La langue anglaise fait la distinction entre l'art et l'entertainment, terme difficile à traduire en français. Les États Unis envahissent la planète de leurs divertissements alors que nous prétendons vivre au pays de la culture. Samedi dernier, le journal Libération affichait les jeux vidéo en une à l'occasion de l'exposition Game Story au Grand Palais, revendiquant, par dessus le marché (!), le statut d'œuvres d'art, "bonnes ou mauvaises", à cette énième déclinaison de l'industrie culturelle américaine dominante.

Dans son édito, Sylvain Bourmeau inclut ce nouvel engouement dans une suite chronologique qui commencerait par Cinéma pour se poursuivre avec Jazz, Bande dessinée, Rock, Télévision, Rap jusqu'à Jeux vidéo. Cet amalgame ne s'embarrasse pas des nuances. Le cinéma naquit dans les foires, eut ses lettres de noblesse du temps de l'ancienne cinéphilie et périclita dans les recettes records de produits formatés pour adolescents US, modèles à suivre www (world wide web) ; le jazz est resté une niche où ses véritables auteurs tirent le diable par la queue les bénéficiaires des publicitaires pour parfums pour hommes - sans que le rock lui paye son tribut, l'un appartenant aux Noirs, l'autre alimentant la tire-lire des Blancs. Même tour de passe-passe avec le rap : tel Elvis à une autre époque, Eminem fut la réponse fabriquée pour faire face à la montée du ghetto. Comme pour chacun de ces phénomènes la bande dessinée la plus inventive est ainsi rangée avec le bas de gamme, et tout ce qui passe à la télévision est à la même enseigne. Cet aparté pour replacer le jeu vidéo dans une suite logique, système de récupération et d'exploitation plus capitaliste qu'artistique.



Passé cette digression historique, si mon intervention est polémique, elle se justifie par la politique de conservation patrimoniale que cette exposition entend insuffler à coups de millions au détriment, forcément, d'autres secteurs, comme je m'en expliquai à Jean-Noël Lafargue sur son Dernier des blogs :

L’engouement pour le jeu vidéo est compréhensible et sa célébration calculée, démagogique au Grand Palais ou lucrative à la SACD. Mais qu’en est-il des CD-Roms culturels, des jeux moins populaires certes (un peu Arte contre TF1, non ?), dont la France s’était fait une spécialité ? Aucun fonds n’a été affecté à leur maintenance, entendre leur adaptation à de nouveaux supports après l’éclatement de la bulle Internet qui avait sonné leur fin (sans rapport direct de cause à effet). Du Puppet Motel de Laurie Anderson (excellente collection Voyager) à notre Alphabet (produit par NHK-Educational) en passant par les Reactive Books de John Maeda, les Machines à écrire d’Antoine Denize, les fantaisies graphiques de Peter Gabriel, les Oncle Ernest d’Éric Viennot, autant de chefs d’œuvre qui portent des noms d’auteur au lieu de l’anonymat « corporate » du jeu dit vidéo. Ma collection qui fonctionnait essentiellement sous Mac OS 9 dort dans un coin du grenier, alors qu’il faut voir la surprise émerveillée des étudiants en nouveaux médias lorsqu’ils en découvrent les fleurons sur une vieille machine qui peut encore les lire… Ces œuvres d’art sont des jouets d’une rare invention dont l’influence aura plutôt marqué les installations actuelles que le secteur industriel du jeu vidéo, et il serait temps de les sauver avant disparition totale.



Pour développer les termes de ce commentaire, je préciserai avoir été ulcéré du revirement de la SACD en faveur du jeu vidéo contre les œuvres multimédia qu'elle abandonna après la faillite d'Initial Cut. La réponse apportée par son Directeur Général, Pascal Rogard, fut claire, la société d'auteurs ne pouvant se permettre d'ignorer un secteur qui pourrait rapporter des sous alors que les créations sur Internet n'étaient supportées par aucun modèle économique (malgré l'étonnante créativité qui marqua le secteur avant qu'il ne se concentre sur les services et le commerce) et que les installations artistiques n'ont évidemment aucun soutien de l'industrie (malgré l'expansion extraordinaire de ces nouveaux moyens d'expression). Depuis, il n'y a plus aucun administrateur multimédia au Conseil d'Administration, mais un conseiller pour la création interactive, l'éternel Alain Le Diberder, qui, fait exceptionnel, n'a jamais été élu, contrairement au reste du Conseil. Comme pour l'absurde loi Hadopi, l'ensemble des sociétés d'auteurs se sont laissées phagocyter par les éditeurs et les producteurs au détriment de la plupart des auteurs. Rappelons aussi que le secteur du jeu vidéo est certainement celui où le statut d'auteur est le plus bafoué et où règne une exploitation terrible et rédhibitoire.



Ici comme ailleurs nous avons à faire avec d'un côté la puissance d'une industrie, multinationale et lobbyiste, et d'un autre à des créateurs indépendants que l'État a lâchés au profit du privé. Sa mission serait justement de rééquilibrer le rapport de force de manière à ce que les chercheurs, rêveurs, utopistes, les artistes qui inventent des mondes qui ne sont pas à l'image du nôtre, continuent de provoquer les facteurs de produits grand public pour les faire évoluer, pas seulement techniquement ! En regardant les titres des principales sections de l'exposition Game Story (Sports/Arts martiaux, Kawaii, Science-Fiction, Historique, Guerre/Action/Aventure, Fantasy/Fantastique/Horreur) on comprendra qu'il s'agit essentiellement d'un enfumage chargé d'évacuer tout recul critique. Historique contre Histoire, Guerre et ses dérivés musclés contre Politique, Kawaii contre Comédie, etc. Le modèle graphique est clairement le cinéma de divertissement américain et l'animation asiatique, effets de mode dont l'éphémère n'est compensé que par la nostalgie. J'aimerais être convaincu du contraire, mais ce ne sont pas les dix illustrations choisies par Libération qui risquent de me faire changer d'avis. À noter que les les pages 4 et 5 reproduites ici sont signées Bethesda Softworks, Warner Interactive, Microsoft, deux fois Sony et Activision, trois fois Nintendo ! Sic.



Il existe heureusement des indépendants pour ruer dans les brancards tels les Belges de Tale of Tales ou Entropy8Zuper, une Américaine et encore un Belge, qui montrent que le jeu vidéo peut devenir un art à part entière en s'affranchissant de l'influence hollywoodienne, tant esthétique que narrative. Dans son article de Libération, Olivier Séguret n'est pas dupe de ce qu'il revêt aujourd'hui, "creuset majeur de la culture contemporaine... vigueur industrielle et puissance commerciale... mainstream qui occupe l'essentiel de la très vaste et très vague catégorie des loisirs culturels...", mais en glorifiant exclusivement son aspect le plus formateur, entendre formatage, il participe à une injustice flagrante envers celles et ceux qui continuent à œuvrer dans l'ombre des grands médias et, paradoxalement, de la société du spectacle, les artistes.

En conclusion, je rappellerai la phrase de Jean-Luc Godard : « La culture, c'est la règle ; l'art, c'est l'exception ».