Nous sommes passés à l'heure d'hiver. Il pleut. Le métro est au sec. C'est un lundi à courses. Je mise sur le tiercé : récupérer mes lunettes en réparation, acquérir Leopard pour mon petit Mac et éventuellement jeté un coup d'œil aux nouvelles parutions disques-films-livres. Il faut bien dépenser son salaire. L'argent qui dort est immoral, comme celui qui naît de l'argent. Il faut que cela circule. Gagner du fric n'a aucun intérêt, si ce n'est pour le dépenser. Je ne regrette pas la période où je ne payais pas d'impôts, où je n'avais pas de toit à recouvrir. Il faut créer des trous d'air dans le compte courant pour qu'il ait la place de se remplir. La dépression appelle le plein. Je mise tout sur les courants d'air.
Lunettes donc. J'aime celles qui ne se voient pas lorsque je regarde avec, mais j'en cherche toujours des bizarroïdes. Elles ont hélas souvent les montures fragiles : les branches se cassent, les verres se dévissent. J'en laisse une paire quand j'en récupère une autre. Celles que je me suis fait faire en catastrophe à Séoul pour quelques euros (soit plus d'une centaine de milliers de wons) me sauvent d'une presbytie bigrement handicapante. Je louche sur une Mikli rouge et noire avant de m'enfouir sous terre pour dévorer les derniers chapitres du Jour des fourmis.
Dans le trou, le vendeur de Leopard me dit d'attendre la version familiale pour cinq ordinateurs, mais le représentant d'Apple a la sincérité de me confier que c'est une question légale et non technique. Je repars avec le nouveau système qui prendra deux heures à installer. C'est rigolo, un peu plus pratique, mais je ne suis pas renversé par les nouvelles fonctions. On en reparlera, à l'usage. Francis m'envoie un instantané de notre conversation de la veille. Tentative de transmission de pensée ? Prise de têtes ?
Les élucubrations du Drame me manquent depuis trop longtemps. Du contenu ! La moisson de films et de disques s'avère plus excitante que la glorification de la boîte à outils. Je cherchais Ceux de chez nous de Sacha Guitry depuis des lustres. En 1914 et 1915, il a l'intelligence de filmer les hommes célèbres qui vont mourir, et il les filme au travail : Rodin sculpte devant sa caméra, Renoir peint les mains perclues de rhumatismes avec le pinceau coincé dans ses bandages, Saint-Saëns (de face) fait semblant de diriger un orchestre avec seulement Alfred Cortot au piano hors champ... Tandis qu'il les immortalise, Guitry raconte de sublimes anecdotes sur Monet, Edmond Rostand, Degas, Sarah Bernardt, Mirbeau, Anatole France ou son père. N'ayant pas encore regardé le reste du coffret (LMLR), compléments dont je n'ai souvent jamais entendu parler, je pense y revenir...
Continuant ma chasse aux archives, j'attrape le volume 6 de l'incontournable collection Retour de flamme que poursuit Lobster. Je me demande si mon acquisition de La chinoise est motivée par l'intérêt qu'y porte Jonathan ou si j'ai vraiment envie de revoir le film de Godard. Je penche plutôt pour le plaisir de revoir l'ami Séméniako dans ses jeunes années.
Le sac que je porte sur le dos est aussi lourd que mon billet serait long si je détaillais aujourd'hui chaque petite merveille dégotée là. Disons que je reviendrai sur tout (pas) une fois pour toutes, histoire de ne pas bâcler leur compte-rendu : Du praxinoscope au cellulo, un demi-siècle de cinéma d'animation en France (1892-1948) avec 14 films en bonus DVD, le précédent volume de David A. Carter 2 Bleu, un Routard sur le Laos (j'ai une idée derrière la tête qui pourrait m'écarter un moment de cet intarissable blog) et trois disques de musique contemporaine étonnants.


On y arrive. Music for the Gift (elision fields) réunit quatre pièces des débuts de Terry Riley (entre 1960 et 1965) où le compositeur traite les instruments avec des magnétophones par réinjections et délais. Celle qui donne son titre à l'album a pour soliste le trompettiste Chet Baker, avec à ses côtés Luis Fuentes, George Solano, Luigi Trussardi et John Graham ! Je reconnais des similitudes avec le travail électroacoustique de Bernard. La Monte Young participe à la plus ancienne, Concert for Two Pianos and Five Tape Recorders. C'est roots, passionnant ! J'enchaîne avec Audiodrome (stradivarius), quatre pièces pour ensemble du génial Fausto Romitelli interprétées par l'Orchestre Symphonique de la RAI dirigé par Peter Rundel découvert lorsqu'il était à la tête de l'Ensemble Modern. Compositeur disparu le 27 juin 2004 à l'âge de 41 ans, Romitelli ne laisse pas quantité d'œuvres, qui méritent toutes plus d'un détour, ici Dead City Radio. Audiodrome, EnTrance, Flowing down too slow et The Nameless City. L'album Professor Bad Trip reste pourtant mon préféré, suivi de l'opéra avec vidéo An Index of Metals.


J'ai gardé le meilleur pour la fin, depuis le temps que j'attends l'édition audio des Entretiens avec Edgard Varèse par Georges Charbonnier. Le livre édité en 1970 d'après les enregistrements de 1955 est une de mes bibles. Ses phrases m'ont marqué de manière indélébile, je les cite et les récite. Varèse avait tout rêvé, donc tout inventé. C'est d'une intelligence aussi prodigieuse que Le style et l'idée de Schönberg et les écrits de Glenn Gould ou John Cage. Mais c'est mon chouchou, mon grand-père dans l'histoire du récit puisque je dois ma "vocation" à Frank Zappa. Écoutez la voix du bourguignon, les flèches qu'il décoche, son amertume aussi de ne pas avoir été entendu, et le pire (ou le meilleur) est donné en bonus exceptionnel à la suite des deux heures d'entretien remarquables, le scandale de la création mondiale de Déserts au Théâtre des Champs Élysées le 2 décembre 1954 sous la direction d'Hermann Scherchen. La preuve est là, comme si on exhumait à son tour le scandale du Sacre, la première œuvre hybride pour bande magnétique et orchestre, huée, sifflée, acclamée aussi, la salle coupée en deux, bataille d'Hernani opposant la vieille vulgarité à une jeunesse renversée. On en pleurerait. Déserts est la première pièce que j'entendis de lui, elle révolutionna ma vie. Je n'eus de cesse de mélanger les sons instrumentaux avec les sons de synthèse et les manipulations électroacoustiques. Et puis il y a les Entretiens (INA). C'est terrible comme on peut se reconnaître dans la pensée d'Edgard Varèse et encore plus terrible de savoir qu'il est resté plus de vingt ans sans écrire et que toute son œuvre tient en 2 CD. Edgard Varèse est d'une intelligence prodigieuse, d'une humanité critique exemplaire. Son regard sur l'histoire de la musique est une leçon qui vaut des années de conservatoire. Le comble est qu'il est celui qui s'en est affranchi. Il a inventé la musique contemporaine. C'est un modèle, un modèle dramatique et visionnaire. Pour quiconque, quel que soit son art, espère être de son temps, passer à côté de Varèse est de l'ordre du renoncement.