Comme l'amour, l'amitié se cultive. À s'endormir sur ses acquis on risque la rupture. Le passé ne peut être un gage du présent, encore moins de l'avenir. Une révision s'impose, sommaire ou complète, tous les 5000 ou les 10000, et pour les plus téméraires chaque matin, à l'heure où tant d'autres se rasent les antennes.
Les doléances peuvent parfois sauver une relation si elles sont entendues, assimilées. Si l'on ne change personne qui ne le souhaite, chacun peut rectifier sa propre position et entamer un nouveau cycle. On n'échappe pas à sa névrose, que l'on suppose d'origine familiale, mais il est toujours possible de l'aménager, soutenu par une assistance professionnelle ou with a little help from my friends.
Plusieurs fois dans ma vie j'eus ainsi la chance d'avoir des amis bien intentionnés qui eurent le courage de me remonter les bretelles en me renvoyant mes critiques façon boomerang dans certaines périodes de doute quelque peu désespérées. Si la révélation n'avait été brutale j'aurais fait ceinture jusqu'à la saint-glinglin. Leur réponse était toujours courte, une phrase indépendante, affirmative ou interrogative, mais sans échappatoire. Je leur sais gré de m'avoir sauver la vie dans ces instants fragiles comme à d'autres de m'avoir accompagné sur la durée.
M'ouvrant à des amis sur une récente déception ils évoquèrent l'ego surdimensionné de ce camarade. Or, dans la sphère artistique où j'évolue, nous avons tous un ego aussi démesuré. Le danger vient du manque d'attention que nous aurions envers celles et ceux qui nous entourent. L'égocentrisme a bon dos de justifier l'égoïsme. Le premier est souvent nécessaire au créateur, le second est la garantie de faillir jusqu'à la rupture, ultime ressource de l'autre, dans le cadre d'un couple, d'une relation amicale ou professionnelle.
Privilégier le mode affectif dans les rapports humains m'expose aux déconvenues, mais je ne peux imaginer vivre autrement que dans le partage. Pas seulement des biens, des idées ou des valeurs morales, mais aussi avec la certitude absolue que personne ne peut réussir seul. La position sociale ne pesant pas lourd face à la composante humaine, le collectif me semble l'unique chance de nous sortir du bourbier. Il m'est de plus indispensable de transmettre à mon tour ce qui me fut légué, de protéger celles et ceux que j'aime, d'apprendre à les écouter au delà de nos divergences, de ménager leur susceptibilité, de reconnaître à chacun son apport dans le puzzle inextricable dont nous composons tous ensemble les pièces.
M'entendant lui répéter les mêmes mots prononcés il y a quelques années face à des amis indélicats et perdus depuis, et que mon camarade connaissait par cœur pour en avoir été lui-même la victime, j'en eus la bouche pâteuse et la nuit insomniaque. Confronté à son incompréhension devant ce qui n'est qu'une position de principes le bilan s'est imposé, amer et dépressif. Ma responsabilité est entière, car dans tous ces cas je jouai le rôle de passeur, de père ou de moteur. Le sentiment d'échec que je ne peux m'éviter de ressentir, à l'image du monde que nous rêvions de léguer, ne m'empêche pas de continuer à construire des alternatives au calcul égoïste que le Capital impose comme modèle.