Gavés de musique anglo-saxonne sans perdre pour autant de vue la chanson française, nous passons souvent à côté de ce qui se joue sur les autres continents. Et lorsqu'ils sont évoqués, ce sont presque toujours les mêmes artistes à bénéficier des services de promotion des majors. De mon côté, ici et ailleurs, je suis toujours à l'affût de trucs brintzingues qui sortent de l'ordinaire. Lorsqu'on a commencé par Zappa et Beefheart en 1968, enchaîné illico avec Sun Ra et Harry Partch, exhumé Charles Ives et remonté l'Histoire de la Musique jusqu'aux percussions sur os de mammouth, on est forcément difficile à surprendre. Une découverte en entraîne souvent une autre. Il suffit de dérouler le fil comme une anadiplose pour que le collier de perles ne se referme jamais.
Pourtant je ne me souviens pas comment je suis tombé sur les Brésiliens de Karnak il y a vingt ans. Leur premier album était un incroyable melting-pot de pop, rock et de musiques du monde entier, polyglotte et hirsute. Le compositeur et chef d'orchestre André Abujamra, d'origine libanaise, y pratiquait le cut et l'ellipse comme personne, lançant chaque morceau sur une fausse piste avant d'attaquer des orchestrations aux combinaisons de timbres inédites sur des rythmes ébouriffants. Les alliages sont si inattendus que je risquerais une analogie avec la nouvelle cuisine, mais certainement pas à déguster assis. Au Brésil la danse est partout.


Internet offrant des ressources illimitées, j'ai récemment découvert les deux albums suivants de Karnak, Universo Umbigo (Le nombril de l'univers, 1997) et Estamos Adorando Tóquio (Nous adorons Tokyo, 2000), suivis des trois albums solos d'André Abujamra, O Infinito de Pe (2004), Retransformafrikando (2007) et Mafaro (2010) et précédé de Música e Ciência, réalisé avec son premier groupe, Os Mulheres Negras. Le documentaire O Livro Multicolorido de Karnak (2006) est un montage de leurs concerts entrecoupés d'interventions parlées délirantes. Les musiciens étant particulièrement aguerris comme chez Spike Jones, ils osent tous les outrages en pratiquant allègrement le pastiche, tordant le cou aux citations dont ils ne se privent pas, avec la tendresse indispensable de l'imitateur pour ce qu'il aime. Malgré les références aux nombreuses cultures de la planète glanées par Abujamra au cours de ses voyages, il réfute le terme de world music. L'arabe, le fārsi, le russe, le français, le créole, l'anglais, l'allemand, l'espagnol, le portugais, les chants Tuva, les accents outrés, les séquences parlées dessinent un atlas mondial dont le centre est São Paulo, un univers où le rythme fait loi. Si ses mélanges fortement épicés auront probablement inspiré Balkan Beat Box, La Caravane Passe et bien d'autres à sa suite, les compositeurs classiques avant eux n'ont jamais rechigné à jouer des arabesques et des espagnolades, ou à faire les pitres avec beaucoup d'esprit comme Rossini, Saint-Saëns ou même Schönberg. Doué pour mettre en ondes ces petites comédies musicales, André Abujamra a composé la musique d'une trentaine de films. On le retrouve aussi technoïde sous le pseudonyme Fat Marley avec l'intéressant New Old World : Future Sound (2002). Mais aucun album ne joue autant des ruptures et des effets dramatiques que le Karnak de Karnak, comme si on se gargarisait avec brut de brut !