Si les Birge n'ont pas d'accent sur le e il aurait fallu là aussi que je mette les points sur les i avant que cela ne dégénère en pugilat. J’avais totalement oublié à quel point ils pouvaient être réacs. Ont-ils vieilli ou ai-je mûri, mais le fait est que je ne peux plus supporter leurs idées et leurs manies de vieux cons ? J’ai eu très vite un pressentiment. J’ignore d’où cela vient, mais mon intuition me trompe rarement et j’arrive en général à anticiper les emmerdements.

Tout semblait tranquille. Après le dîner, j’ai joué de l’orgue Hammond comme j’aimais le faire lorsque je suis venu pour la première fois à East Hartland. Ils en ont deux, un à chaque étage, et des haut-parleurs dans presque toutes les pièces, si bien qu’en jouant au rez-de-chaussée toute la maison est transformée en caisse de résonance. Les murs vibrent et les planchers tremblent tandis que j’improvise en jouant sur les touches, les tirettes et le pédalier. Je me demande bien à quoi cela ressemble, car je n’ai jamais pris un seul cours de musique de ma vie. Pourtant je plane totalement aux commandes de l’énorme meuble, comme si j’étais ivre. Agnès s’y prête aussi, jouant les morceaux qu’elle a appris au piano. Le répertoire de Henry comprend Who is Sylvia, America, Alouette, With a Little Bit of Luck et Dominique, définitivement "not my cup of tea !" Pour une fois nous allons nous coucher tôt.

(Ô monde immonde Hammond, pour orgue)

Les deux jours suivants, tout se passe bien ou nous faisons en sorte que... Mais l’ambiance est tout de même un peu tendue. Parfois Henry, qui exerce la profession d'ophtalmologiste à Hartford et enseigne à Yale, se plante devant nous, la mine sévère, comme s’il attendait quelque chose. Nous aidons Sylvia autant que possible, comme nos parents nous ont élevés. Les enfants sont toujours plus serviables lorsqu’ils ne sont pas chez eux ! Je joue de l’orgue. Agnès regarde la télévision. Nous déjeunons à Beef Corral, restaurant drive-in dirigé par Hank, le gendre de Sylvia et Henry. C’est avec sa fille Marsha que j’étais parti en croisière. Henry avait revendu son vieux yacht tout en bois pour un autre, beaucoup plus moderne et plus grand, un Chris-Craft de trente-six pieds avec deux moteurs, douche, cuisinière, réfrigérateur et six couchettes, qu'il baptisa Sylvia IV. J’aimais bien Marsha et nous avions développé une certaine complicité, mais elle était toujours trop sage. Ce n’est pas que je sois dissipé, mais étant moi-même secrètement timide je préfère traîner avec des filles et des garçons un peu plus délurés.


Henry me laissait parfois conduire Duchess, son premier bateau, sur de longues distances. Mais cette année nous allons seulement au lac. Nous avons acheté des cheeseburgers sur le chemin pour pique-niquer au bord de l’eau. La Nouvelle Angleterre est très belle en fin d’été, même si les feuilles ne sont pas encore rouges. En 1965, c'était moi qui passais beaucoup de temps devant la télévision ! Je visitai aussi la vieille prison de New Gate, Mystic Seaport, Plymouth, des plantations de tabac, pêchai des bars et des anguilles, lus en anglais Tom Sawyer de Mark Twain, naviguai depuis Hamburg Cove jusqu'en pleine mer en passant par Greenport, les ports de Threemile, Dering, New London, Montauk et Fishers Island. La nuit j'apprenais le nom des étoiles et le jour celui des cinquante états. Un de mes souvenirs les plus bizarres est l'enterrement de John S. Birge. Le cercueil était ouvert. Les invités se racontaient de bonnes blagues. Les robes étaient roses ou jaune citron. Et l'hôtel où nous étions descendus n'avait pas de treizième étage. On passait directement du douzième ou quatorzième. J'ai retrouvé une photo où je joue par terre avec Craig, Louis et Henry, et mieux encore, mon diary tenu quotidiennement en anglais du 16 juillet au 5 septembre.

La sœur de Henry venait de nous quitter, nous jouions à la crapette Agnès et moi quand Henry s’est pointé avec sa mine renfrognée. Il est resté les bras croisés à nous observer avec des yeux de merlan frit qui lançaient des poignards, image terrifiante, vous pouvez vous en douter. Il a fini par cracher son venin ou plutôt commencer, car la tension va monter assez vite. Il prétend que nous ne pouvons pas continuer notre voyage à cause des mauvaises rencontres et il a décidé de nous renvoyer en France par le premier avion ! Enfer et damnation, mille milliards de mille sabords, qu'est-ce qu'il lui prend ? Il me raconte que tous les hippies ont les cheveux verts et que ce sont tous des drogués. Comme je lui réponds que nous revenons de San Francisco et que nous n'avons pas vu une seule chevelure de cette couleur, il me reproche de le traiter de menteur. Il enchaîne avec une tirade sur la paresse des Noirs que l'on devrait renvoyer en Afrique, et pendant qu'on y est, tous les Mexicains au Mexique, les Porto-Ricains à Porto-Rico, les Juifs en Israël, et toute la suite du même acabit. Radotant sur les origines de sa famille arrivée sur le Mayflower en 1620, il ne consentirait à ne garder que les Indiens... Comme domestiques ! Ma patience et ma correction ont des limites et le ton monte. Il menace de nous emmener demain à l'aéroport et, en attendant, de nous séquestrer à la maison. Je rétorque que je vais ouvrir les fenêtres et appeler à l'aide. Je ne réfléchis pas qu'il va falloir que je beugle sacrément fort pour que les voisins les plus proches m'entendent, à condition même qu'ils ne soient pas du même bord que ce facho. Je lui affirme que nous sommes attendus à Boston par le patron de mon père et lui demande qu'il veuille bien nous conduire à la gare. Comme toute son attitude est basée sur notre protection, il consent à appeler, et Boston, et New York, où nous avons des contacts qui nous permettront d'être hébergés en toute sécurité. Lorsqu'il apprend que le patron de Papa s'appelle Bill Bazzy, il me dit que ce type est probablement juif. Ça alors ! Aurais-je tu mes origines jusqu'ici ? C'est possible avec ce dément ou il aura oublié. Quand il s'agit de téléphoner à New York, il me prévient que si c'est un domestique noir qui répond il raccrochera. Imaginez l'ambiance à Moosehorn Farm ! Je monte préparer nos bagages dans l'éventualité d'avoir à faire le mur s'il refuse de nous emmener à la gare demain matin. Heureusement, le dingue réussit à joindre deux personnes, à Boston et New York, qui lui confirment, par mon entremise, car la question des domestiques noirs n'a pas été réglée, que notre venue leur a été annoncée. Quel terrible soulagement lorsqu'après deux heures d'attente le bus Greyhound décolle enfin !