Ils montent dans un container posé sur la voie, avec des roues dessous et une échelle gainée de plastique jaune fluo pour y accéder. La petite blonde lui fait signe de ne pas faire de bruit. Par le hublot le paysage désolé ne ressemble plus du tout à la campagne traversée. Il suffit parfois de changer d'angle pour qu'une nouvelle vérité voit le jour et relègue l'actualité à un écran de fumée. Max s'était interrogé sur l'interminable mur qu'il avait longé pendant quelques kilomètres avant d'arriver à la gare. Trop haut pour l'escalader, orienté plein nord, il ne faisait aucune ombre sur le chemin bordé de l'autre côté par une Bérézina d'ordures. La route était toute tracée. À se demander si la nasse n'avait pas été posée là pour faire tomber les proies dans ses filets. Un nuage noir plus artificiel que météorologique plane au-dessus d'une forêt clairsemée de cheminées surplombant les ruines d'une cité dont on ne peut deviner si elle a été détruite ou jamais achevée. Cela ne sent décidément pas bon. Littéralement. En tout cas, lui n'aime pas. Il respire sa paume pour atténuer le parfum agressif en tentant de percer le mystère qui s'étale devant lui. Pas un soupçon de nature si ce n'est quelques touffes d'herbe grise sur un no man's land poussiéreux entre le quai et l'horizon bouché par les bâtiments. L'idée que ce pourrait être des usines enterrées dont on ne voit que les étages élevés fait surface. La Déesse aurait-elle mis son plan à exécution depuis bien plus longue date qu'il ne l'avait supposé ?
La petite blonde parle parfaitement français avec un délicieux accent méditerranéen. Son père est hollandais et sa mère vient d'Athènes où elle a fait toutes ses études au lycée français. Il l'apprendra plus tard, sur l'oreiller. L'écusson jaune cousu sur la veste de son uniforme est celui de la Force Internationale de Protection et d'Intervention de la Planète, la FIPIP, un corps constitué d'éléments motivés qui dans d'autres circonstances rueraient dans les brancards. En apercevant le barbu hirsute, Ilona a l'intuition de sa vie. C’est le premier civil qu'elle croise depuis le déploiement de son unité. Il n'y a plus âme qui vive dans la région. Ses compagnons d'armes sont shootés à un cocktail de vitamines qui les rend hermétiques au réel. En fait de les doper et de les vacciner contre on ne sait quoi, les pilules les abrutissent et les rendent impropres à tout emploi. Toute leur activité consiste à attendre des ordres qui ne viennent pas. Ilona se demande si, sous couvert d'une mission de contrôle restée floue, ils ne sont pas en réalité les cobayes d'une sombre expérience. Elle ignore si elle est la seule à faire semblant d'ingurgiter la potion magique distribuée par la hiérarchie. Max croyait trouver de l'aide, mais c'est la sienne qui est requise.
Tandis qu'elle raconte son histoire abracadabrante, Ilona cherche à savoir comment Max est passé au travers du filet tendu pour isoler la région. Ressent-il des effets bizarres ? A-t-il pris des pilules ? Il répond qu'il aurait surtout besoin de grignoter quelque chose. Les barres de céréales de la fille ayant calmé sa fringale, il tente de mettre un peu d'ordre dans ses idées pour ne pas l'effrayer. Il est surtout soulagé d'avoir quelqu'un à qui parler. Ilona lui inspire confiance. Ses yeux ne le trompent pas. Depuis toujours, Max a su lire dans le regard de ses interlocuteurs. Au premier échange avec un individu, il sait à quoi s'en tenir, il connaît ses failles et ses qualités. Les rares fois où il s'est fait avoir, c'est de ne pas avoir écouté son intuition. Il en a été encombré pendant des années, incapable de partager des rapports normaux tant sa sensibilité d'écoute submerge ses autres sens. Il sait toujours comment cela va se terminer. Ou pas. Ainsi il ne connaît que les coups de foudre. Le rejet souvent, l'attirance parfois. Ces flashs se sont confirmés toute au long de sa vie. Pendant un temps, il a tout bloqué, faisant la sourde oreille pour vivre comme tout le monde, et puis, avec la maturité, il a réactivé cette faculté. Il sait parfaitement reconnaître la confiance et la complicité qu’Ilona lui inspire. Elle est plus âgée qu'il ne l'a cru au premier abord. S'il est visionnaire il n'est pas devin. C'est elle qui la première lui touche la joue, au-dessus des poils, elle caresse ses pommettes. À son tour il frôle ses paupières, dessine ses sourcils du bout des doigts.