Numériser l'ensemble de mes archives est un exploit surhumain, pas seulement pour des questions de temps, mais aussi parce que les bandes quart de piste ou deux pistes ainsi que les cassettes se désagrègent chimiquement quand ce ne sont pas les machines qui font défaut. Les DAT et les premiers CD-R sont également fragiles. Seuls les vinyles et le papier résistent à l'épreuve du temps. Il est souvent trop tard, les bandes déposant une bouillasse sur les têtes du Revox qui m'obligent à les nettoyer dix fois à l'alcool pour une seule bobine. Une cassette a déposé des particules métalliques que je dois souffler pour ne pas esquinter la platine toute neuve. Comme je demandais au gérant de Scoop comment font les autres propriétaires de bandes, il me répondit : "ils meurent". Entendre que les praticiens des années 70 disparaissant au fur et à mesure, leurs descendants jettent les bandes que plus aucun magnéto ne peut lire, à moins qu'ils soient conscients de l'importance de leur héritage. Le patrimoine, aussi gigantesque soit-il, disparaît à une vitesse V. Le trou noir dans l'histoire de l'humanité se profile.
Aujourd'hui j'ai ajouté "Émissions de radio" à la collection des albums inédits du nouveau site drame.org. Les 6 heures d'entretiens, extraits musicaux, reportages in situ, pièces inédites qu'il propose complètent les 50 heures de musique offertes à l'écoute et au téléchargement gratuit sous format mp3. De 1979 à 2001 (j'en suis là, mais il y a encore beaucoup de bandes que je n'ai pas écoutées) ma voix est devenue plus grave alors que mes préoccupations l'ont toujours été. Celles de Francis Gorgé et Bernard Vitet se joignent à la mienne pour expliquer le travail d'Un Drame Musical Instantané et défendre nos idées que ce soit sur la musique ou la vie en général, avec humour, provocation et la rage de vivre. J'ai coupé une séquence de 1995 qui risquait d'être comprise de travers ; j'y répondais qu'Internet ne serait pas une révolution pour tout le monde, que rien ne changerait fondamentalement, parce que chaque jour 30000 enfants continueraient de mourir de malnutrition, parce que le Capital fait feu de tout bois. Comme toute révolution, il s'agit de revenir là où l'on est déjà passé et cela profite généralement à une seule classe.
Redécouvrant ces enregistrements jamais réécoutés depuis, je suis fasciné par nos propos qui révèlent explicitement le "discours de la méthode" qui a toujours marqué mon travail et dont ce Blog est une des manifestations actuelles. Dans la première plaquette du Drame nous citions Eisenstein : "il ne s'agit pas de représenter un spectacle qui a achevé son cours (œuvre morte), mais d'entraîner le spectateur dans le cours du processus (œuvre vivante)." Je ne peux rêver mieux pour exprimer pourquoi la mise en ligne d'un corpus aussi copieux s'inscrit dans ma démarche. Passé le nombre et la diversité des œuvres, m'intéressent l'art et la manière, et, plus encore, les motivations qui m'auront fait agir.