70 Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 29 janvier 2024

Rendez-vous manqué, un autre réussi


Novembre 1988. Le soir de la création française de Different Trains par le Kronos Quartet, ma pièce favorite composée par Steve Reich, nous avions invité leur premier violon, David Harrington, à dîner chez Bofinger à la Bastille pour leur proposer une œuvre composée par Un Drame Musical Instantané. Nous avons été probablement trop gourmands, Bernard Vitet, Francis Gorgé et moi, en évoquant une longue pièce d'une heure dont j'ai oublié les principes (il faudrait que je me plonge dans les archives). Côté gourmandise, Harrington nous avait d'un autre côté refroidis dans son rapport à la nourriture, marotte culturelle typiquement française assumée par le Drame. En résumé le dîner avait été un fiasco, nous nous étions carrément ennuyés, et nous en sommes restés là. J'ai continué à aduler le Kronos dont je possède quasiment tous les disques et quelques inédits. Six ans plus tard, j'espérais les rattraper lorsque j'ai pris en charge la direction artistique du disque Sarajevo Suite pour le quatuor Sniper Allée que j'avais écrit et la Prière de Sarajevo interprétée par Dee Dee Bridgewater, sur un poème d'Abdulah Sidran, dont Bernard avait la responsabilité. Je ne me souviens plus pourquoi le rendez-vous fut à nouveau manqué, mais nous avons fini par nous entendre avec le Balanescu String Quartet que nous avons enregistré aux Premises à Londres.


Le quatuor d'Alexander Balanescu était également présent lors de la soirée exceptionnelle organisée au Cargo à Grenoble en 1994. J'eusse aimé un tempo plus rapide pour Sniper Allée, mais c'eut été difficile sans répétition préalable. J'ai oublié de réclamer les partitions à Alexander, qui s'était déridé et m'avait embrassé comme du bon pain à l'issue de ce gigantesque concert que j'avais organisé et où figuraient également les quintets de Lindsay Cooper (Thomas Bloch, Phil Minton, Dean Brodrick, Gérard Siracusa) et Henri Texier (Bojan Z, Noël Akchoté, Sébastien Texier, Tony Rabeson), les Westbrook avec Chris Biscoe, le Drame, Pierre Charial à l'orgue de Barbarie et Claude Piéplu comme récitant... Mais nous ne nous sommes hélas jamais revus. J'ai continué à acquérir également tous ses disques.
Par contre j'ai eu récemment la chance d'écouter encore le Kronos sur scène, à la Cité de la Musique, et ce fut, comme chaque fois depuis 1985, un immense plaisir. Ce 12 janvier ils interprétèrent Black Angels de George Crumb (avec instruments à cordes électrifiés, harmonicas de verre et deux gongs suspendus !), ainsi que des pièces d'Aleksandra Vrebalov, Jlin, Hawa Kassé Mady Diabaté, Trey Spruance, Gabriella Smith et Reich, avec Purple Haze et Laurie Anderson en rappels !

lundi 11 décembre 2023

Palix, un autre Jean-Jacques


Nous n'en avons pas que le prénom. Jean-Jacques Palix est un autre moi-même comme je suis un autre pas lisse. Né la même année, le sculpteur sonore, venu me rendre visite au Studio GRRR, avait apporté quelques disques de son cru. Or l'on sait à quel point la phrase cocktail "ne pas être admiré, être cru" fait partie de mes axiomes de base. Nous avons en commun d'avoir un mal fou à nous définir, et en particulier à répondre à l'inévitable question "ah vous êtes musicien, et de quoi jouez-vous ?". Nous jouons des sons, parfois de la lumière. "Qu'importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse", écrivit Alfred de Musset dans La Coupe et les Lèvres en 1831 ; le vers précédent est important : "Aimer est le grand point, qu’importe la maîtresse". La musique, sans aucun doute. Dans tous les cas. La coupe est merveilleusement pleine, d'où les murmures susurrés du bout des lèvres. Histoire de matheux rêveurs, car à jouer avec les mots des autres, quand on n'a pas l'x on a du moins l'y pour prendre la tangente.
J'avais raconté à Palix mon amusement à me risquer parfois aux exercices de style. C'était avant d'écouter ses 16'33" sous fausse pochette Colombia. Ce CD tiré à seulement 33 exemplaires numérotés et signés enchaîne sans pause 33 hommages de 30 secondes à 33 compositeurs. Ces "à la manière de", enregistrés en 2007, échappent aux poncifs en s'appropriant ce qui lui plaît vraiment chez Brian Eno, Christian Marclay, Alvin Lucier, Conlon Nancarrow, Marc Ribot, Robert Wyatt, Giacinto Scelsi, Karlheinz Stockhausen, Mauricio Kagel, Pierre Schaeffer, Ennio Morricone, Robert Ashley, John Cage, Yasuaki Shimizu, Aphex Twin, Moondog, György Ligeti, Luigi Russolo, Steve Reich, Ryoji Ikeda, Cornelius Cardew, Einsturzende Neubauten, Throbbing Gristle, Perotin, Tony Conrad, Erik Satie et quelques autres que je ne connais pas encore, Ekkehard Ehlers, Eleni Karaindrou, Holger Czukay, Alastair Galbraith, Amiel Balester, Bruce Russell, Holger Hiller. Cette énumération en dit long sur cet autre encyclopédiste. Palix est comme moi d'un tempérament partageur. Son blog musical Beyond The Coda fait partie des incontournables pistes sioux si l'on souhaite découvrir des paysages incroyables, des îles désertes, des peuplades cachées. À raison de 6 articles par mois il fouille et propose des voies parallèles pour qui ne se satisfait pas des sentiers battus et des entiers rabattus. Un puzzle, une mine, qui vous explose à la figure dès qu'on y glisse les oreilles. Les titres des 33 œuvres sont des citations des compositeurs à qui Palix rend hommage. On peut écouter le disque en suivant la liste, ou essayer de deviner, ou encore considérer l'ensemble comme une œuvre en soi, un zapping tranquille fort bien articulé.
Maquette du groupe Push Pull est un live enregistré quinze ans plus tôt, en 1992, avec le violoncelliste Vincent Segal, David Coulter à la guitare, la basse ou au violon, Igal Foni à la batterie et Jean-Jacques Palix à l'échantillonneur, au scratch CD ou vinyle et à la guitare. On le retrouve en 2000 à cet instrument en duo de guitares avec Jeff Rian, pour Everglade plus homogène que Push Pull qui empruntait son inspiration à différents styles ou cultures. Mais les deux sonnent rock, le premier plus brut, avec Vic Moan, Ghédalia Tazartès et Aaron "Sharp" Goodstone en invités, le second plus minimaliste, plus doux aussi, des ritournelles qu'on pourrait appeler pop de ce côté de l'océan.
Le plus récent (il y en eut d'autres entre temps), Émergence(s), rassemble des pièces enregistrées de 2012 à 2022, dont certaines en collaboration avec la violoniste Juliette Sedes, pour une chorégraphie de la poétesse Laurine Rousselet, un film d'Estelle Fredet et André S. Labarthe ou une performance de Christine Laquet. C'est forcément le plus actuel, le plus libre, le plus inventif avec 16'33". Les paysages sonores sont riches et variés, plages étendues, timbres rares, images mentales au gré de chaque auditeur, de chaque auditrice. J'ignore les secrets de fabrication de Palix, mais je reconnais ici ou là mes couleurs, tableaux où la perspective et le hors-champ fictionnalisent la pièce montée. Tout est question de poids et de mesures dans l'architecture musicale. Celle-ci est à la fois ferme et délicate.

jeudi 16 novembre 2023

Harry Partch, la genèse


Dans quoi me suis-je lancé en acquérant le livre de Harry Partch, Genesis of A Music ? Peut-être que si l'ouvrage était en français mes paupières seraient moins lourdes. C'est pourtant passionnant, une plongée incroyable dans un univers qui finira par être découvert comme ce fut le cas pour Moondog qui influence tant de jeunes compositeurs aujourd'hui. J'imagine qu'on pourrait le glisser entre le Viking de la 6e Avenue et Conlon Nancarrow. Si le minimalisme et les rythmes de Moondog sont facilement transposables, comment négocier l'échelle musicale à 43 degrés (ou octave à 43 tons inégaux dérivée de la série des harmoniques naturelles) pour laquelle Harry Partch a construit tout un orchestre d'instruments sur mesures, de fabuleuses sculptures sonores ? Mon dernier synthétiseur, le Terra de Soma, est accordable selon les désirs du compositeur californien décédé en 1974 à l'âge de 73 ans, mais rien ne vaut les timbres des marimbas diamant, basse, Eroica ou Mazda, des chambres de nuages ou des pertes de guerre, du Zymo-Xyl ou de l'Eucal Blossom, de ses Chromélodéons ou du Mbira Bass Dyad.
Il y a deux ans j'avais republié deux articles que j'avais consacrés à Partch, découvert grâce à François qui travaillait au magasin d'importation de disques Givaudan, boulevard Saint-Germain. J'y évoquais, entre autres, l'extraordinaire spectacle présenté en 2016 à la Grande Halle de La Villette par Heiner Goebbels. Il s'agissait de l'opéra Delusion of The Fury dont le coffret m'avait sidéré à sa sortie en 1971. Quant à Nancarrow ces rouleaux pour pianos mécaniques ne sont pas non plus faciles à s'approprier pour en faire autre chose, et ses instruments sont à peine plus simples à faire voyager. Ces trois compositeurs américains sont des iconoclastes, des artistes véritablement indépendants. Et donc en 1949 Partch a publié un bouquin de 500 pages sur la musique microtonale, l'influence qu'eurent les musiques du monde sur cet autodidacte (hymnes chrétiens, berceuses chinoises, rituels des Indiens Yaqui ou du Congo, musique populaire cantonaise ou des vignobles d'Oklahoma...).
C'est la seconde édition de 1974 de Genesis of Music que j'ai entre les mains. Précurseur du théâtre musical, Partch a choisi de fondre l'écart entre les musiciens et les chanteurs, de les faire s'incarner, par la danse, les costumes et la lumière, soit la corporéalité contre l'abstraction. Dans le chapitre De l'Empereur Chun au Terrain vague il analyse en quelques pages les étapes majeures de l'Histoire de la musique, puis dans le suivant il aborde les tendances américaines. Mais il rentre vite dans le vif du sujet, la tonalité, l'accord, le tempérament. C'est précis, techniquement documenté. Une grosse partie du livre concerne la description de ses instruments et l'étude de six de ses pièces pour revenir à l'histoire de l'intonation. Son travail sur la microtonalité marquera John Cage, Steve Reich, mais aussi Tom Waits, The Residents ou Dr. John... Il existe deux disques où des musiciens créent une œuvre à part entière sur des instruments de Partch : Stranger to Stranger de Paul Simon en 2016, et précédemment l'album Weird Nightmare: Meditations on Mingus, produit en 1992 par Hal Willner avec Bill Frisell, Vernon Reid, Henry Rollins, Marc Ribot, Keith Richards, Charlie Watts, Don Byron, Henry Threadgill, Gary Lucas, Bobby Previte, Leonard Cohen, Diamanda Galás, Chuck D, Elvis Costello, etc.


Plus facile d'approche que le document exceptionnel que représente l'ouvrage théorique est la musique elle-même ! Ainsi ai-je récemment ajouté à ma collection de disques de Harry Partch deux CD sortis respectivement sur Bridge Records en 2014 et 2019, Plectra and Percussion Dances et Sonata Dementia, tous deux interprétés par un ensemble qui porte le nom du compositeur. Le premier fut conçu comme un triptyque avec Castor & Pollux, Ring Around The Moon (où une belle part est faite au récitant, préoccupation récurrente de Partch pour l'intégrer à l'ensemble) et Even Wild Horses. Jusqu'ici aucune n'avait été jouée correctement ou intégralement. Le second CD est encore plus étonnant, offrant des pièces inédites telles la partition d'un film expérimental, Windsong, ou la Sonata Dementia en trois mouvements : Abstraction & Delusion / Scherzo Schizophrenia / Allegro Paranoia. On retrouvera cet humour dans les paroles des chansons. Les 12 intrusions font entendre de magnifiques percussions et Ulysses at the Edge of the World fut écrit pour Chet Baker, mais jamais enregistré ! Le disque se termine sur un chant des Indiens d'Amérique diffusé par un rouleau en cire de 1904 et Barstow: Eight Hitchhikers’ Inscriptions chanté par Partch lui-même à la guitare sur huit graffiti d'autostoppeurs découverts dans la ville désertique de Barstow. Que vous connaissiez déjà sa musique ou que mon article vous y amène, ces disques sont deux petites merveilles.

jeudi 14 septembre 2023

Tomorrowstartstonight


En posant sur la platine Tomorrowstartstonight, le duo de David Fenech et Rhys Chatham, je m'attendais à une musique minimaliste, parce qu'enregistrer avec une légende comme le compositeur américain implique forcément qu'on se glisse dans ses traces, à moins d'une révolution inattendue chez celui qui dirigea des orchestres de centaines de guitaristes. À l'énoncé du nom de Chatham, lui collent à la peau ceux de La Monte Young, Morton Subotnick, Tony Conrad, Robert Ashley, Philip Glass, Meredith Monk, Pauline Oliveros, Steve Reich ou Brian Eno. Du drone donc, de l'ambient, alimentée par le mouvement brownien ! Trois longs morceaux d'à peu près dix-sept minutes chacun se succèdent sans pause. In Search of Tomorrow conforte mon a priori, mais Tomorrow Together nous invite à une sorte de rituel matinal qui réveille les hôtes de la forêt. David Fenech est un autre sorcier de la guitare, un homme du son, un musicien placide qui sait méticuleusement prendre ses distances. Aux cordes électriques se superposent la trompette et la flûte de Chatham, la percussion de Fenech, et un coq, le coq... Au fur et à mesure que passe le temps l'auditeur est absorbé par une spirale qui l'emporte loin de l'endroit où il pensait se trouver. Délais et réverbération, ces effets jouent avec la durée, un temps élastique, comme du verre qu'on file à 1200° et qui devra refroidir pour que se révèle sa transparence. Lorsque la troisième partie, Tomorrow Starts Tonight, se termine, il est difficile de lui faire succéder autre chose que le silence.
L'album de Fenech et Chatham m'interroge sur la prochaine collaboration que je dois partager avec une autre légende américaine, le guitariste Thurston Moore, co-fondateur du groupe Sonic Youth. Devrais-je casser l'icône ou me fondre dans la masse ? Lorsqu'en 1999 celui-ci fit un remix de notre groupe Un Drame Musical Instantané, il réussit à nous rendre hommage sans perdre sa pâte, mais en faisant totalement autre chose que ce dont il avait l'habitude. J'ai l'âge de Chatham, six ans de plus que Thurston, dix-sept de plus que David avec qui j'ai eu le plaisir d'enregistrer l'album Chou en trio avec la pianiste Sophie Agnel il y a tout juste un an. J'avoue aimer créer des situations où mes camarades de jeu sortent de leur zone de confort. J'attends donc les propositions de Thurston avec curiosité et impatience. En attendant, je laisse couler le silence qui a succédé au beau disque de David Fenech et Rhys Chatham, comme si le moindre bruit participait à ce minimalisme absolu habité par le murmure lointain de la ville, les machines domestiques qui sommeillent et ma propre respiration.

→ Rhys Chatham + David Fenech, Tomorrowstartstonight, CD KlangGalerie, 19€

jeudi 27 avril 2023

Maria Mater Meretrix


En bon amateur obsessionnel (je n'ai pas écrit obsessionnel amateur) je possède quelques intégrales, que ce soit en matière de cinéma, de musique ou de littérature. Je n'évoquerai pas aujourd'hui les milliers de films qui peuplent mon environnement audiovisuel, ni les étagères qui ploient sous les livres, mais quelques compositeurs et interprètes dont je traque le moindre disque. Me viennent ainsi à l'esprit Frank Zappa, Captain Beefheart, Robert Wyatt, Albert Ayler, Roland Kirk, Archie Shepp, Steve Reich, Michael Mantler, Edgard Varèse, Charles Ives, Conlon Nancarrow, le Kronos Quartet, le Balanescu String Quartet ou Barbara Hannigan... Depuis quelques temps je me suis ainsi entiché de la violoniste Patricia Kopatchinskaja. Les amis qui connaissent mon histoire intime comprendront que je n'ai de ressentiment pour aucun/e Moldave ! J'avais chroniqué son remarquable Pierrot Lunaire qu'elle chante elle-même dans un style caf'conc' proche de l'original schönbergien et son Monde selon George Antheil, mais j'aurais aussi bien pu me répandre en louanges sur ses disques What's Next Vivaldi?, Death and The Maiden, Take Two sous-titré Mille duos pour jeunes gens de 0 à 100 ans, Plaisirs illuminés, Time and Eternity, ses duos avec Fazil Say ou avec Sol Gabetta, etc. En dehors de sa virtuosité lyrique, Patkop (surnom plus facile à prononcer) a la particularité de donner des coups de pied dans la fourmilière de la musique classique en y intercalant des compositions contemporaines. Ce méli-mélo a l'immense avantage de montrer que la musique est sans âge et de permettre à quelques récalcitrants de vivre les aventures de la musique actuelle.


Pour le nouveau CD Maria Mater Meretrix, Patkop s'est associée à son amie, la soprano autrichienne Anna Prohaska, petite-fille du chef d'orchestre viennois Felix Prohaska, et au Camerata de Berne, ensemble de musique de chambre partenaire régulier de la violoniste depuis 2018. J'ai toujours adoré les musiciens et musiciennes qui ruent dans les brancards comme Glenn Gould ou Leonard Bernstein, fustigeant les gardiens du temple classique. On démarre gentiment avec Gustav Holst avant que les percussions de Walther von der Vogelweide entrent en scène, relevés par George Crumb suivi de Guillaume Dufay, Frank Martin, Tomás Luis de Victoria, György Kurtág, Antonio Loti, Lili Boulanger, Patkop elle-même, Hildegarde von Bingen, Haydn, Eisler, Antonio Caldera... Les enchaînements dépotent s'ils ne vous défrisent, les chants grégoriens frayent avec l'expressionnisme, le sacré avec le profane, la tendresse avec le grandiose. Maria Mater Meretrix célèbre dix siècles de musique autour de la figure de la femme, Marie, sainte, mère et putain (traduction du titre de l'album), et les deux musiciennes s'en donnent à cœur joie et n'y vont pas de main morte. Le Maria-Tryptichon de Frank Martin et les Kafka-Fragmente de Kurtág sont disséminés dans ce programme où l'assemblage tient du montage cinématographique tant la dialectique y est maîtresse. Chaque disque de Patkop me réveille.

→ Anna Prohaska, Patricia Kopatchinskaja et le Camerata Bern, Maria Mater Meretrix, CD Alpha, 19€

mardi 28 février 2023

Tribute to Lucienne Boyer, bis


Il y a cinq ans j'avais chroniqué le CD Tribute to Lucienne Boyer par le Grand Orchestre du Tricot avec la chanteuse Angela Flahault. À cet album enregistré en 2016 et paru l'année suivante sur le label du Tricollectif a succédé plus confidentiellement un disque enregistré en public au Petit Faucheux en 2019 et paru en 2020 sur B-Records, label exclusivement consacré aux concerts live. Comme j'avais ensuite été enthousiaste lors de leur passage à Paris à l'Ermitage j'ai commandé le nouveau, intéressé de comparer les deux versions.
On ne retrouve pas la précision du studio où Angela faisait les chœurs en plus de la voix principale, mais l'orchestre tient une place beaucoup plus importante, tant vocalement qu'instrumentalement, ce qui est cohérent en regard de la qualité des musiciens et du spectacle auquel j'avais assisté. La différence technique est souvent constitutionnelle du live qui ne permet pas de passer des jours à régler chaque détail. J'en veux pour preuve un autre disque très intéressant paru également chez B-Records, une version de l'opéra de Fausto Romitelli, An Index of Metals, dirigé par Fiona Monbet avec la chanteuse Linda Olah, évidemment plus rock (voix naturelle) que Donatienne Michel-Dansac (voix lyrique) dans l'excellente version de l'Ensemble Ictus. Comparaison passionnante. On peut regretter qu'au mixage la basse et la guitare ne soient pas suffisamment mises en évidence, d'autant que ce sont Olivier Lété et Christelle Séry qui se sont joints à l'Ensemble Miroirs Étendus. Par ailleurs la transversalité des interprètes est une excellente nouvelle dans les mondes contemporains où la porosité n'existait pratiquement pas lors des décennies précédentes. On se souvient pourtant de la sublime version de 1987 de Laborintus II de Luciano Berio dirigée par le compositeur et où excellaient Michel Portal, J-F Jenny-Clarke, Bernard Lubat, Jean-Pierre Drouet, Christiane Legrand... La musique aussi s'y prêtait. Je n'ai pas entendu la version live de 2010 avec Ictus et Mike Patton comme narrateur (P.S.: Ictus m'a depuis envoyé le lien vers leur version). Le répertoire contemporain bénéficie de plus en plus souvent de versions différentes comme par exemple Different Trains de Steve Reich, chose à laquelle nous a habitués la musique classique.
La version live de Tribute to Lucienne Boyer se justifie par le travail de l'orchestre qui avec le temps a pris ses aises, l'interprétation s'imposant face aux excellents arrangements de Roberto Negro et des frères Ceccaldi. Le souffle de liberté que propulse l'orchestre est évident et les intermèdes parlés d'Angela Flahaut ont été préservés au milieu des applaudissements du public. Le côté festif de ces chansons impertinentes y gagne évidemment, mais c'est surtout le concept du collectif qui apparaît ici, les morceaux durant nettement plus longtemps. On passe de chansons à un spectacle de music'hall qu'il est facile d'imaginer. De plus le disque est accompagné d'un livret avec les paroles des chansons et d'un entretien avec le batteur Florian Satche à l'origine du projet.

vendredi 13 janvier 2023

Terry Riley & Bang on a Can All‑Stars, Autodreamographical Tales


J'ai pris l'habitude de ne négliger aucun album de Cantaloupe Music, le label du groupe Bang on a Can. Les compositeurs et compositrices qui tournent autour du noyau central, Michael Gordon, Julia Wolfe et David Lang, sont particulièrement inventifs. Que ce soient avec les vétérans John Cage, Conlon Nancarrow, Terry Riley, Steve Reich, Philip Glass, les groupes Sō Percussion, Kronos String Quartet, Alarm Will Sound, Icebreaker, Matmos, ou Meredith Monk, Glenn Kotche, Kaki King, Lukas Ligeti, Iva Bittová, Glenn Branca, Brian Eno, Gavin Bryars, Laurie Anderson, Arnold Dreyblatt, Aphex Twin, Bryce Dessner, Squarepusher, Kevin Volans, Fennesz, Christian Marclay, John Adams, René Lussier, Bill Morrison, Bill Frisell, pour n'en citer que quelques uns, le label Cantaloupe recèle des trésors relativement méconnus de ce côté de l'Atlantique. Ce sont évidemment essentiellement des représentants de la musique américaine, souvent issus du courant minimaliste, encore qu'il y ait parmi eux quelques maximalistes. Le soft power est toujours bien vivace.
Cette prolixité me contrarie, car en tant que compositeur j'ai la manie d'espérer "faire ce qui ne se fait pas puisque ce qui est fait n'est plus à faire". Je pense que je crée essentiellement ce dont je rêve et que je ne trouve nulle part. C'est loin d'être évident et il m'arrive de passer des mois, voire des années, sec comme un coup de trique. Heureusement l'idée finit par arriver, à un moment où je m'y attends le moins. Mais comme j'écoute énormément de choses bizarres dans tous les genres musicaux, je suis de plus en plus souvent confronté à des idées que j'aurais pu avoir et qu'un ou une autre a déjà produites à ma grande satisfaction. Cette bande de New Yorkais n'arrange donc pas mes affaires, même si elle me comble en tant qu'auditeur.
Je viens ainsi d'enchaîner Barthymetry de Matt McBane, Mosaïques et Ritournelles de Florent Ghys, Oxygen de Julia Wolfe pour un ensemble de flûtes, mais aujourd'hui je me contenterai d'indiquer Autodreamographical Tales, un album étonnant de Terry Riley avec le Bang on a Can All‑Stars, sorte d'opéra pop sous la forme d'un journal onirique où le compositeur commente et chante. Il passe allègrement du blues au rock, du free jazz à des formes plus classiques. La chose est vivifiante, drôle et émouvante. La première moitié a été arrangée par Gyan Riley, le fiston, la seconde par son père. À la fin des années 60, j'ai usé Poppy Nogood and the Phantom Band / A Rainbow in Curved Air jusqu'à la corde, comme Church of Anthrax avec John Cale sous la pochette d'Andy Warhol, et Persian Surgery Dervishes sur le label Shandar. Plus tard j'ai accumulé les versions de In C et tous les enregistrements du Kronos Quartet, formation à laquelle Terry Riley a consacré la majorité de son travail ces quarante dernières années.
Ce nouvel album sonne comme le commentaire de la vie rêvée du compositeur. Le Bang on a Can All Stars rassemble ici Ken Thomson (clarinettes), Vicky Chow (piano, claviers), Mark Stewart (guitare), Ashley Bathgate (violoncelle), Robert Black (basse), David Cossin (batterie, percussion, enregistrement, mixage) avec Terry Riley qui joue aussi du piano et des claviers. Il n'y a pas de sous-titres dans les disques, mais le public européen avale les paroles en anglais sans que cela le dérange, la plupart du temps sans comprendre, ou bien seulement des bribes. Quel que soit notre niveau, il reste la musique des phonèmes qui fait rêver les somnambules que nous sommes.

→ Terry Riley & Bang on a Can All‑Stars, Autodreamographical Tales, 2 LP ou en numérique comme Bandcamp

vendredi 6 janvier 2023

La mutation d'une ville


Comme je vis depuis 22 ans au même endroit, je peux apprécier cette histoire dans sa réalité quotidienne. Dans mon quartier jadis populaire, les vieux sont morts les premiers, puis leurs femmes ont vendu à des jeunes de milieux aisés, essentiellement des artistes, des médecins, des Parisiens qui désiraient plus d'espace et de meilleures conditions de vie. Nous sommes juste de l'autre côté du Périphérique, il fallait faire le saut, mais Paris est au bout de la rue. La moitié des commerces ont disparu, mais il en reste suffisamment pour que nous n'ayons pas besoin de voiture pour faire nos courses. Les industries ferment les unes après les autres, mais les restaurants sont encore pleins à midi. La Mairie de Bagnolet a favorisé les projets immobiliers qui rapportent des taxes foncières permettant d'éponger l'énorme dette dont la ville s'est affublée de manière délirante. Il n'y a aucun souci d'urbanisme. Cela part dans tous les sens. Il y a même un endroit où les balcons face à face se touchent presque. Notre quartier, préservé, est aujourd'hui très recherché. C'est le futur vingt-et-unième arrondissement ! Le laisser-aller a des avantages comme nous laisser peindre nos façades de couleurs vives, ensoleillant la grisaille. Les habitants ont végétalisé leur environnement autant que possible. Et comme dans le livre chroniqué le 2 mai 2010, le Périphérique a été recouvert par des jardins...

Tôt ce matin-là j'ai grimpé sur une échelle pour photographier les huit planches d'un classique de l'illustration daté de 1976 que j'avais étalées par terre. Chaque planche de 85x31cm de La pelle mécanique ou La mutation d'une ville montre les changements architecturaux d'un quartier de 1953 à 1976 tels qu'imaginés par Jörg Müller à partir de 800 diapositives réalisées à Hanovre, Zurich, Bienne, etc. L'étude urbanistique qui traverse les saisons met en scène une foule de petites scènes anecdotiques offrant au lecteur une forme originale de bande dessinée où l'enfant peut découvrir comment la vie des habitants suit celle de leur ville. Au fur et à mesure des années, les travaux s'accélèrent, une ligne de métro est creusée et un échangeur d'autoroute finit par tout envahir à l'exception d'une maison typique transformée en Grill Corner. Ce sont évidemment les innombrables détails qui donnent tout son piment à l'entreprise, souvent critiques, tendres ou amusants, là où ma photo ne fait que survoler le plan moins bien que Google Earth !
L'idée m'est venue lorsque Marie-Laure m'a appelé hier soir pour savoir si je pouvais lui prêter quelques ouvrages ayant trait à la ville. Elle cherchait les films Metropolis, L'homme à la caméra, West Side Story, Play Time, et la musique de Gershwin, Un Américain à Paris, où l'on entend quatre klaxons de taxis parisiens. Je lui conseillai également les CD City Life de Steve Reich, Fenêtres sur villes de Louis Dandrel, le magnifique coffret sur l'avant-garde russe où figurent entre autres la Symphonie du Dombass de Dziga Vertov et la Symphonie de sirènes d'Arseny Avraamov, ainsi qu'une bande dessinée sur l'architecture éditée par l'ESA. Pouvoir répondre à mes amis à la recherche de tel ou tel document justifie le temps passé à accumuler tous ces trésors. Mes archives que j'assimile à des instruments prennent ainsi tout leur sens.

lundi 5 décembre 2022

Vous aurais-je oublié ?


Sur le site du Drame le lien est discret, mais tout en bas de la page d'accueil il faut tomber sur les Crédits pour découvrir mes remerciements à toutes celles et tous ceux que j'ai accompagnés ou qui m'ont accompagné d'une manière ou d'une autre. Comme ma mémoire fait défaut, j'ai constitué cette liste au fur et à mesure depuis 1995, création du premier site, et 2010 lorsque Jacques Perconte m'aida à sa refonte. Hélas parfois le nom de certains ou certaines ne me dit plus rien et je dois faire des recherches compliquées pour raviver ma mémoire. L'important c'est qu'il ou elle soit là, y compris celles et ceux qui nous ont quittés et qui nous manquent souvent cruellement. Musiciens, cinéastes, plasticiens, comédiens, chorégraphes, écrivains, ingénieurs du son, techniciens, journalistes, illustrateurs, maquettistes, producteurs, organisateurs de spectacles, développeurs, scénographes, gens de radio ou de télévision, commissaires d'exposition, disquaires, photographes, assistants, je ne serais pas là sans elles et sans eux.

J'ai ainsi tenu à remercier Homeira Abrishami, Françoise Achard, Sophie Agnel, Paula Aisemberg, Lucien Alfonso, Pedro Almodóvar, Anne Amiand, Richard Arame, Steve Argüelles, Feodor Atkine, José Artur, Cyril Atef, Étienne Auger, Serge Autogue, Gérard Azoulay, Mourchid Baco, Mama Baer, Bradford Bailey, Balanescu String Quartet, Anilore Banon, Patrick Barbéris, Raùl Barboza, Luc Barnier, Patrice Barrat, Bruno Barré, Igor Barrère, Franpi Barriaux, Uriel Barthélémi, Hélène Bass, Blick Bassy, Michal Bathory, Nathalie Baudoin, Ruedi Baur, Michael Bazini, Sidney Bechet, Claudette Belliard, Dominique Belloir, Patrick Bensard, Samuel Ber, Antoine Berjeaut, Sophie Bernado, Sébastien Bernard, Maryse Bernatet, Jacques Berrocal, Michel Berto, Jacques Bidou, Christian Billette, Elsa Birgé, Geneviève et Jean Birgé, Jane Birkin, Charles Bitsch, Ludovic Blanchard, Daphna Blancherie, Emmanuelle Blanchet, Nico Bogaerts, Richard Bohringer, Marc Boisseau, François Bon, Antoine Bonfanti, Raymond Boni, Marianne Bonneau, Stéphane Bonnet, Marc Borgers, Irina Botea, Elisabeth Boudjema, Noémie Breen, Hélène Breschand, Dee Dee Bridgewater, Alex Broutard, Jean Bruller dit Vercors, Étienne Brunet, Menica Brunet-Fabulet, Jean-Yves Bouchicot, Jean-Louis Bucchi, Nicolas Buquet, Bumcello, Noël Burch, Christine Buri-Herscher, Michèle Buirette, Fara C, Geneviève Cabannes, Dominique Cabréra, Patrice Caillet, Philippe Caloni, Lulla Card, Phillipe Carles, Carolyn Carlson, Rafael Carlucci, Élise Caron, Kent Carter, Amandine Casadamont, Gwen Catalá, Stéphane Cattaneo, François Cavanna, Marc Cemin, Evan Chandlee, Dorothéee Charles, Denis Charolles, Christophe Charpenel, Jean-Louis Chautemps, Lulu Chedmail, Nicolas Chedmail, Nicholas Christenson, Mino Cinelu, Mikaël Cixous, Eric Clapton, Valentin Clastrier, Nicolas Clauss, Bass Clef, Annabel Clin, Alain Cluzeau, Gilles Cohen, David Coignard, Denis Colin, Médéric Collignon, Isabelle Collin, Hélène Collon, Henry Colomer, Pascal Contet, Controlled Bleeding, François Corneloup, Aude de Cornoulier, Gilles Coronado, Francisco Cossavella, Lol Coxhill, Valérie Crinière, Sonia Cruchon, Francisco Cruz, Pablo Cueco, Élise Dabrowski, Marwan Danoun, Philippe Danton, Louis Daquin, Corine Dardé, Isabelle Davy, Jon Dean, Françoise Degeorges, Olivier Degorce, Thierry Dehesdin, Benoît Delbecq, Marie-Reine Delpech, Éric Delva, Jacques Denis, Antoine Denize, Jean-Claude Deretout, Régis Deruelle, Xavier Desandre-Navarre, Philippe Deschepper, Pierre Desgraupes, Daniel Deshays, Agnès Desnos, Julien Desprez, Marie-Jésus Diaz, Dana Diminescu, Bernard-Pierre Donnadieu, Jimmy Doody, Yves Dormoy, Brigitte Dornès, Pierre-Étienne Dornès-Thiébaut, Iann Douarinou, Nicolas Dourlhès, Tom Drahos, Benoît Drouillat, Claudine Ducaté, Bernard Ducayron, Alain Durel, Frédéric Durieu, Pierre Durr, André Dussollier, Serge Duval, Antoine Duvernet, Éric Échampard, Linda Edsjö, Xavier Ehretsmann, Julien Eil, Youssef el Idrissi, Samy El Zobo, Ella & Pitr, Alix Ewandé, Pere Fages, Valéry Faidherbe, Fantazio, Pierre Favre, David Fenech, Roger Ferlet, Luc Ferrari, Jean Ferry, Véronique Fèvre, Jean-André Fieschi, Fillion-Guttin, Jean-Luc Fillon, Dominique Fonfrède, Brigitte Fontaine, Isabelle Fougère, Fidel Fourneyron, Régis Franc, Daniela Franco, Mathias Frank, André Franquin, Stéphane Frattini, Alan Freeman, Peter Gabor, Françoise Gagneux, Jalal Gajo, Vyacheslav Ganelin, Christophe Gans, Maurice Garrel, Olivier Gasnier, Sacha Gattino, mc gayffier, Lucas de Geyter, Raphaëlle Giaretto, Jean-Pierre Gillard, Bruno Girard, Gabriel Glissant, Vinko Globokar, Fred Goaty, Michel Godard, Corinne Godeau, Jean-Brice Godet, Alba Gomez-Ramirez, Zeev Gourarier, Alain Grange, Geoffrey Grangé, Jean-Loup Graton, Alexandra Grimal, Antoine Guerrero, Louis Hagen-William, Wassim Halal, Franck Hammoutène, Richard Hamon, Yoshihiro Hanno, Alain-René Hardy, George Harrison, Richard Hayon, Tincuta Heinzel, Annick Hémery, Jean-Jacques Henry, Werner Herzog, Kommissar Hjuler, Anh-Van Hoang, Antonin-Tri Hoang, Karsten Hochapfel, James et Liliane Hodges, Veronica Holguin, Hugh Hopper, Horace, Michel Houellebecq, Éric Houzelot, Régis Huby, Emmanuelle Huret, Tina Hurtis, Tony Hymas, Jean-Jacques Imerglik, Naïssam Jalal, Théo Jarrier, Werner Jeker, David Jisse, Eltron John, Jef Lee Johnson, Oliver Johnson, Matthieu Jouan, Patrick Joubert, Lors Jouin, Igor Juget, Wolf Ka, Hermine Karagheuz, Sylvain Kassap, Dill Katz, Ademir Kenovic, Nikoleta Kerinska, Klee, Olivier Koechlin, Jürgen Königer, Philippe Kotlarsky, Ivan Kozelka, György Kurtag Jr, Hélène Labarrière, Philippe Labat, Pascale Labbé, Hervé Lachize, Philip de La Croix, Alain Lacombe, Étienne Lalou, Daniel Laloux, Nathalie Lance, Jean-Pierre Laplanche, Mireille Larroche, Michèle Larue, Fanny Lasfargues, Pierre Lavoie, Daunik Lazro, Ronan Le Bars, Youenn Le Berre, Nicolas Le Du, Arnaud Le Gouëfflec, Anne-Sarah Le Meur, Le Tone, Joëlle Léandre, Pascal Lebègue, Madeleine Leclair, Jocelyne Leclercq, Irène Lecoq, Patrick Lefebvre, Murielle Lefèvre, Hervé Legeay, Pascal Légitimus, Philippe Legris, André Lejarre, Sylvain Lemêtre, Paul Lemos, Jean-Pierre Lentin, Corinne Léonet, William Leroux, Bruno Letort, Michel Levasseur, Mathias Lévy, Pierre Oscar Lévy, Marc Lichtig, Karl Lieppegaus, Éric Longuet, Michael Lonsdale, Bernard Loupias, Serge Loupien, Bernard Lubat, René Lussier, Birgitte Lyregaard, Jean-Pierre Mabille, Ahmed Madani, Jean-Marie Maddeddu, Colette Magny, Martin Maillardet, Sabine Maisonneuve, Kristine Malden, Didier Malherbe, Bernard Mallaterre, Frank Mallet, Sous-commandant Marcos, Christian Marin, Francis Marmande, Alexandre Martin, Arlette Martin, Jean-Hubert Martin, Lionel Martin, Jacques Marugg, Cesare Massarenti, Massimo Mattioli, Gary May, Dominique Meens, Mephisto, Annick Mevel, Olivier Mevel, Youval Micenmacher, Jocelyn Mienniel, Claire and Étienne Mineur, Jouk Minor, Valérie Moënne, Benoit Moerlen, Bernard Mollerat, Jacques Monory, Anne Montaron, Agnès and Philippe Monteillet, Alain Monvoisin, Nicolas Moog, Thurston Moore, Maxime Morel, Mathilde Morières, Pierre Morize, Ken Morris, Talia Mouracadé, Manolis Mourtzakis, Dolf Mulder, Michel Musseau, Judit Naranjo Rib, Basile Naudet, Laure Nbataï, Dj Nem, Louis-Julien Nicolaou, Lé Quan Ninh, Laura Ngo Minh Hong, Natacha Nisic, Stéphane Ollivier, Hugues Ometaxalia, Aki Onda, Nicolas Oppenot, Christian Orsini, Ben Osborne, Yuko Oshima, Jean-Éric Ougier, Kvèta Pacovská, Csaba Palotaï, Gérard Pangon, Guy Pannequin, Vilma Parado Dejoras, Jean-François Pauvros, Jacques Peillon, Hervé Péjaudier, Yves Pénaud, Jacques Perconte, Didier Périer, Edward Perraud, Didier Petit, Patrice Petitdidier, Claude Piéplu, Guy Piérauld, Max Pinson, Philippe Pochan, Laurent Poitrenaud, Michel Polizzi, Jean-Louis Pommier, Olivier Poncer, Jonathan Pontier, Daphné Postacioglu, Michel Potage, Hasse Poulsen, Anna Prangenberg, Xavier Prévost, Yves Prin, Maÿlis Puyfaucher, Sophie de Quatrebarbes, Jean Querlier, Joseph Racaille, Sylvain Ravasse, Jacques Rebotier, Luis Rego, François Reichenbach, Dominique Répécaud, Nathalie Richard, André Ricros, Michael Riessler, Sylvain Rifflet, Marie-Noëlle Rio, Bruno Riou-Maillard, Eve Risser, Annick Rivoire, Philippe Robert, Yves Robert, Walter Robotka, Jean Rochard, Gilles Rollet, Jean Rollin, Françoise Romand, Aldo Romano, Gwennaëlle Roulleau, Xavier Roux a.k.a Ravi Shardja, Jacques Rouxel, Guillaume Roy, Frank Royon Le Mée, Marie-Noëlle Sabatelli, Farhad S., Hélène Sage, Makiko Sakurai, John Sanborn, Raoul Sangla, Adriana Santini, Benjamin Sanz, Sapho, Raymond Sarti, Sylka Sauvion, Tuff Sherm, Antoine Schmitt, Bruno Schnebelin, Jean-Nicolas Schoeser, Louis Sclavis, Laura Seaton, Miroslav Sebestik, Vincent Segal, Boris Séméniako, Michel Séméniako, Pierre Senges, Christelle Séry, Romina Shama, Archie Shepp, Shiroc, Abdulah Sidran, Didier Silhol, Jean-Pierre Simard, Gérard Siracusa, Yassine Slami, Madeleine Sola, Marie-Christine Soma, Silvio Soave, Aldo Sperber, Alan Spira, Monika Stachowski, Steve Stapleton, Frédéric Stignani, Laurent Stoutzer, Fabiana Striffler, Frédéric Tachou, Christian Taillemite, Cécile Tamalet, Tamia, Henri Texier, Claude Thiébaut, Benoît Thiebergien, Michel Thion, Jean Tholance, Florian Tirot, Toffe, Benoît Tonnerre, Topper, Gérard Touren, Michel Tournier, Luigee Trademarq, Bernard Treton, Claudia Triozzi, Élisa Trocmé, François Tusques, Richard Ugolini, Valentina Vallerga, Serge Valletti, Monique Veaute, Brigitte Vée, Jorge Velez, André Velter, David Venitucci, Daniel Verdier, Éric Vernhes, Isabelle Veyrier, Magali Viallefond, Antoine Viard, Martine Viard, Lucinda Vieira Monteiro, Franck Vigroux, Edgar Vincensini, Boris de Vinogradov, Jacques Vivante, Jean-Pierre Vivante, Jean-François Vrod, Michaëla Watteaux, Gershon Wayserfirer, Joël Weiss, Robert Weiss, Benoît Widemann, Mary Wooten, Sun Sun Yip, Otomo Yoshihide, Meidad Zaharia, Hervé Zenouda, Valérie Ziegler, Carlos Zingaro et toutes les belles personnes avec qui nous avons partagé de délicieux moments.

Dédicace spéciale à Frank Zappa, John Cage, Robert Wyatt, Michel Portal dont les encouragements furent précieux à mes débuts. Pensée quotidienne à Bernard Vitet. Je n'ai évidemment pas cité Francis Gorgé avec qui j'ai commencé, l'autre pilier d'Un drame musical instantané et toujours mon ami. Pour les autres, se reporter aux paroles de l'index 1 de l'album Chansons.

jeudi 3 novembre 2022

Face B, l'envers de Vinyl


Freddie m'appelait Monsieur Tout-à-l'envers. En 1993, j'en avais fait une chanson. Comme je commence toujours la lecture des journaux par la dernière page, il n'y a rien de surprenant à ce que j'aborde l'exposition Vinyl à La Maison Rouge par la Face B. [...] Le violoncelliste Vincent Segal m'a invité à la commenter avec lui et en musique le 21 mars (2010) ! J'en suis extrêmement flatté, d'autant que Vincent découvrit notre trio en 1983 au festival Musiques de Traverses à Reims lorsqu'il était adolescent et qu'il me confie qu'Un Drame Musical Instantané influença les premiers pas de Bumcello.
Pour tempérer mon impatience de jouer avec lui en nous promenant parmi les disques du collectionneur, éditeur et commissaire d’exposition belge Guy Schraenen, où [...] mes disques sont bien représentés, je découvre Face B, le projet de Daniela Franco qui a demandé à des acteurs de la culture (arts plastiques, musique, littérature, design...) de lui fournir des listes d'albums en fonction de critères tels les dix disques qui illustrent une biographie, ceux sur les pochettes desquels on aimerait figurer, ceux dont la pochette est meilleure que le contenu musical, etc. J'ai répondu positivement à la requête transmise par Paula Aisemberg, directrice de La Maison Rouge, en envoyant "la liste des dix disques que j'ai achetés à cause de leurs pochettes et dont la musique ne m'a pas déçu, bien au contraire, puisqu'ils sont souvent à l'origine de ma vocation de compositeur". Toutes les pochettes sont consultables sur le site de Face B et sur les ordinateurs mis à disposition du public de La Maison Rouge. Les plus rares y sont accrochées [...] et le catalogue de l'exposition Vinyl est aussi très beau...

En ligne, Face B permet d'admirer les pochettes choisies et d'en écouter quelques extraits, hélas pas les plus rares, mais retrouver les pochettes d'après leurs titres n'a déjà pas dû être une mince affaire pour Daniela Franco ! Les dix vinyles que j'ai achetés à la vue de leur pochette et qui augureraient de ma vie de compositeur sont donc :
The Rolling Stones - Their Satanic Majesties Request
The Mothers of Invention - We're Only In It For The Money
Silver Apples - (le premier album)
Captain Beefheart and His Magic Band - Strictly Personal
George Harrison - Electronic Music (pochette de G. Harrison)
The White Noise - An Electric Storm
Bonzo Dog Band - The Doughnut in Granny's House
John Cale - The Academy in Peril (pochette d'A. Warhol)
Michael Snow - Musics for Piano, Whistling, Microphone and Tape Recorder (pochette de M. Snow)
Albert Marcœur - (le premier album)
Je vous laisse découvrir les autres...

J'ai toujours été attaché aux disques dont le packaging était étudié pour coller au projet musical. La taille des 30 centimètres permettait un travail graphique que le timbre-poste du CD a réduit considérablement. Je ne suis pas du tout opposé à la dématérialisation du support s'il s'accompagne d'une création graphique et d'informations agréablement consultables. Machiavel, le dernier album majeur du Drame, rassemblait des pièces de 1980 à 1998 avec un très beau livret conçu par Étienne Auger. Parmi elles, 3/3 par 1/2 était composé à partir de la reconstitution d'un disque avec 3 tiers de différents vinyles découpés du Drame et l'œuvre interactive, réalisée avec Antoine Schmitt, qui complétait les dix titres [est] en ligne en téléchargement gratuit. Ce scratch vidéo interactif intitulé également Machiavel, est entièrement sonorisé avec les vinyles du groupe.

Article du 1er mars 2010

REPÉRAGES VINYLIQUES


Il risque d'y avoir un monde fou dimanche 21 mars (2010) à La Maison Rouge pour l'exposition Vinyl qui s'y tient jusqu'au 16 mai. D'abord c'est un dimanche. Ensuite, à 17h je commenterai en paroles et en musique avec le violoncelliste Vincent Segal les pochettes et disques de la collection Guy Schraenen. Dans le précédent billet j'évoquai notre rencontre avec Vincent et le travail de Daniela Franco intitulé Face B. Pour préparer notre duo impromptu, Vincent et moi avons fait un saut au 10 boulevard de la Bastille où Paula Aisemberg et Stéphanie Molinard nous ont chaleureusement reçus.
Pendant deux heures et demie nous avons admiré l'important accrochage à la recherche de disques qui nous inspirent des commentaires, la musique coulant de source ! Nous avons bêtement commencé par des "Celui-ci je l'ai !", "Moi celui-là !" pour progressivement faire notre petit marché en commençant par la musique d'ameublement d'Erik Satie, bien à propos. Pourtant je ne peux m'empêcher de relever ici ceux que je fais aussi tourner sur ma platine. Le 45 tours souple de Salvador Dali m'a rappelé qu'Avida Dollars n'avait rien à faire des disques tant qu'ils ne seraient pas comestibles, ce qui leur conférerait pour lui un rôle liturgique et pour moi un attrait gastronomique supplémentaire ; or un Berlinois en a fait une de ses spécialités puisqu'il presse des "vinyles" en chocolat ! Plus loin je reconnais la pochette du Portal par Alechinsky, l'Eskimo des Residents auxquels on nous avait comparés alors sans que je sache exactement pourquoi, Footsteps de Christian Marclay que je compte piétiner avant de le jouer, le triple sillon Burroughs-Giorno-Anderson joué alternativement selon l'endroit où l'on pose l'aiguille grâce à la triple spirale, le Steve Reich dont la photographie est tirée de Wavelength de Michael Snow dont New York Eye and Ear Control et le double album sont également exposés, le John Cale par Warhol, des Beatles et des Stones légendaires, des Beefheart peints par l'auteur comme très nombreux de ces merveilles, et bien d'autres dont l'un des nôtres, le célèbre Rideau ! d'Un Drame Musical Instantané où figure ma main gauche photographiée par Horace et dont je compte apporter quelques exemplaires le 21 mars avec la droite ! Le catalogue est évidemment encore plus fourni, avec par exemple en plus notre À travail égal salaire égal illustré par la Rixe de musiciens de Georges de La Tour. J'aurais plutôt fait figurer la sublime pochette des Bons contes font les bons amis dûe à Vercors ou Carnage à Jacques Monory, mais les choix du collectionneur sont impénétrables. Les 274 pages du catalogue commencent par un glossaire critique avant d'attaquer chronologiquement la discographie où sont indexés tant de contributions d'artistes marquants de Dubuffet à tous les Fluxus, de Beuys à Opalka, de Haring à Laurie Anderson... Je regrette l'absence de la pochette du groupe Axolotl en papier de verre doré qui bousille celles des copains !
Pour dialoguer avec Vincent qui a connu de nombreux musiciens exposés, je devrai être électriquement autonome, aussi ai-je choisi une instrumentation qui marche sur piles. J'amplifierai donc le Tenori-on et le Kaossilator avec mes haut-parleurs miniatures. Mais l'un et l'autre réserverons d'autres surprises tandis que nos commentaires organiseront la partition nomade.

Article du 6 mars 2010


À suivre.

vendredi 26 août 2022

La place est prise


J'avais quatre ans. Mes parents m'avaient laissé seul à la maison avec la mission de répondre au téléphone. Ils avaient passé une petite annonce pour trouver une femme de ménage et je devais répondre : "la place est prise". Ce crève-cœur s'est reproduit lorsque j'ai voulu me plier à l'exercice de choisir un disque par an depuis ma naissance. Certaines années, en particulier les 60-70, étaient si riches que c'est un massacre par omission. J'ai fait le ménage moi-même, mais ce n'est pas nickel. Pour une fois j'ai maudit mon âge, jalousant les plus jeunes qui auraient moins de cases à remplir. Et puis comment se souvenir ? L'article m'a pris plus de temps qu'à l'ordinaire. J'ai cherché sur Internet par année, dans ma discothèque par artiste, dans mes souvenirs qui se tamponnent comme à la fête foraine, sur mon blog mois par mois... Certains albums de tel artiste est plus important que celui que j'ai inscrit, mais la place était prise, alors je me suis rabattu sur un moindre. Si c'était moi, je critiquerais fortement certains choix faits à la va-vite pour combler les années amnésiques... Par cette chaleur je n'avais probablement rien de mieux à faire que de me prêter à ce jeu d'obsessionnel.

1952 Sidney Bechet - La nuit est une sorcière
1953 Francis Poulenc - Les mamelles de Tirésias
1954 Emy de Pradines - Voodoo
1955 Jean Cocteau - Poèmes dits par l'auteur
1956 Henry Cowell, Charles Ives, Alan Hovhannes
1957 Edgar P. Jacobs - La marque jaune
1958 Thelonious Monk - Misterioso
1959 Michel Magne - Musique tachiste
1960 Charles Mingus - Pre Bird
1961 Léo Ferré - Les chansons d'Aragon
1962 Edgar Varèse - Arcana Déserts Offrandes
1963 Eric Dolphy - Music Matador
1964 Claude François - à l'Olympia
1965 Beatles - Help!
1966 Harry Partch - Delusion of The Fury
1967 Jimi Hendrix - Are You Experienced
1968 Mothers of Invention - We're Only In It For The Money
1969 Archie Shepp - Blasé
1970 Soft Machine - Third
1971 Carla Bley - Escalator Over The Hill
1972 Colette Magny - Répression
1973 Roland Kirk - Prepare Thyself To deal With a Miracle
1974 Robert Wyatt - Rock Bottom
1975 Birgé Gorgé Shiroc - Défense de
1976 Michael Mantler - The Hapless Child
1977 Ilhan Mimaroglŭ - Agitation
1978 Francis Poulenc - Mélodies
1979 Michael Jackson - Off The Wall
1980 The Residents - The Commercial Album
1981 Hal Willner - Amarcord Nino Rota
1982 Charlie Haden - The Ballad of The Fallen
1983 Tom Waits - Swordfishtrombones
1984 Giovanna Marini - Pour Pier Paolo Pasolini
1985 Lester Bowie - I Only Have Eyes For You
1986 Grieg, Mahler, Scriabine, Saint-Saëns, Reger, Ravel, Debussy, Strauss - Welte-Mignon
1987 John Zorn - Spillane
1988 Michael Mantler - Many Have No Speech
1989 Steve Reich - Different Trains
1990 Fred Frith - Step Across The Border
1991 Conlon Nancarrow - Studies for Player Pianos
1992 William Burroughs - Spare Ass Annie
1993 Frank Zappa - The Yellow Shark
1994 Kronos Quartet - Night Prayers
1995 Björk - Post
1996 Collectif - Buenaventura Durruti
1997 Wyclef Jean - The Carnival
1998 Massive Attack - The Singles Collection
1999 Arto Lindsay - Prize
2000 Bang On A Can - Lost Objects
2001 Noir Désir - Des visages des figures
2002 Joni Mitchell - Travelogue
2003 Fausto Romitelli - Professor Bad Trip
2004 Miles Davis - The Complete Jack Johnson Sessions
2005 Philippe Katerine - Robots après tout
2006 Scott Walker - The Drift
2007 René Lussier - Le trésor de la langue (coffret)
2008 Portishead - Third
2009 Das Kapital - Ballads & Barricades
2010 Kronos Quartet - Rainbow
2011 Shabazz Palaces - Shabazz Palaces
2012 Edward Perraud - Synaesthetic Trip
2013 David Lynch - The Big Dream
2014 Robert Wyatt - Different Every Time
2015 Den Sorte Skole - III
2016 Ursus Minor - What Matters Now
2017 Chinese Man - Shikantaza
2018 Ambrose Akenmusire - Origami Harvest
2019 Daniel Erdmann's Velvet Revolution - Won't Put No Flag Out
2020 Söta Sälta - Comme c'est étrange
2021 Jo Berger Myrhe - Unheimlich Manœuvre
2022 Kendrick Lamar - Mr Morale and The Big Steppers

Encore une fois, il faut voir cette liste comme des pistes. Ce n'est pas un best of, ni mes 70 meilleurs disques. Beaucoup de mes chouchoux sont absents. Il fallait faire correspondre deux listes, celle des années qui se succèdent imperturbablement et celle des albums qui y sont parfois rentrés aux forceps. Cela ne m'a même pas poussé à les réécouter, parce que je les connais par cœur. Avec le cœur, ah ça oui !

jeudi 19 mai 2022

Révélations d'Albert Ayler (Fondation Maeght - 5 LP ou 4 CD)


Le disque Shandar des Nuits à la Fondation Maeght a toujours été un de mes préférés d'Albert Ayler. Or paraît l'intégrale des deux concerts des 25 et 27 juillet 1970 en 5 vinyles ou 4 CD issue des archives de l'INA. L'Institut National de l'Audiovisuel recèle des milliers de trésors qu'il conserve jalousement et ne laisse hélas sortir que contre des sommes exorbitantes. C'est dire l'excitation de me saouler d'authentique free jazz, sans pause, juste le temps d'enchaîner les galettes sur la platine. Accompagné de sa compagne Mary Parks au soprano et chantant, du bassiste Steve Tintweiss, du batteur Allen Blairman et, pour le second concert encore plus extraordinaire, du pianiste Call Cobbs qui avait raté son avion, Albert Ayler livre une de ses dernières prestations, puisqu'il sera retrouvé noyé quatre mois plus tard dans l'Hudson River...


Ce coffret sorti chez Elemental Music est aussi indispensable que tous les disques du saxophoniste, y compris le luxueux coffre au trésor évoqué plus bas. Les improvisations, instrumentales (titrées ici Revelations et numérotées de 1 à 6) et vocales (Ayler et Parks me faisant penser à ce que Bernard Lubat développera plus tard), sont tout à fait surprenants. Le nouveau mixage privilégie le son d'ensemble. Le livret de 100 pages rassemble les témoignages de sa fille Desiree Ayler-Fellows, de l'historien Ben Young, des coproducteurs du coffret Zev Feldman et Jeff Federer, de Pascal Rozat de l'Ina, de Tintweiss et Blairman, de ceux qui l'ont écouté live (Sonny Rollins, Archie Shepp, Carlos Santana, Reggie Workman, Patty Waters, Annette Peacock) et ceux qui ont rêvé sur ses disques (Carla Bley, David Murray, John Zorn, Bill Laswell, Joe Lovano, Marc Ribot, Thurston Moore, James Brandon Lewis, Zoh Amba). J'ai raté de peu ces deux concerts, arrivant début août à Saint-Paul-de-Vence où j'assistai aux concerts de Sun Ra, Terry Riley et La Monte Young. Mais plutôt que d'en rajouter, je choisis de reproduire ci-dessous les différents articles que j'ai consacrés à Ayler depuis 2006.

MY NAME IS ALBERT AYLER
Article du 9 novembre 2006


My Name is Albert Ayler. C’est ainsi que le saxophoniste ténor le plus original de toute l’histoire du jazz se présente un soir à Sunny Murray et Gary Peacock. La nuit dernière, j’ai pu télécharger sur dimeadozen le passionnant portrait réalisé par le suédois Kasper Collin. Soixante dix neuf minutes d’entretiens, d’extraits vidéo, de photos de famille et les rares images muettes existantes d’Ayler. Sa voix est heureusement très présente grâce à des interviews réalisées entre 1963 et 1970. Son père Edward, son frère le trompettiste Don Ayler, le batteur Sunny Murray, le violoniste Michael Sampson, Bernard Stollman fondant le label ESP avec Spiritual Unity, ses ami(e)s, Mary Parks (Mary Maria) refusant d’apparaître à l’image pour conserver sa part de mystère, témoignent de la personnalité élégante et réservée du compositeur. On le voit jouer du ténor, chanter New Grass, mais il resterait à rénover la copie invisible des Nuits de la Fondation Maeght sorties seulement en CD, pour moi le plus extraordinaire témoignage du génie d’Albert Ayler. [...]
Le blues, son passage dans l’armée, sa culture, son inventivité, sa mystique égyptienne ont suscité une musique étonnante qui ne ressemble qu’à elle-même. Pourtant, les temps ont été difficiles, les musiciens pouvant rester quatre ou cinq jours sans rien manger. Coltrane envoya un peu d’argent lorsqu’Albert lui écrivit désespéré. Je suis touché de l’entendre se référer à Charles Ives, obligé de faire un autre travail pour continuer à écrire sa musique. La chanteuse Mary Maria, sa compagne d’alors, raconte qu’il pensait que sa mort pourrait représenter une solution pour sauver sa famille de la misère… Mais on ne sait rien. [Tintweiss en dit un peu plus dans le livret du coffret Revelations]. Le 5 novembre 1970, Albert Ayler quitte l’appartement de Mary Parks. Son corps sera retrouvé le 25 novembre, flottant dans l’East River. Il avait 34 ans.

LE SABRE ET LE GOUPILLON
Article du 9 mai 2010, contribution à un ouvrage collectif publié par Le Mot et le Reste.



Albert Ayler fait voler en éclats le sabre et le goupillon. Héritier de Charles Ives, le père de la musique contemporaine américaine qui marqua autant John Cage et John Adams que Frank Zappa et John Zorn, il intègre les fanfares à son jeu hirsute et révolté. Emprunt de spiritualité, il chante des hymnes à la vie plus profanes que fondamentalement religieux. Il y a mille manières d’assumer son passé lorsque l’on désire rompre avec lui. Recyclant ses expériences de l’église et de l’armée, Ayler sait apprivoiser le savoir et la sauvagerie. Les paradoxes qui animent sa puissance de feu pourraient ainsi le faire assimiler à un Luis Buñuel du saxophone ténor. En musique, rien ni personne ne lui ressemble, parce que nous sommes en face d’un art brut qui se joue de toutes les influences, séculaires ou tout bonnement quotidiennes. Il met l’urgence au programme de chacune de ses œuvres.
Le compositeur prêche avec tout son corps comme un convulsionnaire. La musique populaire noire est présente dans toutes ses phrases et son album de 1968, New Grass, dont la finalité discographique est explicite dès son Message from Albert, est une des clefs de son œuvre. Pourtant peu apprécié de la critique, ce dernier album insiste sur le rhythm and blues de la Great Black Music. Ce ne sera pas son dernier enregistrement… Albert Ayler continue de se produire et les préservateurs de mémoire immortalisent ses prestations uniques et irreproductibles.
1970 marque l’arrivée en France de l’Arkestra de Sun Ra, du piano de Cecil Taylor comme des « minimalistes » Steve Reich et La Monte Young. Ils sont tous programmés à la Fondation Maeght à Saint Paul de Vence grâce à Daniel Caux et se retrouveront sur le label Shandar de Chantal Darcy. Les 25 et 27 juillet, Ayler y explose. Les Nuits sont magiques. Quatre mois plus tard jour pour jour, on le repêche dans l’East River à New York. Entre temps ont disparu Alan Wilson du groupe Canned Heat, Jimi Hendrix et Janis Joplin ("suicides" auxquels Jean Saavedra ajoute ceux de Mark Rothko et Paul Celan la même année). C’est une hécatombe.
La Galerie Shandar n’existe plus. Le stock des disques périt noyé à la cave de la rue Mazarine [P.S.: dans la très bonne émission d'Alexandre Bazin du 12 mars 2023 sur France Musique, Autour du Label Shandar, Chantal Darcy dément cette histoire d'inondation]. Les mécènes tels Aimé and Marguerite Maeght se font rares. Les producteurs Bob Thiele et Daniel Caux ont rejoint la sainte famille des fantômes d’Albert pour un message universel où la musique est apte à soigner tous les maux de l’univers. La vérité est en marche. On pourrait faire des plans sur la comète pour imaginer ce que serait devenue la musique de cette nouvelle génération, admiratrice du soleil, en quête de toujours plus de liberté, mais les codas, biologiquement inéluctables, nous rappellent que la vie est courte, qu’il faut savoir vivre chaque jour comme si c’était le dernier, que le chant nous emporte. Albert Ayler touche à ce qu’il y a de plus précieux en l’homme, un sursaut de bon sens contre toutes les conventions, une transposition poétique du réel, la critique d’un monde qu’il faut changer, une suite de notes dont l’intégrité n’existe que dans l’instant, un cri dans la nuit des temps.

LE TRÉSOR D'ALBERT AYLER
Article du 15 avril 2011


Sept ans, l'âge de raison. C'est le temps qu'il m'aura fallu pour craquer. Depuis des mois, l'énorme coffret me faisait de l'œil dans la vitrine du Souffle Continu, le magasin de disques indépendant où l'on trouve tout ce qui sort de l'ordinaire. Le prix m'arrêtait, 90 euros. Pourtant, cela valait le coup : 9 CD d'enregistrements rares et inédits, un luxueux livret de 208 pages relié et illustré avec des textes d'Amiri Baraka, Val Wilmer, Marc Chaloin, Ben Young, Daniel Caux, etc., des facsimilés de programmes et de notes manuscrites, des photos, un dixième CD bonus du temps de son service militaire et même une fleur fanée ! Holy Ghost ressemble à une boîte de biscuits noire dans laquelle on aurait glissé des trésors de l'enfance. L'enfance de l'art. L'art brut. Le brut du décoffré. La magie absolue. L'essentiel. La bande de carton beige qui entoure l'objet annonce la couleur : "Coltrane était le père. Pharoah Sanders le fils. J'étais le Saint-Esprit." Albert Ayler est au free jazz ce que Jimi Hendrix est au rock, une apparition fulgurante, inimitable, l'énergie à l'état pur, la musique américaine, le lyrisme tordant le cou à la mélodie jusqu'à nous rendre ivres... La mort du saxophone ténor, retrouvé noyé dans l'East River en novembre 1970 à l'âge de 34 ans, restera une énigme.


[...] Si vous ne connaissez pas Albert Ayler, mieux vaut commencer par la réédition CD des Nuits de la Fondation Maeght. Mais si vous croyez avoir tout entendu, alors faites-vous plaisir, parce que l'objet sera forcément un jour épuisé, et alors vous regretterez amèrement de ne pas vous être saigné (je n'ai pas dit "signé", car je n'entends pour ma part dans ce sacrement que son aspect profane, les arcanes de l'inconscient tenant lieu de grâce). [On le trouve encore d'occasion à un prix "raisonnable"]

P.S. : aux côtés d'Ayler, par ordre d'apparition, Herbert Katz, Teuvo Suojärvi, Heikki Annala, Martti Äijänen, Cecil Taylor, Jimmy Lyons, Sunny Murray, Gary Peacock, Don Cherry, Burton Greene, Frank Smith, Steve Tintweiss, Rashied Ali, Donald Ayler, Michel Samson, Mutawef Shaheed, Ronald Shannon Jackson, Frank Wright, Beaver Harris, Bill Folwell, Milford Graves, Richard Davis, Pharoah Sanders, Chris Capers, Dave Burrell, Sirone, Roger Blank, Call Cobbs, Bernard Purdie, Mary Parks, Vivian Bostic, Sam Rivers, Richard Johnson, Ibrahim Wahen, Muhammad Ali, Allen Blairman. Les deux derniers CD sont consacrés à des interviews d'Albert Ayler avec Birger Jørgensen, Kiyoshi Koyama et Daniel Caux qui s'entretient également avec Don Cherry. [...]

ALBERT AYLER ENCADRÉ
Article du 16 juillet 2014


[...] Rencontres d'Arles. Surprise de découvrir de grands tirages d'Elliott Landy où je reconnais Ornette Coleman, Bob Dylan, Janis Joplin, Jim Morrison, Eric Clapton, Country Joe... Landy, photographe officiel du festival mythique, dédicace son livre Woodstock Vision, The Spirit of a Generation. Sur le mur s'affichent quantité de photographies prises essentiellement au Fillmore East de New York avec une pellicule infra-rouge, mais ce sont les deux grands portraits d'Albert Ayler, l'un au ténor, l'autre à la harpe (!) qui attirent mon attention à côté des nombreux clichés de Jimi Hendrix.
Les trentenaires me posent quantité de questions sur cette époque où nous pensions réinventer le monde, à coups de "Peace & Love" et d'une révolution qui fut essentiellement de mœurs. Si même le Nouvel Observateur titrait sur la société des loisirs la réaction fut plus puissante que nos espérances, violente, inique, cynique et destructrice. La libération sexuelle ne nous rendit pas plus heureux, mais elle facilitait les rapports. Notre romantisme juvénile permit à nombre d'entre nous de jouir toute notre vie d'une effervescence utopiste salutaire, mélange de résistance critique et de quotidien sybarite. Nous nous battions le plus souvent avec des fleurs. Celles et ceux qui ne désarmèrent jamais continuent de chevaucher la queue de la comète qui nous montrait le ciel avec les yeux de l'innocence. Nous n'en étions pas moins lucides, fuyant le formatage des ciboulots qui brise toute tentative d'indépendance et de solidarité.

vendredi 26 novembre 2021

Cartographie de rythmes de Karl Naegelen


L'écoute du disque Cartographie de rythmes #1 Vitesses approchantes du compositeur Karl Naegelen est d'abord une expérience d'écoute, comme regarder un film de Michael Snow, en se laissant surprendre par des détails infimes qui pourtant nous font chavirer. Les deux percussionnistes, Sylvain Darrifourcq et Toma Gouband, jouant sur les décalages et les déphasages qu'offrent des tempi différents pour chacun d'eux, nous font pénétrer dans le monde des illusions sonores. J'avais ressenti cette sensation en écoutant Steve Reich générer quatre mélodies à partir de deux monodies ; ces œuvres de Naegelen sont évidemment cousines de Clapping Music. Darrifourcq est batteur, même s'il fait glisser de petits bols de métal sur ses peaux. Gouband joue des pierres et des végétaux, contribuant à cette évocation d'un autre monde. L'enregistrement et le mixage sont le fait d'Ananda Cherer. Lorsque le disque s'arrête, il aura suffi de seulement trente-trois petites minutes pour changer ma perception du temps et de l'espace...



→ Karl Naegelenn Cartographie de rythmes #1 Vitesses approchantes, CD Umlaut

jeudi 29 juillet 2021

Coda de Michael Mantler


La sortie du nouveau CD de Michael Mantler est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle pour celles et ceux qui, comme moi, apprécient grandement le compositeur autrichien. Dans la lignée de Update, sorti en 2015, Coda est une merveille orchestrale adaptée de précédentes pièces, or Mantler annonce qu'il n'en composera plus de nouvelles. Il estime avoir tout dit, et ce dernier album porte un titre explicite. Comme il avait revisité son célèbre disque du Jazz Composer's Orchestra enregistré en 1968 avec Cecil Taylor, Don Cherry, Roswell Rudd, Pharoah Sanders, Larry Coryell, Gato Barbieri (sans oublier Steve Lacy, Howard Johnson, Carla Bley, Kent Carter, Charlie Haden, Reggie Workman, Alan Silva, Beaver Harris, Andrew Cyrille et une vingtaine d'autres - qui dit mieux ?) en le reprenant avec un orchestre de chambre dont les solistes sont cette fois lui-même à la trompette, Harry Sokal, Bjarne Roupé, Wolfgang Puschnig, David Helbock, il propose en Coda son best of d'anciennes compositions en remplaçant les parties chantées par des solistes et en les arrangeant pour un orchestre plus important (4 bois, 4 cuivres, 16 cordes + Roupé, Helbock et Maximilian Kanzler, sous la baguette de Christoph Cech). Longue phrase pour une musique monotone dont le lyrisme m'emporte chaque fois sans que j'en comprenne les raisons. La musique de Mantler m'exalte, m'enveloppe, m'électrise, me renverse.
C'est probablement l'impression que me donnent les musiques que je préfère, de Gustav Mahler à Richard Strauss (4 derniers Lieder, Métamorphoses), de Charles Ives à Steve Reich (Different Trains), de Robert Wyatt à Scott Walker, etc. Je suis incapable d'analyser le processus à l'œuvre. Si le ré mineur est chez moi une évidence, ce n'est pas la seule tonalité à m'enthousiasmer. Comme lorsque joue le Kronos Quartet, il s'agit probablement de l'énergie que je peux reconnaître chez John Coltrane, Albert Ayler, Roland Kirk, Miles Davis, Jimi Hendrix, Arthur Lee, White Noise, Astor Piazzola, Spike Jones, Edith Piaf, Léo Ferré, Alain Bashung ou Camille... J'arrête là, parce que je devrais citer la moitié de mon imposante discothèque. Ce sont les noms qui me viennent à l'esprit ce matin, alors que je tape ces lignes devant l'âtre. Fin juillet. Il n'y a vraiment plus de saisons. Nous avons bien détraqué le climat et aucune canicule aoûtienne ne semble pourtant prévisible pour les jours à venir. Les pieds de tomates copieusement arrosés sont plus hauts que moi, mais l'absence de soleil ne favorise pas l'arrivée de leurs fruits. Cette digression me fait penser au piédestal sur lequel je place Michael Mantler dont les fruits se retrouvent rarement sur les platines.
Pour Coda, le compositeur rentré depuis longtemps de New York à Vienne, a donc arrangé ses pièces qu'il considère les plus réussies : Thirteen (13 and 3/4), Cerco un paese innocente (à l'origine paroles de Giuseppe Ungaretti par Mona Larsen), Alien (à l'origine duo avec Don Preston aux synthés), Folly Seeing All This (à l'origine paroles de Samuel Beckett par Jack Bruce), For Two (à l'origine duo piano-guitare) et Hide And Seek (à l'origine paroles de Paul Auster par Robert Wyatt et Susi Hyldgaard). Le label ECM, qui, après Watt, a produit tous ses derniers albums, lui a donné les moyens de l'ensemble dont il rêvait, et il est vrai que c'est probablement l'un de ses meilleurs, même si les voix de Wyatt, Bruce ou Marianne Faithfull me manquent. Coda a été enregistré en septembre 2019 au Studio Porgy & Bess à Vienne (Autriche) et mixé aux Studios La Buissonne.

→ Michael Mantler, Coda, CD ECM

jeudi 6 mai 2021

Qu'est devenu Martin Arnold ?


On se souvient peut-être des magnifiques détournements de films hollywoodiens que Martin Arnold réalisait à la fin du siècle dernier. Je reproduis mon article de 2009 pour mémoire en bas de celui-ci, ce qui vous permettra d'apprécier trois de ses œuvres les plus célèbres et particulièrement brillantes. Or, dès l'année suivante, Martin Arnold s'attaquait aux Mickey animés qu'il déconstruit en boucles tout aussi bégayantes, mais en maniant la gomme comme ses prédécesseurs le pinceau, avec toujours le principe qu'une histoire peut en cacher une autre. Sur son site, on pourra ainsi découvrir nombreux films courts : Shadow Cuts, Soft Palate, Self Control, Haunted House, Tooth Eruption, Whistle Stop, Black Holes, Elsewhere, ainsi que Full Reheasal qui inaugure peut-être une nouvelle direction. Dans l'obscurité d'un noir profond, Martin Arnold révèle ainsi le rire, le ronflement, la douleur, la peur, la raillerie, le désespoir, le suicide, l'euphorie, qui se succèdent en épures ironiques.

Et tout en bas, j'ai ajouté un extrait de Deanimated: The Invisible Ghost (2002), qui fait le pont entre sa première période et sa seconde. Grâce aux effets numériques, Martin Arnold efface progressivment les personnages du film d'épouvante The Invisible Ghost (1941) pour ne conserver que les décors et les mouvements de caméra.

L'ATTAQUE DE MARTIN ARNOLD
Article du 19 mai 2009


Ayant accompagné Françoise au Point Éphémère pour la signature de ses deux premiers DVD au Salon des éditeurs indépendants, j'ai fait quelques trouvailles dont les œuvres cinématographiques quasi complètes de Martin Arnold, un cinéaste autrichien qui rappelle étonnamment le Steve Reich des débuts lorsque le compositeur répétitif américain travaillait sur du "found footage" pour It's Gonna Rain ou Come Out. Ici rien de systématique, mais une science du cut-up microscopique et du bégaiement sémiologique à couper le souffle. Martin Arnold fait des boucles avec des films trouvés. Les photogrammes lui dictent des effets que son imagination cultive comme dans une champignonnière. Ondulations, glissements, flashbacks, renversements, kaléidoscopes, pas de deux diabolique dont on ne voudrait manquer aucun instant pour un en pire, parsèment Pièce touchée (1989), manège diabolique où le spectateur est pris d'un vertige hypnotique qui se développera de manière encore plus perverse dans les films suivants.


Pour Passage à l'acte (1993, ces deux premiers titres sont en français), l'artiste autrichien intègre le son à la boucle pour tailler un short (les films font chacun environ un quart d'heure) à la famille américaine et aux mâles dominants en pleine crise d'autorité. Si la scène devient cocasse, elle n'en demeure pas moins fascinante, hypnotique. Les effets stroboscopiques du "flicker film", ralentissant l'action, génèrent une analyse cruelle du principe cinématographique. The Cineseizure, titre du DVD édité à Vienne par Index en partenariat avec Re:Voir, pourrait d'ailleurs se traduire "Ciné-attaque" comme dans une apoplexie.


Le troisième film de la trilogie (la suite des œuvres d'Arnold est constituée essentiellement d'installations), Alone. Life Wastes Andy Hardy (1998) détourne une comédie musicale avec une virulence inattendue. Mickey Rooney, mais plus encore Judy Garland sont torturés par le hachoir du cinéaste transformant en drame œdipien l'original par des tremblements où le mouvement des lèvres et le frémissement de la peau révèlent la sexualité refoulée des films de l'époque. Martin Arnold fait partie, comme Mark Rappoport, de ces entomologistes du cinéma qui en révèlent les beautés cachées, inconscientes et convulsives, sans ne jamais sortir du cadre.
Comme toujours, les films sont à voir sur grand écran pour que la magie fonctionne à plein. Le DVD offre en prime quelques "pubs" pas piquées des hannetons, de l'humoristique Jesus Walking On Screen à la douche de Vertigo pour la Viennale. Terriblement drôle et monstrueusement juste.

DE L'AUTRE CÔTÉ DU PONT
Post scriptum de mai 2021


L'installation Deanimated: The Invisible Ghost, dont la durée totale est de 60 minutes, est plus fantômatique que le film original. Bela Lugosi, Polly Ann Young et John McGuire ne laissent plus passer que leurs ombres, un peu de poussière, les balles qui explosent... La narration devenue incohérente interroge notre incarnation et notre disparition.

lundi 19 avril 2021

Underground rend hommage aux inventeurs


La reconnaissance derrière laquelle courent la plupart des artistes ne vient jamais d'où on l'espère. Qu'elle vienne d'une bande dessinée est tout à fait surprenant. Ainsi Un Drame Musical Instantané se voit gratifié de six pages dans Underground, l'impressionnant pavé, qui en compte 300, du scénariste Arnaud Le Gouëfflec et du dessinateur Nicolas Moog. Si nous sommes en bonne compagnie entourés par Captain Beefheart, Eugene Chadbourne, Kevin Coyne, Brigitte Fontaine, Lee Hazlewood, Daniel Johnston, Lydia Lunch, Moondog, Colette Magny, Nico, Nurse With Wound, Éliane Radigue, The Residents, Raymond Scott, Patti Smith, Yma Sumac, Sun Ra et Boris Vian, je découvre nombreux musiciens dont j'ignorais pratiquement tout. Dévorant cette bible qui rend pour une fois hommage aux inventeurs et non à celles ou ceux qui ont exploité leurs découvertes, je pars aussitôt écouter Bill Childish, Alex Chilton, Cosey Fanni Tutti, les Cramps, Crass, Merrell Fankhauser, Peter Ivers, Jonathan Richman, Sky Saxon, les Tall Dwarfs, Tucson, Townes Van Zandt et quelques autres. La majorité d'entre eux ont anticipé le folk rock, le garage, le punk ou l'indus, mouvements qui m'étaient étrangers à l'époque, pour leur préférer des trucs encore plus barjos, ou les nouveaux jazz et la musique contemporaine. Sont aussi intégrés d'excellents chapitres sur le Krautrock, le Dub et le Black Metal.


L'étude est évidemment orientée rock ou du moins vers des artistes qui ont influencé le rock et séduit leurs thuriféraires, même s'ils vivent en dehors de ce mouvement. Ce remarquable travail tant éditorial que graphique est d'ailleurs sous-titré "Rockers maudits & grandes prêtresses du son" ! Pour une fois, de jeunes rapporteurs ne répètent pas inlassablement le mythe imposé par les journalistes de l'époque initiale. Ils ont fouillé les soubassements de l'Histoire pour exhumer les bases de ce qui deviendra plus tard les ferments de la mode. Il faut du temps pour imaginer des alternatives comme il en faudra ensuite à d'autres pour les développer et les exploiter. Ce sont deux manières d'aborder la création ! Souvent ces derniers ont reconnu ce qu'ils devaient à leurs aînés ou à celles et ceux qui les ont inspirés. Ainsi reviennent plusieurs fois les noms de bénéficiaires curieux, David Bowie, Nick Drake, Thurston Moore, Kurt Cobain, Steve Stapleton (avec la Nurse With Wound List), Steve Reich, etc. Comme dans toutes les encyclopédies, il manque des artistes du même ordre (Harry Partch, Conlon Nancarrow, Ilhan Mimaroğlu, Silver Apples, White Noise, Syd Barrett, Scott Walker, Jacques Thollot...), mais les auteurs font des choix qui sont les leurs sans que ce soit des leurres. Chacun/e a ses poètes maudits au fond de son cœur.


Michka Assayas s'est collé à la préface. Une discographie est suggérée en fin d'ouvrage ; y sont chroniqués 72 albums avec leurs pochettes redessinées. Et puis aussi, au fil de la lecture, des pages presque blanches, comme des intercalaires, énigmatiques car sans mention particulière, indiquent des petits bijoux dont je n'avais jamais entendu parler : les drones de Spiritflesh ‎de Nocturnal Emissions (1988), Valentina Magaletti jouant sur la batterie fragile de l'ami Yves Chaudouët (2017), la communauté religieuse The Trees interprétant The Christ Tree (1975), les impros transcendantales de Master Wilburn Burchette sur Mind Storm (1977), la compilation clandestine Cambodian Rocks (1995), le rock psyché Danze of the Cozmic Warriorz du Zendik Farm Orgaztra (1988), la cassette Mémoires de l'homme fente de Vimala Pons (2020) ou les Fantastic Greatest Hits de Eilrahc Elddew ta.k.a. Charlie Tweddle (1971, publiés en 1974). Étonnamment ce sont ces pistes à creuser qui m'excitent le plus. En plus de ces petits bonus assez secrets (j'en fournis exceptionnellement les liens puisque rien n'est indiqué dans la BD), les pages de garde énumèrent encore des dizaines d'artistes qui se joignent aux cinquante élus et dont j'ignore honteusement la plupart.


Pour illustrer mon article, j'ai évidemment choisi les pages évoquant le Drame et mon récent travail solo, que l'auteur a gentiment sous-titrées L'élixir de jouvence. "Birgé fait feu de tout bois, et sa démarche évoque celle d'un alchimiste, curieux de tout et inlassablement créatif. [...] Le Drame est à compter parmi les formations audacieuses et les plus originales, dont les audaces transdisciplinaires sont le cauchemar des perpétuels poseurs de cloisons. Un groupe sans équivalent ici, qu'on ne peut rapprocher que d'OVNIs comme les Residents. Quel est le secret de son insolente santé ? [...] Ce plaisir du jeu qui guérit de l'ankylose et des sécheresses du dogmatisme, et donne accès à la créativité perpétuelle." Arnaud Le Gouëfflec rappelle, entre autres, notre initiative du retour du ciné-concert et mes concepts cinématographiques appliqués à la musique. Je suis également sensible au choix des trois disques nous concernant, à la fin de l'ouvrage, puisqu'à côté de Rideau ! (1980) figurent les 24 heures inédites de l'album Poisons (1976-79) et le CD de mon Centenaire (2018).

Si l'aspect éditorial est extrêmement fourni, le dessinateur Nicolas Moog joue magnifiquement sur les contrastes du noir et blanc, s'appuyant sur une documentation originale. L'ensemble offre un véritable point de vue sur la musique hors des sentiers battus et une aventure graphique exceptionnelle.

→ Arnaud Le Gouëfflec et Nicolas Moog, Underground, Ed. Glénat, 30€

vendredi 12 mars 2021

Fausto Romitelli (1963-2004)


Pour défendre les jeunes musiciens ou les défunts méconnus, et écrire quotidiennement sur leurs créations, j'exerce une veille permanente. Ma solidarité s'appuie également sur les conseils de rabatteurs amis qui m'indiquent ce que j'appelle "des biscuits pour l'hiver". Fin des années 60, mon camarade de lycée Michel Polizzi et François qui travaillait chez Givaudan, magasin de disques au carrefour Raspail-St Germain, m'initièrent à la pop et au free jazz, aussi bien qu'au reggae ou Harry Partch. Jean-André Fieschi me réconcilia avec le classique et l'opéra. André Ricros m'apprit la différence entre musiques folklorique et traditionnelle. Depuis, je bénéficie des suggestions épisodiques de quelques uns qui connaissent ma curiosité, tels Jean Rochard, Stéphane Berland, Franpi, Antonin-Tri Hoang et quelques autres.

PROFESSOR BAD TRIP
Article du 26 avril 2008

Si Franck Vigroux ne jouait pas ce soir au Zebulon de New York avec l'accordéoniste Andrea Parkins, il serait venu écouter l'interprétation de Professor Bad Trip par l'Ensemble Intercontemporain à la Cité de la Musique. Hervé Zénouda m'en avait déjà parlé en 2005. Vigroux m'a fait connaître l'œuvre de Fausto Romitelli comme les étudiants de l'Ircam m'avait parlé de Salvatore Sciarrino six ans plus tôt à Valenciennes. Lorsqu'ils ne sont pas versés dans les sempiternels revivals, ce que les plus jeunes écoutent est toujours riche d'enseignement. J'avais noté la date en septembre et nous y voilà !
La première partie réunit l'enivrant Steve Reich avec Eight Lines et le plus conventionnel Philippe Hurel avec son concerto pour piano, Aura. Si Reich continue de nous donner le vertige en nous entraînant dans les méandres de la musique répétitive, Hurel nous laisse de marbre malgré son intéressant travail sur les quarts de ton. Musique bourgeoise de rigueur : comme la plupart des compositeurs dits "contemporains", par son acceptation surannée de la modernité, il la caricature en défendant les attributs de la classe sociale qui l'a engendré(e). Entr'acte.
Françoise remarque qu'elle a rarement entendu un compositeur contemporain aussi contemporain que Romitelli, et Sylvain Kassap de renchérir en insistant sur la réécoute indispensable de la version discographique de Professor Bad Trip par l'Ensemble Ictus, dont le répertoire correspond mieux au génial italien disparu en 2004 à l'âge de 41 ans que l'E.I.C. C'était tout de même amusant de voir Pierre Strauch s'escrimer au violoncelle électrique fuzz aux côtés de Vincent Segal à la basse, le seul de l'orchestre à oser hocher la tête ! Des trois leçons de Romitelli, la dernière laissa la mieux transparaître la magie de son art, mélange réussi de toutes les musiques "contemporaines ", au sens propre cette fois, au sein d'un langage et d'une syntaxe parfaitement maîtrisés. Les trois cordes, les trois vents, le piano, la percussion y côtoient la guitare et la basse électriques comme la bande électronique sans que cela choque à aucun moment. Romitelli se permet même de faire jouer du kazoo et de l'harmonica miniature à ses interprètes. Tout coule de source, même si c'est celle du Styx.
Pendant le concert, je scrute la salle et constate à quel point elle est éclairée. Généralement, on la noie dans le noir pour focaliser l'attention sur la scène. Dans les concerts de rock, de jazz ou de variétés, on sent bien que ça remue, on n'a pas besoin de souligner sa présence par l'image. Rien à cacher, tout le monde se tient bien. Franchement, même si c'était une belle soirée, cela manquait furieusement de soufre.

PERLES DE CULTURE
Article du 21 février 2007


Professor Bad Trip et An Index of Metals (Cypress Records) de Fausto Romitelli, compositeur contemporain autant inspiré par le free que le rock, par l'école spectrale que par l'électro-acoustique, sont d'authentiques chefs d'œuvre. Même s'il touche à une probable et relative immortalité, son prénom ne l'aura hélas pas empêché d'être emporté par un cancer en 2004, à l'âge de 41 ans. La musique est d'une puissance incroyable, la richesse du matériau sonore inépuisable, l'architecture une cathédrale. Donnez à un adepte psychédélique de Henri Michaux, un fanatique de l'impureté, un enfant de "l'artificiel, du distordu et du filtré", les moyens proprets de l'institution contemporaine, et vous pourriez réussir le cocktail alchimique explosif qui a cramé ma galette argentée. L'ensemble belge Ictus le suit dans ses expérimentations démentes. Avec ou sans électronique ajoutée, la musique sonne inouïe. Dans le disque intitulé Professor Bad Trip, à côté des pièces d'ensemble, il y a un solo de flûte à bec contrebasse qui sonne comme de grandes orgues et Trash TV Trance, un solo de guitare électrique dont pourraient s'inspirer à leur tour les expérimentateurs les plus aventureux.


An Index of Metals est un double, version audio et version dvd en vidéo-opéra cosigné avec Paolo Pachini. La musique est encore plus corrosive que dans les œuvres précédentes. Utilisation de tous les bruits parasites, grattements de vinyle, friture numérique, clics, infrabasses, dans un univers varèsien adapté au nouveau siècle... On passe d'un monde à l'autre sans ne jamais quitter l'univers. La guitare électrique se même parfaitement à l'orchestre. Qu'écoutait donc Romitelli pour se détendre lorsqu'il rentrait chez lui ? A-t-il jamais fait de la scène lorsqu'il était adolescent ? Qu'y a-t-il vu et entendu ? Tant de questions sans réponse me brûlent les lèvres tandis que je suis assailli par les sons qui m'entourent et "ignorant des choses qui le concernent". Deux versions image, un ou trois écrans. Deux versions son, stéréo ou 5.1. Le travail vidéographique est décent, mais la "modernité" (comprendre "qui suit la mode") affadit le propos musical beaucoup plus ouvert et généreux. Le texte lui-même propose des hallucinations autrement plus originales (Drowninggirl, Risinggirl, Earpiercingbells). J'imagine une interprétation à la Godard dans son Histoire(s) du cinéma plutôt que ces textures cliniques, fussent-elles empruntées au réel (exercice de style que de fabriquer des images de synthèse sans aucun artifice ; je choisis ici mes moments préférés comme illustrations). Mais quel bonheur de découvrir un nouveau compositeur que l'on ignorait encore la veille ! Romitelli s'est éteint à Milan le 27 juin 2004. An Index of Metals est son requiem.
Ces albums sont sous-tendus par des dramaturgies de matière qui racontent une histoire, poèmes tremblés parfaitement maîtrisés. Ils mènent inexorablement au travail de Vigroux. Je me reconnais dans le drame (entendre théâtre et plus précisément théâtre musical radiophonique) comme dans le Drame (comprendre Un Drame Musical Instantané). Lorsque j'entends ou que je vois des choses qui me plaisent, je n'ai plus à les réaliser moi-même, ça me fait des vacances. Quel soulagement !

P.S.: en 2016, à La Scala de Paris, j'eus la chance d'assister à une version d'An Index of Metals par la soprano Donatienne Michel-Dansac, créatrice du "rôle" avec Ictus, accompagnée par United Instruments of Lucilin dirigés par Julien Leroy. Pas de vidéo, mais des lumières de François Menou, peut-être plus adaptées à l'œuvre.

lundi 8 février 2021

4 compositeurs américains filmés par Peter Greenaway


Article du 23 février 2008

Je n’ai jamais été très amateur des films de Peter Greenaway, souvent ampoulés et prétentieux, si obsessionnels qu’ils en finirent par être franchement ennuyeux, mais je me souviens avoir adoré une exposition en plein air organisé en Suisse où le cinéaste avait (re)cadré la ville en installant des murs percés d’une ouverture pour obliger les passants à la regarder sous un certain angle, dans un cadre imposé. L’invitation à voir était suscitée par quelques marches à gravir jusqu’au point de vue choisi par l’artiste.
Les Films du Paradoxe ont publié un double dvd intitulé 4 American Composers, regroupant quatre films tournés à Londres par Greenaway en 1983. Philip Glass, Robert Asley, Meredith Monk, John Cage, quatre façons de filmer la musique en suivant le style de chaque compositeur. Les quatre documentaires de 55 minutes chacun ont été tournés un an après le prometteur Meurtre dans un Jardin Anglais. Comme pour la série Cinéma, de notre temps, où un cinéaste fait le portrait d’un autre en en adoptant certaines caractéristiques de style, Greenaway choisit chaque fois une forme cinématographique appropriée à l’univers du compositeur abordé.
Il survole l'Ensemble de Philip Glass en mouvements fluides, plongées et contre-plongées, pour ne pas distraire les musiciens interprétant en public cette musique acoustique amplifiée que l’on appelait répétitive avant qu’elle ne devienne « minimaliste ». Les œuvres de Glass m’ont souvent fait l’effet d’une variétisation de la musique répétitive, dont les rythmes s’opposaient à la narration, à la mélodie et à l’harmonie, mon intérêt se portant plutôt vers le virtuose Steve Reich. Pourtant, ici, Music in Similar Motion, Glassworks et Train/Spaceship, extrait du célèbre Einstein On The Beach qui m’avait emballé lors de sa création dix ans plus tôt, produisent un vertige contrebalançant les propos mercantiles de leur auteur.
Pour Robert Ashley, le cinéaste s’inspire de la forme de l’opéra télévisé Perfect Lives en insérant des cartons où s’inscrivent les mots dits lors des entretiens entrecoupant la prestation scénique et en disposant des écrans cathodiques autour des musiciens interviewés à la manière d’un Nam June Païk. Les deux acteurs, Jill Kroesen and David Van Tieghem, brodent autour de la voix d’Ashley ; les bandes préenregistrées de Peter Gordon assurent une immuabilité permettant au piano de « Blue » Gene Tyranny de s’envoler.
Meredith Monk alterne scènes de concert, ballets filmés et archives pour expliquer sa démarche vocale et théâtrale, seule et en groupe, mais le film le plus réussi est, de très loin, celui avec John Cage, véritable leçon de musique et d’écoute autour de son Musical Circus. Nous assistons à quarante ans compressés sur deux heures à l’occasion du 70ème anniversaire du compositeur dans une église désaffectée et arrangée pour l’évènement. Le film s’ouvre sur la destruction de la « rénovation » dont le bâtiment fut victime tandis que Cage lit un texte sur le son en voix off. Les douze œuvres sont jouées de façon aléatoire, parfois simultanément. Son voyage autobiographique, commenté par Cage lui-même, allie profondeur analytique, anecdotes humoristiques et sensibilité explosive, qu'il introduise chacune de ses œuvres majeures ou se livre au rite de l'entretien. On retrouve là les fondements de tout ce qui se fait aujourd’hui de subversion musicale et les fermants utopiques d’une alternative politique. C’est tout bonnement génial ! Une très grande leçon (tous niveaux).

lundi 3 août 2020

My Name Is... Steve Reich [archive]


Articles des 10 février 2007, 8 octobre 2006, 16 novembre 2010, 13 septembre 2011

LES ARCHIVES DE L'À-PLAT

J'ai évoqué ici la Bibliothèque disparue de Babylone et les risques encourus aujourd'hui. Nous connaissions ubu.com. Sur son nouveau blog, Pierre Wendling nous révèle l'existence d'une nouvelle mine, Internet Archive. Le site Internet Archive est une organisation à but non lucratif, fondée en 1996, qui s'est fixée de réunir des documents numérisables dont les droits sont échus et de les offrir en libre service aux chercheurs, historiens, étudiants et à quiconque souhaite les utiliser (sous licence Creative Commons). Les collections proposent des textes, des documents sonores et cinématographiques, des logiciels libres, des sites web. Pour les films, une grande variété de qualité technique est proposée depuis du 64k mpeg4 jusqu'à du mpeg2 gravable en dvd, en streaming ou en téléchargement. Au milieu de dizaines de milliers de documents, on trouve de véritables chefs d'œuvre.


À l'instant où je tape ces lignes, j'écoute un concert historique de Steve Reich, le 7 novembre 1970 à Berkeley, d'une qualité exceptionnelle. Se succèdent Four Organs,” “My Name Is,” “Piano Phase” et “Phase Patterns. Si j'ai assisté aux représentations parisiennes qui suivirent, j'ignorais totalement l'existence de My Name Is qui est dans le style de Come Out. Steve Reich a interrogé le public qui faisait la queue pour le concert en leur demandant : "What is your name ?" et en a monté des bouts présentés lors du concert-même !
Les longs métrages vont de célèbres films muets à des excentricités tels Reefer Madness, Carnival of Souls, Sex Madness en passant par des films dont la question des droits me paraît plus ambigüe (La nuit des morts-vivants, Rashomon, Dementia 13, etc.). Une section intitulée Cinemocracy présente les films de propagande commandés par le Gouvernement américain, au début des années 40, à John Ford, John Huston, Frank Capra et William Wyler !


Je ne résiste pas au plaisir de vous livrer un extrait de My Name Is, même si l'œuvre n'a pas l'envergure des autres pièces du concert, aussi époustouflantes à écouter qu'à leur création il y a près de quarante ans. Le concert complet, c'est .



Depuis cet article de 2007, la Toile offre de nombreuses interprétations de cette pièce...

CROWN HEIGHTS & REICH

C'était vraiment trop bête, un concert avec danseurs se tenait de l'autre côté de la rue pour le 70ième anniversaire de Steve Reich, mais nous n'avions pas pu obtenir de places. Sold out !
Alors j'ai eu l'idée de nous y faufiler à l'entr'acte qui se terminait comme nous passions devant ! Il y a toujours des spectateurs qui s'en vont. Ainsi nous avons pu assister à la seconde partie, magnifique comme toujours avec Reich. La chorégraphie d'Akram Khan accompagnait les Variations pour vibraphones, pianos et cordes, un moment magique qui remontait le niveau de la soirée. Nous avons raté Rosas dansé par Anne Teresa de Keersmaeker sur Fase, un montage de pièces des débuts de Reich, mais la présence du London Sinfonietta sur la pièce de 2005 m'hypnotisa comme chaque fois avec le seul véritable génie de l'école minimaliste. La première fois, c'était au début des années 70, Four Organs et Phase Patterns. Je me souviens que nous étions assis à côté d'Aragon et de ses minets. Sur scène, les musiciens étaient Reich, Philip Glass, Jon Gibson... Plus tard, un concert avenue de Wagram, deux musiciens jouaient chacun une mélodie, mais on pouvait en percevoir quatre par le croisement des harmoniques... La création en France de l'un de mes préférés, Different Trains, par le Kronos Quartet, reste un des moments les plus émouvants de ma douloureuse carrière de spectateur. J'écoute inlassablement le cd. Nous étions ensuite allés dîner chez Bofinger avec leur premier violon, David Harrington, mais le courant n'est pas passé. Nous avions probablement eu les yeux plus gros que le ventre. Je parle de musique, pas seulement de gastronomie.
Mais ce soir, la lune était pleine au-dessus de Brooklyn...

STEVE REICH SE RÉPÈTE


Tout nouvel album de Steve Reich provoque une attente dans l'espoir d'ajouter un chef d'œuvre à la liste des disques dont on ne se lasse jamais malgré l'usure du temps. Chacun a ses préférences, mais Different Trains, dont l'enregistrement de voix parlées fournit la trame mélodique au quatuor à cordes, me semble ne pouvoir qu'entraîner tous les suffrages quand It's Gonna Rain ravira les amateurs d'expérimentations corrosives ; la vidéo de Three Tales conviendra mieux aux fans d'opéra multimédia et Drumming, Desert Music ou Music for 18 musicians restent de grands classiques... Quoi qu'il en soit, tout son catalogue produit la même excitation, le même vertige enthousiaste, même si le compositeur new-yorkais répète éternellement la formule des canons en unissons qu'il a découverte dès 1965 avec ses pièces pour bande magnétique. J'ai eu la chance de les entendre à la fin des années 60 et d'assister à la création française de Four Organs et Phase Patterns ; depuis, je n'ai cessé de m'intéresser à son travail de physicien du son, capable de faire entendre quatre mélodies enchevêtrées à partir de deux monodies par le seul pouvoir des harmoniques. S'inspirant grandement du gamelan, Steve Reich a su s'affranchir du sérialisme en revenant à une écriture tonale inventive qui laisse loin derrière lui les autres tenants de ce que les Américains appellent le minimalisme et que nous avions l'habitude d'appeler en Europe la musique répétitive.
Hélas, depuis 1995 je n'ai pas ressenti l'émotion que me procurent ses anciennes pièces. Double Sextet interprété par eight blackbird et qui lui vaut le Prix Pulitzer ni 2x5 par Bang on a Can ne m'emballent outre mesure. Steve Reich est tenté d'introduire des instruments populaires à son instrumentation, mais il n'en tire pas la substantifique moelle. Comme l'échantillonneur de City Life ne rendait pas la dimension de la ville, les guitares électriques, la basse et la batterie de 2x5 n'arrivent à produire l'électricité du rock. Le sextuor classique d'eight blackbird composé d'une flûte, une clarinette, un violon, un violoncelle, un vibraphone et un piano, génère des effets plus originaux avec d'intéressantes cassures de rythme. Comme pour Different Trains, Reich a recours à l'artifice du playback, chaque ensemble dialoguant avec lui-même pour permettre au compositeur de jouer de ses effets de déphasage dont il a le secret, mais il avoue préférer pour l'avenir des versions où tous les instrumentistes seront en direct, portant à douze et dix les effectifs.
Ces bémols ne m'empêchent pas de remettre sur la platine l'album publié encore cette fois sur Nonesuch pour constater que la deuxième écoute de Double Sextet me transporte sur un petit nuage...

WTC 9/11 (2010) WORLD TO COME


J'ai commandé WTC 9/11, le nouvel album de Steve Reich, par intérêt parce que c'est le seul répétitif qui m'ait toujours emballé, par fétichisme parce que je les possède presque tous, par goût parce que j'adore les interprétations du Kronos Quartet dont il ne m'en manque pratiquement aucun, par tolérance parce que les commémorations du 11 septembre 2001 occultent impérialistiquement le 11 septembre 1973 quand les avions américains prêtaient main forte à Pinochet pour dézinguer Salvador Allende, par mélomanie parce qu'une copie mp3 comme celle que je vous offre ci-dessus ne vaut pas la qualité d'un CD et pour bien d'autres aussi bonnes que mauvaises raisons.
J'ai copié-collé la pochette censurée qui risquait de blesser des étatsuniens que les images de leur télé ne gênent pas lorsqu'il s'agit de montrer les ravages de leur armée et de leur politique un peu partout sur la planète, et la définitive qui me fait m'interroger sur ce que cache cet écran de fumée.
J'ai écouté les nouvelles compositions un peu déçu, parce que le système de "mélodie du discours", qu'avait également utilisé avec talent René Lussier pour Le trésor de la langue, n'a jamais été aussi poignant que sur Different Trains, chef d'œuvre inégalé de Reich. Il consiste à orchestrer la mélodie de voix parlées préalablement enregistrées, ici aiguilleurs du ciel, pompiers, voisins de New York, etc. Déçu aussi parce que le Mallet Quartet et les Dance Patterns, qui complètent le court album, sont deux œuvrettes n'apportant pas grand chose à l'édifice. Déçu parce que j'attends chaque fois un miracle et le propre des miracles est de se produire quand on ne les attend pas.
On lira partout dans la presse que WTC 9/11 est une des œuvres majeures de Steve Reich parce que tout ce qui touche à l'énigme du 11 septembre donne des frissons, parce que la plupart des journalistes découvrent ce compositeur avec quarante ans de retard, parce que c'est politiquement correct à l'image de la pochette définitive du CD. L'album se laisse écouter, mais les quelques dissonances ne suffisent pas à Steve Reich pour se renouveler et l'on préférera cent fois Different Trains ou les premières pièces plus expérimentales comme It's Gonna Rain ou Come Out qui dégagent une rage romantique d'une puissance insoupçonnable.

jeudi 11 juin 2020

Harry Partch [archives]


Articles des 20 octobre 2006 et 16 juin 2016

Première découverte à la boutique Downtown Music Gallery sur la Bowery entre la 2ème et la 3ème rue, un dvd d'Harry Partch édité par Innova à St Paul, ville jumelle de Minneapolis. J'avais acheté le coffret Columbia Delusion of the Fury en 1971 chez Givaudan, boulevard Saint-Germain. Les deux 33 tours étaient accompagnés d'un troisième où Harry Partch décrivait 27 des instruments uniques qu'il construisit pour créer son propre univers musical. Combien d'heures ai-je rêvé devant les photos qui montraient d'énormes marimbas, des arbres où pendaient des cloches de verre, des claviers de bambous et ses Chromelodeons, harmoniums accordés comme tout le reste selon un principe d'octave à 43 microtons !
Leur beauté sculpturale respirait le bois ciré et la musique rappelait un monde perdu entre l'Asie et l'Océanie. Leurs noms mêmes étaient facteurs de rêve : Crychord, Marimba Eroica, Boo, Cloud Chamber Bowls, Spoils of War... Leur accord s'approchait d'un système naturel, loin du tempérament que Partch trouvait complètement faux.
Dans la foulée, je dénichai ses précédents enregistrements parus sur le label CRI (dont certains depuis édités en CD). The Letter, chantée par le compositeur lui-même de sa voix de vieil homme, m'impressionna particulièrement. Partch dirigeait le Gate 5 Ensemble, tandis que son dernier opéra suivait la baguette de son disciple, le percussionniste Danlee Mitchell, qui continue encore à jouer ses œuvres.
Partch (1901-1976) est un de ces américains iconoclastes, souvent autodidactes, qui se sont inventés un monde à part, comme Conlon Nancarrow ou Sun Ra. Comme Nancarrow construisait ses pianos mécaniques, il dût se fabriquer ses propres instruments pour jouer sa musique microtonale dont les rythmes rappellent souvent d'obscurs rituels. Il appartient aux pionniers dans la lignée d'un Edgar Varèse (Ionisation !) ou Charles Ives (pièces en quarts de ton) et influença d'autres Californiens comme Henry Cowell, Lou Harrison et John Cage.
Quelle surprise de découvrir 35 ans plus tard, les images de Delusion of the Fury: A Ritual of Dream and Delusion filmé en 1969 et le Portrait que lui consacre Stephen Pouliot (1972). Les bonus sont aussi exceptionnels, puisqu'on retrouve le commentaire de Partch sur ses instruments, illustré de nombreuses photos (1969), des extraits de Revelation in the Courthouse Park (1960) et la recette gourmande de la confiture de pétales de rose par le compositeur en cuisine (1972). Le documentaire The Dreamer that Remains (1972) est exceptionnel par les documents qu'il propose. Partch parle, joue, chante, construit, scande... Le compositeur propose une vision contemporaine du monde allant chercher ses racines dans la Grèce Antique, les rythmes du gamelan et les sables du désert.

DELUSION OF THE FURY, HARRY PARTCH REVU PAR HEINER GOEBBELS


Alors fan de Frank Zappa et Sun Ra, j'ai découvert Harry Partch en 1971 avec l'enregistrement de l'opéra Delusion of the Fury grâce à François qui tenait le magasin de disques Givaudan au coin du boulevard Saint-Germain et de la rue de Luynes. J'ai depuis acquis la majorité de sa discographie et les deux DVD passionnants qui lui sont consacrés. Je suis également Heiner Goebbels depuis le Festival de Victoriaville au Québec où nous jouions tous les deux en 1987. C'est un des rares compositeurs du label ECM avec Michael Mantler qui attire encore ma curiosité. C'est dire si je suis impatient de découvrir cette re-création rendue possible par la fabrication de copies des instruments originaux, dans une mise en scène différente de celle de Partch, sous la responsabilité du compositeur allemand.


L'œuvre présentée samedi soir en création française à la Grande Halle de La Villette par l'Ensemble Musikfabrik porte en sous-titre A Ritual Of Dream And Delusion. Toute la musique de Partch semble un rituel pour conjurer ses déceptions. Avec cette farce il fustige l'injustice et le rejet dont il fut victime une grande partie de sa vie tout en se moquant de la colère humaine. Après la dépression de 1929, il partit sur les routes pendant une dizaine d'années, ou plutôt sur les rails puisqu'il partagea la vie des hobos, SDF vagabondant de ville en ville en empruntant les trains de marchandises qui sillonnaient les États Unis. Clochard céleste sans lien direct avec Kerouac et la Beat Generation, il n'est pas sans rappeler Moondog, un autre minimaliste américain ayant influencé quantité de compositeurs répétitifs à sa suite.


Mais la musique de Harry Partch (1901-1974) est unique, d'abord parce qu'il travaille la micro-tonalité selon l'octave à 43 tons inégaux d'après les harmoniques naturelles, ensuite parce qu'il dut inventer des instruments qui permettent de la jouer. Ses chromélodéons, chambres de nuages, pertes de guerre, boos, Marimba Eroica, Marimba Mazda, Zymo-Xyl, gongs en cône, etc. me faisaient rêver. Plus tard j'eus la chance de jouer aussi sur une lutherie originale grâce aux instruments inventés par Bernard Vitet et Nicolas Bras, ou programmés par Antoine Schmitt et Frédéric Durieu. Partch note les intonations des voix du quotidien sur les portées comme le firent nombreux compositeurs avant lui et que Steve Reich reprendra avec succès. Influencé lui-même par le théâtre grec, l'Afrique et le Japon il compose des œuvres où les claviers de percussion et les cordes tiennent une place prépondérante. Delusion of the Fury est sorti la même année que l'opéra de Carla Bley, Escalator Over the Hill, mais ce dernier était cantonné au disque, tandis qu'il existait des images de celui de Partch. Les danses, le décor et la lumière participent ainsi au spectacle vertigineux du rituel païen.

jeudi 28 mars 2019

Le son sur l'image (35) - Flying Puppet, le WWW en peinture 4.6.1


Flying Puppet & Somnambules, le WWW en peinture

Ces questions concernant l’art et la manière, le rôle de chacun, sa part d’auteur, alimentent couramment nos discussions avec Nicolas Clauss. Il n’est pas facile de délimiter la quantité de travail de chacun, ni très sérieux de le comptabiliser en heures passées devant la machine. Le temps de la réflexion économise considérablement la durée de la mise en œuvre, le succès d’une œuvre collective dépend souvent d’un petit rien. Nous dépassons tous le rôle que nos fonctions nous assignent a priori, l’élaboration de nos pièces interactives étant le fruit d’un continuel aller et retour, fait de propositions, de critiques, de maturations, d’ajustements multiples. Si je définis un auteur par celui qui véhicule un monde propre à lui-même, un regard original doublé d’une mise en œuvre personnelle, je pense que la création collective peut obéir aux mêmes lois. Il est difficile de quantifier l’apport de chacun, d’autant que cet apport est double, le temps passé sur le projet proprement dit et celui qui lui est antérieur, où l’on s’est formé, où l’on a acquis connaissances, sensibilité, maîtrise, et qui ne demande pas de nouveau délai, du moins très peu, si on le compare à celui que requiert un novice ou un artiste bordélique ! Savoir qui est artiste ou ne l’est pas est une question très à la mode. Elle est induite par l’écran de fumée que les technologies dites nouvelles tendent devant nos yeux comme une toile dans laquelle plus d’un et d’une se sont englués. Les logiciels informatiques font prendre à nombre d’utilisateurs leurs vessies pour des lanternes, et alors, comme disait Pierre Dac, ils se brûlent. Il ne s’agit pas de savoir, je dirais même, bien au contraire. C’est la nécessité, l’urgence, le refus, l’utopie, la révolte, la morale qu’on se fabrique, qui font l’œuvre et définissent son auteur. Le pourquoi des choses est capital, comme la peine qui ne peut être abolie avec la loi. Il vaut mieux, parfois, être un génial ingénieur qu’un artiste de troisième catégorie. Les techniciens appliquent les désirs des auteurs, les artisans manient leurs outils avec virtuosité, les artistes sont souvent gauches et maladroits, tentant de donner au réel les allures d’un autre monde. L’art est une œuvre de l’esprit, fut-il inconscient ou naïf. Ceux qui l’appliquent sont des artisans. Il n’est pas non plus interdit de faire la navette entre les deux selon les projets. L’art appliqué existe souvent parallèlement, il est même couramment pratiqué pour les musiciens, habitués à se mettre au service d’autres arts. Un artiste est conditionné par l’univers qui l’entoure. Il réfléchit ce monde à travers un prisme déformant, retour à l’envoyeur d’une mauvaise balle, inutile de s’en plaindre après coup ! Ces questions sont plus cruciales pour les développeurs que pour le peintre ou le musicien. Comme il est d’usage de les appeler artiste peintre et artiste musicien, ceux-ci n’ont pas besoin de s’interroger sur leur statut social. J’insiste, persiste et signe : un artiste est défini par une morale ou une vision qui ne peuvent être que personnelles, libre à celui ou celle qui la consomme de la faire sienne, mais sa place est tout autre, spectateur, auditeur, visiteur, consommateur… L’art est critique et n’a rien à voir avec la mode, c’est même tout le contraire, ce qui justement explique qu’il perdure au-delà des effets de mode. L’art est l’expression d’une souffrance, d’un refus du monde tel qu’il nous est offert, il prend forme par refus de cette souffrance. Cela se passe en deux temps, inadaptation sociale suivie de la tentative d’y trouver une place viable. Faute de quoi, il n’y aura d’autres issues que dans la folie, la délinquance ou le suicide. Heureusement pour nombre d’entre nous, l’art, cette révolte, peut s’exercer dans l’allégresse, dans la résistance active et la persévérance. Car la seule chose qui « paie », c’est la durée. Même si vous faites de la merde aux yeux de certains, le fait d’en vivre depuis trente ans vous apportera leur considération. Le seul regret sera d’avoir été sans ne jamais être, du moins aux yeux et aux oreilles de vos anciens détracteurs devenus vos fidèles supporters ! L’artiste ne connaît justement que le présent, même s’il lui est douloureux. L’amnésie permet d’avancer, de se renouveler, de rester critique ; la biographie n’est qu’une assurance. Le futur est un leurre, une carotte tenue au bout d’un bâton. Qu’il est réconfortant d’avoir fait, qu’il est excitant de rêver à l’avenir meilleur ! En tout état de cause, je ne connais qu’aujourd’hui, ignorant si je serai là demain.

Long préambule, certainement très naïf aux yeux de certains, pour évoquer mon travail avec Nicolas Clauss. C’est pourtant bien le genre de nos conversations, qui parfois nous donnent matière à créer… Avant de se lancer dans la programmation, Nicolas était artiste peintre, il peignait de vrais tableaux, avec de la croûte, de l’épaisseur, objets collés, intégrés à la toile, lettres volées, photos jaunies, transparence des couches successives, mémoires anonymes, strates incompréhensibles des drames de chacun, parfois un cadre, le cadre. Déjà attiré par les ordinateurs, Nicolas découvre le CD-Rom Alphabet à une exposition organisée par ART 3000 au Forum des Images. Apprenant que c’est réalisé avec Director, il abandonne ses pinceaux pour le lingo, langage utilisé par ce logiciel de programmation. Il prend contact avec dadamedia, lie sympathie avec Frédéric Durieu qui lui apprend les rudiments de la programmation et me le présente. Passionné de musique improvisée et de nouvelles musiques, Nicolas possède depuis longtemps deux albums du Drame. Il me montre une sorte de remix sur trois écrans simultanés qu’il a fait de Machiavel en récupérant les médias du CD-Rom. C’est habile et original. Quelques mois plus tard, Nicolas quitte LeCielEstBleu, dont il est l’un des cofondateurs avec Fred et Kristine, pour monter son propre site, flyingpuppet.com, en avril 2001. Bosch est notre première collaboration, née de sa déception de ne pas participer à notre Jardin des délices. À cette époque, nous lui opposons qu’il n’est pas encore prêt pour assurer la direction artistique d’un projet de cette envergure. Le chemin parcouru depuis montre la vitesse à laquelle il a atteint ses objectifs. Son chef d’œuvre, De l’art si je veux, l’atteste : maîtrise esthétique, humour critique, analyse dramatique, appropriation du passé pour réaliser une œuvre totalement nouvelle. De l’art si je veux met en jeu le regard de jeunes gens sur l’art moderne, auquel ils prêtent leurs voix tandis qu’ils produisent du matériau iconographique s’en inspirant, images fixes et mobiles, pour qu’ensuite Nicolas les organise dans le style de chaque artiste réfléchi. Arman, Bacon, Basquiat, Ben, les frères Chapman, Duchamp, Munch, Spoerri sont passés à cette moulinette. Les choix ne se sont pas innocents, ce sont parmi les références fondatrices du travail de Nicolas. L’aspect le plus époustouflant de L’art est le regard aiguisé des participants de cet atelier, aussi essentiels que les œuvres qu’ils commentent, de l’art à l’état brut avec en toile de fond les réflexions de l’année 2004 et en finition l’intelligence picturale et l’émotion interactive de l’artiste responsable. L’installation que Nicolas réalise avec Jean-Noël Montagné à L’Espal est aussi réussie. L’obscurité d’abord nous aveugle. Dans une salle immense qui rappelle un planétarium sont exposées plusieurs tableaux projetés. On se dandine sur un fauteuil équipé de capteurs pour faire évoluer les visages de Bacon, on avance sur un proscenium en se tenant à une rampe pour voir tous les cris du Munch, le Duchamp est un terrain de football où l’on se repasse la balle… Les enfants s’en donnent à cœur joie, le spectacle est total.


Bosch pose les limites techniques que Nicolas s’autorisera longtemps : une boucle sonore sous chacun des quatre côtés du cadre, un son au centre. Dans le second tableau, résonne une boucle supplémentaire, monastique, lorsqu’on enfonce la souris vers le bas de l’écran. C’est simple, efficace. Je compose un mélange baroque de sons de synthèse et de voix pour une musique répétitive, genre que Nicolas affectionne particulièrement. Je suis moi-même fasciné par le travail de Steve Reich depuis la première heure. Clauss n’est pas développeur, son code n’arrive pas à la cheville de celui de Durieu, Schmitt ou Koechlin, mais il sait programmer ce dont il a besoin. Je me reconnais en lui. Je n’ai jamais su jouer d’autre musique que la mienne. J’accepte ses contraintes car je sais bien que ce n’est pas la technique qui fait l’artiste. Nicolas a un monde pictural qui lui est propre, antérieur à sa prise en main des machines. Il sera amusant de constater qu’avec le temps, il retrouvera le style de ses tableaux après s’en être écarté un moment, le temps d’appréhender sa nouvelle boîte à outils. Les couches de transparence vont faire réapparaître la croûte.
Pour Dark Matter, j’utilise les sons électroniques, et pour Résurrection, un orchestre symphonique virtuel, référence à mes amours malheriennes d’antan. Nicolas insiste sans cesse pour que j’utilise plutôt de véritables instruments acoustiques et des sons réels. Derrière le tiroir inaugure cette demande, même si j’avais déjà sonorisé ses Mini Paint et Typed Paint de petits sons d’interface discrets. Pour Dark Matter, les sons s’enchaînent en suivant les mouvements de la souris, des boucles se succèdent automatiquement, les touches fonctionnelles sont sonorisées. Pour Résurrection, c’est encore plus simple : une boucle de cordes à gauche, une à droite, les bois sous les clics de la souris. La musique de Moon Tribe comporte sept sons/pistes/boucles de percussion synchronisés avec chaque danseur, mais qui se décalent les uns par rapport aux autres selon le moment où l’on clique avec la souris sur chacun des danseurs.

Derrière le tiroir est un premier pas vers le rêve. En introduction, une petite boucle du hérisson qui marche, poupée retrouvée dans l’enfance du peintre, une bulle qui crève donnant l’indice d’où cliquer ici et plus tard. Le vent ou un train dans la nuit, je ne sais plus, à vous de choisir, sur lequel viennent se poser de lugubres oiseaux, des verrous, on frappe à la porte au-delà du bord cadre de droite, un chien aboie à gauche, parfois on entend des ricanements d’enfants. Le clic ouvre un tiroir : murmures, chœur d’hommes, une boîte à musique fait apparaître le tableau suivant, avec valse de François Baxas sur fond de bal. Le tiroir se referme tandis que tous les sons entendus se mélangent dans la tête du hérisson et que le bal s’éloigne. Retour à la case départ. Je commence à me mêler de ce qui ne me regarde pas, nous partageons les critiques sur les images comme sur les sons et la navigation. Chassé-croisé entérine l’idée de castelet qui était sous-jacente. Le hors champ devient un élément déclencheur des modules de Nicolas. Une sanza, piano à pouces africain fait de lames de métal pincées, et un erhu, violon vietnamien à deux cordes, se mélangent. Les boucles se succèdent comme on entraîne les personnages dans les coulisses à gauche ou à droite. Une voix d’homme et une voix de femme accompagnent les deux personnages de Bosch tandis qu’on glisse la souris vers le haut ou le bas. Les apparitions et disparitions de ce jeu de cache-cache déclenchent les sons et construisent la partition miniature. Un accord annonce le dramatique Massacre. Je m’inspire de l’Enfer du CD-Rom sur le Jardin des délices en partageant l’écran en quatre boucles vivaldiennes dont le mixage est réalisé par la place du curseur, question de dosage. Au centre, sont déclenchés des bruits de bataille, cris, chevauchées, lames entrecroisées, tandis que le clic produit un bruit de drap déchiré et réverbéré. En découvrant le module muet, j’ai tout de suite pensé à la Saint Barthélemy alors que Nicolas avait Duchamp à l’esprit. Nous commençons à nous entendre réellement, la complicité prend forme. Pour Sorcière, j’utilise la messe que Bernard Vitet a enregistré à Saint Nicolas du Chardonneret, le fief des intégristes, et qu’il diffuse à l’envers, ainsi que des flammes ralenties et des rires féminins diaboliques. Aux entrées et sorties de champ de L’étranger, je joins un rythme lent ostinato, des percussions jouées sur ma bicyclette et une flûte japonaise, rencontre improbable d’un cycliste en canotier du début du siècle et d’une geisha avec ombrelle. Travelling est accompagné par un triple piano, programme qui me permet de jouer simultanément du piano, un autre retourné mais en quarts de tons, et le troisième accordé modalement. Le mixage de boucles s’effectue en se promenant dans l’image, souris appuyée pour y zoomer. Pour Nicolas, c’est l’entrée dans le monde de la vidéo, dont il va trouver la place déterminante avec Dervish Flowers, en l’incrustant à l’intérieur de ses tableaux.


Pour moi aussi, Dervish Flowers marque un tournant, peut-être parce que Nicolas finit par y programmer une mélodie interactive qui se construit lorsqu’on caresse les fleurs, ou bien est-ce ma palette sonore qui devient plus homogène ? Les cinq boucles musicales se succèdent et évoluent chaque fois que les danseurs disparaissent du cadre. C’est une nouvelle phase de notre collaboration qui débute, plus affirmée dans ses choix esthétiques, avec l’entrée de la vidéo me permettant d’avancer en terrain connu. J’y suis plus à l’aise qu’avec la peinture ou le code. Les mêmes principes régissent Ulchiro : recomposition des mouvements des danseurs image par image à partir de vidéos, boucles musicales invariables sur lesquelles viennent se superposer des séquences de sons qui s’enchaînent aléatoirement. Détournement est de la même eau, chorégraphie pirate qu’on prend en main comme un jeu de ping-pong en construisant de toutes petites boucles vidéographiques, tandis que Jazz permet de mixer un quartet, sax, piano, contrebasse, batterie, et d’ajouter accords et trompette sous les clics de la souris. Avec Jean-Jacques Birgé by himself, Nicolas me propose de réaliser mon autoportrait à quatre mains. Je lui fournis les images et les sons, il les met en scène. Je pioche quelques bribes orchestrales dans mes disques, joue de ma flûte préférée, on entend ma fille chanter, lorsqu’on clique viennent s’ajouter des phrases prises dans la radiophonie de Zappeurs-Pompiers 2 : « nous cherchons toujours le bonheur, nous encodons tous les objets, jets de pierres contre grenades lacrymogènes, on s’arrête là si vous n’avez pas eu le temps de noter, vous avez souri quand c’est passé à l’image, pourquoi ?, les terroristes ne regrettent rien, miracle l’image apparaît… » Les sons et les images apparaissent lorsqu’on sort du cadre en haut et en bas. Pour Avant la nuit, nous enregistrons la voix de Pascale Labbé et la flûte zavrila de Jean Morières dans leur cuisine du Gard ; remonté à Paris j’ajoute la contrebasse. Je cherche chaque fois une ambiance particulière, adaptée aux images de Nicolas. Souvent, nous ne découvrons l’objet que lorsqu’il est terminé. Nous en cherchons ensemble le titre. Nicolas trouve une astuce pour sonoriser interactivement les loaders qui font patienter l’utilisateur pendant que les modules se chargent dans la mémoire vive de la machine, il découpe un son en petites tranches qui sont jouées en ordre aléatoire.

Dans la gueule du loup est créé à partir d’essais réalisés avec sa nouvelle caméra : le chat n’arrête pas de râler pendant qu’on peut jouer du balafon, du clavecin ou de bizarres frottements, en promenant la souris sur les lames de bois, le choix de l’instrument s’exerce dans la verticalité du tableau ; il faut toquer un certain nombre de fois à la porte pour la faire céder et que le félin apparaisse, un pas en avant pour ses rugissements, un pas en arrière pour entamer le clavecin… On retrouve là des constantes, le castelet, des déplacements de sens, transpositions d’échelles, la marionnette du loup qui frappe dans ses mains, qui dévore-t-elle en coulisses ? Dans Pénélope, les vagues, le vent, les voiles qui claquent, les cordages qui grincent, les plaintes des marins, le chant des sirènes sont toujours générés par les entrées et sorties de champ, ou en gardant la souris appuyée. Pour chaque module, le jeu consiste à composer un imaginaire sonore qui colle avec l’image sans être illustratif, et techniquement, à s’appuyer sur les lois qui régissent déjà l’image. Il faut que je comprenne d’abord la navigation pour connaître les limites qui me sont a priori imposées. Ensuite je me laisse aller à rêver, en tentant de ne pas fermer l’interprétation pour que chacune et chacun puissent à son tour se l’approprier. Je vois Jumeau Bar et Heritage comme des documentaires. Pour le premier, situé dans un café à la campagne, Nicolas me demande des sons réalistes qui soient sémantiquement décalés par rapport à l’action mais synchrones. C’est une longue boucle vidéo qu’on peut découper en petites boucles en laissant aller la souris vers la gauche ou la droite. Les sons changent selon la direction de lecture du film. Avec le second, il m’envoie des extraits des discours des présidents Bush, père et fils, pour que je les choisisse et leur donne un sens. J’ajoute la voix des GI américains qui comptent, 1, 2, 3, 4, une respiration profonde et angoissée, des battements de cœur et les balbutiements d’un bébé, le son des puits de pétrole et une cavalcade de chevaux, afin de révéler la névrose du fils à travers les propos partagés avec son père à quelques années de distance.


Le dernier module que nous réalisons au moment où j’écris ces lignes est inspiré de la scène de la douche de Psychose. Je suggère à Nicolas de nous échapper de la terreur du film d’Hitchcock et de n’en conserver que son aspect érotique, voire de l’exacerber. Son traitement graphique surexposé me donne l’idée de sonoriser chaque plan du film avec du papier et les instruments de dessinateur : crayon, gomme, taille-crayon, etc. J’ajoute quelques murmures dont il est difficile de dire s’ils sont dus au plaisir ou à la souffrance, et de longues boucles musicales d’orchestre les plus légères possibles, comme suspendues à un fil…

jeudi 7 mars 2019

Le son sur l'image (32) - LeCielEstBleu, du Zoo à ... 4.5.1


LeCielEstBleu

Le CD-Rom d’auteur, puis le CD-Rom culturel, perdant donc avec dommage leur crédit auprès des éditeurs, la suite se passe sur Internet. On abordera plus loin comment les choses pourraient évoluer dans l’avenir. En 2001, je rejoins Frédéric Durieu qui vient de créer le site LeCielEstBleu avec Kristine Malden et le peintre Nicolas Clauss. Le métier de développeur est l’authentique nouvel apport au monde de l’audiovisuel. La musique, le cinéma et les arts graphiques existaient, mais c’est l’ajout de l’interactivité qui fait révolution. Il s’agit de programmer le moteur qui va permettre à tous les médias de fonctionner ensemble, et au niveau d’un Schmitt ou d’un Durieu, l’interactivité élève l’algorithme au niveau des autres modes d’expression. Ce ne sont plus des techniciens, mathématiciens brillants, mais des partenaires de création à part entière.

Pour une meilleure compréhension des œuvres qui vont être évoquées ici, il est conseillé d’aller chaque fois sur le site référent et de jouer avec les modules dont il est question en suivant les commentaires dévoilés (vœu pieu, 15 ans après avoir écrit ces lignes, alors que tout ce patrimoine a disparu dans une obsolescence programmée vendue sous le nom de progrès).

Le premier module que Fred et moi créons sur LeCielEstBleu est Flying Giraffes. Le succès est immédiat, des centaines de milliers d’internautes vont affluer sur le site. D’autres animaux suivront pour constituer le Zoo : Lucanus Cervus, Mosquito, Penguins, Equus. J’ai voulu sonoriser les mouvements des girafes avec un seul instrument, une percussion africaine appelée lala, de larges rondelles de bois qui s’entrechoquent sur un axe : léger lorsque marchent les girafes, rythmique de danse africaine lorsqu’on les attrape, déglingué lorsqu’on les relâche, un petit choc synchrone à l’atterrissage. J’ai dû ajouter une grappe de grelots ralentis lorsqu’on les fait voler dans le ciel.


Le deuxième animal à se laisser martyriser est un gros scarabée, le Lucanus Cervus. Je dis martyriser à dessein : Fred a été terriblement blessé d’apprendre qu’il n’avait pas obtenu de prix au Transmediale de Berlin à cause de la maltraitance exercée sur les animaux de notre Zoo. Lui qui ne ferait pas de mal à une mouche ! Ne supportant plus les villes, il vit dorénavant à la campagne où il peut enfin passer du temps couché dans l’herbe à photographier plantes et insectes, à cueillir des champignons et à cultiver son jardin. Même si notre scarabée a le don de réincarnation après avoir volé en éclats, il est certain que ces jeux ne sont pas innocents. Ils évoquent parfois la cruauté de l’enfance. Je sonorise le scarabée avec des sons de synthèse lourds et inquiétants pour lui donner des allures de machine de guerre. Son pas est martial, sa volte-face agressive. Un petit son de plus si on s’en saisit. On peut jouer une mélodie de cordes grave et dramatique en le promenant sur l’écran blanc. Au relâchement de la souris, les quatre vingt quinze parties du corps animé se répandent au son d’une explosion pesante et métallique.


Je sonorise le moustique, Mosquito, avec ma bouche, bruits de lippe narquois transposés à des hauteurs aléatoires. Un son de marais travaillé électroacoustiquement crée un univers imaginaire. Une goutte d’eau hors champ fait exister l’étang lorsque chute un moustique. Pour les pingouins, je cherche des sons réalistes qui collent à la chromo carte postale de l’image, mais je ne peux résister à l’envie d’accentuer l’humour de la scène en jouant moi-même le rôle d’un d’entre eux lorsqu’on l’attrape et l’immobilise dans les airs. Tous les animaux du Zoo obéissent à la même règle, il faut les attraper au vol.


Même les chevaux d’Equus se manipulent comme des pantins, mais cette fois la musique est ridiculement emphatique : une boucle de boléro tourne en fond, des percussions rythment leur pas, des cuivres soulignent leurs cabrioles, des cloches ponctuent leurs figures, et le bruit de leurs naseaux rappelle leur chair. La plupart des sons du Zoo sont générés par les mouvements de la souris : clic, relâchement et déplacement… Frédéric Durieu a une manière bien à lui de programmer ses modules. Comme pour Alphabet, il se débrouille toujours pour que les objets s’animent même si l’utilisateur est inactif. Cet aspect génératif de sa programmation remplace ainsi astucieusement une « aide » en montrant l’exemple. De plus, il y a chez lui une élégance dans la jouabilité : une navigation réussie ne devrait pas susciter de recherche laborieuse pour comprendre ce qu’on a à faire, tout doit être évident pour éviter à l’utilisateur les tâtonnements fastidieux et lui permettre de se laisser aller, à jouer tout simplement.
Les animaux du Zoo ont conduit Frédéric Durieu à créer un outil, muet, qui offre à chacun d’animer ses propres pantins, ils ajoutent une femme, une araignée de mer et, surtout, un pupitre de commande qui permet d’agir sur tous les paramètres de PuppetTool.
Un soir de désœuvrement, je propose à Fred de sonoriser son cinétique Moiré, réalisé quatre ans auparavant. En superposant les deux disques composés de cercles concentriques on déclenche quatre boucles sonores qui s’empilent au fur et à mesure que les cercles se confondent, avec crescendo progressif de chaque couche sonore : un son aigu avant que les deux disques ne se rencontrent, un moteur d’hélicoptère quand ils commencent à s’interpénétrer, des cordes lorsque les circonférences touchent les centres, une déflagration de percussions à l’instant où les centres se superposent. L’effet cinétique m’ayant fait penser au générique de Vertigo d’Alfred Hitchcock, dessiné par Saul Bass, j’eus l’idée de cette tension musicale très inspirée par le compositeur du film, Bernard Herrman.


Même protocole avec Week-End. Fred m’envoie par mail le module muet : des oiseaux dans le ciel composent des figures en étoiles en fonction des mouvements de la souris. La scène s’inscrit dans un cadre noir circulaire, comme à travers une lunette télescopique. Trouvant la narration trop gentille et trop simplette, je propose de la sonoriser avec un contre-champ d’accidents de voitures et de sirènes que la transposition de hauteur (pitch) indique de police, de pompiers ou d’ambulance. Il n’y a toujours que quatre petits fichiers sons : l’ambiance ville, une sirène, un coup de frein, un accident… Mais cette fois, aucune interactivité ne les guide, la partition sonore est totalement aléatoire. Je m’inspire encore du cinématographe, ici Che cosa sono le nuvole ?, le court-métrage de Pier Paolo Pasolini, et Crash de David Cronenberg. Dans le premier, les marionnettes d’Othello et Iago jouées par Toto et Ninetto Davoli, lapidées par la foule, se retrouvent jetées à la décharge ; les deux pantins couchés sur le dos découvrent, émerveillés, ce que sont les nuages ? Le second met en scène des accidents automobiles… Mais ce qui me plaît ici, c’est le potentiel d’interprétations que la scène recèle. Chaque fois que j’ai montré ce petit module en public et que j’ai demandé aux spectateurs ce qu’ils ou elles avaient imaginé, j’ai entendu autant de versions qu’il y avait de témoins !

Les trois modules musicaux de Time obéissent à des lois radicalement différentes. L’interface de Big Bang consiste à simplement agrandir deux rectangles, l’un compris à l’intérieur de l’autre et en poussant les bords. La symphonie électroacoustique personnelle à chaque manipulateur que ces mouvements déclenchent au fur et à mesure que grandissent les rectangles est une évocation chaotique de la création du monde. Ce module ouvrait le pilote de notre projet d’adaptation du Jardin des délices de Jérôme Bosch sur CD-Rom. Les parallélépipèdes noir et le blanc sont censés représenter la matière et l’anti-matière qui se frottent l’une à l’autre jusqu’à produire le petit résidu qui sonna notre origine ! Dans le passé, j’avais plusieurs fois tenté de parvenir à ce résultat musical sans en être satisfait, une improvisation agissant sur de grosses masses orchestrales. Frédéric Durieu m’offre cette fois de réaliser mon rêve. Je lui livre quatre banques de sons : cinq fichiers de cuivres, cinq de percussion, cinq de sons électroniques et treize extraits radiophoniques. La position de la souris sur l’écran joue le rôle de mixeur pour les trois premières catégories de sons tandis qu’on la promène en roll over. On peut activer et désactiver les cuivres en cliquant. Les citations radiophoniques se déclenchent quand les rectangles reprennent leur taille initiale. Au lancement du programme, les sons sont transposés dans le grave, mais plus on joue avec Big Bang plus la transposition s’opère vers le haut, jusqu’à totalement disparaître dans le spectre ultrasonore.


Le deuxième module de Time est également issu du Jardin des délices, réalisé avec la graphiste Veronica Holguin. Forever produit une musique répétitive infinie, différente à chaque redémarrage : un choix aléatoire de cinq instruments s’effectue parmi onze possibles, ainsi que la tonalité, le tempo, le mode binaire ou ternaire. Ensuite, cet hommage à Steve Reich évolue tout seul grâce à un système programmé d’élisions et d’additions de notes, de règles strictes (les combinaisons rythmiques évoluent toutes les huit mesures) et de choix aléatoires (la hauteur des notes). Les cinq instruments distribués dans l’espace stéréophonique sont des percussions à clavier (marimbas, celeste, cloches tubulaires), des bois (flûte, cor anglais, clarinette basse, basson), des cordes pincées (pizzicati). Ce sont tous des instruments qui supportent d’être courts et dont le clonage est moins pénible que des cuivres ou des cordes frottées. Au bout de quelques minutes, de nouveaux instruments remplacent les premiers. Toutes les notes ont la même longueur et s’enchaînent les unes derrière les autres. Nous avons dû ajouter un silence de la même durée pour créer des rythmes, et ajouter sans cesse de nouvelles règles pour que la musique finisse par nous plaire, en rééquilibrant les basses et le reste, en accélérant certaines progressions, en évitant les répétitions malheureuses, en changeant de tonalités toutes les trente deux mesures, de tempo toutes les quarante huit, et tutti quanti. Il y a vingt-quatre notes par instrument, soit deux cent soixante-cinq sons. Les touches numériques de 1 à 0, commandes secrètes destinées aux présentations en public, permettent de fléchir un peu le système musical : 0 remet tout à zéro, 1 monte l’ensemble d’un demi-ton, 2 passe en binaire, 3 en ternaire, 4 change les cinq instruments en cours, 5 à 9 correspondent au changement de tel ou tel instrument situés dans la stéréo. Pendant que la musique évolue toute seule, les libellules dessinent des étoiles qui elles-mêmes se transforment sans cesse, et ce grâce à une erreur programmée, l’arrondissement à la décimale supérieure de l’algorithme concerné.



Le premier module de Time, Big Bang permet d’improviser en promenant la souris sur l’écran, le second, Forever, est musicalement génératif. Pour le troisième, PixelbyPixel, chaque pixel de l’écran propose une combinaison musicale différente, soit 1024x768 = 786 432 possibilités qui, chacune, varient dans une infinité de propositions ! On improvisera, comme pour le premier, une musique électroacoustique en promenant la souris, mais cette fois, ce n’est pas le mouvement qui est important mais la position, abscisse et ordonnée. Les deux éléments de l’algorithme sont la distance de la souris avec le centre et l’angle ainsi formé. Ces spécifications m’ayant été préalablement fournies, j’envoie vingt-deux percussions mono dont un piano (sur cinq des huit pistes disponibles), trente-six boucles stéréo sur toute l’étendue possible (trois pistes), et quatre sons de passage mono. Je dis « j’envoie » car nous correspondons à la fois par mail (sons et règles) et par téléphone (explications et ajustements). Nous avons, depuis, ajouté à cette panoplie une petite caméra vidéo qui nous permet de communiquer en visioconférence. La base de cette œuvre musicale est constituée des boucles stéréo, sons électroniques créés sur un synthétiseur–échantillonneur que j’ai préalablement programmé avec mes propres sons, et qui sont répartis autour du centre en trente-six zones comme des parts de tarte. Les boucles sont transposées dans le suraigu lorsque la souris s’approche du centre et dans l’extrême grave en se rapprochant des bords du cadre. Leur durée étant proportionnelle, plus on s’éloigne du centre, plus la boucle est longue. La hauteur des percussions s’appuie sur la règle inverse : plus on s’éloigne du centre plus elles sont courtes et nerveuses. Leur tempo et leur rythme sont donnés par un algorithme complexe qui s’appuie sur une combinaison binaire de 0 et 1, toujours suivant la position de la souris, abscisse et ordonnée. On peut supprimer les percussions pendant un moment avec la touche espace. C’est particulièrement intéressant lorsque l’on joue très près du centre. Pour chacun des modules musicaux que je compose, j’aime laisser une part de découverte et d’invention au joueur, que l’espace de transgression soit préservé !


De son côté, Fred répond en ajoutant sans cesse de nouvelles règles, certaines n’agissant parfois qu’après une durée de jeu conséquente. Soudain de nouveaux sons apparaissent en même temps que les objets animés adoptent de nouveaux et surprenants comportements. C’est par exemple la cas de l’iMac Show, un iMac qui fait des pirouettes comme la lampe de Pixar mais en réagissant aux titillements de la souris et à son humeur du moment ! Je définis avec Fred la liste des adjectifs caractérisant chacun de ces comportements, puis j’enregistre ma voix en tâchant de conserver la légèreté du graphisme et l’élégance des mouvements tout en cherchant à humaniser notre timide iMac. Je devrais écrire cabotiner tant il fait penser à un petit chien. Nous faisons de petites transpositions pour gommer l’aspect trop mécanique et panoramiquons la cinquantaine de sons suivant la place de l’objet. Mon travail ressemble ici plutôt au bruitage de dessin animé qu’à de la musique interactive, contrairement au module Free Zerpo que nous réalisons pour le site Internet de Nike.


Cette fois, chaque lettre du clavier de l’ordinateur correspond à une figure acrobatique d’un danseur et à une boucle sonore qui l’accompagne. Je place cinq boucles rythmiques sur les lettres en bout de rangée et une sixième, un break, sous la barre espace. Le passage d’une boucle à une autre est camouflé par un son de passage, il y en a cinq tirés en aléatoire. Les vingt et une lettres restantes sont superposées à ces rythmes. Certaines obéissent à des lois exceptionnelles comme de ne jouer qu’au contact du sol plutôt qu’à la frappe sur la touche, une autre le fait se tortiller jusqu’à ce qu’on la relâche… Lorsque l’on attrape le danseur, une nouvelle banque de cinq sons, tirée parmi trois possibles, se superpose pour composer une mélodie aléatoire, tantôt cordes frottées, tantôt xylophone, ou petits bruits bizarres.



De nombreux projets ne virent jamais le jour, comme toujours, essais abandonnés en cours de route, faute d’une conception erronée ou d’un manque de subsides. Il en est ainsi de Loopy Loops, tentative avortée de musique infinie composée avec Bernard Vitet à partir d’un système cellulaire, ou Le Jardin des délices resté à l’état de pilote. Je regrette beaucoup le Jardin proprement dit, où poussaient plantes, fleurs et champignons aux formes plus que suggestives, vulves et phallus suggérés par ces photographies de nature prises en forêt et dans les champs. Le rythme variait chaque minute tandis que des flûtes mélodiques accompagnaient les apparitions, on entendait les herbes écartées, les caresses portées aux fleurs généraient des râles de plaisir. Les rythmes de cette forêt d’émeraude y étaient moites, les flûtes si calmes qu’elles nous laissaient respirer à notre tour… Dans L’Enfer du Musicien, défilait l’histoire de la musique pendant qu’un eugénisme imbécile et cruel résolvait avec terreur la question démographique.


Planète Circus est le dernier CD-Rom resté à l’état de pilote : belle interface qui évoluait au gré de la météo et numéro d’équilibre sur un fil avec flopée d’animaux savants.

P.S.: relisant ce que j'ai écrit en 2005, je suis totalement dépité que toutes ces créations aient disparu dans la faille de l'obsolescence programmée. Certaines fonctionnent encore sur un vieil iBook blanc que j'ai pieusement conservé et qui m'a permis de réaliser les captures-écran, mais il me lâchera un jour comme toutes mes machines. Je n'ai aucune trace d'autres comme le danseur de Free Zerpo et ma collection exceptionnelle de CD-Rom dort au grenier...

Précédents chapitres :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles / Au cirque avec Seurat / Casting / Musique originale ou préexistante / Bruitages et un peu de technique 1 / 2 / Le synchronisme accidentel / La musique interactive
III. Un drame musical instantané : Un drame musical instantané / Un collectif / Des films pour les aveugles 1 / 2 / L'image du son / La nouvelle musique du muet / Rien que du cinéma ! 1 / 2
IV. L'auteur multimédia : L'auteur multimédia / Carton / Machiavel / Alphabet, la poésie interactive / LeCielEstBleu, du Zoo à...

À suivre :
LeCielEstBleu, La Pâte à Son / Flying Puppet, le WWW en peinture / Somnambules / Les Portes, vers de nouvelles interfaces...

jeudi 10 janvier 2019

Le son sur l'image (20) - Un drame musical instantané 3.1


III. Un drame musical instantané

Fallait-il placer ce chapitre avant ou après celui sur le multimédia ? À ce stade du récit, je choisis de revenir à la chronologie, insistant sur le cheminement d’une pensée issue de la pratique. Les aventures relatées ici concernent mes œuvres les plus personnelles, tant musicales, au sein d’Un Drame Musical Instantané, qu’interactives comme nous y reviendrons dans le prochain chapitre.

Les leçons que j’ai tirées de ma pratique croisent souvent la tentative de décryptage de ma démarche. Rien n’empêche le lecteur d’aborder ce livre dans un autre ordre que celui dans lequel je l’ai construit. On ne le répétera jamais assez : la lecture est un processus éminemment interactif… Contrairement à la rédaction ! Persuadé que la logique de la création va se nicher dans les coins reculés de notre longue histoire, je la reprends depuis les origines, ici seulement celles de l’auteur, soyez rassurés, les antécédents audiovisuels ayant déjà été esquissés dans la première partie. Pour les poètes obsessionnels qui souhaitent un retour radical vers le passé, je renverrai au module Big Bang sur le site Lecielestbleu (hélas plus accessible depuis) !


Coup de chapeau à mes maîtres

Ayant institué une règle d’or de m’égarer dans un labyrinthe d’activités qui tient du Lego et de la charade à tiroirs, il est plus sage de repartir de mes débuts pour dérouler le fil d’Ariane qui me mène jusqu’à vous. With a little help from my friends. Né en 1952 à Paris rue des Martyrs dans le IXe arrondissement, je suis un petit Parisien typique. Ma mère est née boulevard de Strasbourg, ma grand mère rue du Faubourg Saint-Denis. Du côté de mon père, c’est Angers. Un boulevard y porte le nom de mon grand-père, Gaston, directeur de l’usine d’électricité, déporté et gazé à Auschwitz, après avoir été dénoncé par un de ses ouvriers. Gaston est mon second prénom. Mes souvenirs de vacances angevines embaument des jardins fleuris où se promenaient une poule jaune et une tortue facétieuse, avec le château fort comme toile de fond et des étendards confectionnés pour la Libération retrouvés au fond d’un garage. Mon père ayant émigré depuis longtemps à Paris et choisi son propre parcours, je n’y ai que très peu d’attaches. Côté maternel, même si un quart de queue trônait au milieu du salon de l’avenue Constant Coquelin, rares sont les antécédents musicaux familiaux. Ma grand-mère maternelle, Madeleine, était soprano dramatique amateur comme cela pouvait se pratiquer dans les bonnes familles bourgeoises, capable de réciter Corneille ou de tenir tous les rôles d’un opéra, au grand dam de toute l’assemblée. Elle avait chanté aux Concerts Colonne sous la direction de Paul Paray. Mon grand-père, Roland, avait connu Max Jacob et Erik Satie. Cela s’arrête là. Aucun musicien dans la famille, et mes parents, qui s’affublaient du qualificatif d’intellectuels de gauche, ne me semblaient posséder aucun réel sens artistique. Par contre, ma tante Arlette, la sœur aînée de ma mère, était peintre abstrait. Il y avait, accrochées dans notre appartement, nombreuses de ses toiles. Il est possible que cette présence m’incita à passer à une autre abstraction, la musique. Ai-je été influencé par ces formes colorées que je trouvais agréablement déséquilibrées et dont le côté bancal me procurait un vertige émotionnel ?


Lorsqu’elle rencontra mon père, ma mère était vendeuse en librairie. Il était alors agent littéraire. Jusqu’à l’âge de quarante ans, il avait été un aventurier, accumulant tous les métiers à condition qu’on n’y porte aucun uniforme ! Mon père, ce héros, fut piqueteur pour lignes à haute tension, coiffeur pour dames, barman au Ritz, pêcheur sur un chalutier, correcteur au Bottin, videur de boîte de nuit, acteur de cinéma, critique à l'ORTF, modiste, espion pendant la guerre, médecin à la Libération… Journaliste à France-Soir, correspondant du Daily Mirror, il interviewe Churchill et Paulette Godard alors mariée à Chaplin, il parle anglais avec l'accent d'Oxford et écrit l’allemand en gothique. Il fonde et dirige la Collection Métal avec Jacques Bergier, des romans d'anticipation. Contrebandier, il passe des médicaments en Espagne et des livres porno en Belgique, son coéquipier est le futur éditeur Éric Losfeld… Agent littéraire, il lance Frédéric Dard, dit San Antonio, et Robert Hossein, il a les droits du Salaire de la Peur et de Fifi Brindacier, est l'agent de Michel Audiard, de Marcel Duhamel et de sa Série Noire, de Francis Carco dont il produit les pièces. Il est secrétaire de rédaction à Cinévie, vendeur de voitures d'occasion, chef de publicité, administrateur des Ballets de Janine Charrat, expert auprès des Tribunaux pour l'Opéra de Paris… Il est le Visiteur du Soir dans une émission de Pierre Laforêt sur Europe 1, auteur d'un feuilleton policier pour la radio, candidat bidon pour lancer L'Homme du XXe Siècle avec Pierre Sabbagh à la Télévision Française. Il aide Bruno Coquatrix à ouvrir l'Olympia en faisant de la cavalerie, traduit mes versions latines sans dictionnaire, fait des contresens, et il regrettera toujours d'avoir abandonné le monde du spectacle, après avoir fait faillite en produisant, au Théâtre de l’Étoile, la comédie musicale Nouvelle Orléans avec Sidney Bechet. Jacques Higelin, qui y tenait son premier rôle, me terrorisait, déguisé en indien avec des plumes et hurlant tant et si bien que je m’accroupissais dans le fond de la loge à son entrée en scène. J’ai cinq ans. Mon père doit changer de vie parce qu'il a deux enfants à charge et plus un sou, il remboursera ses dettes jusqu’à trois ans avant sa mort. Il adorait la musique, je représentais un peu sa revanche. Au Hot Club de France, Louis Armstrong venait tous les soirs jouer dans sa chambre comme il avait la plus grande de l'hôtel. Ses goûts l’emmenaient plutôt vers le jazz à la papa et Beethoven. Les interprétations de Karajan m’horrifiaient, il me faudra découvrir les enregistrements de Bruno Walter pour enfin me réconcilier avec ses symphonies. Il est mort un casque sur les oreilles en écoutant la Callas chanter la Traviata. Pour ses funérailles, il désirait que je joue de la trompette. Comme si j’en avais le cœur ! Plutôt qu’un concert de canards, je concoctai une heure trente d’histoire de la trompette jazz qui nous permit de tenir le coup pendant l’interminable cérémonie de la crémation, simulacre de rituel sans les pompes. C’est tout de même moins pénible en plein air.

Ma seconde naissance remonte à 1968. J’ai quinze ans. Le 10 mai 1968, je demande au proviseur de mon lycée s’il y aura des sanctions si nous faisons grève. On n’avait jamais vu cela. En cinq minutes, ma vie bascule. J’étais un gentil petit garçon qui refusait de descendre acheter le pain s’il n’avait pas enfilé sa cravate. Je deviens un révolutionnaire qui file enfoncer les portes du lycée de filles voisin pour emmener nos camarades à la manifestation. Je n’ai pas réussi à attirer plus d’une vingtaine de filles ce jour-là, mais c’est un bon début ! Le soir, mon père me dit, qu’après tout ce qu’il m’a raconté sur son engagement politique, ma mère et lui vont être très inquiets mais qu’ils comprennent mon enthousiasme. Je fais partie du service d’ordre à mobylette pendant les manifs, je livre des affiches imprimées aux Beaux-Arts pour l’ORTF, vends le journal Action Porte de Saint-Cloud et milite au Comité d’Action du XVIe arrondissement (sic !). Trop indiscipliné, je n’ai jamais appartenu à aucun parti.

J’enchaîne directement avec un voyage initiatique aux États-Unis, trois mois de vacances d’été à en faire le tour, seul avec ma petite sœur de treize ans. Nous voyageons la nuit en bus Greyhound lorsque nous n’arrivons pas à nous faire héberger. À Cincinnati, je vais à des battles of the bands, concours d’orchestres de rock. Jef, un copain de mon âge, me fait écouter Frank Zappa. À San Francisco, les enfants de nos hôtes me font fumer mon premier pétard, m’emmène au Fillmore West écouter le Grateful Dead et m’offre les deux précédents disques de Zappa qui n’est pas leur tasse de thé. Leur père, médecin pour les Black Panthers, apprend le swahili (J'ai publié en 2014 le roman USA 1968 deux enfants qui raconte cette incroyable aventure, roman pour tablette avec photographies, films, musiques et interactivité !). Je rentre à Paris, je fais pousser les graines que j’ai rapportées et je commence à m’intéresser à la musique. J’ai dans mes bagages Jefferson Airplane, les Silver Apples, David Peel and the Lower East Side, In-a-gadda-da-vida et le dernier 45 tours des Beatles, Hey Jude et Strawberry Fields Forever. Je découvre Captain Beefheart and the Magic Band, qui me fait définitivement sauter le pas vers tout ce qui est bizarre ! La rencontre décisive a lieu dans les coulisses du Festival Pop d’Amougies en Belgique. C’est le premier grand rassemblement en Europe, le festival ayant été interdit sur le territoire français. Je campe sous le chapiteau où se déroulent les concerts avec mon sac de couchage et un petit magnétophone sur piles. Les bobines font 9 centimètres, c’est du 4,75 cm/s. Un soir, je saute les barrières pour intercepter Zappa que j’abreuve de questions pendant quarante-cinq minutes. C’est le bonheur. J’aurai la chance de le revoir ensuite à chacun de ses passages à Paris. Au Festival de Biot-Valbonne, je lui trouve un ampli, des musiciens. Notre dernière rencontre remonte au concert du Gaumont-Palace avec le violoniste Jean-Luc Ponty. Mais ce sont surtout ses disques qui m’impressionnent. Dans son premier album, le premier double de l’histoire de la pop music, il donne la longue liste de ses influences. Pendant des années, je vérifierai mes nouvelles découvertes sur la liste publiée dans Freak Out ! : Schoenberg, Roland Kirk, Mauricio Kagel, Charlie Mingus, Boulez, Webern, Dolphy, Stockhausen, Cecil Taylor, et celui qui m’importe le plus, Charles Ives


Je me suis aussi entiché de son propre héros, Edgard Varèse (Indispensables, les Entretiens de Varèse avec Georges Charbonnier (Belfond). Le style et l’idée d’Arnold Schönberg (Buchet/Chastel), les livres de John Cage et les quatre énormes volumes du Traité d’orchestration de Koechlin (Max Eschig) m’ont également impressionné). Zappa le citait sur chacune de ses pochettes : « Le compositeur d’aujourd’hui refuse de mourir. » J’ai d’abord été fasciné par Déserts et Arcana. Déserts est la première partition mixte pour orchestre et bande magnétique. J’ai découvert ensuite Ionisation, Ecuatorial, Nocturnal et le reste du catalogue. Toute l’œuvre de Varèse tient sur deux cd. Il faudra attendre 1999 pour voir son intégrale réunie par Riccardo Chailly. Les rêves prophétiques de Varèse n’ont pu se réaliser que ces dernières années avec les nouvelles technologies et l’essor de la musique techno.

Les partitions symphoniques de Frank Zappa me touchent plus que ses chansons rock. Son film, 200 Motels, est un patchwork psychédélique très en avance sur son époque. Au début, j’adorais que chaque album soit complètement différent du précédent. Ensuite, ça s’est rockisé et banalisé. Je n’y suis revenu que sur la fin de sa vie, avec l’Ensemble Modern. Chez Zappa, j’adorais le mélange de sources et de genres, les effets électroniques, l’humour et l’engagement politique, l’énergie tant dans la musique qu’avec tout ce qui tourne autour.

J’ai enchaîné avec Sun Ra, Harry Partch, Conlon Nancarrow, Soft Machine, Steve Reich, l’Art Ensemble de Chicago, et Michel Portal. Je sortais souvent en concert, rock d’abord, puis très vite des trucs assimilés au jazz, probablement après avoir entendu les jazzmen à Amougies. Inoubliable Joseph Jarman de l’Art Ensemble de Chicago pastichant, complètement à poil, les rockers à la guitare électrique. La plus époustouflante démonstration avec le Purple Haze d’Hendrix à Monterey. J’ai plus tard parfait ma culture musicale avec l’intégralité des concerts organisés par Boulez à la création de l’Ircam, intitulés Perspectives du XXe Siècle. Mon compositeur fétiche reste l’américain Charles Ives. Il a tout inventé, dodécaphonisme, quarts de ton, sérialisme, polytonalité, musique répétitive, seulement le temps d’un morceau. Il a intégré un orchestre de guimbardes dans une symphonie, fait jouer l’orchestre dans douze tonalités simultanées sur des tempi différents, son quatuor à cordes est construit comme une conversation, et lui aussi est passionné de politique, influencé par les transcendantalistes dont s’inspirera plus tard la Beat Generation. Il fait publier à ses frais une proposition d’amendement pour élire le président des États-Unis au suffrage universel, déjà ! Comme personne ne veut le jouer de son vivant, il a une autre profession, assureur, il invente l’assurance sur la vie ! Certains critiques ont supposé que le véritable génie était son père, meilleur chef d’orchestre de la guerre de sécession, qui obligeait ses enfants à chanter en quarts de ton, faisait marcher l’harmonie de sa ville depuis un bout de la rue principale, et de l’autre, celle du patelin d’à côté dans une autre tonalité et dans un autre tempo, et du haut de son balcon situé à mi-chemin, il notait les notes qui arrivaient au fur et à mesure…

J’ai beaucoup de chance à cette époque, parce que les musiciens que je rencontre sont fascinés par ces deux mômes, ma sœur et moi, qu’ils considèrent comme de petites mascottes. Je fais le bœuf à la flûte avec Eric Clapton. J’accompagne les dévots de Krishna à l’harmonium chez Maxim’s avec George Harrison. Le véritable déclic qui va changer le cours de ma vie, c’est de rentrer à l’Idhec, à dix-huit ans. En 1971, je souhaitais arrêter mes études pour me consacrer au light-show et à la musique. Ma mère insiste pour que je tente le concours de l’école nationale de cinéma. Je suis trop émotif et rate souvent mes examens (À part celui de twist organisé par la radio quand j’avais dix ans, que j’ai gagné avec ma petite sœur… La plupart des prix que j’ai obtenus l’ont été sans que je m’y inscrive !), mais cette fois, je m’en fiche, je le passe pour lui faire plaisir, et réussis sans effort. Le concours est sensationnel, conçu pour déceler des aptitudes créatrices plutôt que pour vérifier des connaissances. Depuis que j’avais eu la bac, j’avais décidé de ne plus jamais faire quoi que ce soit qui me déplaise. Je m’y suis tenu, commençant par trois des plus belles années de ma vie. Le matin, projection de film ; l’après-midi, pratique ! Mes professeurs sont les plus grands professionnels du cinéma, j’apprends la direction d’acteurs avec Jacques Rivette et Michael Lonsdale, la prise de vues avec Henri Alekan et Ricardo Aronovitch, le cadre avec Alain Douarinou... Aimé Agnel est chargé de nous sensibiliser à l’univers sonore, et Michel Fano développe sa conception de la partition sonore. Si j’ajoute Antoine Bonfanti, mixeur entre autres de Godard, ce trio m’inocule une passion pour le son qui ne va plus me quitter. Bonfanti mixait, avec tous les doigts, baissant ou remontant brutalement les potentiomètres, sans la prudence qui m’a toujours énervé chez la plupart des professionnels. Pour La nuit du phoque (bien qu’il soit mon neuvième exercice cinématographique, La nuit du phoque est considéré comme mon premier film, coréalisé avec Bernard Mollerat en 1974. Il est sorti en DVD chez MIO Records, sous-titres français, anglais, japonais, hébreux, avec la réédition en CD de mon premier disque, Défense de, également accompagné de plus de six heures de musique inédite du trio Birgé Gorgé Shiroc), il nous demande si on regarde le film avant ou si on se lance directement. Nous sautons à pieds joints, tandis qu’il découvre le film au fur et à mesure des scènes, jouant des surprises et donnant au mixage une spontanéité que les machines automatisées d’aujourd’hui ne permettent plus. Il est parfois plus efficace de jouer sur des instruments simples qui préservent l’émotion et l’instinct que de vouloir tout contrôler en naviguant parmi des dizaines de pages mémorisées qui s’enchaînent et nous font risquer la noyade par abus de précautions.


Le plus marquant de tous les formateurs rencontrés à l’Idhec est le responsable de l’analyse de films, Jean-André Fieschi. Pendant trois ans, nous décortiquons les films à la table de montage. En seconde année, j’ai choisi montage plutôt que prise de vues comme seconde spécialisation en plus de la réalisation. À la sortie de l’École, je deviens son assistant et collaborateur pendant les quatre années qui suivent. Fieschi est un type génial, suicidaire dans ses propres œuvres, un passeur comme il en existe peu. Il a lui-même été formé par l’écrivain Claude Ollier, un des pères du nouveau roman. Il m’apprend 50% de ce que je sais aujourd’hui, me donne les outils pour acquérir par moi-même 40% du reste, je garde 10% pour mes parents qui m’ont donné une morale à toute épreuve. Je n’ai rien appris au lycée qui vaille la peine d’être souligné, pas même pendant les deux ans où mon professeur d’histoire-géographie est Julien Gracq, l’auteur du Rivage des Syrtes. Je bûche pour avoir de bons résultats, mais la valeur des choses m’y échappe. Je ne connais que les extraits de textes du Lagarde et Michard, on ne m’a jamais appris à lire un livre d’un bout à l’autre. Tout ce dont je me souviens des cours de musique, c’est d’avoir chanté La Grande Duchesse de Gerolstein d’Offenbach : « Voici le sabre, le sabre, le sabre… Voici le saabre dee mon père, et tu vaas le mettre àà ton côté, et tu vaas le mettre àà ton côté… » Après 1968, je comprends que les vraies valeurs sont ailleurs. Je me laisse porter par le succès scolaire de mes premières années mais le cœur n’y est plus. Je passe mon bac scientifique de justesse, du second coup, avec 2 en maths et 5 en physique, une prouesse, pirouette possible grâce à la philo, à la gymnastique et aux langues étrangères. À cette époque, on orientait déjà les bons élèves vers les mathématiques ; les littéraires étaient considérés comme des nuls, il ne peut être question de la filière artistique.

Jean-André Fieschi a été journaliste au Monde, au Nouvel Observateur, aux Cahiers du Cinéma, il joue Heckell (tandis que Jean-Louis Comolli joue Jeckell) dans Alphaville, son écriture est incisive, imagée, structurée comme un film, les siens sont hors du commun. Grâce à lui, je rencontre tous ceux et celles que je n’aurais jamais imaginé croiser : Godard, Rouch, les Straub, Rivette, Jean-Pierre Léaud, Bulle Ogier et tant d’autres. Je me souviens d’un soir de première au Musée Galliera avec Louis Aragon, où Steve Reich présentait Four Organs / Phase Patterns. Lorsque je sors de l’Idhec, Jean-André est directeur de production à Unicité, il me commande des musiques pour des audiovisuels. C’est beaucoup plus agréable que d’être asssistant-monteur de René Clément, ou assistant-réalisateur de Jean Rollin, même si on l’appelle le pape du porno vampire ! Quelques années plus tard, un de mes élèves me reconnaît en aveugle vendeur de cartes postales dans Suce-moi, vampire, la version hard de Lèvres de sang. C’est un rôle très chaste ! Cet étudiant est Christophe Gans, le futur auteur de Crying Freeman et du Pacte des loups. Il sait déjà ce qu’il veut. Je joue le rôle d’assistant de Jean-André pour son film expérimental, Les Nouveaux Mystères de New York, entièrement tourné à la paluche, une caméra qui a la particularité d’être un œil au bout d’un câble. À une époque où la vidéo est balbutiante, cette caméra Aäton, inventée par Jean-Pierre Beauviala, est révolutionnaire. Il paraît que le film que nous avons tourné s’est, depuis, effacé de la bande 6,35. Avec le temps, va, tout s’en va. Jean-André me fait lire des livres, à moi qui n’aie jamais lu que des Johnny Sooper et des Harry Dickson. Un jour que j’ai un panaris au pouce qui me fait souffrir le martyre, il me passe Le bras cassé de Michaux, c’est une révélation : « Nous ne sommes pas un siècle à paradis mais un siècle à savoir. » J’enchaîne avec les Écrits de Laure, Freud, la correspondance de Rimbaud, Ramuz… Il me fait découvrir l’opéra en commençant par ceux du début du siècle, Wozzeck de Berg et Pelléas et Mélisande de Debussy, pour remonter ensuite progressivement dans l’histoire. Même chose avec le free jazz, la musique classique, le cinéma. Je fais le chemin à l’envers. À l’école, ne devrait-on pas commencer par l’actualité pour remonter le fil du temps ? Jean-André m’apprend qu’il est toujours préférable de s’adresser au bon dieu qu’à ses saints, qu’il vaut mieux lire un livre de Renoir plutôt qu’un livre sur Renoir. Règle absolue, toujours remonter aux sources, pour se faire sa propre idée. Je ne saisissais pas ce que je pouvais lui apporter en retour. Plus tard, j’ai compris qu’il était fasciné par ma facilité de faire. La mise en pratique, l’action. Grand théoricien, il était handicapé par le passage à l’acte. À cette époque, j’agis intuitivement et réfléchis ensuite, cherchant à comprendre les pourquoi ; cela me poussera à écrire à mon tour, et ce faisant, à préciser mon langage.


Le dernier de mes maîtres est mon camarade de jeu, Bernard Vitet (lire son Cours du Temps). Nous nous rencontrons en 1976, lors d’un concert de soutien à la clinique anti-psychiatrique de Laborde, près de Blois. Nous sommes une quinzaine de musiciens à participer à l’orchestre Opération Rhino, réunis par Jac Berrocal. Je joue à jardin, à côté du saxophoniste Daunik Lazro. Il est côté cour, près de Pierre Bastien, qui, à l’époque, est contrebassiste. Je connais Bernard Vitet de réputation pour être un des fondateurs du Unit avec Michel Portal. Tout le monde semble préférer que je souffle dans mon saxophone alto plutôt que de me laisser tripoter cette drôle de machine qu’on appelle un synthétiseur et qu’aucun n’a jamais vu de près. Je suis pourtant franchement nul au sax. Bernard heurte rythmiquement des bouteilles de bière vides jusqu’à ce qu’elles éclatent, formant autour de lui un cercle vide jonché de bris de verre. Nous nous reconnaissons instantanément. Pendant deux jours, nous parlons de Monk et de Webern, hormis une petite interruption pour participer à une battue consistant à retrouver Brigitte Fontaine qui a disparu dans les bois. C’était une de mes chanteuses préférées, avec Colette Magny. Une autre fois, elle se réfugie à la cave à cause de l’orage. Je l’aime beaucoup. Il faudra attendre 1992 pour enregistrer tous ensemble. J’en rêvais depuis si longtemps. J’avais composé une chanson très fragile en pensant à elle, Brigitte est arrivée au studio en ne jurant que par le rock, c’était juste avant son come-back, j’ai dû reprogrammer le séquenceur dans l’instant et nous avons tout bouclé en deux heures et demie. Bernard avait souvent joué avec Brigitte. Il avait été le trompettiste le plus demandé dans le domaine des variétés et du jazz, tant be-bop que free. Il avait accompagné Gainsbourg, Barbara, Montand, Bardot, Marianne Faithfull, Diana Ross, Colette Magny, fait quatre ans de tournée avec Claude François, avait joué ou enregistré avec Lester Young, Antony Braxton, Don Cherry, Gato Barbieri, Chet Baker, l’Art Ensemble, Archie Shepp, Martial Solal, et, bien que brièvement, Django Reinhardt, Gus Viseur, Eric Dolphy, Albert Ayler… Il a même joué en compagnie du « quintette de rêve », sans Miles Davis qui était dans la salle ! Il avait été du premier groupe de free jazz en France avec François Tusques, de la première rencontre entre jazz et musique électroacoustique avec Bernard Parmegiani, fabriqué des instruments pour Georges Aperghis. Véritable légende vivante, il ne parle pourtant que très peu du passé. Il me faudra longtemps pour reconstituer le puzzle de sa vie. Avant la fin 1976, nous fondons le trio Un Drame Musical Instantané avec Francis Gorgé. Bernard nous apprend un nombre extraordinaire de choses. Pas seulement dans le domaine musical. Lorsque nous improvisons, il dit « quand tu hésites sur quoi jouer, arrête-toi ». Grâce à lui, nous apprenons le silence. Il n’y a pour moi rien de pire qu’un improvisateur bavard, entendez, avec son instrument ! Si j’avoue jouer des mélodies idiotes ou The Girl from Ipanema lorsque je suis seul à la maison, il me demande pourquoi pas sur scène ? Grâce à lui, je me décomplexe de mes maladresses. Lorsqu’un jour, je lui exprime mon désarroi sur le fait que je ne me sens pas aimé, il me répond « et toi, qui aimes-tu ? ». Il a le sens du paradoxe : « tu ne trouves pas qu’il fait plus froid à zéro qu’en dessous de zéro ? », « le miel peut traverser le verre, regarde le pot est toujours collant ! ». Cela fait bientôt trente ans que nous collaborons, c’est mon ami.

Beaucoup des personnes citées ici ont disparu, dont depuis 2005 Bernard et Jean-André. Et la vie a continué.

mercredi 10 octobre 2018

6 Deutsche Grammophon Recomposed


Je vais de découverte en découverte. Elles ne sont pas forcément récentes. Cela me rappelle une histoire corse que m'avait racontée Jean-André Fieschi, avec l'accent évidemment : un vieux de l'île avait abattu un couple de touristes anglais, geste franchement inexplicable ; comme la police l'interroge sur ses motivations, le vieux Corse répond que les Anglais sont responsables de la mort de Jeanne d'Arc ; les policiers surpris lui rappellent que c'était tout de même il y a des siècles de cela; le vieux s'exclame alors "peut-être, mais moi je l'ai su qu'hier !"...


La mienne est une histoire allemande. Le célèbre label de musique classique avait commandé à plusieurs compositeurs de musique électronique des remix d'œuvres du répertoire dirigées par Herbert von Karajan, leur fournissant par exemple des enregistrements de Shéhérazade de Rimsky-Korsakov, des Planètes de Holst (Mars), de la Symphonie du Nouveau Monde de Dvořák, de la Moldau de Smetana, de la 8e symphonie de Schubert (1er mouvement), des Tableaux d'une exposition de Mussorgsky (Gnomus arrangé par Remo Giazotto), l'Adagio prétendument d'Albinoni, des Hébrides de Mendelssohn-Bartholdy et du Lac des Cygnes de Tschaikowsky !
Mais Matthias Arfmann ajoute l'Ouverture du Hollandais Volant de Wagner et les Scènes d'enfants de Schumann (2005), Carl Craig & Moritz von Oswald le Boléro et la Rhapsodie espagnole de Ravel (2008), Max Richter s'attaque aux Quatre saisons de Vivaldi (2008), Matthew Herbert à la Xe symphonie de Mahler (2010). Quant à Jimi Tenor, il enchaîne Music For Mallet Instruments, Voices And Organ et Six Pianos de Steve Reich, Wing on Wing d'Esa-Pekka Salonen, Répons (Section 1) et Messagesquisse de Boulez, les Variations de Satie, Déserts et Ionisation de Varèse et le Concerto choral sans paroles à la mémoire d'Alexander Yurov de Georgi Sviridov (2006) ! À l'instar des DJ échantillonnant les musiques dont les majors auxquelles ils appartiennent ont les droits (ce qui laisse les indépendants bien démunis ou les transforme en pirates), le label allemand exploite ainsi son fond de commerce avec intelligence.


Je n'ai pas entendu les récentes Suites pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach par Peter Gregson (2018), mais j'ai trouvé passionnantes les cinq autres adaptations sorties depuis quelques années.
Mon préféré est de très loin le travail du Finlandais Jimi Tenor, s'appropriant totalement ses aînés ou ses contemporains sans aucune retenue, dynamitant les originaux en leur superposant quantité d'instruments et de filtres. Reich est transformé en big band de jazz sur rythmique reggae, Salonen en exotica féérique, Boulez en electro funky, Varèse en bande-son d'un thriller, etc. J'adore, d'autant que cette renaissance du passé est cousine de mon prochain disque qui devrait faire suite à celui de mon Centenaire !


L'Américain de Detroit Carl Craig & le Berlinois Moritz von Oswald mettent en boucle Ravel et Moussorgsky pour composer une longue pièce répétitive hypnotique.


Le Hambourgeois Matthias Arfmann est le plus banal, technoïsant rythmiquement les classiques sans prendre de véritable distance, ce qui revient paradoxalement à une iconoclastie ringarde que les autres remixeurs ont su éviter.


Si Max Richter est le plus classique avec sa magnifique réinterprétation pour orchestre de 2012, il ajoute de nouveaux remix dans une version dite de luxe où il collabore en 2014 avec Daniel Hope et André de Ridder pour de reposants soundscapes répétitifs et bucoliques, avec en plus des remix forcément plus kitsch de Robot Koch, Fear of Tigers, NYPC...


L'Anglais Matthew Herbert réussit une sorte d'évocation radiophonique conceptuelle éclairant la partition inachevée de Mahler d'un jour totalement nouveau, ajoutant un violon alto enregistré sur la tombe du compositeur, diffusant la symphonie dans un cercueil plombé, ajoutant des petits oiseaux pris près de Toblach dans les Alpes italiennes où Mahler passait ses vacances d'été...


Toutes ces iconoclasties méritent d'être écoutées, car la distance entre le passé et le présent rend encore plus flagrante la relecture qu'avec les albums Remixed d'après Steve Reich ou Métamorphose, messe pour le temps présent d'après Pierre Henry et Michel Colombier dont les effets sont télécommandés. Ces recompositions racontent des siècles d'histoire de la musique en dressant d'innombrables ponts qu'il faut emprunter pour faire le voyage d'hier à aujourd'hui. À l'inverse elles nous interrogent sur la manière dont ces œuvres étaient perçues à une époque où elles étaient contemporaines.

vendredi 28 septembre 2018

Frank Zappa, une œuvre X Y Z


Le répertoire s'étoffe sans cesse. En allant écouter les Mothers of Invention à la fin des années 60, je ne pouvais imaginer que la musique de Frank Zappa fasse un jour partie du répertoire au même titre que Mozart, Debussy ou Schönberg. Je pensais que les enregistrements sauveraient le jazz ou le rock de l'oubli. Les reprises me semblaient vaines comme je me demandais pourquoi un interprète se complaisait à sortir un disque d'un compositeur tellement mieux interprété par un aîné dans le passé. C'était faire fi du plaisir qu'a le public d'écouter les œuvres en concert. Il aura bien fallu des générations et des générations de musiciens pour profiter des inventions de Bach, Liszt ou Chopin. Ces virtuoses ayant disparu, le flambeau est repris sans cesse par de nouveaux thuriféraires.

La reprise de 200 Motels de Frank Zappa entendue sur France Musique m'a permis de comprendre l'intérêt que pouvaient ressentir de nouveaux publics n'ayant pas connu les originaux ou pour les nostalgiques d'une époque révolue souhaitant raviver des émotions enfouies dans leur mémoire. Certaines interprétations permettent aussi d'éclairer l'œuvre sous un jour différent. Que l'on compare, par exemple, le Pierrot Lunaire dirigé par Arnold Schönberg ou Pierre Boulez ! La première est jouée comme une pièce de caf'conc' tandis que la seconde est analytique, mais entre les deux c'est le jour et la nuit, ou plutôt le contraire, c'est la nuit et le jour.


À l'occasion de cette adaptation à la scène réussie du génial film de Frank Zappa et Tony Palmer, avec comédiens, chanteurs, le groupe de rock The HeadShakers, les Percussions de Strasbourg, l’ensemble choral Les Métaboles et l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg dirigés par Léo Warynski et mise en scène par Antoine Gindt, le public aura pu apprécier le génie musical du compositeur et ses facéties scénaristiques. Simultanément, la Cité de la Musique et la Philharmonie de Paris publient la traduction du seul livre de Zappa, Them or Us, scénario d'un film impossible, fantaisie potache remplie à ras-bord d'élucubrations provocantes en réaction au puritanisme de la société américaine conservatrice. Mais je suis resté sur ma faim, déçu de ne retrouver que les personnages et scènes de la période la plus commerciale de l'idole de ma jeunesse.

J'ai raconté comment Zappa fut le déclic de toute ma carrière après avoir découvert sa musique lors de mon voyage initiatique aux États Unis (voir le roman augmenté USA 1968 deux enfants chez Les inéditeurs) et sa rencontre dans les années qui suivirent. Grâce à la liste de compositeurs inscrite sur la couverture intérieure de son premier album, le double Freak Out, je découvris à sa suite le blues, le jazz, le free, les musiques classiques et contemporaines, électroniques et improvisées, extraeuropéennes et les américaines les plus inventives, etc. J'écoutai absolument tout comme les fans de la Nurse With Wound List, Bible de l'underground, dans laquelle figurera notre Défense de ! À partir de 1976, je suivis de manière plus détachée la longue période rock de Zappa, produit de son cynisme qui lui permit de connaître enfin un succès planétaire. Le compositeur affirma explicitement que ses chansons rock lui permettaient de vivre, de tourner dans le monde entier, accessoirement de donner libre champ à sa libido peu relatée dans les ouvrages qui lui sont consacrés, alors qu'il ne rêva jamais que de composer de la musique symphonique. Si les vingt premiers albums m'avaient chaque fois surpris par leur variété et une invention sans cesse renouvelée, je ne renouai intimement avec son œuvre qu'à la fin de sa vie, en particulier grâce au remarquable travail entrepris en collaboration avec l'Ensemble Modern pour The Yellow Shark. J'avais obtenu son accord pour un film que je devais réaliser en 1993 pour Point du Jour, mais la chaîne France 3 refusa, arguant que ce musicien n'était pas assez commercial (sic, no commercial potential) ! J'appris sa mort le 4 décembre de cette année-là alors que je regardais CNN à l'Holiday Inn de Sarajevo pendant le siège de la ville martyre. Le ciel pouvait charrier mille obus par 24 heures, ce n'est qu'à cet instant, voyant le générique de fin des actualités défilant sur mon héros vieilli et affaibli, que je compris ce qu'était pour moi la fin d'un monde et que le ciel me tomba sur la tête. Je tournais en rond seul dans ma chambre en parlant tout haut, "là c'est vraiment trop !".

Je n'ai jamais été convaincu par ce qui suivit Uncle Meat et 200 Motels. Je risque de me faire des ennemis, mais les textes de Billy The Mountain, Sheik Yerbouti, Joe's Garage, The Adventures of Greggery Peccary m'apparaissaient comme des divagations potaches destinées à des adolescents américains ou rêvant de l'être, une sorte de pastiche des blockbusters hollywoodiens. Je n'ai jamais cru au second degré. Pour aimer une parodie, il faut avoir déjà un faible pour l'original. Sans la musique épatante, la lecture de Them or Us est plutôt fastidieuse. Précisons aussi que Zappa est plus un fabuleux arrangeur qu'un inventeur de formes, un monteur de films audio maniant magiquement les ciseaux comme Berio ou Mimaroğlu. En s'inspirant énormément de Stravinski et Varèse, il réussit à trouver son propre style, mais il reste un élève, un excellent élève. C'est en mariant avec le rock cet amour inconditionné pour ces maîtres qu'il trouve sa voix. Ce n'est pas plus un auteur que Richard Wagner qui se rêvait en tant que tel, mais dont seule la musique allait révolutionner l'histoire de la musique. Zappa n'est pas Charles Ives, ni John Cage ou Steve Reich qui bouleversèrent tout ce qui les avait précédés, pour ne citer que ces trois Américains. Il était bien évidemment un de ces génies sortis d'une lampe méditerranéenne, un bourreau de travail, un solitaire avec peu ou pas d'amis, un moraliste sous couvert de provocations, très impliqué dans la politique de son pays qu'il pensait néanmoins être une démocratie.

Them or Us est un livre XYZ. En postface, Pacôme Thiellement résume très bien les 500 pages de ce texte de série Z, sorte de bande dessinée traduite en scénario de film imaginaire, avec références permanentes aux pornos du X et emprunt d'un fort machisme du chromosome Y. J'ai largement préféré la préface de Guy Darol au pavé étouffant qui suit, malgré le travail incroyable du traducteur Thierry Bonhomme. Les nombreux ouvrages que Christophe Delbrouck et surtout Darol ont consacré à Frank Zappa, ainsi que l'autobiographie Zappa par Zappa avec Peter Occhiogrosso, sont nettement plus importants et jouissifs à dévorer.

jeudi 14 décembre 2017

Nabaz'mob, l'album audio !


Un ourson collait sa truffe froide contre ma joue. Je me suis aussitôt inquiété de la proximité de la mère. Quel est le meilleur moyen de m'enfuir ? Ramper ou courir ? On voit la maison tout en bas, la pente est très escarpée. Nous avions quitté les Pyrénées depuis quelques mois. Je me suis réveillé avant que ça tourne au vinaigre. De l'ours au lapin, il n'y a qu'un pas, ou un saut ! Une puce a fait l'entremetteuse, me soufflant à l'oreille que je n'ai jamais mis en ligne sur le site drame.org l'enregistrement audio de Nabaz'mob. Sur le site dédié on trouve néanmoins photographies, vidéos, audios, articles de presse et spécifications techniques du spectacle. J'ai donc rassemblé quatre mp3 pour composer l'album audio de notre opéra (en écoute et téléchargement gratuits comme les 72 autres albums inédits). Sans lumière, sans le spectacle, sans les oreilles qui bougent, l'objet est carrément cosmique...
Notre opéra pour 100 lapins communicants a fait le tour du monde entre 2006 et 2013. En 2009, nous avions reçu le Prix Ars Electronica Award of Distinction Digital Musics. Créé au Centre Pompidou le 27 mai 2006, avec des lapins apportés par leurs propriétaires, dans l'esprit des flashmobs, Nabaz'mob a été composé par Antoine Schmitt et moi-même. Plus tard nous avons monté notre propre clapier. Le succès était tel que nous avons eu jusqu'à trois clapiers simultanés dans trois villes différentes. "Évoquant John Cage, Steve Reich, Conlon Nancarrow ou György Ligeti, cette partition musicale et chorégraphique ouverte en trois mouvements, transmise par Wifi, joue sur la tension entre communion de l'ensemble et comportement individuel, pour créer une œuvre forte et engagée. Cet opéra questionne les problématiques du comment être ensemble, de l'organisation, de la décision et du contrôle, qui sont de plus en plus centrales et délicates dans notre monde contemporain. Nous avons choisi de pervertir l'objet industriel pour en faire une œuvre artistique où la chorégraphie d'oreilles, les jeux de lumière et les cent petits haut-parleurs cachés dans le ventre de chaque lapin forment une écriture à trois voix s'appuyant sur le décalage temporel et la répétition, la programmation et l'indiscipline." Ce serait chouette de reprendre les tournées avec toute la marmaille!

→ Le site : http://www.nabazmob.com
→ L'album audio : http://www.drame.org/2/Musique.php?D=143

jeudi 14 juillet 2016

Bill Morrison, golem cinématographique du XXIe siècle


Le cinéaste Bill Morrison est devenu le maître du found footage en compilant des archives exhumées ici et là. Leur détérioration au fil du temps exhale une beauté incroyable, sublimant la mort couchée sur la pellicule. Rien d'étonnant à ce que son film Spark of Being soit une adaptation du Frankenstein de Mary Shelley. L'œuvre de Morrison, forte de cinq longs métrages et d'une quinzaine de courts, est une sorte de Golem cinématographique, "incapable de parole et dépourvu de libre-arbitre, façonné afin d’assister ou défendre son créateur."


Pour ses films muets, Morrison commande des partitions originales à des compositeurs talentueux, souvent new-yorkais. Le trompettiste Dave Douglas a écrit celle de Spark of Being et le guitariste Bill Frisell est l'auteur de la bande-son du plus ancien présent dans le coffret, The Film of Her puis de The Great Flood et The Mesmerist. Michael Gordon, responsable de celle de son film le plus connu, Decasia, mais aussi de All Vows, Who by Water, Light is Calling et avec David Lang de The Highwater Trilogy, celui-ci signant seul celle de Back to the Soil ainsi que Julia Wolfe celle de Porch, sont les trois cofondateurs du collectif Bang on a Can. Morrison a utilisé également des partitions, originales ou empruntées, de John Adams, Maya Beiser, Gavin Bryars, Richard Einhorn, Erik Friedlander, Philip Glass, Henryk Górecki, Michael Harrison, Ted Hearne, Vijay Iyer, Jóhann Jóhannsson, David T. Little, Michael Montes, Harry Partch, Steve Reich, Todd Reynolds, Aleksandra Vrebalov et du Kronos Quartet. Bien que plus plastiques que dramatiques, les œuvres de Morrison font penser à A Movie de Bruce Conner qu'accompagne Les Pins de Rome de Respighi ou aux films de Artavazd Pelechian, et à Stan Brakhage aussi forcément.


Light is Calling (2004), monté à partir d'une copie détériorée de The Bells (1926) et suivant la musique de Gordon, est présentée comme une méditation sur les collisions aléatoires. Le site de Bill Morrison délivre quantité d'informations, sur les films, les compositeurs, les chefs d'orchestre et sur les conditions de projection. Car parfois ce sont de grosses installations comme Decasia live qui réclame trois écrans et un orchestre symphonique de 55 musiciens...


Bill Morrison se focalise sur le support (The Film of Her, 1996). L'instabilité du film flamme, du celluloïd, s'oppose à la fragilité du numérique. L'infiniment petit ou le cosmos sont autant d'effets de matière. La foule est confrontée aux désastres naturels comme à ceux des hommes, submergés par les flots (The Great Flood, 2013) ou la guerre (Beyond Zero: 1914-1918, 2014). Le sud des États Unis est un bon terreau pour évoquer les tensions. Le rythme de la musique renvoie à celui de la route et du rail (Outerborough, 2005), sur Terre comme sur mer, mais toujours avec le temps en perspective. Il crée l'hypnose (The Mesmerist, 2003). La société de Morrison s'appelle d'ailleurs Hypnotic Pictures. Il incarne le démiurge qui peut redonner la vie aux êtres et aux choses. Mais son rêve de faire revivre ceux qu'il a découverts et révélés est à l'image d'Oliver Sacks tentant de réveiller les léthargiques gelés dans la passé (Re:Awakenings, 2013). Ce n'est qu'une illusion. Cet ancien peintre et animateur rend ainsi un formidable hommage à Georges Méliès, "l'inventeur du spectacle cinématographique".

Bill Morrison: Selected Works 1996-2014, coffret 3 Blu-Ray, BFI, avec un beau livret de 56 pages, 44,08€

jeudi 16 juin 2016

Delusion of the Fury, Harry Partch revu par Heiner Goebbels


Alors fan de Frank Zappa et Sun Ra, j'ai découvert Harry Partch en 1971 avec l'enregistrement de l'opéra Delusion of the Fury grâce à François qui tenait le magasin de disques Givaudan au coin du boulevard Saint-Germain et de la rue de Luynes. J'ai depuis acquis la majorité de sa discographie et les deux DVD passionnants qui lui sont consacrés. Je suis également Heiner Goebbels depuis le Festival de Victoriaville au Québec où nous jouions tous les deux en 1987. C'est un des rares compositeurs du label ECM avec Michael Mantler qui attire encore ma curiosité. C'est dire si je suis impatient de découvrir cette re-création rendue possible par la fabrication de copies des instruments originaux, dans une mise en scène différente de celle de Partch, sous la responsabilité du compositeur allemand.


L'œuvre présentée samedi soir en création française à la Grande Halle de La Villette par l'Ensemble Musikfabrik porte en sous-titre A Ritual Of Dream And Delusion. Toute la musique de Partch semble un rituel pour conjurer ses déceptions. Avec cette farce il fustige l'injustice et le rejet dont il fut victime une grande partie de sa vie tout en se moquant de la colère humaine. Après la dépression de 1929, il partit sur les routes pendant une dizaine d'années, ou plutôt sur les rails puisqu'il partagea la vie des hobos, SDF vagabondant de ville en ville en empruntant les trains de marchandises qui sillonnaient les États Unis. Clochard céleste sans lien direct avec Kerouac et la Beat Generation, il n'est pas sans rappeler Moondog, un autre minimaliste américain ayant influencé quantité de compositeurs répétitifs à sa suite.


Mais la musique de Harry Partch (1901-1974) est unique, d'abord parce qu'il travaille la micro-tonalité selon l'octave à 43 tons inégaux d'après les harmoniques naturelles, ensuite parce qu'il dut inventer des instruments qui permettent de la jouer. Ses chromélodéons, chambres de nuages, pertes de guerre, boos, Marimba Eroica, Marimba Mazda, Zymo-Xyl, gongs en cône, etc. me faisaient rêver. Plus tard j'eus la chance de jouer aussi sur une lutherie originale grâce aux instruments inventés par Bernard Vitet et Nicolas Bras, ou programmés par Antoine Schmitt et Frédéric Durieu. Partch note les intonations des voix du quotidien sur les portées comme le firent nombreux compositeurs avant lui et que Steve Reich reprendra avec succès. Influencé lui-même par le théâtre grec, l'Afrique et le Japon il compose des œuvres où les claviers de percussion et les cordes tiennent une place prépondérante. Delusion of the Fury est sorti la même année que l'opéra de Carla Bley, Escalator Over the Hill, mais ce dernier était cantonné au disque, tandis qu'il existait des images de celui de Partch. Les danses, le décor et la lumière participent ainsi au spectacle vertigineux du rituel païen.

→ Samedi 18 juin 2016 à 20h30 à la Grande Halle de La Villette

lundi 9 novembre 2015

Archie Shepp, Roscoe Mitchell... en coffrets


Cet automne le label italien Black Saint Soul Note réédite une partie de son catalogue jazz sous la forme de sept nouveaux coffrets de rééditions de Ran Blake, Kenny Wheeler, Max Roach, Andrew Hill, Mingus Dynasty Big Band et les deux qui a priori me branchent le plus, Archie Shepp et Roscoe Mitchell. Entièrement remasterisé, mais cela ne constitue pour moi qu'un élément de marketing tant les originaux sonnaient déjà bien, chaque coffret contient entre 4 et 9 CD sans aucune autre information que la reproduction riquiqui de la pochette recto-verso.

J'ai été tenté par le coffret Archie Shepp pour n'en connaître qu'un des quatre albums présentés, A Sea of Faces dont je possède le vinyle que j'ai usé jusqu'au fond du sillon. Combien de fois Hipnosis, le thème répétitif de Grachan Moncur III interprété au ténor par Shepp au meilleur de sa forme avec le trombone Charles Greenlee, le pianiste Dave Burrell, le bassiste Cameron Brown, le batteur Beaver Harris et Bunny Foy aux maracas me fit-il tourner la tête ? Mais mon préféré était Song For Mozambique chanté par Semenya McCord d'un érotisme avec lequel seule Jeanne Lee dans Blasé pouvait rivaliser ! La chaleur de la voix du saxophoniste est égale au son de son instrument, hérité de Coleman Hawkins et Ben Webster. Les trois autres CD, Down Home New York, Little Red Moon, California Meeting Live on Broadway sont sympas, mais il n'y brûle pas la même flamme. Ils me font plutôt l'effet de séances entre potes, réfléchissant l'ambiance des boîtes où le jazz raconte l'histoire de leur vie. Shepp paie son tribut aux anciens, à commencer par Coltrane dont on retrouve un morceau sur chaque disque.

Bien que fan de l'Art Ensemble of Chicago, surtout à leurs débuts, j'ignorais les neuf albums du saxophoniste Roscoe Mitchell contenus dans le coffret. On retrouve certaines de leurs manières de faire sortir du free des fanfares déglinguées (3x4Eye, Roscoe Mitchell and The Sound and Space Ensembles, Live at the Knitting Factory), mais le sopraniste et altiste montre son intérêt pour des compositions plus contemporaines qui le rapprochent d'Anthony Braxton. La Great Black Music est souvent ici croisée avec la musique savante de l'Europe blanche (The Italian Concert en duo avec le pianiste Borah Bergman). Roscoe Mitchell est un chercheur, il fouille les ressources des possibles en se moquant des préjugés des uns ou des autres. Le Duets and Solos avec Muhal Richard Abrams indique faussement sax et piano, alors que quantité d'instruments sont utilisés, en particulier un synthétiseur et une flûte en bambou ; la musique peut y être qualifiée d'expérimentale, voyage autour du monde où l'Asie vient s'ajouter à la panoplie des performeurs. On retrouve ces influences les plus diverses dans This Dance is for Stve McCall où le silence est fait de pauses et de soupirs. Il y a quelque chose de chinois à traiter le timbre des instruments avec la même attention que les rythmes et les mélodies. Peut-être me fais-je cette remarque en pensant à leur cuisine qui se préoccupe de texture et de lumière autant que du goût ? Un disque de George Lewis, Shadowgraph 5, et un de Muhal Richard Abrams, Spihumonesty, viennent compléter le coffret, insistant un peu plus sur l'influence de l'École de Vienne qui ne manqua pas de s'exercer sur celle de Chicago.

Ce coffret montre à quel point le free jazz et la musique contemporaine sont cousins, avec ici une aptitude à faire swinguer les notes que les interprètes classiques ont la fâcheuse tendance à figer, sous la baguette de chefs qui ne mettent pas plus la main à la pâte que les compositeurs qui règnent sur leur milieu social. C'est probablement une des caractéristiques de nombreux compositeurs américains de participer à l'interprétation de leurs œuvres. Jamais les concerts de John Cage ne furent aussi réussis que lorsqu'il était présent, comme je me souviens sur scène de Terry Riley ou Steve Reich, Charlie Mingus ou Frank Zappa...

The Complete Remastered Recordings, Black Saint Soul Note, dist. Harmonia Mundi, env. 28,50 et 60€

mercredi 18 février 2015

USA le complot


L'énergie qui émane de USA le complot est incroyable. Nous n'y étions pas allés avec le dos de la cuillère. En 1983 Didier Alluard et Monique Veaute commandent une création radiophonique à Un Drame Musical Instantané. Cette période inaugurée par Louis Dandrel et Alain Durel est souvent appelée "L'âge d'or de France Musique". Le 17 juin, est diffusée cette émission de plus de deux heures signée Bernard Vitet, Francis Gorgé et moi-même. En voici la bande-annonce :


Pour cette Fréquence de nuit "made in USA" le programme annonce :
Mothers of Invention God Bless America. Musique des Indiens Navajos. Batteries d'ordonnance du Corps Expéditionnaire de Rochambeau. John Ford et Samuel Fuller. Chant Peyotl des Sioux Yankton. Revendications des tribus indiennes. Galant 7th de John Philip Sousa. Buffalo Bill avec Jean Négroni. Témoignages de Jean et Geneviève Birgé. Le jugement des flèches, musique de Victor Young. Chant de femmes du Burundi. Aretha Franklin Mary Don't You Weep. Steve Reich It's Gonna Rain. The Last Poets New York New York. Colette Magny Oink Oink. Ruben and The Jets Almost Grown. News On The March. Jimi Hendrix Star Spangled Banner. Charles Ives chante They Are There. Rocker par Charlie Parker en soutien au Parti Communiste Américain. Thelonious Monk et Miles Davis Bag's Groove. Albert Ayler Spirits Rejoyce. Cathy Berberian Stripsody par Marie-Thérèse Foy. Le Journal de Wall Street sur la culture française. Bertolt Brecht devant la Commission des Activités Anti-Américaines. Johnny Guitar, Vera Cruz, Un roi à New York, Tex Avery, Underworld USA. Humphrey Bogart, James Cagney. Johnny Hallyday La bagarre, Serge Gainsbourg Comic Strip, Michel Jonasz Big Boss, Karen Cherryl La marche des machos, Adriano Celentano 24000 baisers, Nina Hagen, Los Bravos Black is Black, Pyramis, YMO, Ryo Kawasaki and The Golden Dragon. Miles Davis Solea. Harry Partch chante The Letter. Spike Jones Hawaïan War Chant. Terry Riley et John Cale Church of Anthrax. Laurie Anderson From The Air. Charles Ives Variations on America… Mais le mieux est d'écouter l'intégralité de ces deux heures en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org !


À cette époque, la fin des émissions était systématiquement signifiée par La Marseillaise, c'était de circonstance en l'occurrence ! Nous avions choisi la version de Berlioz pour ce soir et celle de Django Reinhardt et Stéphane Grapelli pour la seconde création qui sera diffusée deux semaines plus tard, un polar intitulé La peur du vide, mais ça c'est une autre histoire. Quant à l'illustration, je l'ai honteusement découpée dans une œuvre du streetartist Nils Westergard.

jeudi 29 janvier 2015

Prix Pierre Schaeffer à Felix Blume pour Les cris de Mexico / Grand Prix Phonurgia Nova à Amandine Casadamont pour Zone de silence


Membre du jury du Prix (radiophonique) Pierre Schaeffer, j'ai eu beaucoup de plaisir à découvrir Los gritos de Mexico (Les cris de Mexico City) de Felix Blume. Vivant au Mexique, ce jeune ingénieur du son français concourait avec une œuvre personnelle très différente de ses emplois habituels. Le clou de sa pièce de vingt minutes est une polyphonie des vendeurs ambulants, probablement reconstituée en studio, rappelant les célèbres Cris de Paris, eux-mêmes enregistrés au début du XXe siècle forcément à l'écart de la rue. Ils renvoient aux premiers déphasages de Steve Reich, et évidemment à Oulez ouÿr les cris de Paris ? de Clément Janequin ou aux Cris de Londres d’Orlando Gibbons. Plus loin les prières murmurées répondent aux manifestants scandant "El pueblo unido jamás será vencido", les mariachis et les catcheurs se disputent l'ambiance de la ville, même si l'on peut parfois regretter l'ordre des séquences, plus arbitraire que dramatiquement articulé. La plasticité des enchaînements ne suffit pas à mettre en valeur la dialectique théâtrale, écoute critique qui pourrait s'installer au delà de la virtuosité technique. Les ambiances sonores sont néanmoins saisissantes et le pari de transformer la ville de 20 millions d'habitants en ville sonore réussi comme celui d'archiver un univers qui risque de disparaître à l'image du lac englouti sous cette ancienne île ! Le site de Felix Blume offre également de superbes cartes postales sonores du Vénézuela, du Mali et d'Argentine, des sons seuls enregistrés lors des tournages cinéma auxquels il participe, un florilège de chants de coq et quantité d'autres pépites comme ce jeu qui consiste à combiner 300 sons à votre gré !


Bien mérité, ce Prix Pierre Schaeffer récompense des créations de jeunes de moins de trente ans tandis que le Prix Phonurgia Nova concerne des professionnels reconnus. L'un et l'autre ont pour critères la capacité à aiguiser l'écoute et à briser les carcans stylistiques et éditoriaux. Cela tombe bien, en tant que varésien et dans sa continuité cagienne j'ai toujours considéré que toute organisation sonore est musique. Le Grand Prix Phonurgia Nova va également dans ce sens puisqu'il est attribué cette année à Amandine Casadamont pour sa création Zone de silence, réalisée par Angélique Tibau et mixée par Bruno Mourlan pour France Culture. Coïncidence, les sons de cet ACR furent également enregistrés au Mexique ! Lorsque l'on connaît la peur du silence à Radio France, crainte que l'auditeur ne zappe face à une absence de signal, l'évocation de cette zone désertique est extrêmement gonflée. 400 000 mètres carrés de désert considérés "zone rouge" par les autorités en raison du narcotrafic, mais aussi lieu magique à fortes turbulences électromagnétiques. Amandine Casadamont et Angélique Tibau faillirent en faire les frais, chassées de leur laboratoire en pleine nuit par des narcotrafiquants armés de Kalachnikov. La musique adoucit peut-être les mœurs, car tout finit par s'arranger. Amandine Casadamont ne se contente pas de capter les éléments naturels, elle les sculpte, les tord, les filtre, les rythme, les confronte aux voix et à son imaginaire poétique. Pour cette œuvre délicate où la membrane fragile du microphone est mise à contribution de façon évidente, l'auteur recommande l'écoute au casque, processus technique réciproque où la forme souligne la dramaturgie. Elle possède aussi un site riche d'autres merveilles sonores.

Les deux créations sont accessibles en ligne (cliquer sur les liens de leurs noms).
Photogramme © Felix Blume / Photo © Amandine Casadamont

mardi 30 décembre 2014

Powerplant : 24 Lies Per Second


Deux ou trois générations de musiciens assument avec brio l'héritage des premiers minimalistes américains, fringants octogénaires toujours en activité, mais dont l'inventivité n'est plus à la hauteur de leurs heures de gloire. Après Terry Riley, Steve Reich et confrères, John Adams ou les fondateurs de Bang On A Can, Julia Wolfe, David Lang et Michael Gordon tournent déjà autour de la soixantaine. Tous ont développé des langages personnels s'échappant de la doxa répétitive, d'où le glissement progressif vers le terme de minimalisme, lui-même très limitatif par rapport à la réalité de leurs œuvres. Certains pourraient même être taxés de maximalistes, ce qui n'est pas fait pour me déplaire ! Je reviendrai ultérieurement sur Bang On A Can pour avoir récemment écouté une trentaine d'albums, majoritairement parus sur le label Cantaloupe Music, mais j'ai besoin de temps pour débroussailler le style des uns et des autres, d'autant qu'apparaissent à côté du trio fondateur quantité de voix originales tels Arnold Dreyblatt, Glenn Kotche, Ken Thomson, Bobby Previte, Florent Ghys, Michael Harrison, Evan Zyporin et des ensembles comme Icebreaker ou So Percussion.
Le percussionniste Joby Burgess associé au sound designer Matthew Fairclough et à la vidéaste Kathy Hinde forment le groupe anglais Powerplant. Leur dernier album, 24 Lies Per Second, rassemble des pièces très diverses, mais qui ont en commun l'héritage de leurs aînés. D'autant que l'on y découvrira une version pour percussion de Piece For Tape de Conlon Nancarrow et une œuvre de jeunesse inédite de Steve Reich, My Name Is, à une époque où le compositeur ne craignait pas la surchauffe des méninges de l'auditeur ! Dans l'extrait vidéo joint on découvrira un instrument de prédilection de Joby Burgess, le xylosynth fabriqué par William Wernick. Il s'agit d'un xylophone midi dont le prix comparativement devrait intéressé plus d'un percussionniste. Pour Chain of Command Graham Fitkin a échantillonné les voix de George Bush Jr et Donald Rumsfeld évoquant Guantanamo, l'Irak et Abu Ghraib. L'effet répétitif et de reconstruction des phrases renvoie à la torture endurée 24 heures sur 24 par les prisonniers.


Powerplant mélange les percussions avec les traitements électroniques dans une optique toujours rythmique. Dominic Murcott répond à la pièce de Nancarrow qu'il a arrangée en y adjoignant de l'électronique live tandis que Max de Wardener s'inspire de films de Michael Haneke. Ci-dessous un extrait de Im Dorfe inspiré La pianiste. Sur le site de Powerplant on trouvera d'autres vidéos dont une déconstruction de Chain of Command.


Rien d'étonnant à ce que le premier album de Powerplant ait été Electric Counterpoint autour de Steve Reich et Kraftwerk, car s'il porte le titre de la pièce arrangée de l'Américain le nom du groupe est la traduction de celui des Allemands. Les singles qui l'avaient précédé étaient nettement plus technoïdes. On retrouve également Joby Burgess au sein de l'Ensemble Bash (A Doll's House) ou avec le compositeur Gabriel Prokofiev dont il est le soliste pour le Concerto for Bass Drum. NonClassical, le label de Gabriel Prokofiev (petit-fils de Sergueï), a l'intéressante particularité de proposer des remix dont tous les sons sont issus des disques originaux sans apport extérieur, tel The Art of Remix.

vendredi 10 octobre 2014

Bande de filles


Après La naissance des pieuvres et Tomboy, Céline Sciamma réussit encore son troisième long métrage en filmant les jeunes filles noires des quartiers en proie au machisme. Si la réalisatrice choisit des sujets rarement montrés au cinéma elle n'en a pas moins une vision ouverte laissant les spectateurs libres d'imaginer leur propre interprétation, même si elles collent hélas toutes à la réalité du terrain. Quelles perspectives ont ces jeunes filles entre devenir femme de ménage, mère de famille obéissante, pute ou dealeuse ? La réponse à cette douloureuse question diffère selon l'humeur et l'expérience de chacun ou chacune.


Les actrices et acteurs de Bande de filles sont épatants, dirigés avec le tact qui sied à ce genre d'immersion dans une communauté fragile et parfois brutale. La complicité des quatre héroïnes rappelle la tendresse d'un Cassavetes, les portraits de tous les protagonistes proposant un éventail des possibles un peu plus ambigu que les poncifs en vigueur, même si les dialogues restent trop superficiels. Les silences sont aussi éloquents et productifs que dans les précédents films de Sciamma. La musique répétitive fortement inspirée de Steve Reich joue d'un habile crescendo, passant progressivement de la mono au 5.1. Les cartons noirs de plusieurs secondes qui ponctuent le montage sont à la fois des ellipses, des temps de réflexion, qui rappellent le découpage des séries télé articulant l'action en scènes parfaitement identifiables. Cette référence se remarque dès l'ouverture où deux équipes féminines de football américain s'affrontent, presque toutes des filles noires, sans que cette scène ait directement à voir avec le reste du film si ce n'est métaphoriquement. Et le film de se refermer sur une question comme si la suite appartenait à une nouvelle saison, celle de la maturité.
Sortie en salles le 22 octobre.

mercredi 10 septembre 2014

Moondog par Rifflet & Irabagon


Mardi la pleine lune ressemblait à une pièce d'argent, de celles qu'on lance au musicien s'il nous enchante au coin de la rue, parfaitement ronde comme la galette que j'étais impatient de poser sur la platine, persuadé que c'était une première. Elle y tournera certainement plus d'une fois dans les semaines à venir. L'orchestre jouait hier à La Dynamo dans le cadre de Jazz à La Villette, on raconte que c'était fameux, mais j'étais sur une autre planète.
L'album Perpetual Motion, a Celebration of Moondog sort donc chez Jazz Village sous la forme d'un CD et d'un DVD. Enregistré majoritairement en public à Bobigny le 12 avril 2013 lors d'un concert qui m'avait alors conquis (lecture de l'article fortement recommandée !), le disque fait ressortir la modernité des compositions de Moondog et du traitement contemporain du clarinettiste Sylvain Rifflet (également au ténor, électronique et boîte à musique). Ses acolytes, Jon Irabagon (sax alto et ténor), Benjamin Flament (percussion et métaux traités), Phil Gordiani (guitares), Joce Mienniel (flûtes et MS20) et Ève Risser (piano et clavecin électrique) participent au plus bel hommage que je connaisse au compositeur aveugle qui marqua Charlie Parker, Allen Ginsberg, Terry Riley, Philip Glass et tant d'autres. La vision d'ensemble n'occulte jamais l'apport de chacun, leur virtuosité s'effaçant derrière la cohérence des morceaux. Les documents d'archives font traverser le temps tandis que les applaudissements enthousiastes du public rappellent l'actualité de la démarche.


Quant au documentaire réalisé par Arthur Rifflet pour La Huit, il mêle des vues de New York, entre autres avec Sylvain Rifflet à la clarinette basse et Jon Irabagon au sax alto, leurs entretiens ainsi que la voix de Moondog, des photos d'archives, les répétitions de l'orchestre et de la chorale d'enfants, le concert lui-même et des plans vidéo filmés par le troisième frangin, Maxence Rifflet, et rythmés par le montage dont la répétition rappelle les premiers pas de Steve Reich. Le souffle du clochard céleste est présent partout, dans les ambiances de la Sixième Avenue aux cours d'école, des commentaires passionnés à la scène de Seine-Saint-Denis. L'énergie de la musique rivalise avec la tendresse du propos et de nombreuses pièces sont livrées intégralement. Amaury Cornut, spécialiste de Moondog, a rédigé les notes de pochette de ce généreux album.

lundi 31 mars 2014

La vie de chien de Moondog


Si j'avais acheté à sa sortie en 1969 l'album qui l'a révélé au grand public j'ignorais presque tout de la vie de Louis Thomas Harlin dit Moondog dit The Bridge dit le Viking de la 6ème Avenue dit le clochard céleste... Avec Young Dynamite je lui avais rendu hommage en participant à la compilation de 2005 que lui avait consacrée Trace Label, évoquant l'explosion du bâton de dynamite qui l'avait rendu aveugle à 16 ans. L'année dernière Sylvain Rifflet proposait à son tour un spectacle fabuleux autour de sa musique, convoquant entre autres un chœur d'une quarantaine d'enfants. J'avais écouté la discographie de Moondog quasi intégrale, soit une vingtaine d'albums sans compter les interprétations diverses de Janis Joplin au Kronos Quartet en passant par sa collaboration avec Julie Andrews, étudiant les influences de Bach, Stravinsky ou Charlie Parker, mais le personnage lui-même restait un mystère. Commencée dans le métro, j'ai terminé d'une traite son incroyable biographie qu'Amaury Cornut vient de publier aux éditions Le Mot et le Reste. Le site de ce fan dévoué est d'ailleurs une mine pour quiconque s'intéresse au compositeur que beaucoup considèrent à son corps défendant comme le premier minimaliste, ayant influencé Terry Riley, Steve Reich, Philip Glass et tant d'autres. On peut y entendre les instruments à cordes et à percussion qu'il inventa tels les dents du dragon, le Hüs, le Oo, le trimba et le Uni !
La vie de Moondog est une tragédie au cours de laquelle l'homme vivra longtemps dans la rue, coupé de sa famille, des femmes qu'il a aimées et de ses filles, vagabond errant bénéficiant ça et là du soutien d'un admirateur qui le sauvera plus d'une fois de la mélancolie, se raccrochant chaque fois à la musique. Il ne serait pas étonnant qu'apparaisse un de ces jours un biopic mettant en scène la poésie de cette solitude qui contraste tant avec l'excitation irrépressible que produisent ses rythmes en 5/4, 5/2, 7/2, 5/8, 9/8 avec la maraca ou la grosse caisse symphonique au cœur battant. De même on découvrira probablement des pièces inédites dans les temps à venir, mais la musique de Moondog est encore mal connue, seules quelques pièces comme Bird's Lament traversant l'obscurité qui l'entoure. Inventeur d'instruments comme Harry Partch, intégrant du field recording (reportage en extérieur) dès 1956, retrouvant dans l'écriture le précieux swing des jazzmen, s'appuyant sur la musique des Indiens d'Amérique, développant le contrepoint que l'atonalité a dissous dans une nouvelle harmonie, adepte du recyclage en faisant du neuf avec du vieux, s'emparant du re-recording pour enregistrer lui-même des dizaines de pistes, composant des madrigaux ou improvisant, Moondog restera un compositeur inclassable, à la fois simple et complexe, que les générations futures découvriront malgré ou grâce aux modes qui se succèdent et s'épuisent les unes après les autres. La dernière partie du livre d'Amaury Cornut suit la chronologie des disques parus, nous permettant ainsi de relire son histoire à la lumière de la musique, comme si nous comprenions le braille.

mardi 12 novembre 2013

Aheym du Kronos Quartet


Un album du Kronos Quartet est toujours une bonne nouvelle. Même lorsqu'il n'y a pas de grande surprise le choix du répertoire et l'interprétation vivifiante livrent une énergie communicative. La musique de ce nouveau CD est entièrement composée par Bryce Dessner, le guitariste du groupe rock indépendant The National. L'influence des minimalistes y est évidente, mais les déclinaisons récentes que leurs émules développent offrent des variations souvent plus excitantes que les dernières œuvres de Steve Reich dont l'inspiration musicale semble à cours. Les prétextes de Aheym, Little Blue Someting, Tenebre et Tour Eiffel sont néanmoins moins convaincants que le lyrisme qu'elles ont engendré. Si quelques arpèges rappellent le côté guitaristique du compositeur, le rock est rarement convié aux agapes. L'apparition du chanteur Sufjan Stevens, se multipliant sur plusieurs voies comme le quatuor, est un peu fugitive dans Tenebre, mais la fraîcheur du Brooklyn Youth Chorus dirigé par Dianne Berkun envahit puissamment Tour Eiffel, rejoint par Dessner, le percussionniste David Cossin, la pianiste Lisa Kaplan et le trombone Dave Nelson, confirmant le désir de positivité de l'ensemble. Ce trait caractéristique des jeunes musiciens d'aujourd'hui exprime-t-il alors une fuite devant l'entropie qui nous guette ou une volonté délibérée de retarder la catastrophe ?

mardi 16 juillet 2013

Philippe Gordiani, conducteur d'électricité


Si le rock est un enfant du jazz, les jazzmen semblent aujourd'hui de plus en plus s'inspirer du rock.
Après les douceurs de Charlie Christian, la guitare électrique acquit ses lettres de noblesse dans les délires psychédéliques des années 60. Les rockers s'en étaient saisis, mais il aura fallu un Jimi Hendrix pour lui faire véritablement rendre son jus. Il connaissait l'histoire pour l'avoir récitée dès ses premières années dans des groupes de rhythm & blues. Les doigts dans la prise, continu ou alternatif, le courant ne s'est plus jamais tari, électrocutant la planète qui recracha sa rage de vivre à la figure du vieux monde. Plus tard l'électronique tentera de le renverser, mais le geste instrumental lui fera toujours défaut. C'est par l'improvisation que le joint se fera entre ces faux frères ennemis. Les grands guitaristes du rock savent ce qu'ils doivent au jazz, une liberté qui fait éclater le format chanson pour privilégier les instrumentaux flamboyants. Le va-et-vient éclaire tous les espoirs. C'est un peu vite résumé, mais on n'a pas que cela à faire. L'été rallume les feux. Le conteur s'emballe. Les fusibles sautent comme des pois mexicains. La pochette du nouveau Lynch est explicite.
21 est le nouvel album de Philippe Gordiani à paraître en septembre sur le label collectif Coax. S'il vient du rock le plus inventif, celui de Frank Zappa, Hendrix, Soft Machine ou King Crimson, le guitariste a trouvé plus souvent des compères dans le milieu du jazz. C'est pratiquement le lot de tous les musiciens qui veulent s'affranchir des raideurs structurelles pour retrouver la liberté de la conversation. S'il apprit à dialoguer à bâtons rompus il est aussi fortement influencé par la scène new-yorkaise et par les minimalistes. Nombreux jeunes musiciens se prennent actuellement d'affection pour les répétitions de dervishes tourneurs de Terry Riley ou Steve Reich, et la nouvelle génération américaine, à l'instar de l'ensemble Bang on a Can, a su intégrer les guitares électriques à leurs compositions. Accompagné par un second excellent guitariste, Julien Desprez, et par le batteur Emmanuel Scarpa, Gordiani marie les distorsions de base à l'acidité d'autres cordes, toutes soutenues par un martèlement qui les pousse de temps en temps à certaines euphories paroxystiques. 21 pour 2 guitares et 1 batterie, 21 comme une ancienne majorité visée par les éternels adolescents que seront toujours les musiciens de rock, 21 comme ce siècle qui marche à reculons, 21 c'est renverser "1, 2..." pour commencer une nouvelle vie par la fin. Les parasites des pédales d'effets viennent s'ajouter à la rigueur des morceaux, du 220 volts à la découpe, un power trio sans les basses, mais avec les références tordues que l'instrument et la musique exigent...

jeudi 20 décembre 2012

Les couleurs du prisme, la mécanique du temps


Après le remarquable ouvrage de Daniel Caux, Le silence, les couleurs du prisme & la mécanique du temps, réunissant ses écrits, Jacqueline Caux propose un film dont il fut à l'origine et qu'elle réalise, quatre après la mort de son mari, autour de l'école minimaliste américaine. John Cage et Daniel Caux en sont les narrateurs, grâce à des archives exceptionnelles. On retrouve donc les prestations de La Monte Young, Pauline Oliveros, Terry Riley, Steve Reich, Philip Glass, Meredith Monk, Gavin Bryars et Richie Hawtin alias Plastikman, avec qui elle s'entretient tout au long de ce long métrage qui paraît enfin en DVD. Si le tournage récent de séances de répétition recèle maint trésor qui étonnera les plus blasés, on se serait bien passé des sempiternels plans de rues de New York (déconnectés du sujet) pour accompagner les passages de musique seule. Comme si les images manquaient de cette période, images fixes, documents, ou n'importe quoi d'autre que les tartes à la crème paysagères. Les musiques des uns et des autres auraient pu susciter quelques allégories ou synonymes plus suggestifs,mais bon c'est un détail. Alors que je reste hermétique au néo-clacissisme de Bryars, le passage de Cage aux répétitifs, puis de ces minimalistes ou du Miles Davis électrique à la techno devient transparent.Les couleurs du prisme, la mécanique du temps est accompagné d'un passionnant témoignage de Daniel Caux qui, autour de sa discothèque, se souvient de son parcours de découvreur... DVD trouvé encore une fois au Souffle Continu.

mercredi 5 décembre 2012

Musiques de Paris


Samedi dernier, l'Ensemble Art Sonic fêtait sa naissance à l'Atelier du Plateau. Deux autres beaux bébés, portés par leur maman ou leur papa et déjà initiés aux concerts en public, babillaient dans cette sympathique salle très prisée par les musiciens et autres saltimbanques. Si au début des années 80 nous étions très seuls avec Un Drame Musical Instantané à défendre l'héritage musical français, ou, plus largement, européen, les musiciens assimilés au jazz assument de plus en plus souvent, et de mieux en mieux, sa tendresse mélodique et sa richesse harmonique qui s'opposent à la puissance de feu américaine.
Le flûtiste Jocelyn Mienniel et le clarinettiste Sylvain Rifflet ont réuni un quintette à vent sans sax, mais plein de raffinement sensuel. Dans les orchestres actuels il est rare d'entendre le son moelleux du cor comme en joue admirablement Baptiste Germser ou la magie envoûtante du hautbois et du cor anglais dont nous a régalés Cédric Chatelain. Le cinquième membre est la seule fille du quintette, c'est déjà ça. Comme tous les autres bois, le basson de Sophie Bernado, qui arborait un magnifique collant aux motifs années 30, seule fantaisie vestimentaire au milieu des hommes en noir, est encore un instrument trop peu utilisé. Ses sons graves incisifs produisaient des alliages merveilleux de basse timbrée avec le cor d'harmonie, sur les compositions de Joce qui a écrit la majorité du répertoire de l'orchestre, ou dans les pièces de Sylvain, Edward Perraud, Antonin-Tri Hoang et Fred Pallem. Les improvisations se fondaient à pas feutrés dans les compositions. Les fantômes étaient de sortie.
Dès le début du concert j'ai pensé à l'opéra inachevé La chute de la Maison Usher de Claude Debussy. Le compositeur français rompit lui-même avec les cuivres wagnériens. On me rappellera qu'Adolphe Sax était belge, que Hector Berlioz fut le premier à intégrer cette famille d'instruments dans son orchestration, que Debussy écrivit une magnifique rhapsodie pour sax alto, il n'empêche que l'énergie que dégagent les saxophones sut séduire les jazzmen au point d'évacuer tous les bois, à de rares exceptions près. Idem avec les trompettes et trombones dont l'éclat fit oublier les cors qui se mélangent si bien aux cordes et aux bois. La musique de l'Ensemble Art Sonic a donc d'exquis relents debussystes mâtinés de moments répétitifs faisant un peu penser à Steve Reich. Rien de surprenant : le compositeur américain est aussi féru de musique indienne que Monsieur Croche. Après ce très beau concert, Hélène Collon me parla d'une interprétation récente de Francis Poulenc par Jean-Marc Foltz et Stephan Oliva à laquelle elle venait d'assister. Excellente nouvelle si les musiciens français et européens assument enfin leur propre culture pour la marier avec leurs amours d'outre-atlantique. L'industrie musicale ayant appauvri les ressources minières de la planète en les colonisant pour en faire une sorte de fast-food universel, il est logique que nous nous tournions vers nos terroirs pour retrouver nos racines. La musique du quintette Art Sonic fait remonter les nôtres pour leur donner une nouvelle vie au son des voyages qui forment notre jeunesse. Comme disait André Ricros : "Pour être de partout, il faut être de quelque part."


J'ai fini la soirée aux Petits Joueurs en embarquant Antonin-Tri Hoang et Elsa dans la bagnole. C'est pourtant à deux pas, mais ça caille sec à cette heure de la nuit. Les feuilles mortes (Prévert-Kosma) en décomposition rendent la chaussée visqueuse et propre aux vols planés. Le P'tit Bal de Poche faisait déjà danser les convives. Et ça tangue, et ça valse sur le son musette du trio composé de Lucien Alfonso au violon, Jérôme Soulas à l'accordéon et Pierre-Yves Lejeune à la contrebasse. L'ambiance chaleureuse du lieu correspond bien à cette musique festive. Et comme on guinche, Antonin rejoint l'orchestre avec son sax alto des années 30, puis Elsa qui reprend Un jour tu verras, Mon homme, La complainte de la Butte, Domino pour le bonheur des grandes tablées où l'on picole et se restaure. Je suis rentré taper en 3/4 sur mon tambour à lettres, un deux trois, un deux trois, un deux trois...

jeudi 2 février 2012

Carton de films


Ce n'est pas le carton envoyé par les César aux professionnels pour qu'ils votent, mais une sélection en vrac de films vus depuis trois mois (précédente sélection), souvent dispensables, avec un commentaire sommaire, comme un carnet de notes pour se souvenir de ce que l'on vient de voir et que l'on risque d'oublier aussi vite... Et ce en marge des chroniques plus consistantes déjà publiées durant cette période de visionnage. J'ai mis en gras ceux qui auraient pu justifier un article plus conséquent. Les autres sont dans la rubrique Cinéma & DVD.

Comme d'habitude, les filles réclament des comédies et elles ont souvent raison, cela fait du bien de rire un bon coup en ces temps de crise à laquelle s'ajoutent les mauvaises nouvelles s'empilant comme des cubes pour s'écrouler tragiquement. Je pense à cette jeune fille violée chez elle par un salopard cagoulé, à cette copine cambriolée dont la porte explose au marteau, à sa chaudière qui rend l'âme le lendemain matin, à cette autre qui se fait voler son scooter, à la voiture de Françoise qu'elle retrouve sur le bitume avec une roue en moins, et d'autres histoires bien plus terribles qui font s'interroger sur l'avenir de l'homme.
Pour elles j'ai rassemblé :
R.E.D. (2010) de Robert Schwentke, un film d'action qui ne se prend pas au sérieux, style The Long Kiss Goodbye. Des retraités de la CIA (Bruce Willis, Morgan Freeman, John Malkovich, Helen Mirren) aux prises avec leur ancien employeur. Jubilatoire.
Rio Sex Comedy (2010) de Jonathan Nossiter, comédie originale et surprenante de la part de l'auteur de Mondovino. Hirsute et critique.
Le chat du rabbin (2011) de Joan Sfar. Film d'animation sympa, humour juif, sans plus.
Les émotifs anonymes (2010) de Jean-Pierre Améris, comédie sentimentale très bien jouée par Isabelle Carré et Benoît Benoît Poelvoorde. Tendre.
The Anniversary Party (2000) de Jennifer Leigh et Alan Cumming, comédie grinçante par deux comédiens, dans les principaux rôles, passés à la réalisation. Satire people.
Me and You and Everyone We Know (Moi, toi et tous les autres (2005) de Miranda July, comédie impertinente au ton personnel, mais le suivant, The Future (2011), jette un doute sur la réalisatrice imbuvable, qui tient chaque fois le rôle principal.
Turn Me On de la norvégienne Jannicke Systad Jacobsen est une jolie évocation de l'émoi sexuel des adolescents, sous l'angle des filles pour changer. Léger et gentiment provocateur.
Compilation de courts métrages d'Albert Brooks, réalisateur méconnu en France, dix fois plus intéressant que Woody Allen.
Je devrais rajouter quelques films de réalisatrices pour leur faire plaisir et parce que ce serait plus juste, mais la discrimination a la peau dure. Il y a trop peu de femmes, comme dans les catégories suivantes. Ce n'est pas une règle, cela dépend aussi des époques.

Action :
En général c'est les garçons qui en redemandent, quitte à les regarder seul quand leur copine est couchée :
Drive (2011) de Nicolas Winding Refn se tient mieux que je ne l'imaginais, violent, et la fin est dictée par une morale inutile.
Shinjuku Incident (Guerre de gangs à Tokyo) (2009) de Derek Yee, un Jackie Chan qui n'a rien à voir avec ses autres films puisqu'il sous-joue avec gravité cette histoire d'immigrés chinois au Japon pour un film de yakuzas auquel nous sommes guère habitués... Rush Hour (1998) et le 2 (2001) et 3 de Brett Ratner sont des pochades machistes assez marrantes, mais ça n'a vraiment rien à voir.
On peut se passer de Abduction (2011) de John Singleton, énième film de fuite avec des méchants russes aux trousses du jeune Taylor Lautner. Je suis juste étonné à quel point la CIA est taxée de complot dans la majorité des films hollywoodiens. Si on en évoque le dixième dans le réel on se fait traiter de parano. Le message est pourtant clair. The Girl with the Dragon Tattoo (Millénium, les hommes qui n'aimaient pas les femmes) (2011), l'adaptation remarquablement charpentée du premier volet de Millenium par David Fincher enterre la version suédoise. C'est le premier film de ce réalisateur à succès qui me plaise.

Science-fiction et anticipation ; ça devrait réconcilier tout le monde :
Quartier lointain (2010) de Sam Garbarski, adaptation française du manga culte de Jirō Taniguchi, rythme lent, pas mal.
In Time (Time Out) (2011) d'Andrew Niccol, bonne idée de départ, mais ne tient pas la distance.
Quitte à voir un film dystopique, opter plutôt pour Children of Men (Les fils de l'homme) d'Alfonso Cuarón, scénario hélas parfaitement vraisemblable, mais totalement imprévisible. Références, entre autres (car c'est bourré de signes cachés comme dans The Host de Joon-ho Bong), à La bataille d'Alger, Slavoj Žižek et L'aurore de Murnau pour cette adaptation d'un roman de P.D.James. Formidable. Cela nous donne envie de voir d'autres films de Cuarón, comme Y tu mamá también (2001), excellente comédie dramatique sur l'adolescence avec une guerre de classes en filigranes, le documentaire politique The Possibility of Hope aux théories proches de Naomi Klein qui cosigne d'ailleurs son court métrage The Shock Doctrine réalisé par son fils Jonás Cuarón. Je vais regarder les autres dans la foulée...
Thor (2011) de Kenneth Branagh, effets spéciaux à tire-larigot, Branagh doit avoir des impôts ou des pensions à payer pour faire des trucs pareils...
Another Earth (2011) de Mike Cahill, très tendre, et la seconde planète est plus accueillante que celle qui se rapproche dans le kitsch Melancholia (2011) de Lars von Trier, énième film sur la fin du monde et réflexion sur la famille loin de la réussite de Festen.
La 3D de The Hole (2011) de Joe Dante n'a que peu d'intérêt, comme la plupart des tentatives gadgets de relief qui n'apportent rien à l'intrigue et affadissent les couleurs quand c'est une optique rouge et verte. Epouvante pour gamins. J'ai préféré Piranhas (1978), parodie incisive des Dents de la mer où l'on retrouve une charge politique digne du réalisateur ostracisé aux USA.
Une chronique du DVD dans les Cahiers du Cinéma m'a poussé vers Le 13e guerrier (1999) de John Mc Tiernan, mais je me demande quel genre de cinéphilie immature a gagné les jeunes rédacteurs de la revue historique. Leur sélection 2011 est si pitoyable, avec des choix bien lourdingues soutenus par des musiques hollywoodiennes au marqueur fluo, que je vais finir par résilier l'abonnement que j'entretiens depuis les années 70.
Cowboys and Aliens (2011) de John Favreau est un divertissement de leur âge, areuh areuh.
Contagion (2011) de Steven Soderbergh est une catastrophe de film catastrophe.
2012 (2009) de Roland Emmerich, encore une grosse daube avec au début trente minutes d'effets forains avant de sombrerdéfinitivement.
Rubber (2010) de Quentin Dupieux est astucieux, bien réalisé, mais tiré en longueur, ça sent le caoutchouc. On raconte que son prochain film tient la route.

Politiques :
The Ides of March (Les marches du pouvoir) (2011) de George Clooney n'a d'intérêt que si l'on s'intéresse aux élections américaines ou à leur pâle copie française depuis que nos partis réactionnaires se sont affublés de primaires.
Littoral (2004) de Wajdi Mouawad est un des meilleurs films réalisés sur le Liban, avec une véritable démarche d'auteur. J'ai enfin retrouvé les impressions de mes séjours là-bas. Donc déprimant. Mais j'ai vu pire : au moment de publier ce billet je regarde sur Canal + Incendies (2010) de Denis Villeneuve, d'après une autre pièce Mouawad, l'absurdité de la guerre et sa confusion accouchent d'une tragédie grecque de notre époque, moche et bouleversant.
Nous n'avons par contre pas tenu à Pater (2011) d'Alain Cavalier, dialogue superficiel entre un vieux gâteux et un acteur odieusement cabotin. Le propos est à l'image du débat politique national, c'est mou, ça plaît.
Radio Talk (1988), publié en DVD par Carlotta, est l'un des meilleurs films d'Oliver Stone avec Platoon et Wall Street, de la même époque. Thriller freudien. Très bavard, mais ici c'est un compliment.
Le temps des bouffons (1985) de Philippe Falardeau est une des charges les plus explosives de la résistance québécoise. Époustouflant premier court-métrage.

Drames :
Le sordide My Little Princess (2011) d'Eva Ionesco vaut par l'interprétation d'Isabelle Huppert et de la jeune Anamaria Vartolomei, Catherine Baba a dû s'éclater en créant les costumes.
Korkoro (Liberté) (2009) de Tony Gatlif est raté, on a l'impression de revoir trois fois la première demie heure.
Ennui mortel devant Meek's Cutoff (La dernière piste) (2011) de Kelly Reichardt qui a beaucoup plu à la critique.
Subway Stories: Tales from the Underground (1987) de Jonathan Demme, Ted Demme, Abel Ferrara, Craig McKay, Julie Dash et Bob Balaban est passé inaperçu, bien que l'initiative mérite d'être soulignée : un concours de scénarios a accouché de dix historiettes qui se passent dans le métro de New York, confiées à de bons réalisateurs...
Je l'aimais (2009) de Zabou Breitman est une cata, après le succès de ses précédents longs métrages. Quelle déception !
Biutiful (2010) d'Alejandro González Iñárritu est bien réalisé, mais je n'ai pas d'appétence pour les métaphores chrétiennes.
La piel que habito (2011) de Pedro Almodovar, avec un Banderas monolithique, film d'épouvante de série B, beaux décors, ne vaut pas Les yeux sans visage.
J'allais oublié le morbide Sleeping Beauty (2011) de Julia Leigh, dont la presse a fait tout un foin à cause de l'interdiction aux moins de 16 ans et qui m'est sorti de l'esprit aussi vite qu'il y était entré. Bof. Le genre "soufflé" qui retombe illico.
Le rythme de The Descendants (2011) d'Alexander Payne est d'une telle platitude rythmique que tout est plié dès les premières minutes, mélo hollywoodien dispensable sur le deuil. Pour les amateurs de Sur la route de Madison, L'Homme qui murmurait a l'oreille des chevaux et autres Danse avec les loups avec paysages de nature accompagnés à la guitare. Ouin !
The Flowers of War est un Zhang Yimou complaisant sur le massacre de Nankin.

Je me réfugie dans la projection domestique des deux saisons de la série Rome, réalisée sous la houlette de Michael Apted, qui m'avait échappé. Trop chères malgré la coproduction HBO-BBC2, les trois autres saisons prévues ne seront pas tournées.

Documentaires :
Petite déception devant la série Agnès de ci de là d'Agnès Varda qui rappelle l'émission Métropolis sur Arte, son brillant, mais ininterrompu commentaire ne laissant aucune place pour respirer ni réfléchir devant l'accumulation de souvenirs et les coups de chapeau aux copains. Dommage. C'est plus sympa à picorer en fonction des sujets que de s'avaler tout d'un coup. Vivement que la pétillante octogénaire renoue avec son culot créatif et ses inventions sur le fil !
Miesten vuoro (Steam of Life) (2010) de Joonas Berghällin et Mika Hotakaisen est un petit bijou finlandais, voyage de sauna en sauna dans lesquels des vieillards expriment leurs tristesses avec une sincérité désarmante.
Pina (2011) de Wim Wenders, plus intéressant que je ne m'y attendais, même en 2D. Bilan perso : Pina Bausch ne me touche pas.
When You're Strange (2010) de Tom DiCillo, bel hommage au groupe des Doors avec étonnants inserts du film réalisé par et avec Jim Morrison. Drôle d'effet.
900 Nights: Big Brother and the Holding Company (2001) de Michael Burlingame rassemble entretiens et archives, je l'ai regardé à la recherche de détails pour mon roman sur les USA qui se passe en 1968...
C'était un rendez-vous (1976), traversée de Paris au petit matin à fond la caisse revue avec le même étonnement, surtout après le making of où Claude Lelouch raconte les secrets du tournage.
La voix de son maître (1978) de Nicolas Philibert et Gérard Mordillat, idem, documentaire culte sur la manière de diriger une entreprise, passionnant avec le recul de plus de trente ans.
Dans la série d'Arte Les gars et les filles, Pleure ma fille, tu pisseras moins (2011) de Pauline Horovitz aborde la question frontalement et avec humour. La réalisatrice cerne son identité à travers le portrait de sa famille. Chouette ! Et c'est visible en ligne sur le site d'Arte...

Voilà, c'est dans le désordre, abrupt, partial, et cela donne beaucoup de boulot à noter les liens et à se souvenir de tout ce que l'on a oublié. Je risque de me faire engueuler, mais aimer ou détester un film n'a aucune d'importance (l'inconscient ignore les contraires !), c'est de l'ordre de l'intimité, cette appréciation se rapportant au système d'identification, à ce que nous avons déjà vécu nous-même... La question est de savoir si l'on a appris quelque chose, si l'on a été touché, si le sujet et son traitement méritent d'en discuter. Les qualités d'un film n'ont rien à voir avec notre goût, et il ne peut échapper ni à l'histoire du cinéma, ni à la représentation de la société qu'il nous renvoie...

Après cela je me plonge dans un cycle Joseph L. Mankiewicz sur les conseils d'Elisabeth, Marie-Pierre et Jonathan qui m'ont fourni une liste longue comme le bras où figurent aussi Miike, de Oliveira, McCarey, Landis, Rossellini, Portabella, Jack Arnold, Allan Moyle, Penelope Spheeris, Sean Durkin, Monte Hellman...

lundi 26 septembre 2011

Nabaz'mob à Tallinn, Estonie


Hans W. Koch (sur la photo devant Antoine Schmitt) ouvre le bal avec trois pièces musicales participatives. Proposition originale pour piano préparé, les spectateurs qui appellent des numéros depuis leurs téléphones portables font sonner ceux du compositeur qu'il a placés sur les cordes du piano à queue. Après un jeu de larsens solo me rappelant Pendulum Music de Steve Reich, des personnes du public montent sur scène saturer leurs ordinateurs portables de sons et de rectangles de couleurs.
Après un court entr'acte, les 100 lapins de notre opéra Nabaz'mob font la clôture de l'exposition Gateways organisée par le Goethe-Institut deux soirs de suite au Kumu Art Museum de Tallinn. Je viens de m'apercevoir que le second poème de 1971 qui figure sur mon billet de mardi dernier s'intitule Rabbit Soup. Pourvu qu'ils n'en prennent pas ombrage ! Plutôt que d'ajouter encore de joulies photos à celles déjà présentes sur le site, je choisis des images de notre équipe au travail pour illustrer les représentations de Tallinn.


Les petits rongeurs, qui ont eu vendredi les honneurs de la radio et de la télé nationales (émission ETV), remportent un beau succès. Comme nous demandons au public de ne pas prendre de photo pendant la représentation pour ne pas casser la magie de l'obscurité, à la fin du spectacle nous invitons les spectateurs à s'approcher. Antoine fait saluer le clapier pendant que les photographes en herbe le mitraillent. Comme nous répondons aux questions de la salle, une jeune fille demande pourquoi ce ne sont que des lapines, un enfant pourquoi leurs oreilles bougent. Il y a tant de façons de répondre. Rires.


La vieille ville est un peu trop proprette et pittoresque pour vraiment nous plaire, même si nous nous délectons d'une cuisine médiévale aux parfums inédits pour nos papilles. Nous préférons nous promener sur le port, dans les nouveaux quartiers branchés ou monter au 23ème étage de notre hôtel où est installé le musée du KGB. De là nous avons une vue plongeante, forcément circulaire, mais ça c'est une autre histoire...

mardi 13 septembre 2011

WTC 9/11 (2010) World To Come


J'ai commandé WTC 9/11, le nouvel album de Steve Reich, par intérêt parce que c'est le seul répétitif qui m'ait toujours emballé, par fétichisme parce que je les possède presque tous, par goût parce que j'adore les interprétations du Kronos Quartet dont il ne m'en manque pratiquement aucun, par tolérance parce que les commémorations du 11 septembre 2001 occultent impérialistiquement le 11 septembre 1973 quand les avions américains prêtaient main forte à Pinochet pour dézinguer Salvador Allende, par mélomanie parce qu'une copie mp3 comme celle que je vous offre ci-dessus ne vaut pas la qualité d'un CD et pour bien d'autres aussi bonnes que mauvaises raisons.
J'ai copié-collé la pochette censurée qui risquait de blesser des étatsuniens que les images de leur télé ne gênent pas lorsqu'il s'agit de montrer les ravages de leur armée et de leur politique un peu partout sur la planète, et la définitive qui me fait m'interroger sur ce que cache cet écran de fumée.
J'ai écouté les nouvelles compositions un peu déçu, parce que le système de "mélodie du discours", qu'avait également utilisé avec talent René Lussier pour Le trésor de la langue, n'a jamais été aussi poignant que sur Different Trains, chef d'œuvre inégalé de Reich. Il consiste à orchestrer la mélodie de voix parlées préalablement enregistrées, ici aiguilleurs du ciel, pompiers, voisins de New York, etc. Déçu aussi parce que le Mallet Quartet et les Dance Patterns, qui complètent le court album, sont deux œuvrettes n'apportant pas grand chose à l'édifice. Déçu parce que j'attends chaque fois un miracle et le propre des miracles est de se produire quand on ne les attend pas.
On lira partout dans la presse que WTC 9/11 est une des œuvres majeures de Steve Reich parce que tout ce qui touche à l'énigme du 11 septembre donne des frissons, parce que la plupart des journalistes découvrent ce compositeur avec quarante ans de retard, parce que c'est politiquement correct à l'image de la pochette définitive du CD. L'album se laisse écouter, mais les quelques dissonances ne suffisent pas à Steve Reich pour se renouveler et l'on préférera cent fois Different Trains ou les premières pièces plus expérimentales comme It's Gonna Rain ou Come Out qui dégagent une rage romantique d'une puissance insoupçonnable.

samedi 18 décembre 2010

Paris-Lille-Paris sous la neige


J'ai laissé un message à Françoise à La Ciotat pour la rassurer que je suis bien rentré. Nous sommes partis chercher nos 100 lapins à Lille où ils viennent de se produire deux semaines à EuraTechnologies. À l'aller le ciel est bleu, nous filons comme des météores, des draps propres bordent notre route, les terrils impriment leur image en négatif. Au retour nous nous retrouvons dans une poisseuse tempête de neige. Soudain on n'y voit plus à dix mètres. Comme mes yeux sont collés au pare-brise pour distinguer ce qui reste des traces de pneus de la voiture qui est passée avant nous je tends l'appareil à Antoine. Il n'y a plus personne sur la voie de gauche. Il suffit de rouler en cinquième sans freiner ni tourner les roues et de se laisser glisser jusqu'à Paris.
La plupart des automobilistes perdent leurs moyens face à des conditions climatiques inhabituelles. Ça patine au lieu de démarrer en seconde. Ça prend des risques inconsidérés en faisant du pare-choc contre pare-choc, encordés pour ne pas céder au vertige. Les impulsifs déboîtent sans prévenir. Lorsque je conduis je ne fais confiance à personne, particulièrement aux poids lourds qui abusent souvent de leur masse, exténués par les cadences infernales qu'ils subissent.
Les informations autoroutières prennent la main sur le lecteur CD, mais n'évoquent que des accidents en Normandie. Tant qu'il faisait beau, Steve Reich accompagnait le mouvement, mais quand le blanc obscurcit le ciel je préfère Natacha Atlas pour réchauffer le paysage. Les champs ressemblent à des lacs gelés. Mounqaliba, son dernier album a beau être "in a state of reversal" (en état de renversement ?) il ressemble trop à n'importe quelle station de radio maghrébine. Quitte à voyager vers l'Afrique du Nord, j'aurais préféré Le triomphe de l'amour d'Areski Belkacem, l'ombre lumineuse de Brigitte Fontaine, son tuteur comme on dit d'une fleur. Arrivés à la maison j'ai posé sur la platine son rayon de miel doré pour faire fondre le verglas autour de la maison...

jeudi 16 septembre 2010

Steve Reich se répète


Tout nouvel album de Steve Reich provoque une attente dans l'espoir d'ajouter un chef d'œuvre à la liste des disques dont on ne se lasse jamais malgré l'usure du temps. Chacun a ses préférences, mais Different Trains, dont l'enregistrement de voix parlées fournit la trame mélodique au quatuor à cordes, me semble ne pouvoir qu'entraîner tous les suffrages quand It's Gonna Rain ravira les amateurs d'expérimentations corrosives ; la vidéo de Three Tales conviendra mieux aux fans d'opéra multimédia et Drumming, Desert Music ou Music for 18 musicians restent de grands classiques... Quoi qu'il en soit, tout son catalogue produit la même excitation, le même vertige enthousiaste, même si le compositeur new-yorkais répète éternellement la formule des canons en unissons qu'il a découverte dès 1965 avec ses pièces pour bande magnétique. J'ai eu la chance de les entendre à la fin des années 60 et d'assister à la création française de Four Organs et Phase Patterns ; depuis, je n'ai cessé de m'intéresser à son travail de physicien du son, capable de faire entendre quatre mélodies enchevêtrées à partir de deux monodies par le seul pouvoir des harmoniques. S'inspirant grandement du gamelan, Steve Reich a su s'affranchir du sérialisme en revenant à une écriture tonale inventive qui laisse loin derrière lui les autres tenants de ce que les Américains appellent le minimalisme et que nous avions l'habitude d'appeler en Europe la musique répétitive.
Hélas, depuis 1995 je n'ai pas ressenti l'émotion que me procurent ses anciennes pièces. Double Sextet interprété par eight blackbird et qui lui vaut le Prix Pulitzer ni 2x5 par Bang on a Can ne m'emballent outre mesure. Steve Reich est tenté d'introduire des instruments populaires à son instrumentation, mais il n'en tire pas la substantifique moelle. Comme l'échantillonneur de City Life ne rendait pas la dimension de la ville, les guitares électriques, la basse et la batterie de 2x5 n'arrivent à produire l'électricité du rock. Le sextuor classique d'eight blackbird composé d'une flûte, une clarinette, un violon, un violoncelle, un vibraphone et un piano, génère des effets plus originaux avec d'intéressantes cassures de rythme. Comme pour Different Trains, Reich a recours à l'artifice du playback, chaque ensemble dialoguant avec lui-même pour permettre au compositeur de jouer de ses effets de déphasage dont il a le secret, mais il avoue préférer pour l'avenir des versions où tous les instrumentistes seront en direct, portant à douze et dix les effectifs.
Ces bémols ne m'empêchent pas de remettre sur la platine l'album publié encore cette fois sur Nonesuch pour constater que la deuxième écoute de Double Sextet me transporte sur un petit nuage...

dimanche 9 mai 2010

Albert Ayler, suicidé par les encensoirs


Passé ma colère contre l'art de faire faire le boulot par les autres par la grâce du copier-coller en en récoltant les fruits tout en arrogance et mépris, je me délecte des témoignages de première main qui rendent enfin hommage à l'un de mes héros. Suicidé*, c'est bien l'histoire que j'avais imaginée en pensant à tant d'artistes lapidés ou simplement ignorés qu'il est coutume d'encenser après leur mort ! Où (en) étiez-vous en 1970 ? Quarante ans plus tard, celles et ceux qui ont connu Albert Ayler nous livrent des instants magiques, des scènes cruelles, des confessions troublantes. Les autres ne peuvent s'empêcher de jouer de leur biniou lyrique, poètes du son, fleurs bleues du free, humilité sincère. J'en suis et recopie ici ma modeste contribution à l'ouvrage publié chez Le Mot et le Reste.

Le sabre et le goupillon (titre disparu à l'impression !)

Albert Ayler fait voler en éclats le sabre et le goupillon. Héritier de Charles Ives, le père de la musique contemporaine américaine qui marqua autant John Cage et John Adams que Frank Zappa et John Zorn, il intègre les fanfares à son jeu hirsute et révolté. Emprunt de spiritualité, il chante des hymnes à la vie plus profanes que fondamentalement religieux. Il y a mille manières d’assumer son passé lorsque l’on désire rompre avec lui. Recyclant ses expériences de l’église et de l’armée, Ayler sait apprivoiser le savoir et la sauvagerie. Les paradoxes qui animent sa puissance de feu pourraient ainsi le faire assimiler à un Luis Buñuel du saxophone ténor. En musique, rien ni personne ne lui ressemble, parce que nous sommes en face d’un art brut qui se joue de toutes les influences, séculaires ou tout bonnement quotidiennes. Il met l’urgence au programme de chacune de ses œuvres.
Le compositeur prêche avec tout son corps comme un convulsionnaire. La musique populaire noire est présente dans toutes ses phrases et son album de 1968, New Grass, dont la finalité discographique est explicite dès son Message from Albert, est une des clefs de son œuvre. Pourtant peu apprécié de la critique, ce dernier album insiste sur le rhythm and blues de la Great Black Music. Ce ne sera pas son dernier enregistrement… Albert Ayler continue de se produire et les préservateurs de mémoire immortalisent ses prestations uniques et irreproductibles.
1970 marque l’arrivée en France de l’Arkestra de Sun Ra, du piano de Cecil Taylor comme des « minimalistes » Steve Reich et La Monte Young. Ils sont tous programmés à la Fondation Maeght à Saint Paul de Vence grâce à Daniel Caux et se retrouveront sur le label Shandar de Chantal Darcy. Les 25 et 27 juillet, Ayler y explose. Les Nuits sont magiques. Quatre mois plus tard jour pour jour, on le repêche dans l’East River à New York. Entre temps ont disparu Alan Wilson du groupe Canned Heat, Jimi Hendrix et Janis Joplin (* "suicides" auxquels Jean Saavedra ajoute ceux de Mark Rothko et Paul Celan la même année). C’est une hécatombe.
La Galerie Shandar n’existe plus. Le stock des disques périt noyé à la cave de la rue Mazarine [P.S.: dans la très bonne émission d'Alexandre Bazin du 12 mars 2023 sur France Musique, Autour du Label Shandar, Chantal Darcy dément cette histoire d'inondation]. Les mécènes tels Aimé and Marguerite Maeght se font rares. Les producteurs Bob Thiele et Daniel Caux ont rejoint la sainte famille des fantômes d’Albert pour un message universel où la musique est apte à soigner tous les maux de l’univers. La vérité est en marche. On pourrait faire des plans sur la comète pour imaginer ce que serait devenue la musique de cette nouvelle génération, admiratrice du soleil, en quête de toujours plus de liberté, mais les codas, biologiquement inéluctables, nous rappellent que la vie est courte, qu’il faut savoir vivre chaque jour comme si c’était le dernier, que le chant nous emporte. Albert Ayler touche à ce qu’il y a de plus précieux en l’homme, un sursaut de bon sens contre toutes les conventions, une transposition poétique du réel, la critique d’un monde qu’il faut changer, une suite de notes dont l’intégrité n’existe que dans l’instant, un cri dans la nuit des temps.

dimanche 2 mai 2010

La mutation d'une ville


Tôt ce matin j'ai grimpé sur une échelle pour photographier les huit planches d'un classique de l'illustration daté de 1976 que j'avais étalées par terre. Chaque planche de 85x31cm de La pelle mécanique ou La mutation d'une ville montre les changements architecturaux d'un quartier de 1953 à 1976 tels qu'imaginés par Jörg Müller à partir de 800 diapositives réalisées à Hanovre, Zurich, Bienne, etc. L'étude urbanistique qui traverse les saisons met en scène une foule de petites scènes anecdotiques offrant au lecteur une forme originale de bande dessinée où l'enfant peut découvrir comment la vie des habitants suit celle de leur ville. Au fur et à mesure des années, les travaux s'accélèrent, une ligne de métro est creusée et un échangeur d'autoroute finit par tout envahir à l'exception d'une maison typique transformée en Grill Corner. Ce sont évidemment les innombrables détails qui donnent tout son piment à l'entreprise, souvent critiques, tendres ou amusants, là où ma photo ne fait que survoler le plan moins bien que Google Earth !
L'idée m'est venue lorsque Marie-Laure m'a appelé hier soir pour savoir si je pouvais lui prêter quelques ouvrages ayant trait à la ville. Elle cherchait les films Metropolis, L'homme à la caméra, West Side Story, Play Time, et la musique de Gershwin, Un Américain à Paris, où l'on entend quatre klaxons de taxis parisiens. Je lui conseillai également les CD City Life de Steve Reich, Fenêtres sur villes de Louis Dandrel, le magnifique coffret sur l'avant-garde russe où figurent entre autres la Symphonie du Dombass de Dziga Vertov et la Symphonie de sirènes d'Arseny Avraamov, ainsi qu'une bande dessinée sur l'architecture éditée par l'ESA. Pouvoir répondre à mes amis à la recherche de tel ou tel document justifie le temps passé à accumuler tous ces trésors. Mes archives que j'assimile à des instruments prennent ainsi tout leur sens.

samedi 6 mars 2010

Repérages vinyliques


Il risque d'y avoir un monde fou dimanche 21 mars à La Maison Rouge pour l'exposition Vinyl qui s'y tient jusqu'au 16 mai. D'abord c'est un dimanche. Ensuite, à 17h je commenterai en paroles et en musique avec le violoncelliste Vincent Segal les pochettes et disques de la collection Guy Schraenen. Dans un précédent billet j'évoquai notre rencontre avec Vincent et le travail de Daniela Franco intitulé Face B. Pour préparer notre duo impromptu, Vincent et moi avons fait un saut au 10 boulevard de la Bastille où Paula Aisemberg et Stéphanie Molinard nous ont chaleureusement reçus.
Pendant deux heures et demie nous avons admiré l'important accrochage à la recherche de disques qui nous inspirent des commentaires, la musique coulant de source ! Nous avons bêtement commencé par des "Celui-ci je l'ai !", "Moi celui-là !" pour progressivement faire notre petit marché en commençant par la musique d'ameublement d'Erik Satie, bien à propos. Pourtant je ne peux m'empêcher de relever ici ceux que je fais aussi tourner sur ma platine. Le 45 tours souple de Salvador Dali m'a rappelé qu'Avida Dollars n'avait rien à faire des disques tant qu'ils ne seraient pas comestibles, ce qui leur conférerait pour lui un rôle liturgique et pour moi un attrait gastronomique supplémentaire ; or un Berlinois en a fait une de ses spécialités puisqu'il presse des "vinyles" en chocolat ! Plus loin je reconnais la pochette du Portal par Alechinsky, l'Eskimo des Residents auxquels on nous avait comparés alors sans que je sache exactement pourquoi, Footsteps de Christian Marclay que je compte piétiner avant de le jouer, le triple sillon Burroughs-Giorno-Anderson joué alternativement selon l'endroit où l'on pose l'aiguille grâce à la triple spirale, le Steve Reich dont la photographie est tirée de Wavelength de Michael Snow dont New York Eye and Ear Control et le double album sont également exposés, le John Cale par Warhol, des Beatles et des Stones légendaires, des Beefheart peints par l'auteur comme très nombreux de ces merveilles, et bien d'autres dont l'un des nôtres, le célèbre Rideau ! d'Un Drame Musical Instantané où figure ma main gauche photographiée par Horace et dont je compte apporter quelques exemplaires le 21 mars avec la droite ! Le catalogue est évidemment encore plus fourni, avec par exemple en plus notre À travail égal salaire égal illustré par la Rixe de musiciens de Georges de La Tour. J'aurais plutôt fait figurer la sublime pochette des Bons contes font les bons amis dûe à Vercors ou Carnage à Jacques Monory, mais les choix du collectionneur sont impénétrables. Les 274 pages du catalogue commencent par un glossaire critique avant d'attaquer chronologiquement la discographie où sont indexés tant de contributions d'artistes marquants de Dubuffet à tous les Fluxus, de Beuys à Opalka, de Haring à Laurie Anderson... Je regrette l'absence de la pochette du groupe Axolotl en papier de verre doré qui bousille celles des copains !
Pour dialoguer avec Vincent qui a connu quantité des musiciens exposés, je devrai être électriquement autonome, aussi ai-je choisi une instrumentation qui marche sur piles. J'amplifierai donc le Tenori-on et le Kaossilator avec mes haut-parleurs miniatures. Mais l'un et l'autre réserverons d'autres surprises tandis que nos commentaires organiseront la partition nomade.

samedi 31 octobre 2009

Au kaléidophone


Si le titre de l'ouvrage est long comme le bras, son contenu est d'une densité et d'une intensité rares par les temps qui courent. Le silence, les couleurs du prisme & la mécanique du temps rassemble les écrits de Daniel Caux, disparu l'an passé. Sa lecture est indispensable à quiconque voudrait connaître les autres musiques contemporaines, celles qui durent batailler en France contre le monopolisme des héritiers du dodécaphonisme. Daniel Caux, avec une précision de langage, un souci du détail et le recul nécessaire pour embrasser les mondes de la musique, offre un panorama exceptionnel des écoles américaines, que ce soit celle de la nuit, le free jazz, ou celles qui se sont affranchies de Darmstadt, c'est-à-dire ceux que l'on a appelés "répétitifs" ou "minimalistes" selon les époques. En lisant les propos de Cage, La Monte Young, Riley on comprend que des ponts existaient entre tous, entre le jazz des noirs et les cycles des blancs. Tout est lié. Cage n'a-t-il pas poussé les théories de Schönberg, dont il fut l'élève, au-delà des douze sons, jusqu'au bruit, non accordé, le treizième son ! Reich avait suivi les cours de Milhaud et Berio, Glass ceux de Nadia Boulanger et de Ravi Shankar, etc. Les lignées ne sont jamais simples.
Au travers de textes critiques et d'entretiens précieux, Daniel Caux rend d'abord hommage à celui qui imposa que "tout est musique", l'immense John Cage, qui influença tant d'artistes dont le mouvement Fluxus (si l'on connaît un peu la trajectoire de Yoko Ono, n'oublions pas que Nam June Paik et Joseph Beuys étaient musiciens) ou La Monte Young. Il insiste sur l'apport de ce dernier, qui anticipa avec ses drones psycho-acoustiques les recherches de Terry Riley, rapidement suivi par Steve Reich, Philip Glass ou le Velvet Underground. Dès les années 60, Daniel Caux avait su flairer l'importance de ces nouveaux courants, initiant les mémorables Nuits de la Fondation Maeght enregistrées sur le label Shandar. Il le faisait avec beaucoup d'humilité et de générosité, et je lui dois dès 1970 les émotions provoquées par Albert Ayler, Sun Ra, La Monte Young ou Steve Reich que j'ai la chance de découvrir en direct grâce à lui au cours de concerts mythiques. Six ans plus tard, j'assiste à Einstein on the Beach de Glass et Bob Wilson. Les entretiens réalisés alors que ces compositeurs ne sont pas encore devenus des monuments sont d'une richesse rarement égalée, d'une grande sincérité.
Dans la seconde partie, après les sérialistes des années 50, le free jazz et l'indétermination de Cage des années 60, les répétitifs des années 70, Daniel Caux évoque la génération dite "post-moderne" des années 80. Hypnotisé par la puissance de feu des Américains, en rupture avec la tradition classique dite contemporaine dont l'Ircam est en France le garant, il ratera les nouvelles musiques européennes, écrites ou improvisées, nobody's perfect !, mais s'intéressera aux compositeurs anglais. Le communiste Cornelius Cardew, encore un rejeton de Darmstadt en rebellion contre son maître, Stockhausen, défend l'importance du sens dans la musique ; Gavin Bryars a joué avec des improvisateurs comme Derek Bailey ou Tony Oxley ; Michael Nyman mêle sa passion pour Purcell aux influences répétitives et fréquente Brian Eno chez Cardew... Comme Cage s'insurgeant contre Schönberg, le maximaliste américain Glenn Branca pousse le minimalisme dans ses retranchements en saturant l'espace de guitares électriques. Même si j'ai apprécié certaines pièces ivesiennes de John Adams je dois avouer n'avoir jamais partagé l'engouement pour ces compositeurs que je trouvais biens mous et trop "religieux" à mon goût. Le néoclacissisme de Nyman ou de l'Estonien Arvo Pärt ne trouveront jamais grâce à mes yeux ni à mes oreilles.
La troisième partie abordant les musiciens de free jazz m'excite beaucoup plus, illustrée magnifiquement par des entretiens avec Albert Ayler qui incarne pour moi un des phares de l'histoire américaine, Sun Ra, Milford Graves... La quatrième pointe trois femmes d'exception, Meredith Monk, Laurie Anderson et Nina Hagen, les deux dernières toujours en entretien, et même si les analyses du musicologue sont toujours passionnantes, rien ne vaut jamais la parole des artistes... Dans la cinquième, Caux s'intéresse aux iconoclastes qui me sont probablement les plus proches, de Charles Valentin Alkan, le Berlioz du piano à Harry Partch en passant par des entretiens avec Leon Theremin, Conlon Nancarrow et Moondog (auquel je rendis hommage en participant à la compilation publiée en CD par TraceLabel)... Les dernières pages évoquent le retour de la musique électronique, des propos de Xenakis, des œuvres de Luc Ferrari, Eliane Radigue, Thom Willems, jusqu'à la techno.
Ce livre indispensable (ed. L'éclat) recèle un bonus de choix puisqu'y est inséré un CD réalisé par Philippe Langlois dans le cadre de l'Atelier de Création Radiophonique à partir des archives de l'INA des émissions que Daniel Caux réalisa pour France Culture. On y retrouve des extraits d'œuvres de nombreux musiciens cités précédemment, sans oublier Pierre Henry, Om Kalsoum, Urban Sax, Plastikman, Charlemagne Palestine, Michael Snow, leurs voix, et celle de Daniel Caux, analyste engagé, passeur passionné.
Le 9 novembre prochain à 20h30 au Centre Pompidou, Jacqueline Caux projettera son Hommage dans le cadre du Festival d'Automne avec la participation de La Monte Young, Terry Riley, Steve Reich, Philip Glass, Meredith Monk, Pauline Oliveros, Gavin Bryars, Richie Hawtin, Bob Wilson et, grâce à des archives, John Cage. Gavin Bryars terminera la soirée par un court récital au piano.

mardi 19 mai 2009

L'attaque de Martin Arnold


Ayant accompagné Françoise au Point Éphémère pour la signature de ses deux premiers DVD au Salon des éditeurs indépendants, j'ai fait quelques trouvailles dont les œuvres cinématographiques quasi complètes de Martin Arnold, un cinéaste autrichien qui rappelle étonnamment le Steve Reich des débuts lorsque le compositeur répétitif américain travaillait sur du "found footage" pour It's Gonna Rain ou Come Out. Ici rien de systématique, mais une science du cut-up microscopique et du bégaiement sémiologique à couper le souffle. Martin Arnold fait des boucles avec des films trouvés. Les photogrammes lui dictent des effets que son imagination cultive comme dans une champignonnière. Ondulations, glissements, flashbacks, renversements, kaléidoscopes, pas de deux diabolique dont on ne voudrait manquer aucun instant pour un en pire, parsèment Pièce touchée (1989), manège diabolique où le spectateur est pris d'un vertige hypnotique qui se développera de manière encore plus perverse dans les films suivants.


Pour Passage à l'acte (1993, ces deux premiers titres sont en français), l'artiste autrichien intègre le son à la boucle pour tailler un short (les films font chacun environ un quart d'heure) à la famille américaine et aux mâles dominants en pleine crise d'autorité. Si la scène devient cocasse, elle n'en demeure pas moins fascinante, hypnotique. Les effets stroboscopiques du "flicker film" ralentissant l'action génèrent une analyse cruelle du principe cinématographique. The Cineseizure, titre du DVD édité à Vienne par Index en partenariat avec Re:Voir, pourrait d'ailleurs se traduire "Ciné-attaque" comme dans une apoplexie.
Le troisième film de la trilogie (la suite des œuvres d'Arnold est constituée essentiellement d'installations), Alone. Life Wastes Andy Hardy (1998) détourne une comédie musicale avec une virulence inattendue. Mickey Rooney, mais plus encore Judy Garland sont torturés par le hachoir du cinéaste transformant en drame œdipien l'original par des tremblements où le mouvement des lèvres et le frémissement de la peau révèlent la sexualité refoulée des films de l'époque. Martin Arnold fait partie, comme Mark Rappoport, de ces entomologistes du cinéma qui en révèlent les beautés cachées, inconscientes et convulsives, sans ne jamais sortir du cadre.
Comme toujours, les films sont à voir sur grand écran pour que la magie fonctionne à plein. Le DVD offre en prime quelques "pubs" pas piquées des hannetons, de l'humoristique Jesus Walking On Screen à la douche de Vertigo pour la Viennale. Terriblement drôle et monstrueusement juste.

samedi 4 octobre 2008

Nabaz'mob à la Nuit Blanche, 6 représentations à Bercy Village


C'est ce soir le grand soir. Nos lapins sortent pour jouer leur partition du diable. Sans sa chorégraphie auriculaire et lumineuse, leur chant instrumental aurait-il le même pouvoir de séduction ? J'en doute. Comme chacun sait, la musique contemporaine avec les documentaires animaliers, cela fonctionne très bien ! Notre fiction critique et lagomorphe semble obéir aux mêmes lois, celles des utopies.

Nabaz’mob à la Nuit Blanche
Opéra pour 100 lapins communicants Nabaztag
Chorégraphie et musique d’Antoine Schmitt et Jean-Jacques Birgé
Samedi 4 octobre
séances de 23 minutes, ce soir à 20h / 21h / 22h / 23h / 24h / 1h
Bercy Village, passage Saint-Vivant – Paris 12e
M° Cour Saint-Emilion (ligne 14, ouverte toute la nuit, les autres métros roulant jusqu'à 2h15 !)

100 lapins Nabaztag interprètent, tous ensemble, un opéra composé par Antoine Schmitt et Jean-Jacques Birgé. Convoquant John Cage, Steve Reich, Conlon Nancarrow ou György Ligeti, cette partition musicale et chorégraphique ouverte en trois mouvements, transmise par Wifi, joue sur la tension entre communion de l'ensemble et comportement individuel, pour créer une œuvre forte et engagée. Cet opéra questionne les problématiques du comment être ensemble, de l'organisation, de la décision et du contrôle, qui sont de plus en plus centrales et délicates dans notre monde contemporain.
Antoine Schmitt et Jean-Jacques Birgé sont respectivement le designer comportemental et le designer sonore du lapin Nabaztag fabriqué par Violet. Ils ont choisi de pervertir l'objet industriel pour en faire une œuvre artistique où la chorégraphie d'oreilles, les jeux de lumière et les cent petits haut-parleurs cachés dans le ventre de chaque lapin forment une écriture à trois voix s'appuyant sur le décalage temporel et la répétition, la programmation et l'indiscipline.
Une Nuit Blanche à Bercy Village pour les petits et les grands : à voir absolument et en profiter aussi pour voir l’exposition de Paris Mômes «Photographie la nuit».

Renseignements pour le public au 01 40 02 91 98

vendredi 18 juillet 2008

Daniel Caux, un défricheur s'éteint


Des pans de mémoires s'envolent. Les défricheurs ne font pas long feu. Après le compositeur Luc Ferrari, le patron de presse Jean-François Bizot, c'est au tour du journaliste et homme de radio Daniel Caux de nous laisser orphelins.
Je l'avais rencontré en 1970 aux mythiques Nuits de la Fondation Maeght, alors que je sillonnais les routes du sud de la France avec ma petite sœur. Je n'avais pas 18 ans, Agnès en avait 15. Ce petit monsieur gentil et passionné avait fait venir Albert Ayler et Sun Ra dont l'orchestre nous adopta. Il y avait là Yasmina (a black woman), les photographes Philippe Gras (tous deux disparus eux aussi) et Horace. La Monte Youg et Marian Zazeela jouaient un interminable raga qui envahissait doucement les jardins... L'année suivante, je lui devrai la découverte de Steve Reich dont les interprètes se nommaient Philip Glass, Jon Gibson, Arthur Murphy, Steve Chambers.
Daniel, qui écrivait dans la revue L'Art Vivant auquel je m'étais aussitôt abonné, jouait le rôle de directeur artistique pour le label Shandar dirigé par Chantal Darcy, galeriste à qui je rendais régulièrement visite rue Mazarine. Les premières syllabes de ses prénom et nom donnèrent leur titre au label et à la galerie d'art. On raconte que tout disparut, stock, masters, etc. avec l'inondation de leur cave... Ce malheur arriva une fois dans la nôtre, engloutissant les derniers exemplaires des vinyles Trop d'adrénaline nuit et Mehr Licht !.
Je continuai à croiser sa silhouette hors des sentiers battus, aux concerts de musique marginale, sur les ondes où il officia longtemps. Nous partagions avec Daniel le goût pour Terry Riley, Harry Partch, John Cage, la techno ou les musiques arabes. Je ne lui ai jamais dit à quel point je lui devais mes premiers pas dans le monde hors du monde.

jeudi 5 juin 2008

L'opéra des 100 lapins, ce soir au Cube


Depuis sa création au Centre Georges Pompidou en mai 2006, on nous réclamait une nouvelle représentation de Nabaz'mob à Paris. C'est chose faite, ou presque, puisque c'est ce soir à l'Auditorium d'Issy-les-Moulineaux à 21h pour Le Cube Festival "Les Arts Numériques dans la Ville". L'opéra pour 100 lapins communicants que j'ai composé avec Antoine Schmitt repasse donc par la case départ avant de repartir sillonner le globe. Point culminant de sa "tournée mondiale", il avait recueilli 70 000 visiteurs au NextFest de New York organisé par la revue Wired.
Le programme annonce : 100 lapins Nabaztag interprètent un opéra composé par Antoine Schmitt et Jean-Jacques Birgé. Convoquant John Cage, Steve Reich, Conlon Nancarrow ou György Ligeti, cette partition musicale et chorégraphique ouverte en trois mouvements, transmise par Wifi, joue sur la tension entre communion de l'ensemble et comportement individuel, pour créer une œuvre à la fois forte et engagée. Cet opéra questionne les problématiques du comment être ensemble, de l'organisation, de la décision et du contrôle, qui sont de plus en plus centrales et délicates dans notre monde contemporain.
Chaque fois que nous installons nos 100 petits robots sur un plateau, nous devons réinventer la mise en scène. Ça fait du monde ! Comme la partition intègre des paramètres d'indétermination, l'interprétation reste ouverte pour chaque lapin et nous réserve toujours des surprises. Notre regard s'en trouve bizarrement anthropomorphique et nous parlons de la meute comme s'ils avaient véritablement voix au chapitre. Pendant la représentation, Antoine envoie les différents mouvements et j'affine les niveaux. Lorsque tout est terminé, les bestioles retirent délicatement leurs oreilles magnétiques pour regagner leurs cantines métalliques. C'est ainsi qu'ils voyagent.

Au même programme : Nicolas Maigret et Nicolas Montgermont, Cécile Babiole et Laurent Dailleau

samedi 26 avril 2008

Professor Bad Trip


Si Franck ne jouait pas ce soir au Zebulon de New York avec l'accordéoniste Andrea Parkins, il serait venu écouter l'interprétation de Professor Bad Trip par l'Ensemble Intercontemporain à la Cité de la Musique. Vigroux m'a fait connaître l'œuvre de Fausto Romitelli comme les étudiants de l'Ircam m'avait parlé de Sciarrino six ans plus tôt, le soir mémorable où j'ai rencontré Françoise aux e-magiciens de Valenciennes. Lorsqu'ils ne sont pas versés dans les sempiternels revivals, ce que les plus jeunes écoutent est toujours riche d'enseignement. J'avais noté la date en septembre et nous y voilà !
La première partie réunit l'enivrant Steve Reich avec Eight Lines et le conventionnel Philippe Hurel avec son concerto pour piano, Aura. Si Reich continue de nous donner le vertige en nous entraînant dans les méandres de la musique répétitive, Hurel nous laisse de marbre malgré son intéressant travail sur les quarts de ton. Musique bourgeoise de rigueur : comme la plupart des compositeurs dits "contemporains", par son acceptation surannée de la modernité, il la caricature en défendant les attributs de la classe sociale qui l'a engendré(e). Entr'acte.
Françoise remarque qu'elle a rarement entendu un compositeur contemporain aussi contemporain que Romitelli, et Sylvain Kassap de renchérir en insistant sur la réécoute indispensable de la version discographique de Professor Bad Trip par l'Ensemble Ictus, dont le répertoire correspond mieux au génial italien disparu en 2004 à l'âge de 41 ans que l'E.I.C. C'était tout de même amusant de voir Pierre Strauch s'escrimer au violoncelle électrique fuzz aux côtés de Vincent Segal à la basse, le seul de l'orchestre à oser hocher la tête ! Des trois leçons de Romitelli, la dernière laissa la mieux transparaître la magie de son art, mélange réussi de toutes les musiques "contemporaines ", au sens propre cette fois, au sein d'un langage et d'une syntaxe parfaitement maîtrisés. Les trois cordes, les trois vents, le piano, la percussion y côtoient la guitare et la basse électriques comme la bande électronique sans que cela choque à aucun moment. Romitelli se permet même de faire jouer du kazoo et de l'harmonica miniature à ses interprètes. Tout coule de source, même si c'est celle du Styx.
Pendant le concert, je scrute la salle et constate à quel point elle est éclairée. Généralement, on la noie dans le noir pour focaliser l'attention sur la scène. Dans les concerts de rock, de jazz ou de variétés, on sent bien que ça remue, on n'a pas besoin de souligner sa présence par l'image. Rien à cacher, tout le monde se tient bien. Franchement, même si c'était une belle soirée, cela manquait furieusement de soufre.

mercredi 27 février 2008

L'intercon s'encanaillerait-il ?


Musicacreation est "l'espace de découvertes et d'expression sur la musique contemporaine et les activités de l'Ensemble intercontemporain", en d'autres termes son blog. Parmi les thèmes proposés, on trouve Fou. L'intercon s'encanaillierait-il ? Il n'en fallait pas plus pour m'inciter à cliquer, révélant quelques savoureuses vidéos : Peter Aidu jouant seul à deux mains et deux pianos le Piano Phase de Steve Reich (vidéo ci-dessus), Einstein on the Beach de Philip Glass interprété par des personnages en Lego, une version télévisée de 4'33 de John Cage, un extrait du Quatuor pour hélicoptères de Karlheinz Stockhausen... Ailleurs, sous la thématique "Musiques actuelles et Musique contemporaine", Erik M n'est pas nommé pour sa prestation zappante vidéographiée tandis que le texte se limite à "Ce post a-t-il sa place sur ce blog ? À vous de répondre... Attention ça secoue !" Plus loin, Fausto Romitelli répondait en 2001 à Eric Denut : "À mon sens, la véritable distinction devrait se faire aujourd’hui entre une musique écrite et une musique non-écrite..."
Pendant des années, l'Ircam bouda tout ce qui venait des cultures populaires pour défendre les privilèges de classe des tenants de la musique classique contemporaine. Sa surdité se résumait au jeu de mots sur l'"Ensemble qu'entend plus rien" dirigé d'une main de fer par son chef Pierre Boule Quies. La pitoyable 4X finit par céder devant la modulation de fréquence et l'informatique domestique. Passé la programmation "Perspectives du XXème siècle", l'Institut eut bien du mal à produire des œuvres majeures sorties de ses studios face à ce qui commençait à se développer grâce aux home studios. En 1987, défendre avec acharnement les "100 fleurs" contre son monopole avait fait perdre la subvention accordée par la Direction de la Musique au grand orchestre du Drame. Mais l'auto-formation a aussi ses limites et de plus en plus de jeunes musiciens eurent envie d'apprendre d'autres techniques que les leurs. Le secteur pédagogique permit à l'Ircam de se régénérer, libre aux stagiaires de détourner les applications informatiques auxquelles ils ont dorénavant accès. Les écoles sont faites pour cela, ce sont de formidables outils qu'il serait imbécile de bouder, à condition de savoir s'en détacher ensuite très vite.

samedi 23 février 2008

4 compositeurs américains filmés par Peter Greenaway


Je n’ai jamais été très amateur des films de Peter Greenaway, souvent ampoulés et prétentieux, si obsessionnels qu’ils en finirent par être franchement ennuyeux, mais je me souviens avoir adoré une exposition en plein air organisé en Suisse où le cinéaste avait (re)cadré la ville en installant des murs percés d’une ouverture pour obliger les passants à la regarder sous un certain angle, dans un cadre imposé. L’invitation à voir était suscitée par quelques marches à gravir jusqu’au point de vue choisi par l’artiste.
Les Films du Paradoxe ont publié un double dvd intitulé 4 American Composers, regroupant quatre films tournés à Londres par Greenaway en 1983. Philip Glass, Robert Asley, Meredith Monk, John Cage, quatre façons de filmer la musique en suivant le style de chaque compositeur. Les quatre documentaires de 55 minutes chacun ont été tournés un an après le prometteur Meurtre dans un Jardin Anglais. Comme pour la série Cinéma, de notre temps, où un cinéaste fait le portrait d’un autre en en adoptant certaines caractéristiques de style, Greenaway choisit chaque fois une forme cinématographique appropriée à l’univers du compositeur abordé.
Il survole l'Ensemble de Philip Glass en mouvements fluides, plongées et contre-plongées, pour ne pas distraire les musiciens interprétant en public cette musique acoustique amplifiée que l’on appelait répétitive avant qu’elle ne devienne « minimaliste ». Les œuvres de Glass m’ont souvent fait l’effet d’une variétisation de la musique répétitive, dont les rythmes s’opposaient à la narration, à la mélodie et à l’harmonie, mon intérêt se portant plutôt vers le virtuose Steve Reich. Pourtant, ici, Music in Similar Motion, Glassworks et Train/Spaceship, extrait du célèbre Einstein On The Beach qui m’avait emballé lors de sa création dix ans plus tôt, produisent un vertige contrebalançant les propos mercantiles de leur auteur.
Pour Robert Ashley, le cinéaste s’inspire de la forme de l’opéra télévisé Perfect Lives en insérant des cartons où s’inscrivent les mots dits lors des entretiens entrecoupant la prestation scénique et en disposant des écrans cathodiques autour des musiciens interviewés à la manière d’un Nam June Païk. Les deux acteurs, Jill Kroesen and David Van Tieghem, brodent autour de la voix d’Ashley ; les bandes préenregistrées de Peter Gordon assurent une immuabilité permettant au piano de « Blue » Gene Tyranny de s’envoler.
Meredith Monk alterne scènes de concert, ballets filmés et archives pour expliquer sa démarche vocale et théâtrale, seule et en groupe, mais le film le plus réussi est, de très loin, celui avec John Cage, véritable leçon de musique et d’écoute autour de son Musical Circus. Nous assistons à quarante ans compressés sur deux heures à l’occasion du 70ème anniversaire du compositeur dans une église désaffectée et arrangée pour l’évènement. Le film s’ouvre sur la destruction de la « rénovation » dont le bâtiment fut victime tandis que Cage lit un texte sur le son en voix off. Les douze œuvres sont jouées de façon aléatoire, parfois simultanément. Son voyage autobiographique, commenté par Cage lui-même, allie profondeur analytique, anecdotes humoristiques et sensibilité explosive, qu'il introduise chacune de ses œuvres majeures ou se livre au rite de l'entretien. On retrouve là les fondements de tout ce qui se fait aujourd’hui de subversion musicale et les fermants utopiques d’une alternative politique. C’est tout bonnement génial ! Une très grande leçon (tous niveaux).

jeudi 14 février 2008

Le chant de la nature (12)


Je regrette de ne pas avoir acheté un petit enregistreur de poche comme celui d'Olivier pour capter les sons des gibbons le matin dans la brume de la jungle, la coquaphonie d'Houeisai, la descente de la rivière, la symphonie nocturne de Nong Khiaw ou des îles du sud. On ne sait pas toujours si ce sont des insectes, des batraciens ou des oiseaux de nuit, mais je reconnais les sons qu'imitent les instruments que j'ai rapportés de mes précédents voyages. Je pourrais m'en délecter pendant des heures. La nature a inspiré la lutherie de tout le sud-est asiatique : crapaud-guiro, castagnettes, rhombes, crécelles...
J'adore la musique qui se joue au loin dans les villages. J'apprécie moins le sirop américanisé que nous imposent des heures durant les conducteurs de bus ou le saxophone gerbant diffusé dans certains bars de Bangkok. Le tempo est immuable, chanson après chanson, la variation semble affecter seulement les paroles qui nous échappent.

Un orchestre typique thaï nous accueille à l'entrée du Mango Tree, sorte de gamelan composé d'un clavier de lames, d'un instrument à cordes frottées, d'un hautbois et d'un tambour. Ici, c'est un ensemble du Laos.

Nulle part je n'entendrai de khen, l'orgue à bouche dont la musique fait irrésistiblement penser à Steve Reich. Je trouve quelques VCD délirants dont un karaoké sur la guerre Laos/Vietnam avec des images d'archives et un autre chanté par des enfants pour le Nouvel An du Rat. Les percussions en métal y explosent... J'achète quelques disques de musique traditionnelle et du rap lao, l'éclate !

Un joueur de hou-kin, le violon monocorde (en fait l'archet est coincé entre deux cordes), fait la manche devant un temple. On entend assez peu de musique pendant tout le voyage. Essentiellement résonne partout le son de la télévision qui ne s'arrête qu'au moment de dormir.

jeudi 17 mai 2007

Une charade hypnotique


J'attendais le feu vert de Fabrice Journo pour publier la photo de nous quatre le 3 mai au Triton pour la nouvelle formule de Somnambules. L'envie d'évoquer le spectacle me titillait tant j'ai ressenti de plaisir et d'excitation à la performance.
Nicolas Clauss, le grand à gauche, avait corrigé le tir depuis la première mouture début 2006, en travaillant sur la durée : comment avoir suffisamment de matériel pictural animé dans une configuration improvisée où les musiciens ont toujours une approche très approximative du temps qui passe (j'avais tout de même un chronomètre) - comment ne jamais revenir en arrière et structurer son discours avec un début, un développement et une fin - comment jouer en rythme sans être redondant ou platement illustratif (question également valable pour le trio) - comment ne pas faire tomber l'ambiance entre deux pièces, etc. Pari réussi, les images étaient somptueuses, rien que des pièces jamais montrées en spectacle, le déroulement dramatique impeccable avec un rappel imprévu, Les dormeurs, évocation rimbaldienne des tranchées...
Le choix d'un rythmicien comme Éric Échampard, débardeur côté jardin, ne pouvait qu'enchanter Nicolas qui s'en est donné à cœur joie. Mais Éric est beaucoup plus qu'un batteur, je l'ai écrit et répété, c'est un musicien complet, créateur de timbres inouïs. Au risque de le faire devenir écarlate, j'ajouterai qu'il a détrôné Max Roach dans mon Panthéon personnel (une chance, car la probabilité de faire équipe avec le New Yorkais de 83 ans s'amenuise de jour en jour !). Tous deux sont des mélodistes, ils accordent leurs peaux pour les faire chanter. Éric réagit au quart de tour, capable de rattraper toutes mes balles, mes skuds, mes coups tordus, tout un inventaire défenestré à la veille de la mascarade des élections : des accordéons, des hippopotames, des clefs, des pinceaux, un âne mort attelé à un piano à queue, un sapin en flammes, un évêque, des plumes... Sa virtuosité et son sens de l'à-propos justifient toutes mes recherches sur le zapping rythmique qui m'apparaissaient limite lorsque je les expérimentais seul en studio. Jeu en réponses, synchronisme et polyrythmies, explosions de couleurs du dripping au pistolet sans oublier de renverser le pot de peinture sur les passants, spectateurs d'une unique soirée...
Grâce à lui, je peux jouer physiquement de mes deux claviers. Il est si rare que la sueur perle à mon front lorsque je suis en scène. Quelques notes graves de trompette à anche, des stridences flûtistes où le zen chavire vers l'ultrason, mon sax free de quinze centimètres de long et un zeste de guimbarde ne me distraient pas du V-Synth dont j'ai rarement joué en public. Je délaisse mon éternel VFX qui me permet essentiellement d'assurer les transitions. J'ai préparé beaucoup plus de programmes que je n'en utilise. J'essaye de tricoter autour d'un son principal par morceau. Le V-Synth, avec son trackpad, son double beam (des faisceaux infra-bleus que j'intercepte chorégraphiquement) et tous ses contrôles en temps réel, me permettent d'intervenir directement sur les sons, d'improviser totalement la musique qui se joue à quatre, puisque je mixe certains bruits synchrones produits par les modules interactifs de Nicolas.
Nous commençons par Jumeau Bar dont je trafique les sons originaux avec l'Eventide que j'ai entièrement programmé. Après cette introduction bruitiste, nous alternons les passages tendres et les déferlements rockys tandis qu'Étienne Brunet s'empare de sa cornemuse sur White Rituals. La cérémonie peut commencer. Nous faisons la culbute. Mes imitations de guitare hendrixienne passent encore mieux que je ne l'espérais. Heritage nous fait glisser définitivement vers un rock où Bush père et fils sont à la hauteur de leur réputation. On calme le jeu avec Les marcheurs, hommage à Steve Reich, et nous nous laissons aller à l'improvisation absolue sur les dessins d'enfants de L'ardoise.
Étienne Brunet, la sangle au cou, plane au-dessus de la mêlée, saxophone alto traversant trois effets conçus par feu Robert Moog. Ses mélodies aériennes semblent sortir d'un sax préparé comme on dit d'un piano préparé. Les traitements, discrets, actualisent le son sans le déformer, ajoutant des couleurs nouvelles aux éboulements percussifs et aux nuages électroniques. Beaucoup de grâce dans ce chapelet de notes égrainées comme avec un amuse-doigts. La fleur au bec. Parfois vénéneuse...
Je crois avoir retrouvé l'équilibre du trio originel du Drame. Mon premier a les réflexes fulgurants et la complicité inventive de Francis. Mon second accroche nonchalamment ses airs sur la corde à linge, spécialité de Bernard. Mon troisième produit les images du film... Tous ont le sens de la gravité, de l'humour et de la gentillesse, de quoi faire un orchestre comme je les aime. Mon tout ne ressemble à rien et ne demande qu'à se reproduire.

L'enregistrement du concert...

samedi 10 février 2007

Les archives de l'à-plat Net


J'ai évoqué ici la Bibliothèque disparue de Babylone et les risques encourus aujourd'hui. Nous connaissions ubu.com. Sur son nouveau blog, Pierre Wendling nous révèle l'existence d'une nouvelle mine, Internet Archive. Le site Internet Archive est une organisation à but non lucratif, fondée en 1996, qui s'est fixée de réunir des documents numérisables dont les droits sont échus et de les offrir en libre service aux chercheurs, historiens, étudiants et à quiconque souhaite les utiliser (sous licence Creative Commons). Les collections proposent des textes, des documents sonores et cinématographiques, des logiciels libres, des sites web. Pour les films, une grande variété de qualité technique est proposée depuis du 64k mpeg4 jusqu'à du mpeg2 gravable en dvd, en streaming ou en téléchargement. Au milieu de dizaines de milliers de documents, on trouve de véritables chefs d'œuvre.
À l'instant où je tape ces lignes, j'écoute un concert historique de Steve Reich, le 7 novembre 1970 à Berkeley, d'une qualité exceptionnelle. Se succèdent Four Organs,” “My Name Is,” “Piano Phase” et “Phase Patterns. Si j'ai assisté aux représentations parisiennes qui suivirent, j'ignorais totalement l'existence de My Name Is qui est dans le style de Come Out. Steve Reich a interrogé le public qui faisait la queue pour le concert en leur demandant : "What is your name ?" et en a monté des bouts présentés lors du concert-même !
Les longs métrages vont de célèbres films muets à des excentricités tels Reefer Madness, Carnival of Souls, Sex Madness en passant par des films dont la question des droits me paraît plus ambigüe (La nuit des morts-vivants, Rashomon, Dementia 13, etc.). Une section intitulée Cinemocracy présente les films de propagande commandés par le Gouvernement américain, au début des années 40, à John Ford, John Huston, Frank Capra et William Wyler !


Je ne résiste pas au plaisir de vous livrer un extrait de My Name Is, même si l'œuvre n'a pas l'envergure des autres pièces du concert, aussi époustouflantes à écouter qu'à leur création il y a près de quarante ans. Le concert complet, c'est .

lundi 23 octobre 2006

Mahler par Franz Winter & Uri Caine


Chaque année, un disque exhorte mon enthousiasme. J'achetai mon premier en 1964, c'était Claude François à l'Olympia. J'attendrai quatre ans pour découvrir le suivant, le We're only in it for the Money des Mothers of Invention, et nombreux albums de Frank Zappa figurèrent en tête de ma liste pendant les années suivantes : Uncle Meat, Hot Rats, Chunga's Revenge, Weasels Rip my Flesh, Fillmore East, 200 Motels, Waka/Jawaka... Je me souviens des quelques 33 tours que j'achetai alors, le Wheels of Fire des Cream, Their Satanic Majesties Request, le seul des Stones que j'ai vraiment adoré, un disque de Family, The Beat Goes On de Vanilla Fudge, Umma Gumma de Pink Floyd, In-A-Gadda-Da-Vida d'Iron Butterfly, Electric Ladyland de Jimi Hendrix, l'étrange White Noise, les premiers Captain Beefheart, le Bonzo Dog Band, le blanc des Beatles, Rock Bottom de Robert Wyatt... Je suis passé par la musique classique, Mahler, Schönberg, Charles Ives, Varèse, il y en a tant. Je me suis emballé pour Björk, le Kronos Quartet, Steve Reich... Plus récemment, le Carnival de Wyclef Jean, Ursus Minor, Outkast, et l'adaptation de Mahler par Uri Caine, Primal Light, encore un pur chef d'œuvre qui fut suivi par deux autres Mahler, un live et Dark Flame.
Uri Caine réussit le tour de force d'adapter Gustav Mahler de façon contemporaine, free jazz, scratches, lyrisme klezmer, improvisations géniales d'un orchestre qui tourne au quart de tour, en faisant ressortir les sources traditionnelles qui ont inspiré Mahler. En modernisant Mahler, Uri Caine donne les clefs de toute l'œuvre du Viennois. C'est sublime. Participent à l'enregistrement le batteur Joey Baron, le clarinettiste Don Byron, le trompettiste Dave Douglas, le violoniste Mark Feldman, le cantor Aaron Bensoussan, DJ Olive, etc. En 2005, Winter & Winter sort en DVD le film qui avait suscité à l'origine la commande musicale, 52 minutes des lieux historiques où vécut Mahler avec la musique de Caine, filmé par Franz Winter et produit par son frère Stefan. C'est une chronologie illustrée. On peut écouter le commentaire en allemand ou en anglais ou ne garder que la musique. On peut laisser les sous-titres ou se laisser seulement porter par la musique absolument exceptionnelle.

dimanche 8 octobre 2006

Crown Heights & Reich


Cela fait du bien de se retrouver dans un quartier plus humain. Ici, à Crown Heights (Brooklyn), les rues ressemblent à celles que filmait Spike Lee dans Do the Right Thing. Les blacks s’assoient sur les marches de leurs perrons. Il y a une douceur de vivre que Manhattan a perdue depuis qu’elle est aux mains des yuppies (jeunes pros urbains) et des spéculateurs immobiliers. De grands gars jouent au basket sur les aires de jeu, des mamas vendent de vieilles fringues et des gâteaux bourratifs devant leurs maisons (garage sale), sous les arbres des jeunes roulent des mécaniques en se faisant photographier par leur famille en costume d’étudiants aux couleurs de leur université, et puis les écureuils sont moins speed… Combien de temps cela durera-t-il avant que la folie immobilière gagne le coin ? À Manhattan, pour l’équivalent de 3000 euros, on peut louer un deux pièces minuscule. Comme ailleurs, les jeunes désertent le centre et investissent les banlieues proches. Williamsburg ressemble déjà à ce qu’est devenu downtown, entre le Quartier latin et le Marais. Dans notre nouveau quartier, les maisons, souvent louées par des familles afro-américaines à des propriétaires juifs, ont gardé le cachet d’antan. Mais les artistes (blancs, of course), écrivains, musiciens, peintres, cinéastes, qui ont toujours apprécié Brooklyn, s'étalent sur les quartiers noirs qui risquent de changer dans les dix prochaines années.


Hier soir, nous sommes descendus à la Brooklyn Academy of Music assister à un spectacle de Mikel Rouse, The End of Cinematics. La scénographie était époustouflante comme souvent chez les Américains, un sens de l'illusion et de la mise en espace que j'avais pu déjà admirer il y a six ans aux Studios Universal de Los Angeles avec le show Terminator 2, non je ne rigole pas, c'était fantastique, effets 3D, la moto qui rentre et sort de l'écran, l'écroulement des gradins, les gouttelettes qui giclent sur le visage... Bon là nous étions très loin de cette majestueuse attraction foraine, mais les chanteurs évoluant entre deux écrans étaient totalement intégrés aux projections. Le point faible, c'est que le reste était catastrophique. Les acteurs étaient raides, ça n'avait aucun sens (à ne pas confondre avec le non-sens, hélas), c'était creux, et la musique était un clone entêtant de Laurie Anderson et Steve Reich. C'était vraiment trop bête, un concert avec danseurs se tenait de l'autre côté de la rue pour le 70ième anniversaire de Steve Reich, mais nous n'avions pas pu obtenir de places. Sold out !
Alors j'ai eu l'idée de nous y faufiler à l'entr'acte qui se terminait comme nous passions devant ! Il y a toujours des spectateurs qui s'en vont. Ainsi nous avons pu assister à la seconde partie, magnifique comme toujours avec Reich. La chorégraphie d'Akram Khan accompagnait les Variations pour vibraphones, pianos et cordes, un moment magique qui remontait le niveau de la soirée. Nous avons raté Rosas dansé par Anne Teresa de Keersmaeker sur Fase, un montage de pièces des débuts de Reich, mais la présence du London Sinfonietta sur la pièce de 2005 m'hypnotisa comme chaque fois avec le seul véritable génie de l'école minimaliste. La première fois, c'était au début des années 70 au Musée Galliera, Four Organs et Phase Patterns. Je me souviens que nous étions assis à côté d'Aragon et de ses minets. Sur scène, les musiciens étaient Reich, Philip Glass, Jon Gibson... Plus tard, un concert avenue de Wagram, deux musiciens jouaient chacun une mélodie, mais on pouvait en percevoir quatre par le croisement des harmoniques... La création en France de l'un de mes préférés, Different Trains, par le Kronos Quartet, reste un des moments les plus émouvants de ma douloureuse carrière de spectateur. J'écoute inlassablement le cd. Nous étions ensuite allés dîner chez Bofinger avec leur premier violon, David Harrington, mais le courant n'est pas passé. Nous avions probablement eu les yeux plus gros que le ventre. Je parle de musique, pas seulement de gastronomie.
Mais ce soir, la lune était pleine au-dessus de Brooklyn...

dimanche 1 octobre 2006

Experience The Future


C'est le week-end, la foule se presse de plus en plus nombreuse au NextFest dont le slogan est "Experience the Future". C'est fascinant de penser que plus de 70 000 personnes auront assisté à notre opéra. Entre les lapins et ma jupe écossaise, le mot ouf semble revenir souvent. Ça me plaît. Un gamin me demande comment on attrape les Nabaztag...
- En leur mettant du sel sur la queue.
- Mais ils n'ont pas de queue.
- C'est pour ça que c'est difficile !
"Vous n'avez pas les mêmes en escargots ?" entend-on souvent...
Les questions plus sérieuses fusent. Xana se rend compte qu'il n'y en a que 99. Une évasion ? Le comble de l'indiscipline ? Que peut-on attendre d'un tel élevage ? Ici ils seront vendus 150$ contre 115 euros en France.
Nous passons au nouveau magasin Apple, un énorme cube en verre au-dessus du sous-sol, un peu comme la pyramide de Pei mais cubique ! Le Javits Center est vraiment signé Pei, mais aucun d'entre nous n'est très emballé. Le long de la Cinquième Avenue, Françoise (le petit point orange en haut de la réflexion) et Antoine prennent la pause devant un immense miroir parabolique. Tout est toujours trop grand aux États Unis. J'apprends à ne pas finir mon assiette.


Samedi soir dans l'East Village, Jonathan nous emmène chez Kim's, une boutique de disques et dvd annonçant "The Sight and Sound of the Underground, Kim's has them all". Ce rêve dépend tout de même des éditeurs, mais je dégote la version vidéo de OHM+ avec Clara Rockmore, Cage, Risset, Steve Reich, Morton Subotnik (qui a acquis l'Xtra audio d'Antoine), Theremin, Xenakis, Babbitt, Chowning, Ashley, Max Mathews, Pauline Oliveiros, Alvin Lucier, Moog, etc., deux heures trente des pionniers de la musique électronique, ainsi que Celestial Subway Lines / Salvaging Noise de Ken Jacobs et John Zorn (un dvd Tzadik) et deux films dont j'ignore tout, mais que Françoise me conseille, True Stories de David Byrne (des Talking Heads !) et Slums of Beverly Hills, une comédie de Tamara Jenkins. Je sens que je vais devoir y retourner avant notre départ. Le reste de l'équipe Violet repart ce soir, tandis que Françoise et moi restons à New York. Demain nous déménagerons d'ailleurs à Chelsea.


L'East Village est le quartier le plus agréable où nous nous soyons promenés depuis notre arrivée, une sorte de quartier latin sans les touristes ni la bourgeoisie friquée qui l'a colonisé, ou plus exactement sans qu'on les sente, tant la faune qui déambule et s'attable aux terrasses est incroyablement bigarrée, comme partout dans cette ville cosmopolite. L'appartenance ethnique n'y a aucune importance. C'est ce qui fait certainement le charme de New York. Chaque conducteur de taxi semble déjà flotter sous un nouveau pavillon. On ne peut pas se sentir étranger dans une ville qui n'est faite que d'étrangers. Il y a New York ET les USA. Il fait si bon que c'est dur de rentrer se coucher...

samedi 23 septembre 2006

100 lapins prennent la relève


En 1962, György Ligeti écrivait son Poème Symphonique pour 100 métronomes. En 1995, le sculpteur Gilles Lacombe mit au point un mécanisme qui en facilitera les représentations. C'est la version qu'Arte en proposa il y a une dizaine d'années (photogramme ci-dessus ; plus bas Ligeti et Françoise Terrioux par Markus Bollen).
Si Antoine et moi avons bien pensé à Cage, Nancarrow, Reich et Ligeti, en composant Nabaz'mob, notre opéra pour 100 lapins communicants, ni lui ni moi ne nous sommes rappelés le Poème Symphonique. Une centaine d'objets mécaniques ne peuvent pourtant pas tomber si facilement dans une faille de l'inconscient. Il nous semblerait juste aujourd'hui de dédier Nabaz'mob à l'un des plus grands compositeurs du XXième siècle, disparu le 12 juin dernier.
Très proche alors de George Maciunas et Nam June Paik, Ligeti était en pleine période Fluxus lorsqu'il composa le Poème. En lisant ses notes dans le livret du CD de l'Édition Sony, Mechanical Music, on apprend que les conditions de mise en place ne furent pas si différentes des nôtres : déballer les métronomes, dévider le mécanisme remonté à fond lors de la livraison, détacher les clefs colées dessous, etc. Pour Violet, c'est Maÿlis qui se charge de conformer tous les lapins. 100, ça fait du monde ! En 1963, la première représentation qui eut lieu à Hilversum aux Pays Bas fit un tel scandale que le film de l'événement programmé à la télévision hollandaise deux jours plus tard fut remplacé sans prévenir par un match de football. En composant ce happening, Ligeti "songeait à de nombreuses grilles superposées, des figures moirées, qui donneraient ensuite naissance à des structures rythmiques mouvantes... Une grille rythmique si dense d'abord qu'elle en paraîtrait presque continue : ce qui implique brouillage et désordre. Pour ce faire, il (lui) fallait un nombre suffisant de métronomes, le chiffre de cent ne représentant qu'une estimation... Le désordre régulier du début s'appelle en jargon de théoriciens de la communication (et en thermodynamique) une "entropie maximale". Les structures de grille irrégulières qui se mettent progressivement en place réduisent l'entropie, car l'uniformité initiale donne naissance à des organisations imprévues..."
Ligeti joue sur les différences de tempo et l'épuisement du remontoir qui ne laisse entendre qu'un seul métronome à la fin de l'œuvre. Nos lapins sont évidemment infatigables et leur partition est pour tous identique. Les décalages sont créés par les difficultés du wi-fi à envoyer l'information en même temps à tous, et l'entropie présente à la fin de chacun des trois mouvements provient d'une indiscipline informatique incontrôlable qui est le sujet même de notre opéra, le désir d'être ensemble et la difficulté pour y parvenir. Comme pour Ligeti, l'influence de John Cage est claire.

Pour New York, nous avons réécrit le troisième mouvement avec des percussions et des rythmes, histoire de construire un chaos ou de déconstruire la tentative de nos bestioles de s'organiser enfin. Il y a toujours une grande impatience chez les compositeurs qui ne découvriront leur œuvre que lorsque tous les interprètes seront réunis. La création au Centre Pompidou était frontale dans un dispositif de concert. Au NextFest organisé par le magazine Wired (Javits Center), la nouvelle version sera jouée en boucle pendant cinq jours dans un cylindre noir de dix mètres de diamètre. La proximité du public avec les lapins fera ressortir le dispositif acoustique des 100 haut-parleurs cachés dans le ventre de chaque Nabaztag...

mercredi 14 juin 2006

Hunt, le sacre de Tero Saarinen


Depuis Sylvie Guillem il y a une dizaine d'années, je n'avais jamais été aussi impressionné par un danseur. Chaque muscle est comme un instrument de l'orchestre du Sacre du printemps qu'interprète Tero Saarinen, de la pointe des cheveux au bout de ses orteils. Et les yeux ! Les yeux jouent comme le reste du corps. C'est d'abord vers les yeux que porte mon regard, celui d'une femme lorsque je tombe amoureux, celui d'un homme si je suis en affaires, celui des danseurs pour savoir s'il est habité plutôt que s'il compte leurs pas. Tero Saarinen est un sauteur, comme Nijinsky, Babilée ou Silhol, mais sa chorégraphie est ancrée dans le sol qu'il foule.
Et puis, la partition musicale est si puissante qu'elle force la création. Trop souvent les chorégraphes tentent de malaxer les notes comme ils façonnent le corps des danseurs, pâte à modeler disciplinée. Les musiciens s'y prêtent à contre cœur. Toutes les musiques de ballet finissent par se ressembler, saucissons uniformes, tartes à la crème, goût Kurt Weill, Arvo Pärt ou Steve Reich selon les époques. Sans parler des Fragments d'un discours amoureux qui continue de faire des ravages ! Il est loin le temps des Sacre, Oiseau de feu, Boléro, Daphnis et Chloé, Faune, Jeux, Entr'acte, Relâche..., partitions fortes de spectacles conçus par un trinome, librettiste-compositeur-chorégraphe. Ce dernier a pris le pouvoir, le ballet n'existe plus, on parle de chorégraphie. Le livret faisait l'arbitre entre la musique et la danse. Ce n'est pas le sujet qui compte, c'est l'objet, l'œuvre faisant fi des egos. La complémentarité est pourtant indispensable pour échapper à l'illustration (soulignée par une création lumière fantasmée). Tero Saarinen y échappe en dansant Hunt sur la musique de Stravinsky. Seul en scène, obligé de s'écarter de l'original des Ballets russes, confronté à une partition musicale extrêmement riche, il invente et se cabre. On regrettera seulement qu'aucun chorégraphe n'ose commander de partition forte à un compositeur vivant. Une rencontre comme celle de Merce Cunningham et John Cage est-elle encore possible aujourd'hui ?

Mais Hunt n'est pas seulement un fantastique one man show. Si les lumières de Mikki Kunttu sont parfaitement en phase, découpant le corps torturé du danseur, arrêtant son image en plein vol, articulant le temps autant que l'espace, la collaboration avec Marita Liulia vise au sublime. L'artiste multimédia n'abuse pas de ses effets, c'est d'une rare élégance. Elle projette des images interactives sur le corps ou le tutu de voile descendu des cintres pour habiller Saarinen, elle y peint d'un doigt léger des tatouages chorégraphiés avec une maestria éblouissante, se servant d'un bug du logiciel Director ! Pour toujours chercher à pousser mes machines dans leurs retranchements, je comprends la joie de Marita à se jouer de la technique pour produire des émotions et de la beauté.
Hier, avant de partir à la Cartoucherie de Vincennes, où se rejouera encore ce soir mercredi Hunt, je revoyais Je vous salue, Sarajevo (magnifique édition ECM avec un bouquin illustré de 120 pages et 4 courts-métrages) où Jean-Luc Godard énonçait en 1993 : il y a la règle, et il y a l'exception. Il y a la culture qui est la règle, il y a l'exception qui est de l'art.

Photos : Marita Liulia, exceptée la première, Laurent Philippe.

samedi 13 mai 2006

Nabaz’mob, opéra pour 100 lapins communicants (2)


Les contraintes techniques sont parfois déterminantes pour composer. Ainsi les lapins Nabaztag qui seront présents sur la scène du Web Flash Festival le 27 mai sont incapables de jouer ensemble de façon synchrone, ils se décalent sur une durée de 10 secondes. C'est énorme, puisque si nous leur envoyons une seule note en wi-fi le résultat sera 100 répétitions de cette note jouée en moyenne tous les dixièmes de seconde, comme un tremolo de mandoline ! Nous obtenons des effets intéressants de mouvements browniens, magmas mouvants de petites notes cristallines, le timbre choisi pour le premier mouvement étant l'ordinaire de Nabaztag, une sorte de glockenspiel. Envoyer une mélodie au format midi produira donc des effets d'accords se transformant lentement au gré des intervalles de hauteur et de durée.
Mais nos lapins ont leur propre comportement et peuvent choisir entre tel ou tel fichier midi. Option dont nous userons allègrement dans le second mouvement pour constituer une suite d'accords plus ou moins consonants à partir de mélodies monodiques, cette fois constituées de notes longues. De longs accords aléatoires succèdent donc au premier mouvement dont les grappes énervées alternent avec des silences où le seul son provient de la chorégraphie d'oreilles de la meute.
Pour le troisième mouvement, nous envisageons de reproduire des extraits d'œuvres de musique classique, totalement transformées par l'effet de déphasage du système. Les passages sélectionnés par nos soins, mais dont les 100 lapins useront à leur discrétion, sont constitués d'abord de courtes phrases d'introduction pour se terminer par une collection de codas qui finiront par mettre toutes nos bestioles d'accord.
La chorégraphie lumineuse achèvera le tableau, retransmis également sur grand écran en fond de scène.
Le résultat va dépendre des simulations testables avec le petit programme qu'est en train de fabriquer Antoine...
Je livre ci-dessous le premier communiqué envoyé à la presse :

Nabaz'mob, opéra pour 100 lapins communicants
de Antoine Schmitt et Jean-Jacques Birgé
Coproduction Web Flash Festival et Violet (créateurs du lapin Nabaztag)
Une initiative originale de Guylaine Monnier

Répondant à l'appel de la société Violet, 100 lapins Nabaztag apportés par leurs propriétaires respectifs se donnent rendez-vous, dans l'esprit des flashmobs, sur la scène du Centre Pompidou pour interpréter, tous ensemble, un opéra spécialement composé pour l'occasion par Antoine Schmitt et Jean-Jacques Birgé.
Convoquant John Cage, Steve Reich et Conlon Nancarrow, cette partition musicale et chorégraphique ouverte en trois mouvements, transmise par wifi, joue sur la tension entre communion de l'ensemble et comportement individuel pour créer une oeuvre à la fois forte et engagée.

Le 27 mai 2006 à 20h
au Centre Georges Pompidou (Paris)
Soirée d'ouverture Flash Festival
(entrée libre dans la limite des places disponibles)

P.S.: voir, entre autres, les billets des 11 mai et 23 septembre, et le site consacré à Nabaz'mob (English version).