Lors d'une soirée dans les beaux quartiers chez une hôtesse aussi drôle que charmante, je fais canapé en écoutant les bribes de conversations qui passent comme des nuages de fumée, sans début ni fin de phrases. Les visages et l'accoutrement dévoilent en outre de précieux renseignements sur les protagonistes. Je me fais l'effet d'un entomologiste étudiant une colonie de fourmis avec leurs usages, leurs rangs et leurs ruades. Un verre de vin à la main, je tends l'oreille et j'enregistre les plus fameuses tirades.
Ainsi un énarque professe : "Nous serons obligés d'accompagner les sociétés de droits d'auteur jusqu'au tombeau." Le sieur à lunettes, beau mec, a épousé une femme visiblement plus âgée que lui. Les conventions machistes nous ayant habitués au contraire, nous nous en étonnons. Mais comme Marcel L'Herbier répondant du choix de Georgette Leblanc pour son film L'inhumaine, la réplique est cinglante : "Elle avait certes quelques années de plus que le rôle, mais également quelques sous de trop". L'ébriété ou la retenue des uns égratignent les bouches en cul de poule et les minauderies des autres. La gentillesse de la majorité de l'assemblée finit par m'amadouer. Dans les fêtes, mieux vaut arriver en avance ou très tard si l'on souhaite développer des échanges un peu consistants.
Sans m'immiscer dans la conversation qui touche aux sociétés de perception et de répartition de droits d'auteur, j'écoute les propos concernant la loi Hadopi qui feront illico vagabonder mon cerveau. La SACEM, la SACD et la SCAM, ici sur la sellette du petits groupe d'hommes de loi et de l'art qui s'échangent des secrets de polichinelle, se sont lamentablement fourvoyées. Au lieu de prendre la défense des artistes qui les constituent, elles se sont totalement déconsidérées aux yeux des plus jeunes en adoptant le parti des industriels, en l'occurrence, des majors, eux-mêmes alibis d'un pouvoir avide de contrôle. L'âge du capitaine est un facteur déterminant dans cette histoire tragique. La plupart des vieillards qui siègent à ces conseils d'administration sont largués par les nouveaux usages que Internet a générés. Ils ont eu une attitude protectionniste au lieu de se propulser vers le futur. Leurs propositions inapplicables et dangereuses les coupent de la partie la plus dynamique de leurs membres, elles les tueront, faute d'avoir su comprendre à temps les enjeux de ce qui se trame, à savoir la disparition des droits d'auteur, et non le vol prétendu des œuvres que j'assimilerais plutôt à un emprunt. Je crains de n'être pas assez clair, aussi m'y reprends-je...
Qui a intérêt à ce que les droits d'auteur disparaissent ? Les gros producteurs dits majors, les fournisseurs d'accès, les constructeurs de matériel informatique et les éditeurs, tous de s'allier avec l'appui du gouvernement qui apprécie peu la liberté qui souffle sur le Net.
Qui a intérêt à défendre ces droits ? Les auteurs évidemment, y compris ceux et celles qui n'en bénéficient pas encore, et le public qui profitera de la bonne santé de celles et ceux qui le font rêver et même le réveillent de temps en temps ! La SACEM, la SACD et la SCAM devraient y être sensibles. Avoir choisi l'autre camp leur sera fatal, et par là-même à tous ses adhérents, même si peu en vivent exclusivement.
J'ai parlé d'emprunt, car si le porte-monnaie des jeunes consommateurs est bien mince, son remplissage progressif leur permettra plus tard de payer pour ce qu'ils aiment. Les tentatives de R.E.M., Nine Inch Nails, Radiohead, etc. ont prouvé que le système de donation pouvait engranger des bénéfices au moins aussi importants que celui des ventes de disques. Je m'engage d'ailleurs à rénover entièrement le site du Drame et à offrir bientôt gratuitement des dizaines d'heures de musique inédite, car il est plus important de faire circuler les œuvres que de les protéger. Nous reverrons le jour lorsque nous serons sortis du système sécuritaire qui nous étouffe.
Si les disques servaient souvent à produire de la notoriété et à vendre les concerts, le téléchargement gratuit fera aussi bien l'affaire, voire beaucoup mieux, car il touchera un bien plus large public pour un coût infiniment moins grand. D'un autre côté on remarque que, puisque les disques ne se vendent plus aussi bien, les salaires des musiciens en concert baissent à vue de nez. Les exploiteurs y trouvent toujours leur compte !
Enfin, en mettant leur musique en libre accès, même à un format médiocre (je pense au mp3), les musiciens garderont la main sur leur production et préserveront leur indépendance. Ceux qui en pâtiraient ont donc réussi à convaincre les autorités du danger de la révolution que pourrait opérer Internet et ils ont entraîné dans leur sillage les sociétés d'auteurs qui ont tout simplement trahi leurs adhérents. Seuls les plus nantis ont soutenu Hadopi, mais la plus grande majorité est si scandalisée qu'elle préfèrera s'écarter de ce système qui a pourtant sauvé des milliers de créateurs de la misère, mais qui aujourd'hui fait figure de réactionnaire (n'oublions pas que le E de SACEM signifie éditeurs et que les producteurs ont table ouverte à la SACD et à la SCAM).
Les solutions existent : une redevance type licence globale (c'est ce qui se pratique pour la télévision) redistribuée plus justement (remise en cause des irrépartissables versés au prorata des droits) et soutenant la création (loi de 1985), la manche type donations (on préfère parfois payer lorsque l'on n'y est pas contraints !), des commandes d'œuvres (le rayon de notoriété élargi par l'internationalisation d'Internet), des taxes sur les matériels servant à copier et sur les fournisseurs d'accès, l'exclusion des marchands du temple qui téléguident les sociétés d'auteurs, etc. Celles-ci pourraient encore faire machine arrière pour repartir sur des bases saines.
Sur ce, il était trois heures du matin, je suis rentré me coucher en imaginant l'arborescence de mon nouveau site, et en particulier la page d'écoute, de téléchargement gratuit et de donation, trois petits boutons qui en donneront pas mal à ceux qui vivent dans le passé...