Improviser entre musiciens qui ne se sont encore jamais rencontrés musicalement a toujours un goût de trop peu. Lorsque l'expérience est heureuse ! On aurait aimé développer une séquence chargée de promesses, revoir une association de timbres, reprendre une mélodie, écouter mieux les autres...
Sans aucune répétition les premiers pas peuvent être hésitants. Très vite on reprend ses sens, surtout lorsqu'une pause permet de repartir sur un autre pied.
L'improvisation libre devrait autoriser tous les outrages, toutes les citations, tous les rythmes, toutes les absences, tous les tons, la voix, le texte, les mélodies, les bruits et le silence.
Improviser, c'est réduire le temps entre la conception et la réalisation, c'est composer dans l'instant. Cette fulgurance ne tend pas pour autant vers zéro ; le cerveau doit intégrer à la fois la logique de son propre discours, celui de ses alter ego et la structure globale de la pièce en jeu. L'équilibre est ardu. On ne découvre ce qui s'est réellement joué qu'à la réécoute de l'enregistrement (s'il existe). L'objectivité est un leurre. Il suffit d'être content de soi pour trouver la performance globale exceptionnelle ou mal dans sa peau pour s'en voir contrarié. Du public on prend les compliments ou les critiques, mais n'en rien croire. Chacun, chacune, se fait son cinéma et entend différemment la musique. Sa culture, sa forme, sa quête du moment interagissent sur la perception. Les musiciens, comme les spectateurs, n'y échappent pas.


Le danger n'est pas si terrible. Est-il plus risqué de répéter inlassablement la même formule à succès que de se lancer sur le fil, prêt à toutes les fulgurances. Il est certain que dans la continuité l'improvisation connaît des temps forts et des temps faibles. Mais n'est-ce pas le lot de toute œuvre de jouer sur la tension et la détente, la consonance et la dissonance ? Les spectateurs sont probablement plus sollicités face à une musique qui se crée dans l'instant devant eux comme lorsqu'ils admirent un acrobate en haut du chapiteau. L'œuvre écrite est en quelque sorte prémâchée. L'œuvre instantanée tient compte du moindre bruit de la salle, elle intègre ce qui se passe au delà de la rampe, générant un dialogue impossible, qui tient pourtant plus de l'échange que du don.
Cette conversation s'opposerait à son contrepet, la conservation. Digressions, coupures de paroles, monologues, ping-pong, complicités, séductions, déférences. Dans le feu de l'action ou de la passion on se laisse emporter. Le moment est unique, irreproductible. Comme chaque seconde de notre vie... Ici, que l'on y on assiste ou y participe la création peut chambouler nos certitudes. Rappelons pour terminer une phrase de S.M.Einsenstein qu'Un Drame Musical Instantané inscrivit en exergue de leur première publication en 1976 : "il ne s'agit pas de représenter un spectacle qui a achevé son cours (œuvre morte), mais d'entraîner le spectateur dans le cours du processus (œuvre vivante)." Déjà je ressasse. L'improvisation n'empêche ni la répétition ni la citation, n'est-ce pas ? Et mon point d'interrogation invite au dialogue !

Photogrammes du film tourné par Françoise Romand au Souffle Continu, improvisations avec Antonin-Tri Hoang et Lucien Alfonso.