J'écoute les trois disques rapportés de Victoriaville en commençant par l'album de chansons de René Lussier intitulé Le prix du bonheur (La Tribu TRICD-7236). L'accent québécois me fait le même effet qu'à la plupart des Français, il m'enchante. René Lussier, présent sur notre Opération Blow Up enregistré en 1992, joue ici le jeu de la chanson francophone, simplement, s'accompagnant à la guitare dont il est par ailleurs virtuose. Il est l'auteur du chef d'œuvre Le trésor de la langue qui représente l'une des meilleures approches de la problématique québécoise tous genres confondus ; y sont orchestrées des mélodies parlées et soigneusement relevées, avec entre autres le célèbre discours du Général de Gaulle à Montréal accompagné façon Hendrix. Ici les paroles tendres de Paule Marier collent aux mélodies hawaïennes lorsque René ne fait pas le crooner à claquettes.
Il y avait tant de disques exposés dans les trois points de vente du festival que je ne savais pas où donner des oreilles car aucun système ne permettait de se faire une petite idée sur les musiques inouïes que contenaient autant de pochettes. Je ne pouvais qu'espionner les amateurs se remémorant les précédentes éditions du festival tout en excluant les merveilleux disques que je possède déjà. Ainsi j'acquière Ragged Atlas de Cosa Brava, composé et dirigé par Fred Frith (Intakt CD 161), un petit bijou enregistré en 2008 où le guitariste et bassiste est accompagné par Carla Kihlstedt (violon), Zeena Parkins (accordéon, claviers), Matthias Bossi (percussion) et The Norman Conquest (manipulations sonores), plus le tabliste Anantha Krishnan au mridang sur un morceau. Tous et toutes utilisent largement leurs voix pour cette œuvre riche et variée, dynamique et colorée, une des plus belles réussites de Frith avec le fameux film Step Across The Border, film documentaire incontournable dont il est le héros et qui fit également l'objet d'un très bel album. Sa production discographique est telle qu'il est bon de savoir lesquels conseiller ! Certaines pièces sont ici dédiées à Albert Marcœur, Rahul Dev Burman, Amanda Miller, Einstein, Tom Zé... C'est très écrit sans que ce soit raide, défaut courant dans le rock progressif, mais nous avons à faire avec le haut du panier, un univers très personnel, pop romantique héritière de Robert Wyatt et de la musique traditionnelle britannique, plus efficace que les tentatives "symphoniques" de Frith, contrairement à Heiner Goebbels qui s'est épanoui en passant de la musique improvisée à l'écriture orchestrale.
Une ultime démonstration nous en est offerte avec The Italian Concerto (i dischi di angelica 024) où trois des quatre pièces qui le composent ont déjà été enregistrées sur Black on White et Surrogate Cities, mais dans d'autres interprétations. Yoichi Sugiyama dirige l'Ensemble Icarus et Franck Ollu l'Orchestra del Teatro Communale di Bologna, avec en solistes Chris Cutler (batterie et électronique), Sira Djebate (voix), Boubacar Djebate (kora), Johannes Bauer (trombone), Jocelyn B. Smith (mezzo-soprano) et le compositeur (piano et percussion). Heiner Goebbels est un de mes compositeurs européens préférés parce qu'il a su transmuer la force vitale de l'instant en écriture intelligente et revendicative. Cela ne s'est pas toujours effectué dans les règles de l'art, mais le résultat est passionnant. Ma réserve porte sur la méthode : pendant un mois Goebbels notait les improvisations débridées de ses futurs interprètes, faisait le tri pour leur faire lire ensuite leurs interprétations qu'il avait figées, générant un sentiment de vol et un exercice sado-maso des plus retors ! L'aspect concertant des pièces rassemblées dans The Italian Concerto rappelle le passé de performeur de Goebbels confronté à son écriture épique pour construire un univers critique où le réel ne se dissout jamais totalement dans l'imaginaire. Sa sono mondiale n'a rien d'une démarche impérialiste. Les chocs culturels qu'il met en scène produisent un authentique remix dont je reconnais les préoccupations. C'est certainement la démarche avec laquelle je me sens le plus en sympathie.
J'ai acheté le même nombre de disques que j'en ai vendus. Pas lourd ! Façon de parler, parce que le supplément de bagage aurait pu me coûter ma chemise si je n'avais placé ma valise en même temps que celle d'Antoine sur le tapis de pesée à l'aéroport de Montréal. Une boîte de sirop d'érable de 540 ml pèse tout de même près de 800 grammes. À faire suivre d'une petite multiplication et les 23 kilos sont vite dépassés ! Tous les musiciens savent que l'on ne vend des disques que s'ils reflètent la soirée, et comme je ne m'y suis jamais résolu, préférant considérer que c'était deux choses différentes avec leurs propres logiques, spectacle vivant d'un côté et disque-objet de l'autre, j'ai regardé les T-shirts du festival avec nos lapins partir comme des petits pains...