Je recevrai des nouvelles de mon grand-père que je n'ai pas connu, soixante-cinq ans après sa mort, grâce au témoignage d'un de ses anciens employés qui me contactera après avoir découvert mon blog. Tout commence par une erreur de frappe. En tapant Birgé au lieu de Berger, Marcel Berthier tombe sur mes articles. Il a travaillé sous la direction de mon grand-père du 15 juin 1941 jusqu'à son arrestation par les Allemands à la Compagnie d'Électricité d'Angers et Extension. Le lendemain, Cyprienne Gravier, la secrétaire de Gaston Birgé, dont je porte le prénom en second, lui demande de cacher mon oncle et ma tante chez des cousins à Maison-Laffite. La mère de l'aîné, Jean, mon père, est morte de la typhoïde lorsqu'il avait trois ans. La leur est divorcée de mon grand-père depuis déjà quelques années. Mon père, qui avait eu une gouvernante, avait plus ou moins été élevé par Cypri chez qui je suis souvent allé en vacances rue Béranger. Dans son garage il y avait de grands drapeaux français, anglais et américain qu'elle avait cousus pour la Libération.

J'ai toujours cru que mon grand-père avait été déporté à cause de ses origines juives et que l'inscription "mort pour la France" sur la plaque du boulevard qui porte son nom à Angers était usurpée. C'est du moins ce que mon père aura pensé jusqu'à son propre décès le 2 janvier 1988 ; il nous disait que Gaston croyait naïvement que le Maréchal Pétain protégerait tous les Juifs de France comme il l'avait promis. Il était né le 14 novembre 1890 à Neufchâteau dans les Vosges, était devenu un notable de province avec chauffeur et cuisinière, membre fondateur du Rotary Club, loge privée au Théâtre d'Angers. Ingénieur des Arts et Métiers avec la Légion d'Honneur en 1934 pour ses mérites civils, il n'a jamais accepté de porter l'étoile jaune. Non mobilisé en raison de son âge, il n’en participa pas moins à la résistance de l’oppresseur dans son domicile, 34 rue Boisnet. Il recevait volontiers ses amis résistants comme lui et avait mis au service de la France Libre ses connaissances en électronique pour faire passer des messages en France non-occupée et plus tard en Grande-Bretagne aux moyens des réseaux électriques qu’il connaissait bien. À cela se joignait le fait qu’en tant qu’appartenant à la confession judaïque, il était très recherché par la Gestapo. En plus des archives de la ville d'Angers, le témoignage de Marcel Berthier éclairera cette époque d'un jour nouveau et me donnera des informations précieuses sur ce grand-père dont je ne savais presque rien et dont on disait que je lui ressemblais.

Dans le dossier de déportation, Cypri, très proche de lui avant qu'il n'épouse Odette Lévy en secondes noces et à nouveau après cela, témoigne : J'étais dans son bureau à prendre du courrier, vers 11 heures du matin, lorsque deux agents de la Gestapo sont entrés, l'ont interrogé et ensuite emmené. L'arrestation de Monsieur Birgé, directeur de la Compagnie d'Électricité d'Angers, en tant qu'israélite, a été provoquée par une dénonciation faite par un nommé R. Vaudeschamps, chef de la Subdivision d'Angers du Mouvement Social Révolutionnaire, à la solde de la Gestapo (...) Il n'avait pas été posé de scellés. Rien n'a pu être mis à l'abri. Après avoir occupé l'appartement, les Allemands ont déménagé beaucoup de choses, dont les meubles...

(Musique 7 pour clarinette basse, violoncelle et orchestre)

Ensuite Marcel Berthier raconte : Gaston Birgé a été détenu d'abord à la prison d'Angers dont le coiffeur, M. Girard, nous donnait des nouvelles. Le salon de M. Girard était rue Savary à côté du café qui faisait le coin de la rue Pierre Lise et de la rue Savary... Comme il avait été transféré à Drancy, Cyprienne Gravier m'a demandé un jour d'aller voir à Paris un journaliste de Je suis partout auquel M. Birgé avait rendu service, avec l'espoir que l'on pourrait par lui obtenir un droit de visite ou faire passer lettres ou colis. Je suis allé à Drancy avec lui mais en vain. En fait ce journaliste n'avait que le pouvoir qu'il se donnait et il nous a promenés !

Le 15 juin 1941, démobilisé des Chantiers de Jeunesse, j'ai commencé à travailler à la Compagnie d'Électricité d'Angers et Extensions dont Gaston Birgé était le directeur, à la comptabilité dirigée par Mlle L. Pendant ses congés en août, Gaston Birgé a décidé que je la remplacerais, "scandale" de C., l'ingénieur en chef, de P., le chef des encaisseurs. Gaston Birgé, lui n'était pas en vacances ! Il m'appelait pour un oui ou pour un non et c'est à cette époque que j'ai commencé à bien connaître Cyprienne Gravier, sa secrétaire, qu'il appelait "Gravier" et tutoyait comme il tutoyait tout le monde ou presque. Quand il arrivait le matin, à l'heure, s'il avait son chapeau sur le nez, l'humeur était mauvaise, s'il l'avait sur la nuque, tout allait bien. En octobre il m'a nommé chef du service des compteurs qu'on appelait le laboratoire... À son arrestation, Cyprienne Gravier n'avait pas le choix, j'étais le seul ou presque suffisamment "sûr", disponible immédiatement et capable d'accompagner les enfants sans gros risque, jamais les Allemands ne penseraient à moi, pour eux je n'existais pas. Il en allait tout autrement d'elle-même, du chauffeur, Jean Fonteneau, de leur mère ou des amis connus comme tels de Gaston Birgé. Pendant les jours qui ont suivi l'arrestation Cyprienne Gravier n'a pas dévié de son trajet rue Béranger-quai Félix Faure, et Jean Fonteneau pas plus du sien rue Saint-Laud-quai Félix Faure, ils étaient probablement surveillés encore qu'il ne soit pas certain que les Allemands s'intéressaient aux enfants, ni même qu'ils aient connu leur existence. Le motif de l'arrestation de Gaston Birgé était professionnel, il trafiquait les chiffres de production et de consommation d'électricité et les Allemands ne l'ont su que par une dénonciation venant de la Cie d'Électricité d'Angers. La famille n'avait aucune part dans cela. Mais nous ne le savions pas à ce moment.


Pour que vous compreniez ce qui s'est passé il faut que je vous parle de l'environnement professionnel de Gaston Birgé. Au sommet de l'organisation la Société de Distribution d'Électricité de l'Ouest (SDEO), 8 rue de Messine à Paris, propriétaire du poste de transformation et d'interconnexion Haute tension/Moyenne tension d'Angers. Ingénieur en chef : X. (Sup'elec). En dessous la Compagnie d'Électricité d'Angers et Extension (CEAE) chargée du réseau Basse tension et de la distribution aux abonnés... Ingénieur en chef : C. (Centrale), à côté la Société Auxiliaire d'Énergie Électrique (SAEE) en charge de la centrale thermique d'Angers, ingénieur en chef : F. (Arts et Métiers).

Gaston Birgé coiffait le tout jusqu'au début 1942. À ce moment la SDEO, appliquant les lois sur les Juifs de Vichy, a nommé un nouveau directeur, un Alsacien protestant, tandis que Gaston Birgé restait "conseiller technique" en titre et vis-à-vis de beaucoup le directeur de fait. Contre lui il y avait C., très jaloux, L., chef comptable et son subordonné, P., chef des Encaisseurs, ancien flic, ces deux derniers très pro-Allemands. Avec lui il y avait Y., très encombré par ses histoires d'adultère, B., caissier depuis très longtemps et un dessinateur, poète, artiste, ancien lui aussi dans la maison, Jean Fonteneau, et Cyprienne Gravier. Les autres pas hostiles, mais "surtout pas d'ennuis". La dénonciation vient sans doute de L. qui a fourni les éléments avec, peut-être la complicité active de C., mais c'est P. qui l'a presque certainement réalisée en passant par les "copains flics-Gestapo".

Quand il m'avait nommé chef du service des compteurs, Gaston Birgé m'avait aussi donné la gestion des restrictions d'électricité chez les abonnés, en me recommandant la modération. En 1942 chaque abonné ne devait pas dépasser la consommation moyenne d'une période précédente (1941, je crois), mais comme il n'y avait plus guère de gaz ou de charbon, les abonnés achetaient des plaques de cuisson et des radiateurs électriques (des petits, juste 1000 watts, disaient-ils, oui mais 1000 W = 50 lampes) et les consommations s'envolaient. Il fallait arranger les choses et cela scandalisait P. qui aurait volontiers mis les contrevenants en prison. Tant que Gaston Birgé était là il n'y avait rien à craindre, mais après son arrestation, P. a obtenu de C. que je sois muté avec X. comme répartiteur (trois ingénieurs et moi, travaillant 3X8 heures). Il s'est arrangé (comment ?) pour que je sois inscrit sur les listes du STO. Prévenu par M. Cons, chef de cabinet (?) du préfet, je suis parti à Toulouse en août 1943 grâce au Baron Reille, un ami de Gaston Birgé. À la même époque M. Cons est devenu Préfet de l'Ariège...

Gaston Birgé avait "roulé" de très hauts personnages et ils n'ont pas aimé quand ils l'ont su. Il ne faut pas oublier que le château de Pignerolles à Saint-Barthélemy abritait un important État-Major de la Marine. C'était l'échelon militaire le plus élevé de la région, grosse consommatrice d'électricité (les bases, les radars, etc.) avec un droit de regard particulier sur les chiffres et sur ce qu'elle payait. Le poste de répartition d'Angers couvrait la zone : Lannemezan (Pyrénées), Eguzon (centrale hydraulique), Distré (Poste de transformation près de Saumur), Le Mans (SNCF), Caen, Paris (Métro) et les répartiteurs communiquaient entre eux par la téléphonie Haute-Fréquence que les Allemands ne pouvaient contrôler. C'était donc un système sensible et important.

À la Libération C., P. et L. ont été inquiétés, mais les enquêtes étaient menées par d'anciens flics ou CRS qui protégeaient efficacement leurs "amis". Ils ont été révoqués et frappés d'indignité nationale mais, à ma connaissance il n'y a pas eu de vrai procès. C. est mort très rapidement. Les autres ? Les vrais coupables étaient à la SDEO, mais ils s'en sont tirés... Berthier me conseilla de remplacer les vrais noms par des initiales pour ne pas risquer de gros ennuis, car les responsables se retrouvèrent ensuite très haut placés chez un puissant opérateur mondial hôtelier aux appuis politiques considérables.

Plus tard je regretterai de n'avoir pas autant de mémoire que lui, surtout lorsque je déciderai de raconter notre voyage aux États Unis. Mon sens de l'organisation et l'archivage de documents originaux pallieront cette absence !