Une autre amie qui m'avait invité mercredi soir au 20ème anniversaire de Courrier International au Théâtre de l'Odéon me fit courir un risque insensé en me laissant seul quelques minutes près du buffet. C'est un vieux truc d'enfance, je n'aime pas les bulles mais j'adore goûter tous les petits fours de manière déraisonnable. J'avais sagement commencé à faire la queue pour le risotto jambon cru et les blinis au gravlax, mais les vieux réflexes ont pris le dessus et je me suis souvenu de la stratégie du buffet, consciencieusement élaborée à une époque où nous ne mangions rien d'autre que des pâtes, du riz ou de la purée mousseline, le tout assaisonné de sauce de soja. Il faut donc repérer où la cuisine a été installée et suivre le trajet emprunté par les serveurs jusqu'au buffet proprement dit. On fera parallèlement une petite étude psychologique du personnel pour identifier si certains joueraient les complices ou si une interception est envisageable sur leur chemin. Sinon il suffit de se planter à proximité de la table, sans s'y coller. On se sert, d'abord deux ou trois pièces à engouffrer successivement, et l'on s'éloigne pour laisser les autres convives en profiter, on passera même galamment une fourchette, et l'on effectue un petit tour avant de reprendre place au second rang. Il serait déplacé d'attendre les plats ; laisser repérer ce petit manège manquerait d'élégance ! Celles et ceux qui bloquent l'accès aux mets vous laisseront heureusement vous glisser. La stratégie consiste à évaluer la fréquence de présentation des plats, car les maîtres d'hôtel ont tous leurs manies, certains préférant tout apporter, d'autres distiller soigneusement les plateaux au fur et à mesure de la soirée, mais la fréquence est toujours régulière, ou du moins elle obéit à une logique. Lorsque nous étions nombreux, je suggérais à mes camarades de se mettre derrière moi en file indienne et je leur passais les canapés par dessus l'épaule sans avoir besoin de me retourner. J'ai le bras long !
Un jour à l'Opéra Garnier j'ai assisté à une démonstration de haute stratégie pour se faire servir au bar lorsqu'il y a foule. Un homme hèle le garçon un gros billet à la main : "Combien je vous dois ?". Le barman est irrésistiblement attiré par la grosse coupure qu'il ne peut pas laisser filer d'autant qu'elle est tendue de loin dans la mêlée. Ne se souvenant plus de ce qu'il a servi, et pour cause, il demande illico pour quoi. Le client annonce alors : "Deux whiskys". Surprise du garçon : "Mais nous n'en avons pas !". Réponse du petit malin : "Cela ne fait rien, donnez-moi deux Cocas !". Un autre breuvage absent de la carte fera aussi bien l'affaire...
Je suis rentré un peu honteux de m'être goinfré, pas tant pour la Holding LMPA (Courrier International, Le Monde, Télérama, etc.), mais pour mon régime qui a déjà subi cinq jours d'épreuves culinaires la semaine dernière dans le sud-ouest !