La mémoire varie selon les évènements et les rencontres. Au cours d'un dîner récent avec Paule Zajdermann, condisciple à l'Idhec, nous étions aussi à l'aise que 36 ans plus tôt lors de notre dernière entrevue. Le temps passe sans que nous ne soyons jamais capables de l'évaluer. Si l'ennui le rallonge à en mourir, l'excitation le contracte en sa plus simple expression. Notre comportement varie selon les âges de la vie au point de parfois nous parjurer en oubliant ce que nous avons été. Il est toujours fantastique de retomber en enfance, de retrouver des sensations perdues qui jaillissent en fulgurances aussitôt évanouies. Dimanche, la projection de Taking Woodstock d'Ang Lee, sorte de making of totalement raté sur le montage du festival mythique, provoqua néanmoins en moi quelques frissons à reconnaître l'air du temps soufflé sur ma nuque. Hier je découvrais un film bizarre de Mike Parkinson sur la mort de Jimi Hendrix. S'appuyant sur une prétendue déclassification de documents du FBI, Jimi-The Last 24 Hours avance l'hypothèse d'un assassinat pour raison politique, le guitar hero s'étant dangereusement rapproché des Black Panthers. Malgré d'intéressants témoignages et de douteuses reconstitutions la thèse du complot reste très improbable, mais un doute sérieux plane sur les agissements criminels de son manager Michael Jeffery. Si la gentillesse du musicien, sa faiblesse de caractère, son goût immodéré pour sex, drugs and rock'n roll ne sont plus un secret, l'espace d'un instant j'ai entendu la musique d'Hendrix dans l'état exact où je me trouvais début 1967. Elle sonnait à mes oreilles d'adolescent, évacuant toute familiarité acquise à force d'écoutes. Je ne percevais pas seulement le son du guitariste et de sa voix, mais le timbre brut et l'équilibre du trio formé avec Noel Redding et Mitch Mitchell tels qu'ils m'avaient sauté à la figure après les premiers enregistrements avec Curtis Knight. Je me revois plus tard retourner les pochettes des deux premiers 33 tours du trio comme si pouvait en tomber quelque indice, comme si un génie allait sortir de l'enveloppe pendant que la musique tourne inlassablement sur la platine. Je suis littéralement propulsé aux côtés de Michel Polizzi qui "avait ses entrées", je crois, à Lido Musique et nous faisait profiter de ses lumières ! En tapant ces lignes, je fais mon possible pour renouveler l'Experience, ce qui me demande un effort surhumain, conjugaison aussi savante que sensuelle de concentration et de lâcher-prise. Il ne s'agit pas d'une madeleine ou d'un effet facile à reproduire comme je le fais de manière quasi curative avec le premier mouvement de la première symphonie de Charles Ives par Eugene Ormandy ou de la seconde de Malher par Klemperer, des quatre derniers Lieder de Strauss par Lisa della Casa ou du We're Only In It For The Money des Mothers of Invention. C'est quelque chose qui m'échappe, qui n'a même probablement rien à voir avec la musique, une porte ouverte sur la quatrième dimension ?