Mémoires du futur, à La Maison Rouge à Paris jusqu'au 15 janvier, dessine le portrait du collectionneur Thomas Olbricht, en nous épargnant les spécialités obsessionnelles que ses semblables accumulent jusqu'à l'indigestion. Il fait se côtoyer des œuvres anciennes depuis le XVIe siècle et des pièces si contemporaines qu'elles n'auront pas le temps de figurer dans le catalogue, construisant un labyrinthe dialectique où chaque pièce renvoie à une autre. Ce jeu de kyrielles ou pensées-valises obéit au besoin instinctif de se faire peur. Car là où l'artiste aime souvent provoquer son public le collectionneur agit ici comme s'il cherchait à se provoquer lui-même, choisissant des thématiques dans des univers extrêmement variés, de la métaphysique aux formes les plus récentes de la représentation. Les amateurs d'art abstrait en seront pour leurs frais, on nage dans la figuration sans craindre les plus actuelles, mais les sentiments et réflexions qu'elles produisent nous renvoient à notre tour à des interrogations qui dépassent le statut de l'art dans une société qui a perdu ses repères jusqu'à promouvoir tout et n'importe quoi sans plus aucun discernement. Le choix du commissaire de l'exposition, Wolfgang Schoppmann, se comprend dans les synapses conscients ou inconscients que chaque œuvre produit avec les autres.



Le cabinet de curiosité exposé dans l'une des salles est le modèle de l'ensemble, petit échantillon de la collection qui comprend 2500 pièces quand seulement 150 sont présentées ici, ce qui est déjà considérable à assimiler tant la richesse des occurrences permettra à chacun de suivre son petit chemin. En sélectionnant nombre de vanités et de memento mori ("souviens-toi que tu vas mourir"), photographies de crime ou portraits tordus, merveilles de la nature et représentations grotesques, le collectionneur semble chercher à éprouver ses limites, le "jusqu'où on peut aller trop loin" cher à Cocteau. En plein accrochage il ne cessait d'apporter des pièces toutes fraîches, le nombre daté de 2011 est incroyable, échos les plus contemporains à ses trouvailles les plus anciennes. Mémoires du futur affirme la généalogie, la constance, l'universalité, l'enracinement face à l'éphémère et à la mode.


Cela n'empêche pas Damien Hirst, David La Chapelle, Pierre et Gilles de figurer aux côtés de Dürer, Abraham Jansz. van Diepenbeeck, Frans Pourbus ou de Jake et Dinos Chapman. Les cadres noirs des Plaster Surrogates d'Allan Mc Collum font face aux portraits robots de Super Us (NY) de Maurizio Cattelan. Les rhinocéros se déclinent d'une gravure de 1563 de Conrad Gesner à la boîte ionesquienne de Charles Matton en passant par quelques naturalia. Des portraits de femmes hyperréalistes (Franz Gertsch, Marlene Dumas), fantasmés (John Currin, Désirée Dolron) ou torturés (Eva Aeppli, Cindy Sherman, Dawn Mellor) se répondent. Et partout rôde la mort, angoisse génératrice que l'art tente sans cesse d'apprivoiser, de l'installation grotesque Sex I des frères Chapman inspirée par Goya aux peintures de Marc Quinn ou Daniel Richter mettant en scène la sauvagerie des hommes, authentifiée par les photos de presse de Robert Capa ou Eddie Adams. Les œuvres conceptuelles de Kitty Kraus ou Claire Fontaine interrogent la collection comme Georges Condo, Julie Heffernan, Wolfe von Lenkiewicz, Marianne Gartner ou le vidéaste Antoine Roegiers l'histoire de l'art.



La salle du Kunst und Wunderkammer (cabinet d'art et de curiosités) est exemplaire des motivations qui ont guidé les choix du collectionneur, véritable theatrum mundi tentant d'embrasser tous nos tourments et émerveillements via naturalia, artificialia, scientifica et exotica. Le sapin de Rebus de Giampaolo Bertozzi et Stefano Casoni est orné de boules en céramique avec des scènes du Kamasutra. Un crocodile empaillé pend au plafond. La sphère d'Alastair Mackie est formé de crânes de souris. Le corps écorché Homeostasis de Liza Lou faisant face au mur est recouvert de minuscules perles de verre, rose chair et rouge sang. Plus loin, la collection de crânes (Hirst, Sherman, Chapman, Cattelan, René Wirths, Kris Martin, Carolein Smit, John Isaacs...) dominé par le Christ en néon d'après Goya de Kendell Geers dresse un pont entre le passé et le futur.


Au sous-sol règne l'unheimliche freudien, une inquiétante étrangeté qui ne nous surprendra guère après ce que nous avons vu plus haut. Gregor Schneider a posé par terre des mannequins cauchemardesques. Le gentil dessin animé de Nathalie Djurberg tourne au sordide. Les mutations génétiques de Patricia Piccinnini interrogent notre avenir.


Vouloir tout se rappeler est une autre vanité. Tempête sous mon crâne. J'imagine l'intégralité d'une telle collection comme si le monde pouvait y entrer tout entier, pareille à la fin de Citizen Kane où l'amas de caisses rappelle une gigantesque agglomération de gratte-ciel. Mémoires du futur est un portrait en creux du collectionneur que l'on découvre dans l'intimité de ses choix, traduit en un jeu de lois suffisamment personnelles et variées pour qu'elles nous parlent à tous.