécurité exponentielle des Français. Nous proposons l'installation de portes blindées et de serrures de sécurité, marché touchant la quasi totalité de la population. La planète s'enfonce de plus en plus péniblement dans une crise économique dont on n'est pas prêt de voir le fond. La différence de classes fait un grand écart chaque jour un peu plus douloureux à s'en faire péter les articulations. Le lien social se brise avec l'appât du gain à tous les niveaux, les moins bien lotis prenant exemple sur les hommes et femmes qui régissent la planète. La solidarité est un terme que n'utilisent plus que quelques vieux soixante-huitards ringards. Chacun va devoir protéger son bien, quelle qu'en soit la taille. Véhicules comme habitations vont devoir s'équiper de systèmes toujours plus inventifs pour repousser les assauts de ceux qui n'ont plus rien et à qui on aura tout pris, jusqu'à leur âme. Notre société va donc poursuivre son offensive sur le marché des coffres-forts et des systèmes d'alarme visant une clientèle de particuliers, de PME et de collectivités recherchant l'efficacité absolue contre les empêcheurs de s'engraisser tout rond.



Si vous pensez que nous exagérons, regardez les flammes lécher les portes de la capitale, tremblez au vu de la file qui s'allonge devant les soupes populaires à l'approche de l'hiver, notez les prix grimpants des produits de première nécessité, écoutez l'arrogance de ceux qui commandent à ceux qui nous gouvernent, évaluez leur cynisme, appréciez le tact de leurs lois discrètes et efficaces. Le monde a changé. Repliez-vous dans vos abris. Nous sommes là pour vous sécuriser. Avant Noël, nous lancerons un service de livraison à domicile qui vous permettra de tout commander sans ne plus jamais sortir de chez vous ainsi qu'un système d'enseignement agréé sur Internet qui évitera les agressions de la rue, qu'elles soient délinquantes ou virales. Les excursions strasbourgeoises arrosées à la bière sont terminées. Nous prenons le train. Chacun rentre chez soi, comblé, cassé, et prêt pour de nouvelles aventures !

samedi 3 octobre 2009

On a mis le feu


Ce sont deux histoires. Pendant qu'Antoine et moi frisions l'émeute à la Nuit Blanche de Metz avec nos lapins des garçons sauvages incendiaient des automobiles à Bagnolet devant chez nous. Je pense à la peur de nos voisins réveillés par l'explosion de leurs fenêtres suivie des flammes. À l'Arsenal, ancien dépôt de munitions messin, nous avons proposé de faire gracieusement une quatrième représentation pour satisfaire les centaines de spectateurs qui n'avaient pu assister aux précédentes, mais l'organisation a refusé. L'atmosphère était explosive. Dehors la foule scandait : "Les lapins ! Les lapins !" À la maison, Françoise a filmé le feu qui, le lendemain matin étonnamment, ne semblait pas avoir endommagé l'arbre au coin de la rue. Nous avons tous les deux pensé avec effroi à la cuve à mazout provisoire devant le garage qui doit être enlevée lundi matin, mais Antoine m'a expliqué que c'était un liquide trop gras pour s'enflammer. L'accueil de Véronique Albert a été adorable, et les intermittents du spectacle de la Nuit Blanche nous ont permis de réaliser trois représentations enflammées. Nous avons juste eu le temps d'admirer "Line Describing a Cone", le film-dessiné de 1973 d'Anthony McCall projeté dans la fumée de l'Église Saint-Pierre-Aux-Nonnains et coucouche-panier-papattes-en-rond. Ayant passé la journée plié en deux par le réveil de mon hernie discale j'appréhende la journée de demain. Nous devons remonter "Nabaz'mob" à l'Aubette à Strasbourg avant 14h. Antoine dit que, tordu comme un bonzaï dans mon costume noir et or, je ressemble au Juge Ti. Il est bientôt trois heures, extinction des feux.

vendredi 2 octobre 2009

La série interactive d'HBO est "plus que vous ne l'imaginiez"


Pour l'instant HBO Imagine n'est qu'en anglais, mais l'expérience vaut le détour. Le cinéma interactif est une aberration car il va à l'encontre de cet art du temps dont le montage a le secret. Cela ne signifie pas que toute narration exclut l'interactivité, loin de là ! Ce n'est simplement pas du cinéma, mais autre chose. Le principe d'une série télévisée où les différents personnages, leurs motivations et les évènements se découvrent au fur et à mesure des épisodes a été appliqué par les spécialistes de la chaîne américaine HBO à une histoire complexe où l'ordre de la découverte est choisie par le spectateur. Les séquences sont reliées entre elles par des fils permettant d'orienter ses choix. Cerise sur le gâteau de cette toile d'araignée qui se confond avec celle de l'écran, certaines scènes sont présentées sous quatre angles complémentaires sur les quatre faces d'un cube permettant de regarder chacune des scènes, voire deux simultanément. Jouer sur le même écran du champ et du hors-champ recèlent de possibilités ici encore balbutiantes, mais très excitantes. Des liens renvoient à des discussions sur FaceBook ou des messages sur Twitter. La réalisation est à la hauteur de la chaîne qui a produit Six Feet Under, Sex and the City, Les Soprano, Deadwood, The Wire, True Blood, Generation Kill, etc. HBO est celle du cinéma, modèle de Canal + à son lancement. À sa propre création l'idée était de ne pas faire de la télévision : la chaîne de télé sans télé ! Jusque là aux USA, les annonceurs étaient les patrons et décidaient des programmes comme on le voit dans la série Mad Men. Je ne suis pas allé assez loin dans l'histoire pour comprendre de quoi il s'agit : un banquier enlevé dans une galerie d'art, un quinquagénaire infidèle, un enfant fuyant des malfrats, des meurtres, etc.


Je reviendrai dessus lorsque j'aurai pu jouer suffisamment avec l'intrigue, mais à l'hôtel strasbourgeois d'où j'écris ces lignes la liaison est un peu lente et je suis censé travailler ! Tout à l'heure j'ai répondu à un entretien radiophonique en direct depuis la voiture qu'Antoine conduisait en dévalant la spirale d'un parking, c'était très rock'n roll... À peine la dernière note de notre opéra venait-elle de s'éteindre, nous démontions le clapier pour faire trois représentations ce vendredi pour la Nuit Blanche à Metz (19h, 21h, 23h à l'Arsenal dont l'architecte est Ricardo Bofill) et nous devons être revenus à Strasbourg samedi à 14h pour lancer à nouveau les lapins salle de l'Aubette. Notre marathon vient insérer ses propres séquences parmi celles d'HBOimagine tant que j'en perds le fil de la Toile...

vendredi 25 septembre 2009

Aux couleurs de Van Doesburg


Albert, aussi astucieux que diligent, a eu l'idée de remplacer les contremarches blanches des podiums par des couleurs sombres pour que les oreilles des lapins se détachent mieux. L'équipe d'Ososphère, en pénurie de noir, nous propose un rouge parfaitement en accord avec ceux de la salle des fêtes de l'Aubette. De notre côté, nous extrayons des flight-cases suffisamment de tissu noir pour colorer la seconde marche. Les deux bandes associées au blanc de la jupe rappellent les couleurs et les formes utilisées par Theo Van Doesburg en 1928. Sur la photo, seule ma chemise n'est pas dans la gamme, mais bien qu'installant la clapier nous ne faisons pas physiquement partie de l'installation. Quatre-vingt-un ans plus tard nous rendons donc hommage à l'artiste en participant à son rêve d'œuvre totale !
Ce soir vendredi à 21h, à l'occasion de notre présence à Ososphère, je jouerai avec Antoine pour la première fois en duo et en direct, sur les ondes de Radio en Construction. La quinzaine de minutes que durera notre prestation sera retransmise sur www.ososphere.org et www.radioenconstruction.com. J'imagine que mon camarade utilisera les rythmes de ses nanoensembles tandis que j'oscillerai entre mon Tenori-on et la trompette à anche que j'ai glissée dans mes bagages. Espérons que l'échange sera aussi drôle ou passionnant que notre interview d'hier soir sur France 3 : Journal 19/20 du 24 septembre !

jeudi 24 septembre 2009

Nabaz'mob à l'Aubette 1928


Nous installons les 100 lapins de Nabaz'mob dans l'une des salles historiques de l'Aubette à Strasbourg. À la demande des Frères Horn, l'ensemble a été chapeauté dès 1926 par Theo Van Doesburg, fondateur de la revue De Stijl, avec l'aide de l'artiste dadaïste alsacien Hans Jean Arp et de Sophie Taeuber-Arp. L'architecte hollandais imagine une œuvre d'art totale (Gesamtkunstwerk) intégrant le décor, le mobilier et le graphisme de la typographie, tendance que l'on retrouvera à l'époque chez Guimard ou Mallet-Stevens. Seul le premier étage qui comprend le Ciné-Bal, la Salle des Fêtes et le Foyer-Bar, a été restauré et récemment ouvert au public. Au sous-sol le Bar Américain et le Caveau-Dancing décorés par Arp sont perdus, idem au rez-de-chaussée pour le Café-Brasserie, le Restaurant, le Five-O'Clock et l'Aubette-Bar... Le magnifique escalier par lequel on arrive à la Salle des Fêtes où nos rongeurs jouent en installation permanente aujourd'hui jeudi et samedi de 14h à 17h, a été dessiné par Van Doesburg et peint par Arp et Sophie Taeuber. Le spectacle reprendra la semaine prochaine mêmes jours et mêmes horaires, soit jeudi 1er et samedi 3 octobre. Nabaz'mob est également présenté les samedis 26 septembre et 3 octobre à partir de 17h aux personnes ayant réservé leur place pour Concatenative Mu ou Lecture(s) de bouche(s). Nous éclairons exceptionnellement la marmaille en lumière du jour et par les plaques d'émail contenant chacune seize ampoules qui réchauffent le tableau. Antoine Schmitt s'angoisse que l'on ne distingue pas assez bien la chorégraphie d'oreilles et, de mon côté, je crains que l'éclairage diffus écrase l'ensemble. L'opéra des 100 lapins n'en demeure pas moins magique dans cette pièce très blanche aux surfaces colorées dans une gamme proche des cinq LED qui s'allument et s'éteignent à l'intérieur de leurs corps de plastique blanc mat. La qualité acoustique du lieu nous permet également de diffuser l'œuvre de 23 minutes sans autre amplification que les 100 haut-parleurs situés chacun dans le ventre des lapins.
Encore une fois, nous ouvrons un Festival, cette fois Ososphère. L'effervescence règne. L'ambiance est à la fête. Certains des concerts des Nuits Électroniques affichent déjà complet. Les expositions et installations débordent de la Laiterie. Des conteneurs maritimes ont été déposés dans la ville, libre à chaque artiste d'en prendre possession pour exposer une œuvre. Antoine montre Psychic dans l'un d'entre eux, déposé à l'entrée du Musée d'Art Moderne (MAMCS), et sa dernière création, Le Grand Générique, est projetée sur le haut mur d'une maison devant laquelle passe le TGV. Des croisières sonores sont proposées sur l'ill. Lorsqu'on ne flotte pas, on s'immerge. Le bain numérique est total.
Nous avons même failli boire la tasse en récupérant nos trois flight-cases : une fois de plus, les lames du charriot-élévateur d'un brutal transporteur ont assassiné quelques uns de nos interprètes en défonçant notre caisse toute neuve pendant le transport depuis Linz en Autriche. Heureusement des remplaçants ont pris leur place as the show must go on ! Le temps est superbe, c'est l'été, il fait 30°, Strasbourg est une ville jeune et dynamique dans un décor ancestral d'une immuable beauté. De plus la gastronomie s'étale partout, participant à l'euphorie générale...

vendredi 18 septembre 2009

Le nœud gordien


« Trancher le nœud gordien » désigne un difficulté apparemment inextricable dont seule une action originale ou brutale peut venir à bout. En France, Ronsard l'évoqua le premier en 1552 dans ses Odes, se référant à Alexandre le Grand qui aurait tranché le nœud attachant le joug au timon du char de Gordius, roi de Phrygie. Le nôtre était moins héroïque, mais si serré que je m'en démis le pouce à force de tirer dessus. Pour dénouer l'écheveau des alimentations de notre troisième clapier je ne trouvai d'autre solution que de déserrer la pelote en la secouant comme un forcené. Les embouts formaient des amas de fils que je ne pouvais me résoudre à trancher sans zigouiller l'objet dont nous avons besoin pour alimenter nos lapins. Pas question de se retrouver avec une famine sur les bras ! L'auteur de cet inexplicable imbroglio mérite d'être attaché au poteau de torture. Chaque fois que j'extrayais une alimentation de la mêlée, Antoine la testait pour l'enrouler ensuite avec quatre de ses semblables en espérant que les petits liens à chaque extrémité ne reproduirait pas une nouvelle catastrophe. Mon camarade se trompait quand il avança que le dénouement serait exponentiel. Jusqu'au bout des deux heures de ce sport infernal, les fils s'emmêlèrent à nous rendre chèvre.
Lorsque j'étais louveteau je n'étais déjà pas très fort en nœuds. Dans ma panoplie j'ai tout de même conservé avec succès le nœud plat en évitant sa défaillance dite nœud de vache. Vers 13 ans, je ne descendais pas acheter le pain sans cravate. Je crois que ce sont les deux seuls que j'ai jamais pratiqués en dehors des expressions paternelles "à la mords-moi-le nœud" et "tête de nœud" dont je compris l'origine longtemps après leur emploi. Jusque tardivement ma petite sœur noua mes lacets et lorsque je quittai le domicile parental j'optai successivement pour boots, sabots, sandales, mocassins, bottes, etc. Beaucoup plus tard, je renouai avec cette pratique en découvrant que l'esthétique justifiait l'effort. Le sac de nœuds récupéré pour notre opéra devint ainsi celui du récit d'aujourd'hui, me tirant encore une fois de ce pari stupide de ne jamais faillir à ma tâche...

mercredi 16 septembre 2009

Le bordel


Après l'aquaplaning vertical, un billet planning horizontal. J'aimerais prendre le temps de m'allonger pour lire les journaux auxquels je suis abonné. Heureusement il y a les voyages, à condition que je ne bavarde pas tout le long ! Certaines périodes ne favorisent guère l'écriture de mes billets quotidiens. Cette gymnastique a-t-elle un lien avec le fait que ma fille soit acrobate ? Sur son trapèze chaque mouvement est pesé pour ne pas se mettre en danger. Pour un improvisateur tel que moi le jeu consiste à savoir se rattraper.
Je compose pour pas mal de supports différents, j'aide Françoise au lancement de son nouveau DVD, je dois écrire pour des journaux, répondre à des interviews et je suis souvent en vadrouille. Revenu lundi soir de Francfort, je repars le 22 avec Antoine à Strasbourg pour présenter Nabaz'mob salle de l'Aubette avant (jeudi 24), pendant (samedi 26) et après Ososphère (1er et 3 octobre). À Francfort la musique du rideau d'eau remplit parfaitement sa fonction, notre deuxième clapier est en forme au Musée des Arts Décoratifs, j'ai terminé l'habillage sonore du DVD de Didon et Énée, j'ai des projets de collaboration avec Nicolas, avec Pierre-Oscar, avec Antoine et Bernard, avec Sacha, avec Sonia et Valéry, avec Étienne Mineur, avec Étienne Auger, avec Françoise (heureusement que j'adore les collaborations !), etc. Je pense aussi rembrayer bientôt sur mon projet d'album "solo" qui me refait de l'œil depuis que j'en ai trouvé le titre définitif (!)... Je suis certain d'oublier le plus important... Hier matin, j'ai répondu aux questions de Marc Helfer pour la télé finlandaise, il faut tester 100 alimentations électriques pour une troisième centurie de lapins et Radio En Construction me propose de faire une performance live pendant Ososphère... Je retourne à des activités plus prosaïques, changer la lampe d'un des deux vidéo-projecteurs et installer la version 5 de Cubase. Comme tout cela ne doit pas m'empêcher de vivre, bien au contraire, je me dépêche de finir !

mardi 15 septembre 2009

Une pluie de diamants sur un écrin invisible


Début août je composais la musique d'un rideau d'eau pour Peugeot au Salon de l'Auto de Francfort (IAA) à la demande de Dalbin-Event chargé de la mise en scène d'une création artistique pour le stand de la nouvelle RCZ, une deux places très mâle et élancée. Le fabricant automobile désirait une œuvre qui se déploie sur un espace de 3000m2. Phormazero développa un graphisme approprié au système hydraulique et je plongeai dans une partition dont le cahier des charges indiquait "cristallin et futuriste".
Le rideau d'eau développé par Crystal-Group n'utilise aucune projection, ni lumineuse, ni vidéo. Ce ne sont que des gouttes d'eau tombant des cintres jusqu'au bassin qui récupère l'eau et la renvoie dans le système en circuit fermé. On pourrait faire l'analogie avec le déroulement d'un rouleau graphique d'ombres chinoises où les dessins, fixes, sont constitués de gouttes et où leur absence fait office de blanc. Sur l'écran d'eau, comparable à l'écran d'épingles d'Alexeïeff, chaque goutte délivrée par une buse correspond à un pixel. il y en a 960 sur une largeur de 10 mètres, et les images de Phormazero de tomber, de tomber, de tomber, de 5 mètres de haut.
Autour du stand, des écrans géants projettent des clips sur les nouvelles automobiles dont l'émission de carbone est imprimée sur chaque portière. La définition est époustouflante. "Écrans LED Blackface Daktronics 6mm", me souffle Jo Alet qui les a fournis. Partout le nec plus ultra de la technologie... S'il n'y avait les voitures exposées et les mannequins pour les présenter on pourrait se croire au salon de la vidéo !
Une séquence son et eau de 9 minutes 55 secondes joue en boucle. Pour caler mes séquences de musique électronique et électro-acoustique, j'ai calculé une grille au tempo de 17,14 à la noire ou l'un de ses multiples, car chacune des 170 images dure 3,5 secondes. Attaché au geste instrumental, je joue tout au clavier (VFX , VS, PPG, XT...), ajoutant un peu de persil acoustique pour rendre l'œuvre plus organique. J'ai acquis pour l'occasion différents petits instruments dont un triangle à eau. Les chimes rappellent le son de l'opéra de lapins à l'origine de la rencontre avec Éric Dalbin. D'ailleurs j'en fais une longue citation en retravaillant le montage de l'une des séquences. La musique est pensée pour éviter la lassitude sur la durée du salon, douze jours ! Moins la structure générale est repérable, moins elle est oppressante. Jouant des différences de timbres et de tempi, mais aussi d'intensité et de densité, elle est plutôt planante avec des effets de nappes et de rythmes légers. La stéréophonie est exagérée pour donner son volume à l'espace. À chaque instant je réponds au son que fait l'eau en tombant, camouflant ceux de la machine et de l'eau, ou les soulignant. Tous les instruments sont joués en temps réel pour donner de la souplesse à l'ensemble, évitant de contrarier l'effet sensuel du rideau d'eau...
Comme chaque fois qu'un artiste travaille en confiance, le résultat est à la hauteur de nos espérances. Les gouttes d'eau éclairées par la lumière blanche scintillent comme des pépites, une pluie de diamants sur un écrin invisible.
Puisque nous filmons, je suggère d'enregistrer la cascade sans la musique pour la synchroniser ensuite avec la partition. Éric Dalbin et le photographe Yves Malenfer s'affairent à immortaliser l'œuvre car nous espérons bien la remonter dans un environnement plus propice à la méditation !
Le budget d'une telle manifestation s'étendant sur une surface inimaginable est colossal. En dehors de mon enthousiasme pour le travail bien fait, je me demande si, avec la crise de l'énergie, les jours de ce genre de salon ne sont pas comptés. Les voitures électriques et les hybrides se multiplient, mais le temps de l'automobile individuelle est-il encore envisageable dans un futur rapproché ?

mercredi 9 septembre 2009

À la poursuite de l'inouï


La fréquentation du public au 30ème Festival Ars Electronica est étonnante. S'il est nombreux, mélangé et enthousiaste, il est aussi curieux de nouvelles technologies. C'est peut-être là que le bât blesse. La programmation est orientée techno plutôt qu'artistique. Ainsi l'Ars Electronica Center ressemble plus à une petite Cité des Sciences qu'à un centre d'art. D'un autre côté, le son est partout mis en valeur dans sa relation audio-visuelle, à ma plus grande satisfaction évidemment. Ce versant de l'Europe a toujours été plus musical que notre Hexagone. On notera néanmoins qu'à l'exposition "See This Sound" au Musée Lentos ce sont les pièces historiques qui font sens là où les contemporaines restent anecdotiques. Mêmes remarques sur l'ensemble de la programmation du festival qui, cette année, propose pourtant le thème passionnant de Human Nature ; même considéré internationalement comme le plus hip de tous les festivals du genre, Ars Electronica ressemble à la majorité des manifestations où les nouveaux médias sont en première ligne, à savoir l'affirmation technologique au détriment du sens et de l'engagement. Ici comme ailleurs on ne fait pas de vagues. Mauvais esprit, je me dis que la ville de Linz, très compromise du temps du national-socialisme, a préféré se refaire une virginité en se tournant vers le futur (Mauthausen et Gusen, deux des plus atroces camps de concentration, sont à seulement une vingtaine de kilomètres de cette ville où Adolf Hitler passa sa jeunesse). Nous n'avons hélas pas de leçon à donner tant l'ensemble de la production actuelle reste tiède et les perspectives bouchées par une politique assassine. En Sarkozie on sait bien que la culture est le meilleur rempart contre la barbarie, et les révolvers sont sortis de leurs fourreaux.


Si voir sauter les balles sur le marimba de Quartet de Jeff Lieberman et Dan Paluska (photo 2) m'a fait plaisir, j’ai apprécié les petites mécaniques d’Arthur Ganson, la Morpho Tower de Sachiko Kodama et Minako Takeno et la projection immersive de Markus Huber sur le sol de l’un des ascenseurs de l’Ars Electronica Center. De l’autre côté du pont qui enjambe le Danube, sous le titre Pursuit of the Unheard, la Great Concert Evening que nous avons eu la chance d'ouvrir avec Nabaz'mob se poursuivait avec la rencontre répétée de musique électronique et de musiciens vivants. Tritan Perich mêlait dix cordes à ses séquences binaires 1-Bit, la symphonie Games, op. 45 de Norbert Zehm (photo 3) orchestrait des musiques de jeu vidéo, Elisabeth Schimana composait pour le synthétiseur de Max Brand (photo 1), ancêtre du Moog, et Christian Fennesz nous assourdissait d’une monotone noise tout aussi virile que les concerts du lendemain avec Alva Noto et Ryoji Ikeda. Ce dernier a le mérite de structurer son discours et de créer des surprises dans son brutal continuum, mais ces images me plairaient plus dans une séquence de film à la Matrix que pendant un interminable concert. On peut surtout espérer pour l'avenir d'autres utopies que les éternelles tourneries technoïdes de vieux garçons en mal de jeux guerriers. Je passe sur l'interprétation des œuvres néoclassiques de Arvo Pärt et Alan Hovhaness par le Bruckner Orchester Linz (en soulignant, pour les amateurs d’exotisme local, que nos lapins citèrent deux fois Anton Bruckner, figure notoire de Linz !), et sur l'enregistrement déplacé de Big Ben par Bill Fontana...


L'absence de dialectique caractérise dramatiquement les expériences des années 80 éternellement reconduites par les apôtres de la techno. Les spectateurs critiques (français pour la plupart, quel hasard !) ne peuvent s'empêcher de se traiter sarcastiquement de "vieux cons" alors qu'il ne s'agit en aucun cas d'une nostalgie du passé, mais de la révolte qu'inspirent le manque de combativité et l'absence de propositions constructives de ces anciens jeunes devenus profs, soutenus par leurs élèves. Ces artistes adeptes des nouveaux médias auraient-ils baissé les bras devant la puissance de l'industrie, du capital et de leurs sirènes ? Où réside leur urgence ? Que réservons-nous à cette nature humaine ? Alibi et sujet d'expériences douteuses ou recherche d'un nouvel équilibre qui devra s'affranchir de la peur qu'engendrent les révolutions ? Quel monde nous prépare-t-on et quelles alternatives pouvons-nous y opposer ? Les artistes de demain ont du pain sur la planche s'ils ne veulent pas prendre de la brioche.

Mise en ligne : le 09/09/09 à 09'09"

dimanche 6 septembre 2009

See This Sound


Pour illustrer l'installation de Nabaz'mob au Lentos, le magnifique Musée d'Art Moderne de Linz, j'avais réalisé quelques jolies photographies avec mon vieux Nikon qui convient beaucoup mieux à l'exercice que le Lumix. Hélas ayant maladroitement tout effacé en les important je dois changer mon fusil d'épaule, ce qui arrange plutôt les petits lapins qui en ont profité pour éteindre la lumière.
Pendant que nous attendons qu'elle revienne (sur la photo on voit justement les techniciens apporter la tour dont nous avons besoin, au fond on appréciera la colline du Pöstlingberg) nous avons le temps de visiter l'exposition temporaire See This Sound (Promises in Sound and Vision). Déjà hier soir la présentation des Prix Ars Electronica permettait de constater que le son est ici au centre des préoccupations, ce dont nous n'avons pas du tout l'habitude dans notre pays de sourds. See This Sound a le mérite de montrer que la plupart de ce que l'on nous présente comme la modernité avait déjà été découvert dans les années 50, si ce n'est trente ans plus tôt. Saluons la scénographie, simple mais dont le mérite est d'isoler tous les espaces sonores sans aucune pollution de voisinage. Les installations côtoient un nombre étonnant de salles de cinéma où sont projetés chaque fois des jalons incontournables de la rencontre audio-visuelle expérimentale. Walter Ruttmann, Hans Richter, John Cage, Fluxus, Nam June Païk, Laurie Anderson, Michael Snow, Gordon Douglas, Christian Marclay, Bryon Gysin avec sa Dreamachine, La Monte Young et Marian Zazeela dans leur Dream House, il y en a 80 comme eux à nous en mettre plein la vue et les ouïes.


L'architecture du Lentos réfléchit astucieusement la ville de Linz sur toutes ses façades ou le fleuve dans le plafond extérieur où je réalise ce petit autoportrait. Si la salle dans laquelle nous jouons longe le Danube, nous devons néanmoins fermer les rideaux de l'immense baie vitrée pour retrouver l'obscurité nécessaire au spectacle. Les projecteurs sont là pour souligner les oreilles des lapins qui se perdraient sinon dans le noir et pour dramatiser certains passages que j'improvise au pupitre tandis qu'Antoine envoie les mouvements qui composent notre opéra lagomorphe. À la fin de la répétition, nous traversons la rue pour le vernissage de Lagoglyphs : The Bunny Variations à la Black Box Gallery où France Cadet y expose ses bestioles en même temps qu'Eduardo Kac y montre des fleurs génétiquement modifiées par son propre ADN. Les trophées de France rugissent, miaulent ou se balancent là où les nôtres, se découvrant des cousins, se gargarisent d'un toupet ventriloque.


Hier soir la foule s'était agglutinée sur les berges pour un concert étonnant qui a lieu chaque année pour le Klangwolke. L'Ars Electronica Center évoqué dans mon précédent billet jouait de son rayonnement électroluminescent, le public trimbalait d'étranges squelettes d'animaux blancs en les habitant de l'intérieur, l'orchestre classique répétait une inattendue musique zappienne avec chœurs stravinskiens et les marchands de saucisses avaient déployé leurs échoppes. Notre chambre donnant directement sur le Danube, nous étions aux premières loges ! L'orchestre a déjà éclaté en cuivres, bois, percussion et cloches tubulaires quand des fusées d'artifice déployées sur toute la longueur de la ville nous font sursauter. La capitale européenne de la culture 2009 a choisi l'Arche de Noë comme thème de la soirée. Des écrans géants se gonflent et se dégonflent, des barques voilées à la Christo croisent un interminable cortège d'animaux blancs qui remontent le courant comme des fantômes, des maisons de tissu à moitié immergées glissent sur l'eau, deux récitants ponctuent la cantate enflammée. À 22 heures Ars Electronica reprend le flambeau.


Après avoir dîné dans une taverne construite en 1652, escalope, goulache und Kartofeln, nous nous retrouvons tous les trois sur une grande roue perchée au quatorzième étage de l'OK Center pour la remise des Prix d'Ars Electronica. Des passerelles de bois ont été construites au faîte des immeubles pour surplomber la ville. La pleine lune éclaire le labyrinthe des voies sans issue qui s'avancent au-dessus du vide. C'est samedi soir. Partout des jeunes font la fête. La bière coule à flots.

samedi 5 septembre 2009

Les lapins en culotte de peau


Lorsque nous sommes arrivés à Linz, le clapier qui voyage désormais en trois flight-cases nous attendait. Dans ma valise j'avais pris soin de glisser des vêtements couleur carotte. La soirée de gala était évidemment consacrée à la remise des Prix Ars Electronica. Antoine Schmitt et moi avions volé jusqu'à Linz en Autriche pour recevoir l'Award of Distinction Digital Musics pour Nabaz'mob. Françoise Romand, réalisatrice du petit film qui a fait le buzz, nous accompagne sur les bords du Danube. Puisque désormais Nabaz'mob est appelé à voyager loin, Antoine a placé en avant la version anglophone du site de l'opéra, nabazmob.com. De mon côté je le mets régulièrement à jour en ajoutant des photos prises lors de chaque nouvelle installation ou représentation. Les 100 lapins Nabaztag n'offrent jamais la même interprétation de la partition et la scénographie change chaque fois en fonction des lieux.
Demain dimanche à 19h30, l'opéra ouvrira le Big Concert Night au Lentos, le Musée d'Art Moderne de Linz, dans sa version acoustique, c'est-à-dire sans aucune autre amplification que les 100 petits haut-parleurs situés dans leurs ventres respectifs. Idem à Strasbourg dans la salle de l'Aubette, imaginée dans les années 1920 par Theo van Doesburg, en collaboration avec Jean Arp et son épouse, Sophie Taeuber-Arp, les 24 et 26 septembre, et 1er et 3 octobre dans le cadre du Festival Ososphère. Pour la Nuit Blanche de Metz le 2 octobre, nous serons dans la salle de l'Esplanade de l'Arsenal conçue par l'architecte Ricardo Bofill tandis que le second clapier est toujours au Musée des Arts Décoratifs à Paris jusqu'au 8 novembre dans une version en boucle qui lui aura fait exécuter 2000 représentations !
Si Ars Electronica est le festival où les programmateurs du monde entier viennent faire leur marché de nouveaux médias le gala ressemblait à toutes les soirées du genre, auto-congratulations gigognes à mourir, contre quelques pincées de nouvelles images. Nous nous rattraperons les jours prochains avec une programmation dont la profusion justifie grandement le déplacement des aficionados. L'exotisme le plus ébouriffant était représenté par le buffet typiquement autrichien dressé dans le hall de la Brucknerhaus : des brioches de pomme de terre farcies tantôt de chair à saucisse, tantôt d'un œuf ou d'une prune, accompagnées de pâtes, de riz ou de choucroute ! Depuis la terrasse on peut voir les illuminations de l'Ars Electronica Center sur la rive opposée du Danube qui n'a jamais été bleu. Je m'endors en écoutant le vent siffler sous la porte de notre chambre dont nous avons laissé la fenêtre ouverte pour profiter de l'air pur. Demain nous passons à l'action. Les lapins n'ont plus qu'à se tenir à carotte.

lundi 31 août 2009

15. Un, deux, trois soleils


Le VTT n'avait pas une égratignure. Louise l'a ramassé, étonnée que personne ne s'en soucie. Habitant un petit studio en rez-de-chaussée à deux pas de son kiosque à journaux, elle a eu l'idée de le rapporter chez elle. Elle ne sait pas encore si elle osera l'enfourcher ou s'il vaut mieux s'en débarrasser. Qu'est-ce que ça change ? Le mal est fait. Il suffit d'un instant pour que tout chavire. Toute sa vie s'était jouée ainsi, en quelques secondes, le temps de frapper dans ses mains, clac, et hop ! Son départ pour Madrid, son mariage à Vegas, son retour à Paris, sa fille qu'elle ne voyait plus ou qui ne voulait plus la voir, ses rencontres d'un soir et son engagement militant... La mort fait remonter à la surface de drôles de trucs. Cela aurait pu arriver à n'importe qui. On pourrait le croire. Mais le chauffeur du camion, lui, sait, à l'heure qu'il est, ce qui s'est vraiment passé.
Philippe était un as de la bicyclette. Formé à rude école, celle du cirque, il n'en tirait aucune gloire. Troisième rejeton d'une famille de circassiens italiens, il avait commencé le monocycle dès l'âge de cinq ans. L'art du jonglage ou la marche sur le fil n'avaient pas plus de secret pour lui. Sans échauffement il était encore capable d'exécuter un salto arrière, ou même avant, quand on le mettait à l'épreuve. À l'adolescence, n'ayant que peu d'appétence pour la discipline et la compétition, il avait préféré sortir du giron familial pour faire des études de philo qui le mèneraient à l'action humanitaire et plus tard au journalisme. Il est des héritages dont on se passe très bien. La famille n'est pas une fatalité. Hors la névrose on ne lui doit rien. Les choix de Philippe n'appartenaient qu'à lui. Du moins, c'est ce qu'il croyait. Il avait pris la tangente en pensant échapper au cercle. Connaissant les passages piétons, les escaliers, les sens interdits et les arrière-cours à deux issues, il avait su mettre à profit sa science des rues de la capitale pour semer d'éventuelles filatures. Discret et léger, il pouvait circuler plus vite qu'une mobylette. "Et hop, comme en Amérique !" lançait-il en enfourchant son destrier. Cela n'amusait que les cinéphiles.
Le Monde avait titré : "Un vélo percute un poids lourd". Drôle de manière de raconter les choses ! C'est le pot de terre contre le pot de fer. Pourtant c'est vrai, le cycliste est rentré de plein fouet dans le camion. Le chauffard tourne brusquement à droite, coupant la route au VTT qui, à la vitesse où tout se déroule, n'a absolument aucune chance de s'en tirer. Philippe fait le grand saut, un, deux, trois soleils, sa tête heurtant chaque fois le bitume avec un bruit d'os creux qui s'effrite comme une crêpe dentelle qu'on écrabouille entre deux doigts. Le salopard a pris la fuite, laissant le cadavre sur la chaussée, à plat ventre, bras et jambes écartés, figé dans la pause du gymnaste faisant la roue. Mais de roue, c'est la dernière. Son carrosse aura la noirceur du corbillard.
Sous la selle, Philippe avait plié une feuille de papier. Y est griffonné un numéro de téléphone suivi de " JBB88001 > DTC646, Driss 23h15 à la Piscine "..

dimanche 23 août 2009

À La Ciotat l'immobilier pollue les sols


Tout a brûlé. Ce n'est pas le feu. C'est le sel. Jean-Claude arrose depuis vingt ans son jardin avec l'eau d'un forage à quarante mètres sous terre. Il y a deux mois il remarque un dépôt blanchâtre autour des arbres, mais ne s'en soucie pas outre mesure. Au troisième arrosage, tout commence à crever. La haie de noisetiers qui longe le chemin de l'ancienne voie ferrée, le prunier, les néfliers, le noyer et les deux potagers se fanent à une vitesse grand v. Tous les voisins avec des puits constatent le même désastre. Les analyses sont formelles : la conductibilité de l'eau (c'est le sel et les métaux lourds) est montée à 12600 quand la norme est à 1000. De sérieux soupçons pèsent sur la société Kaufman & Broad qui a creusé deux sous-sols de parking en bordure de mer. L'eau salée a été probablement aspirée par la nappe phréatique. Comment peut-on autoriser de telles constructions ? Qui osera s'attaquer à une société aussi puissante ? Les riverains espèrent que le CIQ du Vallat de Roubaud, comité d'intérêt du quartier, se mobilisera. Dans le quartier du Clos des Plages, il n'y a plus d'eau du tout, les puits sont à sec. Un journaliste stagiaire de La Provence a réalisé une enquête étayée, mais on attend toujours la parution. Le quotidien peut-il se passer de ses annonceurs ? En se promenant le long de la plage, on est surpris par la surface qu'occupe le projet immobilier. La surprise devient saumâtre lorsque l'on en constate la profondeur. Et jusqu'à deux cent mètres à l'intérieur des terres, les Ciotadens regardent leurs jardins dépérir. La spéculation immobilière ne s'embarrasse pas de ces détails. On bétonne toujours sans se préoccuper le moins du monde de la plus élémentaire écologie. Si la municipalité ne prend pas rapidement ses responsabilités, il faudra creuser cette fois de ce côté pour comprendre...

P.S. : procès d'intention injuste de ma part envers La Provence, l'article est paru !

vendredi 21 août 2009

Online débloque


Un jour sans billet, c'était hier la première fois en quatre ans. L'hébergeur Online, qui dépend de Free, n'a pas su réparer son serveur en temps et en heure. J'avais pourtant mis en ligne mon article sur La ruche à quatre heures du matin, juste avant de partir à la pêche (photo sans trucage) ! Mais la panne est intervenue quelques minutes plus tard.
"Suite a un problème de corruption de système de fichier (reiserFS), la plateforme pf1 est temporairement indisponible depuis ce matin (...) Nous allons débuter en fin de matinée le déplacement des données vers un nouveau serveur, par ordre des sites les plus visités. Nous estimons un retour à la normale pour la majorité du trafic dans la soirée."
Ce ne fut évidemment pas le cas. Certains sites que je gère sont repartis alors qu'ils ont "Nettement" moins de visites que le Blog qui n'était toujours pas revenu ce matin... Je n'ai arrêté d'émettre que deux fois depuis qu'il y a quatre ans j'ai décidé de produire un billet 7 jours sur 7. La première fois, nous étions en montagne et je n'ai pas réussi à me dépêtrer d'une ligne téléphonique hertzienne. Arrêt de neuf jours. La seconde fois, j'avais choisi de faire une pause hygiénique d'un mois, le temps de notre voyage au Laos. Ayant pris des notes et des photos, j'avais ensuite relaté l'aventure... Online a été plusieurs fois en panne, mais j'ai toujours réussi à émettre. Cette fois encore, ces quelques mots remplissent malgré tout leur fonction !
La défection d'Online interroge ma conscience professionnelle et la légèreté du secteur gravitant autour des nouvelles technologies. Ai-je jamais déclaré forfait, annulé un concert ou une séance, été incapable d'honorer mes engagements ? Il est devenu au contraire monnaie courante d'acheter des logiciels inaboutis et de faire payer aux utilisateurs les mises à jour indispensables, sans parler des bugs natifs de nos ordinateurs. Devons-nous accepter une fois pour toutes que nos machines soient commercialisées inachevées ? Après tout, ce n'est ni une automobile ni un avion de ligne : aucune vie humaine n'est mise en danger par leurs bégaiements ! N'existe-t-il aucune réponse technologique assurant la fiabilité des systèmes que nous employons ? Ou est-ce encore la loi du profit maximum au détriment de la qualité du service proposé ?

samedi 15 août 2009

7. L'épouvantail


Confus de se trouver en position de voyeur, Max occulte la violation de propriété privée qui lui pend au nez comme un piercing de bœuf. Devant la nudité présumée de cette femme, il ne sait que grommeler en toussant "s'il-vous-plaît, ne me regardez pas !". Sa toux fait virer son masque au rouge cramoisi. Il s'étrangle en s'arrachant des touffes de barbe qui l'empêchent de mettre la main devant sa bouche. Dans l'affolement, n'ayant trouvé d'autre solution que la retraite, il court cracher ses poumons dans la pièce à côté. Aveuglé, il se heurte au mobilier invisible et trébuche, se cognant brutalement contre quelque chose de pointu. Il sent l'entaille et l'odeur du sang auquel il attache une importance inhabituelle pour le commun des mortels. En décryptant sa fluidité, sa couleur, son goût, l'animal est capable d'en tirer des indices qui en disent long sur la personne dans telle situation donnée. Ça lui fait une belle jambe ! Son esprit s'est égaré. La faim peut-être. Il repense à la fille. Il n'arrête pas de tousser. Lorsque ça commence, il ne sait pas quand ça finit. Trois semaines la dernière fois. Rien à faire qu'attendre que ça se tasse. Son souffle se fait plus régulier, il réapprend à respirer. S'étant relevé doucement, il s'approche de l'embrasure de la porte. Personne ! Seul le grand rectangle de lumière qui s'enfonce à la cave. Il hésite. S'avancer, c'est se jeter dans la gueule du loup. Une voix lui dit de prendre sa barbe et ses jambes à son cou, l'autre lui susurre que la curiosité est une vilaine qualité dont même lui ne saurait se défaire. Emberlificoté dans ses poils et ses pensées, Max préfère rebrousser chemin pour faire le tour de la maison. Cela ne tient pas debout, mais il a la désagréable impression qu'on l'attendait. Parmi les herbes qui poussent et se repoussent, il aperçoit un drôle d'épouvantail dont la tête en papier est empalée sur une lame de sabre. J'ai affaire à un fou, se dit-il, en connaisseur. À un fou ou à une folle ? On se moque de moi. Les évènements s'enchaînent depuis quelque temps sans queue ni tête, comme une improvisation littéraire, comme si une phrase en appelait une autre, comme si j'étais le jouet du hasard et de la nécessité. Avec le temps qu'il fait, la tête de l'épouvantail à qui l'on a donné les attributs de l'empereur devrait être transformée en papier mâché. Non, c'est qu'on vient de le planter là, à son intention, à lui d'en deviner le sens. À la rigueur, il peut comprendre pourquoi lui, mais qui est ce "on" ?

vendredi 14 août 2009

6. Effraction


Isolée au milieu des bois, la chaumière constitue le troisième sommet d'un triangle équilatéral avec le carrefour et le château. Max a jeté dessus son dévolu. Il aurait pu passer au garage pour convaincre un automobiliste de l'emmener plus loin, sauf qu'avant-hier il s'était fatigué à laisser le pouce en l'air toute la journée sans succès. Il ressentait une sorte de tendinite au poignet qui le lançait jusque dans le coude avec des décharges électriques sous l'omoplate. Un diagnostic plausible, mais un praticien aurait plutôt incriminé son port de barbe à bout de bras. Max aurait pu tenter de s'inviter chez les rupins, mais il n'avait pas envie de montrer ce qu'il savait faire avec les chiens. Il savait qu'il lui faudrait s'expliquer, on voudrait toujours en savoir plus et il n'avait pas envie de parler, encore moins de révéler ce qu'il appelle ses halos à n'importe qui. La maison, d'allure moderne, est construite en bois. Comme une cabane au Canada ou en Suède. C'est la même chose. Toute en planches. Il y flotte un parfum d'érable ou de bouleau, confirmant sa première impression au-delà de ce qui est raisonnable. L'intérieur est plongé dans l'obscurité, mais la porte n’est pas fermée à clef. Avançant à tâtons il remarque une lueur au fond, vers la cuisine peut-être. Un cadre bien découpé découvre un sous-sol fortement éclairé auquel on accède par une échelle métallique, laissant présager quelque présence humaine. Il ne s’est pas trompé, mais l'image tient du mirage. L'échelle semble accrochée à une commode à tiroirs suspendue au-dessus de la cave qui elle-même s'enfonce encore plus profondément, par un escalier abrupt dont on ne devine pas le bout. Le plus extraordinaire est une jambe de femme, sortie de nulle part, galbée, posant comme pour un défilé de mode. Il ne fait plus un geste, médusé, et celle à qui elle est censée appartenir s’est figée au même instant. L'un et l'autre se sont transformés en chats de faïence, tétanisés par une situation embarrassante où tous deux s'avèreront être des intrus sans que leurs motivations se recoupent pour autant. C'est ce qu'il croit !

mardi 11 août 2009

3. La nuit du carrefour


Les Français croient toujours jouir d'un micro-climat. Probablement un reste d'indiscipline caractérisée, mâtinée d'un esprit de clocher typique. Pas d’égarement, le cadre est là pour rassurer. N'empêche que tomber sur ce brouillard épais et cette pluie fine incessante qui vous mouille jusqu'à l'os en pleine période estivale tient tout bonnement de la science-fiction ! Max avait marché, il avait marché longtemps jusqu'à ce sinistre carrefour. Si la nuit ne l'avait surpris en plein champ, il n'aurait rien eu à y faire. Mais il entendait des voix sans en déceler les enveloppes. On criait. On tirait. On chantait. Ce n’est pas le genre de la maison d'ajouter de la musique en toile de fond. Il trouverait bien une explication à tout ce mystère. Lorsqu'il ne comprenait pas une situation il disait simplement qu'il en aimait la poésie. Il ne croyait pas à la théorie du complot, ou plus exactement il pensait qu'il ne pouvait pas en être autrement, mais qu'il en faisait forcément partie, comme tout le monde. Il pressentait parfaitement que tous étaient mouillés jusqu'au cou. Son costume lui évite la baignade, mais sa barbe pèse une tonne. Il aurait besoin d’un coin sec pour l'essorer. À cette heure-ci, les habitants ont fermé leurs baraques à double-tour et ne répondent jamais à l'interphone. Oserait-il seulement sonner ? Sa tronche de sâdhu lui interdisait déjà d'être pris en stop par les âmes les plus charitables. Il lui faudrait des mois pour arriver à bon port, là où brille un autre soleil. Mais du soleil, en cet instant, il s'en fiche. Il a faim. En d'autres temps il aurait cueilli des herbes sauvages, mais là on patauge dans une boue collante et la purée de poix empêche d'avancer. Il finit par s'asseoir sous un arbre sans craindre la foudre. Lui reviennent les images fantastiques du film de Renoir, la course poursuite en automobiles, les trognes et le décor suppléant à la minceur de l'intrigue. Rien n'a beaucoup changé depuis 32, le racisme ordinaire, la guerre des classes, les petites magouilles, les grosses, plus souvent impunies. Il pense à la banque. Est-il plus malhonnête de faire un casse ou d'en créer une ? Il a fini par s'endormir. Quand on marche, on s'habitue à la sauter.

lundi 10 août 2009

2. Relief


Max s'est réveillé avec les paupières collées. Bien avant l'exil, il avait porté un autre nom, mais il est bien incapable de s'en souvenir. Il ne se rappelle d'ailleurs pas grand-chose. Sauf peut-être qu'il lui fut reproché d'en faire toujours trop, lui qui n'aspirait plus à rien qu'à laisser le monde l'envahir. Un doux retour des choses. Dans le fossé qui lui servit de couche pour la nuit, il essaie de comprendre ce qu'il voit. A-t-il jamais survolé ces montagnes de métal cabossé ? A-t-il jamais vogué sur une mer d'huile et de pétrole ? Sans cadran, sans boussole, saurait-il voler en aveugle ? À côté de la plaque. Les questions se bousculent. Tentant de rassembler ses idées comme on part en voyage, il comprend qu'il n'a que ça pour tout bagage. Pareil à l'oiseau mazouté, englué par sa cécité, il est incapable de se relever sans perdre l'équilibre. La barbe ! Crache sur le bout de ses doigts pour mouiller ses orbites. La poussière l'irrite. Quand enfin la lumière perce entre les cils, il cherche le reflet d'un miroir. Marche arrière. Les automobiles qui filent au-dessus de sa tête vont trop vite pour réfléchir quoi que ce soit. Enfant il avait rêvé de bolides volants qui traverseraient le ciel. Ça, il ne l'a pas connu. Mais il en a vu d'autres. Quel âge a-t-il ? Tous ceux qui l'a déjà vécus, mais combien ? L'addition est salée. Larmes ou salive ? Il devait s'en aller, mais pour où ? Les impasses ont des portes dérobées. Il avait voulu rendre ce qu'il avait pris, mais la loi c'est la loi. Pour tous. Il avait fui. Un réflexe de survie sans rapport avec sa situation d'alors. Lorsqu'il se déplie, ses vêtements le trahissent. Qualité supérieure, infroissable, auto-lavable, adaptée aux changements brusques de température. Ce n'était pas l'heure. Il s'était trompé. Redescendre. Faire demi-tour. On verra plus tard.

dimanche 9 août 2009

1. La Zone


Sens de lecture. Ses yeux décrivent un panoramique dont les strates forment des couches zoologiques de matières inertes conçues pour et par l'homme. Sur le ciel se découpe une de ces barres criminelles où s'empilent des êtres vivants, loin de tout, sans autre horizon qu'un coup à boire ou un gros pétard quand viendrait le soir. De son point de vue il ne peut que deviner dessous, derrière les arbres, des pavillons battant corsaires, écrasés entre la route et les dortoirs. Sa mauvaise foi occulte les jardins ouvriers, vomissant leurs vrais fruits gorgés de soleil et leurs fleurs orgueilleuses rivalisant d'espoir, engraissés par le fumier du cimetière attenant.
Plus bas, la Tour Eiffel en tuyaux de plomberie attire son œil. Elle frôle un amas d'étoiles du même métal. On aurait seulement à brancher le tout sur l'arrivée d'eau pour les transformer en fontaines. Mais ceux qui les ont posés près des grands containers les ont oubliés depuis un bail. Il aurait été plus astucieux de les squatter pour s'en faire des appartements ouverts sur la nature, sur la Zone. Du solide. Ces mobile-homes enracinés avaient probablement traversé des océans avant de venir s'échouer à l'abri des regards, devant les citernes bâchées où des cuves remplies de liquides aussi magiques que menaçants laissent imaginer de nouveaux chants du styrène.
En amorce, il devine un entrelacs de planches dont l'organisation lui resterait à jamais mystérieuse. Alors, rien n'est rose, marmonne-t-il dans sa barbe, si longue qu'elle l'empêche de marcher s'il ne l'enroulait tout autour de ses poignets. Lui redonner des jambes le menotte. Pour ne pas perdre définitivement la tête, il se glisse le long des bâtiments désertés du week-end et entreprend de gravir le monticule menant à l'autoroute. Il pensait faire du stop et rejoindre le sud. Hélas ce sport n'est plus en vogue comme au siècle passé. Sa tête de faune hirsute ne provoquera aucun renversement de tendance et il marchera des jours et des nuits à travers la Zone avant de s'apercevoir qu'il a atteint la frontière nord. Le soleil, trop haut, embué, l'avait trompé. Il n'avait pas pu voir la mousse au pied des troncs parce que les arbres avaient été coupés pour laisser s'écouler le flux. Même le soleil, se dit-il, avant de s'allonger sur le dos pour interroger les étoiles qui coulent dans ses yeux comme des larmes de plomb fondu, déchiquetées par les impacts.

jeudi 6 août 2009

Futuriste et cristallin


La commande consiste en une partition fortement stéréophonique d'une dizaine de minutes dont le cahier des charges indique les termes "futuriste et cristallin". Mes lapins ont fait des petits ! Comme chaque fois, je passe beaucoup de temps en préparation pour réduire la création à l'essentiel. Si j'ai bien organisé la séance, je dois pouvoir composer rapidement sans être trop freiné par des questions techniques. C'est du moins l'idée qui ordonne les tâches à accomplir. Ainsi, avant même de recevoir les images que je dois mettre en musique, j'inventorie les timbres qui me semblent coller au propos. La liste est toujours plus longue que ce dont j'aurai réellement besoin, palette dans laquelle je vais pouvoir piocher lorsque j'aurai découpé le score en mouvements dramatiques.
Deux synthétiseurs, le VFX et le V-Synth, préalablement programmés, me fournissent chacun un univers correspondant à deux mouvements très différents. J'ai rebranché mon vieux PPG en espérant en sortir des sonorités transparentes, mais mon attente est déçue car je n'y décèle qu'une demi-douzaine de sons de passage. Le XT ne m'offre qu'un seul programme qui me sourît, c'est déjà ça. Je me rabats sur des instruments acoustiques dont je jouerai en temps réel ou que j'échantillonne pour pouvoir jouer de leurs transpositions. Grelots, crotales, bol tibétain, lames, sistres, bâtons de pluie, éclairs, tambour de vagues, fins tubes de verre s'alignent sur le couvercle du piano et envahissent la cabine d'enregistrement. J'ai commandé en Allemagne de magnifiques chimes qui reproduisent exactement le son que j'avais imaginé et qui a servi de modèle à mon commanditaire. Sur les conseils de Sacha, j'ai acquis un ressort sur caisse de résonance et un triangle sur réservoir d'eau, mais le son métallique de ce dernier est trop rustre pour convenir à ma partition. Les deux jours précédents, j'avais déjà étudié les possibilités informatiques de Cubase et des instruments virtuels commandables en midi. Ayant trouvé la règle de 3 qui me permet de diviser le temps régulièrement à partir d'un nombre d'images abracadabrant, je fixe la noire à 17,14 ou l'un de ses multiples...
Il ne me restera plus qu'à rêver la musique aussitôt que j'aurai récupéré les images et à remplir les cases avec l'instrumentarium inventorié. Je dessine d'abord les mouvements généraux, cherchant les grandes lignes pour finalement me rapprocher au plus près de l'objet, soigner les détails. La dernière passe consiste à peaufiner les effets de panoramique, déterminants dans le cas de ce projet que je révélerai le temps venu.

mardi 4 août 2009

La nuit du phoque


Chaque fois que j’ai cité ici mon premier film, La nuit du phoque, et que j’ai voulu créer un lien hypertexte, je me suis aperçu que je n’avais rien écrit... Stop. En une phrase je commets déjà trois erreurs. Ce n’est pas mon premier film, mais le neuvième exercice réalisé pendant les trois ans de ma scolarité à l’IDHEC, l’Institut des Hautes Études Cinématographiques, ancêtre de la FEMIS. Ensuite ce n’est pas mon film, mais celui de Bernard Mollerat et moi (photo n°1), une œuvre réalisée à quatre mains. Enfin j’ai déjà évoqué son histoire, directement en anglais, dans le livret du DVD publié par MIO Records il y a six ans. La nuit du phoque accompagnait la réédition de mon premier 33 tours 30 cm, Défense de, sous le nom de Birgé Gorgé Shiroc, avec 6 heures 30 de bonus inédits du même orchestre.
Au risque de me répéter pour certains passages (que mes lecteurs les plus fidèles me pardonnent !), je vais tenter de traduire ces notes de pochette en français, après avoir salué Francis Gorgé qui a numérisé le film lorsque je me suis rendu compte que la copie optique en ma possession commençait à virer au rouge, et Meidad Zaharia, producteur israélien, qui a soutenu ce projet fou en l’agrémentant de sous-titres anglais, français, hébreux et japonais ! Depuis, Meidad a fermé boutique et j’ai racheté les quelques exemplaires qui restaient. Le double-album n'a rencontré que très peu d'écho en France, mais il s'est arraché aux USA et au Japon.
Les journalistes de All Music, JazzMan, Paris Transatlantic, Brainwashed, Progressive Ears, Aquarius, etc. eurent la gentillesse de parler de ce film expérimental comme d'un Eraserhead à poils et bourré d'humour, le comparant à Buñuel pour le surréalisme, Godard pour la dénonciation, aux films expérimentaux américains pour le grain et le montage, citant le Rocky Horror Picture Show et Trout Mask Replica, selon les uns ou les autres, un film d'avant-garde politique, drôle, psychédélique.
J'y vois surtout les premiers pas d'un très jeune homme, j'avais seulement 21 ans, qui s'est beaucoup amusé avec son copain en travaillant comme des acharnés. Nous fûmes en effet les premiers à tourner de toute notre promo, ce qui nous donna de terribles avantages, d'autant que nous additionnions nos deux budgets ! Cinq semaines d'écriture, cinq semaines de préparation, cinq semaines de tournage, cinq semaines de montage.


La nuit du phoque est donc un film de 41 minutes « tourné en 16mm couleurs par Jean-Jacques Birgé et Bernard Mollerat », en 1974, un an avant Défense de, disque-culte depuis qu’il figure sur la Nurse With Wound list. Même époque, même ambiance, même rêve, même passion, même ferveur, l’enregistrement et le film réfléchissent une période dont le mot-clef était l’invention. Les deux projets sont des collaborations.


Mollerat et moi incarnions des extrêmes fondamentalement dissemblables à l’IDHEC. J’étais une sorte de hippie libertaire aux cheveux longs et à l’accoutrement psychédélique, non-violent bien qu’un pur représentant de l’esprit de mai 68 auquel j’avais pris part alors que je n'avais que 15 ans. Avec ma mobylette grise je participais au service d’ordre pendant les manifestations et je livrais les affiches des Beaux-Arts. Je vendais Action, le journal des comités d’action, à la Porte de Saint-Cloud. J’étais entouré de musique et de lumières, ayant commencé à gratter et brûler des diapositives dès mes 13 ans pour créer des spectacles audiovisuels. Je faisais de la musique depuis mon voyage initiatique aux États-Unis à l’été 68, juste après les Événements. Six mois après avoir entendu là-bas We’re Only In It For The Money des Mothers of Invention, j’étais sur scène avec Francis à la guitare. Je n’avais aucune notion de musique jusque là et n’ai jamais pris un seul cours de quoi que ce soit qui y ressemble. J’ai dû trouver seul le moyen de réaliser mon nouveau rêve. Je faisais pousser de l’herbe sur mon balcon avec des graines rapportées de San Francisco (je me souviens très bien du Grateful Dead au Fillmore West) et commençais à lever le pied au lycée. Juste après le Bac, je réussis brillamment le concours d’entrée à l’IDHEC, ce qui n’était a priori ni mon intention ni mon ambition. Depuis, j’essaie de perpétuer la merveilleuse aventure qui dura trois ans, car ce furent des études comme nous avions tous rêvé et comme nous pourrions encore en rêver…
Bernard Mollerat et moi devînmes amis à la fin de la première année. Il était aussi cinglé que moi, sauf qu’il avait de meilleures raisons, issu d’une famille noble très catholique. Il était passé par le chemin de croix les genoux en sang, élevé par une maman qui ne pouvait pas aller aux toilettes sans emmener avec elle l'un de ses deux fils. Son véritable nom était Bernard de Mollerat vicomte du Jeu, mais lorsqu’il entra à l’IDHEC son père lui écrivit pour lui demander s’il avait trouvé un bon pseudonyme. Dans sa famille on était curé ou militaire. Il décida de laisser tomber les particules, se débarrassant du même coup des quolibets du style « ce n’est pas du jeu ». Le premier jour, quelques idiots ne manquèrent néanmoins pas de l’appeler « Soft Rat ». Comme il y avait deux Bernard dans notre promo, Descloseaux se fit surnommer « Léon » et Bernard « Gaston ». Avec fierté et énormément d’humour Bernard assumait son homosexualité, ce qui n’était pas courant à cette époque. Son coming out était emprunt d’un bon paquet de provocation, ce dont il ne se privait jamais, sans aucun autre signe ostentatoire que son humour "sophistiqué et glacé". Les cheveux courts comme un petit mouton, il portait un costume trois pièces gris à rayures fines, une chemise blanche et un parapluie pliant ! Je me souviens qu’il aimait la comédie musicale, les films de Jacques Demy et des trucs assez kitsch genre Pink Narcissus et Les 5000 doigts du Dr T que nous avions découverts ensemble à la Cinémathèque. De mon côté j’étais plus influencé par Easy Rider, Jean-Pierre Mocky et Luis Buñuel. Nous étions jeunes et tous deux adorions voir de nouveaux films sous la houlette de notre professeur d’analyse de films, le regretté Jean-André Fieschi. Nous aimions aller ensemble au théâtre, au concert, voir des ballets, voyager… L’amour, l'humour, l’action, l’aventure, "in one word, emotion", étaient notre lot quotidien. Pendant toute cette période, Bernard fut mon meilleur ami.


J’étais « la nuit » parce que je menais une vie de noctambule et Bernard était « le phoque » à cause d’une plaisanterie sur F.W.Murnau dont JAF avait dit qu’il était « pédé comme un foc ». Nos perspectives de vie marginales nous avaient rapprochés et nous avons commencé à bien nous amuser dès le début de la seconde année. À partir de là nous avons réalisé tous nos films ensemble, comme je le fis pour la musique avec Gorgé pendant dix-huit ans, et avec Bernard Vitet pendant 32 ans ! Hélas, la collaboration ne dura pas aussi longtemps avec Mollerat qui se suicida à l’âge de 24 ans. En vieillissant il craignait de perdre son pouvoir de séduction… Je pense souvent à lui, s’il avait attendu un tout petit peu, voir comment les choses évoluent, rien ne se passe jamais comme on l'a prévu. Il fit sauter tout son immeuble au gaz. La nuit du phoque est notre film. Pendant le montage il avait décidé de devenir monteur tandis que j’avais choisi la réalisation. Depuis sa disparition je n’ai jamais trouvé quiconque avec qui partager le plaisir d’imaginer et réaliser de nouveaux films.
(…) À cet endroit du texte original anglais j’évoque mes collaborations réussies dans le domaine de la musique et les films que je réaliserai ensuite.


La nuit du phoque était notre film de promotion. Nous avions décidé de tenter tout ce qui nous passait par la tête et que nous n’avions pas eu l’occasion d’essayer pendant nos trois ans d’études. C’était la dernière occasion d’apprendre quelque chose avant de quitter l’IDHEC. Nous avons dirigé des mômes et des animaux, des amateurs et des professionnels, nous avons éclairé une rue entière de nuit, filmé un groupe de rock à deux caméras, loué un travelling circulaire pour les scènes de nus olé-olé (qui nous valurent un prix à Belfort pour les raisons inverses de notre propos, le pastiche étant trop bien réalisé, photo n°3 !), nous avons joué avec les effets spéciaux, réalisé des animations, utilisé de la pellicule infra-rouge, cherché tous les écarts possibles entre son et image, etc. Je crois que Gaby et Marc, en charge des images, se sont bien amusés, comme tous ceux et toutes celles qui ont participé au tournage. Le film montre des actions plus que des caractères, chacune prenant son sens au contact des autres… Si j'en crois les spectateurs, le film reflète surtout bien son époque.


Le générique apparaît en plein milieu du film.

À l’écran :
Jean-Jacques Birgé – scénario et réalisation, son et musique, montage, discontinuité, production exécutive
Bernard Mollerat – scénario et réalisation, costumes et accessoires, chorégraphie, continuité, montage
Gabriel Glissant – lumière et 2ème caméra
Marc Cemin – caméra
Philippe Danton – titres et animation, il chante aussi (Le terroriste, photo n°5)
Thierry Dehesdin – photos infrarouges, et dans le rôle de Bölde
Roland Péquignot - machinerie
Alain Thuaut – électricité
ainsi que
André Bacq, Luc Barnier, Lucie et Louis Barnier, Mario Barroso, Richard Billeaud, Agnès Birgé, Geneviève et Jean Birgé (mon père dans le rôle de Isaac Newton, photo n°4), Danièle Bolleau, Alex Broutard, Gilles Cohen, Aude de Cornoulier, Dominique Dumesnil, Diane (photo n°3) et Philippe Dumont, Jeanine Eemans, Antoine Guerrero (photo n°2), Ivan Kozelka, Philippe Labat, Alain Lasfargues, Jean-Pierre Lentin, William Leroux, Geneviève Louveau, Laura Ngo Minh Hong, Pierre Rainer, Lucien Rohman, Albert Sarrasin, Patrick Sauvion, Michaela Watteaux, Jérôme Zajderman (photo n°6), M. Zana, les enfants Poitevin et Vienne, et beaucoup d’autres gens merveilleux.
Hors-champ :
Antoine Bonfanti - mixage
Louis Daquin – voix
Alexandre Martin - dressage des reptiles

mardi 28 juillet 2009

Le coup des lapins, par Annick Rivoire


Aujourd'hui je ne me foule pas, renvoyant directement mes lecteurs à l'article qu'Annick Rivoire a écrit sur Poptronics au sujet de nos lapins.
Il est d'autant plus agréable que rare de constater un véritable travail face au nôtre. Trop souvent dans le passé je me suis dit que si j'écrivais comme la plupart des journalistes je n'aurais pas fait de vieux os dans ma profession ou dans mon art. J'ai déjà raconté qu'une ou deux fois par an l'un ou l'une d'entre eux s'attelle sérieusement à son sujet et nous surprend, jusqu'à nous en apprendre sur nous-mêmes. Cela n'a rien d'étonnant de la part d'une journaliste consciencieuse qui prend le temps d'assimiler ce qu'elle aborde, de vérifier ses sources et de remettre l'ouvrage sur le métier autant de fois que nécessaire.

Vernissage Musique en jouets, Galerie des jouets, Les Arts décoratifs, 25 juin - 8 novembre 2009
Photographie de Nabaz'mob : Erika da Silva-Sommé
© Les Arts Décoratifs, Paris

mardi 21 juillet 2009

Défiant la gravité


La chorégraphe Kitsou Dubois travaille depuis de nombreuses années sur l'apesanteur. Sous le titre "Autres pistes" elle a réuni au Théâtre de la Cité Internationale une série de numéros de cirque qui défient la gravité et se jouent du poids du corps des acrobates. De semaine en semaine jusqu'au 9 août, virtuoses du mât chinois, clown, jongleur au diabolo, trapézistes composent des spectacles en courts métrages qui donnent le tournis. Dimanche dernier, l'après-midi commençait avec Marie-Anne Michel dont le mât avait été dressé dans le hall du théâtre. Jouer dans un lieu inhabituel produit toujours un effet intéressant sur les spectateurs ; le déplacement interroge la représentation et en l'amenant vers le public lui donne une réalité plus merveilleuse que les conventions théâtrales, il nous en rapproche comme si nous étions invités à découvrir le spectacle depuis les coulisses, là où les trucs se voient sans pénaliser l'illusion, bien au contraire. Et la jeune fille de tomber, de tomber... Ayant regagné la salle, nous découvrons l'humour de Tsirihaka Harrivel qui, attaché à un contrepoids sur une poulie, vole et nous venge, jeu de massacre où le mobilier part en morceaux, par la maladresse d'un clown bègue luttant contre l'adversité des forces contraires. J'apprécie grandement l'absence de musique de ces deux premiers numéros tant le choix musical des danseurs et acrobates est souvent catastrophique. Les grincements du mât de Marie-Anne Michel nous font voguer sur une mer composée d'autant de nous-mêmes et les cascades d'Harrivel absorbent les pleurnicheries à-propos du chiard d'une mère égoïste mettant tant de temps à quitter la salle ! Monteverdi rendra totalement soporifique le duo de portés qui suivit, beaucoup trop académique à mon goût, plus gymnaste que créateur de rêve, et la ritournelle répétée du duo sur trapèze affadissant pourtant un beau travail d'enlacements que les costumes blancs des uns et des autres ne mettent hélas pas en valeur. Nous regretterons d'avoir manqué le clown Ludor Citrik programmé dans les jours qui suivent, mais sortirons heureux d'avoir passé ces moments en apesanteur.

mercredi 15 juillet 2009

Dans les gradins

Le film est là.

Si je hurle dans l'aquarium en verre qui tient lieu de clapier aux 100 lapins de Nabaz'mob c'est pour me faire entendre de la caméra que tient Olivier Souchard qui a réalisé tous les petits films de l'exposition Musique en Jouets pour le site du Musée des Arts Décoratifs. J'ai eu l'idée de situer là l'entretien, bien qu'il reste très peu de place pour nous deux, parce que c'est une position impossible et intenable. Impossible car les vitrines sont fermées à double tour. Intenable à cause de la chaleur diffusée par les 100 transfos qui alimentent en électricité notre chœur lagomorphe. L'équivalent de seulement 1kW, mais nous sommes dans un milieu quasi hermétique. Il y a tout juste l'espace pour que je me place à un bout et Olivier à l'autre avec les bestioles de profil. Si nous avions diffusé l'opéra, le son qui sort du ventre de chaque lapin aurait couvert ma voix, même avec un micro-cravate. Les vitres parallèles renvoient le son dans tous les sens, faisant rebondir la musique comme autant de balles de ping-pong inépuisables. C'est vrai que souvent je parle fort. Parfois Françoise s'écarte comme si le vent la décoiffait. J'ai trouvé amusante la réflexion qui me dédouble en remplacement d'Antoine, bloqué dans les embouteillages, qui n'arrivera jamais à temps pour le tournage...
Même si je fais des efforts, je ne suis pas toujours très clair. Par exemple, j'annonce qu'il n'y aura qu'une seule œuvre comme celle-ci. C'est vrai et c'est faux. C'est faux, parce que les lapins se reproduisent. Le premier clapier a donné son titre à notre opéra : nous l'avions nommé en référence aux mobs, ces rassemblements d'individus qui ne se connaissent pas et se rencontrent juste le temps d'une action instantanée et souvent loufoque ; 90 propriétaires de Nabaztag avaient ainsi apporté chacun le leur pour participer à l'opéra au Centre Georges Pompidou et Violet avait complété pour arriver à la centaine. Mais la contrainte était trop forte pour continuer ainsi. Il fallait programmer chaque animal et le reprogrammer ensuite avec les réglages de chaque propriétaire, sans compter les annonces et la disponibilité du nombre selon les lieux où nous jouons. Le second clapier, acheté par Atari pour le NextFest organisé par le magazine Wired, est resté à New York. C'est avec un troisième clapier que nous sommes partis en tournée. Lorsqu'il a fallu immobiliser Nabaz'mob pendant cinq mois aux Arts Décos, nous n'avions pas d'autre choix que de mettre une second ensemble en activité, la quatrième centurie. Et ce n'est pas terminé, nous espérons mettre sur pattes très bientôt un troisième clapier, donc le cinquième cent, pour pouvoir nous produire plus facilement en fonction des dates et des lieux. Nos lapins seront ainsi jusqu'au 8 novembre au Musée à Paris pendant que leurs frangins joueront successivement à Linz pour la grande nuit musicale d'Ars Electronica le 6 septembre, puis à Metz le 2 octobre lors la Nuit Blanche et il est question que la troisième fratrie investisse les nuits électroniques d'Ososphère à Strasbourg entre le 24 septembre et le 3 octobre. Un vrai cirque !
Ah oui, j'ai dit que c'était vrai aussi, qu'il n'y en aurait pas d'autre... En effet, nous nous sommes refusés à créer une seconde œuvre avec les lapins et ce pour plusieurs raisons et malgré les possibilités énormes et inexploitées que recèle Nabaztag. D'abord, nous avons, Antoine et moi, déjà pas mal œuvré en participant à l'invention du lapin domestique Nabaztag proprement dit. Ensuite, et c'est lié, nous ne souhaitons pas être systématiquement associés à un animal en plastique. Nous avons une vie en dehors du clapier ! Par contre, nous avons cherché à donner une suite à notre collaboration, après Machiavel et Nabaz'mob, et nous avons enfin trouvé. C'est très avancé. Le script est rédigé, il ne suffit plus qu'à trouver des partenaires avec qui nous entendre. Machiavel jouait sur un rapport un/un, la machine contre l'individu. Nabaz'mob interrogeait encore le contrôle et le chaos, la liberté individuelle et la discipline du groupe, cette fois avec 100 robots. Notre troisième collaboration se concentrera sur un groupe d'êtres humains et sera un spectacle vivant.

dimanche 12 juillet 2009

Vélib' en déboires


On a beau invoqué le vandalisme, j'ai du mal à accepter que les stations Vélib' soient si mal entretenues. Le système de la bicyclette citoyenne est pourtant génial et représente sans conteste un des plus grands bouleversements de la vie à Paris pour ses habitants comme pour les touristes qui s'en sont entichés et l'ont pris pour modèle. De plus en plus souvent je suis tenté de laisser mon Brompton au garage et d'emprunter le vélo à 29 euros l'abonnement annuel (1 euro la journée et 5 euros la semaine pour les abonnements ponctuels, trajets de moins de 30 minutes), tarif qui n'a rien d'arrogant pour une jeunesse démunie en comparaison avec le prix de la carte orange ou du moindre transport individuel motorisé. Évidemment il y a un mais. Encore faudrait-il que le système soit fiable et ne nous fasse pas rater nos rendez-vous...
Comme j'habite sur les hauteurs, les stations manquent souvent de vélos tandis que celles du centre de Paris sont surchargées et que l'on n'y trouve pas de place pour parquer son engin. Il est conseillé de passer sa carte sur la borne de la tête de station pour être crédité de 15 minutes supplémentaires et de noter les stations avec des places libres à proximité pour s'y rendre au plus vite. On peut préférer attendre qu'une place se libère, c'est chacun son choix ! Les stations en périphérie marquées d'un pictogramme « V'+ » donne droit à 15 minutes supplémentaires lorsqu'on rend le vélo après avoir courageusement pédalé dans les montées. Mais ce n'est pas tout. Nombreux Vélib' sont en panne : crevaisons, roues voilées, chaînes sautées, freins absents, etc., sans compter les bornes détraquées, les stations éteintes, etc., etc. Je me pose une question simple : qui a intérêt à ce que cela ne marche pas ? Decaux fait des économies de personnel d'entretien, d'accord. La Mairie de Paris voit l'affaire comme un gouffre, certes. Les marchands de cycles tirent la tronche, bof. Les ados s'ennuient le dimanche, mouais. Les taxis pestent comme des rats morts, on se calme. Les uniformes verbalisent à tour de bras, tout bénef. Alors ? Alors je ne sais pas, mais je m'interroge. À qui profite le crime ? Quoi qu'il en soit, si Decaux, concessionnaire en échange de matraquage publicitaire, et la municipalité souhaitent que la bonne idée ne leur revienne pas dans la figure comme un boomrang, il va falloir mobiliser les volontés et se donner les moyens financiers pour que le service soit opérationnel... Pour commencer, il serait utile d'arriver à joindre Vélib' au téléphone qui ne répond jamais.
La liste de diffusion Mieux se Déplacer à Bicyclette donne de précieux conseils. Ainsi j'apprends que les élus municipaux parisiens ont voté mardi en faveur de l'autorisation de tourner à droite pour les cyclistes aux feux rouges, avec expérimentation sur un nombre limité de carrefours (déjà en œuvre à Bordeaux et Strasbourg), ceci participant du même mouvement que les double-sens cyclables dans les zones 30. Le code de la route est à repenser de fond en comble en fonction des vélos qui se sont multipliés. Les piétons et les cyclistes doivent pouvoir se réapproprier la ville face au cancer que représentent les engins motorisés.

mardi 30 juin 2009

Drôles d'oiseaux


Si Antoine m'impose avec raison le silence sur notre prochain spectacle, que puis-je raconter de notre journée studieuse qui commença par une visite vétérinaire au Musée des Arts Décoratifs suivie d'une consultation hospitalière chez Violet ? La séance en chaises longues de l'après-midi s'avéra féconde. J'ai toujours adoré ce moment de la création où nous nous laissons aller à la rêverie, sans limite ni tabou, tempête sous nos crânes qui nous laisse exténués, mais gonflés à bloc. Si l'image du Judex de Franju illustrant ce billet est à porter au dossier, elle ouvre tant de possibles que dans le secret elle ne peut qu'indiquer une fausse piste. Ce qui est certain, c'est que cela nous change du lapin.
À ce propos, nous venons d'apprendre que Nabaz'mob sera programmé à la grande soirée d'Ars Electronica le 6 septembre et, pour les lève-tôt, je vous donne rendez-vous ce matin-même en direct après le journal de 8h sur TSF. Heureusement, la rue est en pente jusqu'au Faubourg Saint-Antoine...

vendredi 26 juin 2009

Usurpation d'identité


Puteaux, RN13, 77 km/h ? Si je ne m'étais pas trouvé en Bretagne et si je n'avais été certain que la voiture dormait bien au garage à cette date, j'aurais payé sans faire attention la contravention pour excès de vitesse que me réclame la Préfecture de Police. Ce n'aurait pas été une première. J'aurais perdu quelques points sur mon permis et je me serais dit qu'un jour peut-être je devrais me passer d'automobile. Heureusement, mon planning me met la puce à l'oreille et j'appelle aussitôt le service compétent qui m'apprend qu'il y a de plus en plus d'usurpations d'immatriculation. Je dois donc aller déposer plainte pour "usurpation d'identité par usage de fausse plaque" auprès du commissariat le plus proche avant d'en envoyer copie en A.R. avec demande de photo.
Cette aventure me rappelle quelques déconvenues dont ont été victimes divers amis. L'un est poursuivi pendant des années pour les dettes d'un homonyme, un autre porte le nom d'un dirigeant du Front Islamique et après intrusion domestique armée décide de changer de patronyme, un troisième subit interrogatoire sur interrogatoire après qu'une voiture avec son numéro d'immatriculation ait participé à un hold-up ! C'est dire qu'il m'est impossible de me dérober à la visite au commissariat.
L'expérience la plus terrible dont je me souvienne est celle d'un ami de mes parents dont on avait volé l'automobile et qui en avait fait état auprès de la police. Le lendemain matin, alors qu'il doit prendre le train pour Bruxelles il retrouve sa voiture devant chez lui. Comme il est pressé, il file directement vers la frontière. Se souvenant que la déclaration de vol n'a pas été supprimée, il a la sagesse de faire un détour par le commissariat de Lille avant de se présenter à la douane. Bien lui en a pris. Les képis lui demandant s'il ne manque rien, il répond qu'il n'y avait rien de valeur. Ils lui suggèrent malgré tout d'ouvrir son coffre et là ils se retrouvent face à un macchabée roulé en boule ! En imaginant le contrôle douanier sur lequel il aurait pu tomber, notre ami photographe faillit se trouver mal. Il n'en fut pas moins inquiété pendant les mois d'enquête qui s'en suivirent.
Quant à moi, sept kilomètres heure au-dessus de la limite autorisée révèlent la supercherie et me feront vivre une visite instructive à un bureau de police, lieu surréaliste s'il en est. Mais ça c'est une autre histoire, définitivement pas la mienne.

mercredi 24 juin 2009

Les carottes sont cuites


C'est parti pour cinq mois. L'exposition Musique en Jouets au Musée des Arts Décoratifs, 107 rue de Rivoli à Paris, est inaugurée aujourd'hui pour ouvrir demain. Notre opéra Nabaz'mob y est exposé aux côtés des instruments de Pascal Comelade, des synthétiseurs d'Eric Schneider et des machines mécaniques de Pierre Bastien. Seuls Pierre et nous faisons du bruit. Certains me reprennent en disant que c'est de la musique, mais pour moi, depuis Varèse, toute organisation de bruits est musique. Autour de ces quatre grandes vitrines sont disposés les objets du Musée, hochets princiers, toupies, moulins à musique, culbutos sonores, livres-disques, etc. On peut d'ailleurs écouter une grande partie de ces jouets musicaux sur une borne interactive et sur le site de la galerie des jouets. Excellente idée qui tranche avec la plupart des musées de la musique où les instruments restent tragiquement muets faute de pouvoir y toucher ! J'ai prêté une demi-douzaine de 45 tours 17cm, chansons pour enfants qui ont bercé mes jeunes années, et le 33 tours 25cm de Pierre et le loup... Sur un cartel on peut lire aussi : Pâte à prout, banane harmonica, ballon couineur : collection Jean-Jacques Birgé. J'en suis très fier, pensez, ma propre pâte à prout, achetée à Londres chez Hamleys, est sous vitrine au Palais du Louvre !
Partageant l'exposition en deux, une troisième salle abrite des ordinateurs sur lesquels sont montrés des films et des jeux de tous les cinq. Antoine y propose ses Nanoensembles, machines hypnotiques techno-minimalistes. Tout près, on peut jouer avec le CD-Rom Alphabet ou la Pâte à Son dont la conception musicale est de mon fait, ou avec l'Electric Toy Museum pour lequel Univers-Sons a repris la collection de Schneider. Tout ce monde de rêve qui nous fait régresser joyeusement jouxte une salle inattendue où sont accrochées des toiles que Dubuffet a léguées au musée privé.


La vitre renvoyant des éclats de lumière malgré l'obscurité de notre théâtre noir m'empêche de photographier aisément les lapins. Je rentre dans la cage pour les prendre de profil. Chaque disposition est différente en fonction des lieux. Chaque représentation aussi. On en jugera d'autant plus facilement que l'opéra de 23 minutes se joue ici en boucle. Antoine a tout automatisé, horaires du musée en fonction des jours d'ouverture. À raison de 47 heures par semaine, c'est près de 2000 fois que les Nabaztag referont leur numéro de lapins savants jusqu'au 8 novembre !
Je me débrouille mal avec mon nouvel appareil, je reprends mon vieux Nikon pour capter la pause des rongeurs, mais leurs profils ne produisent pas les mêmes couleurs que d'habitude. On dirait de la porcelaine. J'ai oublié que c'était le nouveau clapier dont la matière plastique est brillante. Je n'ai que quatre fois deux secondes pour réussir l'effet que je cherche à produire. Si je bouge, je dois attendre le nouveau cycle. La musique m'envahit. Quelques nouvelles images viennent s'ajouter à la galerie du site Nabaz'mob. C'est pratique. Tout y est. Film, photos, émissions de télé et radio, presse écrite ou en ligne, fiche technique...
Antoine et moi avons décidé de passer à autre chose. L'opéra va voyager et nous planchons déjà sur une suite à Machiavel et Nabaz'mob, radicalement différente même si elle en est la continuité logique. Comme ceux qui nous connaissent auraient pu s'en douter, nous avons choisi de ne pas réaliser d'autres œuvres avec les lapins, bien que nous ayons exploité dans ce cadre qu'une toute petite partie des possibilités de Nabaztag. Savoir nos lapins trépigner aux Arts Décos pendant que nous imaginons quelque chose d'encore plus délirant m'excite au plus haut point...

samedi 20 juin 2009

Nabaz'mob à Musique en Jouets


Comme on pouvait s'y attendre, faire jouer nos 100 lapins dans un vivarium rectangulaire ne pouvait qu'exagérer les effets de réverbération et de délai qui profitent merveilleusement à la partition de Nabaz'mob. À l'intérieur de la gigantesque boîte hermétique, le son est grandiose. La musique rebondit sur les parois de verre parallèles comme la lumière se réfléchit en multipliant le nombre de sources. Cela conforte notre opinion que, pour les petites salles, rien ne vaudra jamais le son des 100 petits haut-parleurs sans aucune autre amplification. Au Musée des Arts Décoratifs nous n'avons pas ce choix car les vitres sont inamovibles, aussi avons-nous accroché quatre microphones sensibles au plafond et caché quatre enceintes sous la jupe de la vitrine. Le volume sonore est ainsi parfaitement dosable et l'effet quadriphonique redonne sa dimension spatiale à l'œuvre sans que nous en soyons contrariés. Cela nous permet de trouver un équilibre agréable avec Play Meccano Play, l'installation très percussive de l'ami Pierre Bastien dans l'autre salle, on y reviendra. J'ai panoramiqué les quatre voies de façon à ce que les sons s'étalent de cour à jardin en relation directe avec les lapins qui les produisent, prenant soin de régler un peu différemment le timbre des deux couples stéréo afin de privilégier telles ou telles fréquences. Le résultat nous enchante.
Passé la blancheur des rongeurs, l'obscurité fait ressortir les couleurs lumineuses des museaux et des bedons. Les deux banquettes qui ferment le petit théâtre noir invitent les visiteurs à s'assoir devant le castelet pour assister au spectacle de 23 minutes... Camouflés en carotte et bâton, Antoine et moi avons risqué nos vies en entrant dans la cage pour réaliser une série de photographies étonnantes avec le concours de Leslie Veyrat (aide précieuse à plus d'un titre) et d'Olivier Souchard (qui a réalisé les petits films pour le site des Arts Décos), mais nous sommes ressortis aussitôt alors que les Nabaztag y rôtiront jusqu'au 8 novembre !
Dorothée Charles, tout sourire, virevolte au milieu de la Galerie des jouets dont elle est la conservatrice zélée, secondée par Anaïs David et Anne Monier, toutes aussi efficaces que diligentes. Quel plaisir de travailler dans ces conditions ! Un petit salut au passage à toutes les équipes qui nous ont reçus cette année avec le même entrain.
L'inauguration aura lieu le 24 et l'ouverture le lendemain, jeudi prochain...

vendredi 12 juin 2009

Les lapins entre chien et loup


Nous espérons que le titre de l'évènement ne produira pas d'affolement parmi notre centurie, des fois que certains aient vu La règle du jeu de Jean Renoir !
Nabaz'mob est donc représenté ce soir à 20h30 et 22h au Théâtre de Cornouaille. L'opéra pour 100 lapins communicants dure 23 minutes. C'est gratuit comme tout ce qui se trame "entre chien et loup".
Je n'étais pas retourné jouer à Quimper depuis Le K avec le Drame et Daniel Laloux en 1992, mais j'avais tout de même prêché la bonne parole à l'École des Beaux-Arts l'année dernière à l'ivitation de Karine Lebrun, pour y aborder la création sonore auprès des étudiants en arts numériques. Et puis c'est sympa de revoir Étienne Tison à chaque visite dans la région...
De 1984 à 1995 j'y passais trois mois par an à regarder l'horizon, pêcher des palourdes, bouquiner, écouter des Bagadoù et m'acheter des chemises au Costume Breton. J'ai longtemps porté ces chemises anciennes en lin qu'on enfile par la tête. Je les trouvais particulièrement confortables avec leur losange sous chaque bras et leur col mao surfilé me plaisait beaucoup. J'ai changé de style, mais, hormis quelques manchettes élimées, elles n'ont pas bougé d'un fil depuis vingt-cinq ans. Pas de Bagad en vue cette fois-ci, dommage. Quant aux palourdes, tandis que je pêchais les huîtres sauvages, mon dos m'a rappelé que ces péripéties gourmandes auxquelles la grande Dédé m'avait initié ne sont plus de saison ! Je me contente de les déguster, comme les langoustines dont le parfum exquis ne supporte pas le voyage.

dimanche 7 juin 2009

Les lapins nous en posent


Les nouveaux lapins nous rendent chèvres à s'en arracher les poils qu'on a sur le caillou. Au bout d'une heure, soit trois cycles complets, les cent musiciens v.2 qui composent le second clapier se désynchronisent, mélangeant les mouvements de l'opéra dans une cacophonie absurde qui nous enchanterait si nous ne connaissions pas la partition originale. Antoine et Khaled ont testé le dispositif avec les routeurs habituels, mais les problèmes persistent. L'embouteillage d'informations wi-fi empêchant les Nabaztag de se connecter, ils rebootent au milieu de l'action. Il ne nous reste plus qu'à tout éteindre et repartir de zéro. Heureusement que nous jouons vendredi à Quimper avec le premier clapier qui, s'il se permet quelques incartades dans la joie et la bonne humeur, se tient tout de même à carreau. À clamer que nous travaillons sur l'ordre et le chaos, nous voilà pris à notre propre piège ! Nous avons donc encore quelques jours pour soigner l'épidémie puisque nous sommes censés installer la nouvelle marmaille aux Arts Décos lundi en huit pour l'inauguration qui se tiendra le 24 juin. Antoine doit donc continuer à faire des tests, changeant d'ordinateur, analysant les données, appelant à l'aide Sylvain Huet qui est à l'origine du code et Khaled Chaar, grand spécialiste de la communication lagomorphe.
Si le temps venait à manquer, nous aurions toujours la possibilité d'installer le clapier de v.1 qui a fait ses preuves à New York et St Médard-en-Jalles dans une configuration permanente. Aux États-Unis c'était en fait un ensemble acheté par Atari tandis qu'auparavant les lapins apportés par leurs propriétaires lors de la création au Centre Pompidou avaient essuyé brillamment les plâtres. Ceux avec lesquels nous voyageons régulièrement constituent déjà une troisième centaine et les v.2 qui nous font ces misères forment ainsi le quatrième ensemble que nous dirigeons ! Je blogue sur Nabaz'mob une fois de plus, car j'ai du mal à penser à autre chose, même si Pierre-Oscar m'envoie de bonnes nouvelles qui s'ajoutent à des perspectives musicales d'avenir extrêmement stimulantes. En attendant, je vais glisser mon bulletin dans l'urne, et ce malgré mes critiques virulentes à l'égard de la démocratie bourgeoise. Cette préoccupation n'est pas étrangère à notre opéra dont le sujet initial évoque justement les difficultés à vivre ensemble.

jeudi 4 juin 2009

Designers d'interactivité


À l'occasion de son exposition code_source qui s'est tenue au festival de Chaumont, le graphiste Étienne Mineur a interviewé une douzaine de designers liés à l'interactivité. On en découvrira une première sélection filmée en HD par Nicolas de Chateau-Thierry sous le titre underscore, échanges autour du design. underscore_2 m'étant consacré, les cinq premières séquences montées mettent en scène Jean-Louis Fréchin, Nicolas Baumgartner, Jean-Philippe Bazin et Electronic Shadow. Les suivants seront Gabriel Jorby, Sacha Gattino, Hervé Mishler, Rémy Bourganel, Fabien Voyer, Philippe Michel et Christophe Rebours.


Les entretiens, filmés à trois caméras, eurent lieu fin avril au studio de Nicolas dans les locaux de Donuts attenants à ceux d'incandescence, décor tout blanc avec quelques rares objets apportés par chaque invité. Étienne Mineur avait choisi quatre questions, reprises par la revue Étapes dans une déclinaison différente :
1. Un bref descriptif de votre parcours...
2. Sur un de vos projets anciens ou actuels, parler d'un point précis où votre apport fut décisif, intéressant, essentiel, original ou imprévu... L’apporter si c'est un objet ou m'indiquer où se trouve ce projet que je puisse faire des captures d'écrans avant l’interview.
3. Depuis les années 1950 quels sont les quatre évènements, étapes, découvertes les plus marquants à votre avis dans votre domaine ?
4. Votre définition de l’interactivité ?
J'avais apporté un Nabaztag accompagné de quatre Nanoztags puisque c'est le projet le plus populaire auquel j'ai participé récemment et que notre opéra Nabaz'mob fait les honneurs de l'actualité ! Nicolas a passé les entretiens en noir et blanc pour ne conserver en couleurs que les documents apportés par leurs auteurs.
Les entretiens montés sont visibles sur le blog d'Étienne.

mercredi 3 juin 2009

La cuisine des lapins


Pour effectuer les ultimes réglages de Nabaz'mob en vue de son exposition au Musée des Arts Décoratifs à partir du 24 juin, nous avons dû installer le nouveau clapier sur la moquette du salon au premier étage. Comme "Musique en Jouets" sera présenté jusqu'au 8 novembre et que nous devons continuer à nous promener avec le spectacle pendant ce temps, les lapins se sont donc multipliés. Or nous avons tout programmé en 2006 pour une meute de Nabaztag, des v.1, remplacés depuis par Violet par des v.2 dits Nabaztag/tag qui évidemment ne réagissent pas de la même façon. C'eut été trop simple ! Nous avons été obligés de museler l'orchestre des jeunes, beaucoup plus nerveux que les vétérans, pour retrouver la partition originale, et cela ne s'est pas fait sans mal. Antoine s'est donc chargé de toute l'opération, après que Sylvain Huet lui ait donné les clefs de la programmation. Il a dû écrire un nouvel interpréteur de chorégraphies, rajoutant des commandes comme l'attente des oreilles (qui tournent plus vite que celles des v.1) ou le random, intégrant notre système de commande à distance, modifiant l'exportateur de la partition pour qu'elle contienne la durée des fichiers midi (les v.2 n'ayant pas conscience qu'un fichier midi a fini de jouer, ils étaient coupés parfois avant la fin), etc. Par exemple, les moteurs des v.2 tournant quatre fois plus vite que ceux des anciens, les synchros sur les fins de mouvements d'oreille étaient cassés. Antoine a donc ajouté la durée de rotation des v.1 dans la partition pour que les v.2 se calent dessus. De mon côté, j'ai dû repartir des fichiers midi originaux, car l'un d'eux, un seul mais il fallait bien résoudre le casse-tête, ne délivrait que du silence sans que nous n'en ayons jamais compris la raison. Enfin Antoine a mis en place un "process" pour modifier la partition si nécessaire et tester facilement d'éventuelles modifications. Alors voilà, hier on lance tout, et nous nous retrouvons avec un bouchon wi-fi inexplicable, si bien qu'aujourd'hui nous espérons que la science de Khaled Chaar va nous sortir de cet embouteillage. Avec trente lapins cela fonctionne, mais au-delà les bestioles ne renvoient plus les informations aux serveurs. Pendant ce temps, je compare le son des deux orchestres. Celui des petits nouveaux est beaucoup plus métallique, faisant ressortir certaines fréquences aigües et des distorsions qui me plaisent, mais qui changent le son d'ensemble. C'est passionnant. Déjà que Nabaz'mob, par la liberté accordée aux 100 lapins communicants, nous surprenait à chaque représentation, voici que nous nous retrouvons à la tête de deux ensembles interprétant de manière très différente notre opéra. La transposition anthropomorphique des petits robots devient de plus en plus troublante.

lundi 1 juin 2009

Home


Une famille vit dans une maison isolée le long d'une quatre voies laissée à l'abandon depuis sa construction. Mais les travaux reprennent et le désert surréaliste qui lui tient lieu de jardin devient un cauchemar dès les premières voitures. Road movie immobile, Home commence sur les chapeaux de roues alors que la bretelle d'autoroute n'est pas encore ouverte. La réalisatrice Ursula Meier nous conduit sur une voie rectiligne qui mène à la catastrophe. Le film ravive nos craintes quant aux mutations du paysage et à l'arrivée de nouveaux voisins. Derrière les rails de sécurité, les bas côtés enferment les personnages dans une marge fragile, incapables de visualiser la réalité border line de leur situation décalée. Les acteurs sont épatants, particulièrement Olivier Gourmet en rocker de zone et Isabelle Huppert en mère de famille déjantée. On peut imaginer la force qu'Ursula Meier acquérerait si elle faisait preuve de la même inventivité pour la musique que pour le son et l'image, la chef opératrice Agnès Godard s'étant spécialement investie dans cette œuvre originale qui donne envie de surveiller les prochains films de la jeune réalisatrice. Mais rares sont les cinéastes qui imaginent au son ce qu'ils osent dans leurs scénarios ou leurs images. La contemporanéité sonore reste des décennies en arrière, constat rageant lorsque l'on sait le pouvoir d'évocation qu'il offrirait. Pour tout le reste, roulez jeunesse ! (DVD contenant un excellent entretien avec Ursula Meier et Agnès Godard, dist. blaq out).

P.S. : bémol en commentaire

jeudi 28 mai 2009

Nabaz'mob reçoit le Prix Ars Electronica 2009 - Award of Distinction Digital Musics


Nous sommes fiers d'annoncer aujourd'hui que notre opéra pour 100 lapins communicants, Nabaz'mob, vient de recevoir l'Award of Distinction Digital Musics du Prix Ars Electronica 2009. La cérémonie aura lieu le 4 septembre à Linz en Autriche au cours du festival qui se tiendra du 3 au 9.
Pendant qu'Antoine Schmitt termine d'adapter le second clapier constitué de v2, des Nabaztag/tag, à la partition que nous avons écrite ensemble, je me perds dans des stratégies de communication pour annoncer l'inauguration de l'exposition "Musique en Jouets" le 24 juin au Musée des Arts Décoratifs à Paris qui se tiendra jusqu'au 8 novembre 2009. Les lapins au Louvre, on aura tout vu ! Cela se passe dans une aile du Louvre pour être précis, avec des lapins qui ne savent pas encore voler, mais faut voir... Aux côtés de Nabaz'mob, participent également Pierre Bastien et ses drôles de machines en Meccano, Pascal Comelade et ses instruments-jouets et Eric Schneider et sa collection de synthétiseurs pour enfants. Dans la salle des machines seront présentés, entre autres, la Pâte à Son que j'ai réalisée avec lecielestbleu et Alphabet, chef d'œuvre épuisé de la grande époque du CD-Rom, que Frédéric Durieu, Murielle Lefèvre et moi-même créâmes dans la joie et l'allégresse d'après l'illustratrice Kvĕta Pacovská il y a dix ans déjà.
Recevoir le Prix Ars Electronica 2009 devrait nous permettre de faire voyager toute la marmaille, d'autant plus facilement que nous serons désormais à la tête de deux clapiers, sur les traces du Théâtre du Soleil à se démultiplier aux quatre coins du monde ! D'ici là, nous serons à Quimper le 12 juin au Théâtre de Cornouaille lors de l'évènement "Entre chien et loup" pour deux représentations.

vendredi 15 mai 2009

Reconditionnement


Rapides, efficaces, Antoine et moi avons entrepris un marathon hier pour notre opéra Nabaz'mob qui sera présenté au Musée des Arts Décoratifs du 24 juin au 8 novembre dans le cadre de l'exposition Musique en Jouets. Nous sommes d'abord allés chercher les 120 lapins v.2 dans une zone d'activités extra-terrestre, no man's land de hangars parallélépipédiques en métal où l'on est fouillé électroniquement et physiquement par la sécurité dès que l'on franchit le moindre portail. À l'intérieur du stock, nous assistons à un ballet de chariots-élévateurs ahurissant. En voyant la hauteur du bâtiment et les lames de métal qui s'emparent des palettes je comprends mieux comment nos malles avaient été éventrées par un conducteur indélicat. Notre énorme colis tient parfaitement dans ma vieille Espace. Il faudra que nous la dépiautions lorsque nous serons rentrés pour pouvoir ranger ce nouveau clapier à la maison en attendant de faire les essais. Antoine doit d'abord terminer les réglages pour adapter la programmation à ces Nabaztag de seconde génération. Les oreilles tournant plus vite, nous ignorons encore comment cela agira sur les lumières et la musique... Nous sommes ensuite passés chez Violet récupérer les dix-huit lapins qui avaient justement été blessés dans un accident de stockage. Ils sont enfin rétablis, prêts pour le prochain spectacle qui aura lieu à Quimper le 12 juin au Théâtre de Cornouaille pour le festival "Entre chien et loup". Restait la question des 25 multiprises, pour le nouveau clapier, que nous avons résolue au BHV, certainement l'endroit où nous avons constaté le plus de choix pour le matériel électrique. Les barres droites ne coûtaient que 5 euros pièce contre 14 pour les étoiles que nous utilisons habituellement. Bleues, elles se fondront mieux dans le décor. Cela n'a pourtant aucune importance puisque nous les camouflons toujours sous des pendrillons noirs... Il ne nous reste plus qu'à faire fabriquer des flight-cases pour pouvoir prendre l'avion avec toute la marmaille. Nous voilà donc à la tête de deux clapiers de cent lapins, le premier destiné à voyager tout autour du monde, le second pour l'instant plus sédentaire, élisant domicile pour cinq mois dans une aile du Louvre !
Mais le plus excitant reste à venir. Nous avons commencé à travailler sur un nouveau projet qui fera suite à Machiavel (1999) et Nabaz'mob (2006). Le premier était un scratch vidéo interactif de 111 boucles, objet comportemental réagissant au plaisir et à l'ennui. Le second, évoqué ci-dessus, interroge les notions de contrôle et d'indiscipline. Le troisième entraînera les spectateurs dans la tourmente, mais il est beaucoup trop tôt pour en dévoiler les secrets. Nous sommes enfin excités après avoir longtemps cherché ce que nous pourrions faire ensemble après Nabaz'mob. Il s'agira d'une œuvre plus explicitement politique que les précédentes, sans pour autant négliger la fascination spectaculaire que suscitent les mises en abîme.

jeudi 14 mai 2009

Encerclement


Il faut parfois une certaine gymnastique pour me retrouver là tous les jours. Hier la foudre est tombée à quelques mètres, suivie de grêlons gros comme des olives. Le déchirement du ciel produit un son inimitable, bruit blanc plus blanc que le blanc. Nous étions sous l'arbre à l'entrée du jardin. Cela nous a pris comme une douche de sabres au-dessus de la tête. Les mots claquent. Je me souviens d'une image de Cocteau dans Heurtebise : "un trousseau de clefs qui éclate". Surpris par l'éclair, Daniel a heurté brutalement le mur en sursautant. Je ne savais pas encore comment Adelaide s'était sortie du traquenard tendu par la police aux Tamouls rassemblés sur la Place de la République. Les uniformes avaient bloqué les manifestants au centre et ne laissaient personne passer ni dans un sens ni dans l'autre. Notre amie a cherché du secours auprès des passantes. Une jeune blonde trentenaire en civil lui a expliqué qu'elles n'étaient pas là pour le même motif. "Circulez ! Il n'y a rien à voir." Il n'y avait surtout personne pour soutenir les Tamouls ou témoigner de ce qui était en train de se passer. Ici, mais d'abord au Sri Lanka. Coup de fil. Je conseille à Ade de filer chercher des gens de Libé dont l'immeuble est à vingt mètres. La télé a fini par débarquer. Quelle télé ? "Surveillance vidéo" est affichée sur la porte au dessus de "images enregistrées à distance". Plus bas on lit surtout "courrier interne sans valeur". Éviter les tentations. On ne laisse pas traîner l'argent sur un coin de table. Tout est dans la dissuasion. Des fois qu'on ait l'idée de ne plus y croire ou de penser qu'un autre monde est possible... Les réflexions dans la porte en verre de la banque font énigme. Un sac ? Un corps ? Deux fois. Petit et grand. Opérateur ou modèle, je plie les jambes pour assurer la photo... Assez naïf pour croire que demain sera un jour de repos.

P.S. : en effet, juste avant de m'endormir je m'aperçois que j'ai oublié mon rendez-vous de demain matin avec Antoine pour un gros déménagement. Le moment n'est décidément pas encore venu de m'allonger avec la version papier de Mes voisins les Yamada (Hisaichi Ishii, Volume 1/3, chez shampoing). Après quatre pages, j'ai déjà ri trois fois. Il y en a trois cent cinquante.

dimanche 10 mai 2009

Portraits en nuage de tags



Antoine Schmitt m'envoie mon nuage de tags (à gauche) que le site 123people.fr a compilé après qu'il ait tapé mon nom dans le champ de recherche.
Le moteur prétend explorer presque chaque recoin du Web pour vous aider à trouver des informations sur vos (futurs) proches. Grâce à (sa) technologie de recherche, trouvez les profils de vos amis, de connaissances ou de célébrités. Chaque profil 123people comporte des adresses email, des numéros de téléphone, des images, des vidéos, des profils issus de plateformes communautaires, de Wikipedia, et bien plus encore... Tous ces résultats sont automatisés et rassemblés en temps réel à votre demande spécifique. Aucune information n'est stockée et les adresses email, postales et les numéros de téléphone proviennent de banque de données publiques locales (France) et internationales.
Rien de très nouveau, pas de surprise, une googlisation classique donne même plus de résultats, à condition que l'on y passe du temps, tout dépendant de la notoriété de la personne et donc du nombre de pages que le site de recherche a indexées. Les agrégateurs de flux RSS comme Netvibes nous ont habitués à embrasser d'un coup d'œil les réponses que nous attendons. 123people accélère la recherche, résume et compile.
C'est évidemment la compilation qui est amusante, à l'image de l'outil "synthèse automatique" du logiciel Word qui résume un texte, le nuage de tags vous taille un costard en deux coups de cuillère à vous faire la peau.
Mon portrait au nuage de tags est plus fidèle que d'autres essais que j'ai ensuite réalisés en tapant le nom de mes camarades. Précédées opportunément par Musical et Instantané, mes casquettes de compositeur de musique et designer sonore me conviennent parfaitement après mon lien au Cinéma appuyé par L'image. La nature de mes productions (Disques Grrr, Cd-roms - souligné par la répétition !) précisent quelques uns de mes succès (Carton, Machiavel, Nabaztag, le Sniper, Alphabet et Drame pour Un Drame Musical Instantané). Mon attachement à Paris s'inscrit en lettres géantes, ma collaboration avec Nicolas Clauss occulte celle avec Antoine Schmitt, même si Machiavel est en bonne place et que le pluriel de lapins renvoie à notre Nabaz'mob ! Les choix mécaniques sont aussi arbitraires que s'ils avaient été décidés par un être de chair. Je pense aux absences, à commencer par ce blog qui m'occupe quotidiennement et, à côté de mon nuage de tags, je copie-colle celui de Françoise, aussi réussi, si si. Antoine précise "qu'il faut de la matière (beaucoup de pages et de texte) pour que l'algorithme fonctionne". À suivre (sic).

samedi 9 mai 2009

Objecteurs de croissance


Il y a une semaine, Libération publiait un entretien passionnant avec le politologue et écrivain Paul Ariès, directeur de la nouvelle publication Le Sarkophage, prônant le ralentissement de la société et sa relocalisation. Il nous invite ainsi, individuellement et collectivement, à retrouver le sens des limites. Les comparaisons sont éloquentes : là où un individu sans limites ira les chercher dans la conduite à risques, la toxicomanie, le suicide, la société explosera les inégalités, épuisera les ressources, exacerbera les conflits...
Ariès commence par nous mettre en garde contre les conséquences des crises qui accouchent plus souvent d'Hitler et Staline que de Gandhi et nous incite à apprendre à vivre beaucoup mieux avec beaucoup moins. Pour ce faire, la première décroissance suggérée est celle des inégalités sociales, car sans elle les classes moyennes continueront de tenter d'imiter les classes aisées, etc. Le monde entier ne pourra jouir des avantages des quelques nantis. Trois milliards d'automobiles est par exemple une chose impossible ! Seule issue, sortir de la civilisation automobile au profit de transports en commun quasi gratuits. Le "toujours plus" n'est viable ni dans le modèle capitaliste, ni dans celui du socialisme. Il faut donc changer notre façon de penser, décoloniser notre imaginaire de consommateur. Ariès, qui choisit la voie démocratique pour compter ses partisans, articule la décroissance sous trois formes de résistance : individuelle en accord avec nos propres idées, collective en développant des alternatives au cœur de la société, politique pour éviter la récupération par un capitalisme avide de toutes les critiques pour se régénérer. Ariès termine en évoquant le désir, moteur incontournable pour nous sortir de l'ornière où nous nous sommes fichus.
Évidemment je résume un texte qui lui-même reprend très succinctement la pensée de l'auteur. Mais c'est certainement aujourd'hui la proposition d'action la plus lucide face au gâchis, au saccage, au crime de masse organisé, à la folie de la vitesse qui nous dévorent tous tel le dieu Moloch. Si nous ne décidons pas d'enrayer la folie qui nous mène par le bout du nez, nous courrons droit à la catastrophe, et nous la savons.

mercredi 29 avril 2009

La une de la revue Impro Jazz


Le numéro 155 d'Impro Jazz vient de sortir avec 8 pages d'un long entretien avec le journaliste Gary May en février 2009. La revue offre également des rencontres avec le contrebassiste anglais Barry Guy, le trio Peeping Tom composé de Pierre-Antoine Badaroux, Joel Grip ("Heido Joel !") et Antoine Gerbal, l'écrivain amateur de jazz Sébastien Ortiz, des chroniques de disques rédigées par des musiciens comme Claude Parle ou Marc Sarrazy, des annonces de concerts, etc.
Je me rends compte que je ne parle pas toujours de la même manière selon mes interlocuteurs et les magazines dans lesquelles ils écrivent. Cette fois je suis surpris par mon langage fleuri ! Le style décontracté de l'entretien à bâtons rompus me laisse jouer à saute-mouton avec les nuages. Les photos sont sympas, du trio du Drame au Jardin du Luxembourg lorsque je portais barbe pointue et cheveux longs à celui formé avec les filles de Donkey Monkey, des images où je joue avec le film muet L'argent à celle des lapins. Sur l'une d'elles je dirige derrière un pupitre avec exactement les mêmes gestes que sur la une où je joue du Theremin sur la scène du Festival d'Assier. Après Sextant c'est seulement la seconde fois que je suis en couverture d'un magazine. Comme cela me fait très plaisir, je les laisse négligemment traîner tous les deux sur la table du salon !

samedi 25 avril 2009

Le cirque Calder


Il est rare de pouvoir admirer les petits personnages du Cirque de Calder. Si le film de Jean Painlevé tourné en 1955 (ci-dessous) est projeté au 6ème (nocturnes de l'exposition "Les années parisiennes, 1926-1933" tous les jours jusqu'à 23h, sauf le mardi où les musées sont fermés) et au 4ème étage de l'exposition présentée au Centre Pompidou jusqu'au 20 juillet, on trouvait celui tourné en 1961 par Carlos Vilardebo (ci-dessus, moins complet mais peut-être plus enlevé) depuis quelques années en DVD aux Éditions du Paradoxe avec en prime Les mobiles de Calder et Les gouaches de Sandy. Comme j'avais déjà eu la chance d'admirer le Cirque, ce sont les portraits au fil de fer qui me surprennent le plus. Leurs ombres projetées sur le mur blanc révèlent un autre aspect de chaque personnalité. C'est la magie Calder, jeune artisan illusionniste qui fait ses premiers pas dans l'art, avant sa rencontre d'avec Miró, avant ses célèbres mobiles et stabiles qui feront sa renommée. On retrouvera ce goût de l'enfance et du jeu chez Tinguely, digne héritier de cet enchanteur. Petit détail, mais de taille et de bonne, saluons les cartels qui précisent titre, date, etc. bien au-dessus des œuvres, lisibles sans bousculade et sans qu'on ait besoin de chausser ses bésicles.
Plus loin, la rétrospective Kandinsky (jusqu'au 10 août, 11h-23h comme la précédente) montre la fraîcheur du jeune russe qui se laissera trop rapidement influencer par ses contemporains dès lors qu'il voyagera... Les premières salles éclatent de couleurs et de formes merveilleuses, des bleus électriques explosant parmi les couleurs chaudes de ses époustouflantes "improvisations"... Les dernières œuvres semblant cette fois empruntes des mimis aborigènes donnent envie de revenir au point de départ, celui de l'innocence...


Ah, c'est un bien autre cirque que celui de la veille ! Pour répondre à certains commentaires et suite aux confessions de quelques participants de cette prétendue Force de l'Art, je souhaite préciser qu'avec une telle présentation une œuvre de sens se serait glissée au milieu du fourre-tout que l'on n'y aurait vu que du feu, éblouis par tant de poudre aux yeux, du sable en l'occurrence, la vilaine affaire ! Si nos lapins s'étaient retrouvés dans cette galère, ils auraient certainement parus aussi crétins que les autres, à ramer contre vents et marées, engloutis par l'or que les marchands y briguent, courbettes et pompeux propos à l'appui. Toute la manœuvre est un mensonge, très peu d'œuvres ayant été conçues pour l'occasion (voyez les dates) contrairement à ce qui est annoncé, supercherie ostensible tant le le lieu magnifique s'en trouve inexploité. On aurait imaginé prendre de la hauteur ou se promener sur les coursives désespérément désertes. Le public crédule s'en retrouve berné et, non, je ne confonds pas Duchamp, Klein ou Beuys avec ces professeurs indignes de leurs chaires qui présentent en ces lieux toute leur fatuité à briguer naïvement les places de ceux qu'ils "ensaignent"...
Comme les cinéastes qui ont choisi de défendre la loi Hadopi, trop vieux pour comprendre ce qui se joue dans notre monde en pleine mutation, les artistes qui se prêtent à ce jeu d'écritures ratent l'avenir en collant à la demande marchande et se compromettent dans cette tricherie indigne de notre siècle naissant.

dimanche 19 avril 2009

Un dernier tour de PASS passe


Comme pour beaucoup d'enfants, la visite du Palais de la Découverte à Paris fut à l'origine de nombreuses de mes vocations. C'est un lieu magique qui plonge l'avenir dans les arcanes du rêve. Je me souviens aussi de la frimousse d'Elsa quand ses cheveux se sont dressés sur sa tête sous l'impulsion de l'électricité électro-statique, on aurait dit la couverture de Crasse-Tignasse. Là encore, la fossoyeuse Albanel tente d'effacer la culture qui s'y rapporte et je viens de signer la pétition pour sauver ce fabuleux "musée". J'ai plus tard participé à des "attractions" ou des expositions à la Cité des Sciences et de l'Industrie Porte de la Villette : le multi-écrans Economia avec Michel Séméniako, le théâtre de marionnettes Elektra avec Raymond Sarti, le film sur les peintures de Jacques Monory pour l'entrée du Planétarium avec Dominique Belloir... C'est dire si passer trois jours au Parc d'Activités ScientifiqueS de Mons en Belgique fut une joie sans mélange. Antoine Schmitt et moi y étions pour présenter notre opéra Nabaz'mob dans le cadre de l'exposition Robotix's sur les robots. À raison de deux représentations par jour, cela nous laissait du temps pour arpenter les diverses expositions du PASS.
J'ai déjà évoqué ici les expositions auxquelles j'avais participé depuis son inauguration en 2000 et ma surprise devant l'intégrité éditoriale du lieu. Le public vient surtout y chercher des réponses. Il y rencontre surtout des questions ! Les recherches scientifiques sont intimement liées à l'écologie de la planète, tant au niveau géographique qu'économique. On peut toujours rêver, mais le verdict est sans appel, n'en déplaise aux industriels qui l'exploitent et la saignent. Au delà de son contenu savant et critique, j'ai beaucoup apprécié l'architecture qui mêle les anciens bâtiments du charbonnage et les créations, entre autres dûes à Jean Nouvel. Depuis le haut du belvédère qui a été conservé des anciennes mines, on peut voir l'entrée dite la Passerelle jusqu'à la structure originale en briques "sur pilotis". À droite les maisons de mineurs n'ont pas bougé. Toute la contrée est remplie de petits villages où chaque habitation est différente sans déroger à l'image d'ensemble. Maisons à un étage avec un petit jardin à l'arrière. Nous avons fait un tour du côté du Grand Hornu, un autre charbonnage recyclé cette fois en Musée d'Art Contemporain, le MAC's. Le lieu m'a cette fois beaucoup plus plu que ce qui y était exposé, Jeux de massacre tendance potache de l'art moderne...


À l'entrée du PASS, l'ancien terril occupe une partie du parc de 28 hectares. J'ai également gravi sa pente pour découvrir le contre-champ. Une flore et une faune originales le recouvrent. En creusant la terre de cet écosystème à seulement dix centimètres, j'ai senti l'extraordinaire chaleur qui s'en dégage. Des fumeroles s'échappaient. Si la température ne dépassait pas 60°, au centre elle peut atteindre 1000°. Les restes de houille sont en combustion lente, réaction d'oxydation de la pyrite de fer (sulfure de fer ou pierre de feu) : "Au contact de l'oxygène apporté par la pluie qui s'infiltre dans le terril, la pyrite dégage de la chaleur ; il s'agit d'une réaction chimique naturelle. À l'air libre, la chaleur se dissipe aisément, mais à l'intérieur de ces montagnes de déblais, elle atteint progressivement un point de combustion qui enflamme les parties charbonneuses. Ce qui donnera des terres rouges quelques décennies plus tard."

mardi 14 avril 2009

Comme une toupie


Testez-moi et je ne réponds plus de rien, ou à tout, ce qui n'aurait rien d'étonnant, n'est-ce pas ? À l'issue des représentations de Nabaz'mob, comme nous sommes dans un environnement scientifique et pédagogique, nous répondons aux questions des spectateurs. C'est intéressant parce que c'est un public très mélangé. Le plus jeune spectateur a un mois et je n'aurais pas osé demander aux plus vieux. On y évoque autant la technologie que la philosophie qui sous-tend le spectacle... Nous nous baladons ensuite dans diverses expositions du PASS où je suis surpris par la radicalité politique des propos. Le film sur l'eau, par exemple, dont la projection sur un cube de cinq côtés ne me convainc guère - nous sommes assis sur les gradins du sixième - montre par contre clairement que le manque d'eau sur la planète n'est pas une question de géographie, mais un terrible clivage entre riches et pauvres. L'eau comme l'air ne sont pas des besoins comme l'entend l'OMC, mais des droits. Le besoin est présenté comme un désir individuel tandis que les droits doivent être les mêmes pour tous les êtres humains... Avant de rejoindre notre hôtel, je fais un tour en Segway, un gyropode à deux roues qui maintient l'équilibre grâce à quatre gyroscopes. La conduite est très intuitive, l'apprentissage est rapide. Ce véhicule permet de se déplacer à plus de 25km/h, avec tournant en toupie et marche arrière !

lundi 13 avril 2009

Pass Pass


Complètement décalqués par nos allées et venues sur les autoroutes de la France pluvieuse, nous oublions le sac d'ordinateurs à la maison et nous en apercevons seulement après avoir franchi la frontière belge. Rien de grave, un simple PC fera l'affaire, nous avons heureusement une copie du programme avec nous ! C'est seulement dommage pour le NoteBook tout neuf que nous voulions tester avec Nabaz'mob... Antoine (Schmitt, en photo) a beau tenter de se réveiller avec une boisson américaine, il a du mal à garder les yeux ouverts. L'équipe du PASS nous donne un coup de main et nous retombons sur nos pattes. Premières représentations cet après-midi.
En me promenant dans le Parc d'Activités ScientifiqueS, je découvre l'exposition L'argent que j'avais sonorisée en 2003 pour Hyptique avec Sonia comme chef de projet. Dans un premier temps, je ne reconnais pas la musique que j'avais composée. Il me faudra un peu de temps. L'ensemble est diffusé à niveau assez bas, mais suffisamment pour être perçu. Tous les bruitages et les musiques se mêlent si délicatement que j'en ronronne de satisfaction. Je retrouve mes idées, je reconnais mes sons ! Nous nous amusons à conduire sur le jeu de simulation automobile que nous avions conçu et réalisé sans jamais pouvoir l'essayer en vrai. Avec la crise économique, l'expo prend tout son sens. La faillite du système peut se lire entre les attractions, clairement "exposée" par un savant mélange de haute technologie et d'objets bruts, de pédagogie et de rêve.


Par contre, Mots de Pass', l'installation de la Passerelle que nous avions créée en 2000 à l'entrée du PASS avec Antoine Denize (également concepteur des dispositifs multimédia de l'exposition L'argent), Étienne Mineur et Frédéric Durieu pour l'inauguration du bâtiment construit par Jean Nouvel, a depuis été démontée. Il s'agissait d'une symphonie de 26 iMacs en réseau où les visiteurs pouvaient jouer avec les mots en les accrochant sur un mobile virtuel.
Le soir, je dévore une côte de porc "à l'berdouille" (sauce à la bière avec cornichons et moutarde à l'ancienne) à L'Excelsior sur la Grand'Place de Mons, accompagnée de délicieuses frites belges, moelleuses à l'intérieur, croquantes à l'extérieur, et d'une St Feuillien au fût, l'excellente bière locale... Ensuite coucouche panier papattenrond !

samedi 11 avril 2009

La vie en mauve à chœur joie


Revenus à St Médard-en-Jalles, nous démontons Nabaz'mob pour le conduire jusqu'en Belgique. Prochaine station le PASS, Parc d'Activités ScientifiqueS de Mons lors du festival Robotix's, six représentations du 13 au 15 avril. Cette fois nous voiturons les deux malles et les cent femelles en camionnette espérant que tout le monde sera sage. Nous n'avons pas l'habitude qu'une de nos œuvres emporte autant de suffrages à chaque représentation. Il faut seulement que nous fassions très attention aux conditions scénographiques en fonction des lieux qui nous accueillent. Une salle en gradins implique une mise à plat de l'opéra tandis qu'un autre théâtre nous fait empiler les lapins sur plusieurs degrés. Dans la salle en cuvette du Carré des Jalles, nous aurions peut-être dû aligner les lapins en avant-scène, en tous cas les écarter plus pour ne pas qu'ils aient l'air si petits. L'éclairage, plus froid que d'habitude, contribua à cette distance involontaire qu'ont pu ressentir quelques spectateurs. Le placement des micros nous complique la tâche puisque nous nous cantonnons à vingt-quatre, soit un pour quatre lapins environ. Cette fois l'enregistrement audio du spectacle fut particulièrement réussi. Il faut que je pense à en mettre un nouvel extrait sur le site. Pendant la semaine qui a suivi, les cent lapins hébergés dans une grande pièce noire s'en sont donnés à chœur (!) joie. Sans parler de l'accueil chaleureux de l'équipe du Carré, la proximité jouait en leur faveur, scope scénique avec, en plus, cent petits haut-parleurs se répondant comme des balles de ping-pong lancées dans une pièce remplie de tapettes à souris amorcées. Réaction en chaîne qui s'étale dans le temps dès qu'un individu prend du retard. À chaque nouvelle représentation, je conte leurs aventures par le menu, sans aucune précaution culinaire. Avant que ne commence notre opéra j'ai l'habitude de réclamer le plus grand silence, l'abstention de prendre des photographies et je souligne que la musique est produite par leurs cent petits estomacs. Il faut que je pense à rappeler aussi que chaque spectacle est différent et que nos interprètes nous surprennent toujours puisqu'ils sont doués de la faculté d'improviser l'ordre de jeu et de choisir telle ou telle voix de la partition qui leur est envoyée en wi-fi.

lundi 6 avril 2009

Obama contre l'état-major ?


Mes parents racontaient qu'à l'époque de la bombe atomique, ils n'auraient pas dû faire d'enfants. Cette menace pesait réellement sur nos vies. La tension entre les Américains et les Russes ne laissaient présager rien de bon. Et puis le monde a changé. Pas comme nous le craignions, ni comme nous l'espérions. J'avais treize ans lorsque j'ai pris ma carte de Citoyen du Monde, mouvement fondé par Garry Davis auquel adhérèrent Einstein, Gide, Camus, Sartre, Breton... Il préfigurait ainsi le Peace and Love des hippies et les manifestations contre la guerre du Vietnam. "Face aux préparatifs de destruction qui s'organisent sous nos yeux et devant l'impuissance avouée des États, des Blocs, de l'O.N.U. à défendre la vie menacée, nous déclarons en danger chaque homme, chaque village, chaque ville et l'espèce humaine, nous déclarons l'humanité entière en état de légitime défense contre les Etats souverains, les idéologies et les propagandes qui prétendraient justifier le recours à la guerre, nous déclarons ouverte la crise de régime du monde... (...) Nous appelons les hommes à de nouveaux héroïsmes pour poser les actes de refus, de courage et d'espoir dont l'avenir dépend. (...) Le citoyen du monde réclame des lois mondiales qui donnent aux individus et aux peuples des garanties minima, notamment pour leur subsistance, leur sécurité et leur liberté ; des institutions mondiales, ayant pouvoir d'élaborer ces lois, de les appliquer, de les faire respecter..." Etc. À la fin de 1948, Garry Davis réclame un pouvoir fédéral mondial et une assemblée constituante des peuples... Mon internationalisme prit la relève, mais je conservai pieusement ma carte de citoyen du monde, concept que j'ai toujours considéré au-dessus de mes origines et de ma nationalité.
Obama est prudent d'annoncer que la suppression des armes nucléaires qu'il réclame à son tour n'aboutira probablement pas avant la fin de sa vie. L'état-major américain qui lui est très hostile pourrait avoir de fâcheuses idées. Ses paroles sont pleines de promesse, mais de quels effets seront-elles suivies ? Naïveté ou langue de bois ?
Il y a quelques jours les Grannies ont compris que rien n'avait véritablement changé après être restées douze heures en garde à vue pour avoir entouré le bureau de recrutement de l'armée d'un ruban jaune de la police où est écrit "Crime Scene". La plus âgée des sept grand-mères arrêtées a 89 ans. Elles ne se sont pas démobilisées sous prétexte qu'Obama était élu président et pensent que seuls les citoyens pourront imposer un désarmement. Le 18 mars cette manifestation était la première contre la guerre depuis l'investiture de Barack Obama !

samedi 4 avril 2009

Centophonie


C'est la première fois que nous présentons Nabaz'mob sans autre amplification que les 100 petits haut-parleurs qui équipent chacun de nos lapins. En "centophonie", l'opéra prend toute sa dimension sonore. Cela n'est possible que parce que le théâtre totalement obscur qui a été construit au Carré des Jalles est de petite dimension, 6,70 x 5,80 m, en comparaison de la salle de 750 places de jeudi soir. Nous avons ajouté un néon équipé d'une gélatine rouge (réf. 106) pour des questions de sécurité et pour éclairer le ballet d'oreilles. Le public assiste par petits groupes, une quinzaine de spectateurs à la fois, aux 23 minutes plus magiques que jamais. La seule contrainte fut l'isolation phonique, préoccupation constante dès que l'on se retrouve dans un espace fréquenté, surtout dans un festival où se côtoient d'autres installations où le son tient une place majeure. Nabaz'mob jouera en boucle jusqu'à vendredi prochain dans le cadre du festival Des souris et des hommes, qui porte bien son nom, complémentarité exceptionnelle de l'équipe qui nous entraîne jusqu'à cette heure avancée de la nuit. Chapeau !

jeudi 2 avril 2009

Nabaz'mob au Carré des Jalles


Le retour des lapins serins. Leur lumière intérieure leur a greffé des petites pattes porte-bonheur. Assis sur leur derrière, ils attendent avec nous l'ouverture du festival Des souris et des hommes pour faire leur entrée. Comme prévu et espéré ils se sont reproduits. On les voit partout sur les murs de Saint Médard. Le programme stipule : "Plus fort encore que le lapin Duracell™, plus drôle encore que Bugs Bunny, une armée de lapins Nabaztag® vous donne rendez-vous..." C'est sympa. Pourtant il n'y a rien de militaire dans cette meute centurionne dont la discipline n'est pas son fort. Nabaz'mob n'essaie pas de démontrer sa supériorité technologique, ni d'amuser la galerie en remuant les oreilles. Le propos est d'être ensemble, mais sans y parvenir. Cocteau disait que la France est un pays où la dictature ne pouvait pas prendre, trop d'indiscipline et d'individualisme, "c'est une cuve qui bout, qui bout, mais qui ne déborde pas". La dialectique entre ordre et chaos fait tout le charme de ce spectacle "à voir en famille" ! Après un premier mouvement que nous qualifierons d'arbre de Noël, le second est sombre et menaçant. On passe des guirlandes multicolores à un parterre de plantes carnivores dont les tentacules volcaniques lèchent l'obscurité de leurs petites flammes brûlantes. Le dernier mouvement me ressemble plus que les autres. Une histoire de la musique passée à la moulinette d'un délai de 100 et au crible de l'opéra. Exposition, action, catastrophe... Aujourd'hui dans la grande salle, demain dans une grande boîte noire en représentation permanente. Ce sera la première fois que les cent lapins interprèteront leur partition sans aucune amplification. On pourra percevoir le son de chacun des cent haut-parleurs. Ding, diling diling, dilililililililililing...

mercredi 1 avril 2009

Des lapins, des poissons, des souris et des hommes


Nous partons aujourd'hui à Saint-Médard-en-Jalles, près de Bordeaux, pour diriger notre opéra de cent lapins demain jeudi en ouverture du festival Des souris et des hommes. Le jour suivant, nous déplaçons Nabaz'mob dans une chambre noire pour le présenter en installation pendant une semaine jusqu'au 10 avril au même Carré des Jalles. Nous espérons que la reproduction battra son plein, car nous avons eu une dizaine de blessés, quasiment refroidis suite à la chute probable d'un des deux clapiers, une indélicatesse de transport. La synchronisation suivant le mouvement des oreilles, il suffit qu'elles soient grippées pour que la bestiole à qui elles appartiennent prenne du retard sur l'ensemble. C'est chouette si cela dure quelques secondes, effet comique perceptible surtout musicalement, mais cela fait tâche si la paralysie les gagne. Dans ce cas de pause absolue, immobilité monochrome, ce qui s'appelle vulgairement poser un lapin, l'animal rejoint sa tanière pour être dirigé vers l'Hôpital Violet. Nous enchaînerons l'installation de St Médard avec six représentations au Pass (Parc d'AventureS Scientifiques) à Mons en Belgique du 13 au 15 avril pour le festival Robotix's. Quant à Antoine et moi, ayant récupéré nos éclopés remis sur bases, nous ferons du yoyo nord-sud comme deux poissons dans l'eau dans la position du lotus. Je n'oublie pas du tout les souris, mais elles restent à Paris !

lundi 23 mars 2009

Jean-Jacques Birgé et Antoine Schmitt présentent Nabaz'mob lundi à 19h à Evry en ouverture de SIANA


Lundi à 19h, Nabaz'mob, l'opéra pour 100 lapins communicants
ouvre la SIANA (Semaine Internationale des Arts Numériques et Alternatifs)
qui se déroule 23 au 28 mars à Evry...
L'édition 2009 s'intitule "L'imaginaire des technologies numériques".

vendredi 13 mars 2009

Le petit manège de la musique des jouets


Sacha Gattino me fait écouter un monde musical dont je croyais tout ignorer, mais que je pressentais pour en avoir tâté moi-même à mes débuts et dans mon travail de designer sonore. Tous ces artistes ont un goût pour la matière organique qui n'a rien de commun avec la virtualité synthétique. Ils pervertissent le réel en une sorte de théâtre de l'absurde empreint d'humour et de tendresse. Les boucles rythmiques et les agrégats chaotiques dessinent le même décor, un paysage brintzingue digne de Lewis Carroll ou Dave McKean.
Je prends des notes pour me retrouver parmi les chansons pop éthérées d'Animal Collective remplies de petits sons sympas, les charmants samples rythmés de la déjantée Moonstruck Parade du Japonais Bisk, les grincements accompagnant la voix enfantine de Coco Rosie que l'on imagine ne jamais pouvoir grandir, le duo de guimbardes de Makigami Koichi et Anton Bruhin, les engrenages mécaniques de Németh, la transe ethno de Badawi a.k.a. Raz Mesinai dont le théâtre musical nous caresse à rebrousse-poil avec ses bris horlogers, les jeux de cloches et les fanfares dérisoires de l'orchestre d'éléphants de Dave Soldier et Richard Lair, les jouets riquiquis d'Emmanuel Dilhac et ceux féroces de Spunk, la causticité de Wevie Stonder... J'en profite pour entamer une nouvelle dégustation du CD du polyinstrumentiste Frank Pahl produit par le guitariste français David Fenech, lui-même auteur d'une tendre et foisonnante Polochon Battle.
Sans remonter à Leopold Mozart, Joseph Haydn, Erik Satie ou Spike Jones, leurs ancêtres se nommaient White Noise, Moondog, Third Ear Band, Robert Wyatt, famille à laquelle appartiennent aussi Pascal Comelade et Pierre Bastien avec qui notre Nabaz'mob partagera l'exposition Musique en Jouets qui ouvrira ses portes le 24 juin au Musée des Arts Décoratifs à Paris...
Je ne peux pas adhérer totalement à ce mouvement qui, à mon goût, manque souvent de gros plans. En opposition, le jazz néglige les effets d'ensemble pour privilégier l'expression individuelle. C'est la raison pour laquelle Pierre Bastien, par exemple, ajoute sa trompette de poche à ses machines en Meccano. Tous ces musiciens peignent des décors féériques. Les jazzmen incarnent les héros. Le rock mise sur la puissance là où le classique joue sur la nuance. Il me faut un peu de tout cela pour trouver ma voie. En quête de perspectives, j'apprécie la transparence. Amateur de coups de théâtre, j'affecte les contrastes. Sacha dessine les scènes, j'en écris le synopsis, mais si nous devions enregistrer un album j'inviterais des acteurs à s'y mouvoir. Mais pour les spectacles vivants que nous projetons, les images de Nicolas Clauss et les sons qui y sont rattachés suffisent à occuper l'espace...
Comment pourrais-je être insensible à ces jeux d'enfants alors qu'avec Antoine Schmitt nous sillonnons le globe avec une ribambelle de cent lapins en plastique et qu'avec Frédéric Durieu, d'Alphabet à La Pâte à Son, j'invente des machines musicales interactives pour que chaque enfant qui sommeille en nous puisse s'épanouir. Ma collection de jouets musicaux est une boîte à outils où j'alimente régulièrement mes rêves sonores depuis 40 ans. C'est donc avec joie et armé de chocolat noir que j'irai me promener dans ces forêts de sucre d'orge et que je hanterai les palais de pain d'épices de ce monde enchanteur. Je sais bien que je ne pourrai m'empêcher de casser du sucre sur le dos des sorcières, de faire mordre la poussière d'ange aux trop gentilles fées pour être honnêtes, je déchaînerai malgré moi des tempêtes à la poudre de coco et ferai semblant d'enfiler mon déguisement, incapable de répéter deux fois le même tour, laissant à Sacha le soin de garder le cap vers cet horizon qui semble si proche mais s'éloigne au fur et à mesure que l'on avance. Ce programme devrait parfaitement coller avec les images mouvantes de Nicolas (ci-dessus une poupée de Money, inédit) qui nous engloutiront corps et biens, paysages obscurs éclairant la scène de leurs rayons de miel et de piments si puissants qu'ils nous emporteront la gueule parce qu'on aime ça plus que de raison. Un théâtre de la cruauté émerge des scènes enfantines les moins innocentes.

jeudi 12 mars 2009

La réaction se répand pour l'instant sans consistance


Plus ça va, plus la droite envahit la Toile. En ces temps de crise qui se précise hélas chaque jour, j'aurais dû plutôt écrire : moins ça va, plus les propos ineptes, non argumentés et réactionnaires envahissent Internet. Je m'en suis aperçu à la teneur des commentaires sur divers blogs que je consulte régulièrement. La droite a compris l'importance des nouveaux médias, elle aura mis le temps. Mais comme les plagiaires elle aura heureusement toujours deux ou trois métros de retard, à moins que le pouvoir ne lui facilite la tâche en censurant l'expression sous diverses formes voilées auxquelles adhère sans s'en rendre compte une partie de ce qu'il est coutume d'appeler abusivement la gauche. La planète n'était déjà pas au meilleur de sa forme, rendue exsangue par l'ultra-libéralisme, forme cynique et arrogante du capitalisme, mais nous sommes entrés depuis peu dans une logique inique et suicidaire qui dépasse les bornes.
La liste est longue des signes dépresseurs : l'État renfloue les bandits du secteur bancaire, il accumule les lois répressives au lieu de développer l'information et la formation, la religion envahit l'espace public et laïque, les riches se sucrent et les pauvres tirent la langue, les marchands d'armes s'en fichent plein les poches, les pollueurs s'en donnent à cœur joie, les victimes continuent à voter pour leurs bourreaux, le colonialisme a repris du poil de la bête sous de nouveaux masques, etc. etc. Je repense à l'évêque brésilien qui, affirmant que le viol est moins condamnable que l'avortement, excommunie à tour de bras alors que la gamine a neuf ans, c'est dire ce qu'il pense des femmes ! Dans Libération, la liste des artistes mal informés qui soutiennent la loi absurde, inapplicable et répressive sur Internet (Hadopi) est renforcée par une quatrième de couverture désespérante (mieux vaut lire dans le numéro de samedi l'entretien avec Benjamin Bayart)... Je découvre encore que le Pôle Emploi (fusion ANPE-Assedic) a payé 500 000 euros leur logo alors que les Assedic cherchent des noises aux chômeurs sous le moindre prétexte (vous avez bien lu, 500 000 € pour un logo... En plus il est laid à mourir ! Pour l'anecdote, Geoffroy Roux de Bézieux est président de Mobile Virgin France et de l’Unedic). Etienne Mineur, sur le même lien que je viens de souligner, nous gratifie de l'arrogance de Jacques Séguéla pérorant que "si à 50 ans on n'a pas une Rolex, on a raté sa vie !" Comment s'étonner ensuite des idioties que laissent certains internautes en commentaires si nous sommes abreuvés d'aussi pitoyables exemples ?
Non, mais je ne vais pas commencer la beaucoup trop longue liste des sujets de déprime alors que le soleil printanier nous exhorte à prendre l'air. Pourvu que ce soit sur celui des lampions (j'ai croisé une énième manif à République en allant chercher mes nouvelles lunettes) et que l'on ne sombre pas avec tous les déçus dans une révolution en chemises brunes. C'est toujours le danger en cas de crise lorsque la population n'est pas du tout formée politiquement et que son immense majorité répète stérilement le discours creux et efficace seriné par la presse, que ce soit les chaînes de télévision à la botte du gouvernement ou les quotidiens qui appartiennent presque tous aux marchands d'armes évoqués précédemment.
Moralité : il n'y en a pas.

samedi 28 février 2009

L'invasion des climatiseurs en devanture


Depuis la canicule le syndrome des climatiseurs envahit progressivement la France, défigurant les façades de leurs verrues métalliques et bruyantes. S'ils n'ont pourtant pas été d'une grande utilité depuis l'alerte de l'été 2003, cela n'empêche pas les sociétés pollueuses qui les fabriquent ou les installent de fleurir comme des furoncles sur le dos de la peur. Le décret timide qui en réglemente l'usage, publié le 21 mars 2007 au Journal Officiel et en vigueur depuis le 1er juillet, recommande de n'utiliser ces systèmes de refroidissement qu'au-dessus de 26° pour en réduire la consommation d'énergie délirante, incitant à limiter ainsi l'émission des gaz à effet de serre et le réchauffement climatique qu'ils occasionnent. Trois véhicules neufs sur quatre en sont déjà équipés, augmentant considérablement la dépense d'énergie. EDF, dans un discours totalement cynique, espère que cette habitude va se propager aux habitations individuelles et collectives. Aux États-Unis, dans nombreux pays d'Asie, les rues en sont infestées, générant un bruit permanent tel qu'il empêche d'ouvrir les fenêtres si l'on pensait avoir le choix en créant un courant d'air. C'est ce bruit qui angoisse Françoise tandis que des installateurs sont en train de poser deux de ces maudits appareils sur le toit de l'entreprise qui surplombe le jardin et jouxte les fenêtres des chambres. D'autant que ces systèmes fonctionneront sans cesse puisqu'ils peuvent servir de chauffage le reste de l'année ! Elle exige déjà des taxis qui nous véhiculent d'arrêter l'air conditionné quand nous en empruntons. À New York, on attrape la crève l'été à pénétrer en tenue légère dans des bâtiments frigorifiés et l'hiver dans des lieux surchauffés alors que l'on est bien couverts. L'Agence Régionale de l'Environnement a publié un petit dossier instructif sur le sujet. L'automobile a défiguré les artères de nos villes, c'est au tour des climatiseurs de s'attaquer aux façades. La perversité du système, c'est que le pseudo confort qu'ils offrent (installation et consommation onéreuses) en rafraîchissant l'air intérieur fait monter la température extérieure, générant la demande de rafraîchissement intérieure ! L'air conditionné est donc une drogue nocive produisant une accoutumance dangereuse pour la santé, le porte-feuilles et la planète. J'imagine déjà une réplique pour saboter ce fléau comme Bourvil s'attaquait aux antennes de télévision dans La grande lessive de Jean-Pierre Mocky. "Caramba, encore raté !". Je crains de prêcher dans le désert, là où il n'y a aucun cerveau disponible à bourrer et où l'électricité n'a pas droit de cité. Si ça fulmine sous nos crânes, faudra-t-il encore s'habituer à vivre en face de l'absurde et du gâchis ?

jeudi 26 février 2009

Repenser la ville


Tandis que les étudiants d'Autograf bûchent sur le son autour du quartier Saint-Blaise, je redécouvre un petit film sur les fourmilières dans une version un plus longue que celle entrevue sur FaceBook.
Les jeunes gens réfléchissent le quotidien des habitants de cet îlot du XXème arrondissement ou bien ils imaginent des cités utopiques, morceaux arrachés à une planète inconnue (me rappelant Magado que nous avions conçu en 2000 avec Moebius et Étienne Mineur pour Gallimard), projection surterraine d'un plan du métro, promenade commentée se déroulant tel le carton perforé d'un orgue mécanique, pop-up, etc. Pendant qu'ils enregistrent, montent et testent tous les effets à leur disposition, je pense à nos modèles absurdes. La ville ne correspond plus à nos besoins. L'automobile est son cancer. On adapte tant bien que mal les vestiges d'un passé révolu, mais quel architecte urbaniste redonnera du sens à vivre ensemble aujourd'hui ? Il faudrait tout remettre à plat, nos déplacements, tant réels que virtuels, nos espaces privés et collectifs, la nécessité de respirer, marcher, échanger, nous rencontrer à nouveau, seul comme dans la confrontation aux autres, tant d'autres... À mon petit niveau, je presse sur les tubes de couleur pour échapper à la grisaille, je plante des arbres, j'enfourche mon vélo, je crée du lien autant que possible... Cela mériterait que l'on si penche.
Que viennent faire ici les fourmis, envahissant l'évier comme ce matin, tentant d'autres sorties de-ci de-là, envoyant des exploratrices tout autour de nous ? Ont-elles construit un réseau de galeries sous la maison comme celui que l'on découvre à la fin de cet extraordinaire extrait documentaire ? Il n'est d'autre possible que celui qu'il nous reste à inventer.

P.S. : ce matin, je découvre que la Cité de l'architecture et du patrimoine expose GénéroCité jusqu'au 11 mai, cent projets français "généreux".

dimanche 15 février 2009

Tendres promesses


Nous recevons tous des courriels des plus improbables, que ce soit pour sauver le patrimoine d'un homme politique africain proposant une commission avec plus d'une dizaine de zéros à la clef ou parce que nous avons été nommé l'élu du cœur d'une belle jeune femme qui rêvait de voyage. J'ai rencontré deux pauvres hères qui ont cru au miracle, l'ont vécu une année et ne s'en sont jamais remis. Comme j'ai bien rigolé à la lecture du scénario, je me suis dit que ce serait chouette de vous le faire partager, des fois que vous soyez mâle célibataire en manque d'affection et parce qu'en général nous effaçons ces machins sans les lire. D'autre part, j'ignore si mes lectrices reçoivent également ce genre de missive ou si leurs compagnons leur font partager leur joie devant tant de concurrence déloyale... J'ai surtout savouré l'adéquation entre la photo et le texte, même si je vous les sers inversés, l'image apparaissant à l'issue de la lettre. Voici donc, in extenso, "Salut! Si je peux apprendre tu ?" que vous lirez avec l'accent, c'est plus jouissif.

" Salut.
Je suis tres contente d'ecrire pour moi c'est une grande joie.
Probablement, pour toi il sera etonnant de voir ma lettre. Mais je voudrais dire, pourquoi je vous ecris.
Vous, probablement, serez beaucoup óäèâëåíû, j'ecris a cela qu'a tu. Mais hier, j'etais óäèâëåíà, quand sur le mien l'adresse du courrier electronique la lettre est venue, l'essence principale de qui au sens de l'amour et dans les sentiments. La devise principale de la presente etait la phrase «Cherchez l'amour, et vous serez heureux». M'a interesse beaucoup la presente. Cette lettre contenait ton adresse du courrier electronique. J'ai vu ton adresse et a decide de vous ecrire. Je ne connais pas comme votre nom, je ne connais pas, ou vous vivez, mais pour moi, principal le sens - il est possible, vous cherchez l'amour ? Il y avoir etre cette lettre - le sort ?
Moi ne connait pas, comment la personne, qui m'a envoye la presente, a appris mon courrier electronique personnel. Mais je connais que cela non SPAM!
Je pense que ce n'est pas du tout important deja. Le plus important, que maintenant je peux vous ecrire la lettre. Je veux pour que vous appreniez que maintenant je veux t'apprendre plus!. Mais autrefois je voudrais raconter un peu de moi!
On m'appelle Anastasiya. Moi de Samaras (Russie). A moi de 36 ans. Moi la veuve. Mon mari a peri dans l'avarie d'automobile!!
Moi la bonne femme, calme, bonne et sociable.
Vous pouvez me voir sur ma photo!
Je parle librement en francais.
Pour moi il sera tres interessant de communiquer avec toi, et apprendre il te vaut mieux. Je veux construire celui-ci le dialogue dans le seul but - la creation des relations serieuses. Les relations sans tromperie, sans n'importe quels jeux. Je souhaite trouver l'homme honnete, qui peut m'aimer et respecter. J'espere que vous comme voudriez trouver l'amour aussi ?
Je trouver que dans l'amour l'age non le plus important!! Je n'ai pas peur de la difference a l'age de ! Le plus important que la personne m'aimera et respecter dans l'etat!
J'ai les centres d'interet divers et les interets, parmi qui est - les competitions sportives, l'art culinaire, la lecture des livres, la musique. L'interet special pour moi est presente par la conduite du menage, le nettoyage dans la maison. J'aime preparer les plats divers..
J'aime beaucoup des animaux.
Je conduire la maniere de vivre saine. Je ne fume pas, et je ne bois pas l'alcool!.
Mon nouvel ami, vous pouvez me raconter de vous ? Je veux t'apprendre plus!
Dans les lettres suivant je racontates plus en detail de moi-meme!
Certes, je vous expedierai beaucoup de mes photos, avec l'aide de qui tu pourras presenter mieux je me lave la vie! Dans mes photos tu verras les moments divers de ma vie, - a qui sont presentes, comme les plaisirs et le soin et meme dans la montagne de quelques moments
Je avec l'impatience attendrai votre reponse.
Je la verite veux t'apprendre plus et espere que repondre sur ma lettre!
S'il vous plait, ne m'oubliez pas.
Votre nouvelle amie de la Russie,
Anastasiya! "

Évidemment c'est dramatique. Sinon, en ririons-nous ?

jeudi 12 février 2009

Où fait-on pipi ?


Les municipalités de l'Est parisien sont de plus en plus prisées par une nouvelle génération de propriétaires qui souhaitent jouir d'un confort auquel la capitale ne leur permettrait pas de rêver même au prix d'un endettement carabiné. Les villes limitrophes de la couronne sont devenus inaccessibles et la plupart des "bonnes affaires" se réalisent déjà plus loin, à Romainville ou Noisy-le-Sec. Comme je m'étonnais du coût du mètre carré des lofts en face de chez nous, le conducteur de travaux me répondit offusqué : "Mais tout de même, c'est Bagnolet !" comme si nous habitions Neuilly. Voilà qui tranche avec le commentaire monstrueux de l'employée des Assedic de mon quartier qui, au moment de mon changement d'adresse (j'étais jusque là domicilié à Boulogne-Billancourt) me demanda si la déchéance n'était pas trop pénible ? Comme je ne comprenais pas ce qu'elle sous-entendait (mon inscription aux Assedic remontant à ma sortie de l'Ecole en 1974 !), elle s'expliqua : "Tout de même, passer du 92 au 93 !" Je restai bouche bée devant tant d'imbécilité et de mépris.
Je continue à regarder avec amusement les annonces qui tombent dans notre boîte aux lettres, avis de recherche de particuliers ou prospectus des agences immobilières cherchant à vendre ou à acheter. Cette fois le quatre pages en luxueuse quadrichromie vante les mérites d'une résidence proche du Parc du Château de l'Etang, l'endroit ayant été évacué des dizaines de Roms-Bulgares qui le squattaient depuis deux ans et demi, cousins de ceux qui campaient sur les talus qui longent le Périphérique. On voit que la Mairie communiste connaît les mêmes ambiguïtés, prise entre ses projets rénovateurs et "culturels" et la crise qu'elle vit dans ses limites territoriales. Amusé par l'argumentation et les somptueuses images du fascicule, j'admirais le plan des studios (on comprendra déjà la psychologie et la rentabilité du projet immobilier en constatant la taille des logements en construction, rien que des studios !) quand un détail de la simulation d'ameublement attira mon attention : les deux studios en haut de l'écran ne possèdent pas de WC ! Je suis sérieux, regardez bien, les toilettes sont figurées sur les autres appartements par un rectangle allongé dont un des petits côtés est arrondi. Ce ne peut tout de même pas être le rond dans un carré que l'on retrouve dans les kitchenettes ! Il ne s'agit pas de mobilier, mais des commodités faisant partie de la construction. Or deux des cinq lots n'ont pas prévu qu'on y fasse ses besoins. Les deux studios possédant un balcon, l'architecte et le promoteur ont-ils prévu que l'on se soulage dans le jardin ? Enfant, lors d'une coupure d'eau, mon père m'apprit à pisser par-dessus la balustrade du grand ensemble où nous habitions, mais la défécation aurait exigé de prendre des risques impensables. L'évacuation par la baignoire ou le lavabo impliquerait des consommations d'eau inadaptées avec les campagnes de réduction du gâchis et une insalubrité incompatible avec la qualité des autres prestations de la Résidence des Acacias. Le mystère reste entier. J'ai très envie d'appeler le promoteur pour savoir quel secret technologique abrite son projet.

mardi 27 janvier 2009

Libération ouvre ses colonnes à Alain Badiou


Ce matin, le journal Libération, qui jusqu'ici prit le soin le soin de le caricaturer, donne la parole à Alain Badiou, les rares commentaires du philosophe sur l'actualité agissant comme de petits échos à un entretien où le "démocratisme" est clairement mis en question. Badiou insiste sur la nécessité de "se tenir à distance et de la forme-parti et de l'État, et aussi savoir résister au fétichisme du "mouvement", lequel est toujours l'antichambre du désespoir."
Dans une discussion entre amis hier soir, j'ai pu constater moi-même comme il leur était difficilement acceptable d'assimiler à des pansements les propositions pleines de bons sentiments des uns ou des autres alors que tous les fondements du capitalisme libéral ont perverti en amont le système de repères utilisé. Émettant des doutes sur la rigueur des techniques de la psychologie sociale, même émises par la passionnante Ester Duflo devant le Collège de France, j'apparaissais isolé, "sur un rocher", alors que je soulignais simplement que les termes des enquêtes faussaient les protocoles dès lors qu'ils se réclamaient d'une vérité objective sans approfondir les raisons de l'état des choses et des êtres impliqués. La réduction de l'oppression des peuples à des équations dont les termes sont isolés du contexte m'a toujours révolté. Appliquant au public les techniques de marketing du privé, on ne cherche qu'à guérir des symptômes sans remonter aux causes primordiales. Pour en revenir au désespoir, il faut une bonne dose de volontarisme pour ne pas y sombrer tant l'éducation ne nous prépare qu'à nous conformer, voire dans le meilleur des cas réagir, lorsqu'il n'est de solution que dans l'action.
Plus loin, Alain Badiou (photographié ici lors d'une conférence de Slavoj Žižek à l'E.N.S. en mai 2008 qu'il présentait) rend hommage au "trio exemplaire de la fin du XIXe siècle et du début du XXe : Darwin, Marx, Freud... Trois savants (biologie, économie politique, psychologie clinique)... Qui sont aussi des philosophes (théorie de la vie, de l'histoire, du sujet)... Et des révolutionnaires : contre la théologie créationniste, contre la société de classe, contre la vieille morale sexuelle... Donnant sens à des notions à la fois neuves et fondamentales : l'évolution, la sélection, le capitalisme, le communisme, l'inconscient... Ils ont produit des effets immenses, dans tous les domaines du savoir et de l'action. Ils sont inclassables, inépuisables..."
En ce qui concerne l'actualité française, le message est on ne peut plus simple puisqu'il suggère que la rue appelle (jeudi ?!) à la démission de l'orléaniste Sarkozy tant les fronts se multiplient contre sa politique de destruction massive tous azimuts. De quoi Alain Badiou est-il le nom ? Par son rejet de "l'asthénie régressive", sorte d'aquoibonisme démobilisateur, il ne confond par son refus de vote avec le cynisme du citoyen français que la politique ennuie ou qu'il réduit à des mesurettes tant qu'il peut jouir de ses privilèges.

samedi 24 janvier 2009

Speed Racer remonte la course


Bien que rarement en accord avec les critiques cinéma qu'en général je lis plutôt après voir vu les films pour me faire ma propre opinion et éviter que l'on me gâche le plaisir de la découverte en me racontant le scénario, j'ai suivi le conseil d'Olivier Séguret dans Libération en allant regarder Speed Racer, le dernier film des frères Andy et Larry Wachowski, auteurs de la Trilogie Matrix et scénaristes de V for Vendetta. Il émanait de l'article quelque chose de l'ordre du jamais vu, on y faisait référence à la 3D, aussi ai-je pensé que nous étions peut-être en présence d'un de ces nouveaux objets qui changent la face du spectacle cinématographique. C'est le sentiment que me procura Tron à sa projection en salle en 1982, comme si il y avait désormais le cinéma avant et celui après Tron. La technique a souvent bouleversé l'histoire de l'art, comme l'invention du tube en plomb donna naissance à l'impressionnisme dès lors que l'on pouvait aller peindre sur nature en emportant les couleurs dans sa poche.
En France comme aux États-Unis, la presse éreinta Speed Racer qu'elle trouvait à juste titre bien pauvre scénaristiquement, divertissement des familles un peu cul cul la praline. Comme si la plupart des blockbusters n'obéissait pas à la débilité ambiante, marketés pour un public d'ados de 16 ans ne s'intéressant qu'aux jeux vidéo et au cinéma d'action pour les garçons, aux bluettes à l'eau de rose pour les filles ! Entre les films qui font réfléchir en interrogeant le supposé réel et le cinéma forain qui le fait oublier, le fossé s'agrandit, le niveau social et culturel dictant qu'on doive appartenir à un clan ou à l'autre. Il y a pourtant un temps pour tout, et que le cinématographe retrouve ses origines d'attraction foraine n'est pas pour me déplaire.
Certains films brisent cette convention et mêlent astucieusement la magie à la réflexion. Sans rejoindre ces chefs d'œuvre de plus en plus rares, Speed Racer décoiffe par son traitement graphique et ses effets 3D. L'utilisation de la couleur et du filé, les volets horizontaux qui remplacent les coupes de montage traditionnelles, les trucages sur fond vert donnent des idées de comment les utiliser autrement que pour un divertissement de pure forme. Inspiré d'un célèbre manga, le film explose dans les scènes de course automobile, avec humour et virtuosité, nous faisant oublier les trop nombreux passages dialogués pleins de bonnes intentions. Film à découvrir sans hésiter pour voir l'écran sous un angle différent.

jeudi 22 janvier 2009

Répétition des Vampires au Cap (1995)


Recherchant systématiquement ce qui pourrait être publiable sur YouTube, DailyMotion ou Vimeo, je réalise des petits montages avec les quelques rushes du Drame égarés parmi mes archives domestiques. En 1995, le Centre Culturel Français de Johannesburg nous propose une tournée en Afrique du Sud pour célébrer le centenaire du cinématographe. Comme les organisateurs métropolitains ont la mémoire courte, nous en sommes flattés bien que nous ayons alors décidé d'arrêter de jouer en public. Notre interlocuteur me demande si j'ai jamais vu les baleines passer au large du Cap de Bonne-Espérance ou si j'ai jamais nagé au milieu des manchots ? Il est difficile de refuser ce genre de proposition malhonnête, et nous acceptons de bon cœur ! Les dates ayant glissé de quinze jours, nous manquerons les baleines, mais nous passâmes un temps merveilleux au milieu des volatiles nautiques. Si leur pas maladroit est comique, leur nage rappelle le vol du goéland sitôt qu'ils ont plongé. Pour jouer en direct avec Les Vampires de Louis Feuillade, Bernard Vitet et moi demandons à l'accordéoniste Michèle Buirette, qui est en outre la mère de ma fille, de partir avec nous pour cette tournée de ciné-concerts.
J'évoquerai en son temps mon précédent voyage en Afrique du Sud avant Nelson Mandela pour tourner le film Idir et Johnny Clegg a capella et ce retour après la fin de l'apartheid, deux voyages que les paradoxes locaux rendirent plutôt pénibles, si ce n'est chaque fois le plaisir partagé avec nos hôtes.
Comme souvent avec les quelques archives que j'ai retrouvées, il s'agit d'une répétition et l'on m'y voit peu puisque je tiens la caméra. De plus, la qualité est souvent médiocre, mais ces rares témoignages ont l'heur de plaire aux amateurs de nos élucubrations artistiques. Les premiers plans du 20 novembre se situent au Studio GRRR à Paris. Bernard cherche ses notes au bugle tandis que Michèle lui souffle les accords. Dix jours plus tard, dans une salle du Cap, les amis se retrouvent pendant la balance pour interpréter Carton, chanson du disque éponyme, qui colle parfaitement avec un film muet puisque les paroles sont constituées de titres de films et qu'on y évoque les intertitres des films muets, d'où son titre ! Bernard pose son instrument pour chanter avant de gratouiller les cordes du piano. À la fin j'ai ajouté deux plans. Sur le premier, on ne voit pas le contrechamp qui aurait été trop hors sujet, un gigantesque gorille ! Sur le second, nous sommes entassés tous les trois dans une automobile en route pour le théâtre de Joburg où nous emmène Alexandre de Clermont-Tonnerre. Je me souviens seulement qu'il ne fallait pas se promener au-delà d'un certain trottoir, sinon nos vies seraient gravement en danger. Il est des accords qui nous échappent.

lundi 12 janvier 2009

Un Drame Musical Instantané répète Le K (1992)


Il n'est jamais facile de condenser un spectacle en quelques minutes. C'est pourtant ce que je fais avec les archives exhumées d'Un Drame Musical Instantané. Ce sont des documents, des témoignages, la qualité de l'image et du son sont très limite, mais c'est tout ce qui reste. Ici une répétition du K, ailleurs une autre de Zappeurs-Pompiers 1 (1988) ou un concert de Machiavel au Pannonica (1999), plus tard une représentation de J'accuse avec Richard Bohringer dans le rôle de Zola et un orchestre de 70 musiciens (1989), une de Zappeurs-Pompiers 2 (1990), le grand orchestre du Drame en répétition (1986), des bribes de Machiavel en studio (1999), etc.
Le K fut créé le 4 octobre 1990 au Festival Musiques Actuelles de Victoriaville (Québec) avec le comédien Daniel Laloux. La création française se tint en février 1991 au Festival Futures Musiques avec Richard Bohringer interprétant cette fois le texte de Dino Buzzati. Une précédente version avait été présentée en 1985 avec Michael Lonsdale et le percussionniste Gérard Siracusa. Quelle que soit la version, figurait également au programme une autre nouvelle de Buzzati, Jeune fille qui tombe... tombe.
Le K fut publié en CD avec Richard Bohringer, d'abord chez GRRR, puis chez Auvidis, légèrement écourté, dans la collection Zéro de conduite. Au rachat d'Auvidis par Naïve, toute le collection disparut. Heureusement GRRR ressortit l'album dans sa version originale. Le K fut nominé aux Victoires de la Musique dans la catégorie pour la jeunesse aux côtés d'Henri Dès, mais c'est Walt Disney qui l'emporta avec Aladdin ! Je me souviens très bien de la joie de Pascal Comelade qui s'était laissé embarqué comme nous dans cette galère lorsqu'il me reconnut sur le fauteuil juste devant lui. Quant à Jeune fille qui tombe... tombe, il est sorti sous le label in situ alors dirigé par Didier Petit avec Daniel Laloux affublé de son tambour napoléonien. Je le préfère nettement à notre enregistrement du K.
Au Théâtre de Quimper en 1992 (montage ci-dessus), Daniel Laloux avait repris le rôle du narrateur. Un Drame Musical Instantané, producteur du spectacle, ici en répétition, était composé de Francis Gorgé (guitare, ordinateur, instruments de synthèse), Bernard Vitet (trompettes, anche, piano) et moi-même (instruments de synthèse, trombone, voix). Le scénographe était Raymond Sarti, le luminariste Jean-Yves Bouchicot. Raymond avait inventé un décor tout en métal rouillé, vieux ventilos, loupes géantes et nuages mobiles. Jean-Yves éclairait la scène avec des machines improbables comme de vieilles photocopieuses dévoyées.
L'aventure magnifiquement avancée s'est terminée en catastrophe. Nous jouions au Festival Musique Action de Vandœuvre-les-Nancy avec tous les atouts en main, distribution idéale, conditions techniques parfaites, éclairage, sonorisation, la partition sur le bout des doigts et enfin une vingtaine de programmateurs de festivals dans la salle. Ce sont des choses qui arrivent, nous étions si sûrs de nous que nous nous sommes relâchés et avons joué comme des pieds, mettant un terme à tout espoir de continuer à tourner le spectacle.

vendredi 2 janvier 2009

Entretien audio en 9 chapitres sur le design sonore


En prévision de la conférence du 22 janvier prochain organisée par les Designers Interactifs à l'ENSCI en compagnie de Nicolas Misdariis et Roland Cahen, j'ai répondu aux questions de Xavier Collet qui introduit ainsi les neuf chapitres de notre entretien que j'ai découvert hier grâce à un mail d'avertissement automatique de Google :
"Nous vous proposons de découvrir aujourd’hui l’interview de Jean-Jacques Birgé, designer sonore, compositeur, cinéaste et également pionnier de la création “multimédia”. L’épaisseur du personnage a influencé la forme de cette entrevue. Nous devions parler design sonore et médias interactifs, mais chez Jean-Jacques Birgé, toute pratique artistique ou de design s’inscrit dans une démarche globale qui transcende les disciplines, les styles, les écoles, une démarche qui questionne la société, une démarche qui s’engage, s’affirme et qui est capable d’inventer sa propre place dans le monde.
Ainsi le format de l’interview est, comme la précédente, divisée en questions, car il fallait bien un cadre, mais celles-ci se prolongent dans des digressions, des anecdotes qui sont le témoignage d’une vie consacrée à l’art, au design et à la recherche d’une vérité personnelle. Une interview pleine de sincérité et d’humanité en ces temps Orwelliens de manipulation généralisée et de barbarie économique."
C'est amusant, Xavier Collet a souvent terminé les chapitres qu'il a découpés par l'un de mes éclats de rire. L'ensemble des neuf chapitres dure moins d'une heure, alors que mon intervention devra durer seulement quinze minutes avant de retrouver mes collègues autour d'une table ronde. Je l'ai donc structurée en trois parties de cinq minutes qui me laissent libre d'improviser. Après une très courte présentation autobiographique, je compte expliquer comment j’en suis arrivé au design sonore, à Nabaztag (c'est la commande) et aux choix qui s'y rapportent (voix féminine, charte sonore, identifiants de connexion…). Je commenterai ensuite une succession d’exemples sonores déjà montés entrecoupés de silences, espérant que l'enregistrement saura m'interrompre avec humour et à propos, le temps ramassé induisant un duel plus qu'un dialogue. Je crains trop les interventions figées où je m'endors comme tout un chacun, les projections illustratives type PowerPoint et les éternels ressassements. Le quart d'heure ne permettant pas la digression, j'envisage ma prestation comme un challenge scénique qui me fiche la trouille, ce qui est toujours de bonne augure, un juste équilibre entre la confiance et le risque. Je terminerai en évoquant Nabaz'mob, l’opéra pour 100 lapins avec en coda le petit film de la création avec Antoine Schmitt réalisé par Françoise Romand.

Photo © Aldo Sperber 2008

mercredi 31 décembre 2008

Réveillonnez avec la police !


35 000 policiers se déploient ce soir, dont 7 000 à Paris, pour s'assurer que le Réveillon se passera bien dans la loi et l'ordre. La ministre de l'intérieur, Michèle Alliot-Marie, espère préserver ainsi "l'esprit festif" qu'elle pense absent des préoccupations des garçons sauvages. Elle se trompe lourdement, tout comme le directeur de la police urbaine de proximité (un titre comme ça cela ne s'invente pas, des fois qu'on la sente trop lointaine), Alain Gardère, qui parle d'un dispositif "montant en crescendo au long de la journée" (le terme est beau comme un feu d'artifices), car il craint les "traditionnels débordements de groupes de jeunes alcoolisés et sous l'emprise du cannabis". Alors là on se pisse dessus, pas qu'on ait trop ingurgité de mousse ni pour éteindre le feu, mais amalgamer alcool et pétards, il faut le faire ! Voilà un demi-siècle que chacun sait que la marijuana aurait plutôt tendance à abrutir qu'à exciter... Il est vrai que la cocaïne est une drogue de riches et il serait dommage que ceux qui s'en ficheront plein le pif dans le quartier des Champs Élysées soient dérangés par des bandes de voyous... Voilà comment le gouvernement justifiera donc le déploiement de policiers "en nombre et mobiles", des fois que la température glaciale tuant chaque jour des SDF ou que le cynisme patronal produisant du chômage comme s'il en pleuvait ne suffisent pas à attiser le feu de la crise ! Bonnes gens, réveillonnez tranquilles, soyez, vos avoirs sont sous bonne garde, la police veille.

vendredi 12 décembre 2008

Ambivalence d'André Malraux


Le mystère Malraux paraîtra en DVD le 7 janvier prochain aux éditions Montparnasse, accompagné d'un extrait télévisé de quatre minutes du discours à Jean Moulin, modèle du genre, en complément de programme. Le film réalisé par René-Jean Bouyer est le récit d'un aventurier qui a su garder secrète sa vie personnelle pour se fabriquer une légende. Ses intimes ont du mal à soulever le voile tant le mystère leur est toujours resté opaque. L'histoire est aussi excitante et mystérieuse, toutes proportions gardées, que celles d'un Henry de Monfreid ou d'un Jacques Vergès. Orgueilleux, mythomane, exalté, remarquablement intelligent, son ambition répond à ses origines modestes et à son absence de diplômes. S'il s'invente un rôle de commissaire politique en Chine ou se proclame colonel dans la Résistance, André Malraux n'en aura pas moins été écrivain, pilleur d'œuvres d'art à Angkor, journaliste anticolonialiste, chef de l'escadrille España pour la République espagnole, cinéaste, résistant et combattant, Ministre des Affaires Culturelles gaulliste (on lui doit les Maisons de la Culture) après avoir été trotskyste dans ses jeunes années. Admirateur fervent du général de Gaulle et héros de la politique spectacle, son ambition eut raison de ses convictions... Les manuscrits exposés laissent entrevoir sa manière de composer ses livres, montés comme au cinéma. Il se passionne pour l'art, probablement afin de conjurer la mort qui l'entoure. Ses deux frères disparaissent pendant la guerre, l'un fusillé, l'autre torturé et déporté, deux de ses fils se tuent en automobile, leur mère est broyée par un train, Louise de Vilmorin meurt alors qu'il vient de la retrouver... Si les femmes tiennent une place importante dans sa vie, il dit ne jamais avoir connu l'amour. C'est un être analytique et calculateur, mal dans sa peau, trop préoccupé par son image. Le film, narré sobrement par Edouard Baer, mêle habilement les documents d'archives, les reconstitutions rappelant Errol Morris (gros plans, vues de dos ou lointaines) et les témoignages. Pour la première fois, s'expriment sa veuve Madeleine Malraux, son fils Alain Malraux, Sophie de Vilmorin, son psychiatre le Dr Bertagna, la famille de Josette Clotis, son grand amour disparu dans un accident ferroviaire... Atteint du syndrome de La Tourette, il sombrera dans l'alcoolisme et la dépression, alors qu'on lui attribuait une dépendance à l'opium. Si le film ne s'attarde pas sur son retournement de veste, il n'a rien d'une hagiographie et son aventure fait partie des grands mythes du XXème siècle. On aurait pourtant apprécié un peu plus de psychologie, car entre les lignes se devine l'histoire d'une traîtrise, celle de ses origines sociales pour commencer.

mardi 2 décembre 2008

97 jouets musicaux électriques au bout des doigts


La société française UltimateSoundBank vient d'éditer un drôle d'objet pour les musiciens fondus de musique bizarre. Electric Toy Museum est un logiciel rassemblant 97 jouets musicaux électriques, échantillonnés selon les règles de l'art en 24bits/96kHz. La collection d'Eric Schneider a été enregistré en 14000 samples sous 1000 presets, de quoi passer, pour seulement 209€, de longues journées à tout explorer si l'on est branché par les sons minimalistes de ces boîtes en plastoc, grinçants, distordus, couinants, drôles ou envoûtants.
Le logiciel UVIworkstation, livré avec (appât intelligent, il est même téléchargeable gratuitement séparément !), permet de jouer, en direct et sur plusieurs pistes, tous ces timbres rarissimes ou de contrôler l'ensemble par son séquenceur habituel. Ça marche sous Mac et PC, en AU, VST, RTAS et MAS. Seule contrainte, utiliser une clef de sécurité iLok (40€, commercialisée par exemple par Univers-Sons comme tout le reste) pour profiter du logiciel sur n'importe quel ordinateur. L'iLok offre la possibilité de mémoriser jusqu'à 150 autorisations, beaucoup plus que l'on ne pourra jamais en accumuler.
De plus, l'UVI engine est un échantillonneur puissant qui offre de jouer aussi bien et facilement les sons d'autres banques comme les instruments symphoniques MOTU ou les instruments solo de l'IRCAM (j'y reviendrai) que n'importe quel fichier audio externe jouable par glisser-déposer. Voilà qui va me permettre d'intégrer mes propres sons, entre autres sur scène, sans avoir besoin d'acquérir un autre échantillonneur. En outre, l'UVI peut traiter tous ces échantillons en temps réel par de multiples effets, réverbe à convolution, filtres, LFO, boucles, stretch, etc.
Les jouets du Museum sont classés en dix catégries : Enfants, Développés, Drums & FX, Mini Sampler, Jouets musicaux, Orgues basiques, Idiots, Petits, Speech et Style-o-phone. Je retrouve ainsi quelques uns de mes jouets qui ne sont plus forcément opérationnels. Mais les quatre synthés chinois achetés chez Tati ces dernières années au moment de Noël et que j'utilise de temps en temps en concert ne figurent pas dans la liste, hé hé ! Coïncidence amusante, il se pourrait bien que les instruments originaux qui ont servi à réaliser cette superbe application se retrouvent exposés l'année prochaine dans le même musée que notre opéra pour 100 lapins, et ce pendant six mois, en installation permanente. Mais chut ! C'est encore un secret...

vendredi 28 novembre 2008

Les applis d'iPhone inaugurent un nouveau modèle économique


Les iPhones se propagent à vitesse V. Nous avons éclaté de rire lorsque nous avons tous sorti le nôtre dans le même mouvement. Chacun télécharge de nouvelles applications en fonction de ses aspirations. Nombreuses sont gratuites, d'autres payantes, mais à 0,79 euro ce serait stupide de se passer par exemple des centaines de chaînes de radio offertes par allRadio. Il est si facile de les télécharger ou de les acheter en un clic qu'un nouveau modèle économique se dessine. D'un côté les applis coûtent si peu qu'il serait dommage de s'en priver, de l'autre le nombre d'utilisateurs potentiels laissent entrevoir des revenus substantiels pour les développeurs et les créateurs, ce qui n'a jamais été possible sur le Net en dehors des sites pornos. Lorsque le pli de payer est pris, les usages évoluent. Antoine et moi avons commencé à imaginer des applications artistiques interactives qu'il ne reste plus qu'à réaliser !
J'ai déjà téléchargé de quoi remplir sept des neuf écrans accessibles et je crains donc que nous soyons vite limités par cette capacité :
- Très utiles, Paname pour le trafic automobile à Paris et région parisienne, GoVelib pour la disponibilité des bicyclettes et leurs emplacements, AroundMe pour trouver parkings, stations-service, supermarchés, bars, banques, pharmacies, etc. à proximité, plus une collection de traducteurs avec éventuellement prononciation à haute-voix.
- Comme tous les sites qui ont développé une version adaptée à l'iPhone (par exemple, Le Monde), les raccourcis de communication sont appréciables : FaceBook, MySpace, AIM, IM+Lite, Palringo, Fring... Mais j'appelle avec Skype par s4iphone.com sur Safari !
- Pour prendre toutes sortes de mesures, Dimensions est extrêmement complet (1,59€), du pied à coulisse au mètre de couturière, de la surface calculée à l'aide de l'appareil-photo au niveau à bulle ou à la distance de l'orage ! Les diverses lampes de poche sont aussi très pratiques...
- J'ai déjà évoqué ici Midomi qui reconnaît la chanson que l'on siffle, mais j'ajouterai Pitch2Note+ et Tuner440. J'amplifie le son ambiant considérablement avec istethoscope (attention allez-y mollo) et je le transforme cosmiquement avec RjDj Album (2,39€, mais il existe une version lite gratuite). Brian Eno, à qui l'on doit une version de son jeu de cartes Oblique, propose Bloom pour jouer des séquences de notes en boucle lorsque l'on tapote l'écran tactile. Autre application musicale amusante, ZooZBeatL, mais sans commune mesure avec BeatMaker, véritable studio de création musicale mobile pour seulement 15,99€. Enfin Ocarina de Smule (0,79€) permet de jouer en soufflant dans le micro et de regarder la planète s'éclairer là où d'autres fadas annonent des petits airs idiots.
- AirSharing permet de transformer l'objet en disque dur (5,49€) et Simplify d'avoir accès à une trentaine de bibliothèques iTunes de ses amis, donc plus besoin de recopier ses mp3.
Souvent les applications payantes sont gratuites pendant quelques jours à leur lancement, ce qui exige de se tenir informé régulièrement en se connectant à l'AppleStore sur iTunes... Une autre méthode pour faire des économies consiste à ne pas se laisser aller à acheter ces nouveaux jouets technologiques, mais cela est bien compromis puisque pour lire ce billet vous avez déjà cédé aux sirènes du multimédia.
Dernier conseil, mais de taille, éteignez votre iPhone tous les jours ou tous les deux jours et relancez-le pour effacer la mémoire tampon qui risque de le bloquer. En cas de gel de l'écran, tenez longuement appuyés le bouton d'extinction en même temps que celui de sélection pour parvenir à l'éteindre. Si ce bug se reproduit trop souvent, restaurez à partir d'iTunes, sans risque de perdre vos données puisque vous y avez régulièrement synchronisé votre iPhone. Attention, cela prend du temps, comme toute nouvelle mise à jour, minimum une heure.

jeudi 27 novembre 2008

Le retour du ballon rouge


Mes souvenirs m'appartiennent-ils en propre ou sont-ils la reconstitution d'une mémoire induite par les traces graphiques ? Rue Vivienne dans les années 50. Je marche seul sur les trottoirs. L'été je porte une culotte courte, l'hiver un pantalon. Pour traverser, j'attends que le feu passe au rouge. Parfois j'attrape la main d'un monsieur et je reprends mon indépendance de l'autre côté de la voie. J'ai cinq ans lorsque nous quittons le IIème arrondissement pour le XVème.
Rue Léon Morane dans les années 60, devenue depuis rue des frères Morane. Après l'école communale Lacordaire, je fais mes trois dernières années à Saint Lambert, de la neuvième à la septième. Le matin, j'emprunte la rue de la Croix Nivert, croise la rue de la Convention, passe devant la station Shell du père de Chrétien, bifurque un bout de Lecourbe et rejoint la cour de l'école. Au retour, je préfère passer par la rue de Javel où habite mon copain Paul Makloufi. Au bout de la rue, Fructus tourne à droite, moi je rentre tout droit. Nous habitons au rez-de-chaussée du numéro 15. Mais la ville a changé. Nous sommes entrés dans l'ère moderne. Avant, c'est l'ancien temps.
Dans Le ballon rouge tout ressemble à mes premières années, Paris, les rues vides, l'autobus à plate-forme, les automobiles, les vêtements que nous portions... Tous les enfants de cette époque semblent se reconnaître dans Pascal, le fils du réalisateur Albert Lamorisse, qui partage la vedette avec le ballon. Le film "restauré numériquement en haute définition" est superbe (Malavida). Voilà qui me change de l'à-peu-près en ligne sur Google Video ou de la copie 16mm que j'ai rangée à la cave aux côtés de Bim le petit âne. Chaque fois que je le vois, j'ai l'impression d'assister à la projection d'un film de famille. Mon père tournait chaque année quelques mètres de pellicule avec sa caméra. Mes huit premières années tiennent sur une bobine d'une cinquantaine de minutes. Après il faudra attendre la naissance d'Elsa pour qu'à mon tour je me mette à filmer. Le ballon rouge est remarquablement mis en scène, comme si tous les nôtres en constituaient les rushes, des bouts d'essai. Le DVD propose également Crin Blanc, son précédent petit chef d'œuvre, mais les sympathiques compléments de programme ne sont hélas pas à la hauteur, documentaire sur le héros de Crin Blanc d'un côté, souvenirs de Pascal Lamorisse de l'autre, chacun tentant de transmettre son expérience à sa propre fille. Peu importe si ces deux documentaires n'en finissent pas, le second a le mérite d'évoquer les autres films du cinéaste, en particulier Le vent des amoureux pendant lequel il périt dans un accident d'hélicoptère. Les deux moyens-métrages, et particulièrement Le ballon rouge, restent des merveilles indémodables.
Si pour être de partout il faut être de quelque part, pour être de son temps il faut apprendre à se conjuguer à tous.

mardi 4 novembre 2008

Invasion de lapins à Besançon


Prélude
Hallucinant ! Nos lapins ont envahi Besançon, affiches géantes sur les panneaux de la ville et chez les commerçants, format large au cul des autobus, 40x60 un peu partout, autocollants, type vitrail pour coller sur les vitres, sans compter le programme, les invitations et le site du passionnant festival Musiques Libres 2008 dirigé par Philippe Romanoni.
Jamais il n'y eut autant des spectateurs, dit-on, Nabaz'mob allant jusqu'à jouer un rôle de locomotive pour le reste des spectacles qui affichèrent une hausse de 40% de fréquentation par rapport aux années précédentes !


Nabaz'mob
Nos cent rongeurs wi-fi en plastique blanc n'attrapent pas pour autant la grosse tête et jouent leur partition impeccablement, si ce n'est le quatrième olibrius du premier rang côté cour qui accuse un léger retard systématique, valorisant la meute de ses congénères appliqués à remuer leurs oreilles comme les tentacules menaçantes d'un parterre d'anémones de mer. Ils jonglent avec leurs cinq leds multicolores, s'ils ne les contiennent pas dans un ensemble aussi sombre qu'envoûtant.
Dans l'ancien cirque couvert du Kursaal, l'acoustique aurait permis de jouer sans amplification, nous faisant profiter du mouvement organique produit par les cent haut-parleurs cachés dans leurs petits ventres (oui, Nabaztag est une pythie ventriloque, puisqu'elle n'a pas de bouche et parle avec son ventre lumineux), si nous n'avions craint, à tort, que la musique n'atteigne difficilement les spectateurs perchés jusqu'au second balcon.


Analyse
Fred Jimenez dans L'Est Républicain d'hier lundi :
BEN MON LAPIN !
(...) Le symphonique lapinos de Jean-Jacques Birgé et Antoine Schmitt a laissé plus d'un spectateur pantois, hier, en clôture du festival Musiques Libres.
Ce concert pour cent Nabaztag, ces petits lapins numériques commandés via connexion wi-fi, avait attiré nombre de couples avec leurs jeunes, voire très jeunes enfants, dans un Kursaal quasi comble.
Mais le spectacle n'avait rien d'un conte anecdotique. Il fallait se laisser gagner par la poésie douce-amère de ces petites créatures dont les oreilles balayées par le son faisaient penser aux anémones de mer caressés par un courant sous marin. Le chuchotement amplifié des lapins communicants redistribuant avec force effets lumineux les musiques (...), avait quelque chose de poignant, voire touchant, de l'ordre d'une fable désespérée sur la condition humaine.
La fixité robotique des intervenants, privés de libre arbitre, inspirant un déroutant retournement sur la question de sa propre sensibilité aux mouvements de masse. Cette partition chorégraphique a été accueillie avec une attention religieuse par le public, même le plus jeune.


Postlude
À la sortie du spectacle, soufflait le ventilateur de l'installation Cube-Mouvement de la jeune coréenne Oh You Kyeong, élève de Penone, dans le théâtre du Grand Kursaal. 3300 boîtes en papier léger valsent au gré de la fantaisie des courants d'air. Les cubes se soulèvent, se bousculent, s'envolent, retombent, se calent, s'expulsent et cabriolent encore. Nous sommes restés longuement devant les figures chorégraphiques, admirant les principes d'incertitude qui transformaient sans cesse l'œuvre qui nous surprenait en inventant de nouvelles figures. Cubes blancs contre lapins blancs, trente trois fois plus nombreux, c'est en frères qu'ils partagent l'espace avec nos lapins ou lapines (la question est le grill).


Notes persos
Notre excursion bisontine me permit de retrouver le designer sonore Patrick Susini, de vieux copains comme la chorégraphe Lulla Chourlin (avec qui le Drame monta Zappeurs-Pompiers dans les années 80 alors qu'elle s'appelait Lulla Card) et le compositeur Patrick Roudier (rencontré à l'époque de Rideau ! et pour qui Bernard et moi jouâmes les rôles de Moïse et Aaron dans l'opéra de Schönberg ainsi que Ninetto Davoli et Toto dans Uccelacci e uccelini !). Nous échangeâmes d'amusantes évocations psychanalytiques avec Lucia Recio et Xavier Garcia venus représenter leur Radiorama. J'entendis quelques minutes du duo de Didier Petit et André Minvielle avec beaucoup d'émotion. Les facéties scéniques du Trio de Bubar excitèrent notre appétit. J'ai d'ailleurs rapporté du morbier, du comté, de la cancoillotte artisanale à l'ail et une saucisse de Morteau. L'accueil de toute l'équipe de Musiques Libres fut si chaleureuse qu'elle mérite enfin d'être signalée...

samedi 1 novembre 2008

Nabaz'mob, icône des Musiques Libres


Je suis tout fier et flatté. Affiches, programmes, flyers, site Internet, le Festival Musiques Libres de Besançon a réalisé toute son identité visuelle cette année avec mes photos de Nabaz'mob. Notre opéra pour 100 lapins communicants fait la clôture du Festival demain dimanche à 16h. Beau programme où jouent également Jean-François Pauvros, Xavier Garcia, Didier Petit, je ne cite que les copains, parmi tant d'autres que je ne connais pas. Voilà un bout de temps que je n'étais pas retourné à Besac !


Au même moment, encore aujourd'hui et demain, un autre pote, Stéphane Cattaneo y expose ses dessins 14 avenue Fontaine Argent de 14h à 18h. On aura repéré ses dessins dans le Journal des Allumés, dégusté Beautiful Life, un quatre mains avec Moebius, et revu ses pages de garde généreusement personnalisées. Cattaneo jongle avec les couleurs comme il dessinait ses lignes coupantes sur des surfaces contrastées par l'encre noire. Il tamise le réel à la passoire du dessin caustique, son regard décalé le faisant passer dans l'abstraction sans préméditation.

vendredi 31 octobre 2008

Le Mir:ror de Violet réfléchit nos intentions


Miroir miroir, entre hier et aujourd'hui, on n'en sort pas !
Après avoir connecté des lapins (280 000 Nabaztags vendus à ce jour), Violet étend le concept à tous les objets ! La firme française lance donc son nouvel objet communicant, le Mir:ror, premier lecteur de puces RFID grand public. La version 2 de Nabaztag, dit Nabaztag/tag, possède déjà un tel lecteur caché derrière son museau. J'ai évoqué ici mon travail de design sonore pour la petite soucoupe blanche qui se branche sur le port USB de notre ordinateur et que nous avons mis au point avec Antoine Schmitt, lui-même designer comportemental de tous les objets Violet, avec qui je travaille depuis quatre ans sur ces drôles d'ovnis apparus à l'orée du XXIème siècle, sans oublier notre propre détournement artistique de l'objet industriel, l'opéra Nabaz'mob pour 100 lapins Nabaztag (prochaine représentation dimanche prochain 2 novembre au Festival Musiques Libres de Besançon).
Violet sort donc Mir:ror (39 euros avec un Nanoztag et trois Ztampz) et lance son nouveau site, my.violet.net, "une véritable plate-forme applicative, un «violet objet operating system » (V.O.O.S.) permettant d'associer à la présentation d'un objet communicant des actions informatiques basiques mais ouvrant également la voie à des applications plus complexes. On peut aussi associer à un même Ztamp plusieurs applications. Si votre porte-clef est équipé d'un Ztamp et que vous le posez devant votre Nabaztag ou votre Mir:ror en rentrant chez vous, cela peut immédiatement déclencher la lecture d'un fichier audio, y compris chez d'autres possesseurs de Nabaztag ou de Mir:ror, mettre à jour votre statut Facebook, voire allumer une lumière si celle-ci est raccordée à une prise communicante. Avec la future démocratisation de la domotique, les possibilités du V.O.O.S. sont infinies" explique Rafi Haladjian. J'ai comparé Mir:ror à un raccourci objet comme il existe des raccourcis clavier, une manière d'automatiser des gestes récurrents grâce à une interface ludique.
Après avoir composé des jingles midi pour le synthétiseur interne du Mir:ror, j'ai livré à Violet toute une flopée de petits sons, joués par l'ordinateur ou la lapin, se rapportant aux premiers services proposés : lancer un fichier depuis le bureau, verrouiller son ordi, envoyer un mail, lancer l'économiseur d'écran, envoyer un message à un objet Violet, lire un texte, poster un message à Twitter, compter les Ztamps, jouer un slideshow, appeler un url, visualiser un film sur DailyMotion ou YouTube, se connecter à Skype, contrôler iTunes, simuler les touches du clavier, etc. J'ai choisi des sons courts et simples qui rappellent chaque action. À l'instar de tous les jingles et identifiants que j'ai composés pour Nabaztag, leur sonorité est mécanique, pour faire vivre l'objet physique plutôt qu'insister sur ses prouesses technologiques. J'ai transposé cette fois l'anthropomorphisme du lapin à un phénomène d'identification avec des gestes quotidiens pour conforter les utilisateurs dans un univers rassurant malgré le côté high-tech de tous ces nouveaux objets. Dans ce type de travail, la difficulté majeure réside dans la répétition des tâches et donc des sons qui ne doivent pas lasser après des mois d'utilisation. Essayant toujours de me mettre à la place des futurs utilisateurs ou spectateurs lorsque j'invente quoi que ce soit, je teste ensuite in situ tout ce que j'ai réalisé. Les nombreux commentaires entendus ne font que valider mes suppositions. J'attends maintenant avec impatience ma collection de petits lapins de toutes les couleurs, les Nanoztags, pour pouvoir coller sous leur base les Ztampz dont je choisirai moi-même l'action auquel chacun correspondra !

mardi 28 octobre 2008

Repeindre la ville


Il y a huit ans, tout le monde m'avait dissuadé de peindre le mur d'enceinte du jardin en orange, sous prétexte que cela ferait cirque. Je m'étais laissé convaincre, mais je ne me suis jamais habitué au rose vomi derrière les barreaux. Pour gagner de la place en agrandissant le jardin, nous avons récemment remplacé les grilles en fer forgé par un petit mur et je suis revenu à la charge avec mon orange barnum. Françoise était évidemment enchantée de l'idée. J'ai fait attention que mes oranges bleues tintinesques s'accordent avec le jaune et turquoise de la maison d'à côté. Tandis que nous peignons la façade, presque tous les passants, jeunes et vieux, s'arrêtant pour commenter, louent le rayon de soleil que ma lubie jette sur le quartier. Il y a toujours quelques grincheux pour se plaindre, mais je suis content d'avoir tenu bon. Le gris de nos cités me déprime et j'espère bien donner ainsi l'exemple et voir fleurir bientôt dans la rue des fleurs immobilières ou automobiles de toutes les couleurs.

dimanche 19 octobre 2008

Petit cours élémentaire d'économie


Que s'est-il passé aux États Unis pour les deux millions de familles expulsées de leur maison (le chiffre est hélas très provisoire) ? Elles ont emprunté à taux variable : les premières années, le remboursement était extrêmement léger, et les suivantes le taux s'est envolé, ne leur permettant évidemment pas de suivre. Comme leur emprunt était garanti sur la valeur de l'hypothèque de "leur bien", elles ont tout perdu en étant saisies. Depuis, elles vivent sous des tentes ou des mobile-homes, et les maisons, vidées et non entretenues, s'écroulent. Ce n'est pas une très bonne affaire pour les banques qui ont initié ce modèle, puisqu'elles se sont écroulées à leur tour. C'est le scandale des subprimes. Il y a deux ans, fasciné par l'Amérique, ce qui nous sert de président vantait ce système !

L'endettement individuel est censé être un des garde-fous de la société capitaliste. Lorsqu'on a acheté à crédit son appartement, sa bagnole et son réfrigérateur, on se tient à carreau, on ne rue pas dans les brancards. L'accession à la propriété, sous des allures "démocratiques", est un système de contrôle. Maintenant, ceux qui sont à la rue n'ont plus rien à perdre. Et aux États Unis ils sont armés, car, s'ils ont perdu leur toit, ils ont conservé leur joujou qui fait du bruit et des étincelles quand on s'en sert.

Pourvu que leur conscience politique leur permette de faire les bons choix et qu'ils s'orientent vers une solidarité communiste plutôt qu'un repli communautaire revanchard ! En Allemagne, la crise de 1929 avait fait le lit du nazisme, ce national socialisme qui avait donné du travail à tous les chômeurs par sa politique des grands travaux et sa haine ciblée des capitalistes (annexant les uns et brûlant les autres avec toute la marmaille)... Aujourd'hui, craignons les chemises brunes plus que jamais, car face au désespoir, une population abrutie par l'intoxication médiatique est prête à l'absurde.

Merci à P.O.L. pour le lien vers la vidéo. Pour plus d'infos, voir L'argent dette.

vendredi 10 octobre 2008

Que Dieu garde son calendrier !


Un Pakistanais sans papier a probablement glissé dans ma boîte aux lettres ce calendrier offert par l'agence immobilière Orpi. C'est le premier de l'année, le premier de l'année 2009, support de publicité aux services divers, serrurerie pour protéger son habitation, plomberie ou électricité pour réparer les appareils de moins en moins solides, etc. Plié, l'objet ressemble à un carnet à spirales prétendant réfléchir le rythme scolaire de notre laïcité. Au centre la double page cartonnée rappelle la sempiternelle liste des saints et des jours fériés. On ne voit pas le cycle lunaire qui est pourtant le seul truc qui excite ma curiosité. Par contre, le verso répertorie toutes les fêtes religieuses, boudhistes (2), musulmanes (10), juives (9) et chrétiennes (7). Blasphématoire, Orpi a beau titrer que l'agence est "toujours à vos côtés", en tant qu'athée je me sens exclu par sa politique commerciale communautariste. Je repense à la "formule ridicule" attribuée abusivement à André Malraux qui n'a jamais dit « le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas », mais « le grand problème du XXIe siècle sera celui des religions », ce qui est radicalement différent ! Il ne manque plus que le programme télé pour que le panorama des religions soit complet, mis à jour en somme pour le nouveau siècle, avec signalement des horaires précis du Journal Télévisé selon les chaînes, pour qu'aucune congrégation ne soit laissée pour compte.
Travailleur indépendant infatigable, ma seule riposte sera d'ignorer les week-ends, les jours fériés, les commémorations, les jours de grève, les services minimum, en me mettant en vacance de ce planning grillagé pour vivre chaque jour comme si c'était le dernier... Ou le premier, ébauche d'un refus et de d'une résistance plus urgente que jamais.

mercredi 8 octobre 2008

Petits ours jaloux et sombres crapules


Nous ne cessons de recevoir des plaintes d'amateurs de civets qui n'ont pu assister samedi soir à Nabaz'mob, notre opéra pour 100 lapins communicants. Ceux qui ont eu la chance de voir de quoi il retourne nous envoient des témoignages de gratitude et non des moindres... Nous ne pouvons pas encore tout dévoiler, mais je vous livre aujourd'hui une exquise miniature reçue ce matin par la poste. Maguy Siegel, qui fut la monteuse de plusieurs films de Françoise, intitule le tableau que j'expose avec gourmandise dans la salle à manger "Petits ours jaloux des petits lapins". Miam !
Quant à l'écrivaine publique Dominique Giudicelli, "biographe familiale agréée", elle nous envoie un des rares clichés où Antoine et moi apparaissons sur la photo de famille avec toute la marmaille.


Ces délicates attentions soulagent mon fardeau. Ce devait être un billet léger. Hélas, les pensées sombres me rattrapent. Ceux qui se fichent du krach boursier parce qu'ils pensent ne rien avoir à perdre se trompent. Ce sont ceux qui n'ont rien qui vont en pâtir le plus. Les prix vont monter, le chômage s'amplifier, les fins de mois seront plus pénibles. Les autres s'empiffreront ou se serreront un peu la ceinture sur leurs à-valoir. La bourgeoisie joue à fais-moi peur, mais la Bourse n'est qu'une énorme machination des puissants pour piller les petits porteurs et se refaire une santé après avoir tiré sur la corde.
Ce soir, les facéties de nos petites bêtes ne me font pas rire. Peut-être parce que j'ai regardé un film triste, Boy A, de John Crowley, l'histoire d'un jeune Anglais qui essaie de refaire sa vie mais dont le passé le poursuit par l'entremise de la connerie humaine. Jacques Brel disait qu'il n'y a pas de gens méchants, mais seulement des imbéciles. Elsa me demande pourquoi il fut traité de boy-scout ? Je ne savais pas, mais c'est ainsi que les humanistes sont perçus, naïfs hypersensibles et volontaristes...

dimanche 5 octobre 2008

Succès délirant de notre opéra Nabaz'mob


La matinée avait mal commencée. Je suis déjà en route lorsque qu'Antoine m'appelle pour me prévenir qu'il ne sera pas à l'heure au montage de notre opéra à Bercy Village. Sa vieille Clio, sur le parking de la gare près de chez lui, s'est fait vandalisée dans la nuit. Les gamins sont allés jusqu'à déchirer en petits morceaux tous les papiers qu'ils ont trouvés, les contraventions dans la boîte à gants (!), s'attaquant au siège bébé, défonçant le tableau de bord, arrachant les leviers... En agrandissant la photo, on aperçoit la mine déconfite et médusée de sa compagne et de sa fille découvrant le sinistre. Tout au long de cette folle journée, les mœurs humaines n'en finiront pas de nous surprendre...
Sous le Passage Saint-Vivant, vestige en pierre de taille des anciens entrepôts, Benoît et Daniel m'aident à placer les 100 lapins sur les podiums en gradins. Devant la difficulté de sonoriser les petites bêtes dont le son est très discret, nous plaçons les enceintes des haut-parleurs au milieu de la ruelle couverte pour que le public entende la musique au fond de la salle tandis que les premiers rangs profitent du son direct des cent petits haut-parleurs cachés dans le ventre des Nabaztags.
Avant même que le soir ne soit tombé, l'attraction des petits robots wi-fi provoque une affluence encore jamais vue à Bercy-Village. Les scanners placés sous les portiques des entrées nous donneront bientôt les chiffres de fréquentation, des milliers de noctambules faisant la queue jusqu'à deux heures du matin bien que la fin du spectacle ait été annoncée. Dès la seconde représentation, là où nous attendions vingt enfants du Parcours Paris-Mômes, il en arrive deux cents. Nous multiplierons les séances, en enchaînant dix coup sur coup au lieu des six prévues, mais nous ne pourrons accueillir que le quart des spectateurs venus assister à notre opéra Nabaz'mob. Des dizaines de copains feront demi-tour, découragés par la foule compacte qui a envahi le Cour Saint-Emilion. France 2, France 3, TF1 se succèdent pour leurs journaux respectifs d'aujourd'hui dimanche. Antoine reste zen, donnant l'ordre aux bestioles d'entamer chacun des trois mouvements les uns après les autres, tandis que je tente de gérer la salle, l'afflux, la presse et le stress que produit chez moi autant de monde. La dernière séance est ponctuée des cris des manifestants dépités de n'avoir pu assister au spectacle. À leur tour, ils entonnent en chœur "Libérez les lapins !". Ceux-ci, stoïques jusqu'au bout de la soirée, sauront imposer le silence pour se faire écouter.
Maÿlis et Françoise nous aident à ranger les bestioles et leurs oreilles articulées dans leurs malles. Il est trois heures lorsque nous regagnons nos pénates, fourbus, mais évidemment contents du succès remporté par notre opéra contemporain, nous remémorant les milliers d'yeux pétillants que le spectacle a enchanté tout au long de cette Nuit Blanche hallucinante.

samedi 4 octobre 2008

Nabaz'mob à la Nuit Blanche, 6 représentations à Bercy Village


C'est ce soir le grand soir. Nos lapins sortent pour jouer leur partition du diable. Sans sa chorégraphie auriculaire et lumineuse, leur chant instrumental aurait-il le même pouvoir de séduction ? J'en doute. Comme chacun sait, la musique contemporaine avec les documentaires animaliers, cela fonctionne très bien ! Notre fiction critique et lagomorphe semble obéir aux mêmes lois, celles des utopies.

Nabaz’mob à la Nuit Blanche
Opéra pour 100 lapins communicants Nabaztag
Chorégraphie et musique d’Antoine Schmitt et Jean-Jacques Birgé
Samedi 4 octobre
séances de 23 minutes, ce soir à 20h / 21h / 22h / 23h / 24h / 1h
Bercy Village, passage Saint-Vivant – Paris 12e
M° Cour Saint-Emilion (ligne 14, ouverte toute la nuit, les autres métros roulant jusqu'à 2h15 !)

100 lapins Nabaztag interprètent, tous ensemble, un opéra composé par Antoine Schmitt et Jean-Jacques Birgé. Convoquant John Cage, Steve Reich, Conlon Nancarrow ou György Ligeti, cette partition musicale et chorégraphique ouverte en trois mouvements, transmise par Wifi, joue sur la tension entre communion de l'ensemble et comportement individuel, pour créer une œuvre forte et engagée. Cet opéra questionne les problématiques du comment être ensemble, de l'organisation, de la décision et du contrôle, qui sont de plus en plus centrales et délicates dans notre monde contemporain.
Antoine Schmitt et Jean-Jacques Birgé sont respectivement le designer comportemental et le designer sonore du lapin Nabaztag fabriqué par Violet. Ils ont choisi de pervertir l'objet industriel pour en faire une œuvre artistique où la chorégraphie d'oreilles, les jeux de lumière et les cent petits haut-parleurs cachés dans le ventre de chaque lapin forment une écriture à trois voix s'appuyant sur le décalage temporel et la répétition, la programmation et l'indiscipline.
Une Nuit Blanche à Bercy Village pour les petits et les grands : à voir absolument et en profiter aussi pour voir l’exposition de Paris Mômes «Photographie la nuit».

Renseignements pour le public au 01 40 02 91 98

jeudi 2 octobre 2008

100 lapins de plus en plus impatients avant la Nuit Blanche


Nous pensions attendre sagement samedi, mais nous voyons des lapins partout, nous lisons du lapin, nous entendons du lapin, nous mangeons du lapin.
Dans Le Journal du Dimanche du 28 septembre, le commissaire-priseur Pierre Cornette de Saint-Cyr, président du Palais de Tokyo, suggère les douze artistes "à ne pas louper" dont nous faisons partie : "Deux compositeurs qui convoquent des génies comme John Cage, monument de la composition, de l'art conceptuel... C'est une œuvre enveloppante tournée vers le futur, et toutes les possibilités qu'elle annonce me rendent optimiste." Youpi ! Télérama en fait la une de Sortir. C'est l'un des sujets du Parcours-Jeu Enfant de Paris-Mômes. Comme les autres, le Festival Musiques Libres de Besançon prend la même photo pour son affiche, même s'il en choisit une autre pour son programme... J'en ai pris plein d'autres dont on peut voir des échantillons sur le site de Nabaz'mob, toutes libres de droits ! Car c'est probablement le secret. Une bonne photo a toujours de bonnes chances d'être publiée. Si, en plus, elle ne coûte rien, le tour est joué. Revers de la médaille, il est aujourd'hui difficile aux photographes de placer leurs photos tandis que les sites d'images libres de droits fleurissent sur le Net comme des champs de carottes, sans parler du droit à l'image qui complique considérablement le métier. Que nous soyons compositeurs de musique, plasticiens, cinéastes, graphistes, photographes, seule la qualité de notre travail peut faire la différence. Comme vous connaissez mon goût pour les changements d'angle, je souhaite vivement que des professionnels de l'optique et du déclencheur s'emparent de notre travail !
En attendant samedi et sa Nuit Blanche, Antoine Schmitt et moi-même fignolons Mir:ror, le futur objet de Violet, nouvel accessoire qui flattera le narcissisme de nos bestioles, tentées par l'indiscipline malgré l'organisation qui les régule...

lundi 29 septembre 2008

Design sonore pour Mir:ror et Dal:dal


Liés par le secret professionnel, ni Antoine Schmitt ni moi ne pouvions parler de notre travail pour Violet, à savoir les deux nouveaux objets qui font suite au lapin Nabaztag. À peine leur sortie prévue pour le 23 octobre prochain vient-elle d'être dévoilée lors de la conférence de Violet à l'IFA de Berlin et dans Le Monde 2 que l'annonce fleurit sur le Web... Comme d'habitude, Antoine crée le design comportemental et je suis en charge du design sonore tant de Mir:ror que de Dal:dal.
Encore aucune photo pour la lampe Dal:dal, "objet sphérique qui change de couleur et qui émet des sons", et pour laquelle j'ai conçu et enregistré une palette de carillons. Comme la boule de cristal sonne les heures, j'ai cherché à créer des timbres et des mélodies mnémotechniques pour éviter d'avoir à compter les coups dès lors que l'on aura pris l'habitude de les entendre. Les sons du boot et de la connexion sont joués par le synthétiseur midi interne tandis que l'horloge est diffusée en mp3.
Sonoriser le Mir:ror (photo) fut une autre paire de manches, car nous n'avions comme instrument qu'un petit buzzer ressemblant de prime abord au son des premières puces musicales et un langage de programmation relativement archaïque (en opposition au système de gestion très sophistiqué de Violet). Leur nouvelle invention ressemble à un petit miroir rond de sac à main qui se branche sur la prise USB de son ordinateur (Mac et PC) et qui reconnaît les objets qu'on lui présente. Lecteur de RFID (Radio Fréquence IDentification à la norme ISO 14443 comme les passes Navigo ou Velib'), Mir:ror lit les Ztamps (petits timbres carrés de 1 cm de côté) que l'on peut coller sur tout et n'importe quoi. Un peu comme un code-barres dont chaque exemplaire est unique, il permet d'envoyer une information sur Internet, grâce à une console d'administration sur le site de Violet, comme déjà le lapin, pour déclencher des actions diverses. Le nez de Nabaztag/tag, la v2 du petit mammifère en plastique, abritait déjà un lecteur RFID, offrant par exemple de lire automatiquement à haute-voix un livre aux enfants qui lui auraient frotté le museau avec ! On affectera donc à chaque Ztamp une action comme envoyer un mail, délivrer la météo, compter le nombre de cafés ingurgités, etc. dès lors que l'on aura collé un Ztamp sur ses clefs (par exemple un message pour annoncer à son conjoint que "je suis arrivé" ou que "je m'en vais du bureau"), sur son parapluie (le prends-je ou pas aujourd'hui ?), etc. Peu importe le lecteur, lapin ou miroir de qui que ce soit, le lapin destinataire reconnaît le message. C'est donc un complément astucieux des 200 000 Nabaztags déjà écoulés... Mir:ror sera vendu 45 euros dès le 23 octobre avec 2 Nanotazs (supports en forme de lapineau de dix couleurs différentes pour qu'on s'y retrouve) et 3 timbres RFID Ztamps (les étiquettes identificatrices aux couleurs et logos divers et variés). Les Ztamps supplémentaires seront commercialisés au prix de 19€ la douzaine et les nanolapins 9€ pièce.
Comme pour tous les autres objets de Violet, Antoine a conçu les chorégraphies de couleurs. Pour sonoriser le Boot et le Quit (brancher et quitter), le WakeUp et le GoToSleep (réveil et sommeil, lorsqu'on retourne Mir:ror), la détection et l'enlèvement des Ztamps (Mir:ror peut en reconnaître plusieurs à la fois), les messages d'erreur (pas de réseau, logiciel non installé, objet non enregistré, crash), nous avons dû faire preuve d'ingéniosité avec les mélodies que j'ai composées. Grâce au tableau trouvé sur mon précieux Leipp (Acoustique et Musique, ed. Masson), j'ai traduit les notes en fréquences, puis les durées en secondes, et en jouant sur la rapidité des fondus nous avons pu varier les timbres sonores artificiellement, sans abuser des glissés de note à note. De son côté, Antoine fabriquait des codes lumineux colorés pour rendre ces messages explicites.
Il faudra donc encore attendre trois semaines pour pouvoir jouer avec ces nouveaux gadgets qui trouveront leur utilité selon chaque utilisateur. Comme pour un projet artistique, le temps de développement industriel est long entre les premières ébauches et l'objet fini, d'autant que le système développé par Violet est particulièrement complexe pour gérer tous les flux qui vont transiter par la Toile. Comme l'écrivent Olivier Mével et Rafi Haladjian dans leur déclaration d'intention, Let all things be connected (Après un lapin, connectons tout ce qu'il est possible de connecter) et traversons le miroir !

P.S. : dans Le Journal du Dimanche d'hier, le commissaire-priseur Pierre Cornette de Saint-Cyr, président du Palais de Tokyo, suggère les douze artistes "à ne pas louper" lors de la Nuit Blanche de samedi prochain 4 octobre : "deux compositeurs qui convoquent des génies comme John Cage, monument de la composition, de l'art conceptuel..." Notre opéra Nabaz'mob, présenté à Bercy Village, fait partie des élus : "C'est une œuvre enveloppante tournée vers le futur, et toutes les possibilités qu'elle annonce me rendent optimiste." Quelle carotte ! Nos cent petites bestioles ne vont plus tenir en place...

samedi 27 septembre 2008

Des guides pour les arts numériques


Nicolas Clauss, Françoise Romand, Antoine Schmitt, Xavier Boissarie, Antoine Denize, Electronic Shadow, Servovalve (je cite ici ceux avec qui j'ai déjà collaboré) et plein d'autres camarades figurent sur le nouveau guide Arts Numériques (Tendances-Artistes-Lieux et Festivals) réalisé sous la houlette d'Anne-Cécile Worms (M21 Editions, 330 pages, 29€). Nous avons tous envoyé une image de 16x22cm et une biographie, soit cent artistes numériques français préfacés par toute une ribambelle de textes passionnants dans leur diversité, totalement à côté de la plaque, visionnaires ou remettant salutairement les pendules à l'heure. Tous font ressortir la question de l'art, ce qui en est ou ce qui en naît.
Pour ma part, selon les jours et les humeurs, j'y cherche l'émotion, le rêve ou la critique. L'émotion du beau, le rêve de l'inouï, la critique de la narration, fut-elle abstraite ou d'essence philosophique. Quant à la technologie, je n'en ai absolument rien à fiche, si ce n'est pour m'allonger régressivement par terre à pervertir mes jouets. Le numérique ne signifie rien d'autre qu'un protocole industriel. Les concepts appris dans les écoles de beaux-arts assurent essentiellement la pérennité de professeurs souvent dépassés et de leurs élèves s'embourbant dans le scolaire et les nouveaux académismes. Les modes se suivent et se ressemblent par leur inanité heureusement éphémère. De ces marais fangeux, qui rappellent les univers sociaux de la publicité et de l'entertainment, émergent quelques personnalités portant sur leurs épaules des mondes, des visions, des souffrances et des colères. Encore faut-il avoir appris à ne pas confondre les phénomènes de foire (je n'y vois aucun inconvénient, à condition de savoir les identifier, comme se détendre devant un gros blockbuster macho américain ou jubiler devant une œuvre du septième art) et les véritables démarches artistiques. Pauses snobinardes de classe contre urgences hospitalières.
Mais comment s'y prendre pour trier le bon grain de l'ivraie ? Rechercher la nécessité : le choix ne fait que tatouer la surface de son encre délébile. Apprécier le rejet quand prend la greffe : combat ou soumission ? Le texte de Gilles Alvarez me surprend par son acuité à cerner les faux-semblants jusqu'à terminer par une phrase de Claude Debussy : "qu'il vaut mieux regarder le lever du jour qu'écouter la Symphonie Pastorale". Les œuvres ne sont que le reflet du monde, son inconscient monstrueux. Il y a ceux qui s'y plaisent et s'y complaisent, et de pauvres hères rêvant naïvement de le bousculer et qui enragent. Pour un artiste, le repos n'existe pas. Le sommeil est habité. Le mystère seul le calme. Il n'y a pas d'abonné au numéro que vous avez demandé. Aucune réponse n'est satisfaisante. Mais il avance. En aveugle. Qu'importe ! Il sait où il va. Nulle part. Parce que ce sera toujours mieux qu'ici et maintenant. Ses gestes lui sont dictés par une morale qui rejette tout ce qui est convenu sans être interrogé. Le travail est si colossal qu'il restera inachevé. J'écris il, mais c'est en nombre que leur pouvoir s'exercera. Les initiatives de regroupement sont indispensables.
Parallèlement à l'édition de l'ouvrage autour des artistes qui comprend également une importante partie sur les lieux et festivals, Anne-Cécile Worms qui s'occupe de la revue bimestrielle MCD (Musiques & Cultures Digitales) édite la version 2008-2009 du Guide des Festivals Numériques (MCD, 9€) dans lequel le président du Cube, Nils Aziosmanoff, cite les temps forts du dernier festival en commençant par notre opéra pour 100 lapins communicants, photo à l'appui.
Décidément, Nabaz'mob a la cote ! Avec Antoine Schmitt, notre clapier participe à la Nuit Blanche à Paris le 4 octobre pour 6 représentations (20h-21h-22h-23h-0h-1h) à Bercy Village, Passage Saint-Vivant (Métro Cour St-Émilion). Nabaz'mob sera aussi à Besançon le 2 novembre au Festival Musiques Libres et en 2009 il est fortement question d'une tournée sur trois autres continents en même temps qu'une installation durant six mois dans un musée parisien. J'en fais tout un fromage sans être dupe de la carotte qu'il représente. Nos élucubrations nous échappent, reprises par les vulgarisateurs que nous alimentons et qui, à leur tour, nous font gentiment manger du frais plutôt que des pissenlits par la racine. Un artiste doit aussi apprendre à voir avec les yeux de son public, savoir apprécier les déplacements de sens, partager les émotions. À moins de basculer dans l'autosuffisance, quand l'échec ne sonne pas comme une injustice, le succès a le goût de l'usurpation. L'insatisfaction est le moteur de l'œuvre. L'avenir est pavé de mauvaises interprétations. Rien n'a de valeur que le prochain geste.

mercredi 17 septembre 2008

Appelez-moi Madame (3)


Françoise a cru devenir folle. Elle calait les sous-titres anglais de son film Appelez-moi Madame pour les envoyer à Igor qui terminait l'authoring du DVD, mais ce n'était jamais synchrone. Ils raccourcissaient, se décalaient de une seconde, puis de deux, de trois... On reprenait nos marques, incriminant la conversion en NTSC, format choisi pour que le public américain puisse voir le film. En France, tout le monde peut le lire, mais les Amerloques ne peuvent pas faire de même avec le PAL. Alors on réduit par le plus petit dénominateur commun, le PAL étant autrement meilleur que le NTSC utilisé également par les Japonais. Ils forment la zone 1. De toute manière, Appelez-moi Madame est multizones et non verrouillé. Il n'y a que les majors et les grosses boîtes pour coller des verrous qui ne servent à rien puisque n'importe quel pirate en herbe est capable de les faire sauter en un ou deux clics. Alors à quoi ça sert ?
Vu le succès des films de Françoise Romand outre-atlantique, le choix du NTSC s'explique très bien, d'autant que c'est la maison de production de la réalisatrice, alibi, qui édite. Nous avons fini par comprendre que les sous-titres étaient corrects, mais que le lecteur DVD sur lequel nous faisions les tests pataugeait dans la semoule, n'arrivant pas à lire correctement le film et à récupérer le fichier texte de ces fichus sous-titres, pourtant refaits amoureusement par Françoise pour corriger les approximations de la version de 1987.
Le master est donc parti à l'usine. Je récupère mon studio, mes machines et mon temps. Le design graphique d'Étienne Mineur est superbe, parfaitement adapté au projet. 22 ans plus tard... et Onboard, les deux compléments de programme ont été mitonnés aux petits oignons pour accompagner le plat de résistance. Je les ai cadrés, sonorisés, mis en musique et mixés. Françoise a enregistré un film en français, l'autre en anglais. Les deux entretiens sont "same same but different" ! Bel exercice de montage. Doriane distribuera le DVD qui sortira début novembre. D'ici là, Françoise aura créé son nouveau Ciné-Romand à La Bellevilloise (réservez impérativement le dimanche 26 octobre), j'aurai participé à la soirée D'autres Cordes à La Comète 347 avec Nicolas Clauss (c'est samedi, il y aura du monde), les 100 lapins de Nabaz'mob auront dégourdi leurs oreilles pour la Nuit Blanche à Paris le 4 octobre (Bercy-Village), le reste à l'avenant...

lundi 15 septembre 2008

L'audiovisuel s'écrit sans tiret


Laurent Jullier a publié un petit livre de 96 pages aux Éditions des Cahiers du Cinéma absolument passionnant. Tous les réalisateurs de films, auteurs multimédia, scénaristes, monteurs, en fait quiconque a affaire avec les médias audiovisuels, devraient le lire, que l'on y découvre l'importance du son ou qu'ici et là un détail nous rafraîchisse la mémoire.
Il y a quelques années, j'avais commencé à rédiger un livre sur le sujet en m'appuyant essentiellement sur mon expérience personnelle et sur mes propres œuvres. Je commençais par une histoire du son depuis la préhistoire jusqu'à nos jours pour développer ensuite ses ramifications dans les médias interactifs et les expositions-spectacles, mettant en valeur les concepts hérités de Michel Fano sur la partition sonore. Les mutations industrielles (abandon du CD-Rom, déclin de la création sur Internet, développement de la téléphonie mobile, du 5.1, du direct-to-disk...) et les pratiques afférentes (dont la mienne, dispensée lors de mes conférences en perpétuelle mutation) m'arrêtèrent dans mon élan alors que j'avais presque terminé ! Je n'y ai pas renoncé, tous les ingrédients étaient en place, mais l'ensemble réclamerait d'être amendé et réactualisé.
Plus explicitement pédagogique, le livre de Jullier, édité avec l'aide du CNDP (Scérén), conviendra tout autant aux lycéens ou aux étudiants qui s'intéressent à l'audiovisuel, "audiovisuel" écrit sans tiret pour bien montrer à quel point les deux paramètres sont liés et interdépendants. Ouvrage de vulgarisation, le petit fascicule qui se lit d'une traite donne d'abord quelques repères historiques, avant d'aborder la pratique, métiers du son (enregistrer, monter, mixer), techniques variées (son direct ou post-synchro et bruitage, spatialisation), constituants (paroles, musique, bruits), etc. S'il diffère évidemment de mon approche, je n'ai rien noté qui me chagrine, bien au contraire. Les exemples toujours bien choisis fourmillent, l'énoncé est clair, le rappel salutaire. La seconde partie de l'ouvrage rassemble des témoignages de réalisateurs et d'ingénieurs du son, des analyses de séquences et des documents de premier choix. Vivement conseillé à tous les amis, sans exception.

vendredi 5 septembre 2008

Kafka s'invite chez Free


Pour celles ou ceux qui l'ignorent encore, Franz a beaucoup d'humour. Tandis que je venais de répondre par courriel à ma fille enfin localisée sur une des centaines d'îles d'un gigantesque archipel ensoleillé, ma ligne Free a soudainement sauté, la FreeBox affichant sobrement son fatal chenillard. Ni une ni deux, après une heure d'une patience toute relative, je compose le numéro de la Hotline. Un "technicien" me donne celui d'un collègue "local" censé passer sur place dans les deux heures qui suivent. Je rêve. Évidemment. Ce serait trop beau : le nouveau numéro est saturé. En désespoir de cause, je tente le tchat de l'Assistance Free. Saturé également. J'envoie un mail à tous zazars. Ces manipulations sont accessibles grâce à la FreeBox de Françoise que je squatte sans scrupules. Travaillant tous les deux avec Internet, nous avons eu la prudence de doubler notre abonnement.
J'arrive enfin à joindre une conseillère qui me demande d'interchanger les deux machines pour identifier la panne, appareil ou réseau ? La manipulation semble indiquer que c'est la ligne qui hait défèque tueuse ! Chaque machine est associée à un numéro, donc irremplaçable, mais permettant tout de même de faire quelques tests. Je rappelle donc, puisque j'ai dû raccrocher pour tout débrancher et rebrancher. Réseau saturé, rappelez ultérieurement. Je réitère l'opération sauvetage et chaque fois l'automate me fait tout un laïus et me réclame de taper mes identifiants avant de m'envoyer paître. Est-il possible que l'opérateur souhaite me les faire apprendre par cœur ?
Eurêka ! Après plusieurs tentatives, j'ai en ligne une nouvelle conseillère qui me demande pour la troisième fois tout un paquet de renseignements que Free a déjà. C'est avec les 34 centimes par minute de la Hotline que Free se rattrape sur les abonnements bon marché. Cette saga m'amuserait moins si nous n'avions une seconde ligne qui fonctionne. Le rendez-vous est pris pour dans treize jours, ce qui diffère légèrement des deux heures précédemment annoncées. Je note que les salariées de l'entreprise sont solidaires de leur employeur qu'elles défendent contre mon persiflage longuement rôdé à ce genre de gymnastique.
Je ne résiste pas à rappeler que depuis plus de vingt ans où nous dépendons des ordinateurs et des satellites qui les entourent leur fiabilité est un élément toujours aussi peu domestiqué. Les constructeurs de matériel, les éditeurs de logiciels, les fournisseurs d'accès n'ont aucune morale, puisqu'ils commercialisent des marchandises et des services qui ne sont que rarement, ou éphémèrement, au point. Les consommateurs leur avancent systématiquement les frais de finition, mais comme le décalage se poursuit et que le résultat est aussi fragile, l'arnaque est patente, assumée et acceptée. Imaginez que les constructeurs automobiles ou les laboratoires pharmaceutiques fassent de même (argh, mes exemples sont très mauvais, me voilà obligé d'aborder prochainement le sujet) ! En définitive, ce n'est pas si grave, puisqu'ici il n'y a pas mort d'homme et que la connexion est revenue en fin de journée... La menace d'en parler ici y est peut-être pour quelque chose. Le coup du journaliste marche une fois sur deux ! Le soir, j'ai tenté d'annuler le rendez-vous, mais après dix minutes d'attente, le sempiternel message de saturation de la Hotline m'a raccroché au nez. Demain je réessaierai et cela me coûtera encore 0,34 € la minute...

dimanche 27 juillet 2008

Anh-Van comme


Voilà plus de vingt ans que je connais Anh-Van. Nous habitions dans le même immeuble à Père Lachaise. Je grimpais au 3ème. Il descendait au 1er. Les enfants étaient chez les uns, chez les autres. À tour de rôle, les voisins faisaient les nounous. Nous pouvions décider de sortir sur un coup de tête. Michèle et moi n'avions pas une fille, mais une demi-douzaine ou pas du tout. Une véritable ruche. La quinzaine de moutardes (à deux près il n'y avait que des filles) avaient presque toutes le même âge. Certains dimanches, il y avait des fêtes d'immeuble que je filmai au fil des années. Marie-Christine et Anh-Van organisaient des soirées avec des dizaines de convives où se produisaient des musiciens classiques, des jazzmen, des danseurs de tango, des comédiennes... Lui, c'était le bon docteur, fidèle au serment d'Hippocrate, des comme on n'en voit plus beaucoup, dévoué à ses patients. J'en faisais partie, mais lorsqu'il a déménagé, j'ai arrêté d'être malade. Ce serait devenu trop compliqué. J'ai raconté les mardis soir où ensuite Anh-Van Hoang faisait table ouverte et plus tard ses dimanches après-midi à Belleville...
Lorsqu'il est passé à La Ciotat, entre ses plongées en Corse et Carnoules où jouait son fils Antonin-Tri, je lui ai suggéré que nous mettions en ligne les 26 numéros de notre revue ABC comme, quatre ans et demi, de 1992 à 1996, pour arriver à la lettre Z. Cela consisterait essentiellement à scanner un paquet de pages 21x29,7, textes et images. On pourrait en reproduire un florilège. Je rappelle que l'ABC comme tirait au nombre d'exemplaires qu'il y avait de rédacteurs. À l'époque où mes films tournés à Sarajevo rassemblaient 20 millions de téléspectateurs tous les soirs, je trouvais cela très sain. Selon les numéros qui grossissaient au fur et à mesure de la chronologie, on était assuré d'être lu par huit, dix-sept ou trente-trois lecteurs attentifs, d'autant que l'on s'en parlait mutuellement à la fête qui célébrait chaque sortie. Il sera impossible de restituer la variété de textures, les papiers variant pour chacun d'un coup sur l'autre, papier glacé, papier buvard, papier dessin... Marie-Christine Gayffier, qui assurait le secrétariat de rédaction en plus de tout le reste, reliait parfois des matières plus exotiques, grillage, carrelage en plastique... Nous livriions chacun les copies de notre contribution, image et texte associés. Tout était fait à la main, parfois numéroté. Pour la lettre K, nous avions édité une cassette audio dont j'avais réalisé le montage. Parmi les rédacteurs il y avait autant de pros (Françoise Petrovitch, Alain Monvoisin, François Davin, François Figlarz, Joseph Guglielmi et tant d'autres) que d'amateurs (Elsa qui était toute petite avait même écrit et dessiné un O comme Oeuf !). La revue vit naître des amours, des couples se séparer, des amis disparaître, des créativités se révéler... C'est dans ce cadre que j'écrivis mon M comme Mobilisation Générale et mon P comme Papa. En bon archiviste, je suis un des rares à posséder toute la collection, comme celle du Journal des Allumés qui publieront leur vingt-deuxième numéro à la rentrée.
J'aurais pu parler de la musique, des rêves, des filles, de politique ou de bouffe, de fumée ou d'alcool (en bon médecin, Anh-Van est l'auteur avec Yves Charpak du Guide de la Cuite !)... L'ABC comme fait partie des souvenirs que je partage avec Anh-Van et des beaux jours du boulevard de Ménilmontant.

mercredi 2 juillet 2008

L'Eden-Théâtre à La Ciotat, face à la mer


Entrée gratuite d'une petite exposition avec vue sur la salle mythique de 17h à 20h du lundi au samedi. On se demande ce qu'attendent la municipalité et le syndicat d'initiative. Pas une seule carte postale des frères Lumière, pas un objet dérivé. On croit rêver, ou plutôt, ici on ne rêve plus. La salle aurait bien besoin d'une rénovation et la ville de mettre l'accent sur son patrimoine (je me répète : précédents billets ici et ).


Rien non plus sur l'invention ciotadène de la pétanque telle qu'elle se pratique aujourd'hui, "les pieds tanqués". Pas grand chose sur le magnifique chantier naval... Parallèlement à cette absence, les projets immobiliers commencent à s'étendre de façon inquiétante dans cette ville épargnée par les barres de la Côte d'Azur. Le long de la plage, pas un immeuble ne dépasse trois étages.

lundi 23 juin 2008

Le parlement Européen s'apprête à légiférer pour interdire la libre expression des blogueurs

Au moment où la Suède, qui a toujours préfiguré les décisions européennes en matière de "démocratie" (phrase ironique, je tiens à le souligner), a voté une nouvelle loi autorisant un organisme civil, chapeauté par le ministère de la Défense, à mettre en place de grandes écoutes des communications de tous ses citoyens, au nom, bien entendu, de la sécurité du pays, au moment où la France, sous prétexte de défendre les droits d'auteur contre le piratage sur Internet va légiférer en empiétant considérablement sur la liberté des internautes avec sa loi Hadopi, rassemblant des informations sur chacun et chacune comme aux pires périodes de l'Histoire, la Commission de la culture et de l'éducation (rapporteuse : Marianne Mikko) à Bruxelles publie un projet de rapport sur la concentration et le pluralisme dans les médias dans l'Union européenne (en pdf) (2007/2253(INI))

Ce projet sent l'attaque contre tous les blogueurs en créant les conditions d'une maitrise par les pouvoirs idéologiques de la bourgeoisie, écrit Niurka Règle. Les milliardaires qui possèdent les médias télé-audio-visuels et la plupart des titres de la presse écrite veulent maintenant interdire l'expression libre à travers les blogs.

Quelques extraits de la proposition :

V. considérant que les cas de conflits touchant à la liberté d'expression en ce qui concerne le respect de croyances religieuses et autres ont récemment pris une importance accrue,
W. considérant que le niveau d'éducation aux médias des citoyens de l'Union européenne est inférieur à ce qui est souhaitable et que la prise de conscience de la nécessité d'une instruction aux médias est faible,

1. demande instamment à la Commission et aux États membres de préserver le pluralisme des médias, d'assurer que tous les citoyens de l'UE peuvent avoir accès à des médias libres et diversifiés dans tous les États membres, et de recommander des améliorations là où elles sont nécessaires ;
2. suggère à cet égard l'institution d'un médiateur indépendant des médias dans les États membres ; et souhaite son acceptation dans toute l'Europe ;
3. se félicite des efforts accomplis en vue de créer une Charte de la liberté des médias
4. souligne la nécessité d'instituer des systèmes de contrôle et de mise en œuvre du pluralisme des médias, fondés sur des indicateurs fiables et impartiaux ;
5. convient que le niveau de référence pour la mesure du pluralisme des médias devrait être fixé par chaque État membre individuellement ;
6. souligne la nécessité pour l'UE et les autorités des États membres d'assurer l'indépendance des journalistes et des éditeurs par des garanties spécifiques juridiques et sociales appropriées, ainsi que le respect des meilleures pratiques par les propriétaires des médias dans chaque marché où ils opèrent ;
7. propose l'introduction de redevances adaptées à la valeur commerciale du contenu généré par des utilisateurs ainsi que de codes d'éthique et de règles d'utilisation pour les contenus générés par les utilisateurs dans les publications commerciales ;
8. se félicite de la dynamique et de la diversité qu'ont apporté au paysage médiatique les nouveaux médias et encourage une utilisation responsable de nouveaux canaux comme la télévision numérique mobile ;
9. suggère – que ce soit par le biais d'une législation ou autrement – de clarifier le statut des blogs et encourage leur labellisation en fonction des responsabilités professionnelles et financières et des intérêts de leurs auteurs et éditeurs ;
10. recommande l'inclusion de l'apprentissage des médias parmi les neuf compétences de base et encourage le développement d'un programme d'enseignement de base pour l'éducation aux médias ;
11. encourage la divulgation de la propriété des médias afin de contribuer à la compréhension des objectifs et de l'identité du diffuseur ;
12. encourage les États membres à veiller à ce que l'application de la législation communautaire relative à la concurrence, aux médias ainsi qu'à Internet et au secteur des technologies de la communication facilite et encourage le pluralisme des médias, et à prendre des mesures adéquates lorsque la concentration de la propriété a un impact négatif sur le pluralisme des médias ;
13 recommande que les dispositions réglementant les aides d'État soient appliquées de façon à permettre aux médias de service public de remplir leur rôle dans un environnement dynamique, tout en évitant une concurrence déloyale qui entraînerait l'appauvrissement du paysage médiatique ;
14. charge son Président de transmettre la présente résolution au Conseil, à la Commission ainsi qu'aux gouvernements et aux parlements des États membres.

Ce texte, sous le prétexte de protection, cache, écrit Niurka, toute une future législation autour de la concurrence libre et non faussée et qui visera en particulier le simple blogueur astreint à des règles qui seront tellement dissuasives sur le plan individuel qu'elles entraîneront à faire des fournisseurs d'accès des gendarmes du net de l'idéologie bourgeoise.

mercredi 18 juin 2008

Histoire de l'œil


La veille, nous avions regardé La mort de Dante Lazarescu du Roumain Cristi Puiu, l'histoire terrible d'un type qui ne sent pas bien, appelle une ambulance et se retrouve trimballé d'hôpital en hôpital en allant évidemment de plus en plus mal... Filmé comme un reportage, le film est remarquablement bien joué, mais bien trop sinistre à mon goût, d'autant que je supporte très mal l'univers hospitalier, même si je n'y ai jamais eu recours. Cela me donne le cafard et je préfère franchement les cimetières et les enterrements aux visites formolées. La critique du système de santé est féroce et nous nous faisions la remarque que l'action a beau se passer en Roumanie, cela ne doit pas être si différent chez nous. Le film est localisé, mais l'histoire est universelle. Je repense à la phrase d'André Ricros : "Pour être de partout, il faut être de quelque part".
Lundi après-midi, Françoise avait pris rendez-vous chez l'ophtalmologiste parce qu'elle sentait une gêne à l'œil droit. La voilà expédiée direct aux urgences de l'Hôtel Dieu pour deux petits trous et un début de décollement de la rétine. Vingt-cinq personnes attendent devant elle ! Certains ont une compresse sur l'œil, un gamin déchire tous les journaux qu'il trouve sous le regard de sa mère qui ne bronche pas, des pompiers ont les yeux rouges, tout respire le vieux, le vétuste et la maladie... Quelques heures plus tard, lorsque le nombre s'est réduit à onze, une infirmière dit que le médecin a dû filer au bloc opératoire, mais une autre susurre qu'il est probablement parti dîner mais que ça ne se dit pas. Françoise espère que c'est vrai, parce que s'il doit lui cautériser les lésions au laser, autant qu'il soit en forme ! Elle décide néanmoins de tenter sa chance en reprenant imprudemment sa bicyclette pour se présenter aux Quinze-Vingt derrière la Bastille. Il y a encore plus de monde, c'est complètement dingue. Une nouvelle infirmière lui raconte le scandale des urgences qui manquent cruellement de personnel. Françoise suggère de faire grève. Elle répond qu'ils sont déjà en grève et lui conseille un troisième hôpital, le Rotschild près des Buttes Chaumont ! On se serait vraiment crus dans le film de la veille. C'était pénible en fiction, mais cela devient carrément drôle à le revivre le lendemain malgré les inquiétudes. Et nous voilà repédalant vers les hauteurs pour enfin trouver une oreille attentive à son histoire d'œil. Il est minuit, l'interne lui fixe un rendez-vous pour le lendemain matin première heure en lui interdisant tout effort. Laser. Immobilisation totale pendant huit jours. Nous ajournons notre départ, décommandons nos engagements et regardons l'avenir avec patience. Françoise en profite pour téléphoner, une des seules activités praticables dans sa position. Mon œil ! Non, le sien, mais la dilatation s'est déjà résorbée lorsque je pense à le prendre en photo...

Rappel : jusqu'au 29 juin, je mène deux blogs de front, le second est une conversation avec Karine Lebrun sur tchatchhh.

lundi 9 juin 2008

Sans jus ni crapauds


Il est plus de minuit. La voiture de Nicolas reste muette. Il a laissé les phares allumés toute la soirée. Pas moyen de sortir la mienne qui est bloquée dans le garage pour le dépanner avec des pinces. Pas moyen de démonter la batterie. Je tire une ligne jusqu'à la rue, Nicolas et Jonathan sont penchés sur la présumable coupée, Adelaide éclairant la scène avec une grosse MagLight. Rien ne bouge. On attend que ça charge.
Nous venions de regarder le moyen métrage Cane Toads de Mark Lewis. L'introduction de crapauds en Australie tourne à la catastrophe écologique. Les amphibiens dévorent tout, sauf les insectes qu'ils étaient censés éradiquer et ils se multiplient. Le film est extrêmement drôle, impertinent, dramatique. Son sous-titre : An un-natural story
Je raconte ça parce que j'essaie de rester éveillé pour ne pas lâcher mes potes qui attendent dehors autour du capot. N'empêche que le film est drôlement bien. Du même réalisateur, Kay dit qu'il faut voir aussi The National History of the Chicken.
C'est la cata... Les amis ont réussi à rentrer la voiture dans la cour pour la mettre en charge toute la nuit, mais le doute persiste. Ils trouveront refuge au second étage.

P.S.1 : tandis que je corrige ce que j'écris en ligne, Mathilde commente le suspense. Le temps réel, voilà du neuf pour mon blog ! Comme une émission de radio avec intervention téléphonique des auditeurs, on pourrait imaginer un blog-chat live. Ça existe forcément déjà, mais quel outil simple permettrait de le généraliser ? Comment rendre un débat en direct et que cela ne devienne pas trop superficiel ? Peut-être par les sujets abordés, mais aussi par une interface pensée en ce sens ? À creuser...
P.S.2 : pas l'ombre d'une étincelle au démarrage... Le chargeur est-il lui-même en panne ? Manœuvres. Accouplement. Les pinces fument et ses fils fondent lorsque Nicolas met le contact... Jonathan démonte la batterie que Nicolas emporte tester au Dépann2000 dont le garage principal est au coin de la rue. L'ouvrier lui explique qu'un Diesel fait fondre les fils trop fins du supermarché et que la charge n'est pas suffisante. Il doit repasser chercher la batterie dans deux ou trois heures. On est peu de chose devant les défaillances techniques qui nous échappent. Être immobilisé avec sa bagnole, c'est comme un ordinateur planté, on est perdu au milieu de nulle part.
P.S.3 : Les amis ont repris la route, gonflés à bloc. Mon chargeur était mort.

jeudi 5 juin 2008

L'opéra des 100 lapins, ce soir au Cube


Depuis sa création au Centre Georges Pompidou en mai 2006, on nous réclamait une nouvelle représentation de Nabaz'mob à Paris. C'est chose faite, ou presque, puisque c'est ce soir à l'Auditorium d'Issy-les-Moulineaux à 21h pour Le Cube Festival "Les Arts Numériques dans la Ville". L'opéra pour 100 lapins communicants que j'ai composé avec Antoine Schmitt repasse donc par la case départ avant de repartir sillonner le globe. Point culminant de sa "tournée mondiale", il avait recueilli 70 000 visiteurs au NextFest de New York organisé par la revue Wired.
Le programme annonce : 100 lapins Nabaztag interprètent un opéra composé par Antoine Schmitt et Jean-Jacques Birgé. Convoquant John Cage, Steve Reich, Conlon Nancarrow ou György Ligeti, cette partition musicale et chorégraphique ouverte en trois mouvements, transmise par Wifi, joue sur la tension entre communion de l'ensemble et comportement individuel, pour créer une œuvre à la fois forte et engagée. Cet opéra questionne les problématiques du comment être ensemble, de l'organisation, de la décision et du contrôle, qui sont de plus en plus centrales et délicates dans notre monde contemporain.
Chaque fois que nous installons nos 100 petits robots sur un plateau, nous devons réinventer la mise en scène. Ça fait du monde ! Comme la partition intègre des paramètres d'indétermination, l'interprétation reste ouverte pour chaque lapin et nous réserve toujours des surprises. Notre regard s'en trouve bizarrement anthropomorphique et nous parlons de la meute comme s'ils avaient véritablement voix au chapitre. Pendant la représentation, Antoine envoie les différents mouvements et j'affine les niveaux. Lorsque tout est terminé, les bestioles retirent délicatement leurs oreilles magnétiques pour regagner leurs cantines métalliques. C'est ainsi qu'ils voyagent.

Au même programme : Nicolas Maigret et Nicolas Montgermont, Cécile Babiole et Laurent Dailleau

dimanche 1 juin 2008

Histoire d'un cinéma solidaire du peuple


C'est le titre, ou comment, au Nicaragua, une équipe du "cinéma mobile" voit le cinéma impérialiste ! La démonstration est éclatante, entre un Bruce Conner marxiste et un Buñuel première manière. Jonathan, qui a réalisé les sous-titres, nous fait découvrir ce petit film sandiniste de 1983 qui alimente son livre Cinema and the Sandinistas: Film in Revolutionary Nicaragua 1979-1990 (Texas Press).

mardi 27 mai 2008

Pensées circonflexes


Hier matin, il faisait encore assez beau pour monter sur le toit et tuber le conduit de la cheminée. Il paraît que cela devrait réduire notre consommation de fuel dont le prix vient d'ailleurs de dépasser 1 euro le litre. Ça grimpe, ça grimpe. Voilà des années qu'on nous le dit, mais personne ne croyait vraiment à la pénurie, et personne ne croit non plus à ce qui se prépare comme à la réalité cynique, honteuse et mensongère qui a poussé les Américains à envahir l'Afghanistan et l'Irak, à faire ami ami avec l'Arabie Saoudite et maintenant à lorgner sur l'Iran ou le Vénézuela, sans compter les tentatives de déstabilisation de la Chine via le Tibet new age fantasmé par les Occidentaux en mal de gourou. Ne pas croire que les Russes ou les Français soient en reste sur le sujet... À y regarder de près, on risque de prendre le globe pour une toupie. Le pétrole grimpe et nous avec. Aux rideaux, citoyens ! Faites en des drapeaux de toutes les couleurs pour escalader les barricades... J'adore la vue du toit. Il n'y a rien de mieux que de changer d'angle, avec ses yeux ou à l'intérieur du crâne. La lecture de Žižek (Bienvenue dans le désert du réel) me porterait-elle sur le ciboulot ? Il a une façon formidable de retourner les évidences comme une chaussette. La philosophie et la psychanalyse seraient-elles la poésie mise à l'épreuve de la pratique ?
Comme on faisait des pointes sur les tuiles, on en a profité pour dégager le lierre mort qui avait colonisé la gouttière, mais, surtout, j'ai ramassé la vieille antenne télé en râteau dont la rouille avait sectionné le mât. Pas étonnant que la réception hertzienne se soit détériorée ! Crâne, antenne en râteau, mât, faut-il que les mots soient en haut pour porter des chapeaux circonflexes ? Je suis aussi descendu dans l'abîme recevoir la suie dans la figure lorsqu'apparut le tuyau en aluminium au-dessus de la chaudière. C'est justement pour l'éviter qu'on tube. Françoise passe et repasse le disque de Bernard. Du toit, on voit la cheminée de la voisine d'en bas qui n'a pas de chapeau, elle chauffe la pluie qui dégringole dedans, parce que depuis, ça tombe dru.
Le soir, nous avons démonté la porte arrière du garage. J'avais imaginé rentrer des voitures dans ce qu'est devenu le jardin. J'ai préféré les arbres aux automobiles. Certaines n'apprécient pas les platanes, d'autres si. Un érable est en train de prendre. Derrière la porte jaune, il y a de grandes fleurs de pavot orange et des fuchsias qui grimpent le long du mur du voisin. Tout grimpe, sauf les salaires. L'idée de Françoise est de remplacer cette porte pivotante (qu'elle a mise en vente sur eBay) par un mur et une porte vitrée qu'Hélène avait aperçue abandonnée sur un trottoir près de la Place des Fêtes. Du côté extérieur de la future cloison on pourra mettre le bois de chauffage à l'abri et à l'intérieur on construira des étagères pour accumuler encore plus de cochonneries. Les trier une fois de temps en temps, c'est aussi de la poésie. C'est dommage qu'elles encombrent le reste du temps. On ne fait de la place que pour pouvoir l'occuper. Ça me scie. J'aime les grands espaces. J'imagine le ciel à l'envers comme un océan de moutons noirs. Cette menace a du bon !

mardi 13 mai 2008

Je ne brille pas, je me traîne


J'ai choisi la photo du scooter customisé, prise à Bangkok, parmi ma petite réserve d'images pour les jours où je ne suis pas en verve. Elle représente tout le contraire de mon état. Je ne brille pas, je me traîne. Depuis samedi, j'accumule les symptômes sans qu'aucune maladie ne se déclare franchement. Les analyses en diront peut-être plus. Rien de brillant. Cela ne m'empêche pourtant pas de remuer. Ranger le studio, m'allonger, organiser le jardin, me reposer, j'alterne des phases d'activité où j'oublie mes petites douleurs avec des passages raplapla où je fais le vide tant bien que mal. SOS Médecins m'a coûté 68 euros, il paraît que c'est intégralement remboursé. Il y a une dizaine d'années, j'avais cédé à la pression de mes proches pour prendre une mutuelle. Celle de la Sacem rembourse plutôt bien. J'irai probablement mieux lorsqu'il refera moche.
Lundi 13 mai 1968, c'était ma deuxième grosse manif, mais tout cela est loin. Par contre, je ne peux oublier les suivantes, toutes les suivantes, parce que je faisais partie du "service d'ordre à mobylette". Il s'agissait de précéder le cortège en arrêtant les automobiles aux carrefours pour le laisser passer sans encombre. À une trentaine, on bloquait, les manifestants nous rejoignaient, on repartait au prochain feu. À cette époque il n'y avait pas de voitures de flics pour ouvrir et fermer la voie ! Il n'y avait déjà pas autant de bagnoles, mais dès la pénurie d'essence, on avait l'impression de faire une ballade en forêt. D'autres disaient la plage. Très vite, les feux tricolores ne signifièrent plus rien du tout. Avec ma Motobécane grise, je livrais aussi les affiches imprimées dans les ateliers des Beaux-Arts, je les apportais par exemple à l'ORTF, la Maison de la Radio et de la Télévision dont Godard avait filmé les couloirs pour Alphaville. On rencontrait du monde. La rue était à nous. La vie était à nous. Ce n'était qu'un début.

lundi 5 mai 2008

Avant, après


Voilà, le joli mai est enfin arrivé, précédé de commémorations quarantenaires à n'en plus finir. Cette précipitation marque-t-elle l'envie de s'en débarrasser ou au contraire que cela dure longtemps ? Plus longtemps certainement que n'avaient duré à l'époque les événements célébrés depuis des semaines à grand renfort de publications, publicité, récupérations, révision, réaction, réanimation, etc. Il y a autant de mai 68 que d'individus à l'avoir vécu, ou pas. Chacun le réfléchit sous l'angle unique de son expérience, étudiant à Paris ou en province, en grève dans son usine ou déjà réactionnaire, loin du tumulte ou en plein dedans, nostalgique ou révisionniste, fidèle à ses idées d'antan ou renégat réembourgeoisé, et différemment selon ses affinités politiques, ses origines sociales, sa profession ou son âge... Ce n'est pas tant le mois de mai qui nous marqua, mais les années qui suivirent. Jusque là, la jeunesse n'avait jamais manifesté qu'en faisant des monômes le jour des résultats du Baccalauréat en secouant un peu les automobilistes qui roulaient boulevard Saint-Germain. Les générations précédentes avaient connu la Résistance ou la guerre d'Algérie. Les parents ou les grands frères "engagés" avaient raconté leurs combats contre l'Occupation ou pour l'indépendance algérienne. C'est ainsi que les traditions se transmettent. Le pays vivait en blouse grise. Si le ciel allait se colorer de rouge et noir, il se parerait aussi de l'arc-en-ciel psychédélique...
Au Lycée Lafontaine, ma sœur avait son nom brodé sur sa blouse obligatoire. Bleu clair ou écrue, en changeant alternativement tous les quinze jours pour être certain qu'elle soit lavée, et vendue exclusivement au Bon Marché. Le pantalon était interdit dans les lycées de filles et la directrice elle-même vérifiait à l'entrée la distance du bas de la jupe jusqu'au sol avec un mètre de couturière ! Les petites anecdotes comme celles-ci en disent long sur l'époque. Ni les écoles ni les lycées n'étaient mixtes. La distance entre garçons et filles allaient d'un coup voler en éclats.

L'image est celle du livre-CD N'effacez pas nos traces ! de la chanteuse Dominique Grange dont j'allais bientôt fredonner les chansons (La pègre, Grève illimitée, Chacun de nous est concerné, À bas l'état policier) et qui ressort aujourd'hui dans une nouvelle interprétation abondamment illustrée par son compagnon, le dessinateur Jacques Tardi (96 pages inspirées). C'est dans la tradition des chansons engagées d'Hélène Martin, de Francesca Solleville (qui apparaît ici dans les chœurs, aux côtés du violoniste Régis Huby, du bandéoniste Olivier Manoury, entre autres), de Monique Morelli, Jean Ferrat, Colette Magny... Le 45 tours original était sérigraphié et coûtait 3 francs. Le petit bouquin carré, gentiment préfacé par Alain Badiou, est un cadeau sympa parmi la marée d'objets de consommation édités à l'occasion du quarantenaire. Chacun y va de son mai. Je ne me joindrai à la meute que le 10 mai prochain, journée qui alors marqua ma seconde naissance, mais je n'ai rien à vendre...
Sur un autre 45 tours, d'Evariste cette fois, toujours 3 francs, dont la pochette était signée Wolinski, publié par le C.R.A.C. (Comité Révolutionnaire d'Agitation Culturelle) et sur le quel figuraient La faute à Nanterre et La révolution, on peut lire : "Ce disque a été réalisé avec le concours des mouvements et groupuscules ayant participé à la révolution culturelle de mai 1968. Il est mis en vente au prix de 3F afin de démasquer à quel point les capitalistes se sucrent sur les disques commerciaux habituels" ainsi que "Ce disque est un pavé lancé dans la société de consommation".

mercredi 30 avril 2008

Chansons et jeux d'écoute à l'usage des enfants en route pour les vacances


Depuis la semaine dernière, j'enregistre des chansons pour la Prévention Routière avec Michèle Buirette. Nous avons reçu commande de trois comptines et de trois jeux d'écoute pour que les marmots se tiennent correctement à l'arrière et fichent la paix à leurs parents lors des prochains grands départs pour les grandes vacances. C'est très sympa à faire et il y avait longtemps que je n'avais rien réalisé avec Michèle qui, non seulement compose de très jolies mélodies, mais s'est mise à écrire des textes depuis peu, avec beaucoup de talent ! Elle colore mes orchestrations de son nouvel accordéon et, de mon côté, j'ajoute des petits bruitages. Si les chansons abordent la sécurité en voiture dont l'incontournable ceinture, j'ai eu l'idée d'ajouter une petite leçon de code de la route qui sensibilisera les enfants aux règles élémentaires de la conduite. Cela ne peut pas faire de mal tant les conducteurs, en France, respectent de moins en moins les usages. La voiture est trop souvent une arme qui sert de défouloir. N'ayant plus aucun plaisir à conduire une automobile, je me suis rabattu sur la bicyclette qui oblige à rester zen au guidon sous peine de ne pas revenir entier. Là, nous avons choisi de rester légers et de ne pas être trop plan-plan... Pour les jeux, j'ai pris plus de distance avec le sujet en choisissant plutôt d'occuper nos petits avec des jeux d'écoute qu'ils puissent se repasser plusieurs fois sur leur baladeur ou sur le système audio de l'automobile. La gageure était d'inventer des chansons qu'ils aient envie de réécouter souvent et des jeux qu'ils n'épuisent pas après leur découverte. Reconnaître des sons, des ambiances, mais aussi les pousser à rêver, à prendre des distances avec les sujets pour se faire leur propre cinéma. Les fichiers son seront à télécharger en mp3 sur Internet...
On apprend beaucoup plus de choses qu'on ne le croit en travaillant sur des commandes comme celle-ci. Il faut à la fois faire preuve de simplicité et donner de la profondeur aux objets, passé la première approche. Travailler pour des enfants, comme je m'y employai avec le Drame (les chansons de Crasse-Tignasse traduites par Cavanna, éditées en leur temps par Auvidis) ou dans la quantité de CD-Roms dont j'ai parlé hier, ou bien comme le fit souvent Michèle avec le trio Pied de Poule pendant dix ans et ensuite avec des conteurs et des conteuses, est un pari sans échappatoire. Si les enfants n'accrochent pas, on ne peut invoquer aucune bonne raison qui nous rassure. C'est un public exigeant qui vous renvoie facilement la balle lorsque ça leur plaît. Pas question de faire des trucs bêbêtes en leur mâchant le travail ! Il faut avant tout stimuler leur imagination et les faire rigoler lorsque cela s'y prête... Les adultes sous-estiment trop souvent la capacité des enfants à comprendre et à rêver. À suivre.

dimanche 20 avril 2008

Enfin du sens dans une installation multimédia !


La merveilleuse visite de l'exposition des installations en relief réunies à La Bellevilloise justifie le billet rageur que j'ai écrit sur la soirée de lancement des Rendez-vous du Festival Nemo, tant le choix des films présentés à l'Élysées Biarritz était fortement dissuasif et peu représentatif des vrais trésors que recèle la cuvée 2008.
Nous avons chaussé les lunettes polarisantes, gravi trois marches et nous voilà sur la passerelle qui surplombe le fleuve où n'en finit pas de passer un immense pétrolier dont la taille démesurée me fait irrésistiblement penser à la phrase de Tex Avery "Very long, isn't it ?" et au film Marée noire de Samuel Sighicelli vu jeudi soir. Des différentes séquences qui se succèdent sur les deux écrans posés horizontalement sous nos pieds de chaque côté des planches que nous faisons doucement grincer, nous retenons surtout l'époustouflante plongée sur ceux qui vivent dans la décharge à ciel ouvert, une Ile aux fleurs vénézuélienne. La lenteur des mouvements de la caméra nous laisse le temps de les détailler, d'échanger un regard lorsque l'un d'eux lève la tête vers la caméra, d'apprécier qu'au delà de la beauté plastique des formes il y a une histoire, terrible et brutale, qui n'efface pas les sourires des petits bonshommes qui vivent sous nos pieds. La scène rappelle à Nicolas les maquettes de train électrique de notre enfance tandis que je plane au dessus de cet aquarium où se meuvent ces hommes-fourmis destinés à la mort. Rupture d'espace, l'installation vidéo en relief de Sabrina Montiel-Soto et Fabrice Croizé, sous-titrée Vision en 3D et en plongée d'une décadence attendue (site), nous requinque après l'usure habituelle de tant d'œuvres insipides. Ses séquences cinématographiques n'auraient pu être montrées autrement que dans le cadre de ce dispositif scénographique, le relief participant au vertige des écrans en contrebas. La création sonore de Thomas Giry et Arnaud Riedinger accompagnant l'immersion dans ce monde à la fois poétique et politique est suffisamment sobre et intelligente pour absorber les bruits discrets des visiteurs ou le battement cardiaque d'une autre installation exposée dans l'espace obscur de La Bellevilloise.


L'autre morceau de choix est la rénovation de World Skin, probablement l'œuvre la plus intéressante de Maurice Benayoun. Le "safari photo en pays de la guerre" où les visiteurs jouent leur rôle de touristes en se laissant absorber par l'écran interroge le statut des journalistes au milieu des conflits. L'un après l'autre, nous arpentons la scène des crimes avec un joystick wi-fi ou prenons les clichés photographiques, effaçant les cadres en les remplaçant par un éclair blanc. Cette œuvre immersive de 1997 a, de plus, le mérite de faire jouer ensemble deux visiteurs auxquels sont anecdotiquement offerts des échantillons de ce qu'ils ont shootés.
Bump it de Bertrand Planes est une intéressante anamorphose vidéographique qui transforme un mobilier blanc en voyage historique des couleurs possibles qu'un projecteur peint habilement. Un sympathique clip à bord d'un train sillonnant une ville qui semble construite de papiers découpés, jeu de cubes rythmé par une musique techno de percussion en bois, boucle ce petit panorama réussi de la 3D.
Si vous vous demandiez quoi faire aujourd'hui dimanche à Paris, c'est tout trouvé !

jeudi 3 avril 2008

L'anonymat est une forme de l'exploitation


Je n'ai pas arrêté l'enregistrement, laissant se dérouler le générique interminable d'un film américain jusqu'au bout. Toutes celles et tous ceux qui ont participé à l'entreprise, du moindre stagiaire au réalisateur, ont leur nom inscrit sur la pellicule. Dans quel autre secteur de l'industrie reconnaît-on nominalement l'apport de chaque poste à l'édifice collectif ? Pourrait-on imaginer que les noms de tous les ouvriers qui ont conçu et construit la dernière automobile sortie des usines Renault soit imprimés sur un des petits fascicules remis au client au moment de l'achat ? Cette pratique systématique de reconnaître tous les acteurs d'un travail, du plus petit au plus grand, la hiérarchie s'exprimant par la différence de taille des polices de caractères et la durée de leur présence à l'écran, n'existe que dans l'industrie cinématographique. On la retrouve tout de même sur les programmes de théâtre ou de ballet, mais combien de disques précisent qui a fait quoi ? Le nom des musiciens d'un orchestre symphonique sont rarement inscrits sur le livret ; quelle frustration d'ignorer quels sont les musiciens jouant sur tel disque de Miles Davis ou des Beatles ! J'ai l'habitude d'ouvrir une page de crédits dès le début d'une création pour être certain de n'oublier personne en chemin. Qu'est-ce que cela coûterait de préciser tous les participants à une œuvre, à un objet manufacturé, à un bien de consommation permettant à chacune et chacun de s'y reconnaître un petit peu ? L'anonymat est une forme de l'exploitation. Jean-Luc Godard insistait que le générique est encore une image et nous ne nous levions qu'après le dernier carton disparu, la salle retrouvant sa laide vacuité les lumières rallumées. On aura beau accompagner le mouvement avec une chanson ou quelque développement orchestral, la plupart des spectateurs se lèvent et quittent la salle avant la fin du déroulant, mettant, sans le savoir, cet acquis en danger. Certains réalisateurs rusent pour garder leur audience jusqu'au bout, en remplaçant les titres en réserve blancs sur fond noir par quelques fantaisies, voire rajoutent un plan surprise lorsque le public ne s'y attend plus. Guitry et Cocteau remplacèrent parfois le générique de début par une présentation vocale, mais, où que ce soit, les mots de la fin consituent un hommage au travail d'équipe.

vendredi 7 mars 2008

Les P'tits Repères


Sonia me prévient qu'un nouveau jeu est en ligne sur le site des P'tits Reperes. La marque Repère de E.Leclerc et la Fondation Nicolas Hulot pour la Nature et l'Homme se sont associées pour créer ce site tout en flash pour les enfants de 6 à 10 ans et où j'exerce régulièrement mes talents de bruitiste scatologique, puisque ma vie de designer sonore est rythmée depuis plusieurs années par un jeu rigolo tous les deux mois. Tout tourne autour de l'environnement, des économies d'énergie et du gâchis. L'ensemble est réalisé par le collectif Surletoit, une équipe formidable, enjouée et diablement efficace. J'adore la description de leur démarche où l'on peut cliquer sur certains concepts, les mots en rouge faisant apparaître des commentaires effrontés et intelligemment constructifs comme le FSCE (Fonds de Solidarité Contre les Enfoirés), caisse de solidarité contre les coups durs, les mauvais payeurs, permettant de lancer une injonction de paiement sans que l’indépendant touché par le mauvais payeur en supporte seul les répercussions !


J'ai choisi de tout sonoriser avec la voix, pour ne pas dire avec la bouche, ce qui est vraiment amusant et parfois bien difficile. Le premier jeu fut celui de L'Aspiro-Trucs où le p'tit repère juché sur un skate-board devait aspirer les crottes de chien et les sacs en plastique, mais surtout pas écraser les fleurs ou renverser les vieilles dames. On pouvait donc enfin se laisser aller à délirer sur des trucs scatos, ce dont les mômes raffolent et qui est généralement bêtement censuré par les éditeurs français. Il n'y a pas que ça ! Dans ta maison (quatre pièces plus le garage et le jardin), Dans ton assiette (De la terre à l'assiette, Les nutribulles, Ça balance !), Sur ta planète (Stop-les-gaz, Le Gachpalo, et les écogestes de La rue et Le square et le marché), l'atelier d’e-cards, Le MémoGloups, Le Tac-Taquin, Le P'tit Morp sont autant de petits jeux rigolos. Il y a même cinq jeux secrets (Le Kayak, À la bonne soupe, Simon, Le Clas lasso, Le Pique fruits) dont les codes sont cachés au dos des produits de la Marque Repère. Le graphiste Mikaël Cixous est en charge de la direction artistique et, le plus souvent, Sonia Cruchon m'envoie une animation flash provisoire et la liste des actions à sonoriser. Je prends des notes et lui passe un coup de téléphone où je lui chante tous les effets sonores avant de les enregistrer. Je m'enferme ensuite dans la cabine et j'enchaîne tous les ploc, broum, pschit, etc. avant de les traiter sous Peak. Les gens de passage qui me surpennent dans le studio comprennent pourquoi ma vie professionnelle peut être une partie de plaisir ! Sonia me retournera le module terminé après que les sons aient été intégrés pour que j'affine éventuellement l'interactivité et les intensités. Notre collaboration commença à Hyptique avec les huit cd-roms des Bonhommes et les Dames et l'exposition sur L'argent au Pass de Mons en Belgique, et plus tard, lorsqu'elle créa Surletoit avec ses amis, avec L'Anémone de Dassault Systems à l'Exposition Unverselle d'Aïchi au Japon. Sonia est un modèle de chef de projet, parce qu'elle met en confiance ses collaborateurs en la leur accordant et leur épargne l'affrontement démobilisateur avec les clients difficiles. La clef du succès !

mardi 4 mars 2008

Ce temps de latence


J'ai souvent envie de changer d'appareil-photo. Mon vieux CoolPix a l'avantage d'avoir un viseur rotatif me permettant de faire des photos sans me faire repérer. Je peux viser sans mettre l'œil en tenant l'appareil sur mon ventre ou prendre des images en plongée en le tendant au-dessus de ma tête. Mais le délai d'une seconde entre le moment où j'appuie et le déclenchement m'interdit de faire des instantanés. C'est très frustrant pour les portraits que j'aime prendre dans le feu de l'action. Je me fiche de la définition, puisqu'il s'agit la plupart du temps d'illustrer les billets de mon blog. Les cinq millions de pixels suffisent généralement à tous les documents imprimés. On l'aura vu lors de la publication de mon Poplab' ou pour la couverture d'un magazine annonçant notre opéra de lapins. À ce propos, Nabaz'mob va être enfin repris à "Paris" puisque deux représentations auront lieu au Cube (Issy-les-Moulineaux) le 5 juin.
J'ai une idée derrière la tête depuis un moment déjà. Je voudrais tirer le portrait des personnes que je rencontre, jour après jour. Cela me plairait. Nous en avons discuté avec Agnès Varda lorsqu'elle est passée à la maison, un dimanche où je travaillais avec Franck. Il n'y avait pas beaucoup de lumière, mais cela ne l'a pas empêchée de l'encadrer sur le canapé. Agnès a commencé comme photographe, elle a couvert le Festival d'Avignon à l'époque de Jean Vilar. J'aime beaucoup l'écouter lorsqu'elle parle de ses projets ou qu'elle évoque Jacques Demy. Je ne sais pas si je réussirai à faire cette série de portraits, parce que chaque fois que je décide de m'y mettre, j'oublie de le faire, et je m'en aperçois seulement quand la personne est partie. Je me rends compte que dans les arcanes de ma mémoire, c'est ce qui me manque. J'ai plus souvent conservé les voix, les écrits, mais rarement les figures. Ce dimanche-là, j'ai commencé avec Franck en copiant Agnès. Mais j'avais déjà oublié le lendemain. Je dîne avec Lors à Quimper et j'y repense seulement au petit-déjeuner. Je passe ma journée avec Karine et ses étudiants et je m'aperçois que je n'ai toujours pas commencé alors que je suis le dernier à quitter l'École des Beaux-Arts où j'interviens ces jours-ci. Il faut que je trouve un moyen de me discipliner ou peut-être ne m'y résoudrai-je jamais ? Est-ce de la timidité, le besoin d'être bien là, une fausse bonne idée ? Temps différé ou temps de latence ? Celui de voir ou celui de revoir ?

mercredi 20 février 2008

Revue de presse : flicage des internautes


Dans Libération, Astrid Girardeau rapporte un article du journal économique Les échos en ces termes :

En mars 2006, un décret d’application sur la conservation des données de connexion était publié au Journal officiel. Un nouveau décret élargissant le nombre de données à conserver par les acteurs de l’Internet et et des mobiles serait sur le point d’être accepté, révèle aujourd’hui Les Echos.

On se souvient que le premier texte, rédigé dans la cadre de la loi de lutte contre le terrorisme promulguée quatre ans plus tôt, avait soulevé de nombreuses critiques, notamment de la CNIL et du réseau IRIS (Imaginons un Réseau Internet Solidaire) qui parlait alors « d’une stratégie de contrôle toujours plus large de la population, dont la lutte contre le terrorisme ne constitue qu’un alibi. » Il oblige les opérateurs de communications électroniques à conserver durant un an un ensemble de données susceptibles d’identifier tout créateur de contenu en ligne « pour les besoins de la recherche, de la constatation et de la poursuite des infractions pénales ».

Selon le quotidien économique, qui s’est procuré le texte, le nouveau projet élargit le nombre de données qui devront être conservées. Cela ne concerne plus seulement des informations liées à la connexion, mais un ensemble de données plus vaste : adresse IP, mot de passe, login, pseudonyme, terminal utilisé, coordonnées de la personne, et identifiants de contenus. De plus, cette obligation ne s’adresserait plus seulement aux opérateurs de communication électroniques mais également aux hébergeurs de contenus tels que YouTube ou Priceminister.

Le texte aurait déjà été soumis aux divers organismes indépendants CNIL, Arcep, CNCIS et la CSSPPCE. Selon les Echos, la Commission supérieure du service public des postes et télécommunications aurait rendu « un avis pour le moins réservé » et souligné « l’absence de lisibilité et de cohérence du périmètre des données à conserver ». Pour être publié au Journal Officiel, le décret doit maintenant recevoir l’avis du Conseil d’Etat puis les signatures de cinq ministres (Intérieur, Défense, Justice, Economie, Budget) et du Premier Ministre.

Est-il vraiment utile d'ajouter un comment taire ?
Je dois absolument relire le Guide pratique du Blogger et du cyberdissident publié par Reporters sans frontières.
La Réaction s'organise : fichage des internautes, suppression de la plupart des ECM (Etablissements Culture Multimédia), réduction de 50% à 100% de l'aide du Ministère de la Culture (ou ce qu'il en reste avant liquidation totale) à l'action culturelle (toutes les petites assoces qui sont sur le terrain, par exemple), cadenassage des échanges sous motif de protection des droits (comme s'il n'existait aucune autre solution que la répression), etc. Internet aurait-il déjà vécu son âge d'or ?
Nous risquons de nous retrouver encore noyés parmi la conspiration du bruit. On a le choix entre détourner le système en utilisant les mêmes outils ou investir d'autres lieux de subversion. La question se pose franchement et les réponses exigent plus d'imagination qu'une simple analyse politique.

vendredi 1 février 2008

Antoine Schmitt s'affiche en ville


Antoine Schmitt travaille sur une nouvelle installation intitulée Facade Life dont la première eut lieu à Bruxelles en octobre dernier à l'initiative d'Yves Bernard. Sur son site, Antoine diffuse une vidéo qui vaut toutes les explications et laisse rêver des prochaines déclinaisons de cette rencontre entre une façade de maison et une entité artificielle. La nuée de pixels longeant les gouttières, tournant autour des fenêtres, explosant sur le mur, se joue des aspérités comme un animal sensuel et bienveillant. Dans le futur, ces lucioles pourront devenir interactives dans des lieux où circulent passants et automobiles. Façade Life fait partie des objets comportementaux programmés par Antoine que je préfère parce que sa danse est des plus élégantes, presque érotique, si souple, qu'elle génère un mystère, comme jadis sa Vénus ou ses premiers modules avec tact.

mardi 18 décembre 2007

Profession designer sonore


Après un rendez-vous dans le monde de la publicité avec un directeur artistique (on dit D.A.) astucieux qui m'a fait une démo excitante de "pub virale", j'ai enchaîné avec ma conférence rock 'n roll aux Arts et Métiers pour Paris 8.
Entre temps, j'avais avalé des calamars, des fèves, du riz et un lait de soja chez Shen, 39 rue au Maire, pour 6,80 euros. C'est un petit resto authentique qui ne paie pas de mine, très fréquenté par les Chinois et les étudiants fauchés. J'aime bien leur salade de pattes de poulet crues, leurs raviolis gyoza maison, leur anguille aussi... Dans le quartier, c'est ce que je préfère. Sinon, à l'autre bout de la rue Beaubourg, il y a le petit vietnamien de la rue de la verrerie, mais cela faisait trop loin.
Ghislaine Azémard me présente comme un hyperartiste, comme on dit hypermédia ou hypertexte. Cela sonne bien avec l'arborescence en étoile de mon discours, une façon d'improviser en digressant free style tout en me raccrochant en aller et retour à mon fil directeur. Mon travail est polymorphe. Pour une fois que je suis en chair et en os face aux étudiants, je parle plus que je ne montre. Cela frustre un peu les profs qui disent que je la joue blogueur, mais j'ai toujours agi ainsi. Mes auditeurs y trouvent leur compte. S'ils sont curieux ils peuvent découvrir mes œuvres interactives simplement en me googlisant. Pour une fois que je sors de ma tanière et que je ne suis plus un être virtuel, j'en profite pour parler du métier, de la passion, brisant les tabous politiques et sociaux, donnant des chiffres et m'abandonnant aux confessions. Je cite Cocteau, rappelant qu'une œuvre est une morale. Je leur montre tout de même Alphabet, La Pâte à Son (capture écran ci-dessus), FluxTune, Le Sniper, Nabaz'mob, mais l'absence d'Internet m'empêche de leur exposer mon travail avec Nicolas sur FlyingPuppet par exemple. De toute façon, j'oublie plein de choses importantes, parce qu'il faudrait plus de deux heures pour faire le tour de la question, même au pas de course comme hier dans l'amphi. Les prestations courtes obligent à embrasser le sujet de manière large, plus philosophique et pratique que démonstrative. Cette fois j'ai négligé la complémentarité du son face aux images et la charte sonore au profit de la production de sens et d'émotions et des conditions de travail.
C'est étrange comme il est impossible de se connecter dans les écoles et les universités. Sous prétexte de pare-feu anti-viral, on rend impossible les contacts avec le monde extérieur, c'est aussi débile que toutes ces bornes wifi cadenassées. À New York, les réseaux sont partout ouverts pour se brancher où que l'on se trouve, dans la rue, dans n'importe quel immeuble, etc. À propos de FluxTune, on me reparle d'Electroplankton. Je sors regonflé de cette performance publique. J'improvise de plus en plus pour ne pas me répéter et éviter l'ennui, commençant mes phrases sans savoir où elles me mènent, sur le modèle de mes instantanés musicaux. Le danger qui me guette à chaque syllabe me donne des ailes.
Comme je suis arnaché de deux micros cravate sans fil et que je file pisser avant mon intervention, je ne me laisse pas surprendre et commente le parcours qui me mène aux toilettes : porte qui grince, porte battante, cour de récréation masquant mon intimité, commentaires sur l'ambiance scolaire... Mais personne ne m'entend, parce que le jeu est improbable. C'est la pause.
Je passe chez Violet chercher mon chèque et jette un coup d'œil au prochain livre à enregistrer pour le nouveau service de lecture audio par Ztamp (une puce RFID collée sur la couverture du livre pour enfants). À Noël, les Nabaztag partent comme des ptits là pains.
Sur le quai du métro République, j'entends "Monsieur Birgé !". C'est Sonia qui me reconnaît de dos au milieu de la foule pressée grimpant dans la rame. Elle veut bien s'occuper de Scotch en notre absence. Ouf, je peux partir tranquille. On en reparlera bientôt, mais je vais faire une pause d'un mois où je ne publierai aucun billet. J'ai mis le temps à me décider...

jeudi 29 novembre 2007

Au poil


Mardi soir, les éditions Gallimard, le CNRS et le Théâtre Mouffetard nous invitaient à une très sérieuse conférence de Bruno A. Bernard intitulée "La sagesse du poil", mais je commence par un a-parte sur le Théâtre Mouffetard où ma nièce Adriana Santini joue actuellement et jusqu'au 5 janvier, avec son père Pierre Santini, la pièce L'éducation de Rita qu'elle a adaptée de Willy Russell et passablement rajeunie. C'est à la fois drôle et prenant. On ne sait pas qui du père ou de la fille fait le plus beau cadeau à l'autre, comme du vieux professeur alcoolique et de la jeune coiffeuse qui souhaite avoir accès à la culture et à l'éducation, mais l'heure quarante passe comme une lettre à la poste, et s'annonce déjà comme un succès.


Un autre soir de la semaine, nous sommes donc allés entendre tout ce que nous avons toujours voulu savoir sur le poil sans jamais oser le demander, essentiellement parce que Pierre-Oscar en était le metteur-en-scène, et là, nous avons été emballés par la démonstration. Passées les questions sur la couleur, la chute ou la localisation des poils sur notre corps, je vais tenter de me concentrer sur l'essentiel. Bruno Bernard a par hasard découvert que le bulbe pileux recelait des cellules souches qui permettraient d'en régénérer alors que jusqu'ici l'on était obligé de se servir de cellules embryonnaires qui ne sont pas sans poser de lourds problèmes d'éthique. Il suffirait donc de s'arracher quelques poils pour regénérer les cellules brûlées par les rayons et la chimio dans le cas de cancer, comme on pourrait fabriquer de la peau ou de l'os à partir de nos poils ! Il suffirait d'en prélever comme on prend ses empreintes digitales et de les conserver pour qu'en cas d'accident ou de maladie, on y ait recours, qui plus est, sans risque de rejet.
Pas la peine de se faire des cheveux, c'est automatique ! Il est très important de rappeler aux cancéreux qui perdent les leurs au cours d'une chimiothérapie qu'ils repousseront très bien après guérison. Petit détail, ils ne seront pas forcément comme avant. On est alors tout neuf, et il est possible que la nouvelle chevelure soit d'une autre texture et d'une autre couleur ! La raie peut changer de côté... Le bulbe pileux renfermant des cellules vitales pour l'organisme, l'épilation dite définitive (au laser) est à bânir, car elle porte atteinte à l'intégrité de l'individu et risquerait de lui faire perdre une source de regénérescence exceptionnelle.


Le savant professeur, responsable de la recherche sur la biologie du cheveu chez L’Oréal, impressionné par le nombre de caméras, n'a pas osé truffer sa conférence de jeux de mots farfelus comme il le fait parfois en digne membre du Collège de Pataphysique, mais on s'est tout de même bien poilés. On le voit ici dans une incarnation métaphorique de l'évolution des espèces qui ne manquait pas de piquant et dont Pierre-Oscar m'envoie la photo en hommage à notre propre lapin. Les scientifiques ont heureusement coutume de faire passer leurs exposés souvent ardus en les parsemant de quelques traits d'humour souvent plus éloquents que de lourdes démonstrations. Il est ici question de l'évolution par bonds et de l'équilibre indispensable entre l'ordre et le chaos !

samedi 24 novembre 2007

Dans de beaux draps


Il n'y a plus beaucoup de feuilles. Nos semelles ne crispent plus comme des gaufrettes. Il n'y a presque plus de vent. Mon vélo ne fait plus d'embardée comme s'il était conduit par un ivrogne. Il ne pleut pas. Nous sortons sans rentrer la tête entre les épaules. Il ne fait pas encore trop froid. Cela tombe bien, le chauffage de la voiture est définitivement tombé en panne. Françoise envisage d'embarquer une couverture. Nous ne pensons pas remplacer la vieille Espace lorsqu'elle aura rendu l'âme. Acquisition, assurance, essence, parking, contravention, pannes, garage... L'addition est sévère. Il est moins cher de prendre des taxis tous les jours que de posséder sa propre automobile. Il suffit de louer un camion pour les déménagements, une décapotable pour l'été, un minibus quand on est nombreux, une petite pour les sauts de puce... On se fait livrer les courses par Internet ou l'on ne sort plus de chez soi. C'est au choix. Le froid, la pluie, le vent ont bon dos. Le froid nettoie la nature, la pluie irrigue les sols, le vent casse les figures compassées. L'hiver bégaie, il vient frileusement sur la pointe des pieds. J'écrabouille tout de même quelques fruits rouges tombés de l'églantier, qui collent sous les miens. Nous avons ressorti gants et bonnets, mais ce n'est pas pratique pour écrire. Il est trop tard. Je vais me coucher. La couette est une belle invention. Par ici, il aura fallu attendre les années quatre-vingt pour ne plus rien avoir à border et deux heures du matin pour que je me décide à rejoindre Morphée.

mercredi 7 novembre 2007

XXO, la mecque du design vintage


À Romainville, dans un hangar abracadabrant de 3500 m2 s'entassent ou s'exposent des milliers de divans, fauteuils, bureaux, tables, luminaires rassemblés par trois fondus de mobilier design qui ont commencé en chinant aux Puces de Vanves et Saint-Ouen. Leur collection, digne d'un musée, couvre les années 1950 à 2000. C'est à louer ou à vendre, et il y en a pour toutes les bourses, tout dépend des créateurs évidemment : Peter Shire (j'adore Memphis), Eames, Panton, Gehry, Starck, Paulin, Leonardi, Thor-Larsen, Humberto & Fernando Camapana, Mourgue Colombo... Le catalogue de XXO est en ligne sur leur nouveau site et la grotte d'Ali Baba est ouverte au public du lundi au vendredi de 9 h 00 à 18 h 30 sans interruption. Un émerveillement.


À part vendre aux entreprises ou aux particuliers, XXO loue évidemment son mobilier pour le cinéma et la télévision. Je m'extasie devant les meubles vintage, la plus importante collection en Europe de mobilier des sixties et des seventies. Si tous les copains décorateurs connaissaient l'adresse, Françoise l'a trouvée dans le Parisien en sirotant son café au coin de la rue. Elle a craqué pour un petit divan bleu et vert transformable en conversation que l'on aperçoit dans Le rêve du chat. Les deux dossiers en quart de cercle peuvent pivoter chacun jusqu'à 180°.

mardi 23 octobre 2007

Clichés


Antoine m'épingle en blogueur entre deux représentations de Nabaz'mob. Jusqu'ici, j'ai toujours trouvé un endroit pour mettre en ligne, mais c'est parfois au prix de certaines gymnastiques. Pour conduire notre chœur de cent lapins, je m'étais encore habillé en carotte et Antoine en bâton. Face au public, j'anthropomorphise les petits robots, mais c'est surtout l'occasion de dire quelques mots, de mettre un visage sur nos noms. Nous ne représentons qu'une énième déclinaison du Dr Frankenstein. Les deux malles pleines de créatures sont reparties ce matin chez Violet. J'ai conservé un double des clefs.


Détendus, Françoise et moi passons notre dernière journée à Amsterdam à flâner et faire du shopping dans les petites rues qui coupent les canaux : alcool d'œuf et genièvre, gadgets design, bonbons écœurants, fromages hollandais... Françoise a également trouvé l'oreiller en duvet dont elle rêve depuis longtemps ! Pour les garçons, il existe encore ici des vespasiennes qui rendent la vie plus facile, surtout lorsque l'on marche longtemps (au thé chaud) et qu'il commence à faire frais. Pour les filles, il y a des coffee-shops un peu partout et des cafés plus traditionnels !


Face à notre hôtel, un architecte imagina six maisons chacune dans le style d'un pays différent, ici l'anglaise, l'hollandaise et la russe. Nous reprenons le tramway vers la gare nettement plus chargés qu'à l'aller. Il semble souvent plus simple de faire ses courses partout ailleurs qu'à Paris, comme si nos yeux se réveillaient d'une séance d'hypnose... Le Thalys traverse les Pays-Bas et la Belgique pour rejoindre la Gare du Nord en 4h11.

lundi 22 octobre 2007

Marathon discipline, marathon suicide


Une théorie récente veut que Van Gogh eut été atteint d'une maladie à l'oreille qui le faisait souffrir et transformait sa perception des couleurs. La version historique prétend que lors d'une altercation avec son ami Gauguin, il aurait retourné le couteau contre lui et se serait mutilé l'oreille. Tout s'est terminé par une balle dans la poitrine en 1890. À la librairie du musée, je rachète des reproductions du champ de blé avec corbeaux, du semeur, des deux tableaux japonisant inspirés d'Hiroshige, du crâne à la cigarette et d'une lettre à son frère Théo. À quelques pas de là, devant le Rijks, nous tombons sur le Marathon d'Amsterdam.
Cocteau disait que le fascisme ne pouvait pas prendre en France, parce que les Français sont trop indisciplinés, "c'est une cuve qui boue, qui boue, mais ne déborde pas." Nous aimons tant resquiller et désobéir ! Il est amusant de comparer l'autodiscipline des peuples lorsque l'on voyage. Ainsi avons-nous été confrontés à une situation absurde à nos yeux. Il était absolument interdit et impossible de traverser le marathon coupant la ville en deux. Maÿlis fut dans l'incapacité de récupérer sa valise à l'hôtel pour pouvoir repartir. Il aurait suffi d'attendre qu'il n'y ait aucun coureur et pousser une simple barrière pour franchir les dix mètres en question. Cette dérogation est ici impensable et c'est plus de deux kilomètres que les passants durent exécuter pour regagner le trottoir opposé, quatre pour aller chercher sa valise ! Une seule passerelle était posée devant le Rijks formant un embouteillage piéton, avec en option bicyclette à l'épaule. Les Amstellodamois s'autodisciplinent et les marathoniens défilent tordus, suant, crevés, devant le cygne affolé d'Asselijn.


Nous nous écroulons à notre tour, épuisés d'avoir tant sillonné de rues et de canaux, avant de repartir vers les rues rouges où la mise en scène des prostituées tient d'un théâtre renversé. Ce sont les filles qui frappent à leur propre porte, de l'intérieur, pour appeler les messieurs. Au chaud, elles regardent les badauds passer dans le froid. Elles ont parfois personnaliser la décoration de leur "chambre avec vue" comme le choix de leur bikini. Les vitrines éclairées en rouge sont aussi peu hypocrites que les cafés où l'on peut acheter de l'herbe ou du hasch sur un menu, comme on commande un petit alcool ou un chocolat. Mais la question est la même que partout : combien ? Dans le clocher, le carillon ne joue plus. Sans presqu'aucune automobile, la nuit est calme.

dimanche 21 octobre 2007

Cent lapins au pays des tulipes


Pas de carotte cette fois pour Nabaz'mob, mais une version nouvelle, plus dynamique et haute en couleurs. Nous avons disposé les bestioles directement sur le sol car la salle en gradins permet à tous les spectateurs d'apprécier le spectacle. Nous avons également changé de microphones, passant d'un système de plaques PZM à 24 micros sur pieds. Ainsi le public comprend que le son provient du ventre de chaque lapin, cent synthétiseurs, cent haut-parleurs. Le plus étonnant fut la qualité de concentration des bestioles qui ne jouèrent jamais aussi bien que ce soir !


Je rame un peu pour trouver une connexion Internet. L'ambiance est douce, comme toutes les villes où les bicyclettes ont imposé leur loi. Les gens sont aimables, certainement moins stressés par le trafic automobile quasi inexistant. Il faut seulement faire attention aux tramways qui débouchent sans crier gare. Nous terminons la soirée à de Rokerij avec de la Haze locale, dans un décor multicolore de lumières monochromes.

samedi 20 octobre 2007

Amsterdam à bon port


Après un peu de marche à pieds, nous avons réussi à attraper le Thalys malgré la grève. Certainement influencé par les prouesses masochistes de Bruce Willis, un abruti qui avait choisi de voyager en équilibre entre deux wagons du métro empêchait la rame de partir.
J'avais préparé des cataplasmes, sandwiches au jambon où l'on remplace le beurre par des rillettes, mais le personnel ferroviaire n'a pas arrêté de nous nourrir à la même fréquence qu'en avion. Cela ne nous a tout de même pas coupé l'appétit pour aller dîner au Tempo Doeloe, considéré comme le meilleur indonésien d'Amsterdam : un feu d'artifices de saveurs, 25 plats du plus doux au plus épicé, lente montée vers l'enfer (le 25ème de cette Rijsttafel Istemewa fut fatal, même pour un fanatique du piment comme moi) ! Nous étions allés digérer la ribambelle de repas de midi au Rijksmuseum. La lumière des Rembrandt est toujours aussi épatante et les trois Vermeer restent mes préférés de tout le musée. Je n'étais pas retourné à Amsterdam depuis une quinzaine d'années. Françoise retrouve l'original de l'énorme tableau qui est accroché le long du lit de la chambre bleue à La Ciotat, un portrait de vieille femme priant de Nicolaes Maes qu'elle attribuait erronément à Frans Hals. Tournant le dos au cheval cabré de Constable, je me retrouve en face du cygne en colère de Jan Asselijn dont j'ai souvent envoyé la reproduction en carte postale.


Les rues sont calmes, envahies de vélos, nous marchons le long des canaux. Nous avons profité de l'après-midi pour goûter un délicieux space-cake au chocolat dans un coffee-shop psychédélique. L'âge des clients était étonnament étendu : petites jeunes filles, mamies, rastas trentenaires... Léger, aérien...
Mardi dernier, curieux de toutes les musiques, Robert Wyatt demande à ce que l'on n'éteigne surtout pas nos téléphones portables pendant sa conférence de presse. Cela tombe à pic : jusqu'au 3 février 2008, le projet sonicobject, label de sonneries contemporaines monté par Antoine Schmitt et Adrian Johnson, est exposé au festival video vortex, Nederlands Instituut voor Mediakunst. Nous sommes 18 compositeurs et compositrices à avoir participé à cette formidable expérience et le hasard veut que j'arrive à Amsterdam le jour du vernissage.
C'est notre fête. Après Nantes et Amiens, Nabaz'mob, l'opéra pour 100 lapins communicants, écrit avec Antoine, finit sa tournée de rentrée par trois représentations ce soir au Centre De Balie lors du symposium sur les impacts sociaux des RFID, Recalling RFID. Pour l'occasion, nous avons écourté légèrement le premier mouvement en réduisant les pauses entre les phrases et rajouté un intermède rythmique avant le second. J'ai hâte d'entendre le chœur anarchique des bestioles interpréter la nouvelle version.
Le matin, la lumière sur le Vondelpark est simplement hollandaise.

samedi 13 octobre 2007

Second Life, le monde impossible



Je suis allé hier soir au Théâtre Paris-Villette pour la soirée de lancement du livre présenté par Agnès de Cayeux, "Second Life un monde possible", dont Poptronics livre quelques extraits en pdf. Comme le phénomène m'était resté hermétique, j'ai essayé de comprendre l'intérêt de cet univers persistant (évoluant en l'absence des joueurs), en ligne et en 3D, qui fait les gorges chaudes de toutes les communautés branchées, avides de nouveaux territoires pour échanger ou spéculer. On m'avait déjà expliqué que le "génie" de ce nouvel artefact était d'avoir inventé une monnaie qui manquait aux mondes précédemment créés sur un modèle proche comme l'Habbo Hotel. Le Linden Dollar est échangeable contre de véritables dollars US, et même indexé dessus ! Il n'est pas de mon ressort de décrire comment les Residents font évoluer Second Life, comment ils se construisent un avatar, acquièrent une parcelle, construisent une maison, etc. Le site lui-même (version française) ou Wikipedia sont là pour promouvoir l'objet. Je note seulement que la prostitution et les jeux d'argent font florès sur "Second Life", qui fonctionne comme l'écho virtuel du monde réel. La spéculation immobilière en est encore à ses balbutiements et il est tout de même possible de "jouer" sans argent, bien que tous reconnaissent que c'est plus sympa d'en avoir ! Les pauvres, principalement issus de l'Asie du Sud-Est, campent, faute de pouvoir se construire une maison d'architecte, jouant le rôle de métayer ou de gardien des propriétaires en titre qui peuvent ou non laisser entrer les visiteurs dans leurs demeures. Sur Second Life, il y a même une prison. L'intérêt de cet univers fantôme où l'exploitation de l'homme par l'homme acquiert de nouvelles lettres de noblesse est d'anticiper un modèle de commerce et d'échange à venir. Si la chose est expérimentale, elle ne manque pas d'intéresser en France les partis politiques, le Front National en premier, suivi par les Socialistes et les autres, comme par la BNP-Paribas qui y investit des sommes importantes. Chacun peut la façonner selon ses souhaits, mais l'heure et les saisons, communs à tous, sont évidemment celles de la Californie et l'arbitre se nomme Lindon Lab.
En dehors du fait que c'est d'une laideur achevée, Second Life m'apparaît comme une vision utopiste des plus réactionnaires où l'argent, la propriété, la spéculation, les communautés tribales et bien d'autres éléments dont j'aurais plutôt rêver me débarrasser dans le meilleur des mondes, dessinent une seconde vie des plus morbides.

lundi 8 octobre 2007

Symbiose lagomorphe


Le Petit Robert, accessoire indispensable dans sa version CD-Rom, indique que lagomorphe décrit "l'ordre des mammifères herbivores comprenant les lièvres et les lapins", possédant une paire d'incisives de plus que les rongeurs. Le dictionnaire révèle surtout que symbiose vient du grec sumbiôsis, de sumbioun « vivre (bioun) ensemble (sun) ». Il exprime "l'association durable et réciproquement profitable entre deux organismes vivants."
En ce qui nous concerne, il s'agit de cent lapins Nabaztag de première génération et de deux artistes manipulateurs. Nous parlons à l'oreille des bestioles pendant les répétitions, mais sur scène nous leur communiquons les ordres via wi-fi. Je fournis les carottes et ils nous nourrissent. Samedi soir, la Nuit Blanche amiénoise fut l'occasion de retrouvailles émouvantes, car c'était la première fois depuis un an que la partition était jouée telle que nous l'avions écrite, avec ses zones d'ombre et ses évidences lumineuses. Les représentations nantaises avaient donné lieu à une interprétation passionnante, mais non conforme à nos désirs de compositeurs. La lenteur des routeurs avaient produit d'intéressants glissements et un score en tuilage qui n'avaient rien à voir ni à entendre avec l'original. Grâce aux ombrelles d'Ozone, la structure émergea enfin du chaos, l'harmonie reprit ses marques, le délai imposé se recala sur les dix secondes prévues initialement, le silence réintégra la partition et les carottes plurent comme au premier jour. En comparaison des martellements électro et des excitations urbaines de la Nuit Blanche (JDA du 3/10), le public trouva notre opéra cool et apaisant, ce qui ne manqua pas de contrarier Antoine qui souhaite produire d'inquiétantes interrogations que l'absence de véritable création lumière, fut-elle très sobre, nous interdit samedi soir, mais qui était, par contre, réussie au Festival Scopitone. Les prochaines représentations auront lieu à Amsterdam le 20 octobre pour Recalling RFID au Centre culturel et politique De Balie en collaboration avec l'Institut des Cultures en Réseau.


Le voyage à Amiens, organisé par numeriscausa, nous donna l'occasion de revoir Yacine qui présentait Ex-îles, réalisé avec Naziha, dont les reflets inondaient la voûte gigantesque de la cathédrale médiévale, et de rencontrer Miguel Chevalier dont les Surnatures projetées sur une façade se pliaient au gré des déplacements turbulents de la jeunesse énervée par la douceur de la nuit.

samedi 6 octobre 2007

Nabaz'mob à Amiens pour la Nuit Blanche


Nous partons ce matin à Amiens pour présenter Nabaz'mob, notre opéra pour 100 lapins communicants. La ville a adhéré à cet évènement initialement parisien, qui s'est en outre étendu à plusieurs capitales étrangères. Antoine et moi dirigerons la meute de ces coquins à 21h et 23h à l'Auditorium Dutilleux. En dehors des œuvres ou des spectacles, la Nuit Blanche est une occasion de sortir et de parfois découvrir des lieux alternatifs dans son quartier. L'année dernière, nous avons eu la surprise de constater un nombre incroyable d'initiatives dans le nôtre, une nuit off en marge de la programmation officielle ! La Nuit Blanche proprement dite est une opportunité pour nombreux artistes de toucher un large public avec des installations artistiques ambitieuses, difficiles à monter dans des conditions ordinaires.
Ce n'est pas le cas de nos 100 lapins qui ont commencé à gambader de ville en ville, s'échappant de la tâche domestique pour laquelle ils ont été initialement programmés. 100 rebelles parmi 200 000 Nabaztag vendus à ce jour ne peuvent mettre en péril le succès de la petite bête. Chacun sait pourtant que les révolutionnaires constituent une force dynamique qui permet au système de perdurer en l'empêchant de s'endormir sur ses acquis.
Pour ne pas reproduire les problèmes de synchro, donc de tempo, rencontrés à Nantes (interprétation au demeurant fort intéressante !), nous emportons trois routeurs beaucoup plus puissants, des ombrelles, comme à New York. Sur le site de l'opéra, nous avons récemment ajouté les derniers articles de presse (Le Monde, Libération, 20minutes...) et le court reportage tourné par France 3. La caméra d'Antoine s'étant enrayée à Nantes, nous comptons filmer le spectacle cette fois-ci. Nous savons que le film de Françoise a été déterminant dans la tournée de Nabaz'mob. Antoine me raconte que, lors d'une création d'Atau, il a vu débarquer une équipe de télé au complet pour pouvoir ensuite vendre la performance à des festivals. Il n'y a rien de plus convaincant qu'une vidéo.
Lorsque nous dirigions le grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané (1981-1986), Youenn Le Berre et Didier Petit m'avaient reproché d'éditer systématiquement l'enregistrement des premières représentations qui étaient fatalement moins au point que les suivantes. Pour des petites structures comme les nôtres, si nous n'avions pas produit le disque de la première, il n'y aurait probablement pas eu de seconde. Vingt ans plus tard, je rééditerais bien les enregistrements originaux augmentés de quelques captations plus tardives.
En ce qui concerne Nabaz'mob, nous n'avons pas eu ce problème, même si chaque représentation s'avère différente, selon les conditions techniques (phénomènes aléatoires de la programmation) et scéniques (disposition et sonorisation variables). Nous attendons chaque nouvelle interprétation de nos petits robots avec la plus grande joie et curiosité.

mardi 25 septembre 2007

Et puis, il y a les voix...


Dans sa chronique sur Nabaz'mob dans Le Monde du 20 septembre dernier, Francis Marmande faisait référence à un autre opéra, Welcome to the Voice, de Steve Nieve et Muriel Teodori.
C'est une histoire d'amour entre un compositeur-pianiste anglais et une psychanalyste-réalisatrice française. Ensemble ils écrivent un drôle d'histoire qui rappelle autant Diva de Beinex que Une chambre en ville de Demy, et la musique suit les chemins de traverses ouverts par Escalator Over The Hill et No answer.
C'est une histoire d'amour entre un rocker fan de Berio et une collectionneuse de Michael Mantler, Carla Bley, Robert Wyatt autant que de Kathleen Ferrier, Maria Callas et de West Side Story. J'ai toujours adoré ce genre de truc hybride comme L'hallali du Drame, cette fois un projet improbable qui finit tout de même par exister parce que de doux dingues comme Sting, Wyatt ou Elvis Costello lui prêtent leurs voix. La cantatrice Barbara Booney n'est pas en reste, suivie de Sara Fulgoni, Nathalie Manfrino et Amanda Roocroft.
C'est une histoire d'amour entre un ouvrier sidérurgiste et une chanteuse d'opéra. Il y a des effluves de Michel Colombier qui planent dans cette œuvre qui mêle l'écriture classique pour le Quatuor Brodsky, entendu avec Björk, et les improvisations jazz de Ned Rothenberg, Sting, Marc Ribot et Nieve.
C'est une histoire d'amour improbable, et pourtant ! Qui n'essaye rien n'a rien. Nieve et Teodori ont pris tous les risques, Welcome to the Voice est une œuvre magique qui convoque les fantômes de Carmen, Butterfly et Norma sur un livret résolument moderne et politique où apparaissent tous ceux qu'ils aiment de Godard à Mozart, de Gramsci à Verdi, de Rosa Lux à Chosta, de Maïakovski à Stravinsky... Comme me le susurrait Jean-Pierre Léaud, un doigt sur la bouche, un soir boulevard Montparnasse : "Et puis, il y a les voix..."
Booney, Sting, Wyatt, Costello, The London Voices et Le Chœur des Amis Français réunis dans un même ouvrage, un véritable opéra, haletant, palpitant, téméraire, improbable, inespéré !

vendredi 21 septembre 2007

En perm' à Nantes, l'astuce est amusante...


Comment venir à Nantes sans traverser le Passage Pommeraye ? Jacques Demy y est en perm' car il ne le quittera jamais. Les images de Lola et d'Une chambre en ville sont imprimées sur ma rétine. Je revois Michel Piccoli en marchand de télés s'égorgeant au rasoir devant Dominique Sanda nue sous son manteau de fourrure.
Plus loin, de l'autre côté de la passerelle qui enjambe la Loire, se dresse le gigantesque Palais de Justice construit par Nouvel, et à sa droite les ateliers du Royal de Luxe. Leur éléphant est impressionnant lorsque sa machinerie se met en branle. Des branches jaillissent de la façade, pieuvre en balcons fleuris. Je bifurque vers les les Halles Alstom où est exposée la Friche Numérique du Festival Scopitone, mais il est déjà l'heure de faire répéter la meute.


Tandis que je passe du pachyderme au lapin comme du coq à l'âne, 20minutes.fr, qui reproduit le film de Françoise, en profite pour titrer :

Une chorale de lapins à l'opéra

Un opéra avec cent lapins reliés par onde Wi-fi ?
Le spectacle a beau sembler surréaliste, il existe. Les interprètes ne sont pas de véritables bêtes à poils vivantes mais des lapins-gadget en plastique d’une trentaine de centimètres de haut qui, reliés par ondes Wi-fi, ont le nombril qui s’éclaire, les oreilles qui gigotent et émettent des sons. Cela s’appelle le «Nabaz'mob», contraction de Nabaztag — lapin en arménien — et flashmob, ces rendez-vous éclair organisés dans des lieux publics.
Au final, une chorégraphie à la fois étonnante et, n’ayons pas peur de le dire, féerique. Mais attention, «on a perverti le lapin, explique Jean-Jacques Birgé, designeur sonore et co-auteur de la pièce avec Antoine Schmitt. Seul, le lapin, en tant qu'objet, a l'air mignon. Mais là, rassemblé avec d'autres, ça change: les lapins deviennent maléfiques. C'est une parodie de la démocratie.»
«Les lapins sont devenus des rock stars».
Cet opéra, créé en 2006 à Beaubourg, à Paris, est maintenant en tournée internationale, à Nantes dès ce jeudi soir, à Amiens le 6 octobre, à Amsterdam le 20 octobre et bientôt, aux Etats-Unis. «Le phénomène nous échappe un peu: désormais, la prestation s’arrache de ville en ville, sourit Olivier Mével, co-fondateur de la société Violet, qui fournit les lapins Wi-fi. Au fil du temps, nos lapins se sont professionnalisés et sont devenus des rock stars. On les trimbale en camion dans leur caisson, et on a même une accompagnatrice qui les installe en tournée.»
Appareillage.
Le dispositif est mastoc: cent lapins (soit 130 kilos au total) voyagent ainsi, avec leurs câbles d’alimentation et les cent prises associées, plus six routeurs Wi-fi et deux ordinateurs régis par les auteurs de cette pièce écrite. Oui, écrite. Antoine Schmitt et Jean-Jacques Birgé envoient via leurs ordinateurs la partition aux lapins qui la jouent ensuite sur la scène, en remuant les oreilles. Parfois en décalé. Car les interprètes restent des lapins, pas des moutons.
Alice Antheaume (20minutes.fr, 20/09/2007)


Pour rejoindre nos lapins qui seront beaucoup plus disciplinés que la veille et répondre aux questions de France 3 (édition des Pays de Loire ce soir à 19h), je traverse le Passage Pommeraye dans l'autre sens. Comme il est impossible de trouver une botte de carottes (avec des fanes) à Nantes passé midi, je joue les leurres en enfilant veste et pantalon orange tandis qu'Antoine passe au noir : la carotte et le bâton ! Le subterfuge les gruge. Aucune évasion à signaler, aucune reproduction non plus, tout le monde regagne son clapier tandis que nous imaginons une nouvelle scénographie pour le 6 octobre à Amiens. Christophe nous fait remarquer que Nantes et Amiens sont les deux villes de Jules Verne. Sous quelle meilleure étoile pouvions-nous jouer les chefs d'orchestre numérique ?

jeudi 20 septembre 2007

Sauvés de justesse


Dans trente minutes le spectacle va démarrer. Nous remontons doucement vers la surface après plusieurs heures de bagarre avec la technologie, encore plus pénible que la technique, un cran au-dessus dans l'échelle de la douleur. Lorsqu'on est chanteur ou percussionniste, on ne peut s'en prendre qu'à soi les jours où rien ne semble aller comme il faut. Dès que l'on a besoin d'une simple prise de courant, d'un microphone, d'un piano ou d'un projecteur, les choses commencent à nous échapper. Dépendre de l'informatique est encore plus risqué. C'est le stress assuré, alors que tout est programmé pour marcher comme sur des roulettes. Cette après-midi, Antoine s'est arraché les cheveux sur un problème de communication entre l'ordinateur et nos lapins : certains réagissaient avec un délai de trois minutes à la place des dix secondes attendues. Nous avons testé tous les maillons de la chaîne pour incriminer définitivement un des deux routeurs qui envoient la partition aux 100 Nabaztag réunis sur la scène de la Salle Paul Fort à Nantes, situé juste au-dessus du Pannonica. Mais le devoir m'appelle, je vous raconterai la suite après la représentation. En attendant, je vous laisse avec Francis Marmande, qui nous a gratifiés d'un réjouissante chronique en page 2 du Monde d'aujourd'hui :

Schmitt et Birgé, des lapins communicants

Un petit lapin fait fureur. Un petit lapin communicant. Il s'appelle Nabaztag. Nabaztag ("lapin" en arménien) fonctionne en Wifi et doit son nom à Rafi Haladjian. Portrait dans Le Monde du 6 avril 2006 : "Je m'appelle rafi et j'ai 43 ans. Rafi s'écrit avec un "r" minuscule parce que c'est un prénom arménien. Bien que n'ayant rien fait (et en particulier pas des études d'ingénieur), je baigne dans les réseaux depuis qu'ils étaient tout petits. En 1984, j'ai sombré dans le Minitel pour n'en sortir qu'en 1994 en fondant FranceNet (devenue Flexus, devenue BT France), première boîte d'internetterie en France. Depuis 2003 avec Violet et Ozone, j'explore la vie après le PC et après l'Internet tel que nous le connaissons. Je porte des lunettes. C'est à peu près tout ce que je peux dire sur moi." Avec Olivier Mével et Sylvain Huet, l'agence Violet passe de trois à trente bricoleurs. Mise au point des lapins intelligents au-dessus du Gibus, en face de la garde républicaine.
Nabaztag, c'est un truc pour "geeks" et "geekettes" : les Paganini du Net et des nouvelles technologies, enfin, les joyeux, ceux qui ne se prennent ni pour Diderot ni pour Zorro. D'un gadget branché, le lapin en plastique devient objet populaire (200 000 vendus). Ici entrent en scène Jean-Jacques Birgé, compositeur, agitateur (Un drame musical instantané, Les Allumés du jazz, musiques brintzingues en tout genre), designer sonore ; plus Antoine Schmitt, artiste designer comportemental. Et Nabaztag ? Il parlote, il mange des nuages, il dit la météo, les cours de la Bourse, il se branche un peu sur n'importe quoi, il fait réveil, et pour l'amour avec un autre lapin, il bouge les oreilles. Exactement comme les humains, en somme.
Jeudi 20 septembre au festival Scopitone de Nantes, le 6 octobre à la Nuit blanche d'Amiens et le 20 à Amsterdam avant tournée mondiale, Nabaz'mob, opéra pour cent lapins communicants de Schmitt et Birgé, sera donné pour la plus grande joie des petits et des grands. Car les lapins déconnent. Ils sont indisciplinés, répondent à l'envers aux injonctions, et se révèlent incapables de jouer la musique ensemble. Comme les humains (non musiciens).
Un opéra, on connaît. Encore que ce soit complexe. Mais enfin, même en pleine célébration de Callas, on voit. Peut-être suffit-il de comparer avec un autre objet chantant non identifié, tout récent mais plus classique, Welcome to the Voice, pour prendre la mesure. Welcome to the Voice, hommage à la voix, livret de Muriel Teodori (psychanalyste rayonnante et allumée) et musique de Steve Nieve (clavier de divers bricolos, Sting, David Bowie ou Elvis Costello), Welcome to the Voice réalise une belle expérience de transversalité heureuse. Si vous voulez entendre sur orchestration au petit poil Barbara Bonney, Nathalie Manfrino, Armanda Roocroft, Sara Fulgoni, plus Elvis Costello, Sting, passe encore, mais aussi Robert Wyatt, ce génie, foncez. En plus, quand les voisins viendront prendre un kir framboise, vous pourrez arborer l'album sans complexe : c'est sur Deutsche Grammophon.
Le truc de Schmitt et Birgé reste plus minimaliste. Ils ont commencé par convoquer cent lapins avec leurs parents à Beaubourg (mai 2006). Après quoi, au Javits Center, à New York, ils ont reçu 70 000 visiteurs en quatre jours. Ce succès les étonne. Le lapin porte-bonheur. Prochain concert à bord du Titanic ? Dans un genre plus proche de l'art modeste, on connaît un prof qui, pour neutraliser les irruptions intempestives, fait dégainer tous les portables au début de l'amphi. Il invite les 258 porteurs à déclencher leur propre sonnerie. Passé un léger flottement, les étudiants s'exécutent : voir Charles Ives, Cage, Ligeti et Birgé. Plus disciplinés que les lapins ? Les temps semblent hélas le prouver.
Francis Marmande (Le Monde, 20/09/2007)

Une minute avant de monter sur scène, Antoine a l'idée lumineuse que nos ennuis pourraient provenir de l'anti-virus du PC triant la masse des données qui vont et viennent jusqu'à nos bestioles, ralentissant considérablement le système. Le même gag avait accablé Nicolas à la création de l'installation des Portes. La désactivation anti-virale ne résout pas tout, mais cette version inédite de notre opéra se tient bien, même si nous en présentons une interprétation très différente des précédentes représentations comme de celle de demain. Les alternances densité/silence sont remplacées par de belles progressions linéaires, et, si les ballets de lumière sont moins minimalistes qu'Antoine ne le souhaiterait nous sommes soulagés d'avoir réussi de justesse. Lors du salut final, je souligne que "si nos lapins ont été particulièrement indisciplinés, ils nous incitent à la désobéissance civile pour les temps à venir."

Photo d'un tableau de Kiefer.

mercredi 19 septembre 2007

Nabaz'mob à Nantes


Reprise de notre opéra pour 100 lapins communicants aujourd'hui (pour les V.I.P. du Festival Scopitone) et demain jeudi Salle Paul Fort. On nous dit que c'est complet depuis plusieurs jours ! Francis Marmande nous annonce que Nabaz'mob sera dans Le Monde de ce soir. Les deux malles en métal contenant chacune cinquante bestioles sont déjà à Nantes. Nous devons chaque fois inventer une nouvelle manière de sonoriser, car il est rare de trouver sur place un système homogène d'amplification pour les cent petits ventres dont la puissance individuelle est à peu près égale à celle d'une boîte à musique acoustique. Plus il y a de micros mieux c'est, à condition qu'ils ne soient pas apparents pour ne pas gâcher le spectacle chorégraphique des oreilles et des leds colorées programmé par Antoine. Des PZM ou des micro-cravates peuvent faire l'affaire, et si les Nabaztag sont disposés sur des gradins nous pouvons éventuellement ajouter quelques pieds à l'arrière, mais il est impossible de dépasser les vingt-quatre voies de la plupart des tables de mixage mises à notre disposition. L'emplacement des haut-parleurs et l'acoustique de la salle sont des variables avec lesquelles il faut également composer.
Lorsque les lumières du théâtre s'éteignent et que retentit la première note cristalline, le public fait silence et tend l'oreille. Ces cent petits êtres qui essaient de jouer tous ensemble la même partition sans ne jamais pouvoir y arriver sont très émouvants. La parabole est cruelle. Les robots, obéissant à des règles dictées par des humains, n'échappent pas aux lois de l'imperfection : errare humanum est. C'est ce qui fait leur charme.

mardi 18 septembre 2007

La ligne d'arrivée


Bernard et moi avons rendez-vous aux Studios de la Seine pour mixer la musique de l'octuor avec les documents d'archives que Pierre-Oscar rapporte de Bruxelles. Nous reprenons tout le mix avec Fabrice Maria de manière à intégrer musicalement les voix et les ambiances réparties sur seize nouvelles pistes. Au lieu de baisser tout l'orchestre, nous pouvons ainsi atténuer tel ou tel instrument. Je suis impatient de découvrir le film monté, car je n'ai encore rien vu ni entendu. Nous avons seulement précisé les endroits où le monteur du film pouvait coller de nouveaux sons.
Je prépare la facture dans le même mouvement, car je n'aime pas que le dossier traîne ensuite. Besoin de tourner la page et de se pencher sur les nouveaux projets. Nous nous débrouillons pour ne jamais être en retard de livraison, aussi espérons-nous la même célérité de la part des services comptables de tous nos clients. Nous restons fragiles, surtout si nous devons avancer les frais techniques, les transports ou les salaires des musiciens. Au moins, nous n'avons pas à nous inquiéter de la solvabilité de la Communauté Européenne qui a commandité le clip de cette après-midi ! Il doit être diffusé dans les 27 pays qui la composent. Comme une réflexion en miroir sur cette union, Libération publie ce matin sur trois colonnes une photo toute rouge de nos cent lapins qui annonce le billet de demain. N'étant plus à un paradoxe près, Lors m'a surnommé en breton "Roué ar c'honifed" !
Bernard arrive en Harley comme d'hab, P.O.L. a troqué sa brouette contre une rame de métro et je replie mon vélo. Ça descend sans arrêt depuis la Porte des Lilas, mais ce soir il faudra remonter. Je prends mon temps, ça va plus vite.

samedi 15 septembre 2007

Paris-Lorient-Paris dans la journée


Passant par la rue du Départ (sans recevoir 20 000 balles) pour m'éviter les dix minutes de couloirs souterrains de la station Montparnasse au quai du TGV, je tombe sur une vitrine des Galeries Lafayette avec nos lapins fétiches : en reflet, Shoot 'em Up (Descendez-les !) ; sur l'écran : A priori il n'y a aucune raison... Belle annonce pour la reprise de notre opéra à Nantes la semaine prochaine pour le Festival Scopitone !
Dans le train, une vieille dame ronchon hurle "Vous n'avez pas soif, derrière ?". Elle n'arrêtera pas de se retourner jusqu'à s'en prendre à ma voix "porteuse"... "Un vrai moulin à paroles !". Difficile de dire le contraire. Si je parle pourtant tout doucement, ma gamme de fréquences ressemble bigrement à la sienne. Elle n'arrive pas à se concentrer sur son magazine pipole. J'ai beau faire des efforts de murmures, ses tympans vibrent en sympathie avec mes cordes vocales. Nous préparions discrètement notre entretien concernant l'appel d'offre pour une installation muséographique immersive projetée sur onze écrans. Nous faisons rire nos interlocuteurs en divaguant sérieusement sur l'océan, mais cela ne peut encore en rien augurer de leur choix. Il faisait beau, l'air était pur, comme un parfum de vacances, un leurre.
J'aurais souhaité prendre un cliché breton, hélas la ville reconstruite après les bombardements alliés est aussi lisse qu'un centre commercial. J'entends tout de même une mouette à l'instant de grimper dans le TER bondé qui m'emporte vers Rennes. Arrivé à Paris, il n'y a pas de taxi. Il n'y a jamais de taxi à la Gare Montparnasse. Je finis par en alpaguer un à Vavin qui ferait bien le tour de Paris pour me ramener à la maison. Je suis pressé de rentrer, Françoise s'envolant dans quelques heures pour New York où elle va préparer la ressortie de ses films sur le territoire américain. L'histoire se répèterait-elle ?

mercredi 12 septembre 2007

Houellebecq-Birgé, la presse (3)


Suite de la revue de presse de mon dernier cd paru (lire 1 et 2).
On ne peut pas dire que les ventes soient mirobolantes. Le score n'est pas meilleur qu'aucun de mes autres disques. La presse littéraire, la presse généraliste, la presse à scandale semblent n'en avoir rien à cirer. Seule la presse musicale s'y est intéressée en se répandant en louanges, certes, mais c'est loin de suffire à amortir les coûts de fabrication de cet objet extrêmement soigné dont on trouvera toutes les informations sur le blog (taper Houellebecq dans la Recherche, par exemple !). Cela ne fait probablement pas très sérieux de faire sa promo soi-même. Je me suis épuisé à relancer les journalistes pendant trois semaines. Certains promettent, d'autres n'existent que par leur répondeur, il faut parfois renvoyer l'album qu'ils prétendent avoir perdu. Je ne suis pas forcément au courant des articles qui paraissent. Des amis ont la gentillesse de me prévenir lorsqu'ils lisent un papier. Il faut savoir être patient, Établissement d’un ciel d’alternance est millésimé, comme tout ce que j'ai produit, heureusement. Je commence seulement à tirer les bénéfices de trente-cinq ans d'invention et de création incessantes. Il ne s'agit pas d'argent, j'ai toujours réussi à vivre de mes œuvres brintzingues, mais je recueille seulement aujourd'hui la reconnaissance de mon travail. Ne plus avoir l'impression d'être seul.
Houellebecq est en montage avec son premier long métrage adapté de ''La possibilité d'une île''. Il reviendra un de ces jours sur le devant de la scène et mon distributeur vendra quelques exemplaires de plus de ce duo dont je suis très fier. Samedi, L'Humanité, sous la plume de Fara C., écrivait donc :

Ciel d’alternance
Inclassable. Spectacles.
Le compositeur Jean-Jacques Birgé, crucial défricheur de l’électronique bien avant la mode, a publié, avec Michel Houellebecq, un CD absolument magnétique, Établissement d’un ciel d’alternance (notre photo), d’après la création présentée en 1996 à la Fondation Cartier. Sur l’ovni sonique élaboré par Birgé, l’écrivain dit des extraits de La Poursuite du bonheur et du Sens du combat, que complète une pièce instrumentale de Birgé (électronique en direct) et Bernard Vitet (composition), dont le titre, Tchernobyl, parle de lui-même. Un minimalisme résolu régit aussi bien la musique que la diction. Avec un effet pénétrant. On s’abandonne à l’errance du verbe et de la note, les deux complices inventant une sorte de « poésique » qui incite à sortir du rang. On oscille entre un brouillard cataclysmique et des trouées d’apaisement. Il y a quelque chose de la clarté d’une aria de Bach, un rai de lumière qui se mêle au sac et ressac inquiétant des synthétiseurs. Une divagation haletante. Sur de nombreux fronts de l’actualité artistique la plus téméraire, Birgé présente, par ailleurs, Nabaz’mob, opéra de cent lapins communicants, qu’il a écrit avec Antoine Schmitt. Quant à Houellebecq, la MC 93 de Bobigny accueillera en 2008 Plateform, adaptation théâtrale d’un de ses romans par Tom Blokdijk, avec mise en scène de Johan Simons.
Birgé : Nabaz’mob, notamment le 20 septembre à Nantes, Festival Scopitone, le 6 octobre à Amiens, Nuit blanche ; voir drame.org.
Houellebecq : Plateform, 11 et 12 février 2006, MC 93 (tél. : 01 41 60 72 72).
Joyau à (s’)offrir : CD long box, de M. Houellebecq et J.-J. Birgé, Établissement d’un ciel d’alternance (Grrr/Orkhestra).
Fara C. (L'Humanité, samedi 8 septembre 2007)

Plusieurs billets abordent ici l'album sous des angles variés :
- Sortie chez GRRR de mon duo avec Michel Houellebecq (avec la pochette originale)
- Les chiffres à livre(t) ouvert
- Les pochettes auxquelles vous avez échappé
- Étienne Auger commente son travail
- Houellebecq Malentendu

mercredi 29 août 2007

Le fil


Que l'on gravisse les marches ou que l'on s'enfonce dans l'obscurité, la vie ne tient qu'à un fil. Ignorant le temps, les plus jeunes grillent leurs cartouches et traversent n'importe comment devant les automobiles. Les plus âgés aussi, parce qu'ils savent que l'heure approche et que plus rien n'a d'importance. Entre les deux, on apprend à manier l'embrayage pour savourer le jour et la nuit. Pas de rétrogradation, mais une danse subtile au tempo changeant, aux mouvements sûrs, aux pas hésitants. Jusqu'où peut-on aller trop loin ? Le droit à l'erreur exige un minimum de responsabilité, le code en montre les limites. Peu le respectent, mais il y a l'art et la manière. La maturité n'est pas l'apanage des anciens, ni le gâtisme celui de la vieillesse. S'endormir au volant peut être fatal. Oublier l'insécurité des bas côtés, et c'est l'accident. La vie est une course d'obstacles où l'on en saute un pour mieux affronter le suivant. À chaque extrémité de la ligne, des portes s'ouvrent sur des univers insoupçonnés. On ne peut que s'avancer pour les découvrir. La persévérance est le maître mot. Le demi-tour n'existe pas, les droites non plus. Il y a des raccourcis et d'immenses méandres. Dans ce labyrinthe extraordinaire, il faut savoir saisir le fil, chacun le sien, pour ne pas être encorné, ne pas être avalé trop tôt. La fin est biologiquement inéluctable, mais il n'est temps de s'en soucier que lorsque la fatigue vous gagne. Si la jeunesse a parfois peur de la mort, qu'elle ne s'en soucie pas, son temps n'est pas encore venu. Elle ne vient que si on l'appelle. Sauf accident. Car la vie n'est pas juste. Alors surgit le second mot d'ordre, la solidarité, la seule valeur qui résiste à tous les temps et à tous les usages.

dimanche 19 août 2007

Troc


Pascale a eu pitié de mes oignons et nous a invités dans son havre de paix où nous la rejoindrons dans quelques jours. Au vu des prix pratiqués par la SNCF en période estivale lorsque l'on ne s'y prend pas trois mois à l'avance, nous avions décidé de rester là malgré mon impérieux besoin de changer d'air. Françoise a tenté le coup sur Trocdesprems et miracle, elle a dégotté deux billets pour Toulon à 20 euros ! Il ne restait plus qu'à trouver quelqu'un pour la maison et Scotch, et nous voilà repartis sur la route. Première escale, La Ciotat, sa plage, ses poissons, ma seconde famille.
À Paris, je n'arrivais plus à me reposer. Il fallait recharger les batteries en vue d'une rentrée qui s'annonce animée : les lapins toujours, Nabaztag lui-même et l'opéra avec Antoine qui réunit cent de ces petites bêtes (représentations les 19 et 20 septembre à Nantes pour Scopitone, le 6 octobre à Amiens pour la Nuit Blanche, le 20 à Amsterdam...), la suite des enregistrements avec Franck Vigroux, de nouvelles écoles où dispenser la bonne parole du son sur l'image (Autograph, Sainte Geneviève...), les finitions du film de Pierre-Oscar, un Pop'Lab pour Annick, le nouveau numéro des Allumés, etc. Idem pour Françoise qui prépare son nouveau Ciné-Romand et la rétrospective de ses films à l'Entrepôt, Peep-Chat avec le Théâtre Paris-Vilette, la sortie dvd de Appelez-moi Madame, etc.
Mais oublions tout ça et consacrons-nous aux joies de la villégiature ! Pour me mettre dans le bain, je picore tomates, raisins, figues, prunes et dévore à pleines dents les canards sauvages que les filles ont plumé pendant que je plantais un poivrier et un caprier. Jean-Claude part à la pêche à cinq heures du matin, mais je n'ai pas le courage de me lever pour l'accompagner...

dimanche 29 juillet 2007

Nabaztag en Russie : 100 Набазтагов в Центре Помпиду


100 Набазтагов в Центре Помпиду
Видео
Юлия Выдолоб / Рецензии / 1 из 86 Обозреватель
«Афиши»
Nabaztag — это пластмассовый заяц, который подключается к Wi-Fi, шевелит ушами и мигает светодиодами. Сразу надо сказать, что практической пользы от него вообще никакой. Конечно, вам будут рассказывать, что зайчик еще может читать новости на английском и французском, проигрывать mp3-файлы, оповещать, что пришла почта, работать будильником и так далее. Но, согласитесь, все это можно делать и без зайчика. А вот когда видишь, как пластмассовое существо медленно поводит ухом и пускает по животу ряд разноцветных огней — вот тут спокойными остаются только самые бессердечные. Патологическую любовь с первого взгляда — или по крайней мере жгучий интерес — Nabaztag вызывает практически у каждого. И зачем он мигает, в принципе, уже неважно (хотя мигает он потому, что ищет сеть, или принимает сообщение, или читает RSS-поток, или не нашел сети и т.п., — все это подробно расшифровано на nabaztag.ru). Поклонников у зайчика в мире уйма. Они наряжают его в очки и покупают наборы цветных ушей, фотографируют в цветущем саду и выкладывают во Flickr; а два француза и вовсе собрали сто Набазтагов и заставили их синхронно мигать и издавать звуки в Центре Помпиду (см. youtube.com). Смотрится это по-настоящему жутко.
17 июля 2007 г.
En illustration du site russe, on retrouve le film que Françoise a tourné sur la création de notre opéra au Centre Pompidou. Représentations de Nabaz'mob prévues à Nantes (Scopitone, 20 septembre), Amiens (Nuit blanche, 6 octobre), Amsterdam (20 octobre).
Versions anglaise, américaine, espagnole, italienne, allemande de Nabaztag déjà disponibles ou en cours d'enregistrement (même ce dimanche !). Le lapin viserait-il à devenir maître du monde ? HAL s'inquiète.

mercredi 25 juillet 2007

Des nouvelles de mon grand-père mettent 65 ans à me parvenir


Tout commence par une erreur de frappe. Marcel Berthier tape Berger au lieu de Birgé et tombe sur mon blog. Il a travaillé sous la direction de mon grand-père du 15 juin 1941 jusqu'à son arrestation par les Allemands à la Compagnie d'Electricité d'Angers et Extension. Le lendemain, Cyprienne Gravier, la secrétaire de Gaston Birgé, dont je porte le prénom en second, lui demande d'emmener mon oncle et ma tante chez des cousins à Maison-Laffite. La mère de l'aîné, Jean, mon père, est morte de la typhoïde lorsqu'il avait trois ans. La leur est séparée de mon grand-père depuis déjà quelques années. Mon père a quitté Angers pour vivre à Paris. Mon grand-père, directeur de l'usine d'électricité, était un notable de province avec chauffeur et cuisinière, loge privée au Théâtre d'Angers, il avait fait les Arts et Métiers. Mon père, qui avait eu une gouvernante, avait plus ou moins été élevée par Cypri chez qui je suis souvent allé en vacances rue Béranger. Dans la garage, il y avait de grands drapeaux français, anglais et américain qu'elle avait cousus pour la Libération. Je n'ai évidemment jamais connu mon grand-père puisqu'il fut déporté à Auschwitz et gazé à Buchenwald, à la suite d'une dénonciation.
J'ai toujours cru que c'était à cause de ses origines juives et que l'inscription "mort pour la France" sur la plaque du boulevard qui porte son nom à Angers était usurpée. C'est du moins ce que mon père pensait, car Gaston prétendait que Pétain protégerait tous les Juifs de France comme il l'avait promis. Ingénieur des Arts et Métiers avec la Légion d'Honneur, il n'a pourtant jamais accepté de porter l'étoile jaune. Mon père, très politisé, avait connu la montée du nazisme de 33 à 39 en Allemagne et n'était pas dupe une seconde. Lorsqu'il apprit l'arrestation de mon grand-père, il contacta Victor Chatenay qui était en liaison avec Londres et fit tout ce qu'il put pour le sauver. J'ai raconté tout cela. Mais le témoignage de Marcel Berthier éclaire cette époque d'un jour nouveau et me donne des informations précieuses sur mon grand-père dont je ne sais presque rien.
Gaston Birgé, dont on m'a plusieurs fois dit que je lui ressemblais, était né le 14 décembre 1890 à Neufchâteau dans les Vosges. Arrêté en juin 1942, il fut transféré à Drancy où mon père réussit à lui rendre visite une seule fois, mais en vain, puis à Compiègne. Le convoi 59 l'emportera à Auschwitz le 2 septembre 1943. Marcel Berthier raconte : Gaston Birgé a été détenu d'abord à la prison d'Angers dont le coiffeur, M. Girard, nous donnait des nouvelles. Le salon de M. Girard était rue Savary à côté du Café qui faisait le coin de la rue Pierre Lise et de la rue Savary, ce pouvait être le 16... Comme il avait été transféré à Drancy, Cyprienne Gravier m'a demandé un jour d'aller voir à Paris un journaliste de "Je suis partout" auquel M. Birgé avait rendu service, avec l'espoir que l'on pourrait par lui obtenir un droit de visite ou faire passer lettres ou colis. Je suis allé à Drancy avec lui mais en vain. En fait ce journaliste n'avait que le pouvoir qu'il se donnait et il nous a promenés !
Le 15 juin 1941, démobilisé des Chantiers de Jeunesse, j'ai commencé à travailler à la Cie d'Electricité d'Angers et Extensions dont Gaston Birgé était le directeur, à la comptabilité dirigée par Mlle L. Pendant ses congés en août, Gaston Birgé a décidé que je la remplacerais, "scandale" de C., l'ingénieur en chef, de P., un ancien CRS, le chef des encaisseurs. Gaston Birgé, lui n'était pas en vacances ! Il m'appelait pour un oui ou pour un non et c'est à cette époque que j'ai commencé à bien connaître Cyprienne Gravier, sa secrétaire, qu'il appelait "Gravier" et tutoyait comme il tutoyait tout le monde ou presque. Quand il arrivait le matin, à l'heure, s'il avait son chapeau sur le nez, l'humeur était mauvaise, s'il l'avait sur la nuque, tout allait bien. En octobre il m'a nommé chef du service des compteurs qu'on appelait le laboratoire... À son arrestation, Cyprienne Gravier n'avait pas le choix, j'étais le seul ou presque suffisamment "sûr", disponible immédiatement et capable d'accompagner les enfants sans gros risque, jamais les Allemands ne penseraient à moi, pour eux je n'existais pas. Il en allait tout autrement d'elle-même, du chauffeur, Jean Fonteneau, de leur mère ou des amis connus comme tels de Gaston Birgé. Pendant les jours qui ont suivi l'arrestation Cyprienne Gravier n'a pas dévié de son trajet rue Béranger-quai Félix Faure, et Jean Fonteneau pas plus du sien rue Saint-Laud-quai Félix Faure, ils étaient probablement surveillés encore qu'il ne soit pas certain que les Allemands s'intéressaient aux enfants, ni même qu'ils aient connu leur existence. Le motif de l'arrestation de Gaston Birgé était professionnel, il trafiquait les chiffres de production et de consommation d'électicité et les Allemands ne l'ont su que par une dénonciation venant de la Cie d'Electricité d'Angers. La famille n'avait aucune part dans cela. Mais nous ne le savions pas à ce moment.


Pour que vous compreniez ce qui s'est passé il faut que je vous parle de l'environnement professionnel de Gaston Birgé.
Au sommet de l'organisation la Sté de Distribution d'Electricité de l'Ouest (SDEO), 8 rue de Messine à Paris, propriétaire du poste de transformation et d'interconnexion Haute tension/ Moyenne tension d'Angers. Ingénieur en chef : X. (Sup'elec). En dessous la Cie d'électricité d'Angers et Extension (CEAE) chargé du réseau Basse tension et de la distribution aux abonnés... Ingénieur en chef : C. (Centrale), à côté la Sté Auxiliaire d'Énergie Électrique (SAEE) en charge de la centrale thermique d'Angers, Ingénieur en chef : F. (Arts et Métiers).
Gaston Birgé coiffait le tout jusqu'au début de 1942. À ce moment la SDEO, appliquant les lois sur les Juifs de Vichy, a nommé un nouveau directeur, un Alsacien protestant, tandis que Gaston Birgé restait "conseiller technique" en titre et vis-à-vis de beaucoup le directeur de fait. Contre lui il y avait C., très jaloux, L., chef comptable et son subordonné, P., chef des Encaisseurs, ancien CRS, ces deux derniers très pro-Allemands. Avec lui il y avait Y., très encombré par ses histoires d'adultère, B., caissier depuis très longtemps et un dessinateur, poète, artiste, ancien lui aussi dans la maison, Jean Fonteneau et Cyprienne Gravier. Les autres pas hostiles mais "surtout pas d'ennuis". La dénonciation vient sans doute de L. qui a fourni les éléments avec, peut-être la complicité active de C., mais c'est P. qui l'a presque certainement réalisée en passant par les "copains CRS-Gestapo".
Quand il m'avait nommé chef du service des compteurs, Gaston Birgé m'avait aussi donné la gestion des restrictions d'électricité chez les abonnés, en me recommandant la modération. En 1942 chaque abonné ne devait pas dépasser la consommation moyenne d'une période précédente (1941, je crois), mais comme il n'y avait plus guère de gaz ou de charbon, les abonnés achetaient des plaques de cuisson et des radiateurs électriques (des petits, juste 1000 watts, disaient-ils, oui mais 1000 W = 50 lampes) et les consommations s'envolaient. Il fallait arranger les choses et cela scandalisait P. qui aurait volontiers mis les contrevenants en prison. Tant que Gaston Birgé était là il n'y avait rien à craindre, mais après son arrestation, P. a obtenu de C. que je sois muté avec X. comme répartiteur (trois ingénieurs et moi, travaillant 3X8 heures). Il s'est arrangé (comment ?) pour que je sois inscrit sur les listes du STO. Prévenu par M. Cons, chef de cabinet (?) du préfet, je suis parti à Toulouse en août 1943 grâce au Baron Reille, un ami de Gaston Birgé. À la même époque M. Cons est devenu Préfet de l'Ariège...
Gaston Birgé avait "roulé" de très hauts personnages et ils n'ont pas aimé quand ils l'ont su. Il ne faut pas oublier que le château de Pignerolles à Saint-Barthélemy abritait un important État-Major de la Marine. C'était l'échelon militaire le plus élevé de la région, grosse consommatrice d'électricité (les bases, les radars, etc.) avec un droit de regard particulier sur les chiffres et sur ce qu'elle payait. Le poste de répartition d'Angers couvrait la zone : Lannemezan (Pyrénées), Eguzon (centrale hydraulique), Distré (Poste de transformation près de Saumur), Le Mans (SNCF), Caen, Paris (Métro) et les répartiteurs communiquaient entre eux par la téléphonie Haute-Fréquence que les Allemands ne pouvaient contrôler. C'était donc un système sensible et important.
À la libération C., P. et L. ont été inquiétés, mais les enquêtes étaient menées par d'anciens flics ou CRS qui protégeaient efficacement leurs "amis". Ils ont été révoqués et frappés d'indignité nationale mais, à ma connaissance il n'y a pas eu de vrai procès. C. est mort très rapidement, les autres ? Les vrais coupables étaient à la SDEO, mais ils s'en sont tirés....
Le témoignage de Marcel Berthier, à qui je suis reconnaissant d'avoir ravivé ses souvenirs, me permet de renouer avec ma cousine Susy, la plus jeune des quatre enfants de mon oncle Roger, décédé d'un cancer il y a trente ans. Elle est musicienne et joue du steel drum. Susy m'envoie deux photos de mon grand-père, je n'en possédais aucune. Sur la seconde, la ressemblance avec mon père, frappé d'un cancer il y a vingt ans, est flagrante. Ma tante Ginette est morte il y a deux ans, et avec elle ont disparu toutes les archives de la famille dont il ne reste plus aucun protagoniste vivant. Je fais suivre toutes ces informations à ma sœur Agnès et à ma fille Elsa qui est très attachée aux histoires familiales. Je comprends enfin l'inscription de la plaque à Angers du boulevard qui porte son nom : "Gaston Birgé, mort pour la France".

mercredi 11 juillet 2007

La griffe du passé


Le mercredi de 9h à midi et le samedi de 10h à 17h, l'appartement-atelier de Le Corbusier, 24 rue Nungesser et Coli à Paris, est ouvert aux visites moyennant un droit d'entrée de 3 euros. Comme lors de notre passage à la Cité Radieuse à Marseille, nous sommes surpris par les astuces de l'architecte (utilisation maximale de l'espace, fonctionnalité, simplicité des lignes, circulation fluide entre les espaces, lumière partout présente) et dans le même temps tout semble étriqué (plafond bas, petitesse du salon et de la cuisine ; la fonctionnalité annonce déjà Ikea...). On n'a pas l'impression que l'ensemble mesure près de 240 mètres carrés. Je pense que Le Corbusier s'est inspiré des cabines de bateau où l'astuce doit contrebalancer le volume. Si l'on compare l'immeuble, dont il acheta les 7ème et 8 ème étages pour y vivre et travailler, aux constructions mitoyennes datant aussi du début des années 30, on se rend compte de sa modernité. Son système de voûtes, une coque renversée plutôt que la nef d'une église, lui évite de rajouter des piliers au centre de l'appartement, de grandes portes pivotent entre les pièces offrant la possibilité de morceler l'espace ou de l'ouvrir complètement, et l'on n'a jamais fait aussi confortable que sa chaise
longue !
Par la baie vitrée, j'aperçois mon ancien lycée (photo) où j'ai effectué toute ma scolarité. Au coin du Stade Jean Bouin et du Parc des Princes, le Lycée Claude Bernard est une énorme bâtisse comme nombreux de ces édifices, donnant l'impression d'une caserne. Je me revois parquer ma mobylette grise devant la grande entrée ou faire la queue pour entrer en classe dans les immenses couloirs derrière les hautes fenêtres. Je prends conscience à quel point rien n'est fait pour donner envie d'y pénétrer. Massif, autoritaire, sa réflexion est à sens unique. Les classes donnent sur l'immense cour intérieure. Je ne crois pas que la concentration nécessite d'être coupé du monde à ce point. Il existe probablement des lycées conçus avec plus de lumière, où respirer avec les yeux et les oreilles est devenu possible, mais je n'ai connu que celui-ci, un lycée de garçons à une époque où la mixité n'était pas encore acquise. Ma libération marqua un point de non-retour.
À l'ouest, vers Boulogne-Billancourt, depuis le petit toit-jardin du Corbusier, j'aperçois l'appartement de mes parents couronné par la terrasse couvrant toute sa surface. C'est là que nous nous sommes libérés de la pesanteur des études, projetant sur les façades des immeubles voisins les diapositives géantes du light-show, allongés sous la lune complètement défoncés au son de musiques psychédéliques devenues le sésame d'un paradis magiquement accessible et qui n'avait rien d'artificiel, la fin des années 60.

vendredi 6 juillet 2007

Nabaztag prolifère


Petit reportage de quatre minutes sur notre lapin préféré réalisé par Lens von Larcher dans le cadre du programme Euromaxx de la Deutsche Welle TV diffusé dans le monde entier. Les vues de Paris me font bizarrement penser à Samuel Fuller qui aimait caractériser les villes où il tournait par des images d'Épinal. Ainsi le 11ème arrondissement est considéré comme chic par nos cousins d'outre-rhin et j'y apprends que Violet aurait déjà vendu 150 000 Nabaztag et que 13 versions étrangères seront bientôt sur le marché. Youpi ! Scrunch scrunch... La fin du film nous montre travaillant au Studio GRRR, Maÿlis, Antoine et moi, avec un petit extrait de l'opéra Nabaz'mob. J'avais sorti ma boîte à ouvrage où je range tous les petits instruments. Si les sons d'interface sortent du synthétiseur midi caché dans le ventre du lapin, les jingles et les identifiants sont réalisés exclusivement avec des instruments acoustiques.

P.S.: La Deutsche Welle bloque cette petite vidéo pour raisons de droits d'auteur, mais ce ne sont certainement pas les nôtres. Il y en a qui se foutent du monde !

jeudi 5 juillet 2007

À la mode de chez nous


Le "nouveau" Président de la République est un malin. Il ferait croire à la population qu'il incarne la révolution face à l'immobilisme des socialistes, sur le mode "nous, nous ferons ce que nous disons, les autres n'ont fait que des promesses". La gauche incarnerait la réaction et la droite les forces de progrès. Cela rappelle les détracteurs du vélo à Paris qui vous suggèrent les carrioles à cheval ou les chars à bœufs, ou encore les défenseurs du mp3 contre la qualité réelle des CD. À admettre qu'il y ait ici et là révolution, il en existe toutes sortes qui ne vont certainement pas dans le sens de l'amélioration des conditions de vie. La révolution islamiste iranienne, le développement métastasique automobile, la compression audio montrent alors ce qu'est en réalité le progrès, une manière de vendre la modernité, étymologiquement "à la mode"... À la mode de chez nous on nous plante avec les coûts, à la mode de chez nous on nous plante avec les fous, à la mode de chez nous on nous plante avec le goût, à la mode de chez nous on nous bourre vraiment le mou. J'aurais pu choisir d'autres rimes en sous, en tout, que ça n'y changerait rien, le progrès est un leurre que brandit le pouvoir chaque fois que les arguments idéologiques font défaut. Je ne m'étendrai pas sur la faillite de la démocratie bourgeoise, le lobby automobile et les ressources planétaires, mais l'on peut s'inquiéter d'une population à qui l'on fait avaler n'importe quoi sous couvert de modernité ou de progrès. Une révolution est un mouvement cyclique qui nous fait revenir à notre point de départ, un tour complet, un tour de passe-passe, mais c'est ainsi que les hommes vivent, s'enfonçant tous les jours un peu plus dans l'ignominie et l'aveuglement. La révolte est tout autre. On y reviendra... Il fait des bonds, il fait des bonds, il fait des bonds...
L'extrême-gauche se désespère donc du tour que prennent les choses. On confond Mai 68 à la réaction qui n'a eu de cesse de revenir sur ses acquis. Sarkozy a toujours rêvé de revenir à l'état d'avant, on le comprend, tout était clair, chacun à sa place, les femmes, les prolos, l'ordre. Mais il ne faudrait pas pour autant le diaboliser en découvrant une France glissant radicalement à droite. Elle l'a toujours été et nous n'avons jamais représenté qu'une frange marginale attachée à une morale héritée des Lumières, de la Révolution française, de la Commune et de 1917 ou 1936. Il est sain de rêver et de développer de nouvelles utopies lorsque la classe politique s'affole à en perdre tout repère. Né en 1952, je ne me souviens pas d'avoir connu autre chose que la droite au pouvoir. Peu de souvenir de la IVème République avec René Coty, mais la mémoire de la Vème, pom pom pom pooom. D'abord 1958 et la Guerre d'Algérie avec De Gaulle, jusqu'en 69, puis Pompidou qui incarnait la puissance des banques, Giscard d'Estaing le faux aristo arrogant, petite accalmie mitterrandienne d'un ou deux ans au lancement mais la social-démocratie montre vite son vrai visage, cohabitation, Chirac... Y voyez-vous autre chose que la droite aux rênes du pays ? Moi pas. Alors on s'y fait, d'appartenir à la résistance. La lutte continue, parce qu'on n'a pas le choix. On refuse les accords stratégiques qui détruisent ce pourquoi nous combattons, des idées qui nous permettent de nous regarder dans la glace sans honte de ce que nous avons été et de ce que nous sommes devenus. La route est longue.

mardi 26 juin 2007

Giant Steps good, fire no good


François Corneloup nous a indiqué ce film étonnant, mais en cherchant sur le site de l'Université d'Hosei au Japon, nous découvrons une multitude d'autres expériences où des robots jouent du ténor, du trombone et de la trompette. Si les explications sont hélas uniquement en japonais, les vidéos et les photographies sont précieuses. Plus que la manipulation des clefs ou des pistons, les simulations d'embouchures sont stupéfiantes. Je continue à me demander à quoi et à qui servent ces expériences. Est-ce une sorte de Muybridge étudiant le souffle au lieu de la marche ? Est-ce une façon pour les luthiers de tester la résistance des matériaux comme les fabricants de matelas ou d'automobiles ? Quel fantasme nous pousse à fabriquer des Golems capables de reproduire synthétiquement la vie humaine ? Quel pari paranoïaque anime ces Frankenstein en herbe ? Toutes ces interrogations rejoignent nos débats sur les machines...
Restez patients, les téléchargements du site du Laboratoire Takashima sont lents.

mardi 19 juin 2007

Débordement


On croit qu'il fait beau, et puis crac, le ciel se déchire et ça tombe. Ou bien on pense qu'il va pleuvoir tout le temps, mais les oiseaux se remettent à chanter. Combien de temps durent les éclaircies ? Rien n'est stable. C'est toujours la même histoire. Tout arrive en même temps. Nous terminons de composer une musique de carnaval pour L'Oréal, et voilà que le feu vert arrive pour le clip de la Communauté Européenne. Dans les deux cas, c'est marrant de travailler avec Pierre-Oscar, mais les délais sont serrés pour Bernard et moi. Nous enregistrons à la fin de la semaine avec François Corneloup, aux sax baryton et soprano, et Jean-Louis Pommier, au trombone, sur un tapis de percussions brésiliennes. Mais il faut déjà que j'envoie les partitions de l'Europe au quatuor à cordes réuni autour de Régis Huby et Guillaume Roy. Se joindront à eux Ronan Le Bars aux uillean pipes, Hervé Legeay aux guitares manouche et électrique, David Venitucci à l'accordéon et le percussionniste Éric Échampard. Une sorte de cocktail à base de jazz musette, de flamenco et de celtisme, avec des espaces pour les documents d'archives. Déjà bien copieux. Je dois aussi sonoriser un nouveau jeu pour les P'tits Repères et une interface pour un site Web. Mais c'est pas tout, mais c'est pas tout... Le lapin en chef vient enregistrer quelques vocalises le jour même où la Deutsche Welle TV vient réaliser un reportage au studio sur Nabaztag et notre opéra pour leur programme Euromaxx. Hier après-midi, mes camarades des Allumés ont pu penser que j'étais un peu distrait pendant la réunion de préparation du n°20. J'ignore sincèrement si je vais pouvoir continuer à écrire ici tous les jours. Ce sont de bonnes nouvelles. Il ne manquerait plus qu'il se mette à pleuvoir. Et pourquoi pas ? On peut s'en plaindre ou s'en réjouir. Chaque mouvement est à prendre du bon côté. Du côté du vivant. Retournement.

jeudi 14 juin 2007

Internet : police privée, police d'état


De petits producteurs français indépendants de disques ont récemment reçu le message Le Peer-to-Peer vous menace, notre agence vous protège ! émanant d'une société française, située à Paris, spécialisée dans la protection des droits d'auteurs et de la lutte contre la diffusion d’œuvres contrefaites sur les réseaux Peer to Peer et Internet. Arguant d'une baisse de 10% du chiffre d'affaires du marché français du disque l'an passé et d'une collaboration avec les multinationales les plus importantes, cette agence propose ses services moyennant près de 1000 euros par mois et par album. Vous avez bien lu : 1000 euros par mois et par album ! La veille est évidemment annoncée 24h sur 24 et 7 jours sur 7, la protection couvrant l’ensemble des protocoles P2P. La proposition consiste à rechercher les fichiers contrefaits, à diffuser des leurres afin de dissuader les vilains pirates, à les intimider en leur envoyant copie des lois en vigueur et à fournir quelques statistiques. Aucune garantie ! Cette affaire apparaît très lucrative. Une note en bas de page m'a intrigué, elle stipule : "Le contenu de ce message électronique est confidentiel et destiné à l’usage du destinataire désigné. Si vous n’êtes pas le destinataire, nous vous informons que toute utilisation, diffusion, retransmission ou copie de cet e-mail est strictement interdite..." Tiens, tiens, qu'est-ce ça cache ? On sait que les virus sont le plus souvent l'œuvre des sociétés qui fabriquent les anti-virus. Il y a vraiment du fric à se faire sur Internet, ils ont raison.

Coup de théâtre. J'ai l'idée d'illustrer ce billet avec un en euros. Je le place dans le scanner, le sauve sur mon bureau, mais lorsque je l'ouvre dans Photoshop, le logiciel m'annonce qu'il est interdit de recopier des billets de banque. Photoshop reconnaît donc les billets de banque ! Big Brother is watching you. Je reste époustouflé. Redirection automatique vers un site avec explications détaillées de la loi. Empêchement technique de l'imprimer, mais tel n'est évidemment pas mon but, désirant simplement attirer l'attention vers les chasseurs de primes. Il existe une tolérance pour Internet à condition que la résolution ne soit pas de plus de 72dpi et que le mot SPECIMEN barre le billet. Je me simplifie la vie en googlisant une image d'euros ne laissant aucun doute sur mes intentions. Je ne tiens pas à me retrouver au bagne pour avoir choisi de vrais billets plutôt que ceux du Monopoly. J'aborderai l'immobilier une prochaine fois.

lundi 4 juin 2007

Enfin un dimanche...


Après deux jours d'enregistrement non-stop de la voix espagnole du lapin Nabaztag avec Maÿlis et Christina, j'ai besoin de m'échapper de notre joyeux, mais exténuant clapier. Il est difficile de se concentrer dans les deux langues alors que je n'en parle qu'une. J'enchaîne avec mes réponses aux dernières questions de la revue Jazzosphère et joins une demi-douzaine de photos. Enfermé depuis des jours, je m'asphyxie à jouer le chroniqueur tendre de disques frais et le maître de cérémonie en peignoir de bain. J'aurais préféré l'aiguilleur du ciel de lit ou le fils de l'air à fredonner, mais le planning n'est pas élastique. Dimanche après-midi, la coutume familiale excluant la fête des mères instituée par le Maréchal Pétain, je saisis l'invitation de ma fille Elsa de passer la voir rue de Tolbiac. Elle a fabriqué des mobiles de plumes, de gélatines découpées, de pendeloques en faux cristal et un rideau de voile en patchwork de toutes les couleurs. Elle a collé de la mosaïque en pâte de verre, posé du canisse au plafond, repeint les murs, enroulé des chapelets de fleurs en plastique autour de la chasse d'eau. Le petit deux pièces est décoré comme un cirque à la Calder, une roulotte de romanichels. Elsa recrée chez elle les strass de la piste et le vertige des cintres.


À l'heure du thé, Yann-Yvon m'épate avec son premier tiramisu, c'est à se damner. Le soir chez Quán Cây O't (c'est un nom qui ne s'invente pas, même s'il est sous-titré Le piment d'or), Elsa et moi dînons d'une salade de papaye au bœuf séché, d'une onctueuse anguille au lait de coco avec citronnelle, vermicelles et cacahouètes et de brochettes de porc accompagnées de diverses herbes et feuilles qui enchantent notre palais. C'est une découverte. En revenant à pieds dans la nuit, nous nous arrêtons pour acheter de l'huile de massage à l'arnica et du bain défatiguant au marron d'Inde. Voilà des mois que j'y pense. C'est comme le scanner de mâchoire que je repousse de semaine en semaine, n'importe quoi ! En bas de son immeuble, Elsa me pose des questions d'éthique auxquelles je ne sais pas répondre.

samedi 5 mai 2007

Solitude


Achevons Mai 68 est le titre du dernier texte publié par Michel Onfray sur son blog datant du 3 mai, passionnante plaidoirie qui remet chacune et chacun à sa place. Les idéaux de l’époque et la réaction qu’ils engendrèrent et qui se perpétue dans les propos de nos présidentiables et de leurs apôtres devraient intéresser les jeunes générations si elles souhaitent vivre autrement que dans la peur, l’ennui ou un cynisme démobilisateur. Les vieux disaient alors : « si tu n’es pas anarchiste à vingt ans, tu ne le seras jamais », sous-entendu il est normal et sain que la jeunesse se rebelle, elle se tassera à l’épreuve de la vie. Nombreux fils et filles de bourgeois qui furent les artisans de cette révolution de mœurs se résignèrent en effet à leurs intérêts de classe lorsqu’ils furent en âge d’hériter, d’un métier d’abord, de la famille ensuite. Je me souviendrai toujours du choc que me fit Pier Paolo Pasolini lorsqu’il clama que les étudiants étaient tout de même des fils de bourgeois qui se battaient contre des fils de prolos, les flics. Cette phrase me permit d’appréhender l’avenir en me préparant aux multiples trahisons dont nombreux acteurs de Mai 68 allaient faire leur fonds de commerce. J’avais quinze ans et les années qui suivirent se vêtirent du costume du rêve. L’imagination au pouvoir, lisait-on tagué sur les murs de l’école. Comme un devoir imposé. Faites l’amour, pas la guerre, chantait-on tandis que les jeunes Américains allaient se faire tuer en brûlant le Vietnam au napalm. On préférait incendier le drapeau. Mai 68 ne fut pas une affaire française ou parisienne, sur tous les continents la révolte grondait, le poing levé ou avec le V du majeur et de l’index pointés vers le ciel, qu’importe. Il y avait des fleurs, le sexe des plantes. Une solidarité de chaque instant s’exprimait parmi nous. Nous partagions. Nos cheveux longs étaient un signe de reconnaissance, laissant faire la nature… Frank Zappa fit un peu tomber l’ambiance lorsque, sur Weasels ripped my flesh, on l’entend répondre à un excité : « Chacun dans cette salle porte un uniforme, ne vous racontez pas d’histoire, don’t kid yourself ! » Des kids, nous étions des gosses qui pensions changer le monde. Certes, nous l’avons dévoré à pleines dents et nous avons continué à rêver tandis que le capital agissait dans le réel. La mort s’empara de tous, les uns après les autres, la mort sociale, le renoncement, la mort programmée du cycle de la vie, la mort contre laquelle nous avions grandi, la mort des utopies. Faute de combattants, la solitude gagne du terrain, c’est le blues. C’est d'abord aux plus jeunes d’être anarchistes, il en restera peut-être quelque chose. Tout cela n’est qu’une affaire de cycle, une révolution. Car tous, autant que nous sommes, si nous désertons les rêves en croyant que ci ou ça ne se fait pas ou que c’est irréaliste, nous sommes morts avant même d’être venus à la vie, la vraie, celle qui est ailleurs. La libido s'éteint lorsque le désir s'exprime sans solidarité. Si nous sommes incapables d’imaginer un monde meilleur ou que la tâche semble trop lourde, je ne donne pas chère de cette planète. L'avenir est entre nos mains, sous l'entière responsabilité de chacune et de chacun.

mardi 1 mai 2007

1er mai


Fête du Travail (Fête des travailleurs rebaptisée par Pétain), jour chômé. Le muguet (ayant remplacé l'églantine rouge) est précoce encore cette année. Il a fané avant la date. Les autres plantes grignotent toujours un peu plus son espace vital. Il résiste. C'est chouette d'avoir du muguet dans son jardin. De toute façon, notre églantier fait des fleurs blanches, elles ont éclot avec l'orage de dimanche soir. C'est chouette aussi d'avoir le droit de voter, mais les améliorations sociales ont toujours été acquises dans la rue. Si les Français sont assez fous pour élire un psychopathe, c'est qu'il leur ressemble. Ne soyons dupes d'aucune démocratie, pas plus la sociale qu'une autre, mais il serait criminel de ne pas tenter de faire barrage à un dictateur en puissance. Quelles que soient vos opinions politiques, vous ne pouvez vous faire complice de la main mise sur la république par les grands patrons qui manipulent ce dangereux paranoïaque. La pègre pétrolière a réussi son coup d'État aux USA. En France, la presse est déjà aux mains des marchands de canons, ses amis. Les lois sont déjà prêtes pour contrôler et museler les informations qui leur échappent encore (article paru dans Le Monde en cliquant sur Lire la suite). Internet bientôt au régime chinois ? Big Brother resserre son étau. J'ai souvent répété que la liberté était un fantôme, mais sa privation est une réalité. Sarkozy marche sur les pas de Bush et Berlusconi. Catastrophes économiques et sociales en perspective. La transposition ne fait pas sourire. Rien n'est joué, mais il faudrait un miracle pour que les sociaux-démocrates lui fassent échec. Commençons par là dimanche prochain. Un petit bulletin contre un petit hargneux. Après on verra. Il y aura les législatives. Et la rue.

J'allais oublier de rappeler que je suis l'invité de David Jisse et Yvan Amar dans l'émission Un poco agitato diffusée aujourd'hui de 15h à 15h30 sur France Culture.

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mercredi 25 avril 2007

Crash et Craque


Crash et Craque sont dans une galère. Crash tombe en rade. Qui est-ce qui reste dans le bateau ?
Hier, le disque dur de mon PowerBook a crashé, définitivement. C'est insensé, mais je n'avais pas fait de sauvegarde depuis un moment alors que mon ordinateur montrait des signes de faiblesse. La roue arc-en-ciel tournait sans cesse, m'empêchant de travailler ou de faire quoi que ce soit. J'ai perdu six mois de photos (les séjours à New York et Séoul, Nabaz'mob au Javits Center, la pause sans connexion dans la montagne, les deux Ciné-Romand, etc.), un mois d'administration (comptes, factures...), mon planning (argh ! là j'ai tout oublié), des milliers de mails et des tas de trucs que je n'imagine même pas, tant je me sens annihilé, ou, plus exactement, trépané. Un grand trou de mémoire que j'avais pourtant plus d'une fois envisagé. Je ne comprends pas mon imprudence. Heureusement, il me reste les archives du blog, jour après jour, tant que ça dure... Allez savoir... J'en ai profité pour commander un MacBook Pro, mais ça ne m'arrange pas vraiment. À toute chose malheur est bon : la garantie AppleCare de trois ans du portable arrivait à échéance dans deux jours ! On me remplacera certainement le disque dur, mais ça me fait une belle jambe ! C'est la seconde fois qu'un portable me lâche à quelques jours de la fin de garantie. C'est tout de même plus sympa que les machines à laver ou les aspirateurs qui tombent systématiquement en panne dans la semaine où ils ne sont plus assurés.
Si vous m'avez écrit récemment, si vous avez de nouvelles coordonnées, n'hésitez pas à me renvoyer tout cela, j'ai perdu énormément de mails et d'adresses... Si vous m'avez envoyé des photos ou si je vous en ai données, pensez à me renvoyer des copies. Face à cette petite catastrophe, je suis resté étonnamment calme, je ne sais pas si je dois m'inquiéter ou m'en réjouir. Je dis toujours que nous gardons trop de choses. Cette fois, c'est radical, même si tous ces 0 et ces 1 ne prenaient pas tant de place. Un incendie ou la visite de cambrioleurs sont plus ravageurs. Il faut que je m'y fasse. Je vais me replonger dans les comptes, comme si je n'avais que ça à faire, avec notre création du 3 mai, les lapins qui se bousculent au portillon et les séances pour le film réalisé par Pierre-Oscar Lévy à organiser. Ensuite il faudra réinstaller tous les logiciels sur le nouvel ordi, retrouver les codes, refaire surface... Alors un conseil, faites toujours plus de copies de sauvegarde que vous ne pensez en avoir besoin et si vous achetez un Mac portable, n'hésitez pas une seconde en souscrivant à l'extension de garantie, ça vaut largement l'investissement. Par contre, on peut s'interroger sur la solidité de ces petites merveilles !
Comme je remontais à bicyclette par République, j'en ai profité pour faire réparer mes lunettes orange. Avec la séance d'ostéo d'hier matin, j'ai pensé que je pourrais être un autre homme, un homme neuf, mais lorsque le soir est tombé, mon énergie a faibli et je suis devenu hagard.

mercredi 18 avril 2007

Enchaînements


Aujourd'hui je ne suis pas là. C'est bon de sortir un peu après des journées enfermé dans le studio à enregistrer Bettina, Adriana, Hillary, Magali, les nouvelles voix du lapin Nabaztag, pour l'Allemagne, l'Italie, l'Amérique du Nord et l'Espagne. Leur faire jouer la comédie, trouver le ton de la complicité est un moment plutôt sympa que je partage avec Maÿlis qui a écrit les textes et prête sa voix à la version française. Traiter ces milliers de fichiers est beaucoup moins rigolo. Vérifier le choix des prises noté sur le rapport son, découper les fichiers, nettoyer le début et la fin de chaque son, expulser les pétouilles, remonter le niveau de telle ou telle syllabe, homogénéiser l'ensemble, faire un petit effet ici ou là, la répétition des tâches est fatiguante. J'ai mal au poignet à force de faire marcher la souris comme si j'étais aux pièces, mon épaule se coince et mon dos se réveille. Le Di-Antalvic est magique, mais il est temps d'aller voir ailleurs si j'y suis.
Je suis à l'École des Gobelins pour la journée où je fais mon numéro de designer sonore. Commencer par mon autoportrait pour clarifier la démarche, le pourquoi et le comment on en est arrivé là. La multiplicité des approches : "J'ai tant de casquettes qu'on dirait un chapeau". Montrer l'exemple, rentrer dans les détails, anecdotes significatives, lever les tabous. Donner ensuite quelques pistes comment utiliser le son avec des images : complémentarité, hors champ, classification, voix, bruits, musique, droits d'auteur, rapports avec l'équipe ou dans l'entreprise, avec les clients et les collaborateurs, emploi du temps, réflexion, action, technique négligeable, sensibilité indispensable, solidarité et persévérance... Et l'interactivité, évidemment. Ma parole, je révise. À l'heure de la pause, je n'ai encore rien montré. Défileront ensuite Alphabet (commencer avec ça, c'est du nanan) et LeCielEstBleu, Somnambules et Flyingpuppet, Les Portes et Nabaz'mob... Je parle de tout le reste (Carton, Machiavel et tous les autres CD-Roms, les expos, etc.), mais je n'ai pas le temps de le montrer. L'après-midi, je préférerais voir ce qu'ils ont fait, prendre leurs travaux comme prétextes à continuer, chaque projet réclame une façon particulière de penser, il n'y jamais qu'une seule solution, la sienne...
Le soir, je reprends le métro. Ça me change de la bicyclette. Je plonge dans le social. L'ours sort de sa tanière, les yeux grands ouverts, les oreilles à l'affût. J'avale le monde dans un état semi-comateux. Transmettre est crevant, il faut une vigilance de chaque instant, saisir un regard, espérer une question qui me déstabilise et m'oblige à trouver un nouvel équilibre. La foule devient un océan où je flotte. Demain, je m'enferme à nouveau dans le studio, mais j'ai la visite d'Étienne Brunet pour préparer le concert du 3 mai au Triton. Éric Échampard est déjà passé lundi. C'est agréable de travailler avec des musiciens aussi charmants. Il restera à retrouver Nicolas qui est en résidence à La Friche Belle de Mai pour son nouveau projet...

dimanche 15 avril 2007

Donkey Monkey, blue rondo à l'alsa sauce nippone


Le cd d'Eve Risser et Yuko Oshima sort sur le petit label suédois Umlaut dirigé par le contrebassiste Joel Grip, ça ne facilite pas vraiment les choses (pour l'instant, on peut commander sur le site), mais si c'est si chouette qu'il devrait trouver sa place illico sur toutes vos étagères. La pochette kawaï ressemble à de la pop japonaise. La musique de Donkey Monkey est un truc inclassable, hyper pêchu, qui mêle rock, jazz, pop, free, contempo et qui emballe le public chaque fois que les deux filles délicieusement rigolotes jouent quelque part. Lorsqu'elles entament Phoolan Devi qui ouvre l'album, elles savent qu'elles emporteront le morceau ; c'est une sorte de Blue Rondo à l'alsa sauce nippone, un machin hyper structuré qui laisse une place à l'impro et qui donne le tournis, entre Conlon Nancarrow et Jerry Lee Lewis pour la pianiste alsacienne, beat métal pour la native de Nagoya, euphorie garantie pour le public.


Jeudi soir, au Lavoir Moderne Parisien, elles ont préféré changé l'ordre des morceaux, pour voir, expérimenter toujours. Moins déjantées que lorsque je les ai entendues la première fois chez Anh-Van, elles étaient peut-être un peu intimidées par le parquet de musiciens dans la salle dont la mâchoire pendait en les regardant. Axant tout sur la musique, elles ne se sont pas laissées démontées pour autant, traversant le paysage comme un bolide improbable qui tient de la Gaffomobile et de l'avion à réactions. Leur autre tube, Ouature, qui donne son nom à l'album, est encore un objet hybride, sorte de pop jap avec pot-pourri années 60 et vagabondages sur les fûts. Elles hurlent le "couplet" en japonais, tandis que le public reprend le refrain "Ouature Ouature Ouature" en chœur dévot. À leur interprétation de Wrong Key Donkey de Carla Bley, free jazz explosé et tendre, succède un Rain satisque qui se fraye un chemin parmi les gouttes. Après les samples de Yuko Oshima dans Cé Lui Ké Parti, les mélodicas tuyautés de Sphère Kid #1 ponctuent le piano préparé d'Ève Risser. J'adore les préparations de la pianiste, au demeurant flûtiste (pas de flûte néanmoins au répertoire de Donkey Monkey ; je serais pourtant curieux de l'entendre souffler/siffler). Fan du piano préparé depuis les Sonates et Interludes de Cage et le 33 tours de François Tusques au Chant du Monde en 76, j'ai programmé mon VFX pour retrouver quelque chose de cette variation de timbres gamelanesque en superposant trois pianos sur le même clavier, un "normal", un modal et un en quarts de tons renversés (merci Mr Charles Ives). Le disque se termine avec un tendre Cours melon qui laisse un goût de revenez-y. Alors, en attendant la prochaine apparition sur scène de "ces merveilleuses folles jouant de leurs drôles de machines", on peut toujours se le passer en boucle...


Le 12 avril, la seconde partie du concert programmé par Denis Charolles dans le cadre du festival La Belle Ouïe était tout aussi épatante. Marc Ducret présentait (pour l'avant-dernière "mondiale" ?... Et pour la première fois à Paris depuis la formation de l'orchestre il y a quatre ans !) Le sens de la marche, onze musiciens dévoués à la cause du guitariste compositeur. Entre Frank Zappa et Bill Frisell, la délicatesse des arrangements, la maîtrise du timbre, l'énergie dégagée devraient enthousiasmer les programmateurs dont le peu d'imagination et la frilosité est désespérante. Aucun festival n'a jamais engagé ce magnifique projet qui risque de s'arrêter prochainement. Le sens de la marche, pas de disque non plus, est pourtant le plus beau travail d'ensemble qu'il m'ait été donné d'entendre live depuis longtemps, instrumentation originale (5 cuivres, 3 claviers, plus le trio de base ici en photo, Ducret Chevillon Echampard), verve des solistes et compositions savantes (quand donc donnera-t-on à Ducret les moyens de son imagination et de ses talents de compositeur ?) pour une musique tout aussi enthousiasmante que la délicieuse prestation de notre duo d'élection !

mercredi 11 avril 2007

Mon Paris des années 50


Longeant le Lego du Front de Seine, mon train électrique passe sous les jambes d'une Tour Eiffel en Meccano... Dans mon travail comme dans ma vie, j'ai tenté de préserver la ludicité du Paris de mon enfance. En face de la Galerie Vivienne où un bouledogue effrayant gardait l'entrée du magasin de jouets en aboyant avec sauvagerie lorsqu'on tirait sur sa chaîne, brillait la lumière noire d'une boutique phosphorescente. J'ignore ce qu'on y vendait, mais c'est la première illusion d'optique dont je me souvienne. Les rayons verts transperçaient l'obscurité violette seulement éclairée par des formes orange vif et jaune acide. L'attraction permanente tenait du cirque de Calder et du voyage dans la lune. Sur les grands boulevards embaumait l'écœurante et délicieuse odeur des pralines ; la promenade était rythmée par les tirs à l'ours qui se cabrait chaque fois qu'on le touchait, coups de feu plus mécaniques qu'artificiers. Avec les dix centimes que je recevais chaque fois que j'allais "au pain" ("une baguette moulée pas trop cuite, s'il-vous-plaît"), j'achetai ma première Dinky Toy, un camion à deux étages avec pont inclinable pouvant transporter quatre petites automobiles. Aux Halles, Jeannot sifflait ma mère depuis une porte cochère pour lui vendre dix soles pour cent balles, l'équivalent d'un franc, quinze centimes d'euro. Les marchands à la sauvette fuyaient les képis à toutes jambes en poussant devant eux leurs charrettes des quat' saisons. La bouchère de la rue Montorgueil, Madame Chanois, servait la bidoche en vison avec des diams pleins les doigts. Comme je rentrais seul de l'École maternelle et que je voyais les CRS qui campaient Place de la Bourse, je demandai "pourquoi on les embête les bougnoules ?". C'était la guerre en Algérie. Déjà sensible à l'oppression, je répétais ce terme probablement entendu dans la cour de récréation et certainement pas employé à la maison. Il m'arrivait de saisir la main d'un monsieur pour traverser au feu. La maîtresse s'inquiéta auprès de mes parents que je regarde trop la télé parce que je n'arrêtais pas de raconter des histoires à dormir debout. Pourtant nous n'avons loué un poste que dix ans plus tard. Je ne connaissais pas le Lego, nous empilions des cubes. Le Meccano était constitué de pièces métalliques. Le RER ni le Front de Seine n'avaient été construits. Les Dinky Toys étaient assez solides pour tomber d'un balcon du sixième étage et ne s'en relever qu'avec quelques éclats de peinture, ce qui n'aurait pas été le cas du monsieur au chapeau s'il l'avait prise sur le tête. J'ai appris à lire à ma petite sœur avec des lettres en plastique bleu clair qui avaient appartenu à mon père. En 1958, nous avons déménagé dans le XVième, j'avais cinq ans.
Par un bel après-midi de printemps comme hier, j'ai poussé la porte du 36 entraînant Elsa dans les étages de cet ancien hôtel de chasse de Richelieu, mais je n'ai pas osé sonner. J'ai laissé mes rares souvenirs sur le palier. C'était il y a dix ans. Le célèbre film d'Albert Lamorisse, Le ballon rouge, que l'on peut voir sur Google Video, rend parfaitement le climat d'enfance de cette époque qui me semble aussi lointaine que le moyen âge de mes livres d'écolier.

samedi 3 mars 2007

Les desseins du n°18


Le n°18 est sorti des presses de Rotographie. Il sera bientôt dans votre boîte à lettres si vous avez pris soin de vous abonner (c'est gratuit !). J'en ai déposé 300 hier soir au Triton en revenant de l'imprimerie. L'encre était encore fraîche. Daniel Cacouault a dessiné la une en jouant avec la matière du journal. Le sommaire est alléchant. C'est la troisième fois que le Journal des Allumés est illustré essentiellement par des dessinateurs dont les ?uvres au trait se prêtent probablement mieux au support que la photographie. Cela n'empêche que les images de Guy Le Querrec ont un sacré impact. En quatrième de couverture, D' de Kabal commente sa photo de boxeurs à "Beyrouth, 1er régiment de hussards parachutistes, camp du Bois des Pins, novembre 1983". Celles de Daunik Lazro illustrent son Cours du Temps under control et Daniel Yvinec ressemble à Jeremy Irons. Johan de Moor évoque la pendaison de Saddam, Ouin caricature parfaitement les positions de Jacques Attali, la nouvelle tête de turc de Jean Rochard, sur le téléchargement et l'avenir du disque.
Excepté Bernard Coutaz, patron d'Harmonia Mundi, et hormis le passionnant témoignage de Lionel Guénais, disquaire de La Folie du Mélomane à Apt, seuls les journalistes Philippe Carles, Frédéric Goaty, Franck Mallet, Francis Marmande et Stéphane Ollivier ont répondu à la Question "quel est le meilleur support (le meilleur vecteur médiatique) pour diffuser ce que vous aimez ?" Philosophes, musiciens, cinéastes, institutionnels se sont défilés. Robert Wyatt m'appelle pour s'excuser de n'avoir pas le temps d'y répondre, il est en studio à Londres pour un nouvel album à sortir à l'automne. Comme je lui ai écrit il y a trois semaines, il s'excuse du délai et m'explique qu'il a toujours un métro de retard, comme lorsqu'il est entré au Parti Communiste alors que tout le monde en sortait ! Je suis toujours ému d'entendre sa voix ; cette fois la conversation aura lieu en anglais, mais il parle parfaitement français. C'est toujours troublant comme ce sont souvent les personnalités les plus célèbres qui sont les plus corrects. Les troisièmes couteaux ignorent nos courriers et nos appels. Robert me raconte ses journées, il rêve d'ajouter la contrebassiste Hélène Labarrière à son orchestre de rêve, son fantasy band. Avec Alfie, il est en train de reprendre son indépendance par raport à sa maison de production rachetée par une major. Il aurait bien répondu que la musique qu'il préfère est celle qui n'a pas été enregistrée et qu'il n'entendra jamais, comme Buddy Bolden, le père du jazz, qui aurait influencé Armstrong et dont le son se rapprocherait de celui de Miles Davis. Un autre rêve, une illusion !
Cattaneo dessine un Don Quichotte qui vole au milieu des grands ensembles, Sylvie Fontaine laisse Voltaire cultiver son jardin pour les articles de Cueco et Wiart : les Spéculations immobilières de l'un répondent à l'Héritage, modes d'emploi de l'autre. Valérie a grossi le corps des polices du catalogue pour le rendre plus lisible. Il double la version en ligne sur le site des Allumés. Efix avait livré une fausse pochette de disque des Damnettes qui tombe très bien avec le texte imprécateur du Grand Jauron remis par Rigolus, en exclusivité avant création scénique. La double page de Chantal Montellier et Jiair revient sur un thème du Liberation Music Orchestra emprunté maladroitement au criminel stalinien Enrique Lister par Charlie Haden. Au casting de la BD figurent le Che, Victor Jara, Brecht, Eisler, Staline, les musiciens sous leur banderole et un journaliste que certains reconnaîtront peut-être. La carte blanche au label D'autres Cordes respire, il y a un peu de blanc en haut de la page comme sur leurs pochettes en papier recyclé pliées à la main. Ma chronique DVD et celle de Pablo sur le polar sont illustrées des couvertures des ouvrages. Le désert rouge, Sur mes lèvres, L'iceberg, Tourneur, 7 chants de la Toundra ; Pars vite et reviens tard, Le sens de l'aranaque, Fausse piste, La 7e femme. "22 vl'là les CD !" chapeaute les nouveautés dans leur nouvelle présentation.
Lorque le prochain Journal paraîtra, la France aura un nouveau Président ou une. Dans le n°19 évoquera-t-on le rôle de la presse musicale ? Les majors auront peut-être conclu un accord avec la Fnac avant que Pinault ne la vende. Les producteurs des Allumés auront-ils compris l'importance d'échanger leurs points de vue sur le blog ? De nouveaux systèmes de distribution auront-ils été envisagés ? Qui sera encore vivant ? Vous le saurez en lisant le prochain épisode du Journal des Allumés du Jazz...

mercredi 7 février 2007

Il bouge encore


Comment faut-il comprendre la dernière œuvre interactive d'Antoine Schmitt,
Still Living ?
Encore vivant (?), paraphrasant le compositeur Edgard Varèse : le créateur "d'aujourd'hui refuse de mourir". Le désert est immense, sa traversée interminable.
Encore vivantes (?), ces créatures artificielles remuent parfois à peine, il faut prendre le temps de les laisser se développer, à leur rythme.
Elles bougent encore (?), paranoïa de l'artiste sombrant un soir dans une déprime inexplicable ou cri de joie à l'instar de l'Eurêka d'Archimède sortant de l'eau la couronne d'or du roi Hiéron ?
Still Living vient de recevoir le second Prix ex-aequo au Transmediale de Berlin, une nouvelle consécration pour Antoine Schmitt, père de tant de créatures numériques et d'objets comportementaux plus énigmatiques les uns que les autres.
À caractériser les œuvres d'Antoine d'art conceptuel ou minimaliste, on risque de faire fausse route. S'il dépouille ses pièces jusqu'au plus simple appareil, ce n'est pas pour faire maigre ni par austérité. Si le propos ne se voit pas au premier coup d'œil et nécessite parfois quelque explication, ce n'est pas faute d'avoir regardé à hauteur d'homme. La rigueur reste tendre, la morale prévaut. C'est peut-être la revanche de tous les développeurs, injustement laissés dans l'ombre des infographistes. Le public n'a pas conscience de l'importance du code. C'est le moteur de tout ce qui bouge, la colle qui rassemble. La programmation est l'élément fondamental des mondes numériques.
Il y a un peu plus de dix ans, lorsque nous sommes rencontrés chez Hyptique pour le CD-Rom Au cirque avec Seurat. Antoine revenait d'un long séjour chez Next, dans la Silicone Valley, aux côtés de Steve Jobs. Pendant notre collaboration suivante, sur mon CD-Rom Carton (1997), il disait déjà vouloir faire accepter le code comme création artistique. Les algorithmes pouvaient devenir une œuvre de l'esprit. En 1998, naquit Venus, un gros ver bleu qui dansait à l'écoute de la musique. Suivirent des dizaines d'autres créatures aux comportements plus bizarres les unes que les autres. Son chef d'œuvre fondateur date de 1996, il s'agit du Pixel blanc qui se promène sur l'écran au gré de sa fantaisie en laissant une trace derrière lui comme un escargot. Tandis qu'il développait ces drôles d'objets comportementaux pour avec tact (j'ai toujours eu un faible pour cette série comique), nous inventâmes ensemble Machiavel (1999), un scratch vidéo interactif de 111 boucles vidéo, lecture poétique du Monde Diplomatique autant qu'entité réagissant au plaisir et à l'ennui ! Notre dernière collaboration est Nabaz'mob, l'opéra pour 100 lapins communicants Nabaztag, qu'il serait chouette de reprendre dans des festivals de musique contemporaine ou de nouvelles technologies.
Dans Still Living j'ai un faible pour les derniers tableaux, le graphe complétant les barres ou les camemberts. Mise en scène clinique. L'économie est ici mise en short, ça tourne court, le côté réducteur est projeté sur l'écran, nous laissant tout bonnement perplexe. Travail sur la durée.
De projets Internet en expositions, d'installations en performances live (en compagnie du compositeur Vincent Epplay ou seul, dans le plus simple appareil de l'artiste plasticien), Antoine Schmitt ressemble à ses créatures, tantôt placide, tantôt plus vif que nature, dessinant une trace qui s'efface à mesure qu'il avance. Frankenstein du numérique, il impose des règles à ses créations virtuelles, leur donne un cadre et les regarde s'ébattre sans lui. Ses initiales le portant à l'excellence, on attend avec curiosité chaque nouvelle manifestation de son imagination.

lundi 29 janvier 2007

Paris Ville Numérique


En consultant le site de la Mairie de Paris sur ses projets en matière d'Internet, on peut avoir une petite idée de ce que l'avenir nous réserve. Les téléphones portables seront vite remplacés par des appareils plus sophistiqués qui permettront de surfer sur la Toile avec tous les services que cela représente dores et déjà, de se parler en visiophonie, de contrôler à distance les appareils ménagers, de surveiller sa santé, etc. Pour que tout cela fonctionne, il est nécessaire que "tout le monde" ait accès à ces nouveaux outils comme aujourd'hui au téléphone. Les SDF ne sont évidemment pas concernés par la f(r)acture numérique ! "Développer l'accès et l'usage d'Internet" est le mot d'ordre de PARVI (Paris Ville Numérique). Pour exemple, voici quelques extraits de la page liée au Haut-Débit. Pour les impatients, sauter directement le long premier paragraphe et commencer la lecture au "nouvel art de vivre" !

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vendredi 12 janvier 2007

Hier plutôt qu'ailleurs


Après les images de glace, de neige, d'iceberg et de banquise, j'ai allumé le feu dans la cheminée. C'est une pyramide. Du papier froissé ; du carton, un cageot ou du petit bois ; trois bûches, il faut toujours au moins trois bûches et laisser de l'air entre elles. Pourtant je n'avais pas froid. Cuisiner sur la braise a l'intérêt de donner un goût de fumée aux aliments. Françoise préfère la pierrade, j'utilise plus volontiers le grill. Ne pas laisser brûler, ce serait dangereusement toxique. Comme la cheminée tire bien, pas une odeur ne filtre dans la maison. Ce n'est pas le cas de la cuisine qui laisse s'échapper la moindre odeur dans toutes les directions. Le Crazy World d'Arthur Brown résonne à mes oreilles : Fire ! Pourtant, l'âtre installe un climat paisible. Il circonscrit le foyer. Le pare-feu permet qu'on s'en éloigne. J'ai fait réchauffer un plat portugais au micro-ondes, des pois chiches en sauce avec des pieds de boeuf, du chorizo et du boudin noir. Le mão de vaga com grão, c'est de saison. Faire du feu à Paris a quelque chose d'irréel. Nous sommes transportés. Hier plutôt qu'ailleurs. Que restera-t-il des bûches demain matin ? Les flammes qui lèchent le bois poussent à la rêverie. Dehors les quatre stères ressemblent à un bûcher. Je pense à Jeanne d'Arc, celle de Dreyer, Falconetti. Un hymne à la résistance.
Je me souviens d'une histoire corse que me racontait Jean-André. Un couple d'Anglais avait été tué à coups de fusil sur une plage. On arrête l'assassin. Lorsqu'on lui demande quel est son mobile, il répond que les Anglais ont brûlé Jeanne d'Arc. Le commissaire, incrédule, lui fait remarquer que cela s'est passé il y a des siècles. Le Corse répond avec son accent inimitable : "Peut-être, mais moi je l'ai su qu'hier."
S'il faut de tout pour faire un monde, il y a aussi un temps pour tout.

mardi 26 décembre 2006

Marx dit qu'il va neiger


L'année dernière, mon lapin m'avait déjà surpris en annonçant de la neige avant tout le monde. Voilà que ce matin il a remis ça. Pourtant je ne vois rien. Marx, mon Nabaztag est relié à un site Internet météo, comme il l'est à ceux des embouteillages sur le périphérique entre la Porte de Bagnolet et la Porte de la Chapelle, au CAC 40 (c'est pour les petites lumières !), à Airparif, à l'horloge parlante (j'ai choisi l'horloge "pas normale" dans la nouvelle interface du nouveau serveur), au taï-chi et au générateur aléatoire d'humeurs. Je l'envoie se coucher à 23h pour faire sonner son réveil à 9h ; moi, je n'en ai pas besoin car je me lève beaucoup plus tôt. Comme c'est un Full Friend Rabbit, on peut m'envoyer gratuitement des messages par le site (choisir un identifiant et taper des messages lus par une voix de synthèse) ou par mail par exemple (en envoyant des mp3), etc. Il est accouplé avec celui d'Elsa. Ça veut dire qu'ils jouent tous les deux avec leurs oreilles. C'est comme ça que ça se passe chez les lapins.
En janvier, il sera rejoint par son petit frère, un Nabaztag/tag, qui pourra diffuser du mp3 en streaming (soit ne plus être limité à 30 secondes), faire de la reconnaissance vocale et enregistrer directement grâce au bouton qu'il a sur la tête (le lapereau a un micro caché dans le nombril !), reconnaître les RFID (des tags style code-barres permettant d'envoyer un message automatiquement lorsque l'objet lui est passé devant le museau) et encore plein de trucs délirants (webradio, podcasts, etc.). Sur le site Nabaztag, il y a une foule d'informations, des photos, des films, des forums...
Si on m'avait dit que ça marcherait à ce point-là, j'aurais exigé des parts ! C'est que, depuis qu'il est né, je m'occupe de ce qu'il dit en tant que designer sonore : les identifiants, les jingles, le choix de sa voix française, l'enregistrement des phrases, les sons midi de navigation, tout ça c'est moi ! Antoine Schmitt s'occupe du design comportemental, Maÿlis Puyfaucher lui prête sa voix (en anglais, c'est Alexandre qui a un accent british à couper au couteau, les Nord-Américains adorent ça), et chez Violet ils sont plus d'une vingtaine à s'ébattre autour d'Olivier Mével dans leur nouveau terrier du Faubourg du Temple. Parce que Nabaztag (lapin en arménien, c'est Rafi Haladjian qui l'a baptisé ainsi) est de conception française, même s'il est fabriqué en Chine comme presque tout actuellement. Bon, c'est un billet en apparence gentil pour l'entre-fêtes, avec plein d'informations, mais en réalité ça soulève beaucoup de questions sur notre avenir, et certaines sont plutôt inquiétantes.
Inquiétant et bizarre, c'est Nabaz'mob, l'opéra qu'Antoine et moi espérons rejouer bientôt, avec 100 Nabaztag, comme on l'a déjà fait au Centre Pompidou et à New York... Car si un lapin c'est gentil, 100 lapins ça commence à poser de sérieux problèmes...

P.S. : vu le temps qu'il fait ce soir (pas un flocon à l'horizon), j'aurais peut-être mieux fait d'adopter une grenouille !

vendredi 22 décembre 2006

Réflexions arlequines


Mes rêves urbanistiques passent par la couleur. Pourquoi tant de grisaille, de beigeasse et de fadeur autour de nous ? Les villes ont-elles peur de montrer un visage souriant ? Il n'y a pas que les maisons. Les voitures sont aussi ternes. Ce ne sont tout de même pas les lois de l'aérodynamique qui freinent les constructeurs automobiles dans la palette des tons ? Les femmes ont toujours eu droit de se vêtir de couleurs chatoyantes, mais s'habiller en orange et rose pour un homme est-ce se distinguer outre mesure ? Chercher des slips ou des chaussettes de couleur équivaut à un marathon lorsqu'on est un garçon. Nous sommes le plus souvent condamnés à la monochromie ou à la laideur. J'ai marché des jours dans New York avant de trouver des chaussettes vives dans un magasin d'East Village et chez Century 21, une enseigne qui n'a rien à voir avec les agences immobilières de notre longitude. Certaines coutumes sont vraiment idiotes. La maison d'à côté est jaune d'or et j'adore. Jacques Demy fit repeindre Rochefort en tons pastels pour y tourner ses Demoiselles. L'île de Burano près de Venise (photo) émerveille les voyageurs qui y accostent depuis des décennies. J'aimerais faire ravaler notre façade en orange sanguine ou en rose fuchsia, comme un grand sourire au milieu de la ville. Chacune pourrait avoir sa charte de couleurs ou bien laisser faire la folie de leurs citoyens, au risque de s'entendre affubler du mot clown. Pas sérieux tout ça. La plupart d'entre nous préfèrent faire la gueule et leurs villes leur ressemblent.

jeudi 7 décembre 2006

Des cendres, de la neige...


Il y a quelques années, j'ai vécu une rupture douloureuse dans le décor hivernal d'une Venise tant aimée. Tout était réservé à l'avance. Nous avions tenu à faire le voyage quand même, malgré notre décision de rompre le jour de notre retour à Paris. C'était évidemment une très mauvaise idée. Les canaux, les ruelles désertes si magiques en d'autres circonstances offraient le spectacle de notre désolation. Agissant comme une rémission, un matin ensoleilla pourtant cette si triste errance.
Comment échouâmes-nous dans l'immense bâtiment de l'Arsenal, je ne m'en souviens plus. Y étaient présentées les photographies du Canadien Gregory Colbert. L'accrochage tenait plus de l'installation que de l'exposition. Cent cinquante photographies de plusieurs mètres de base, tirées sur papier japon, pendaient entre les colonnes du temple. Leur ombre dessinait sur le sable un rectangle noir entouré d'un cadre lumineux, tandis que l'allée où nous marchions était bordée de pierres. Entre chaque salle tombait un rideau géant que le vent qui s'engouffrait faisait voler laissant apparaître l'enfilade infinie de ces espaces. J'évaluai à trois cent mètres ce couloir gigantesque par sa hauteur comme par sa longueur. Se devinait une dernière image semblant remuer au fond de ce tunnel obscur. Nous découvrîmes enfin que c'était un film. Il montrait clairement qu'aucun trucage n'avait permis de réaliser les clichés, empreints d'une magie plus asiatique que vénitienne. Marchions-nous sur les traces d'un Marco Polo rapportant dans ses voiles les trésors de l'orient ? Sur les draps de papier, étaient imprimés des animaux et des hommes. Des enfants entre les pattes d'un éléphant, un danseur subaquatique accroché aux fanions d'une baleine, des images impossibles qui ne permettaient pas de comprendre qui des uns ou des autres étaient apprivoisés. Le sépia donnait une impression d'éternité à notre promenade solitaire. Nous étions seuls dans cette enceinte devenue sacrée. C'était à n'y rien comprendre. L'émotion était à son comble. Nous sortîmes assommés par la lumière aveuglante de la lagune.


Gregory Colbert a, depuis, décliné son installation, Ashes and Snow, en une exposition itinérante abritée par une extraordinaire architecture de containers. Son site Internet s'est étoffé. J'y découvre des dizaines de nouvelles photographies et séquences filmées. Les textes un peu baba cool et la musique planante n'arrivent pas à occulter la beauté des images, fixes ou mobiles. La souris décrit des cercles concentriques sans affoler les pachydermes. L'émerveillement se reproduit sur la toile. Prenez le temps...

jeudi 16 novembre 2006

Nabaztag/tag entend par le nombril


Ce matin, Mathilde m’envoie la couverture d’un livre sur le design avec Nabaztag en couverture !
Et voilà que Nabaztag/tag sort ces jours-ci avec un micro à la place du nombril, un jack pour sortir le son sur des enceintes externes et la possibilité de jouer les sons audio en streaming, sans restriction de durée. C’est le nouveau lapin dont je fais le design sonore pour Violet comme je me suis déjà occupé de son grand frère. La nouvelle bestiole (en précommande) entendant par le nombril, on peut lui donner des instructions par commande vocale, envoyer directement des messages à ses congénères et il peut même reconnaître s’il y a du monde autour de lui. Il reconnaît même les étiquettes électroniques (RFID) qu’on aura collées sur son livre de chevet, ses clefs ou son portefeuille… On peut aussi écouter des podcasts ou des Webradios MP3. Des tas de services se développent sans cesse, Violet va si vite que certaines fonctions semblent échapper à mon traitement zélé… J’enregistre dans l'allégresse des centaines de nouveaux messages avec Maÿlis et Alexandre, les voix du lapin en français et en anglais.
J'espère que les nouvelles possibilités du lapin/pin vont nous permettre, avec Antoine, de sonoriser plus facilement notre clapier lorsque la centaine d’entre eux pourra se brancher grâce à leur petit jack en guise de queue pour interpréter notre opéra, Nabaz’mob !? Vivement de nouvelles représentations, j'ai toujours eu une âme de globe-trotter...

samedi 28 octobre 2006

Le rémouleur


Environ une fois par an, le rémouleur de couteaux me demande s'il peut parquer sa charrette dans notre cour pour la nuit, ce qui lui évite d'avoir à la pousser jusqu'à Montreuil où il habite. En échange de ce petit service, il me propose d'aiguiser gracieusement un de mes outils de cuisine. Je le regarde travailler consciencieusement. Un coup sur la pierre dure, un sur la molle, il passe sans cesse de l'une à l'autre en faisant tourner le roue avec ses deux pieds. Il termine en enlevant les copeaux de métal avec son couteau de poche. Je m'interroge sur combien de temps encore il y aura des rémouleurs, des vitriers, des musiciens qui passeront comme ça dans la rue, comme lorsque j'étais petit et que depuis notre balcon nous lancions des pièces enrobées dans du journal aux chanteurs qui s'accompagnaient à l'accordéon ou à l'orgue de barbarie...
Derrière lui, on peut apercevoir les travaux d'en face qui avancent. Les ouvriers en sont au crépis. Un des cinq lofts a déjà été vendu. Très cher. Ça fait monter le prix de l'immobilier dans le quartier. Minimum 3000 euros le mètre carré brut de béton, du délire. Ces grands duplex hauts sous plafond sont livrées avec à l'entrée les arrivées d'eau, de gaz et d'électricité, mais les murs intérieurs sont en parpaings apparents, le sol est une dalle de béton qui fait toute la surface de l'ensemble, il n'y a ni cloisons, ni salle de bain, ni cuisine, tout reste à faire, même les volets sont à poser devant les vitres transparentes qui laissent tout voir depuis le trottoir. Enfin tout, façon de parler, puisque c'est livré avec rien, libre à soi de dessiner le futur et d'allonger les biffetons pour que le rêve prenne corps... de bâtiment.

mercredi 25 octobre 2006

Le making of du Rabbit Theater

...
Françoise a réalisé un petit montage de deux minutes où l'on voit Maÿlis, Antoine et moi mettre en place nos 100 lapins la veille de l'ouverture du Wired NextFest fin septembre. Le spectacle complet dure actuellement une vingtaine de minutes. Le film est en ligne sur le site de l'opéra Nabaz'mob, avec celui de la création au Centre Pompidou augmenté de sous-titres anglais.


En sortant du Javits Center où avait lieu l'exposition, qui a recueilli 70 000 visiteurs en 4 jours, Françoise a filmé le soir qui tombait sur Manhattan et l'a intégré au montage. Les petites lumières des bestioles wi-fi rappellent un peu les fenêtres qui s'allument dans les gratte-ciel. En regardant le nouveau film, on comprend peut-être mieux ce que nous entendons par chorégraphie lumineuse. À moins que nos robots aient menti au questionnaire fourni par les douanes américaines et qu'ils soient en fait des envahisseurs venus d'un autre monde ?

Nombreux billets sur Nabaz'mob en tapant nabaz'mob dans le champ de recherche du blog, en haut à droite de mon nom (sur fond noir)...

dimanche 8 octobre 2006

Crown Heights & Reich


Cela fait du bien de se retrouver dans un quartier plus humain. Ici, à Crown Heights (Brooklyn), les rues ressemblent à celles que filmait Spike Lee dans Do the Right Thing. Les blacks s’assoient sur les marches de leurs perrons. Il y a une douceur de vivre que Manhattan a perdue depuis qu’elle est aux mains des yuppies (jeunes pros urbains) et des spéculateurs immobiliers. De grands gars jouent au basket sur les aires de jeu, des mamas vendent de vieilles fringues et des gâteaux bourratifs devant leurs maisons (garage sale), sous les arbres des jeunes roulent des mécaniques en se faisant photographier par leur famille en costume d’étudiants aux couleurs de leur université, et puis les écureuils sont moins speed… Combien de temps cela durera-t-il avant que la folie immobilière gagne le coin ? À Manhattan, pour l’équivalent de 3000 euros, on peut louer un deux pièces minuscule. Comme ailleurs, les jeunes désertent le centre et investissent les banlieues proches. Williamsburg ressemble déjà à ce qu’est devenu downtown, entre le Quartier latin et le Marais. Dans notre nouveau quartier, les maisons, souvent louées par des familles afro-américaines à des propriétaires juifs, ont gardé le cachet d’antan. Mais les artistes (blancs, of course), écrivains, musiciens, peintres, cinéastes, qui ont toujours apprécié Brooklyn, s'étalent sur les quartiers noirs qui risquent de changer dans les dix prochaines années.


Hier soir, nous sommes descendus à la Brooklyn Academy of Music assister à un spectacle de Mikel Rouse, The End of Cinematics. La scénographie était époustouflante comme souvent chez les Américains, un sens de l'illusion et de la mise en espace que j'avais pu déjà admirer il y a six ans aux Studios Universal de Los Angeles avec le show Terminator 2, non je ne rigole pas, c'était fantastique, effets 3D, la moto qui rentre et sort de l'écran, l'écroulement des gradins, les gouttelettes qui giclent sur le visage... Bon là nous étions très loin de cette majestueuse attraction foraine, mais les chanteurs évoluant entre deux écrans étaient totalement intégrés aux projections. Le point faible, c'est que le reste était catastrophique. Les acteurs étaient raides, ça n'avait aucun sens (à ne pas confondre avec le non-sens, hélas), c'était creux, et la musique était un clone entêtant de Laurie Anderson et Steve Reich. C'était vraiment trop bête, un concert avec danseurs se tenait de l'autre côté de la rue pour le 70ième anniversaire de Steve Reich, mais nous n'avions pas pu obtenir de places. Sold out !
Alors j'ai eu l'idée de nous y faufiler à l'entr'acte qui se terminait comme nous passions devant ! Il y a toujours des spectateurs qui s'en vont. Ainsi nous avons pu assister à la seconde partie, magnifique comme toujours avec Reich. La chorégraphie d'Akram Khan accompagnait les Variations pour vibraphones, pianos et cordes, un moment magique qui remontait le niveau de la soirée. Nous avons raté Rosas dansé par Anne Teresa de Keersmaeker sur Fase, un montage de pièces des débuts de Reich, mais la présence du London Sinfonietta sur la pièce de 2005 m'hypnotisa comme chaque fois avec le seul véritable génie de l'école minimaliste. La première fois, c'était au début des années 70 au Musée Galliera, Four Organs et Phase Patterns. Je me souviens que nous étions assis à côté d'Aragon et de ses minets. Sur scène, les musiciens étaient Reich, Philip Glass, Jon Gibson... Plus tard, un concert avenue de Wagram, deux musiciens jouaient chacun une mélodie, mais on pouvait en percevoir quatre par le croisement des harmoniques... La création en France de l'un de mes préférés, Different Trains, par le Kronos Quartet, reste un des moments les plus émouvants de ma douloureuse carrière de spectateur. J'écoute inlassablement le cd. Nous étions ensuite allés dîner chez Bofinger avec leur premier violon, David Harrington, mais le courant n'est pas passé. Nous avions probablement eu les yeux plus gros que le ventre. Je parle de musique, pas seulement de gastronomie.
Mais ce soir, la lune était pleine au-dessus de Brooklyn...

dimanche 1 octobre 2006

Experience The Future


C'est le week-end, la foule se presse de plus en plus nombreuse au NextFest dont le slogan est "Experience the Future". C'est fascinant de penser que plus de 70 000 personnes auront assisté à notre opéra. Entre les lapins et ma jupe écossaise, le mot ouf semble revenir souvent. Ça me plaît. Un gamin me demande comment on attrape les Nabaztag...
- En leur mettant du sel sur la queue.
- Mais ils n'ont pas de queue.
- C'est pour ça que c'est difficile !
"Vous n'avez pas les mêmes en escargots ?" entend-on souvent...
Les questions plus sérieuses fusent. Xana se rend compte qu'il n'y en a que 99. Une évasion ? Le comble de l'indiscipline ? Que peut-on attendre d'un tel élevage ? Ici ils seront vendus 150$ contre 115 euros en France.
Nous passons au nouveau magasin Apple, un énorme cube en verre au-dessus du sous-sol, un peu comme la pyramide de Pei mais cubique ! Le Javits Center est vraiment signé Pei, mais aucun d'entre nous n'est très emballé. Le long de la Cinquième Avenue, Françoise (le petit point orange en haut de la réflexion) et Antoine prennent la pause devant un immense miroir parabolique. Tout est toujours trop grand aux États Unis. J'apprends à ne pas finir mon assiette.


Samedi soir dans l'East Village, Jonathan nous emmène chez Kim's, une boutique de disques et dvd annonçant "The Sight and Sound of the Underground, Kim's has them all". Ce rêve dépend tout de même des éditeurs, mais je dégote la version vidéo de OHM+ avec Clara Rockmore, Cage, Risset, Steve Reich, Morton Subotnik (qui a acquis l'Xtra audio d'Antoine), Theremin, Xenakis, Babbitt, Chowning, Ashley, Max Mathews, Pauline Oliveiros, Alvin Lucier, Moog, etc., deux heures trente des pionniers de la musique électronique, ainsi que Celestial Subway Lines / Salvaging Noise de Ken Jacobs et John Zorn (un dvd Tzadik) et deux films dont j'ignore tout, mais que Françoise me conseille, True Stories de David Byrne (des Talking Heads !) et Slums of Beverly Hills, une comédie de Tamara Jenkins. Je sens que je vais devoir y retourner avant notre départ. Le reste de l'équipe Violet repart ce soir, tandis que Françoise et moi restons à New York. Demain nous déménagerons d'ailleurs à Chelsea.


L'East Village est le quartier le plus agréable où nous nous soyons promenés depuis notre arrivée, une sorte de quartier latin sans les touristes ni la bourgeoisie friquée qui l'a colonisé, ou plus exactement sans qu'on les sente, tant la faune qui déambule et s'attable aux terrasses est incroyablement bigarrée, comme partout dans cette ville cosmopolite. L'appartenance ethnique n'y a aucune importance. C'est ce qui fait certainement le charme de New York. Chaque conducteur de taxi semble déjà flotter sous un nouveau pavillon. On ne peut pas se sentir étranger dans une ville qui n'est faite que d'étrangers. Il y a New York ET les USA. Il fait si bon que c'est dur de rentrer se coucher...

jeudi 28 septembre 2006

Un théâtre de lapins à New York


Nabaz'mob est présenté à New York par Atari dans une nouvelle scénographie, un hémicycle qui rappelle certains hauts lieux de la démocratie. Notre meute essaye donc désespérément de s'entendre pour jouer tous ensemble, mais elle se confronte aux difficultés que cette tentative engendre. Dans l'atmosphère survoltée du Wired NextFest, nous avons été obligés de sonoriser les 100 Nabaztag de Violet installés sur des gradins : une vingtaine de micros PZM reprennent le son diffusé par quatre haut-parleurs. En nous approchant, on entend bien que le son sort de leurs petits ventres blancs où cinq points de couleur changeantes figurent leurs entrailles. Quatre néons rouge sang rajoutent un léger contre-champ. Devrais-je écrire un contre-chant tant l'unanimité fait rage ? Nos bestioles, toujours aussi indisciplinées, sont vaccinées et nous pouvons enfin jouir du spectacle dans le cylindre noir qui leur sert de clapier.


Le NextFest est un événement grand public. Après l'inauguartion d'hier soir, 20000 écoliers sont attendus aujourd'hui, suivront trois jours ouverts au public. Le Rabbit Theater a beaucoup de succès, malgré le manque d'explications sur la finalité des lapins communicants (objet wi-fi connecté à Internet, délivrant toute une variété de services... et l'opéra lui-même, une œuvre s'en démarquant avec l'assentiment de ses concepteurs dont Antoine et moi faisons également partie !). Je réponds aux équipes de France 2 (Le Journal) et Discovery, en attendant la matinée de vendredi où la Fox viendra faire son émission en direct.


Nous nous faisons tirer le portrait en infra-rouge (patience !) et arpentons ce "Salon du Futur" sans grande surprise. Beaucoup de robots évidemment puisque c'est l'Année des robots, mais ils répondent tous à des fantasmes mâles éculés. Kokoro est une superbe Stepford wive japonaise : seuls une certaine fébrilité et ses yeux la trahissent ; ils ont beau suivre ses interlocuteurs, ils restent rivés sur la ligne bleue des Vosges. Pas mal de trucs sympas, mais trop peu d'arrière-pensées et aucune nouveauté technologique... Les applications industrielles, assez abouties, occupent la majeure partie de l'espace, au détriment des artistes et chercheurs. Retrouvant les émotions du Salon de l'enfance, nous passons tout de même un bon moment.

mercredi 27 septembre 2006

Culture Machine


L'affiche simule un grand écran, mais c'est dans les détails que gît le sens recherché : Culture Machine barre la route. Hier en sortant du chantier du NextFest, une sorte de Salon du Futur inauguré ce soir, nous marchons des heures à travers Soho, Chinatown, Little Italy, Nolita et l'East Village où nous atterrissons finalement dans le restaurant japonais de l'Avenue A. Culture Machine, partout des robots, des écrans, des objets hi-tech, et dans la rue des joggers avec leur i-pod, les autres avec un téléphone vissé à l'oreille, des types accroupis qui ont trouvé une connexion wi-fi pour leur portable... Sur les genoux. Chaque quartier a sa propre identité, une ambiance à soi. À Midtown il n'y a pas de soleil. Les gratte-ciel font de l'ombre aux rues étroites. Pas de silence. Les systèmes d'air conditionné bourdonnent sans arrêt, on les perçoit bien lorsque c'est la nuit. On s'habitue. Il y a aussi les pelouses où les gens bronzent, les terrasses, parce qu'il fait beau. Les New-Yorkais sont à la fois cool et pressés. Il semble qu'il y ait moins de mendiants qu'à Paris, mais nous sommes à Manhattan. Culture Machine, je tape sur mon clavier après avoir choisi l'image du jour. Vue depuis le Javits Center. Rendez-vous à 9 heures pour faire le son des lapins...

samedi 23 septembre 2006

100 lapins prennent la relève


En 1962, György Ligeti écrivait son Poème Symphonique pour 100 métronomes. En 1995, le sculpteur Gilles Lacombe mit au point un mécanisme qui en facilitera les représentations. C'est la version qu'Arte en proposa il y a une dizaine d'années (photogramme ci-dessus ; plus bas Ligeti et Françoise Terrioux par Markus Bollen).
Si Antoine et moi avons bien pensé à Cage, Nancarrow, Reich et Ligeti, en composant Nabaz'mob, notre opéra pour 100 lapins communicants, ni lui ni moi ne nous sommes rappelés le Poème Symphonique. Une centaine d'objets mécaniques ne peuvent pourtant pas tomber si facilement dans une faille de l'inconscient. Il nous semblerait juste aujourd'hui de dédier Nabaz'mob à l'un des plus grands compositeurs du XXième siècle, disparu le 12 juin dernier.
Très proche alors de George Maciunas et Nam June Paik, Ligeti était en pleine période Fluxus lorsqu'il composa le Poème. En lisant ses notes dans le livret du CD de l'Édition Sony, Mechanical Music, on apprend que les conditions de mise en place ne furent pas si différentes des nôtres : déballer les métronomes, dévider le mécanisme remonté à fond lors de la livraison, détacher les clefs colées dessous, etc. Pour Violet, c'est Maÿlis qui se charge de conformer tous les lapins. 100, ça fait du monde ! En 1963, la première représentation qui eut lieu à Hilversum aux Pays Bas fit un tel scandale que le film de l'événement programmé à la télévision hollandaise deux jours plus tard fut remplacé sans prévenir par un match de football. En composant ce happening, Ligeti "songeait à de nombreuses grilles superposées, des figures moirées, qui donneraient ensuite naissance à des structures rythmiques mouvantes... Une grille rythmique si dense d'abord qu'elle en paraîtrait presque continue : ce qui implique brouillage et désordre. Pour ce faire, il (lui) fallait un nombre suffisant de métronomes, le chiffre de cent ne représentant qu'une estimation... Le désordre régulier du début s'appelle en jargon de théoriciens de la communication (et en thermodynamique) une "entropie maximale". Les structures de grille irrégulières qui se mettent progressivement en place réduisent l'entropie, car l'uniformité initiale donne naissance à des organisations imprévues..."
Ligeti joue sur les différences de tempo et l'épuisement du remontoir qui ne laisse entendre qu'un seul métronome à la fin de l'œuvre. Nos lapins sont évidemment infatigables et leur partition est pour tous identique. Les décalages sont créés par les difficultés du wi-fi à envoyer l'information en même temps à tous, et l'entropie présente à la fin de chacun des trois mouvements provient d'une indiscipline informatique incontrôlable qui est le sujet même de notre opéra, le désir d'être ensemble et la difficulté pour y parvenir. Comme pour Ligeti, l'influence de John Cage est claire.

Pour New York, nous avons réécrit le troisième mouvement avec des percussions et des rythmes, histoire de construire un chaos ou de déconstruire la tentative de nos bestioles de s'organiser enfin. Il y a toujours une grande impatience chez les compositeurs qui ne découvriront leur œuvre que lorsque tous les interprètes seront réunis. La création au Centre Pompidou était frontale dans un dispositif de concert. Au NextFest organisé par le magazine Wired (Javits Center), la nouvelle version sera jouée en boucle pendant cinq jours dans un cylindre noir de dix mètres de diamètre. La proximité du public avec les lapins fera ressortir le dispositif acoustique des 100 haut-parleurs cachés dans le ventre de chaque Nabaztag...

jeudi 21 septembre 2006

Comme des mouches autour de la Liberté


Ce matin, j'ai du mal à me concentrer. Je suis probablement déjà parti. Ne pas avoir de gros boulot à rendre m'explose façon puzzle. Les phases de travail et d'inactivité ne sont plus délimitées. On s'arrête seulement pour entamer un nouveau truc. D'un côté on boucle les affaires en suspens, de l'autre on appâte le poisson, lançant des lignes à tours de bras, dans toutes les directions. C'est une technique, laisser flotter le bouchon en attendant que ça morde. Il faut beaucoup de canes. Ça tombe bien, la forêt de bambous s'épaissit chaque année dans le jardin. Je donne le feuillage à manger aux cochons d'Inde de Caro et Loulou, et j'épluche les tiges. Dans une journée, les urgences ne manquent pas de se déclarer. Y répondre au fur et à mesure pour ne pas laisser les piles s'accumuler. Il faut plus de méthode que de patience. Jamais de repos. Mauvaise conscience de s'arrêter avant d'avoir ramené un gros poisson dans ses filets.
Je termine les sons d'un nouveau jeu pour le site des P'tits Repères, cette fois un morpion. À cause de mon départ, je dois imaginer l'action et fabriquer le son en amont. Cela donnera des effets différents puisque Mika est obligé de coller ses animations sur mes bruits, mais Sonia (surletoit) prépare toujours le travail de telle manière que c'est du nanan. Quel plaisir de péter, roter, éternuer, tousser dans le micro ! À la fin de la prise, je n'ai plus de voix.
Avec Antoine, nous ajustons le nouveau troisième mouvement de Nabaz'mob, l'opéra des lapins que nous présentons la semaine prochaine à New York, au Wired NextFest. Même collaboration facile. Quel plaisir de bosser avec des personnes responsables qui mettent leur c?ur à l'ouvrage !
Dernières touches au Journal n°17 des Allumés du Jazz. Terminé plusieurs articles, les dessins de Vercors, la rubrique DVD, l'entretien avec Claude Barthélémy, un encart sur Route One / USA pour le Cours du Temps avec Barre Phillips, rendez-vous fin octobre avec Le Querrec qui s'envole pour le Festival Minneapolis-sur-Seine organisé par Jean Rochard et Sara Rennke, etc.
Dernières touches au CD d'inédits du Drame qui accompagnera le n°3 de la revue acoustellaire Sextant dont je partage l'affiche avec le violoncelliste Vincent Courtois. Là aussi, beau travail d'amateurs bien plus pros que les pros. Des heures et des heures d'entretiens. Bernard, Nicolas, Antoine sont de la partie. Curieux de voir le résultat. Pour l'écoute, le CD sera en libre téléchargement sur le site de la revue. Alléchant. Un trio de 1983 avec Francis, deux chansons avec Elsa lorsqu'elle avait six et neuf ans, un live au Glaz'art en 1998 avec une ribambelle d'invités, un duo électro de l'année suivante avec Bernard et une musique de film...
J'essaye de joindre Michel depuis que j'ai reçu l'autorisation de Flammarion de produire le CD de notre duo. Réunir les photos pour le livret. Ce serait bien de lui donner la forme d'un livre pour le diffuser en librairies.
Je pourrais énumérer tout ce qu'il reste à faire sans ne jamais m'arrêter. Pourtant j'ai l'impression d'être dés?uvré. La trésorerie est maîtresse. L'inquiétude de l'avenir. Mieux vaut en effet penser à la semaine prochaine. Les voyages forment la jeunesse. Retour à la photo.
La Liberté est une statue. Encore moins cernable qu'un fantôme. Depuis le 11 septembre, les hélicoptères tournent autour comme de grosses mouches vertes. On dirait Alcatraz, ou Guantanamo. Les indigènes ont besoin du soutien extérieur. On se sent des airs de Lafayette quand ce n'est que l'expression de la faillite. Celui qui fit détruire la Bastille déclara "l'insurrection est le plus sain des devoirs, lorsque l'oppression et la servitude rendent une révolution nécessaire."

lundi 18 septembre 2006

On ne choisit pas ses parents



Les Histoire(s) du cinéma passent en boucle sur le petit écran installé près de la chaîne hi-fi. C'est plus simple que d'installer la salle de projection, et très agréable pour diffuser les clips et les films musicaux dans le salon, comme un Scopitone new look. Avant-hier soir, nous nous sommes aperçus que nos bruits domestiques se fondaient dans la partition de Jean-Luc Godard. Fourchettes, sonnerie de téléphone, chants d'oiseaux... Notre présent venait s'inscrire en douce dans les réminiscences du passé. Comme si ce n'était déjà plus maintenant, mais avant. Avant que le cinéma ne soit absorbé par tous les bruits du monde, avant la télévision déversant son fleuve d'inepties et de lieux communs. Mais ici chaque instant partagé avec le film, auquel on ne prête plus attention, devient magique dès que l'on se laisse attrapé, par une phrase, un son, une image, fixe ou mobile... Nous sommes happés par l'intelligence du film, sa poésie d'écorché vif, sa musique...
À peu près à la même époque où JLG terminait son Histoire(s), nous composions, avec Antoine Schmitt, le scratch interactif Machiavel (photogrammes ci-dessus), 111 boucles vidéo à zapper avec la souris. Nous voulions montrer ce qu'il y a de plus beau et de plus terrible sur la planète. Profusion d'images et de sons, tant de sens possibles, toutes les interprétations que l'objet comportemental programmé par Antoine suscite. La partie CD-Rom revendiquait l'héritage d'Antonioni pour Blow Up et celle de Ferdinand Khittl pour La route parallèle, mais nous aurions pu nous apercevoir que nous n'étions que les enfants de Godard. Sauf qu'il n'y a rien de pire que les Godardiens. Comme Berio en musique, il est difficile de passer derrière Godard, puisqu'il rassemble toute la mémoire du monde, toutes les interrogations, les digérant et les recrachant à la figure de l'humanité.
Plus on écoute les boucles de Machiavel, plus on les regarde, plus les détails font surface jusqu'à prendre toute la place. La répétition agit comme les agrandissements du photographe de Blow Up. Zoom psycho-cinématographique. Comme leurs durées ne sont pas tout à fait semblables, les boucles image et son se désynchronisent l'une par rapport à l'autre au fur et à mesure. Glissement des effets de sens. Panoramique du décalage. Le montage réalisé par chaque spectateur avec sa souris produit de nouveaux effets qui le renvoie à sa propre histoire, à son inconscient. Machiavel réagit et prend parfois la main en fonction des gestes de celui ou celle qui se prête au jeu. L'effet "clébard". Il vient vous titiller, même et surtout si on le néglige. Dans le film de Khittl, les participants ont trois jours pour saisir ce que signifient les courts métrages que leur projette un meneur de jeu. Faute de comprendre, ils y passeront !
Machiavel était une lecture poétique du Monde Diplomatique. La théorie du complot est inspirante, parce qu'elle se vérifie chaque fois qu'on libère le secret défense. La démocratie est un leurre. Rien n'a changé fondamentalement. Sans respect pour l'environnement, quelques riches exploitent la masse des pauvres, vol à main armée, du court terme qui sombre progressivement dans le néant. Les pays riches affament le tiers monde par leurs pratiques égoïstes, les crimes contre l'humanité précèdent le suicide programmé. Heureusement, il y a les catastrophes naturelles, les cycles de l'histoire, les ratés, la famine, qui permettent d'envisager d'autres scénarios que ceux écrits par les propriétaires. Entendez, ceux qui se sont appropriés les richesses.
Enfants, rejetez l'héritage en connaissance de cause, ce monde n'est pas le vôtre. Imaginez le suivant ! Chaque génération a son histoire et dessine une nouvelle strate.

mardi 29 août 2006

Derrière l'horizon


L'horizon est un hors champ sans cadre, sans limites. Il respire les récits de Conrad et les aventures du capitaine Troy. Tout y semble possible, îles désertes, civilisations perdues, trésors cachés. On s'attend à ce qu'en surgissent une Armada, des naufragés victimes de passeurs assassins, le Nautilus, Moby Dick, l'Atlantide ou de simples navigateurs solitaires. Le soleil y fait surface chaque matin pour s'y plonger chaque soir. Alors seul un miroir étoilé scintille au-dessus des flots, encore plus loin, mais on n'entend rien d'autre que le bruit des vagues. Un vol d'oiseaux migrateurs ne ferait que poser de nouvelles questions. Pris en photo, l'horizon reste le plus mystérieux des castelets. La courbure enfin visible donne le vertige. L'eau donne son volume à la sphère. La ligne sans cesse repoussée reflète les profondeurs, mais la distance est immuable. Dis, Papa, c'est encore loin ? Tais-toi et nage !
En haute montagne ou dans le désert, il m'est arrivé de recevoir notre planète en pleine figure, sa nature certes, mais jamais cette appréhension globale...

samedi 26 août 2006

Le modulor (Le Corbusier 2)


Autour de la cité radieuse, commencée en 1945 et livrée en 1952, s’étalent un jardin, un tennis, des jeux pour les enfants, un parking. À l'entrée de ce monument historique de 337 appartements tous habités par une clientèle de plus en plus bobo (il n'existe même plus d'appartement témoin), et abritant hôtel, restaurant, bibliothèque, école maternelle, supérette, boulangerie, boutiques, cabinets d’architectes, piste de jogging, sauna, ciné-club, etc., les gardiens sont obligés d’être présents 24 heures sur 24.

Les couloirs, qu’on appelle la rue, me font penser à ceux des hôtels de Las Vegas. Les portes dessinent des tâches de couleurs dans l’obscurité. Le Corbusier imaginait que les habitants pourraient les laisser ouvertes, et qu’en bon voisinage, les passants auraient envie d’entrer, attirés par la lumière.

Sauf quelques rares doubles, tous les appartements font 3,66 mètres de large, c’est le module. Conçus tout en longueur, sans aucune place perdue, la plupart bénéficient de la double exposition. Il y a des studios, des apparts avec trois chambres, et quelques plus grands. Séparés les uns des autres par de l’air et reposant sur des plots de plomb, ils sont insonorisés.

Adelaide est fascinée par la place prévue pour accrocher les casseroles. Rosette adore le passe-plat et les boîtes sur le palier qui servaient à la livraison des plats ou de la glace (Corbu n'avait pas imaginé la place qu'allait prendre le réfrigérateur !). Françoise rappelle le travail de Charlotte Perriand qui a conçu le mobilier.

Tous les éléments architecturaux et le mobilier sont calculés sur une sorte de nombre d’or à partir de la taille des Français des années 50, le modulor. Les plafonds peuvent sembler un peu bas, maintenant que les jeunes ont grandi.

Après nous avoir fait visiter son duplex, Emmanuel a la gentillesse de nous guider jusqu’au toit. Vue à 360° sur Marseille. Lire le billet d'hier. Le Corbusier a pensé au moindre détail pour que la vie communautaire soit favorisée.

P.S.: une dernière image.

lundi 14 août 2006

Wi-Fi Zone


Paris pourrait devenir une ville pilote si le projet de l'équiper entièrement en wi-fi voyait effectivement le jour. Du haut du Centre Pompidou, on voit cet immense signe, peint sur le parvis, avant-coureur de ce que l'avenir nous réserve. Le téléphone est devenu mobile, et bientôt, c'est le cerveau central qui suivra le même chemin. L'ordinateur se connecte à Internet, véritable couteau suisse de la communication et de toute la technologie moderne. Autour de ce noyau, se greffent, en fonction des besoins, appareil-photo, caméra, magnétophone, lecteur audio et vidéo, tablette graphique, scanner, imprimante, etc. Les appareils de contrôle médicaux suivront, comme les traducteurs ou les distributeurs d'argent... Chez les nantis le nomadisme est ainsi encouragé, tandis que les pauvres se sédentarisent autour de leur poste de télé, ligotés par l'accession à la propriété. Les foyers s'endettent et tombent à la merci des prêteurs et de ceux qui les encouragent, nouveaux maîtres de l'État... Les automobiles s'étaient multipliées comme un cancer. Les produits millésimés avaient disparu au profit de la date de préemption. On appelle ça le progrès. Pourtant, j'adore tous ces gadgets de la vie moderne, ces jouets entre les mains d'enfants qui ont du mal à grandir, et qui ne grandiront peut-être jamais. Tant qu'ils ne jouent pas au Docteur Folamour...

dimanche 13 août 2006

Dans les labyrinthes de l'art moderne


Paris pétille sous la pluie comme un cachet effervescent. C'est un temps de Bretagne, mais la pêche à la crevette semble ici définitivement inadaptée. Il reste heureusement les musées, ouverts le dimanche, fermés le mardi. Hier, nous sommes donc allés au Centre Pompidou voir l'exposition David Smith (jusqu'au 21 août). Je me suis encore fait engueulé parce que je prenais une photo pour illustrer mon blog.
Les scénographies des expos prennent de plus en plus le pas sur les œuvres. En France, la mise en espace, longtemps négligée, fait pourtant ressortir leur plastique, mais c'est au détriment du sens. Encore une fois, les conservateurs semblent dépassés par cette approche néo-spectaculaire, puisqu'ils confient au scénographe le soin de mettre le travail en valeur, sans contrôler réellement ce que cela va impliquer sémiographiquement. La catastrophe devient évidente lorsqu'ils abordent quoi que ce soit en rapport avec les nouvelles technologies. L'art vidé(o) de sa substance n'en est trop souvent qu'un terrible exemple d'inculture. Les repères ont changé. Le bricolage enseigné dans les écoles des beaux-arts ne remplace pas un siècle de culture audiovisuelle. Nous reviendrons plus tard tant sur le rôle du metteur en espace que sur les formes d'expression artistique émergeant un peu partout sous la patte des jeunes créateurs. Mais ici et là, en deçà des raisons qui les fait agir, manque la pâte, le geste, la physique des corps. Si l'art est aujourd'hui si souvent vide de sens, l'urgence ne semblant hélas pas de saison, il est tout autant désincarné. Même si ce n'est pas ma tasse d'été, les grapheurs de la rue, à l'instar des rappeurs des cités, allient cette nécessité avec un engagement physique qui fait majoritairement défaut aux étudiants proprets des Beaux-arts.
Avec le sculpteur David Smith (1933-1964) dont la vie s'est arrêtée brutalement en crash automobile, on est servi pour l'engagement du corps. Le fer et l'acier qu'il martèle, qu'il découpe, qu'il soude ou qu'il grave vibrent sous sa force et son engagement. La salle rectangulaire ressemble à un labyrinthe, malgré ses allées rectilignes et ses podiums à peine visibles. On embrasse toute son œuvre d'un coup d'œil, dans sa diversité, sans être gêné pour se concentrer sur telle ou telle sculpture.
Passons sur la peinture, bigote bien qu'il s'en défende, du peintre abstrait Alfred Manessier (1911-1993, mort également d'un accident de la route), exposé au quatrième étage, c'est d'une platitude que seule la foi prudente peut susciter, que ce soit pour Dieu, la nature ou les injustices de ce bas monde.
Non, il vaut mieux retourner de toute urgence ou courir voir et entendre Voyage(s) en utopie (JLG, 1946-2006 - À la recherche du théorème perdu), la formidable et injustement boycottée exposition critique de Jean-Luc Godard qui se termine demain lundi. FONCEZ-Y ! Pour une fois qu'une installation fait sens ! Tandis que Françoise filme les écrans, la rue rentre brutalement dans l'aquarium uniformisé du Centre Pompidou. À la foule saisie par Godard, se mêle celle de la rue du Renard. Une grosse femme s'accroupit pour pisser à côté des plantes vertes agglutinées de notre côté de la vitrine. Derrière le mur de verre opposé, vers la place, les tentes des SDF forment campement, abritées des passants par des palissades, mais intégrées à la lecture que Godard réalise de notre monde. Son chantier éphémère fait écho au monde qui bouge et toute cette cruauté lui répond à son tour. L'exposition JLG est définitivement ancrée dans le réel, par le biais de fictions qui doivent beaucoup au réalisme poétique, n'en déplaise aux puristes de tous bords. Un bel éphèbe sort de sa tente avec entre les mains de tout petits chiots noirs... Rebel without a cause s'est traduit La fureur de vivre.
Après une halte pour acheter masques et tubas, ce n'est pas qu'il pleuve tant, mais changer de latitude semble être devenue une sage résolution, nous avons terminé notre périple à l'Atelier Brancusi, reconstitué par l'État sur la place devant le Centre Pompidou, condition sine qua non pour le legs du sculpteur. Il y a quelque chose qui vibre là parce que les outils sont pendus le long du mur et qu'ils partagent l'espace avec ce qu'ils ont permis de créer. Alta (White), la petite installation de James Turrell y est horriblement décevante. Affamés, nous terminons au restaurant chinois de la rue au Maire, histoire de faire un saut vers la vraie Chine, cuisine populaire éclairée crûment au néon, sans chichi, avec seulement l'effervescence de la ruche, tandis que dehors il pleut de plus belle.

lundi 24 juillet 2006

Pétitions pour le Liban


Dix jours après mon billet du 14 juillet (Autodestruction), je recopie les messages des cinéastes libanais et israéliens, en les faisant précéder par un texte de Berger, Chomsky, Pinter et Saramago que je viens de traduire.

UNE LETTRE

Le dernier épisode du conflit entre Israël et la Palestine a commencé quand les forces israéliennes ont enlevé deux civils, un docteur et son frère, de Gaza. Un incident à peine relaté, sauf par la presse turque. Le lendemain, les Palestiniens ont fait prisonnier un soldat israélien - et proposé de l'échanger contre des prisonniers en Israël - ils sont approximativement 10 000 ans dans les geôles israéliennes.
Que ce "kidnapping" soit considéré comme une provocation, tandis que l'occupation militaire illégale de la rive ouest et l'appropriation systématique de ses ressources naturelles - en particulier l'eau - par les forces de défense (!) israéliennes sont considérées comme un regrettable, bien que réaliste, fait divers, est typique du double discours régulièrement servi depuis 70 ans par l'Occident aux Palestiniens, sur la terre qui leur a été allouée par des accords internationaux. Aujourd'hui la provocation en suit une autre ; des missiles artisanaux en croisent des sophistiqués. Ces derniers atteignent habituellement leur cible là où vivent entassés les déshérités, attendant ce que l'on a coutume d'appeler la Justice. Les deux catégories de missiles déchiquètent les corps dans l'horreur - qui d'autres que les officiers sur le terrain peuvent l'oublier un seul instant ?
Chaque provocation et contre-provocation est contestée et prônée. Mais tous les arguments, accusations et vœux qui s'en suivent, ne servent qu'à distraire et détourner l'attention du monde d'une incessante pratique militaire, économique et géographique à long terme dont le but politique n'est rien d'autre que la liquidation de la nation palestinienne.
Ceci doit être clamé haut et fort parce que cette pratique, seulement à moitié avouée et souvent secrète, avance ces jours-ci rapidement, et, à notre avis, doit être reconnue, sans délai et pour toujours, pour ce qu'elle est, et dénoncée.

John Berger, Noam Chomsky, Harold Pinter, José Saramago

PÉTITION POUR LE LIBAN DES CINÉASTES LIBANAIS

Le Liban brûle.
Depuis une semaine, Israël bombarde le Liban, Jusqu'à présent, le bilan est de plus de 300 morts et d'un millier de blessés. 500 000 personnes ont quitté leurs maisons et sont devenues des réfugiés. Et le peuple libanais est pris en otage sur son sol, en violation de toutes les conventions internationales. Parallèlement Israël procède à la destruction de toutes les infrastructures (routes, ponts, centrales électriques, aéroports et ports civils...) et institutions de la République Libanaise (armée, défense civile, croix rouge...).
À l'heure où certains clament que toute nation a le droit de se défendre, le Liban, même à genoux, refuse cet engrenage irresponsable. L'armée libanaise, continuellement bombardée, a reçu comme consigne de ne pas répliquer. Face à ce message de Paix, Israël poursuit pourtant ses attaques.
Face à une situation humanitaire catastrophique, nous cinéastes, intellectuels, artistes libanais demandons l'arrêt de la violence et exigeons un cessez le feu immédiat.
Nous lançons un appel à la communauté internationale et particulièrement au peuple français, à ses cinéastes, à ses intellectuels, à ses artistes, afin de faire pression sur ses représentants politiques et exiger le respect des résolutions des Nations Unies sans exception et surtout le respect des droits de l'homme.
C'est un cri, un appel pour la défense de la République et de la Nation Libanaise, message et symbole de pluralité et diversité. Votre mobilisation, votre signature, comptent.
Envoyez vos signatures à : info@neabeyrouth.org / danielle@neabeyrouth.org

MESSAGE DE SOLIDARITÉ AUX CINÉASTES PALESTINIENS ET LIBANAIS

Nous, cinéastes israéliens, saluons tous les cinéastes arabes réunis à Paris pour la Biennale du cinéma arabe. À travers vous, nous voulons envoyer un message d'amitié et de solidarité à nos collègues libanais et palestiniens qui sont actuellement assiégés et bombardés par l'armée de notre pays.
Nous nous opposons catégoriquement à la brutalité et à la cruauté de la politique israélienne, qui a atteint de nouveaux sommets au cours des dernières semaines. Rien ne peut justifier la poursuite de l'occupation, de l'enfermement et de la répression en Palestine. Rien ne peut justifier le bombardement de populations civiles et la destruction d'infrastructures au Liban et dans la bande de Gaza.
Permettez nous de vous dire que vos films, que nous nous efforçons de voir et de faire circuler autour de nous, sont très importants à nos yeux. Ils nous aident à vous connaître et à vous comprendre. Grâce à ces films, les hommes, les femmes et les enfants qui souffrent à Gaza, à Beyrouth, et partout où notre armée déploie sa violence, ont pour nous des noms et des visages. Nous voulons vous en remercier, et vous encourager à continuer de filmer, malgré toutes les difficultés.
Quant à nous, nous nous engageons à continuer d'exprimer, par nos films, par nos prises de paroles et par nos actions personnelles, notre refus de l'occupation et notre désir de liberté, de justice et d'égalité pour tous les peuples de la région.

Nurith Aviv, Ilil Alexander, Adi Arbel, Yael Bartana, Philippe Bellaïche, Simone Bitton, Michale Boganim, Amit Breuer, Shaï- Carmeli-Pollack, Sami S. Chetrit, Danae Elon, Anat Even, Jack Faber, Avner Fainguelernt, Ari Folman, Gali Gold, BZ Goldberg, Sharon Hamou, Amir Harel, Avraham Heffner, Rachel Leah Jones, Dalia Karpel, Avi Kleinberger, Elonor Kowarsky, Edna Kowarsky, Philippa Kowarski, Ram Loevi, Avi Mograbi, Jad Neeman, David Ofek, Iris Rubin, Abraham Segal, Nurith Shareth, Yael Shavit, Julie Shlez, Eyal Sivan, Eran Torbiner, Osnat Trabelsi, Daniel Waxman, Keren Yedaya.
contact :
Simone Bitton : simoneb@noos.fr / Avi Mograbi: mograbi@netvision.net.il

PÉTITIONS A SIGNER :
http://epetition.net/julywar/index.php et http://www.PetitionOnline.com/Jul06Leb/

MANIFESTATION : Cessez le Feu !
Rassemblement pacifique mardi 25 Juillet, à 19h30, Mur de la Paix, Champ de Mars.

Giraï, 96 ans


L'oncle de Françoise a survécu au génocide arménien de 1915. Les paysans turcs, qui ne pouvaient pas avoir d'enfant ou qui avaient besoin de main d'œuvre, adoptaient les garçons ravis à leurs parents. À Trébizonde, le père de Giraï, négociant en tabac, a été pendu à la cave, le bébé a été étouffé, sa mère s'est cachée pendant deux ans derrière une commode aménagée chez des amis. Elle a laissé filer son fils pour lui sauver la vie. Le petit s'est retrouvé à garder des vaches dans la montagne. Au passage de l'armée russe, les soldats montrèrent des photos aux gamins. Giraï aurait reconnu ses parents sur l'une d'elles. Récupéré par un oncle à Batoum et envoyé seul sur un cargo vers Constantinople, il ne retrouvera sa mère que quatre ans plus tard. Dans ce qui deviendra Istamboul, on ne persécutait pas les Arméniens comme en Anatolie. La mère et son fils fuirent à Paris, où ils vivront ensemble dans une toute petite chambre, même après la naissance de Rose en 1927. Rosette a dix-sept ans d'écart avec son frère.
Giraï, bien qu'il ait été freiné par le bris du col du fémur, est toujours aussi drôle, taquin et passionné par le monde en mouvement. Il y a encore deux ans, il grimpait toujours la côte à vélo, fomentant de nouvelles inventions vélocyclistes qu'il comptait faire breveter au Concours Lépine à Paris. Il déteste se sentir assisté, ayant très tôt compris que sa longévité dépendait de son agilité, intellectuelle et physique. Giraï (Gérard en arménien) a toujours préféré marcher plutôt qu'on le raccompagne chez lui en voiture. Et tandis qu'il trotinne, il fredonne des chansons des années 30-40, que dis-je fredonne, chante à tue-tête avec un trémolo à donner le vertige, pour exercer sa mémoire. Les jambes et la tête, gages de mobilité !
Cela m'amuse toujours qu'il m'appelle "mon petit", me renvoyant au paradoxe de l'âge. Il se passionne pour les nouvelles technologies, la mémoire des ordinateurs, la qualité des images numériques... Même s'il avait acheté deux magnétophones à bande, dès 1955, pour correspondre avec Françoise et Anny qui vivaient avec leur mère et leur grand-mère à Marseille, ce n'était pas sa sphère d'intervention. Il avait vendu des journaux à une terrasse de café de la Porte de Montreuil fréquenté par tous les gitans. Rosette se souvient bien de Django Reinhardt. Refait à neuf avec des fauteuils en skaï, le café fut déserté. Giraï livrait ensuite les kiosques le dimanche. Lorsqu'Adriana, la nièce de Françoise, est venue avec la décapotable de son père, Giraï n'attendait qu'une chose, aller faire un tour sur le port et le long de la plage. La capote automatique, encore plus que le GPS, le fascine comme le reste de nos gadgets électroniques. Il y a trois ans, je lui avais demandé quel était le plus beau moment de la vie. Il répondit sans hésiter "la jeunesse" et que s'il avait su alors ce qu'il avait appris depuis... Impatient, je le coupai, comme cela m'arrive souvent : "Tu serais une bombe ?!". "Non non non", hocha-t-il, "tout en délicatesse !".
Françoise a tourné une quantité de cassettes vidéo avec et sur Giraï qui serviront très probablement au prochain film qu'elle prépare.

vendredi 21 juillet 2006

Une ferme en plein centre ville


On n'entend que le chant assourdissant des cigales ponctué de quelques roucoulements des tourterelles venues voler le grain des canards. De temps en temps, les cols verts et les espagnols s'appellent ou s'intimident les uns les autres. Les canes protègent leurs petits des mâles assassins. Ce matin, nous étions inquiets de leur approche lorsque nous assistâmes à une volte face paradoxale. Une des canes dirigeait ses canetons comme un capitaine exhortant ses troupes à l'assaut des envahisseurs. C'était à croquer. Les trois adultes furent repoussés hors de la mare. À force de travail patient et obstiné, les 3000 mètres carrés de terrain vague avec mobile home et cabanon sont devenus verger et potager devant trois maisons souriantes. Il y a même une piscine gonflable pour se rafraîchir. La canicule est certainement plus supportable ici que dans le Nord. Près des ruches gît une 2CV fourgonnette abandonnée qui donne une touche définitivement campagnarde à ce miracle ciotaden. Nous sommes à deux pas de la mer où nous pouvons descendre en maillots de bain, et nul ne pourrait imaginer un tel havre de paix au sein de la ville.

vendredi 7 juillet 2006

L'Harley sienne


Quel plaisir de revoir Bernard chevaucher sa Harley ! Une nuit il y a deux ans, il s'était fait voler sa moto devant chez lui, rue Pelleport. Depuis, il ne sortait presque plus. Je l'ai toujours connu détestant marcher. Il lui arrivait pourtant de venir à pieds jusqu'ici, de temps en temps. C'était une plaie de lui appeler un taxi tard le soir : parfois les chauffeurs se perdaient, d'autres fois ils devaient prendre quelqu'un d'autre sur le chemin, mystère, il est arrivé que l'on en appelle trois ou quatre avant d'en voir venir un seul. C'était un gag récurrent qui n'arrivait qu'à lui, n'arrangeant pas son côté casanier. Depuis le temps qu'il en parlait, il a fini par avoir les moyens de se racheter le même modèle d'occasion. C'est une bonne époque pour rouler dans le vent, lorsque l'on craint, comme lui, la chaleur. J'avais acheté un casque pour pouvoir jouer les passagers motocyclistes lorsqu'une occasion se présente...
La résistance à la marche à pieds met Bernard en danger, comme ma maman qui a de plus en plus de mal à se déplacer. Je repense à Giraï, l'oncle de Françoise et Anny, qui avait compris que sa vie dépendait de sa mobilité, intellectuelle et physique. Il y a encore deux ans, il n'avait que 93 ans (rescapé du génocide arménien, il ne connaît pas sa date de naissance exacte), il préférait rentrer chez lui à pieds pour entretenir sa santé et profitait du chemin pour chanter à tue-tête des chansons françaises des années 30-40, histoire de faire travailler sa mémoire, autre pôle indispensable de sa mobilité et de son autonomie. Sa fracture du col du fémur a été un coup de frein brutal à ses escapades à pieds ou à bicyclette, il a peur de retomber, alors il marche avec une canne. J'aime beaucoup parler avec lui du temps passé comme des avancées technologiques. Il parle de mon PowerBook comme d'une gigantesque mémoire, ça lui parle. Je pousse Bernard à acquérir un ordinateur pour le sortir de son isolement. Hier, il me disait comprendre que la virtualité accentuait la réalité des individus. Les amis qui ne sont pas connectés au Net disparaissent corps et biens. Bernard adorerait Babylone. En attendant, il passe nous voir et c'est un vrai plaisir de le voir heureux sur sa moto à 72 ans.
À gauche sur la photo, on aperçoit Jonathan qui arrivait à l'instant de New York où il enseigne au Queens College. Chaque été, il vient travailler à Paris sur l'exception culturelle française dans le cinéma et en profite pour voir les copains. Il garde notre maison lorsque nous descendons vers le sud. J'aime bien ses interrogations sur le monde, sur les différentes façons de voir les choses, ici et là-bas. Nous parlons des laissés pour compte, des banlieues enflammées, du potentiel politique qu'elles pourraient représenter alors que les partis traditionnels sont devenus anachroniques. Hier soir, la discussion avec Anny, Françoise, Bernard et Jonathan portait sur les motivations différentes des Américains au Vietnam, ou en Afghanistan et en Irak... Jonathan pense que jamais son pays n'osera attaquer l'Iran qui est un état puissant, rien à voir avec l'Irak. Le ton monte lorsqu'est abordé le rôle de l'Union Soviétique, sa politique hégémonique et son éclatement... Nous louons le courage et la détermination du peuple vietnamien. Quelle idéologie sous-tend les guerres d'indépendance ? Comment cela dégénère-t-il souvent ensuite ? Il y avait longtemps que nous n'avions pas passé une soirée "café du commerce", c'était marrant.

dimanche 2 juillet 2006

L'exception culturelle


Solitude.
Je pensais échapper au Mondial. Nous ne regardons plus la télévision depuis plusieurs années pour éviter la platitude anesthésiante des programmes de plus en plus consensuels et la trépanation du Journal de plus en plus lénifiant. Il paraît que ça empire tous les jours. Chaque matin, j'enlève les huit pages centrales de Libération avant d'y avoir jeté le moindre coup d'œil, pour les mettre directement sous la cheminée où nous stockons les vieux papiers pour allumer le feu. Pas très différent des pages Sports que je saute systématiquement le reste de l'année. Libé brûle bien mieux que Le Monde. Sur Télérama, un autre canard (pas génial non plus, mais on ne peut pas lire que le Diplo) auquel je suis abonné pour surveiller les films que je continue à regarder sur le satellite, je me renseigne sur les horaires des matchs pour pouvoir rouler tranquillement en voiture dans Paris. Mais, de ne pas partager cette passion nationale, que dis-je nationale, planétaire, un sentiment profond de solitude m'envahit.
Exclusion qui ne date pas d'hier, mais de ma plus jeune enfance, où, écolier laïque d'origine juive, je me sentais exclu des activités sportives de tous mes camarades qui allaient au catéchisme. Nulle envie de ma part, mais un autrement qui me faisait poser mille questions à la maison, certaines exprimables, d'autres encore trop floues. Dans la France des années 50, le christianisme était encore omniprésent, la messe se disait en latin ; aujourd'hui, les manifestations communautaires ont tendance à glisser vers les communautés musulmanes ou judaïques. Je ne pouvais me sentir aucune accointance ni avec les culs bénis cathos ni avec les rares israélites qui défendaient leur statut communautaire. Élevé malgré tout avec des valeurs morales qui trouvent leur résonance dans la culture juive, j'imaginais que le sport n'en faisait pas partie. Ainsi naît la paranoïa...
J'avais assisté à une séance de ciné-club à l'École Communale où avait été projeté Grand-Père Miracle (Starik Khottabych), une fantaisie soviétique de 1956 réalisée par Gennadi Kazansky. Je crois me souvenir que le Génie, étonné de voir se battre les vingt-deux footballeurs pour s'emparer du seul ballon, en faisait pleuvoir autant qu'il y avait de joueurs sur la pelouse. Cette ravissante idée m'a poursuivi jusqu'à la fin de mes études secondaires. Plutôt que d'aller jouer au Parc des Princes, stade qui nous servait de terrain d'entraînement parce qu'il était situé en face de notre lycée, je demandais à me faire enfermer dans le gymnase, condition fixée par le prof de gym, pour me livrer à des exercices d'acrobatie qui m'enthousiasmait : barres parallèles, cheval d'arçon et tapis où j'allai jusqu'au saut périlleux. À la fin de ma seconde Terminale, je réussis le bac, entre autres, grâce à la gymnastique (Bac C avec 5 en physique et 2 en maths !). Les matchs du Parc des Princes m'ennuyaient au plus haut niveau, relégué au poste d'arrière ou de gardien de but. Question compétition, si je terminai quinzième de l'Île-de-France en nage libre section minime, je me débrouillais mieux avec les matières intellectuelles qui m'obligeaient à des efforts considérables pour continuer à faire plaisir à mes parents en décrochant, autant que possible, la première place (français, latin, anglais, allemand, maths…). Ayant abandonné tout esprit de compétition le jour où j’obtins de justesse ce satané bac, je réussis tout de même à entrer à l'Idhec parce que je m'en fichais et que j'avais concouru uniquement pour faire plaisir à ma maman, encore une fois, on l’a déjà dit. Les nombreux prix internationaux que je reçus par la suite n'ont jamais été convoités, ils m'ont été attribués sans que je les sollicite, condition sine qua non de leur obtention !
Mais qu'ai-je donc à mépriser tant que ça la compétition ? Car je n'ai évidemment rien contre la pratique sportive, bien au contraire : je regrette souvent que les jeunes, entrant à l'Université, abandonnent la culture de leur corps et s'encroûtent. Si je n'ai aucune discipline envers tout effort collectif dans ce domaine, je fais de la gym matin et soir, seul rempart contre mes douleurs lombaires, et de la bicyclette pour me déplacer dans Paris, seul vaccin efficace contre le virus agressif de la conduite automobile. La voiture, ça rend con, et je me retrouve instantanément en train de râler contre les chauffards dont je fais partie. Je rentre énervé à Bagnolet tandis que le vélo me rend zen, même si mon dos dégouline de sueur après la côte qui mène aux Lilas.
Retour à la compète : j'avoue n'avoir aucun sentiment national. Le phénomène d'identification, aux joueurs ou au pays dont ils défendent les couleurs, me révulse. Les mouvements de foule m'agressent et me font peur, me rappelant les grands meetings, Nuremberg 1933, et tous les lynchages que l'émulation du groupe favorise. Je supporte mieux les manifs où les slogans varient d’un groupe à un autre… Pris isolément, les gens sont souvent gentils ; en groupe, ils peuvent se transformer en meute assoiffée de sang. Le mois dernier, au sortir d'une représentation à Nanterre du Vrai-Faux Mariage de La Caravane Passe et La Clique de Pléchti, Yan-Yvon (qui joue le rôle du marié) s'est retrouvé avec le bras cassé et une broche de métal de vingt centimètres : festival gratuit, spectacle en plein air, vigiles peut-être de mèche (entendre de la famille), quinze petits fachos lui sont tombés dessus, parce qu'ils avaient seulement envie d'en découdre et qu'il a tenté de les calmer. Réflexe communautaire sur lequel je n'ai pas trop envie de m'étendre. J'ai pris ma carte de Citoyen du Monde lorsque j'avais 11 ans. Les drapeaux me font horreur, tous les drapeaux. Le seul sentiment national qui m'honore est celui de l'exception culturelle. Je me sens bêtement fier de la renommée dont bénéficie encore la France de temps en temps à l'étranger, d’ailleurs pas partout. Nous vivons sur un acquis, un terreau qui continue à enrichir notre manière de pensée, une saine tradition à laquelle le libéralisme souhaiterait bien faire la peau. Il y donc des héritages dont on peut s'enorgueillir !
Devant la liesse générale, je me sens terriblement seul, abandonné. J'écris ces lignes parce que je sais que partout d'autres solitudes se terrent ces soirs-là. Je ne voulais pas plus jouer les rabat-joie le 10 mai 1981 lorsque je refusai d'aller fêter le succès du parti socialiste. De quelle duperie aurais-je pu me réjouir ? Bien sûr, l'abolition de la peine de mort ou la disparition momentanée des forces de l'ordre dans les rues me soulagèrent, mais l'histoire est trop cyniquement répétitive. Je suis sensible à la paix, inéluctable à terme, mais combien de morts aura-t-il fallu chaque fois ? Je pleurai à la poignée de mains entre Rabin et Arafat le 13 septembre 1993, je fêtai la libération de Mandela le 11 février 1990 ou la levée du siège de Sarajevo, mais je savais que cette joie risquait de n'être que de courte durée.
Du pain et des jeux ! Le peuple est anesthésié. Avec la victoire de l’équipe de France, le gouvernement remontera dans les sondages, ou bien il fera passer de nouvelles lois scélérates pendant l’été. Ça vous redonne du cœur au ventre, « on a gagné ! ». L’ivresse vous sourit et soulage vos peines. Des leurres ! Un nouvel opium du peuple. Certains se plaisent à penser que la tolérance va de pair, lorsqu’un type crie « T’as vu le bougnoule ? » avant le but, et « Mate le Marseillais ! » juste après. On fait ce qu’on veut d’un peuple qui se tient les coudes sous le drapeau. « Tout le monde a le droit de se distraire », entendis-je encore hier. Le populisme m’écœure, il fait le lit du fascisme. Si vous pensez que j’exagère, mettez donc cela sur le compte d’une auto-analyse sauvage (résumé plus haut).

Je retrouve la reproduction d’une affiche de 1998 que Michal Batory m’avait offerte lorsque, deux ans plus tard, nous avons travaillé ensemble sur l’exposition Le Siècle Métro.

lundi 12 juin 2006

Double Vision


Samedi soir à la Cartoucherie de Vincennes, Double Vision de Carolyn Carlson et du duo Electronic Shadow ouvrait les June Events qui dureront jusqu'au 25 juin. Seule sur scène, la chorégraphe est confrontée au déluge visuel des images vidéographiques de Naziha Mestaoui et Yacine Aït Kaci, et à la musique électro-organique de Nicolas de Zorzi.


Sur sa robe qui occupe tout l'espace au sol telle une immense vague de drap, des nuages de feu, d'eau ou de particules cosmiques donnent l'impression que la danseuse lutte désespérément contre les éléments. Un grand miroir cabossé, suspendu en fond de scène, réfléchit la scène en une mouvante abstraction.


Cinq bandes d'écran descendent des cintres couverts de projections graphiques tandis qu'un nègre, interprété par l'unique danseuse, rappelle les gestes que Laurie Anderson esquissait dans des séquences très années 30. La scénographie signée par Electronic Shadow manque peut-être un peu de chair, dû à la qualité d'architecte de Naziha et à celle de graphiste de Yacine, mais l'ensemble, s'il rappelle des thèmes souvent rabâchés (trafic automobile accéléré, ondes ou flammes...) est particulièrement réussi, le rythme soutenu, réglé comme du papier à musique, l'image extrêmement belle.


La seconde partie est une improvisation danse et musique qui s'inscrit dans une programmation cette année exceptionnellement finlandaise. L'accordéoniste Kimmo Pohjonen insuffle une énergie époustouflante aux quatre danseurs, Tero Saarinen, Juha Marsalo, Won Myeong Won et Carolyn Carlson à nouveau sur la scène du Théâtre de l'Aquarium après un entr'acte de trente minutes. Vêtue d'une sorte de tchadri de Folies Bergère bleu et vert, elle a des gestes incroyablement jeunes, parfois emprunts de théâtre nô, tandis que les trois hommes tentent des mouvements d'ensemble parfois un peu gauches. Il n'est jamais facile d'improviser sur une structure fixe. On sent que Tero Saarinen mène le jeu, les deux autres, bien que talentueux, ne peuvent que ralentir ou accélérer pour se retrouver à la prochaine station. Un improvisation libre en duo avec la chorégraphe américaine (d'origine finlandaise !) eut probablement trouvé plus facilement sa justesse. L'accordéon et la voix trafiqués de Kimmo passent d'une ambiance à une autre sans qu'on s'en rende compte, comme dans le magnifique disque, Uumen, enregistré avec le percussionniste Éric Échampard.
Au même endroit, on retrouvera l'étoile montante de la chorégraphie, Tero Saarinen, mardi et mercredi soir, dans Hunt, avec l’artiste multimedia, Marita Liulia, sur Le sacre du printemps de Stravinsky. Marita est l'auteur des célèbres CD-Roms The Ambitious Bitch et Son of a Bitch et d'un Tarot original qui fait un malheur autour du monde dans ses déclinaisons pour téléphone portable. Vous pourrez reconnaître dès sa page d'accueil le trompettiste qui incarne le Jugement !

dimanche 4 juin 2006

Pourquoi faire ?


Un rouge-queue nargue le chat depuis plusieurs jours dans le jardin. Il vole bas. Que cherche-t-il ? Il s'approche de plus en plus près. Je suis fasciné et un peu inquiet.
En février 1902, Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, publie le pamphlet Que faire ?, ouvrage fondateur reprenant les idées développées dans le journal Iskra (l'étincelle, en russe). En 1971, Chris Marker et ses camarades reprendront le nom d'Iskra (Image, Son, Kinescope et Réalisations Audiovisuelles) pour leur coopérative de production de films. Rien n'a vraiment changé de ce qui a motivé l'écriture de l'un et la fondation de l'autre. La question "Par où commencer ?" reste entière. Les sources de la production et les canaux de diffusion sont-ils maintenant plus ouverts à la différence, à la contestation salutaire, à la projection de vérités soigneusement enfouies ? (Bernard Benoliel, Entre Vue). Des questions, toujours. Les réponses calment le jeu et tuent l'imagination. L'enfant enfile les pourquoi ? à s'en faire un collier. Dès le CP, l'école casse son élan créatif en imposant les réponses avant qu'il ait le temps de s'interroger. Les perles se répandent par terre. Révolutionnaires en herbe, artistes, déviants, délinquants, souffrants, seuls quelques récalcitrants n'acceptent pas les nouvelles règles. L'agnostique laisse la question sans réponse (elle donnera son titre à l'?uvre la plus célèbre du compositeur Charles Ives).
En me réveillant, je me demande "pourquoi faire ?" que j'écris parfois "pour quoi faire ?". J'ai souvent dit que je fais ce qui ne se fait pas puisque ce qui est fait n'est plus à faire. Bon gars malgré tout et probablement en référence au chien de Léo Ferré, j'ajoutais je fais là où on me dit de faire.
Pourquoi faire ? Pourquoi faire une œuvre de plus, sur un marché saturé ? L'art est devenu à la portée de tous, du moins la société souhaite en donner l'illusion. Les outils se démocratisent, chacun pense savoir photographier, filmer, composer, écrire, mais trop souvent c'est le stylo qui écrit, la caméra qui filme, le filtre Photoshop qui commande. Bon de commande. C'est ce qu'on vend : objets de consommation, nouveaux marchés, cibler les jeunes... Pour faire l'artiste, il faut une vision. Cette vision ne découle pas de l'usage des machines, elle est le fruit d'une souffrance, d'une colère, d'un espoir, d'un rêve, elle n'est qu'une question qui répond à la précédente. Qu'est-ce qu'un auteur ? Une personne qui pense par elle-même et met en forme cette réflexion ? La production est-elle le contraire de la reproduction ?
Pourquoi faire une œuvre de plus lorsque l'on a des dizaines de disques et des centaines d'œuvres à son actif, et que le monde continue de glisser ? Échec. Le succès est relatif. Miles Davis, par exemple, a échoué, lui qui briguait la reconnaissance du Great Black People n'a jamais été adulé que par la bourgeoisie blanche. Pourquoi composerais-je un nouveau disque alors que la majorité sont toujours disponibles, il est vrai de manière de plus en plus clandestine (aux Allumés, chez GRRR ou Orkhêstra) ? On me fait remarquer que mon impressionnante biographie donne l'illusion que j'ai au moins cent ans ! (P.S.: en 2018 je publierai mon Centenaire !). Ai-je tout dit, tout exprimé ? Heureusement j'évolue, petit à petit, le mouvement me porte, vecteur social qui me pousse sans cesse vers de nouveaux horizons. Mais je ne voudrais pas faire une œuvre de plus, jamais ! J'enchaîne les succès d'estime, mais rencontre rarement le succès populaire. Un enjeu pas si nouveau depuis qu'avec Bernard Vitet nous avons décidé d'enregistrer des chansons (Kind Lieder, Crasse-Tignasse, et surtout Carton), depuis le cd-rom Alphabet, le film Le sniper ou les modules interactifs des sites réalisés avec Frédéric Durieu ou Nicolas Clauss. Aujourd'hui les lapins-robots font le tour du monde en se tenant par les oreilles.
Faire ce qui ne se fait pas, c'est jouer les trouble-fête et les provocateurs, c'est oser dire (écrire) ce que d'autres taisent de peur de représailles, c'est être avant tout fidèle à sa morale et la mettre en pratique, sacro-sainte dualité "théorie-pratique" héritée d'une époque où la jeunesse décidait de porter l'imagination au pouvoir. Faire ce qui ne se fait pas, c'est faire fi des conventions, des impossibilités, c'est sauter les obstacles, l'un après l'autre, pour prouver que si, c'est réalisable, avec du travail et de la persévérance, sans négliger l'amour ni l'humour. C'est ne pas craindre le ridicule.
J'ai toujours ressenti du soulagement lorsqu'un camarade, un collègue (jamais un concurrent), réalisait une idée que j'avais eue, ou pas. Ce qui est fait n'est plus à faire. Rien de perso dans l'avancée des idées. Bonne chose de faite, me dis-je en admirant le chef d'œuvre mis en forme par un autre créateur. Une tâche de moins sur la longue liste des utopies ! Passons à autre chose...
Alors, quoi faire ? Lorsque la suite ne vient pas, c'est que le problème est mal posé. La question du quoi n'est que la conclusion du pourquoi. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pour changer le monde, pardi ! Mais comment s'y prendre, tout petit bonhomme ou petite bonne femme perdus dans son coin ? Une trilogie puisque le qui n'a jamais été de notre ressort : pourquoi, quoi, comment ? Mais d'abord pourquoi, la question fondatrice, celle qu'on a le tort d'oublier en devenant des professionnels. La motivation première, celle qui donne le goût, le goût de faire. Et peu importe la réponse, elle coule de source, elle ne nous appartient pas, elle est entre les mains du public, de nos lecteurs. Ensuite, le quoi et le comment ne sont que questions de méthode, tandis que pourquoi est LA question, celle qui fait toute la différence entre un faiseur et un créateur, entre un accident et une catastrophe.
Une catastrophe, à entendre dans son sens premier : un bouleversement, dernier et principal événement d'un poème ou d'une tragédie, le dénouement.

Image : manifestation à Johannesburg après l'assassinat de Chris Hani, photogramme de mon film Idir et Johnny Clegg a capella (1993).

samedi 3 juin 2006

Nouveau son pour le film Nabaz'mob


On s'améliore tous les jours. Françoise a peaufiné le montage de Nabaz'mob. Le film est maintenant plus fidèle au spectacle... J'avais préféré mettre en ligne rapidement. J'ai l'habitude d'aller vite, de prendre les événements de court et de me laisser rattraper en cours. Genre de phrase qu'il faut relire deux fois. Se reprendre. Il faut savoir battre, le faire pendant qu'il est show. Les lapins, ça rend toujours dingue.

vendredi 2 juin 2006

No comment


À étaler sa vie en public ou affirmer ses positions sur un support accessible à qui veut expose à des réactions violentes, aussi tranchées que celles exprimées sur ce blog. Penser par soi-même, au mépris du politiquement correct, n'attire pas que des sympathies. On ne peut pas plaire à tout le monde, mais il est intéressant de susciter le débat et de rester à l'affût de ce qui se dit. J'ai souvent revendiqué la nécessité de tout écouter, à condition de ne suivre aucun conseil. C'est une manière de se protéger contre les mauvaises critiques comme contre les bonnes. Ne pas s'emballer lorsqu'affluent les compliments pour ne pas s'effondrer face à l'agression. On peut aussi ne rien lire et suivre sa voie, mais l'exercice est encore plus périlleux. Ici, ce qui est dommage, c'est que les commentaires ont le plus souvent lieu off the record, généralement par mail, puisque ce blog n'est pas anonyme et qu'il est donc facile de me joindre. Dommage ! J'aimerais tant porter le débat en place publique, comme exposer au grand jour les processus de création des œuvres...
Que ce soit pour ma récente critique d'Arte ou sur la loi sur les droits d'auteur, les échanges hors blog ont été passionnants. Il peut être désagréable de se faire critiquer par un artiste plus enclin par sa fonction à être la cible des journalistes plutôt que de la ramener... Cela me rappelle l'excellente rubrique initiée par Pablo Cueco dans le Journal des Allumés avec La critique de la critique. Je me suis grillé plus d'une fois sur France Musique en défendant tout haut ce qu'aucun producteur n'osait dire à l'antenne. Je fus applaudi sur l'instant, et interdit pendant les longs mois qui suivirent. Chaque fois. Et alors ? Il faut bien que quelqu'un s'y colle ! Aurais-je une âme de martyr ? Je ne le pense pas, juste le désir de rester en accord avec ma propre morale, et de respecter cette option très soixante-huitarde, la relation théorie-pratique. C'est comme cela par exemple que je me suis retrouvé à Sarajevo pendant le siège ! Je n'avais pas le choix. Il faut que je sois plus prudent. Les journalistes se rendent-ils compte des dégâts qu'ils produisent en parlant ou en taisant les événements autour d'eux, en les relatant de façon telle que cela détruit parfois les artistes visés, pauvres petites bêtes fragiles. L'œuvre est un rempart contre les démons intérieurs. Il peut être dangereux de les réveiller.

Il y a quelque temps, Antoine Schmitt, avec qui je viens de signer Nabaz'mob, me demandait de suspendre la publication des billets où je relatais notre travail en cours. Il estime que "les mots tuent la chose", craignant que la publication du processus vide l'œuvre de sa substance et la fige, et privilégie le résultat final à la démarche. Par contre, les réflexions postérieures ne le gênent pas, au contraire. Je ne partage évidemment pas ce sentiment. Suivant Jean-André Fieschi, je citai la phrase d'Eisentein que nous avions inscrite en 1976 sur le premier fascicule du Drame et qui infléchira l'ensemble de mon travail jusqu'à aujourd'hui : "Il ne s'agit pas de représenter à l'attention du spectateur un processus qui a achevé son cours (?uvre morte), mais au contraire d'entraîner le spectateur dans le cours du processus (œuvre vivante)."
Dit autrement, l'œuvre terminée, que je livre au public, ne m'appartient plus. Je ne reste "propriétaire" que du processus. Le genèse me passionne plus que le verdict. J'ai toujours regretté que les créateurs taisent leurs interrogations et leurs doutes. Mon point de vue (documenté, pour citer Jean Vigo) m'a d'ailleurs poussé vers l'improvisation et l'instantanéité. Il est aussi le contenu des cours que je distille aux élèves que je rencontre : comment ça se passe, qu'y a-t-il derrière les choses, avec les mots, des mots qui précisent ma démarche et m'évitent de me répéter, parfois. Mieux, ils me permettent d'avancer. Craindre que "les mots tuent la chose", n'est-ce pas une crainte de même nature que celle des artistes qui préfèrent souffrir pour créer plutôt qu'entrer en psychanalyse, craignant que leur veine ne se tarisse si leur inconscient remontait à la surface ?
Antoine me répond astucieusement que son intimité n'est pas la mienne " c'est comme si tu mettais ma propre psychanalyse (commune temporairement avec la tienne) en ligne en live, pour reprendre ta métaphore, et ce n'est pas évident à gérer pour moi ;-)". Mais je suis terriblement matérialiste, préférant l'analyse à la mystique. Pas vraiment de risque, la structure du sujet est trop complexe pour nous faire succomber, me semble-t-il. Je reconnais pourtant que, plus jeune, cette pensée m'éloignera du divan.... Lorsque nous répondons à un bon interviewer, il nous arrive parfois, par la parole, de sortir de notre confort étroit pour émettre une pensée qui pourra devenir capitale par la suite et infléchira l'ensemble de nos œuvres. Certains préfèrent ne répondre à aucune question, no comment, ou même ne jamais apparaître en public... Ou bien, comme je déteste produire des maquettes, je préfère souvent rédiger un texte. C'est en écrivant des demandes de subvention que je me suis mis sérieusement à l'écriture, amusant, n'est-ce pas ?
J'aime beaucoup travailler avec Antoine, parce que nos questions produisent toujours des réflexions qui débordent largement du cadre qui nous était initialement dicté. J'ai ce genre de discussion avec très peu de gens parce que (in)justement la plupart craignent trop le langage, se protégeant par un échange de surface sans exprimer leurs craintes et leurs désirs, leurs pulsions et leurs fantômes, un politiquement correct qui ne fait jamais aussi bien avancer les choses que la confrontation, surtout lorsqu'elle est bienveillante. C'est ce qui me fait tant regretter de ne plus travailler avec Bernard Vitet. Depuis deux mois, il m'appelle presque tous les jours, il n'a rien à me dire, il veut juste parler, (se) posant mille questions et ne négligeant pas les provocations du paradoxe. Voilà trente ans que ça dure. On ne s'épargne guère dans nos conversations (P.S.: Bernard décèdera le 3 juillet 2013, nous laissant orphelins).
Parler au grand jour, c'est aussi une manière de communiquer pour faire mousser le boulot, le faire exister au delà de la représentation. There's no business like show business. Le paradoxe de la publication du Journal intime pose question. Doit-on attendre qu'il devienne posthume ? Étienne Mineur me disait qu'il se servait de son blog comme d'un carnet de notes pour ses cours. C'est ce qui m'a poussé à créer le mien, comme un élément dynamique (!), certainement pas un truc "mort, immuable, fini", pas mon genre de toute façon... J'y relate ce qui compte à mes yeux, laissant une trace sur laquelle je/on pourra/i revenir. Il a remplacé mes petits carnets où je gribouille depuis l'âge de 12 ans.

jeudi 1 juin 2006

Nouveau site pour Nabaz'mob, l'opéra des lapins


Nous venons d'ouvrir un nouveau site pour Nabaz'mob !
Film, photos, liens vers des blogs de propriétaires de lapins communicants, sites et articles de presse...

Arte, peau de chagrin


Comme ce matin dans la page Vous de Libération, notre opéra de lapins, Nabaz'mob, a les honneurs du site d'Arte, c'est sympa, ça nous fait plaisir, mais sur l'autre lucarne l'image est ternie. Arte n'est plus la chaîne qu'elle était, et encore moins celle qu'elle aurait pu devenir.
Je me souviens, cela avait commencé avec le logo dans le haut droit du cadre, une marque. Pour faire comme les autres ? Pour rameuter des spectateurs ? Peu importe. À l'époque, Jean-André Fieschi avait écrit que c'était comme porter une étoile jaune. Une fierté transformée en une terrible honte. Comment peut-on marquer ainsi un film, l'œuvre d'un auteur, fussent-ils diffusés dans leur version réduite au petit écran ? Cette tâche (in)dé(lé)bile est-elle encore une mesure de protection contre le piratage ? Chaque fois qu'on émet une critique sur la chaîne, on nous répond à voix basse que c'est à cause des Allemands. Les films étrangers passent en prime time en version française, c'est de la faute des Allemands qui n'ont pas autant l'habitude des sous-titres que les Français. C'est ainsi que petit à petit la culture déserte un des rares îlots de résistance de la télévision. On sait pourtant bien que ça passe par le langage. Déjà que Paris Première a été racheté par M6... On peut constater le gâchis. À propos des tentatives d'auto-dédouanement des responsables d'Arte, Fieschi rappelait le procès d'Arletty au lendemain de la guerre devant les tribunaux chargés de l'épuration. La comédienne à qui étaient reprochées ses relations intimes avec un officier de l'armée d'occupation répondit : "Monsieur le Président, encore ne fallait-il pas les laisser rentrer !".
L'idée était pourtant chouette, une chaîne franco-allemande, une manière de rapprocher les deux pays berceaux de la philosophie contemporaine. C'était sans compter l'effet entropique de toute entreprise qui décide de ne plus grimper aux rideaux, ça se casse la figure de l'autre côté de la fenêtre, ça dégringole jusqu'au trottoir. Ne soyons pas trop injustes, il reste quelques bonnes émissions l'après-midi ou tard le soir, quelques "habillages" inventifs, rare vestige du passé, mais la part des auteurs y est devenue portion congrue. La programmation populiste gagne chaque jour du terrain. Mauvais calcul, la chaîne n'en a pas les moyens financiers : qu'a donc Arte à gagner de jouer sur le même terrain que les grandes généralistes en perdant sa spécificité qui entraînait tant de passion ?
Le Net, à son tour, subira-t-il tant d'assauts envers son (contre)pouvoir qu'il perdra liberté (l'invention) et fraternité (le partage) au profit des services et des marchands ? On voit que partout il s'agit sans relâche de rester vigilants et de ne pas baisser les bras, tant qu'il reste un souffle de vie et d'espoir dans cet autre monde que celui du consensus.

lundi 29 mai 2006

Extrait de Nabaz'mob


Un petit extrait du film tourné par Françoise Romand est en ligne !
Voir billets des 11, 13, 17, 27, 28 mai ainsi que celui du 23 septembre.

samedi 27 mai 2006

Nabaz'mob, opéra pour 100 lapins communicants (3)


Les dés sont jetés, c'est ce soir à 20 heures dans la grande salle du Centre Pompidou pour la soirée de clôture du Web Flash Festival. Les carottes sont cuites, on ne peut plus rien modifier, les 100 lapins sont en place, apportés par leurs propriétaires pour participer à l'événement. Certains les ont customisés, ajoutant un sourire, une banane (Elvis), une culotte en dentelle (Cocotte), une guitare, des lunettes noires, une cravate ou des autocollants anthropomorphiques... Nous aurions dû nous méfier en rédigeant le programme, certaines bestioles prennent un malin plaisir à se décaler prétextant que l'œuvre "joue sur la tension entre communion de l'ensemble et comportement individuel". Alors ?! L'aléatoire fait bien partie du jeu, et le résultat ressemble tout de même à ce que nous avions à peu de choses près imaginé. C'est seulement hier soir que nous avons entendu tous les Nabaztag ensemble interpréter notre étrange opéra. Sur la photo, on aperçoit la silhouette d'Antoine Schmitt qui installe la minuscule webcam renvoyant une image géante sur l'écran tendu derrière la meute. Le dernier filage était très émouvant, chacun retenait son souffle. Françoise Romand ayant filmé les répétitions, nous espérons pouvoir donner une petite idée de ce spectacle lagomorphique à celles et ceux qui n'auront pas pu venir ou avoir de la place. Hallucinant !

lundi 22 mai 2006

Il reste quelques places dans le chœur des lapins !


Silence radio sur le show lapins, mais ça se présente très bien... Les oreilles frémissent, les lumières clignotent... Faites participer votre Nabaztag à cette soirée exceptionnelle au Centre Pompidou samedi prochain. Des places ont été réservées pour vous par le Web Flash Festival pour que vous puissiez aller l'admirer sur la scène de Beaubourg et témoigner qu'il a effectivement chanté dans le premier opéra pour lapins communicants !
Sorti du terrier, j'ai travaillé sans relâche sur la musique du film sur la colonisation du Maghreb. J'ai ressorti mes instruments traditionnels : flûte, percussions, piano à pouces (senzas), cythare inanga. J'ai également dû composer de la musique militaire (cuivres et percussion), de la musique religieuse (orgue) et des pièces pour piano rappelant le début du siècle dernier. J'ai adoré remonter ma trompette à anche pour un morceau. Il me reste encore à diriger mon orchestre virtuel pour des passages plus solennels, je ne sais pas encore par quel bout le prendre. Je me rends compte qu'une musique trop complexe ne convient pas à ce genre de film, je suis obligé d'épurer, de simplifier au maximum, et surtout je joue à l'image ou je teste juste après avoir enregistré une prise, en diffusant le film sur un second écran...
Pendant que la musique militaire joue à tue-tête, je reçois un coup de fil d'Espagne de Michel Houellebecq. Je n'entendais rien, j'étais gêné, j'ai fini par couper le son. Cela faisait bien sept ans que nous ne nous étions pas parlés de vive voix, depuis la soirée de lancement de Machiavel au Glaz'Art. Ses hésitations vocales, son débit verbal, ses silences me rendent toujours très calme ! Michel répondait à ma demande de publier en CD notre duo Établissement d'un ciel d'alternance, deux prises formidables d'environ trente minutes chacune, enregistrées en novembre 1996. Je ne sais pas si je devrais le produire moi-même chez GRRR ou le donner en licence à une boîte plus importante. J'hésite. Nous n'avons jamais été très satisfaits par le disque sorti chez Radio France. Le spectacle que nous avions créé quelques mois plus tard pour le Xième anniversaire des Inrocks à la Fondation Cartier avait suscité un important travail de réécriture suivi de deux séances de répétitions que j'avais enregistrées live sur un DAT deux pistes. Le son est excellent, la balance parfaite et l'ensemble me fait halluciner, sérieusement ! Je m'allonge sur le divan et je plane. Tant sa poésie que sa manière de dire ses textes y est épatante, habitée, et d'une simplicité étonnante, évidente. Nous devons nous voir bientôt pour discuter également d'un nouveau projet...

vendredi 19 mai 2006

Moisson de DVD



Ayant déjà rédigé la rubrique Sur l'écran noir de vos nuits blanches du n°16 du Journal des Allumés du Jazz qui paraîtra début juillet sur les DVD musicaux, je rappelle rapidement ici quelques films parus plus ou moins récemment, tant en France (Zone 2) qu'aux États Unis (Zone 1).
Je commence avec la compilation du magazine Repérages vendue en kiosque, Expérience(s)02, coproduite avec le Festival NEMO : Flesh est une variation de 10 minutes sur le 11 septembre en forme de feu d'artifices provoquant, des films pornos sont projetés sur les Twins, les avions viennent s'y crasher, belle réalisation d'Edouard Salier ; Carlitopolis est un cours de Luis Nieto qui joue numériquement avec une souris de laboratoire ; les amateurs de nouvelles images trouveront également The Eel, 90°, City Paradise, Black Day to Freedom, PGI-13, des clips, etc.
Le film de Godard, One + One, propose en supplément la version du producteur intitulée Sympathy for the Devil avec l'intégralité du morceau joué par les Rolling Stones, dont les scènes de répétition alternent avec les Black Panthers. E.D. Distribution, éditeur des films de Bill Plympton, Guy Maddin et des frères Quay, rassemble Les habitants et Abel, deux longs-métrages très originaux du hollandais Alex van Warmerdam, le cinéaste de La robe. À ne pas manquer. Toujours en tir groupé, Carlotta sort trois Fuller d'un coup, La maison de bambou, Baïonnette au canon et Le démon des eaux troubles : le premier est un polar formidable avec Robert Ryan et Robert Stack tourné comme un film de yakuzas, avec un romantisme emprunt d'homosexualité sous-jacente, le second est un suspense enneigé pendant la Guerre de Corée, je n'ai pas encore vu le troisième, fiction nucléaire pendant la Guerre Froide. Deux autres polars, d'abord Traquenard avec la sublime Cyd Charisse dans un rôle pour elle hors du commun, même si Nicholas Ray sait parfaitement utiliser ses jambes magnifiques ! Et puis l'autre incontournable, Main basse sur la ville, pamphlet politique de Francesco Rosi avec Rod Steiger sur la spéculation immobilière à Naples, pas une ride !
Plus tendres sont les cinq comédies (musicales) avec Mae West, réunis en coffret économique (The Glamour Collection, zone 1, mais sous-titres français) : Night after Night, I'm no Angel, Goin' to Town, Go West Young Man et My little Chickadee où la bombe sexuelle partage l'affiche avec le comique W.C.Fields. Je n'en connais essentiellement que les numéros musicaux produits discographiquement, aussi me fais-je une joie de découvrir les déhanchements et les impertinences de Mae West lorsque la vulgarité est érigée en art !!! Pour terminer, je signalerai Hallelujah de King Vidor (zone 1 sans sous-titres), premier long-métrage produit par une major en 1929 avec une distribution entièrement noire. En bonus, deux extraits époustouflants avec les Nicholas Brothers, danseurs à claquettes dont j'ai déjà parlé ici et qui figurent dans Stormy Weather, mais qu'on admire ici dans leurs très jeunes années...
Voilà, je suis désolé si je suis un peu expéditif ces jours-ci, mais j'ai une quantité de musique à écrire qui ne me laisse pas beaucoup de temps... Ce n'est pas une raison pour manquer le dernier épisode sur le castor, ce soir à 19h sur Arte.

mardi 16 mai 2006

Le chat, le musicien et le lapin


4 heures du matin. Je suis réveillé par un énorme vacarme au rez-de-chaussée. Redressé, je comprends en entendant le chat qu'il y a du grabuge à la cuisine. Je descends quatre à quatre pour me retrouver nez à truffe avec Scotch qui insulte le canapé. Je me baisse prudemment, lumbago oblige, pour constater qu'il n'y a rien dessous ! Le chat est hérissé, moi ahuri. Françoise me rejoint avec une lampe torche et aperçoit une petite chatte grise tapie derrière un pied. Elle est deux fois plus petite que Scotch. Bon, je ne vais pas la jouer brigade des sapeurs-pompiers, Françoise se saisit de Scotch qui se laisse faire et l'enferme en haut avec elle tandis que j'ouvre grand la porte d'entrée et avance le divan. La mignonne qui a préféré grimper jusqu'au second se laisse enfin attraper, complètement détendue... Nous comprenons qu'elle connaît très bien la maison et qu'elle a dû s'y infiltrer pendant notre escapade alsacienne, le chat étant parti en pension avec Elsa. Conclusion : ces deux-là se connaissent sinon cela aurait été autrement plus violent, et dorénavant nous bloquerons les issues félines en cas d'absence prolongée ! C'est la première chose que j'ai fait construire, ou plutôt creuser, lorsque j'ai pris possession de la maison, une double chatière dans le mur du salon, avec tapis en gazon synthétique entre les deux pour s'essuyer les pattes lorsqu'on revient du jardin. Côté rue, il faudra condamner le soupirail de la cave. Scotch a ses entrées des deux côtés. Évidemment le chat s'est rendormi, pas moi...

Parce que ce n'est pas tout ça, je dois continuer à composer la musique du film Le banquier, le maréchal et le missionnaire que j'ai enfin commencée dimanche après une courte période extrêmement désagréable de doute et d'incertitude. J'en paniquais, tant ce n'est pas mon habitude de caler devant la page blanche. Sentiment d'impuissance et d'incompétence détestable. Lorsque la matière résiste, c'est que le problème est mal posé. J'avais imaginé faire du faux-vrai, du "à la manière de". Le film est un montage d'archives sur la colonisation du Maghreb dans les années 20-30. Erreur, fatale erreur, sonoriser tout ça en jouant la carte de la reconstitution aurait donné un effet poussiéreux à l'ensemble. Et dans ce cas, il aurait mieux fallu de véritables documents plutôt que de tenter de reconstituer la musique d'époque avec des machines et les moyens du bord, très limités par mon inexpérience en la matière. Je prends le problème à bras le corps en utilisant la technique qui m'a toujours profité. Je me mets devant mon clavier et je joue, j'essaie des timbres avec le souvenir de la projection du film, surtout sans le regarder. Je m'amuse, m'apercevant que je n'ai oublié ni les gestes ni les sensations euphorisantes. Ça vient tout seul, je programme l'arpégiateur, je lui fais contrôler des tas de sons divers en fonction des notes que j'ai prise devant la table de montage. La musique se construit toute seule... Le lendemain, c'était hier, je ne peux m'empêcher d'écrire des séquences plus classiques, parce que ce sont celles qui m'angoissent le plus. Je reste victime de mes lacunes d'autodidacte, mais j'en profite en retournant mes faiblesses comme en aïkido. Je commence par des séquences de piano très debussystes et je termine avec tout l'orchestre. Je suis heureux, j'ai eu une bonne journée...

Le soir sur Arte, j'enregistre à 19h la première émission d'une série formidable, drôle et érudite, Les animaux ont une histoire. Le premier épisode, réalisé par Valéry Gaillard, était sur Lapin, extraordinaire ! Ça tombe vraiment bien au moment où je bosse avec Antoine sur Nabaz'mob. Antoine m'a demandé de ne plus parler de notre travail avant qu'on ait fini, alors motus et bouche cousue, surprise, venez le 27 mai (il faut s'inscrire, le spectacle qui est gratuit sera vite complet !) écouter 100 lapins en choeur... L'épisode de ce soir mardi est Ours, c'est de saison aussi, ça pourrait faire réfléchir quelques colonisateurs de nature pyrénéenne, le lapin ayant été superbement réhabilité hier soir ! Le commentaire est dit par Michael Lonsdale, absolument parfait. Cela me rappelle le ton qu'il avait lorsqu'il lisait pour moi le terrible Catalogue des cires anatomiques du Docteur Spitzner exposé à La Villette en 95 pour Il était une fois la Fête Foraine (disque Auvidis épuisé, dommage). C'est plein d'esprit et de toupet. Si ça reste du niveau du lapin (les réalisateurs/trices sont chaque fois différent/e/s pour aborder au cours de la semaine Hareng, Criquet, Castor), ne manquez surtout pas cette série qui n'a rien d'un documentaire animalier. C'est plutôt une encyclopédie cinématographique (remarquable bande-son, image en clair-obscur, etc.) qui ne ressemble qu'à elle-même. Il reste donc quelques auteurs à la télévision malgré les tentatives de les broyer sous le consensuel des prétendues attentes du public.

samedi 13 mai 2006

Nabaz’mob, opéra pour 100 lapins communicants (2)


Les contraintes techniques sont parfois déterminantes pour composer. Ainsi les lapins Nabaztag qui seront présents sur la scène du Web Flash Festival le 27 mai sont incapables de jouer ensemble de façon synchrone, ils se décalent sur une durée de 10 secondes. C'est énorme, puisque si nous leur envoyons une seule note en wi-fi le résultat sera 100 répétitions de cette note jouée en moyenne tous les dixièmes de seconde, comme un tremolo de mandoline ! Nous obtenons des effets intéressants de mouvements browniens, magmas mouvants de petites notes cristallines, le timbre choisi pour le premier mouvement étant l'ordinaire de Nabaztag, une sorte de glockenspiel. Envoyer une mélodie au format midi produira donc des effets d'accords se transformant lentement au gré des intervalles de hauteur et de durée.
Mais nos lapins ont leur propre comportement et peuvent choisir entre tel ou tel fichier midi. Option dont nous userons allègrement dans le second mouvement pour constituer une suite d'accords plus ou moins consonants à partir de mélodies monodiques, cette fois constituées de notes longues. De longs accords aléatoires succèdent donc au premier mouvement dont les grappes énervées alternent avec des silences où le seul son provient de la chorégraphie d'oreilles de la meute.
Pour le troisième mouvement, nous envisageons de reproduire des extraits d'œuvres de musique classique, totalement transformées par l'effet de déphasage du système. Les passages sélectionnés par nos soins, mais dont les 100 lapins useront à leur discrétion, sont constitués d'abord de courtes phrases d'introduction pour se terminer par une collection de codas qui finiront par mettre toutes nos bestioles d'accord.
La chorégraphie lumineuse achèvera le tableau, retransmis également sur grand écran en fond de scène.
Le résultat va dépendre des simulations testables avec le petit programme qu'est en train de fabriquer Antoine...
Je livre ci-dessous le premier communiqué envoyé à la presse :

Nabaz'mob, opéra pour 100 lapins communicants
de Antoine Schmitt et Jean-Jacques Birgé
Coproduction Web Flash Festival et Violet (créateurs du lapin Nabaztag)
Une initiative originale de Guylaine Monnier

Répondant à l'appel de la société Violet, 100 lapins Nabaztag apportés par leurs propriétaires respectifs se donnent rendez-vous, dans l'esprit des flashmobs, sur la scène du Centre Pompidou pour interpréter, tous ensemble, un opéra spécialement composé pour l'occasion par Antoine Schmitt et Jean-Jacques Birgé.
Convoquant John Cage, Steve Reich et Conlon Nancarrow, cette partition musicale et chorégraphique ouverte en trois mouvements, transmise par wifi, joue sur la tension entre communion de l'ensemble et comportement individuel pour créer une oeuvre à la fois forte et engagée.

Le 27 mai 2006 à 20h
au Centre Georges Pompidou (Paris)
Soirée d'ouverture Flash Festival
(entrée libre dans la limite des places disponibles)

P.S.: voir, entre autres, les billets des 11 mai et 23 septembre, et le site consacré à Nabaz'mob (English version).

jeudi 11 mai 2006

Nabaz’mob, opéra pour 100 lapins communicants (1)


Continuer à écrire ici chaque jour me semble compromis d’ici la fin du mois. Je m’efforcerai de publier quelques infos ou d’afficher certaines images malgré le travail considérable que je vais devoir exécuter ces temps prochains.
À la composition de la musique du film sur le Maghreb intitulé Le Banquier, le Maréchal et le Missionnaire, réalisé par Jocelyne Leclercq et monté par Robert Weiss pour la Cinémathèque Albert Kahn (fondateur des Archives de la Planète), s’ajoute un nouveau module pour les Petits Repères (réalisation surletoit.com, animation Mikaël Cixous). Tout cela est très excitant.
Last but not least, Nabaz’mob, un opéra pour 100 lapins communicants, composé et réalisé avec Antoine Schmitt (coproduction de la société Violet et du Web Flash Festival) ! Cette hallucination lagomorphe requérant la présence sur scène de 100 bestioles va susciter un appel à participation auprès des heureux possesseurs de Nabaztag. L’idée d'ouvrir la soirée de clôture du Web Flash Festival par ce spectacle inattendu est de sa directrice, Guylaine Monnier. Antoine était déjà l’auteur du design comportemental de Nabaztag comme j’en étais celui de son design sonore. Olivier Mével, l’heureux papa de cet immense clapier, et Maÿlis Puyfaucher, la voix du lapin, sont évidemment concernés au premier chef ! Ce grand délire musical, chorégraphique et lumineux sera créé le 27 mai prochain au Centre Pompidou. C’est tout proche et on en reparle très bientôt.

Voir, entre autres, le billet du 13 mai, celui du 23 septembre et le site consacré à Nabaz'mob.

samedi 29 avril 2006

Studio GRRR (2) - le jardin


Samedi, jour de repos, si, si, ça m'arrive... Alors, si vous n'avez pas la fibre jardinière, passez votre chemin, vous vous ennuieriez, et revenez demain !
Ce matin, nous sommes allés acheter quelques fleurs printanières : des œillets d'Inde orange et bordeaux, des ancolies hybrides "de Coerulea" rouge et or, et des lupins rouges. Il n'y a plus de place pour grand chose. Au début, lorsque j'ai créé cet espace vert et coloré, après avoir cassé la chape de ciment de 40 centimètres d'épaisseur, j'ai réalisé un jardin zen, où tout était sobre et mignon. Il y avait même des rocailles, des cailloux de formes diverses, et Caroline m'avait prêté un énorme rocher en stuc, tellement réaliste qu'on s'y laissait prendre. Avec le temps, le jardin zen s'est transformé en jungle : les bambous font maintenant sept mètres de haut (ils poussent chaque année d'un mètre en une semaine ; on comprendra ainsi aisément la véracité du supplice du pal), le charme est grand et touffu (il nous cache des voisins, au demeurant charmants !), les plantes les plus agressives ont étouffé les humbles, les fraises ont été dévorées par les limaces (qu'on trucide écologiquement en leur laissant des coupelles remplies de bière ; côté escargots, nous les faisons jeûner avant de les savourer), les framboisiers se sont étiolés, mais la vigne donne de plus en plus de grappes, et on attend toujours que le kiwi hybride donne des fruits ; je suis furieux contre mon bouleau pleureur qui a toujours refusé de grandir et je protège le palmier des attaques des bambous. Le mur est envahi de lierre, de vigne vierge et de passiflore. Il y a tellement de trucs qu'il serait vain d'en dresser la liste. Chaque année est différente : il y eut celle des coquelicots apportés sans doute avec la terre, et puis celle du mauve, et une toute jaune... Nous ignorons encore à quoi ressemblera celle-ci. Elle a commencé rouge vif avec le cognassier du Japon. J'apprécie les couleurs complémentaires aux différents verts des feuillages.
Nous avons aussi rapporté de la menthe arabe pour le thé, du basilic et du persil, mais je crains toujours que ces deux-là ne déperissent trop vite, alors nous les avons cette fois plantés en pots. Les thyms (citron et ordinaire) s'étalent, le laurier est devenu un arbre, la ciboulette et la sariette sont reparties de plus belle, et la verveine citronelle s'épaissit chaque année. Françoise fait une telle consommation de tisane... Je me bats régulièrement contre une sorte de doriphores vert émeraude qui attaquent l'énorme buisson de romarin et la sauge. Craignant que les produits toxiques empoisonnent les "simples", j'ai jeté l'éponge du côté des rosiers trop souvent infestés de puçerons. Les seuls traitements que je tolère sont celui des coccinelles et le génocide à la bière évoqué plus haut.
Il y a donc deux jardins. Devant, c'est celui de la maison : églantier, lavater, tamaris, glycine, bambous noirs, conifère rampant, iris mauves, et plein d'autres espèces dont j'ignore le nom, mais je ne peux oublier le yucca qui obstrue la fenêtre de la cuisine, ni le lierre qui mange la façade, ni le muguet qui embaume à l'approche du 1er mai.
Derrière, c'est celui du studio. J'avais toujours rêvé que mon lieu de travail soit éclairé par la lumière du jour et donne sur de la verdure. J'ai pu installer quelques plantes d'intérieur entre les deux fenêtres, puisque le studio est une boîte dans la boîte. Lorsque je fatigue, je vais tailler, cueillir, humer ou simplement prendre le soleil. Lorsque personne ne me voit, il m'arrive de me vautrer dans certaines plantes dont le feuillage est très doux, d'y enfouir mon visage en l'embrassant littéralement (à bras le corps). L'hiver, il y a suffisamment de feuillages persistants (photunia, pins, palmier, toujours les bambous) pour que le paysage ne soit pas désertique. Je prends la photo maintenant, même si la lumière de cet après-midi est un peu grisâtre.
Les oiseaux m'accompagnent, même si la plupart gardent leur distance à cause de Scotch, toujours à l'affût des jeunes merles. Les adultes sont extrêmement bavards ces derniers temps, surtout le matin et le soir. Des moineaux ont fait leur nid dans le toit. Parfois je surprends des mésanges, des rouge-gorge, des verdiers... Les pies ne s'approchent plus depuis que Scotch en a attrapé une : elle avait le cou cassé, pendant en travers de la gueule du chat ; j'ai réussi à le coincer, à desserrer ses mâchoires, et comme par miracle la pie s'est envolée (air de Rossini), cette excellente comédienne faisait la morte !
Si cet aspect du studio vous semble anecdotique, préférez une visite plus professionnelle en vous reportant au billet du 18 avril dernier ou attendez la suite de ce feuilleton immobilier.

jeudi 20 avril 2006

Kirk Kirk Kirk !


Exclamation lumineuse du souffleur aveugle afro-américain Roland Rahsaan Kirk jouant de trois saxophones à la fois, tel une véritable section de cuivres (Freaks for the Festival). Sur l'extrait de la télévision italienne filmé à Bologne le 9 novembre 1973, on peut le voir également chanter et jouer de la flûte avec le nez (Fly Town Nose Blues), soufflant en même temps par les deux orifices. Sur Three for the Festival, il joue ensemble flûte traversière et flûte à bec, et un petit coup de sifflet-sirène pour conclure... L'extrait se termine sur Volonteered Slavery. Kirk est un homme-orchestre, parce qu'il pense en orchestre, en termes d'orchestre, tout son jeu est orchestral et dans le même instant il est là, seul comme un seul homme. S'il y a jamais eu un seul homme-orchestre, il est devant nous, rejouant toute l'histoire du jazz avec une perspective des plus contemporaines. Lyrique, enthousiaste, swing, documentaire et fictionnel, Roland Kirk est voyant. C'est mon saxophoniste et flûtiste de prédilection. J'aime son timbre, fuzz naturel, j'aime ses mélodies et ses citations, j'aime sa danse et sa liberté. À la fin de sa vie (1936-1977), il continuera les concerts malgré une hémiplégie qui ne lui laisse que la moitié de son corps mobile. Roland Rahsaan Kirk se bat pour la vie. C'est la vie.

jeudi 13 avril 2006

Le mouvement des images arrêté



Sommes-nous déçus ou furieux de la nouvelle expo beaubour(g)ienne ?

Les tentatives muséographiques de récupérer le cinématographe deviennent une constante inquiétante. Nous avons pris l’habitude de voir, et parfois d’entendre, une majorité d’œuvres vidéographiques indigentes, programmées par des curateurs (sympa comme francisation pour les commissaires d’exposition, on passe du commissariat à la cure ; à quand la récure ? Elle s’impose…) d’une inculture cinématographique qui n’a d’égal que l’arrogance des artistes qu’ils défendent. Il suffit de diffuser en boucle quelques minutes mal cadrées d’un plan séquence où, de préférence, rien ne se passe, à savoir rien d’autre que le temps qui s’écoule, pour que cela fasse œuvre. Agrémentez la projection sur écran géant ou sur un petit moniteur de quelque mobilier ou scénographie mettant en valeur le lieu d’exposition ou se rapportant vaguement à ce qui se trouve sur l'image, et vous obtenez une « installation » ! Un siècle de découvertes cinématographiques est relégué aux oubliettes, ou pire, cité en extraits retravaillés par le génie de l’artiste nouveau (comme on dit du Beaujolais).

On avait l’habitude de voir les films dans des églises laïques où le public communiait dans le noir, confortablement assis, laissant le temps aux œuvres de s’installer, encadrées par leurs génériques de début et de fin. On nous propose aujourd’hui de les consommer dans la bousculade des galeries, de les prendre en cours et en extraits, en les intégrant au dispositif de la visite plus ou moins guidée. Le Centre Pompidou revendique aujourd’hui cette approche en mettant en avant l’alibi de la révolution numérique et en réintégrant le 7ième Art dans l’Histoire de l’Art ! C'est dire hélas ce qu'est devenu le cinéma contemporain, une rémanence, un jeu vidéo, un produit. Ou bien, son succès populaire aurait-il fait des envieux ? Notons que la plupart des artistes vidéo sortent d’écoles de beaux-arts pour s’afficher dans les musées. La caméra est somme toute un outil comme un autre, chacun peut s'en saisir. Voilà bien des années que les commissaires d’exposition ont du mal à trouver des peintres ou des sculpteurs qui révolutionnent le milieu de l’art. Dans une actualité où les idées se font rares, où la morale fait le plus souvent défaut (entendre le « une œuvre est une morale » de Jean Cocteau), l’enveloppe est un bon cache-misère. Dommage qu’il n’ y ait pas plus de jeunes cinéastes comme Agnès Varda ou Chris Marker à s’intéresser à ces nouvelles formes d’expression ! Leur travail muséographique possède une réelle profondeur. Je sais aussi qu’il existe des Isaac Julien qui font honneur au medium, mais la grande majorité de ce qui est exposé est déprimante d’inanité.

À vouloir resituer ma colère dans son contexte, j’en perds de vue la visite d’hier après-midi. Le commissaire Philippe-Alain Michaud, dans une pagaille revendiquée, propose comme thématique, avec en sous-titre « Art, cinéma », des films expérimentaux qui ont fait l’objet de nombreuses rétrospectives, anthologies et éditions dvd. Le tout est saupoudré d’œuvres picturales et sculptures appartenant au Centre, histoire de rentabiliser les acquisitions patrimoniales. Ce qui est impardonnable, c’est le peu d’effort réalisé pour permettre au public de s’y retrouver. Plutôt que de diviser arbitrairement la visite en « défilement », « projection », « récit » et « montage », prétendues « données fondamentales de l’expérience filmique » illustrées là de manière totalement absconse, n’aurait-il pas été plus juste d’essayer d’analyser comment on en est arrivé là ? Comment des cinéastes, des photographes, des peintres ou des poètes ont-ils eu l’idée de s’évader du récit traditionnel, de la représentation du réel, du temps imposé par le formatage des séances ? Et ce depuis un siècle ! Le cinéma expérimental a sa propre histoire, sa chronologie, fut-elle éclatée… Comment s’inspire-t-il des autres arts plus qu’il ne les suscite ? Quel fut son propos et quel est-il aujourd’hui ? Les enjeux économiques sous-tendus ne sont même pas sous-entendus, ils sont ici escamotés.

L’exposition « Le mouvement des images » est un fourre-tout sans rigueur. Elle n’est qu’un des multiples exemples mettant en scène la panique des curateurs perdus au milieu d’une époque où seul l’argent règne, où son absence est occultée (l’expo « Los Angeles 1955-1985 » à l’étage du dessus ne vaut guère mieux, bout à bout de pièces de troisième catégorie, sans parler de la misère des expos qui se succèdent au Palais de Tokyo). Incapables de comprendre les nouvelles technologies et ce qu’elles pourraient apporter (soit pas grand chose si la révolte ne gronde pas dans le corps de l’artiste), les responsables ne peuvent qu’accrocher la technologie elle-même aux cimaises, gober les reconstitutions rituelles kitchissimes qui sont légion, mélanger le tout dans un shaker jusqu’à vous donner mal au cœur et à vous abrutir devant l’accumulation emphatique où n'est laissée aucune place à la respiration et aux interrogations. Car tout est mâché, recraché, servi pour 10 euros l’entrée à la foule sommée de se laisser aller et de s’en délecter. Junk Food. La dialectique a cédé sa place au grand remix. Beuark ! Excusez-moi, je n’ai pas pu me retenir…

Les six photogrammes, extraits du film A Movie, n'ont aucun lien avec les expos du 4ième et du 6ième étage. Dommage, on aurait dû commencer par là. Un film. Le chef d'œuvre de Bruce Conner défile comme le plus bouleversant patchwork de l'âme humaine, montage rythmé par la musique répétitive des Pins de Rome d'Ottorino Respighi, pellicule identifiée et projetée, la matière celluloïd, le récit d'une expérience filmique unique pour chaque spectateur, la mise en scène de l'inconscient.

À Beaubourg on nous sert, à la place, la scène des tartes à la crème, ce n'est hélas que métaphorique, et très mal joué. On n'y croit pas.

lundi 13 mars 2006

Chœur automobile


Une vidéo d'une rare élégance pour une japonaise, trois autres à l'humour teuton pour VW, et une préfiguration de l'avenir des cookies et des recoupements de fichiers sur Internet...
Serge Adam m'envoie ce matin le lien vers cette pub pour une bagnole japonaise.
La musique contemporaine ne sied plus seulement aux documentaires animaliers !
Pour rester dans l'humour de ce début de semaine, Françoise me fait suivre ce lien qui n'amusera que ceux qui parlent bien anglais, et qui n'est pas sans relation avec le billet d'hier sur le danger de flicage de nos ordinateurs personnels.
Sans oublier, une autre pub automobile, cette fois allemande, et même hyper teutonne, viel Spaß ! Signalée par l'ami Drop sur son blog...

samedi 21 janvier 2006

Le commencement de la fin ?

Et si la loi sur les droits d'auteur n'était que le début de l'enflicage ?
(suite du billet du 7 janvier)

Passé les arguments des partisans de la loi ou de ceux de la licence globale, il reste un phénomène dont on parle peu et qui réfléchit les transformations profondes dont notre société est la victime.

Notons d'abord la dépolitisation du débat. Les députés de droite votent avec la gauche, ceux de gauche avec la droite, c'est républicains contre démocrates. Un gouvernement de gauche fait une politique de droite, celui de droite fait une politique de gauche, enfin parfois, les communistes n'ont plus rien de marxistes, les trotskystes ont oublié l'internationalisme, et ne parlons pas des socialistes qui n'en ont plus que le nom, plus radis (caux) que jamais (rouge dehors, blanc dedans). Le débat actuel ressemble étonnamment à celui sur la Constitution. Plus personne ne comprend rien, et surtout pas les principaux intéressés, le public, le peuple à qui l'on demande de voter ou de signer des pétitions, sans qu'il en saisisse les enjeux réels. Drôle de démocratie que celle qu'on nous sert à l'heure du dîner, via le passe-plat télévisuel ! Car nous vivons en pleine désinformation, de toutes parts. Les manipulateurs les plus efficaces sont bien entendu les mieux pourvus, donc ceux qui ont le pouvoir, ceux qui peuvent, à savoir le capital, soutenu par les états dont ils font le siège, on appelle cela du lobbying. Tout cela se passe à un niveau que le citoyen lambda ne peut imaginer. Même les traditions familiales explosent, puisque plus personne n'y comprend rien, et adhère simplement aux arguments les plus sécurisants. On vote essentiellement pour la sécurité, quelle que soit son origine ou sa légitimité. Il n'y a plus, dans ces débats, l'once d'une quelconque idéologie, ou plutôt si, le tout répressif, chargé uniquement de préserver les intérêts des plus nantis, en faisant croire que c'est celui de chacun.

Si j'ai pris position contre la loi sur les droits d'auteur présentée par un ministre de la culture de droite dont il est logique qu'il soutienne une politique de droite et qui sert logiquement les intérêts des industriels devenus mondialistes, les majors du disque en cette occasion, avec l'appui des sociétés d'auteur, elles-mêmes dirigées par les mieux lotis de leurs auteurs (rappelons que les membres de leurs conseils d'administration sont choisis en fonction de leurs revenus), ce n'est pas seulement parce que cette loi est absurde (voir mon article Le drapeau noir flotte sur la création numérique, blog du 7 janvier) et qu'elle profite comme d'habitude essentiellement à ceux qui en croquent. Le plus grave, c'est la prise d'assault d'Internet par le commerce, et son bras armé, la police. Car cette loi n'est que le début de la confiscation d'un espace de liberté, ne nous y trompons pas. Si les mouchards du téléchargement sont les cousins des cookies, ils sont surtout l'avant-garde de ce qui nous pend au nez, la monopolisation, par l'industrie et l'état, d'un médium qui jusque là leur échappait. Internet ne sera bientôt plus que commerce et services.

Les partisans de la loi opposés à la licence globale craignent que l'état (l'Assemblée nationale) statue sur la somme forfaitaire à son gré. C'est que les sociétés d'auteurs sont des sociétés privées ! C'est l'état contre le privé qui s'exprime aussi ici. Loin de moi l'idée de remettre en question les droits d'auteur, je l'ai déjà exprimé, ils sont vitaux pour une des franges les plus créatives et les plus dynamiques d'une société. Un état sans culture est condamné. Je souhaite simplement souligner ici le flicage, et la reprise en mains du Net qui est en marche. Une loi permet de pénétrer chez vous, de fouiller votre coffre de voiture, une autre votre disque dur, à quand votre boîte cranienne ? Mais ça, c'est fait depuis longtemps ! La télévision en est un des agents les plus actuels et les plus patents. Chacun semble disposer de sa propre détermination, mais tout le monde partage la même source d'information. La complicité est universelle.

Une autre remarque s'impose. N'y a-t-il pas d'autre alternative que l'interdiction et la répression ? On colle des radars sur toutes les routes, mais on continue à fabriquer des automobiles capables d'enfreindre la vitesse autorisée. On criminalise les drogués au lieu de faire des recherches pour ne garder que les effets agréables ou instructifs, et proscrire l'état de dépendance, les effets néfastes et les plus-values honteuses. On incite à la fraude plutôt que de responsabiliser les citoyens et valoriser la solidarité. On pousse à l'incendie quand il aurait fallu offrir des perspectives. On instaure le chômage plutôt que créer des emplois. Tout cela est dangereux. On envoie du riz au tiers monde plutôt que de lui apprendre à cultiver ses terres. Le gâchis, partout, absurde, mortifère. J'entends parfois que tel pays ou telle catégorie sociale a une mentalité d'assistés : il n'y a pas d'assistés, seulement des manipulés. Car tout cela profite toujours aux mêmes, les possédants, peu nombreux, qui se servent des lois pour défendre leurs biens souvent acquis de façon frauduleuse. C'était souvent il y a longtemps, parfois très longtemps. L'héritage est le garant de la bonne marche des affaires, que tout reste comme avant...

La situation semble arranger tout le monde. Tout le monde ici, là, parce qu'on craint de perdre ce qu'on a douloureusement acquis, sa bagnole, son appartement, ses vacances, fut-ce à crédit, crédit qui menotte d'autant plus les nouveaux nantis, leur récent confort fut-il un leurre... Les syndicats sont coupés de leurs bases, incapables de proposer des solutions autres que défensives. Le flou artistique cache les incompétences et les responsabilités. À travers les siècles, les pouvoirs ont pu glisser de mains en mains, l'exploitation de l'homme par l'homme ne bouge pas d'un pouce. Ses services de communication ont un peu muté, la télévision s'est substituée à la religion, ce qui y est diffusé est parole d'évangile.

Pourquoi le marché des droits d'auteur, dont les éditeurs perçoivent probablement la moitié, échapperait-il à la règle ? À la loi ? On a peur de perdre ses droits, de plus en plus souvent attaqués, car ils coûtent cher à l'industrie culturelle ! Cette lutte, toujours d'actualité depuis Beaumarchais, occulte les dérives. Jusqu'ici, Internet échappait à cette loi, permettant un extraordinaire échange de flux d'informations, d'éléments de culture, une idéologie du partage, une trace de solidarité... Il est dommage et criminel de briser cet élan généreux, sous prétexte de perception des droits. Il y a d'autres moyens. La licence globale a le mérite de laisser libres ces échanges, en permettant aux auteurs de percevoir leurs dû.

Lorsque nous serons bien policés, que nous restera-t-il ? Pas grand chose, une course au progrès, au bonheur, égocentrisme, mégalanthropie, gâchis, perte d'identité, tout ce qui porte en germes les pires cataclysmes encore à venir...

dimanche 14 août 2005

Avant-garde : le cinéma expérimental de 1921 à 1939


Kino Video vient de sortir un double DVD (Zone 1) avec plus de 6 heures de grands classiques du cinéma expérimental. La liste des courts métrages est impressionnante.

Anemic Cinema (Marcel Duchamp, 1926); Ballet Mécanique (Fernand Léger, 1924); La coquille et le clergyman (Germaine Dulac / Antonin Artaud, 1926); Le retour à la raison (Man Ray, 1923); Emak Bakia (Man Ray, 1926); L'étoile de mer (Man Ray, 1928); Le mystère du château de dés (Man Ray, 1929); La glace à trois faces (Jean Epstein, 1927); Rhythmus 21 (Hans Richter, 1921); Fantômes du matin (Hans Richter, 1928); H2O (Ralph Steiner, 1928); The Hearts of Age (Orson Welles / William Vance, 1934); Manhattan (Paul Strand / Charles Sheeler, 1921); Ménilmontant (Dimitri Kirsanoff, 1926); Brumes d'automne (Dimitri Kirsanoff, 1928); La pluie (Joris Ivens, 1929); Romance sentimentale (Sergei Eisenstein / Grigori Alexandrov, 1930); Symphonie diagonale (Viking Eggeling, 1924); Attaque (Ernö Metzner, 1928); The Life and Death of 9413, a Hollywood Extra (Slavko Vorkapich / Robert Florey, 1928); Lot in Sodom (James Sibley Watson / Melville Webber, 1933); Autumn Fire (Herman G. Weinberg, 1931); Even - As You and I (Roger Barlow / Harry Hay / LeRoy Robbins, 1937); Le Vampire (Jean Painlevé, 1939); Le Tempestaire (Jean Epstein, 1947).
Nous avons souvent accompagné La glace à trois faces avec Un Drame Musical Instantané, c'est un de mes films préférés avec La chute de la Maison Usher. Un homme tente de se retrouver dans le portrait de trois femmes qu'il a aimées, le vertige l'entraîne dans une course automobile que seul arrêtera le bec d'une hirondelle. Je n'ai par contre jamais vu que des extraits du Tempestaire, tourné à Belle-Île, où Epstein expérimente le ralenti sonore pour jouer des vagues et du vent. Les deux volumes des Écrits de l'inventeur de la lyrosophie sont absolument sublimes (ed.Seghers).
Le film animalier de Painlevé est composé sur une musique de Duke Ellington, celui de Fernand Léger sur une musique de George Antheil. Certains de ces cinéastes viennent de la musique (Kirsanoff, Weinberg), d'autres de la photographie (Steiner, Strand, Sheeler, Man Ray), de la peinture (Duchamp, Richter, Eggeling, Léger), ou bien sont d'origine scientifique (Epstein, Painlevé, Ivens).
Avec l'aide de Man Ray et Marc Allégret, Duchamp (dont j'ai trouvé à New York un CD de l'intégrale de ses œuvres musicales, une curiosité) utilise deux caméras pour tenter de capter le relief de son texte, imprimé en spirale sur des disques mécanisés... Man Ray, deux ans auparavant, cherche un équivalent à ses photogrammes et rayographes. Il crée L'étoile de mer d'après un poème de Robert Desnos, et Le mystère du château de dés d'après la célèbre phrase de Mallarmé dans une villa que le vicomte de Noailles a commandé à Mallet-Stevens... Rythmus 21 est le premier film où Richter anime ses "tableaux-rouleaux", et Fantômes du matin est considéré comme son chef d'œuvre...
Je suis impatient de découvrir nombre de ces films que je n'ai jamais vus.