Leçon de formatage
Comment une œuvre d’auteur devient un produit formaté pour la télévision.

Elle en a fait un cas d’école. Une illustration exemplaire du formatage des documentaires à la télévision. Pourtant la réalisatrice Françoise Romand se serait bien passée de cet exercice pédagogique. Une sale histoire, qui l’a menée devant la justice. Tout commence en 2003. Françoise Romand accepte la commande d’un documentaire sur l’adoption internationale, produit par Image et compagnie, la boîte de production de Serge Moati. Dans la lignée de ses précédents documentaires, Françoise Romand réalise un film intimiste, Si toi aussi tu m’abandonnes. Avec pudeur et sans commentaire, elle dresse le portrait de José, vingt-deux ans, adopté en Colombie par des parents français à l’âge de huit ans.

Au moment du rendu de la bande, des modifications sont exigées par France 3 et de manière plus virulente encore par le producteur. « Serge Moati m’a demandé d’introduire un commentaire, des points de vue différents avec l’interview d’un psychologue et de parents adoptifs, se souvient la documentariste. J’ai refusé. » Dès lors, l’histoire devient sordide. Image et compagnie fait appel à une nouvelle réalisatrice qui reprend les images du documentaire pour en faire une seconde version, aux antipodes de la première. « D’un côté vous avez un film d’auteur, résume Françoise Romand. De l’autre, un produit formaté qui dit aux gens ce qu’ils doivent penser. » Effectivement, la première version laisse apercevoir les souffrances du jeune adopté qui se livre avec pudeur. Sur un ton alarmant et une musique tragique, le documentaire d’Image et compagnie assène : « Chaque année des Français, hommes et femmes généreux en mal d’enfants, adoptent des enfants en détresse sans savoir qu’une partie de ces enfants, devenus adolescents, feront peut-être de leur vie un enfer. » C’est peu dire que le sens du film est totalement modifié… Avec le soutien de la Scam, Françoise Romand assigne Image et compagnie en justice. Agnès Varda, Gérard Mordillat et Marcel Trillat témoignent en sa faveur.

À l’issue d’une procédure judiciaire de deux ans, la justice condamne le producteur à verser 2 500 euros de dommages et intérêts pour atteinte au droit moral de la réalisatrice et « interdit à la société Image et compagnie d’exploiter le film dans la mesure où il associe aux images de Mme Romand un commentaire en voix off ». Et pourtant… Nouveau rebondissement le 7 avril : France 3 diffuse dans la Case de l’oncle doc une troisième version du documentaire. Pour Françoise Romand, c’est la consternation. Prise de court, elle n’a pas eu le temps de demander le retrait de son nom au générique. Depuis la réalisatrice montre systématiquement les deux documentaires pour « entamer un débat citoyen ». Son documentaire n’a jamais été diffusé à la télévision. Mais depuis hier Si toi aussi tu m’abandonnes est disponible sur la TV Perso de Free.

Marie Barbier (+ article Documentaire, la diversité en danger in L'Humanité du vendredi 6 juillet 2007)