Retrouver Edgard trente-cinq ans après nos débuts sur scène est extrêmement émouvant. Chacun se souvient d'un petit bout de l'histoire et le puzzle se reconstitue avec, malgré tout, de grands vides communs à tous les trois. Edgard a pourtant une mémoire phénoménale. Des faits ignorés de Francis et moi expliquent un peu ce que nous avons traversés alors. Des personnages prennent tout leur sens. Certains naissent, d'autres meurent. Nous sommes heureux de nous retrouver là, tous les trois, au coin du feu, à écouter aussi avec stupeur ce que nous avions créé...
Le mercredi 3 février 1971, nous organisions le premier concert de rock au Lycée Claude Bernard où nous étions en Terminale. La seconde partie était constituée d'un orchestre bicéphale, "Le Grand Berthoulet et ses péquenots flippants" réunissant Red Noise, le groupe de Patrick Vian (fils de Boris Vian) et Planétarium. Le samedi, Dagon, groupe des frères Lentin, Jean-Pierre à la basse et Dominique à la batterie, avec le guitariste Daniel Hoffman et le flûtiste Fabien Poutignat (dit Loupignat, fondateur des broches lumineuses Loupi !), venus de Buffon, remplaçait Berthoulet. J'ai eu la chance de jouer avec les uns et les autres ; avec Patrick Vian, Pierre Clémenti, Jean-Pierre Kalfon et Jacques Higelin à la Mutualité pour un concert de soutien au Secours Rouge, avec Dagon à la Fac Dauphine dans un costume avec des plumes multicolores collées à mon arrière-train (je manipulais des publicités radiophoniques...). Si H Lights, le groupe de light-show que j'avais fondé avec Antoine Guerreiro (liquides bouillants), Michel Polizzi (idem), Jean-Pierre Laplanche (manipulations) et Thierry Dehesdin (photos), projetait ses images psychédéliques sur la scène, le clou du spectacle était pour nous Epimanondas, notre propre orchestre. Le jeune Luc Barnier, entré dans le groupe après le départ de Michel pour les USA et devenu depuis monteur cinéma (Assayas, Bagdadi, etc.), nous donna un coup de main. Epimanondas réunissait Francis Gorgé à la guitare, Edgard Vincensini à la basse, Pierre Binsard à la batterie. Francis écrivait la musique et moi les paroles. Je chantais (en anglais !), manipulais des bandes magnétiques, jouais du sax alto et de la flûte, des percussions, de la guimbarde et d'un instrument électronique fabriqué à partir d'un amplificateur de téléphone. Cet appareil m'accompagnera, entre autres, au vernissage de l'expo Warhol au Musée d'Art Moderne.

Edgard est devenu avocat pénaliste, un cœur d'or sous un déluge de paroles, c'est toujours le même. Il tirait la langue lorsqu'il jouait de la basse. Francis le taquinait "Edgard, joue !" comme on me répétait enfant "Jean-Jacques, mange !". Je me suis bien rattrapé. Edgard est toujours le même. Il plaidera avant, pendant et après le dîner. Présent dans presque toutes les grandes affaires (les écoutes de l'Élysée, Elf, etc.), il raconte la vie politique de la cité, ce qui ne fait que conforter ce que je pressentais. La démocratie est un vain mot. Révolté contre l'iniquité de la justice et la faillite de la liberté dans notre pays, il dresse un portrait sans aménité de ceux qui nous gouvernent ou en rêvent (évidemment sans rien dévoiler de ce qui est couvert par le secret professionnel). Nous passons une soirée fabuleuse entre évocation des anciens potes et résumé de nos vies tumultueuses... Hélas, Pierre, qui avait fait de l'import-export à Hawaï et travaillait dans l'industrie de luxe, s'est fracassé le crâne l'année dernière en accrochant un tableau dans la chambre de sa fille. De notre côté, Francis et moi avons continué à jouer ensemble jusqu'en 1992 où il a quitté Un Drame Musical Instantané pour devenir le spécialiste QuickTime en France. Ni lui ni moi n'avions eu de nouvelles de nos anciens camarades de jeu jusqu'à ce que la fille d'Edgard et la nièce de Pierre retrouvent ma trace sur ce blog (voir commentaires du blog du 20 août 2005).
J'ai remis à chacun une copie numérisée de notre concert inaugural du 3 février, ainsi que celle d'une répétition l'année suivante pour un nouveau répertoire avec Guy (Edgard se souvient de son sobriquet, "Tom Pouce"!) remplaçant Pierre et le flûtiste Antoine Duvernet qui rejoindra plus tard Urban Sax, l'orchestre dirigé par Gilbert Artman, fondateur de Lard Free. Je fis d'ailleurs partie de ce groupe pendant quelques mois vers 1974, en trio avec Richard Pinhas (Heldon) à la guitare tandis que j'étais aux commandes de mon ARP2600 (concerts au Gibus et au Bus Paladium !). Edgard se souvient que le troisième concert d'Epimanondas, le 12 mars à la Maison des Mines, était retransmis à la radio et que nous étions tous en blanc (sauf moi en noir !) pour nous fondre aux projections lumineuses du light-show. Nous nous sommes quittés très tard après nous être promis de ne pas attendre trente-cinq ans pour nous revoir.