Il n'est pas facile de changer de peau. Parfois les événements nous y aident. Que l'on perde son emploi ou la personne qui partage notre vie par exemple, et nous y sommes forcés. Toute résistance à ces transformations est encore plus dangereuse, jusqu'à s'y perdre, corps et âme. L'animal reste le même, mais il change de peau pour s'adapter à ses nouvelles conditions de vie. Le besoin de ce que l'on a coutume d'appeler "changer" n'est rien d'autre que la nécessité d'accepter ce que nous sommes, pour réduire la souffrance que génère la "difficulté d'être".
Nous ne sommes pas à un paradoxe près. La douleur ne se contrôle pas en la refusant, mais en l'apprivoisant. Le fakir connaît la chanson. Lorsque la douleur se présente, donnons lui des noms, décrivons la avec force détails, elle s'estompera comme par magie. Sur les montagnes russes de la fête foraine, il y a deux sortes de réactions devant la peur, certains hurlent en se penchant dans le sens de la pente et s'amusent, les autres crient tout autant mais se cabrent en arrière et finiront par aller vomir dans un coin sombre. Je rends grâce à Jean-André Fieschi qui, lorsque j'avais vingt ans et souffrant d'un panaris, me donna à lire Le bras cassé d'Henri Michaux. Je réussis à m'endormir. Vingt-cinq ans plus tard, j'en cueillis enfin les fruits en contrôlant la douleur par le seul fait de l'accepter. N'oublions pas que je suis un homme, et les garçons supportent beaucoup moins bien d'avoir mal que les filles. En 1975, je n'avais assimilé de Michaux que l'exergue : "Nous ne sommes pas un siècle à paradis, nous sommes un siècle à savoir". Pas si mal !
Revenons à nos moutons, ceux sur lesquels nous comptons pour sombrer dans les bras de Morphée. Du dieu des rêves à leur maître il n'y a qu'un pas, et la lecture de leur interprétation fut d'une aide précieuse pour comprendre comment ça marche. Comme je me plaignais à une amie philosophe de reprocher toujours les mêmes griefs à mes compagnes et ce malgré leurs différences fondamentales, je compris que le seul point commun était moi. Je ne pouvais donc leur en vouloir que de moi-même. Les conflits se désamorceraient d'eux-mêmes dès lors que j'accepterai l'autre au lieu de tenter vainement de le changer. Car on ne change personne, ni soi ni les autres. Un peu bouddhiste, n'est-ce pas ? Et pourquoi pas ! Les religions partent souvent de bons sentiments et d'analyses brillantes. Les prêtres les pervertissent en voulant les rendre accessibles au peuple et en profitent pour les transformer en armes de contrôle. Toutes les révolutions sont brèves, ou plus justement, les rêves durent peu, mais les conter prend du temps.
Les différents âges de la vie exigent d'adapter notre vision à notre corps. Chaque période a ses bienfaits et ses inconvénients. Réussir sa mue, c'est accepter qui nous sommes, en en précisant les perspectives vectorielles, sans se réfugier dans le passé par crainte du futur. Il faut toute une vie pour apprendre qui nous sommes, à savoir autre que ce que nos parents ont rêvé faire de nous. Et nous nous éteignons enfin dans la paix retrouvée. Entre temps, il aura fallu plusieurs fois changer de peau pour conserver l'équilibre précaire qu’on appelle une vie.