Depuis trois ans nous avons regardé se construire les lofts en face de chez nous et nos nouveaux voisins s'installer les uns après les autres. Des liens d'amitié se sont créés avec certains. Nous attendons le moment opportun pour faire la connaissance de ceux avec qui nous avons de nombreux amis communs. Les rapports de voisinage sont toujours des questions épineuses. Je me souviens de cette adage sarajevien du temps du Siège : "Dieu te demandera ce qu'il en était de ton voisin et de ton chien." Une de mes voisines ne m'adresse plus la parole depuis huit ans, nous partageons le strict minimum avec ceux qui entretiennent un repli communautaire, la glace se dégèle avec d'autres, mon chat va bien et j'évite soigneusement tout contact avec le prétendu Grand Horloger, la pire crapule de bande dessinée que les humains aient inventée...
Tous les appartements d'en face ne sont pas encore habités. Regardant les ouvriers poser des barreaux à toutes les fenêtres du rez-de-chaussée du lot qui fait l'angle, je suis tombé dans un abîme de perplexité tant l'impression de voir s'ériger une prison m'agresse chaque fois que je mets le nez à la fenêtre. La paranoïa se justifie-t-elle ou est-ce un délire sécuritaire ? Qu'est-ce qui peut bien pousser une famille à vivre derrière des barreaux ? Craignent-ils pour leurs avoirs ? Bijoux, tableaux, signes extérieurs de richesse visibles depuis la rue ? Aiment-ils seulement vivre toutes fenêtres ouvertes, hiver comme été ? Si la plupart de leurs voisins ont opacifié la partie à hauteur d'homme en collant un film sur les vitres, l'un d'entre eux ne s'en est même pas donné le mal, estimant que le passage dans la rue était si rare, surtout la nuit, que rien ne justifiait d'empêcher la lumière de filtrer. Alors ? Le 93 a-t-il si mauvaise presse qu'il nécessite de se mettre en cage ? Les grandes fenêtres sont pourtant conçues contre les effractions, sinon je comprendrais. Des volets exigent qu'on les ouvre et qu'on les ferme, train-train quotidien qui pourrait mettre la puce à l'oreille des voleurs. Je louai, dans l'ancien temps, une maison dont l'une des fenêtres était grillagées. La pièce était sinistre, impression claustrophobe de vivre dans un commissariat. Françoise dit que ce n'est pas sympa pour les autres qui risquent de se faire cambrioler plus facilement, les voyous préférant s'attaquer au plus facile, tout devant être "bouclé" en moins de quelques minutes. A contrario, n'est-ce pas indiquer là où l'enjeu en vaut la chandelle ? Leur assurance exige-t-elle ces dispositions, mais alors quid des quatre autres rez-de-chaussée ? Il est vrai que l'aération n'a peut-être pas été réfléchie. N'y avait-il d'autre solution ? Quoi qu'il en soit la vue de ces barreaux me rend triste chaque fois que je me penche... J'y vois les dents serrées, un filtre inamovible, une muselière qu'il faudra penser électrifier quand les garçons sauvages s'approcheront de la capitale...