J'ai dû voler l'iPad de Françoise pour commander l'album interactif de Björk, en retrouvant ses codes, non sans mal, qu'elle avait oubliés !
Je partageais déjà le goût de Björk pour les instruments bizarres (AirFx, Tenori-on, etc.) et les produits dérivés qui font œuvre (en 1997 le CD-Rom Carton offrait un jeu interactif pour chaque chanson sur des images du photographe Michel Séméniako). Me voilà excité par ses variations interactives conçues pour la tablette graphique d'Apple. Car Biophilia me rappelle agréablement Alphabet, le CD-Rom que Murielle Lefèvre, Frédéric Durieu et moi-même imaginâmes en 1999 d'après le livre de l'illustratrice tchèque Kveta Pacovska et produit par les Japonais de NHK Educational. Pourtant, douze ans plus tard, les avancées techniques ne se voient guère. La souris a été remplacée par le toucher tactile, la 3D a pris son envol, l'élégant minimalisme sur fond noir de m/m remplace la palette de couleurs des jeux d'enfant, mais le même plaisir du jouet les anime. L'interactivité est enfin reconnue ! Dans notre "hit" (salué par plus de quinze prix internationaux) près de 50 tableaux interactifs animaient les 26 lettres de l'alphabet. Ici les compagnons de l'artiste islandaise ont imaginé 10 scènes, une pour chaque chanson. Pas de parano, j'aurais aussi pu citer Small Fish de Kiyoshi Furakawa, Masaki Fujihata et Wolfgang Munch de la même année ou d'autres œuvres de l'époque produites sur CD-Rom, dont le langage de programmation en lingo du logiciel Director reste inégalé.


Comme Alphabet, Biophilia a son propre univers, original et unique. Je teste ses tableaux un par un...
1. Selon la position des doigts sur l'écran, Thunderbolt fabrique des arpèges plus ou moins rapides. C'est rigolo, mais l'effet musical reste très limité.
2. Le clavier de lettres associées aux samples de Sacrifice rappelle évidemment les menus d'introduction d'Alphabet, mais tout autant le Piano Graphique de Jean-Luc Lamarque, dont j'apprends avec tristesse la disparition en janvier dernier, qui le créa en 1993 avant de l'ouvrir à d'autres artistes comme Nicolas Clauss et moi-même pour Sudden Stories. Sacrifice ne possède pas pour autant les ressources graphiques du piano de Lamarque.
3. Virus permet de faire bouger et multiplier les métastases du gameleste, croisement entre celeste et gamelan inventé par la chanteuse, et du hang, sculpture sonore en métal, mais l'objet reste raide et frustrant.
4. Mutual Core est aussi décevant musicalement. S'il permet de construire des accords selon l'ordre des strates, l'effet de résistance du matériau est loin d'égaler les expériences d'attractions-répulsions dont Durieu s'était abondamment servi pour rendre sensuels les objets virtuels que nous avions imaginés.
5. De même pour Hollow on préfèrera la version linéaire chantée avec les jolies animations de Drew Berry plutôt que de devoir taper comme des malades sur les enzymes, d'autant qu'un bug oblige à quitter l'application.
6. La harpe de Moon est un séquenceur un peu rébarbatif où l'on accorde chaque note séparément. J'avoue tester la machine pour les possibilités qu'elle offre réellement à l'interprète qui a acheté Biophilia et pour la qualité du résultat potentiel, la question pointant chaque fois la jouabilité et l'esthétique musicale produite.
7. Solstice, conçu par Björk, James Merry et Max Weisel, rappelle terriblement la boîte à musique programmable de la lettre Q, moins facilement contrôlable mais dans une déclinaison originale sur orbite planétaire. Elle oblige malgré tout à lire les instructions de jeu là où Alphabet était entièrement intuitif sans aucun mode d'emploi. Mais nous n'avions pas l'exquise voix de Björk !
8. Les clusters de Dark Matter me laissent sur ma faim, comme si l'application n'était pas terminée... L'image rappelle aussi FluxTune.
9. Enfin Chrystalline est un jeu de rapidité pour construire son propre cristal aux travers de tunnels infinis.
10. J'ai sauté Cosmogony qui anime joliment le menu cosmique principal de m/m.


Mais le projet de Björk (björk.fr) ne s'arrête pas aux jeux interactifs supervisés par Scott Snibbe. Le concept de l'album est une vulgarisation de l'état des sciences par la musique, la voix et l'animation graphique, une transposition poétique de l'univers et de la technologie. En plus de l'interprétation interactive où chaque utilisateur prend la main pour recomposer les rêves de Björk, sont proposées la version linéaire chantée plus deux animations type karaoké de la chanson, la première telle que livrée sur l'album, l'autre qui voit défiler graphiquement la chanson ("Animation") et permet de la rejouer instrumentalement ("Score") pour peu que l'on possède une interface midi ; sont évidemment joints paroles, crédits, plus les analyses musicales et caution scientifique de Nikki Dibben. Rien n'est laissé au hasard. C'est marketé de main de maîtresse, et puisque l'objet est aujourd'hui vénéré comme un culte j'ajouterai de main de prêtresse ! Malicieusement l'achat de l'album restera probablement indispensable à celles et ceux qui ont vraiment envie d'écouter la musique, plutôt pauvre en regard d'un chef d'œuvre comme Homogenic. Le feu d'artifice confère à l'Pad une aura qui pourra profiter à d'autres artistes des nouveaux médias, mais il ne peut cacher le manque d'inspiration flagrant de la chanteuse. Celles ou ceux qui ignorent ses premiers albums ou l'histoire des arts interactifs me trouveront peut-être sévère. L'expérience mérite pourtant ses 7,99 euros (sans compter les différentes déclinaisons du CD) !