Ce peut-il que les tableaux soient authentiques et que nous soyons en présence d'un incroyable musée privé ? J'assure Agnès qu'il me semble peu crédible que ces tableaux soient des copies. Je lui répète : "Je te promets, ce sont des vrais, il est impossible qu'il en soit autrement !". Matisse, Modigliani, Magritte, Milton Avery, Julius Bissier, Toulouse-Lautrec, Renoir, Picasso se tiennent les uns contre les autres, cadre contre cadre, comme un puzzle où toutes les pièces sont jointives. Les rares endroits où poser quelque chose sont encombrés de sculptures. Lorsqu'elle apparaît enfin, Mrs Levy nous présente ces œuvres d'art signées Rodin, Mayol, Arp, Calder, Moore... Nous n'avons jamais été confrontés à tant de chefs d'œuvre, dans cette intimité exigüe, ni même à cette proximité, car je ne me souviens pas que nos parents nous aient jamais emmenés visiter le Louvre ou un autre musée. N'ayant pas le temps de s'occuper de nous pour l'instant elle nous prête deux cartes pour entrer gratuitement au Musée d'Art Moderne dont elle est actionnaire. Elle a certainement remarqué nos yeux ébahis, mieux encore, notre appétit devant tant de merveilles. Nous y allons en bus. Le festival se prolonge donc au MoMA où nous sommes amusés de découvrir le portique d'une station de métro parisien signé Hector Guimard. Nous passons l'après-midi dans des salles quasiment vides. Les œuvres semblent nous attendre.

De retour dans leur appartement d'Upper East Side, nous faisons la connaissance de Paul Goldschmidt, un ami belge qui travaille aussi chez Goldman Sachs comme Mr Levy. Il est question qu'il nous héberge. Je repense à Henry Birge en constatant que les domestiques, et il y en a une tripotée, sont tous noirs. Nous passons à table. Le maître d'hôtel qui fait le service porte des gants blancs. Nous sommes extrêmement intimidés. Je suis embarrassé lorsqu'il me tend la salade, car je crains de ne pas m'en sortir et d'en mettre partout. À la maison c'est toujours Papa qui nous sert. Mrs Levy s'excuse de l'absence de son mari, empêché pour des raisons professionnelles. Je crois comprendre qu'il est le chairman du New York Stock Exchange et que Richard Nixon est venu le chercher en hélicoptère sur le toit de l'immeuble.

(hélicoptère)

Je ne trouve pas chairman dans mon dictionnaire Lilliput, mais cela signifierait qu'il est le patron de la Bourse de New York. Wall Street ! Nixon n'est pas encore président des États Unis, mais il va le devenir en janvier prochain. Pendant le dîner personne ne parle pas politique, encore moins économie, mais l'on nous pose mille questions sur notre voyage. Nous avons fini par comprendre que nous figurons un peu deux petits singes savants pour tous les gens qui nous reçoivent. On se les arracherait presque.


Comment aurions-nous pu imaginer un tel luxe ? Les finances parentales se portent mieux que par le passé, je m’en rends compte au fur et à mesure de notre histoire, mais nous sommes très très loin de notre environnement social habituel. Je me souviens d'une élégante anecdote montrant notre niveau de vie dans mes premières années. Un jour que mon père avait eu une envie pressante, il était descendu aux toilettes d'un café. Comme la lumière ne fonctionnait pas et qu'à tâtons il ne trouvait pas le rouleau hygiénique il a cherché dans sa poche un bout de papier pour se torcher. En ouvrant la porte il aperçut son dernier billet de cinq mille (anciens) francs, l'équivalent de sept euros au siècle prochain, happé par la chasse d'eau. À cet instant précis, pensant à ses deux enfants à charge, mon père décida de changer de métier. Dix ans plus tard, Paul Goldschmidt nous présente au liftier pour qu'il nous laisse monter à son appartement de la Cinquième Avenue, l'ascenseur de l'immeuble s'ouvrant directement sur son entrée où sont exposées d'étranges sculptures modernes. Au neuvième étage l'appartement abrite quantité d'œuvres d'art à tel point que nous imaginons qu'il ne peut s'agir que d'un marchand d'art. Il n'en est rien. Nous sommes simplement chez des gens très riches. Sur l'immense terrasse sont posés des sculptures de Moore et des stabiles de Calder, sur la table du salon brille un superbe Arp en métal doré tout en rondeurs. Le réfrigérateur est plus pauvre. Pendant ces deux derniers jours nous ne nous nourrirons que de la glace au chocolat trouvée dans le congélateur, que pour ma part j'agrémenterai de petits piments d'oiseau. Il n'y a rien d'autre à manger. La proximité des œuvres nous fait tourner la tête, car, étrangers aux musées, nous sommes confrontés pour la première fois de notre vie à des œuvres d'art originales, toiles de maîtres que nous ne connaissons que par leurs reproductions dans le Petit Larousse ou dans des livres de classe. Nous allons devoir nous débrouiller seuls à New York, ce qui inquiète terriblement ma petite sœur, échaudée par nos anciennes aventures passées dans cette ville aux allures brutales.


Avant d'aller se coucher, Agnès rédige son diary où j'ai ajouté le nom des peintres dont j'ai reconnu la signature chez les Levy. Le lendemain matin, nous partons enfin à l'assaut de la ville en commençant par le Guggenheim Museum. L'art moderne nous a tapé dans l'œil ! Nous descendons sa célèbre spirale, portés par notre propre poids. Ayant raté le Gray Line Tour en français, nous le suivons en anglais, en passant par le Rockfeller Center et l'East Village. Il fait terriblement chaud. L'air, pollué, irrespirable, rend le climat plus lourd que les gratte-ciel qui nous oppressent. Nous faisons un saut à Harlem où l'on nous a pourtant formellement déconseillés de nous rendre, mais nous n'y voyons rien de particulier, si ce n'est des enfants jouant au milieu de la rue. À Chinatown je me fais voler les bâtons d'encens que je viens d'acheter pendant que j'essaie en vain de téléphoner à nos contacts new-yorkais depuis une cabine qui ressemble à une pagode miniature.

Après une pause "à la maison" pour déposer nos dernières emplettes, un 33 tours des Silver Apples et un 45 tours des Beatles qui vient de paraître avec Hey Jude en face A et Revolution de l'autre côté, nous allons faire un tour nocturne à Times Square et sur Broadway. L'album des Silver Apples, en métal argenté, est le premier disque de musique électronique que j'entendrai : neuf audio-oscillateurs joués avec les mains, les coudes, les genoux et les pieds, et une batterie énorme de treize fûts et cinq cymbales. Toujours curieux, je prendrai l'habitude de choisir les disques sur leurs pochettes, découvrant par hasard dès leur sortie en France White Noise, Moondog, Harry Partch, Bonzo Dog Band, Family, Maurizio Kagel, Michael Snow, John Cale... Pour fêter notre départ imminent nous nous offrons la projection de 2001: A Space Odyssey au Capitol en Cinérama.