Six soirs de suite le public se pressa à La Générale pour assister aux Soirées Tricot, festival gratuit organisé par les musiciens du Tricollectif. C'était l'événement parisien de la semaine dernière. Une trentaine de formations esquissèrent les différents courants du jazz actuel sans omettre ses épousailles avec le rock, la musique contemporaine ou la variété toutes époques confondues, ne négligeant ni la voix ni la danse. Inventifs et solidaires, ces jeunes musiciens et musiciennes représentent bien ceux que je nommai les Affranchis dans un article où nombreux se reconnurent alors. Je retrouve chez eux ce qui me passionna au même âge, la liberté de l'improvisation (que nous appelions composition instantanée) initiée par le jazz et le free jazz, la puissance de l'électricité et de l'électronique, la découverte des anciens de Guillaume de Machaut à la musique française du XXe siècle, la révolution du sérialisme, le goût pour le cinéma et la rencontre d'autres formes artistiques, mais aussi le partage au sein d'un collectif et l'inspiration suscitée par le quotidien et notre conscience citoyenne...

Rien d'étonnant à ce que le Tricollectif investisse La Générale, coopérative artistique, politique et sociale, sise 14 avenue Parmentier dans les locaux désaffectés d'un ancien centre de distribution d’électricité à la magnifique architecture industrielle du début du XXe siècle. Si je n'assistai hélas qu'à la dernière soirée j'ai pu apprécier nombreuses aventures des musiciens du Tricollectif et de leurs invités grâce à leur production discographique puisque cette bande de joyeux drilles ont également fondé un label. Engagés dans leurs projets respectifs, ils les multiplie en participant les uns aux autres, invitent leurs camardes des autres collectifs, insufflant une chaleur communicative à leurs initiatives artistiques. À La Générale, avant que la foule se tasse pour les concerts, on pouvait approcher du bar et se délecter de la cuisine d'Elsa d'habitude à l'Atelier du Plateau, se vautrer dans de divans profonds ou faire une partie de ping-pong !


Pour ouvrir la soirée de samedi la bassoniste Sophie Bernado, entendue récemment avec Art Sonic, improvisa vocalement et synthétiquement avec le batteur Adrien Chennebault (membre des ensembles maison Walabix et La Scala) et le danseur-acrobate Johan Bichot issu de la scène orléanaise, berceau du Tricollectif. Sur un tempo apparemment immuable où les baguettes rebondissaient librement en variété de timbres, la chanteuse jongla de l'anglais au yaourt en passant par l'italien et la BeatBox tandis que le danseur exécutait des sauts de carpe nous mettant en appétit.

Le quatuor Petite Moutarde qui suivit dans la grande salle nous rassasia de tendres compositions où se mêlent l'influence du jazz et de la musique française pour une musique inédite se déployant sans que les solistes écrasent le son d'ensemble. Au charismatique violoniste Théo Ceccaldi (groupes maison : Toons, La Scala, la Loving Suite pour Birdy So, l'Orchestre du Tricot / membre fondateur du Tricollectif avec son jeune frère, le talentueux violoncelliste Valentin Ceccaldi, très présent dans l'organisation de ce festival et dont je regrette de ne pas avoir vu l'Atomic Spoutnik) et au délicat batteur Florian Satche (groupes maison : Marcel et Solange, Toons, Quelle sauce ?, l'Orchestre du Tricot) se joignent l'aventureuse saxophoniste Alexandra Grimal (avec qui j'ai eu la joie d'enregistrer deux albums, Transformation et Récréation, et de jouer sur scène Rêves et cauchemars) et le discret contrebassiste Ivan Gélugne, mais la discrétion est le propre de la plupart des bassistes et l'orchestre jouait acoustique, défi parfaitement réussi. Je restai sur ma faim quant aux images projetées au dessus des musiciens, le vidéaste se contentant le plus souvent de découper des bouts d'Entr'acte de René Clair sans le nommer, même si de voir sur l'écran Erik Satie et Francis Picabia tirer le canon est un joli clin d'œil à cette nouvelle musique française qui augure des lendemains qui chantent.


Le morceau de résistance était l'Aum Grand Ensemble de Julien Pontvianne qui fêtait la sortie du disque Silere sur le label Onze Heures Onze. Écrit autour d'un poème d'Henry David Thoreau, la pièce est un long continuum monotone joué par treize musiciens, drone rappelant fortement La Monte Young ou Charlemagne Palestine. Après une superbe introduction crescendo, la chanteuse Anne-Marie Jean creva le sombre nuage, la voix rapprochant alors Silere de Michael Mantler. Je regrettai que Pontvianne, fasciné par l'évolution spectrale des timbres, se prive des possibilités spatiales offertes par le large panoramique que présentent les vibraphones, piano, claviers, guitare, basses, clarinettes, saxophones et batterie. Je m'interrogeai aussi sur l'ordre de passages des orchestres. Trop souvent les projets calmes et retenus se retrouvent en fin de soirée, les plus entraînants ouvrant le bal ; or il serait plus judicieux de forcer délicatement l'écoute d'entrée de jeu, pour nous réveiller ensuite quand il se fait tard. À la place, nos oreilles fatiguées par l'excitation des rythmes sont confrontées à une tension somnambulique qui sied mal à minuit. Samedi soir ou déjà dimanche matin, les fêtards pouvaient néanmoins réactiver leurs guiboles en dansant sur Trio à lunettes - Bobun Fever, histoire de terminer cette folle semaine en beauté... Mais j'étais déjà rentré écrire mon petit compte-rendu, regrettant de ne pas prendre d'aussi belles photos que celles que Jeff Humbert met régulièrement en ligne sur FaceBook !