(Lux Nunc, un drône aigu inspiré par Ligeti se transforme en son de Boing qui décolle)

Ouvert en 1919, le Loew's Capitol fermera définitivement six jours après notre passage, sur une dernière soirée de gala. Le cinéma de quatre mille places sera démoli. La tour du Paramount Plaza s'y élevera. Nous n'en savons encore rien et nous profitons de l'écran géant en 70mm Cinérama avec son six canaux. Un magnifique programme format américain reprend les plus belles images du film, mais nous ne retrouverons jamais l'émotion de cette première. Le film de Kubrick a besoin de cette démesure. La musique de György Ligeti influencera plusieurs pièces qui accompagneront mon récit. À la sortie, comme une réminiscence de ces à-plat étals animés d'un mouvement brownien, il pleut des hallebardes et nous avons du mal à trouver un taxi. En temps normal il suffit de lever le bras pour qu'un s'arrête devant vous. Agnès craint la nuit à New York. Mr Goldschmidt nous attendait à la maison, nous avons bavardé un moment avant d'aller nous coucher.

11 septembre 1968. Nous nous levons vers 9h. Betty, la fille de Mrs Levy, est passée voir si tout allait bien et nous sommes descendus prendre un petit déjeuner avant de préparer nos bagages. Vers 13h nous allons nous promener une dernière fois sur la Cinquième et vers 17h nous prenons un taxi pour Kennedy Airport. Ça y est, j'abandonne les a.m. et p.m., je recompte les heures de une à vingt-quatre. Nous n'avons presque rien mangé depuis deux jours. Lorsque nous sommes enfin au dessus de l'Atlantique et que l'on nous sert le plateau repas j'ai du mal à tenir mes couverts tant je tremble de faim. Le saumon fumé me semble absolument délicieux. Je savoure. Nous serons le 12 lorsque nous arriverons à Orly, mais la rentrée des classes n’aura lieu que le lundi 23, premier jour de l’automne, ce qui nous laisse largement le temps de nous réacclimater. Pourtant rien ne sera plus jamais comme avant.


New York change sans cesse. En 1968 les Twin Towers ne sont pas encore construites et n'existeront déjà plus quand je reviendrai pour la deuxième fois en 2005. Lors du road movie avec ma fille nous resterons sur la côte ouest. Je m'entête à répéter que je ne reviendrai aux États Unis que pour y travailler, mais je me ferai violence en 2000 pour y emmener Elsa. Entre temps je serai allé plusieurs fois jouer au Québec avec Un Drame Musical Instantané, mais le protectionnisme et les cachets dérisoires ne me pousseront pas à revenir de sitôt aux USA. C'est pourtant une opportunité de travail qui me fera m'envoler pour New York. Je partirai jouer le directeur artistique pour le chanteur mahorais Baco qui mixe son disque au fin fond de Brooklyn, New Lots, dernière station de métro sur la ligne 3. À Manhattan le wagon est presque tout blanc, mais au fur et à mesure des arrêts, plus je m'enfonce dans Brooklyn, plus il devient noir. Au terminus je suis le seul blanc. Pareil dans la rue. Sur le trajet de retour, c'est l'inverse. Fondu au blanc. Pendant ce temps-là, Françoise est jury au Festival Tribeca. Nous habitons un grand hôtel, fréquentons les stars, déjeunons avec Robert de Niro, le contraste est éblouissant. Ma compagne, toujours facétieuse, demande à son chauffeur perso de venir nous chercher en limousine à la sortie d'un concert de rap dans une université de Brooklyn ! Keziah Jones est venu écouter Baco avec la slameuse Hanifah Walidah et la chanteuse tibétaine Yungchen Lhamo. À deux pas de notre hôtel, le quartier de Tribeca est éventré par le trou énorme creusé par les attentats de 9/11 qui restent une énigme, la version officielle n'étant définitivement pas crédible.


(placer ici le film du making of de Nabaz’mob filmé à New York)

En septembre - octobre 2006 je reviens à New York pour présenter Nabaz'mob, l'opéra des lapins communicants composé avec Antoine Schmitt. Cent robots, autant que les métronomes du Poème Symphonique de Ligeti ! Gros succès au NextFest organisé par le magazine Wired au Javits Center. Pendant quatre jours soixante dix mille visiteurs prennent d'assaut notre Rabbit Theater. Ce n'est même pas un civet, c'est du massacre, mais cette présentation inaugure une tournée mondiale qui durera plus de cinq ans. Je repense aux lapins d'opérette alignés au garde-à-vous sur le bord de la route, à l’âme de l’enfance qui ne nous a pas quittés, aux fleurs de San Francisco, aux cent fleurs qui tourneront à l'horreur, envers du siège de Sarajevo qui, à l’opposé, renvoie aux racistes d’East Hartland et à nos pires cauchemars. Nous ne pouvons pas nous échapper. Depuis août 2005, les événements marquants de ma vie se retrouvent sur mon blog. J'y chronique également films et DVD, musique et CD, des livres, des expositions, le fourre-tout que l'on appelle multimédia, mes humeurs, souvent sociales ou politiques, des billets pratiques, des récits de voyage... Je tiens à rester un généraliste avec des spécialités. En 2010, le blog passe en miroir sur Mediapart. Début 2012, j'y publie le premier jet de ce second roman, comme je l'avais déjà fait avec le premier, La corde à linge. Comme j'arrive au terme de mon récit, je rejoins le studio pour enregistrer la musique qui accompagnera sa lecture et monter les extraits vidéo à insérer dans la narration, en plus des photographies. Pendant ce temps, dehors, les sirènes de l’espoir hurlent qu’une fois encore les temps vont changer.